La crypte et la vie
Étude de Cérémonie,
de Yasmine Chami-Kettani
Paru dans la revue Frontières
Vol. 14, n° 2, printemps 2002
Isabelle Larrivée
Docteure de l’Université Paris XIII
On ne peut rien faire de vrai
sans être un brin criminel.
Sigmund Freud
Le roman intitulé Cérémonie, de YCK se présente comme l'histoire d'une famille qui, comme toutes les familles, tient en son antre quelques objets de fierté et quelques objets de honte, quelques secrets bien gardés aux confins de la mémoire et de l'oubli. Car rien n'est banal et rien n'est simple, à la veille du mariage du frère, du fils, du cousin.
Il s'agit en particulier de l'histoire de trois femmes, deux vivantes et une morte, dont les vies désenchantées et enchevêtrées, de l'enfance à l'âge adulte, connaîtront des destinées diverses, mais seront liées à jamais par un rapport particulier entretenu avec la mort et avec le deuil.
Plusieurs aspects de ce roman mériteraient d'être étudiés: sa perception de la tradition, dont nous ne ferons pas ici la totale économie, mais qui sera traitée en parallèle; les questions d'ordre rhétorique et stylistique, que nous n'écarterons pas non plus, mais qui pèseront pour peu dans l'ensemble et qui seront abordées non pas pour elle même, mais pour nourrir notre propos. S'il nous faut laisser tomber des aspects de ce texte qui nous semblent très riches de sens, pourquoi avoir choisi, alors, de parler de la mort? Pourquoi avoir voulu comprendre la frontière mince opposant le deuil à la mélancolie? Pourquoi s'être penché sur des aspects d'encryptement, à la limite de la structure du texte, d'une construction spécifique de la fiction, et d'une inscription, d'une marque, d'un signe de l'inconscient de l'oeuvre? C'est que nous croyons que si la mort est au centre du récit, parmi d'autres choses, c'est qu'elle exprime un rapport privilégié, si ce n'est le rapport fondamental, à l'écriture.
Mais cela n'est pas une idée bien originale. Depuis plus d'un siècle, nous avons compris que la création est fortement liée au sentiment de la mort; que la création est en somme une manière de lutter contre elle, de ne pas mourir, de se prolonger dans son oeuvre comme on le fait en faisant des enfants; mais aussi que, de façon plus souterraine et plus abstraite, toute création est travaillée par de la mort, par une pulsion diffuse mais réitérée avec insistance.
Et si, pour aller dans ce sens, on essayait de concevoir la pensée de la mort comme la source même de toute création, et non seulement comme une réponse au signifiant vide que le mot "mort" représente pour nous, vivants? Si nous tentions, pour aller encore plus loin, de concevoir le travail de la mort dans le texte comme le travail d'une force de vie? D'une contribution au cycle de la vie, et d'où jaillirait une source puissante de renouvellement? "L'imagination de la mort, écrit Michel Picard, se mêle bien évidemment à celle de la naissance et du maternage, y trouvant à la fois sa forme et un antidote".[1]
Cela revient à dire que parler de la mort, c'est forcément parler d'autre chose ne concernant que la vie. L'essentiel ici, est inconscient. La mort serait ce qui est le plus proche du vivant: n'étant pas l'objet d'une expérience qui se puisse relater, elle ne peut-être qu'une pensée vivante. L'idée de la mort, le signifiant "mort" est une zone de grande effervescence imaginaire et, dans la mesure du lien qui unit Éros à Thanatos, on pourrait presque dire qu'elle est une importante zone érogène de l'esprit. Non pas dans les aspects morbides et pervers qu'elle peut par ailleurs receler, mais bien dans le redoublement inconscient qui la précède et la renforce. Car "la fin de la vie ressemble profondément à son commencement... (et) la mort à venir participe(rait) tout au long de la vie à la construction de l'être et à l'individualisation dont il est susceptible".[2]
Structure d'encryptement
Ce que nous appellerons dans cette étude la structure d'encryptement prend deux formes: elle se présente tantôt comme de réels petits récits dans le récits, des textes enchâssés. L'histoire de l'ancêtre et celle Leila, la petite bonne appartiennent à ces récits enchâssés sur le modèle des Mille et une nuits. Elle se présente aussi comme des retours en arrières disséminés à travers tout le récit. L'histoire de la tante Aïcha illustre ce procédé.
