ASSOCIATION ARGENTINE DE PROFESSEURS

DE LITTERATURE FRANÇAISE

 

 

X  JOURNEES NATIONALES DE LITTERATURE FRANÇAISE

 

 

 

 

 

 

“NEIGES DE MARBRE” ou la mémoire de l’alien

 

Elizabeth G. Mendoza

Professeur de Littérature Française II

Institut Supérieur “Josefina Contte”

Corrientes

 

 

Sommaire:

 

I. Des observations préalables: l’approche choisie

 

II. L’objet textuel et son auteur

 

III. L’alien

 

IV. Deux figures féminines

IV. 1. Lyyl, la fille

IV. 2. La mère

 

V. Conclusion provisoire

 

 

 

 

 

 

Córdoba, 1997.

 

 

 

 

 

 

 

I.-    Des observations préalables: l’approche choisie

 

 

Notre travail n’a point l’intention de se situer sous l’angle d’une aléthique textuelle: nous ne tenons qu’à poser l’une des hypothèses de lecture possible de “Neiges de marbre”, oeuvre-corps complet nous disant et son auteur et des savoirs et des suites épistémiques qui s’agencent dans une parole saisissante.

 

Quoique d’autres voies d’accès au sens puissent être choisies, nous considérons que la complexité posée par ce texte polyphonique justifie notre itinéraire méthodologique: l’approche interculturelle. Démarche d’autant plus enrichissante qu’elle exige un effort d’objectivation, de décentration et de contextualisation mettant à contribution une perspective relationnelle, processus de liaison en miroir[i]

 

“Sois en ce bas monde comme un étranger”. Cette citation inscrite à la fin du chapitre de l’oeuvre intitulé “Le jour qui finit” manifeste la deixis discursive, nous demande de nous appuyer sur l’universalisme de parcours[ii] et d’observer l’habitus[iii] du Je narrant.

 

Nous ne saurions épuiser le thème de la mémoire de l’alien. Nous nous bornerons donc à rappeler des segments textuels qui nous ont facilité l’accès à certaines composantes du thème proposé, tout en considérant la configuration discursive et ses connexions avec les figures archétypales de la fille et la mère.

 

Aussi, nous paraît-il opportun de rappeler des données lexicographiques nécessaires à notre analyse. Un premier sondage des lexèmes “mémoire”, “allien” et “Islam” décèle des identités métonymiques qui émergent pour nous informer non seulement sur l’archéologie d’une voix métèque mais sur des itinéraires socio-historiques et culturels collectifs.

 

Le lexème mémoire convoque, entre autres, des traces indélébiles situées même en amont de la première “castration symboligène à portée humanisante” [iv]qu’est la naissance ainsi que des parcours psychiques, symboliques et cognitifs présidant à l’épanouissement et la construction de l’identité du sujet responsable de son histoire et de son désir.  De même, “l’infiniment petit des apprentissages sociaux et le processus de persuasion discret très efficace”[v] qui sous-tend la constitution de notre perception du monde, sont inscrits dans notre mémoire. Et l’écriture n’est-elle pas l’un des supports de la stratégie de restitution de l’information, spécifique aux processus mnémoniques?

 

Quant à l’alien, les sémes d’altérité, d’identité problématique et d’étrangeté se révèlent récur-rents. Le lexème désigne, d’une part, la  mémoire vagabonde, “muette, physique,visible” et, d’autre part, cette “sorte de mythe moderne, réalité extérieure, ...  qui nous habite, nous obsède, oblitérant notre initiative, (...) la présence de l’altérité au centre de la subjectivité” [vi]. Or, notre existence présuppose l’autre sous ses différentes formes. Son éviction, et par là celle de toutes les singularités, est l’un des jalons de l’anéantissement du moi. Elle en vient à constituer le “paradigme du sujet sans objet, du sujet sans l’autre, on perd son autre et l’on devient transparent: passion sans objet, passion sans mémoire, maître sans esclave, esclave sans maître, affirme Jean Baudrillard.