On pourrait concevoir que, contrairement à ce que nous offrent les apparences, ce n'est pas le texte cadre, l'enchâssant, qui donne refuge à des "sous-récits" de mort, mais bien l'enchâssé qui se trouve à être le texte vicariant. Quelque soit la forme qu'ils prennent, ils demeurent étroitement liés. Le récit cadre et les récits encryptés participent tout à fait à l'essence du geste créateur qui consiste à la fois à édifier le sujet (c'est la tâche du récit cadre) et à protéger l'objet (c'est le propre des récits encryptés)[3].
Récits de mort
Le premier personnage à prendre place dans ce long dialogue en style indirect libre est celui de Khadija. Jeune, exerçant une profession libérale, mère de trois fillettes, Khadija est, au moment où le récit commence, de retour dans la maison paternelle après son divorce. Elle traîne avec elle une profonde amertume, le sentiment d'avoir été trahie par son mari, par la vie, par toutes les valeurs qui l'ont conduite là où elle est aujourd'hui. Le mariage de son frère aura lieu le lendemain. Cette célébration prochaine est en fait le reflet inversé de son échec, et la renvoie à son deuil personnel.
Malika, la cousine de Khadija, semble avoir été plus choyée par l'existence. Heureuse dans sa vie conjugale, Malika est apparemment plus émancipée, plus forte, capable d'une distance critique sur la vie et les rapports humains. Mais pour elle aussi, le sort est injuste: après cinq années de mariage, elle n'a toujours pas d'enfant, et la douleur de cette stérilité est exacerbée par la pression sociale et familiale.
Entre les deux, un fantôme: Aïcha, la tante aimante, la tant aimée, qui a ouvert les secrets de son alcôve féminine à ses deux nièces dès le plus jeune âge, partageant avec elles les objets d'une chambre dessinée pour et destinée à une éternelle célibataire. Aïcha, la ravagée, morte d'un cancer du sein, revient hanter le récit de ces vies de femmes, comme une menace métonymique exprimant à la fois la solitude conjugale et la solitude maternelle.
Les autres récits de mort, plutôt enchâssés que disséminés, jouent un rôle différent.
Le premier récit enchâssé est conduit par Lalla Rita, la mère de Khadija. C'est l'histoire d'un arrière arrière grand-père, Hadj Mohamed G., et de la mule blanche. L'homme s'était porté acquéreur d'une superbe mule blanche, enviable en elle-même, et voulut la gréer d'"une selle somptueuse, à la mesure de l'animal dont elle devait constituer un ornement, tel un bijou destiné à exalter l'éclat d'une belle femme."[4] Il fait fabriquer la selle et le jour où il en orne la mule, sur le chemin du retour, celle-ci glisse et l'ancêtre orgueilleux se retrouve par terre. Humilié par sa chute, il rentre chez lui et humilie à son tour la servante. Son épouse, Lalla Zohra, le met en garde contre cet excès de fierté qui risque de faire peser sur toute la maison le regard des envieux et ainsi leur porter malheur. Mais il ne fait aucun cas de ces superstitions.
Les appréhensions de Lalla Zohra se confirment la nuit suivante, où l'on vient annoncer la noyade de Youssef, son petit fils adoré, âgé de dix ans. "Lalla Rita soupire: Que Dieu nous enveloppe de sa miséricorde, je ne sais pas pourquoi je te raconte cette histoire alors que ton cousin se marie demain".[5] Et elle poursuit son récit.
L’homme, aveuglé par sa mule comme par une éblouissante maîtresse, n'hésite pas à la monter pour se rendre au domicile de sa fille, la mère de Youssef, en dépit de la rage retenue et résignée de sa femme. Au lendemain de ce drame, on retrouve la mule égorgée dans l'écurie. De ce récit raconté de génération en génération de femmes, on spécule encore quant au dénouement. La première version veut que ce soit Hadj Mohamed G. lui-même qui ait tué sa bête, réaffirmant ainsi sa "toute-puissance de propriétaire"[6]. La seconde version, que les hommes se plaisent à se transmettre, veut que Hadj Mohamed G. n'aurait fait que lacérer la selle. Mais la dernière version semble celle que retient la voix narrative comme étant la plus plausible: Lalla Zohra aurait elle même égorgé la mule, cette femme, "toute sa vie soumise aux caprices du patriarche, et qui une nuit, en égorgeant la mule blanche, a rappelé les règles du jeu séculaire où la muette loyauté des femmes n'est que la contrepartie de la protection des hommes."[7]
Totalement étayé d'allusions aux dangereux changements dans les moeurs d'aujourd'hui, de phrases sentencieuses, de mises en garde multiples contre les envieux, ce récit est en fait emblématique : il illustre le combat entre l'orgueil mâle et l'effacement féminin.
Certes, la mule est présentée dans le texte comme une victime innocente que l’on sacrifie, à l’image du meurtre social des femmes. Mais si ces femmes sont les victimes intelligentes des hommes --- qu'ils soient pères ou époux --- le récit prend en charge par l’égorgement de la mule une vengeance sur le symbole de l'orgueil de l'ancêtre, sens révélateur sur lequel nous reviendrons plus loin.
Le second récit enchâssé est celui de la petite Leila. Bref, dense, ce récit permet d'introduire, après une critique du rapport homme/femme dans leur lien avec la tradition, une critique non moins radicale de la société de caste. Leila est une petite bonne au service d'une autre tante de Khadija et Malika: Lalla Najia. Lalla Najia est bien connue pour se plaindre de ses petites servantes encore dans l'enfance, sales, indisciplinées, déloyales. C'est tout le discours colonial qui est ici intégré à travers le personnage de Lalla Najia. C'est aussi tout le discours d'une caste déterminée à préserver ses privilèges et à y fonder une logique de vie, mais aussi une logique de mort.
Malika s'était attachée à Leila. Elles avaient le même âge, elles partageaient les mêmes jeux et les mêmes lieux: elles avaient un jour joué dans la cave avec une poupée que Malika avait oubliée là, sous une dalle. Un jour, Malika apprend qu'un "incident domestique" s'est produit chez Lalla Najia: on a retrouvé la petite Leila dans la cave, morte asphyxiée par les émanations de gaz carbonique d'un kanoun qu'elle avait allumé pour réchauffer ce lieu trop froid en hiver. "Du sol dallé, s'échappait une mèche de cheveux blonds partiellement recouverte par la main de l'enfant".[8]
Récurrence des récits de morts et reprise du procédé d'encryptement: nous sommes donc au coeur de ce que la psychanalyse associe à la pulsion de mort: la répétition et l'agressivité. [9] La mort ici n'est pas qu'une affaire anecdotique; elle est avant tout un fait de structure. "C'est un mariage ou un enterrement?"[10], demande Lalla Fatema. La question se pose effectivement.
La mort, dans ce récit, n'est ni dénouement, ni circonscription d'une situation initiale à partir de laquelle le récit s'organiserait. Elle s'inscrit de manière récurrente dans le texte. Elle n'est pas un point culminant du récit; elle y loge ses cryptes, parfois vides de toute vie et de toute mort, où prennent place en partie le passé, en partie l'antériorité. Si la maison où l'action se déroule fut un lieu de vie et de bonheur, elle est devenue lieu de mort symbolique, que les récits encryptés, parfois plus anciens que le passé, plus loin que l'enfance, dans l'antériorité ancestrale, se chargent de réinscrire dans leur troublante actualité. Mais aussi, et inversement, il y a projection de la mort du présent dans une antériorité qui renvoie à l'inconscient: il y aura eu mort. Mort s'en sera suivie.
On voit comment, dans un premier temps, récit et structure participent d'un même mouvement, d'une même mise en place de la mort en tant qu'objet, roman familial, mais aussi en tant que processus par lequel la parole du sujet construit à répétition des lieux d'enchâssement, d'encryptement, où viennent se lover les chers disparus. Or, la structure d'enchâssement peut aussi être lue comme un travail d’édification inconsciente des conditions de l'écriture. Il ne s'agit évidemment pas d'aborder l'impossible question des intentions de l'auteur, mais bien de voir comment l'écriture procède d'un rapport à l'inconscient qui se réinscrit nécessairement partout.
C'est pourquoi il nous faut maintenant faire un détour par l'aspect meurtrier de toute écriture, et nous le ferons en deux temps: puisque nous sommes en famille, nous parlerons d'abord de l'assassinat nécessaire du Père et de la Mère dans le processus de création. Et puisque tout cela se passe à la maison, nous montrerons ensuite de quelle manière tout processus de construction, d'édification d'un objet de fiction convoque dans ses fondements quelques cadavres.