 

Si l’Islam médiatique contemporain connote un espace espirituel rétardataire et le rejet d’un ersatz de la modernité, il n’en est pas moins vrai que la mouvance islamique évoque de même une civilisation pragmatique et cosmopolite, une religion de la réflexion, de l’ishsân - le bel agir-[vii] , de l’interaction avec l’autre et  une période effervescente dans les champs artistique, scientifique et politique, dite classique (VII-XIIIe siècles). Du reste, son texte fondateur et ses lignes directrices apparaissent comme une “Parole d’éveil, sans qu’il soit besoin du merveilleux et du miracle”, selon Mustapha Chérif[viii]

 

 

II. L’objet textuel et son créateur

 

 

Né en 1920 en Algérie, Mohammed Dib met en oeuvre une scène discursive où l’appareil rhétorique et la construction rythmique installent l’isotopie de la modestie et de l’altérité.

Ce poète de l’acte d’amour a réussi la contamination heureuse de la poésie et du roman dans un objet textuel fictionnel dont les dimensions configurationnelle et chronologique-séquentielle se joignent à un schéma narratif et à un processus de métaphorisation pour  véhiculer une esthétique spécifique et souvent opaque. Certes, cette disposition herméneutique n’est point exclusive de l’univers algérien, les deixis fondatrices des principales religions monothéistes en témoignent et signifient la culture dans l’action.

 

L’objet textuel est composé de vingt-deux récits à titres figuratifs qui mettent en scène les actants, les objets et les territoires de l’histoire d’une mémoire livrée par une parole ascétique, racontant la rupture du couple mixte formé par Borhan et Roussia, les parents de Lyyl. Cassure qui transparaît par l’ intersubjectivité agonale exprimant la scission traumatisante  de la triade fondamentale mère-père-fille.

 

 

“Mais ce qu’on dit, ce qu’on fait, c’est toujours une histoire, ce qu’on voit, ce qu’on est, une histoire qui n’en finit pas de se raconter elle-même.              [...] Papa, lui, coud des histoires, c’est plutôt sa voix ... C’est que sa voix m’a déjà cousue dans l’histoire, une histoire chaude comme une main, comme sa main.”, affirme Lyyl.  (pp. 41-42)

 

 

D’emblée, la couverture du livre, écran surveillé où se déploie le titre[ix], extériorise la spécificité textuelle par une marque typographie arabe hermétique.

 

En se posant comme un seuil heuristique, le titre lexicalise la tension métaphorique qui préside à l’enjeu fictionnel. Le segment “Neiges de marbre”, qui tient de l’oxymoron, sera précisé au fur et à mesure que nous parcourons les récits: blanc des regards opaques (p.32), des cendres préfigurant l’automne (p.49), des nuits blanches (p.104), de la froideur du jardin hiémal et de l’amour morbide (p.126), du vide (p.173) et de la solitude irréductible, celle de “l’absence de la présence” (p.178). Cependant, il ne sera  explicité que dans l’excipit de l’oeuvre.

 

En effet, la séquence de clôture textuelle, sorte de clausule verbalisant un sujet dysphorique, en proie à une passion malheureuse, nous informe sur l’être du sujet, l’échec de l’attente fiduciaire et la gradation consécutive de la déception.  Le pouvoir-faire de Borhan s’avère fautif et illusoire vis-à-vis de ce sujet opposant, sujet de faire qu’est sa Roussia, femme étrangère, énigmatique et antagoniste, dont la présence dit l’altérité radicale.

 

“... le temps a blanchi et j’ai blanchi, nous avons pris, le temps et moi, la plus blanche des blancheurs, celle des fantômes. [...] Le facteur apporte chaque jour des lettres, sauf celle qu’on espère.La neige elle-même donne l’impression de n’être pas loin, elle n’a jamais quitté tout à fait l’air, toujours présente, comme certaines qu’on croit avoir oubliées pendant qu’on pense à autre chose. Subtil, erre ce parfum de neige. Un jour, le temps tournera la tête et montrera sa face blanche: face de neige à l’inaltérable blancheur, face de l’absolu. Toute la neige, toute l’étendue”. (p. 217)

 

 

 

D’ailleurs, dès que nous analysons la cohérence discursive et argumentative, nous apercevons que la gestion de l’information ainsi que la  structuration du récit  objectivent la “communauté discursive” méditerranéenne. Nous notons des tendances  marquées ayant trait à un développement par des constructions souvent parallèles et un style persuasif du type émotionnel balisé par des répétitions morphologiques, des propositions parataxiques, paraphrasiques et le recours aux procédés phatiques.