Père
Commençons donc par régler son compte au Père, ce qui ne manquera pas d'être éclairant pour aborder la problématique masculine de l'écriture. Écrire, dit M. Picard, c'est poursuivre le combat oedipien, s'identifier au Père, accepter son nom[11]. L'écriture relève ainsi d'une rivalité, d'un meurtre nécessaire pour l'accès à un ordre dont le Père détient les clés, qui est l'ordre symbolique. Toute écriture devient ainsi phallicisation. Mais écrire la mort, c'est d'une certaine façon mettre fin à la verticalité implacable du corps en vie, et la mort est donc ici le lieu de détumescence, d'abolition de la virilité, de castration. Et puis, que faire alors du corps encombrant? Mort, il devient plus fortement encore symbole d'une loi contre laquelle on est impuissant. "L'écrivain, dit M. De M'Uzan, doit donc, pour commencer s'accommoder d'une usurpation mégalomaniaque de pouvoir, dont le premier effet est un acte destructeur."[12]
Il faut toutefois ici mettre en perspective cette lecture faite en fonction d’un oedipe dont la version féminine reste encore à saisir et sur laquelle nous reviendrons plus loin. C’est sans doute pour cette raison, d’ailleurs. que YCK ne tue pas le patriarche, mais qu’elle en élimine le symbole. Par cette castration symbolique, le patriarche est déchu de son rôle, il devient une figure de père vidée de son contenu, un père sans plus de symbole dans lequel il faisait miroiter sa virilité. Il devient alors un faux père, une structure vacante, insignifiante. Le récit à venir se libère ainsi du poids de sa généalogie et peut désormais et à loisir affiner ses outils littéraires. L’attribution du nom, de père en fils, de Hadj Mohamed G., signifie alors non pas un héritage onomastique, mais bien une transmission de l'incomplétude, une amputation davantage qu'une perpétuation identitaire .
Mère
On peut donc en venir à considérer que, si le meurtre du père est métaphore de castration, le meurtre du symbole patriarcal devient une réponse féminine à une rivalité qui ne pourrait avoir lieu que par le biais. Que représente pour sa part le meurtre de la mère? Et d'abord, l'assassine-t-on?
La question de la mort de la mère est plus difficile à traiter. D'abord parce que, ici encore, la littérature sur la question exclu de façon générale la réflexion sur le problème beaucoup plus abstrait de l'oedipe féminin et qu'il faudrait ouvrir une étude à part pour tenter d'en retracer le parcours. Ensuite parce que dans la théorie telle qu'on la trouve, il n'y a pas par rapport à la mère meurtre, mais bien séparation et perte. C'est donc avec une certaine prudence que nous devrons avancer dans les analyses qui suivent, parce qu'elles excluent d'emblée la réflexion sur le rapport parental spécifique à l'enfant fille, mais aussi parce qu'en soit, la question du rapport de la fille à sa mère est une question diffuse et chargée d'ambiguïtés. C'est une question qui appelle par ailleurs davantage le deuil et la douleur , que la révolte et le crime. De cette différence, le texte de YCK non seulement ne fait pas l'économie, mais elle en inscrit tout le poids affectif : c'est peut-être précisément de la douleur de la séparation innommée et sans doute innommable que se nourrissent dans le texte les morts de femmes, et la structure elle-même. La mort de la mère, même s'il n'y a pas en soit ici mort de mère au niveau du récit, appelle une identification à la morte et dissémine ainsi la mort à travers les personnages du récit.
Il n'y a pas de mère comme telle qui meurt, dans le texte, mais le personnage d'Aïcha est présenté comme une figure maternelle par excellence, représentant à la fois la tendresse, la complicité de l'enfance, le sacrifice aussi auquel sont astreintes en général les mères:
‘‘Il était tard, et Malika dormait, blottie contre la vaste poitrine maternelle de Aïcha. Nul ne pouvait contester les aptitudes évidentes de Aïcha à la maternité. Elle avait élevé elle-même deux de ses frères, les plus jeunes, que sa mère fatiguée par une douzaine de maternités égrenées en quinze ou seize ans n’avait plus la force de bercer. Aïcha a ainsi été la sœur-mère du père de Malika. »[13]
Ici, Aïcha meurt d'une mort hautement significative: elle est emportée par un cancer du sein. Celle qui n'a pas connu les joies du mariage ni le bonheur de l'enfantement mourra par la partie la plus désertée de son corps. D'ailleurs, à travers la métonymie du sein, la mère est présente partout dans le texte. On décrit certes la maladie d'Aïcha, mais elle transmet en quelque sorte la mort. Pas étonnant que nous assistions à une telle description, parmi d'autres :
"Dans la baignoire, Khadija continue de flotter, les seins rabougris, mais enfin, elle en a toujours deux, c'est un moindre mal, Malika pense aux siens dont elle est si fière, ronds et hauts, et tous les mois guettant dans le miroir..."[14]
Pour Aïcha, s'il y a eu amputation, Khadija a pour sa part les seins d'une mère ayant allaité trois enfants et dont la maternité est devenue solitude, et Malika, un poitrine encore "vierge" et dont l'aspect demeure, à son grand désespoir, intact mois après mois.
Khadija est endeuillée par son divorce, séparation concrète qui s’assimilerait en un sens à la douleur de la séparation primordiale d’avec le sein de la mère.
Malika porte pour sa part le deuil de sa stérilité, ce qui est aussi un deuil de la mère puisque comme l’explique Monique Bydlowski:
“Le besoin d’enfant connote une souffrance dépressive et l’isolement des femmes stériles rappelle l’isolement des personnes en deuil. L’enfant qui ne vient pas étant le substitut absolu de l’objet perdu, l’enfant à venir serait supposé tout réparer, tout combler.”[15]
Mais quel est cet objet perdu pour Malika ? Jamais, dans le récit, il n’est question de sa mère, sauf par allusions, femme sans nom ayant été « écartée mystérieusement du grouillement des choses. »[16] On pourrait dire d’elle qu’elle vit une amnésie maternelle. Or :
“Un interrupteur souvent rencontré en clinique est le trou de mémoire concernant la mère des débuts de la vie. Le souvenir de cette mère de la tendresse, du dévouement, cette mère de la faiblesse, est oublié, refoulé chez certaines femmes infertiles que l’on a pu qualifier d’amatrides.”[17]
Femme sans mère, Malika reporte cette absence sur sa propre maternité.
Khadija et Malika sont donc en ce sens, les dignes héritières d'Aïcha. C'est pourquoi nous pouvons dire que la mort n'est pas nécessairement là où l'on parle d'elle. La mort physique n'est pas dans le texte la mort en soi. La mort est plutôt incarnée dans le personnage de la mère-tradition qui transporte avec elle les propos et les valeurs mortels d'un savoir rigide et d'une lecture obsolète d'un monde en décomposition. Cette mère morte-vivante, vectrice de mort, Lalla Rita, Lalla Najia, est en fait l'illustration de la mère phallique, castratrice et buvant le sang de ceux qui tombent autour d'elle: celui d'une fille divorcée, celui d'une petite bonne asphyxiée. Aïcha représente donc ainsi la mort d'une mère absolue, et non d’une dépositaire de traditions dont la séduisante beauté n'a d'égal que l'éclat lumineux de la nuit dans le regard d'un vampire.
Extensif à la métonymie du sein, l'usage répétitif de l'adjectif "laiteuse" pour qualifier Aïcha joue un peu le même rôle:
"Que lui restait-il sinon une place sans cesse amenuisée et, elle le savait, laiteuse à l'ombre du néflier."[18]
Et encore:
"Toute sa vie, laiteuse à l'ombre du néflier, Aïcha a attendu la mort comme l'unique événement possible."[19]
À la fois, Aïcha, celle qui meurt dans le récit, est plus fortement associée à la vie, par cette référence au lait, que toutes les mères du texte. Elle représente l'archétype maternel, la mère au sens plein. Mais, "Ce qu'elle a fait, elle pourrait bien le défaire, après tout; elle a "droit de vie et de mort" sur nous." [20] Dispensatrice de vie et de mort, voilà bien le double rôle d'Aïcha, se situant aussi bien au plan de l'anecdote et de sa signification qu'à celui de la structure du texte.