           

”Je meurs tous les jours, moi aussi. Mais les oiseaux, les arbres, les ciels? Mais maman? Je ne sais pas. Oh! que j’aimerais être un oiseau! Une mouette. Je serais libre. [...]Des fois, papa m’appelle Néfertiti; ça doit vouloir dire mouette dans sa langue” (pp. 36,37)

 

Les genres interactionnels mis à contribution, avec leurs canevas et leur rhétorique particuliers, contribuent à mieux dépeindre un peuple de contact, voluble, où le don de la parole est maximisé. Ainsi, la rencontre de Lyyl et de son père concourt à la production des régimes d’intersubjectivité verbalisant une relation intense.

 

“Elle me laisse, suspendue à mes lèvres, à moi le soin de dérouler le tapis volant sur lequel elle se réserve la place de passagère émerveillée” (p.87) “Et je pense: “Va, nous nous comprenons, fille, nous savons, toi et moi, ce que parler veut dire” (p.143)

 

 

La matérialité du texte renforce aussi sa singularité, d’autant que la mise en page choisie et l’inscription des indices intertextuels et métatextuels disent, entre autres, le narrateur-conteur (“Je”), son territoire d’origine (“là-bas”), le code switching (“valo”, pp. 21, 75), d’autres voix (“On massacre à Sabra et Chatila”, p.112), le surnom de l’enfant signifiant sa beauté (“Néfertiti”, p.13), la berceuse primordiale (pp.56,57) ou le savoir qu’explicitent les devinettes (pp.107, 109).

 

           

III.- L’alien

 

La mise en texte des oppositions fondamentales sous-jacentes aux échanges d’un couple qui transgresse la loi des affinités électives et la disjonction consécutive instaure le sujet de l’anéantissement de l’autre, source de la violence symbolique et de la métastase du même.

 

L’incipit instaure le statut du sujet narrant, acteur-observateur, dépossédée de sa femme, et partant de sa fille dans l’un des territoires du gharb[x], société nordique dont l’ethos de distance, le faible degré de ritualisation et la valeur interlocutive du silence, renforcent l’éloignement de la communauté discursive.[xi]

 

“Une chambre quelque part, une chambre au douzième étage, avec ces deux Finlandais couchés, deux malades, et encore un troisième larron, l’individu qui dit, Je. Lui, c’est moi”.(p.12)

 

Ce “larron”, lexème connotant l’anti-sujet, dans l’espace dysphorique qu’est l’hôpital, fonctionne comme un cataphorique qui préfigure un horizon d’attente et la  suite de l’histoire.

D’ailleurs, l’itération du pronom de l’élocutif singulier dans la microproposition “Celui qui dit, Je“, verbalisée souvent par une voix allogène (pp.13, 15, 25 ...), ainsi que celle du  déictique “là-bas”, manifestant le territoire distant (pp.39, 43, 76...),  produisent un effet obsessionnel et soutiennent les isotopies de surface, renforcées par des prédicats qui lexicalisent le faire mnémonique, perceptif et cognitif du sujet non-conjoint.

 

“Celui qui dit, Je, continue d’observer l’une l’autre, il ne dit rien. Entre cette femme et lui, des signes passent, non les mots. Avec l’enfant assise de l’autre côté de la table, il en est de même”. (p.15)

“A ce moment, je n’en crus pas mes yeux, je remarquai à travers les grilles les mûres, violettes certaines, blanches les autres. [...] Et comme là-bas, ces mûres maintenant. [...]” (p.177)

 

 

L’anaphorisation de “larron” par le lexème “étranger” et par des synonymes - exilé, alien - tout au long des récits ne recouvre pas seulement la territorialité et  exprime aussi les taxèmes. L’extranéité du sujet racontant sera aussi indiquée par la dissymétrie presupposée dans les interactions. A ce propos, nous notons, entre autres, le recours au code switching lors des échanges exolingues dans le champ domestique septentrional, les relationèmes, la privation de la fille et l’occultation consécutive des jalons culturels de l’ailleurs. Aussi, Lyyl supportera-t-elle les déboires de l’étranger.