Mais surtout, terre nourricière, la mère est associée au lieu de naissance et de dernier repos, un espace dans lequel on a été et un lieu où nous retournerons. C'est ce qui fonde son statut pour le moins ambigu: elle-même crypte abritant un être en devenir, son corps est aussi synonyme de perte car il échappera complètement à l'enfant en tant que premier objet d'amour. C'est pourquoi nous pouvons dire que le texte de YCK construit une sorte d'immense crypte maternelle où les dualités homme/femme, riche/pauvre, vie/mort, viennent s'inscrire en creux. On peut ainsi dire que dans l'exercice de l'écriture, il y a forcément un travail de deuil associé au sentiment de perte de la mère: "Pour que l'écrivain puisse écrire, peut-être faut-il en effet que sa mère soit morte; ou qu'il la tue un peu, afin de maîtriser par l'écriture son chagrin?"[21]
L'édifice et le sacrifice
On ne peut ici s'empêcher de faire le lien avec un mythe balkanique que Marguerite Yourcenar a largement contribué à faire connaître à travers l'une de ses nouvelles[22]. Trois frères s'apprêtaient à construire une tour au bord d'une rivière. Mais la rivière était habitée par une divinité qui s'opposa à cette construction. Les trois frères décidèrent de défier la volonté de la déesse, mais celle-ci leur imposa un châtiment: pour que leur édifice tienne, il leur faudrait sacrifier dans ses fondements un être humain vivant. La légende a connu plusieurs versions, dont l'une voulait que la sacrifiée soit l'épouse de l'un des frères, jeune maman, qui exigea qu'on laissât à la hauteur de ses seins et de ses yeux des trous dans l'édifice de façon à ce qu'elle puisse continuer à nourrir et à regarder son nouveau né.
Ce récit , troublant en soi, le devient davantage quand on sait que Khadija est architecte et que son métier consiste précisément à dessiner et faire construire des maisons. On interprète mieux les récurrences dans le texte d'allusions à son métier, mais on comprend mieux aussi la puissante architecture du roman et l'usage sacrificiel de quelques individus permettant de faire tenir le tout. Les femmes, coincées entre deux systèmes de valeurs: celui de la vierge et celui de la prostitué; celui où toute sexualité est exclue et celui où il n'y a de place pour rien d'autre. Système dans lequel ce que l’on attend d’elles en tant qu’épouses est précisément ce pour quoi on n’en voudra plus ensuite.[23]
Cet encastrement est en fait un excellent système de mise à mort du féminin dans toutes ses composantes, mais aussi, il illustre d'un point de vue textuel, la mise en crypte des personnages féminins, tous plus ou moins explicitement inclus et laminés dans ce fonctionnement narratif. Ce qui se trouve ici sacrifié, c'est à la fois l'épouse et la mère, la femme et, métonymiquement toujours, le sein.
On ne peut non plus s'empêcher de faire le lien entre l'érection de cette tour de la légende, et une certaine phallicisation de l'écriture. Or, si l'écriture est phallicisation, si elle est rivalité avec le père, il faut comprendre l'égorgement de la mule de façon diverses: s'il se pose dans le récit comme un acte de révolte contre l'orgueil excessif, s'il peut aussi être lu, comme nous l'avons vu, en tant que geste de castration symbolique et représente en définitive une atteinte à l'ordre patriarcal, il permettra que peu à peu se mettent en place les cryptes, le lieu intérieur, utérin, se substituant progressivement à l'extériorité et à la publicité d'un pouvoir patriarcal autoritaire. C'est désormais de l'intérieur que les deuils se vivront puisqu'il relève du sort dévolu aux femmes d'appartenir à cette intériorité, d'être en perpétuelle situation d'encryptement et de devoir en fait supporter l'édifice. Plus que de l'édifice, c'est de son intérieur dont il est ici question; dans le salon, dans la chambre, dans la baignoire: alcôves, caveaux, tombeaux. Le lieu de la mort est partout. De quel genre de deuil, ou plutôt de quelle espèce de mélancolie se nourriront-elles pour survivre? En quoi la crypte, lieu de mort, deviendra-t-elle lieu de survie? Peut-on jamais sortir du deuil? Spontanément, l’on dirait oui, et pourtant quelque chose y retient. Le confort du dedans. Le texte se désencrypte-t-il? Il y perd au change car le cryptage possède une remarquable force d'attraction, de fascination. Quelque chose de bien vivant. La sortie de la crypte signifie donc une autre sorte de mort. C'est la mort après la mort. Il faudrait pouvoir demeurer dans l’entrebaillement de la crypte, dans cette zone indécidable, qui est la posture par excellence du féminin.
On ne peut enfin s'empêcher de lier entre le texte et le mythe la condition liant la mort à l'écriture et faisant de celle-ci le sarcophage de celle-là. Mais à la fois, la mort ne se donne pas, ne peut se donner comme réalité, puisque le signifié nous échappe, échappe à la dimension du vivant. C'est pourquoi il est impossible d'en parler en connaissance de cause et qu'on retrouve souvent dans le discours le signifiant "mort" employé dans des formulations tautologiques, ou des euphémismes telle Françoise Dolto qui dit qu'en fait, on ne meurt que lorsqu'on a fini de vivre. [24], ou encore que la mort, selon Pierre Dac, n’est jamais qu’un manque de savoir vivre.
On peut ainsi dire que si la mort se construit une crypte dans toute écriture, elle est non seulement absente lorsqu'il est question d'elle, mais en ce sens, ce qui se donne comme récit de mort est en fait plutôt cénotaphe que sarcophage, tombeau vide. En fait, M. Picard ne croyait pas si bien dire en affirmant que : "des oeuvres entières s'architecturent autour de la Mère absente, de l'absence d'une Mère qu'elles rendent présente..."[25] Pour qu’il y ait écriture, il faudrait donc qu’il y ait mort symbolique d’une mère dans les entrailles d’un édifice textuel, permettant à la fois l’érection de celui-ci (phallicisation de l’écriture) et un fécond travail de la mélancolie.
Deuil et mélancolie se distinguent dans leur définition et dans la forme qu’ils prennent pour le sujet qui en est atteint. Le deuil se définit comme étant la douleur vécue à la suite de la perte d’un être cher, ou d’un drame survenu dans la vie du sujet, réanimant le souvenir de la perte inaugurale de la mère. Khadija et Malika, nous l’avons vu, sont des femmes endeuillées. De leur deuil, la note finale du récit, relativement positive, permet de croire qu’elles s’en remettront, que la pensée de la mère morte les accompagnera encore, mais qu’elles connaîtront des jours plus heureux : il y a ici introjection de l’objet, reconnaissances des liens affectifs qui nous liaient à lui et signe avant coureur de dépassement de l’état de tristesse : « Ce chant que tu entends parfois quand la nuit tombe, quand tu crois ne plus rien attendre et que ton cœur est resté pur, c’est le chant du néflier. »[26]
La mélancolie serait pour sa part l’état permanent provoqué par une incapacité à affronter la perte d’un objet et, après n’avoir pu introjecter ce qui nous liait à lui, est incorporé tout entier dans le Moi. Pour échapper à une mélancolie trop douloureuse, il faut donc procéder à la mise en crypte de l’objet perdu, à son maintien à l’état vif, en quelque sorte. Il s’agit davantage ici d’ ’’une perte qui ne peut s’avouer en tant que perte »[27]. C’est là le procédé du texte, contrairement au destin des personnages, qui conserve en lui bien vivant, sans le reconnaître, le fantôme de la Mère. La stratégie narrative de l’encryptement serait ici le résultat d’un deuil jamais fait de la mère, non pas la mère phallique et vampirique, mais la mère archétypale que représente Aïcha.
Mais en fait, la meilleure façon de ne pas reconnaître le fantôme de la Mère, c’est d’assassiner à son tour l’enfance, cette période de la vie où tout se joue, et où tout se joue en lien avec elle. Assassiner l’enfance, c’est occulter la persistance du fantôme maternel qui ne peut enfanter que la mort. En cela, on ne saurait achever cette étude sans se pencher sur le cas de mort le plus dérisoire et le plus cynique de ce récit : celui de la petite Leila.
Le récit de la mort de Leila est doublement cryptique parce qu’il est à la fois, dans la structure, récit enchâssé et qu’il se déroule dans le lieu le plus cryptique qui soit : la cave de la maison. Avec Leila, on est forcément au plus près de ce processus oeuvrant au double plan de la structure et du récit.
La mort de Leila parachève l’assassinat familial qui avait débuté avec le Père, et s’était poursuivi avec la Mère. Ici, c’est l’enfant qui y passe, ou plutôt disions-nous, c’est l’enfance qui meurt. L’enfance dans ce qu’elle représente de plus exploitable, c’est à dire du point de vue du corps, de la sexualité, du point de vue aussi de la force de travail.