 

 “Lyyl , je l’ai si peu: moi présent. Qu’en sera-t-il lorsque j’aurai tourné le dos? Je ne la reverrai plus. Confisquée. Elle est déjà confisquée. Qu’elle vive en communion de corps et d’âme avec Roussia, c’est tout à fait naturel à son âge. Sauf qu’il y a aussi autre chose, sauf qu’elle ne connaît que le pays de Roussia, qu’elle ne parle que la langue de Roussia, qu’elle ne mange que la nourriture de Roussia, qu’elle ne célèbre que les fêtes de Roussia. [...] Ce qui est mien, mes fêtes, ma nourriture, ma langue, ce qui m’a fait ce que je suis, ça lui reste étranger et lui sera interdit. ...(p. 150)

 

Soutenue par la modalité appréciative, l’anadiplose et la construction restrictive, l’écriture expose les enjeux esthétiques, éthiques et pragmatiques. La mise en discours d’un destinateur-judicateur par le lexème “confisquée”, dont l’un des sémès est la punition,  manifeste la transgression de la loi de non-nuisance et de réciprocité dans le commerce relationnel. La dénégation de la figure paternelle et son habitus  risquent de mutiler le capital culturel et affectif de Lyyl. Les rapports intersubjectifs de Borhan et de Roussia s’avèrent alors anorexiques dans la mesure où un ersatz de vengeance - l’anéantissement de l’autre - se substitue au projet du consensus conflictuel.

 

“Qui se souviendra de moi si ce n’est cet air qui, avec ma respiration, me visite et revisite? Les arbres se taisent, regardent, écoutent de toutes leurs feuilles. Puis tout se met à bouger comme une photo qui prend vie. Alien, je suis la plupart du temps, tel quelqu’un qui s’aliène, et qui se libère en de pareils moments. [...]”.(pp. 158-159)

 

           

 Du fait que le savoir présuppose non seulement les parcours cognitifs mais ceux tenant du thymique et du pragmatique, nous inférons que le faire informatif  verbalisé par le sujet observateur-racontant procède de la culture islamique et exprime les peuples de la mémoire du Sud et de l’Est de la Méditerranée.

 

Le territoire du gharb sera signifié, à quelques exceptions près, par un “ici” nordique provisoire où le Je racontant se rend une fois l’an pour rencontrer sa fille et la mère de celle-ci. Cet espace est évoqué par des métonymies exhibant la subjectivité du Je. Aussi, est-il est souvent déterminé par des morphèmes de désolidarisation qui manifestent le statut d’alien et une polarisation axiologique. 

 

 

“Que faisons-nous dans ce septentrion invraisemble, fille? Méditerranéens toi et moi nous sommes, du pays du jasmin et de l’orangerie. Resterons-nous d’éternels exilés?  (p.143)

 

 

Si la métaphore, support cognitif où l’énigme et la clarté s’imbriquent pour exposer une sémiotique de la culture et l’idéologie esthétique du poète[xii], la représentation encyclopédique des sémèmes disent la deixis fondatrice, celle d’un Islam pluriel,  d’une logosphère “sobre et discrète” et non “un champ de la religiosité tactique fabulatrice[xiii]

A plusieurs reprises, la métaphorisation sature les séquences qui dépeignent le jardin de la maison nordique et nous informe sur l’anthropomorphisation du paysage. La mémoire sémantique, fondée sur une réorganisation de l’information selon le sens et le contexte, soutient le transfert qui reconstruit le ciel septentrional par le biais du ciel méditerranéen.

 

“... Et le jardin se fait destin transparent. Seulement des ombres le traversent. Je cherche encore le ciel par-dessus la futaie de bouleaux. Il est maintenant désencombré de son nuage unique. Il est d’un bleu doré, qui a mûri. Un ciel d’Islam. Si j’ouvrais les bras? Sait-on si ce bleu ne viendrait pas comme un grand oiseau s’y blottir [...]”. (p.164)

 

 

            Les catégories chromatiques  et la kinésique mis en oeuvre par le processus d’aperception de même que la figure emblématique de la liberté qu’est l’oiseau énoncent un réel transhistorique pluriel. En effet, la connotation solaire de l’epithète “doré” et le stade de la réalisation suggéré par le lexème verbal “a mûri” associés à la plus profonde des couleurs, le bleu, coopèrent à résoudre la contrariété instaurée  et à lexicaliser une communauté hétérogène à  ethos solidaire et de proximité.

           

           

IV.- Deux figures féminines: la fille et la mère

 

 

La prime enfance est un territoire féminin où l’enfant et sa mère “forment un tout sans discontinuité dans une obscurité chaude et rassurante[xiv]. L’évocation des figures féminines, telles la mère, la grand-mère ou la fille, se rapportent au narcissisme primordial et aux leurres discursifs, incantatoires.

Même le rappel de la “mère Courage palestinienne”, par un chiasme produisant un effet de miroir phonique, construit une unité textuelle qui institue non seulement la situation légendaire mais l’image des rapports substantiels du corps à corps de la mère à l’enfant.

 

“On massacre à Sabra et Chatila.[...] Femmes, enfants palestiniens; on massacre”(p. 112)

 

 

IV.1. Lyyl, la fille

 

La perception de Lyyl soutient des processus d’identification et de projection qui nous informeront  non seulement sur des rapports intersubjectifs mais sur une mémoire collective marquée par les temps ascensionels  de l’univers islamique et le métissage enrichissant.

 

Lyyl s’adonne à des mouvements exploratoires et à des parcours épistemophilliques promotionnants qui appuient l’élaboration de son “image inconsciente du corps[xv]. En outre, les performances langagières de cet enfant  étonnent le père qui insiste tout autant sur sa  précocité que sur sa beauté quasi superlative.

 

Des séquences descriptives verbalisent des “traits phénotypiques” méditerranéens. Le sup- port rhétorique mis en oeuvre - procédés de  qualification, de substitution, de connexion -  et la construction syntaxique, à parcours capricieux, disent et l’air de famille génétique et la topographie primitive des acteurs discursifs.

 

“Ah non, je ne l’aurais pas aimée moins brune avec une tignasse moins noire dans ce pays de têtes blondes à ne plus en pouvoir. Et ses yeux d’ambre, je ne les aurais pas aimés moins chauds, moins brillants parmi tous les pétales de ciel délavé, les seuls yeux que vous rencontrez ici. Ni d’ailleurs je n’aurais voulu sa beauté moins éclatante. Néfertiti ... Je murmure tout de même ce nom à son oreille, Néfertiti, Néfertiti. [...] C’est une immortelle” (pp.12, 14)

           

            La récurrence du joncteur de comparaison d’infériorité, du lexème verbal interpellant notre imagination et du morphème de négation ainsi que la post-position d’épìthètes, base de détermination, indiquent une gradation évaluative dans la description de Lyyl et  composent un champ d’intensité maxima. Ainsi, s’amorcent des processsus mnésiques complexes qui  seront soutenus par l’appelation, signifiant la Beauté et les rôles de la femme dans les espaces privés et publiques.

 

            Du reste, des propositions convoquent, par métonymie et par épithétisme, deux figures majeures dans la perception de la liberté chez les musulmans, à savoir le cheval et l’oiseau.

 

“- Kachka! s’écrie-t-elle, le regard moqueur, en secouant sa crinière de Maure” (p. 24).