Or, s’il existe des privilèges de classe, il existe aussi une honte de classe, inavouable. C’est pourquoi la mort de Leila sera banalisée, présentée comme un « incident domestique ». Il y a, on le voit dans le texte, une profonde révolte contre ce refus de symboliser la mort de Leila dans toute sa gravité, préférant la conserver, même morte, dans un lieu cryptique, sous terre, en terre, même vivante, déjà morte ou plutôt déjà tuée avant toute remontée à l’étage social de son oppression, de son avilissement : de sa chosification. Le refus de symboliser cette honte qui exprime le milieu où la mort a eu lieu, résulte en un avalement de l’objet-mort. On préserve ainsi l’objet mort en lieu sûr. Caché, mais là. Contrairement au procédé de métaphorisation où l’on porte l’objet au-delà de lui-même, ici, on l’enfouie, on le fait disparaître, on en détruit la possibilité de toute figuration, on en fait donc une anti-métaphore.[28] Tel est bien le danger de la crypte : protéger l’endeuillé de la reconnaissance de la perte et ce faisant, en faire un objet de haine et d’agression.
« Il s’est créé (dans le caveau, par la préservation intacte de l’environnement affectif lié au défunt) tout un monde fantasmatique inconscient qui mène une vie séparée et occulte. »[29] Une vie séparée, oui, si l’on conçoit les récits encryptés comme trame parallèle n’appartenant pas à la trame du récit lui-même qui en fait ici n’existe pas. On voit comme la vie psychique, le passé, l’inconscient dominent totalement l’anecdote. L’ambiguité laissée au titre est là pour le rappeler : cérémonie de mariage à laquelle nous n’assisterons pas puisque l’histoire s’achève avant qu’elle n’ait eu lieu, ou cérémonies funèbres qui ponctuent le présent qui en est un de réminiscence ?
Cette cérémonie où les morts sont du passé, mais aussi du présent, a sa fonction : elle permet la communion des vivants, elle permet la ritualisation de la mort comme un accomplissement positif du deuil. Chacun ici doit faire son deuil de quelque chose : d’une vie conjugale, de la maternité, de son propre désir… Le deuil équivaut plus que jamais à « tuer un mort », à se «séparer d’un objet qui n’est plus ».[30] S’il faut, pour qu’il y ait écriture, qu’il y ait assassinat, la voix narrative serait celle d’une Antigone voulant donner scépulture décente à des morts qu’une injuste autorité aurait laissés à l’abandon ou trop bien protégés. Diffractée entre le patriarche, la famille, la tradition, la caste, cette autorité se voit l’objet dans le texte d’un dynamitage systématique exhumant ses fantômes. Car s’il faut que la mort existe, et que nous lui payions son tribut, il y a, dans le ventre de ce récit, une remarquable vitalité, une promesse de fertilité pour des générations de textes et d’écrivains à venir.
[1]Michel Picard, La littérature et la mort, Paris, Puf, 1995, p. 54.
[2]Michel De M'Uzan, De l'art à la mort, Paris, Tel/Gallimard, 1977, p. 195.
[3] Ibid., p. 12.
[4]YCK, Cérémonies, p. 29.
[5] Ibid., p. 35.
[6] Ibid., p. 38.
[7] Ibidem.
[8]YCK, p. 61.
[9]M. De M'Uzan, op.cit., p. 184.
[10]YCM, p. 65.
[11]M. Picard, op. cit. , p. 62.
[12]M. De M'Uzan, op. cit., p. 20.
[13] YCK, p. 83.
[14]YCK, p. 92.
[15]Monique Bydlowski, La dette de vie, itinéraire psychanalytique de la maternité, Paris, Puf, Le fil rouge, 1997, p. 143.
[16] YCK, p.62.
[17] Idem., p. 146.
[18]YCK, p. 47.
[19]YCK, p. 84.
[20]M. Picard, op.cit., p. 119.
[21]M. Pichard, op. cit., p. 135.
[22]"Le lait de la mort" in Nouvelles Orientales, Gallimard, 1963. Voir à ce propos "La légende de la mère morte, étude d'une nouvelle de Marguerite Yourcenar", à paraître dans le Bulletin International d'Études Yourcenarienes, décembre 2001.
[23] Il faut lire en entier les remarquables pages 52 à 54 dans lesquelles YCK pose de manière foudroyante le problème de la sexualité dans le couple.
[24]F. Dolto, Parler de la mort, Mecure de France/Gallimard, 1998.
[25]M. Picard, p.
[26] YCK, p. 111.
[27] N. Abraham et M. Torok, L’écorce et le noyau, Paris, Philosophie-Flammarion, 1987, p. 265-266.
[28] Voir Ibidem, p. 268.
[29] Ibidem.
[30] Sigmund Freud, ‘Deuil et mélancolie » in Métapsychologie, Paris, Folio-essais, 1968, p. 145.