Lyyl ne tient d’aucune de deux femmes, fruit sauvage, sterne à tête noire. Moi enfant, voilà ce qu’elle est”. (p.190)

 

Quant au cheval, les enfants aiment s’y identifier, d’autant qu’il est le symbole de l’insoumission de l’esprit humain et de son autonomie, et que le mot arabe désignant l’imaginaire, “ce lieu de liberté que le groupe ne peut surveiller”,  a la même racine que le lexème cheval[xvi]. Par rapport à l’oiseau, le dictionnaire nous dit que dans l’univers musulman, il est associé au destin, à l’immortalité de l’âme, à la naissance spirituelle et au paradis sensuel spécifié à plusieurs reprises par le texte fondateur.

           

            Cependant l’image inconsciente du corps de la fille, transparaissant aussi au travers des jeux corporels, du  devoir de désobéissance et du langage qui les explicite, jette un pont par dessus les aléas de l’histoire, évoque l’Ancien Monde, la naissance de la vie urbaine, la généalogie tartare des acteurs et installe l’isotopie de la porosité des cultures.

 

 

“... Lyyl. Une poudrière. De la dynamite qui vous explose [...] Où Lyyl est allée chercher son caractère? Chez ses aïeux tartares, voyons.Pour moitié du côté de Roussia., qui en dénombre quelques-uns parmi ses ancêtres [...] Et pour moitié de mon côté. A coup sûr, les mêmes tartares avant qu’ils ne prennent des routes différentes [..] tartares-oghouz que nous restons avec notre odeur des steppes et de beurre rance collée encore à la peau [...]” (p.47)

 

 

            Nous aimerions noter que l’univers tartare s’avère ambivalent. Si la témérité, le nomadisme et le penchant pour les longs déplacements à cheval sont des données récurrentes, il n’en est pas moins vrai que nous avons découvert des dimensions marquées par des rapports de contrariété. Bien que le faire de ces gens de steppes asiatiques fût belliqueux, des traces de tolérance et le statut des femmes dans le champ politique témoignent de singuliers chassés-croisés culturels et religieux. En outre, la présence des khatuns, des femmes qui participèrent à la gestion publique, démontrent que les chefs mongols, à la différence des khalifes abassides, tolèrerent mieux la présence féminine dans la direction des affaires de la collectivité[xvii]

 

 

IV.2.  La mère

 

Nous ne saurions saisir l’univers méditerranéen en général, et  maghrébin en particulier, si nous n’abordons le rôle de la  figure maternelle. Germaine Tillion précise l’intensité des rapports entre la mère et l’enfant en soulignant qu’“au delà de la mère” il n’est qu’”une brume bienveil-lante où circulent des êtres familiers que l’enfant distingue mal”.

           

L’image obsessionnelle de l’agonie de la mère de Borhan devient le pivot d’une re-construction de cette figure féminine, d’autant plus emblématique qu’elle est associé aux profondeurs de l’être et du lignage. Il est à remarquer que son linceul rappelle l’attachement hédoniste à la beauté du corps humain de la région méditerranéenne, à l’encontre des préceptes islamiques.

 

“Mais là-bas, sur le continent lointain qui reste le mien, pour combien de temps encore: sans me reconnaître autant de science, je suis instruit des noms aussi, de même que je suis instruit du nom d’une qui se meurt couchée là-bas dans son lit, parée là-bas de ses bijoux les plus beaux, de ses robes non moins belles et ce sera son lit de mort.(...) Ah, mère ... cette lumière, cette mer éternelles“(p. 76)

 

            En outre, le jeu sur le signifiant  “mer”, sorte d’hyperbate,  met en relief les connexions symboliques  entre l’eau, l’élément le plus féminin de la nature, “sang de la terre”,  et la mère, source de l’expérience supra-individuelle.

           

                Un autre segment lexicalisera cette castration mutante qu’est la naissance, dont le  rôle symboligène marque à jamais le sujet et son histoire, car elle préfigure les épreuves à venir et l’initiation au monde aérien. “L’espace de l’air, de la vie séparée est souffrance constante de l’arrachement à la mère”[xviii]. Et le syntagme de la maternité où vie et mort, termes contradictoires coexistent, sera indiqué par une suite métaphorique disant la fusion la plus totale, celle des perceptions subtiles de la voix de la mère et de son odeur, “le lieu du lien narcisissant de l’enfant à sa mère

 

 

“Berceau de chair et de sang, ma première tombe chaude, vivante, elle m’a porté dans son sein, elle a précédé ma seconde chance, ma seconde tombe, et aujourd’hui couchée là-bas  dans son pays, dans son lit, elle attend. Et j’attends. Toute sa mémoire se trouve rassemblée [...] (pp. 117-118)

 

 

Dès lors que “pour lui-même et pour son groupe d’origine, l’émigration n’a de signification que si elle permet le retour qui est le fondement même du projet de départ” et qu’il apparaît comme l’objet de rituels précis (prières, nourriture ...), censés avoir une force magique qui ramènera l’exilé au bercail, cette femme qui meurt dans “son” lit, hyponyme de la maison maternelle, présuppose aussi la fêlure de l’émigré. Ce sentiment à tonalité dyspphorique, ayant trait à la culpabilité, sera explicité par une micro-séquence répétée qui en vient à instituer une litanie.

 

Lyyl à un bout, ma mère à l’autre, là-bas dans son pays, moi entre les deux”. (pp.25, 118)

 

Nous pourrions dire que cette séparation se rattache aussi à la transgression d’une logique fondamentale au dévéloppement des relations symboliques dans la prime enfance, à savoir   présence - absence - retour.

 

 

 

V.- Conclusion provisoire

 

Comme nous l’avons déjà souligné, cette analyse ne se prétend ni exhaustive ni objective. Le discours de l’ alien, être stigmatisé par les démons de la dérive religieuse et identitaire et ceux de la sujétion de la femme, propose une écriture, qui ne sombre ni dans le misérabilisme à la page ni dans la logique du clocher. Il s’inscrit plutôt dans la lignée du métissage cosmopolite et dans la dialectique de l’universel et de la différence.

 

La singularité de l’oeuvre découlerait aussi de la mise en oeuvre de la mémoire sémantique et d’une stratégie du Je narrant qui oblitère la transparence des rapports intersubjectifs, installe les postulats de la communication et une sorte de réversibilité liant le sujet et son objet, du moi et de l’autre.

Les objets de l’interculturel nous ont sensibilisé aux traces mnésiques d’un  rhizome configuré par des unités culturelles, lexicalisant la mémoire individuelle et collective de l’autre: les connexions en jeu ont moins résidé dans les sèmes spécifiqes aux êtres et aux objets mis en scène que dans la façon de les définir par le langage. Et la différence culturelle y transparaît comme une relation dynamique non-hiérarchisée entre deux termes qui se donnent mutuellement du sens, par le biais des perceptions croisées, celles du sujet narrant et les nôtres.

 

Ce parcours facilite les rapports à l’autre enraciné dans le tréfonds de notre histoire, d‘autant que l’interrogation de cet espace relationnel primordial que’est sa mémoire engendre souvent la tentation de l’exclusion et du stéréotype. La logique identitaire exacerbe la différence hostile. L’illusion universaliste corrode l’individu. Comment résoudre cette contradiction? “C’est dans une éducation patiente à corriger l’une et l’autre attitude que peut se construire une civilisation de la fidélité et de l’accueil. C’est une construction à refaire tous les jours”, disait Jean Daniel en 1992. L’objet textuel littéraire n’en serait-il pas l’un des supports?

 



[i] Le Berre, Marie-Bernardette: cours de “Compétence culturelle et didactique des cultures” - Université Stendhal-Grenoble III - France - 1995

[ii] Expression prise à T. Todorov.

[iii] Bourdieu, Pierre: “L’habitus de classe est la forme incorporée de la condition de classe et des conditionnements qu’elle impose (...)”. - V. Bourdieu, P. et Wacquant, L.J.D.: “Respuestas por una antropología reflexiva” (p.25) - Grijalbo - México - 1995.

[iv]  Notion prise à Françoise Dolto. Il est nécessaire de distinguer  les ruptures enrichissantes ou castrations symboligènes de la “mutilation hystérique, complexe de castration” -  “Les images du corps et leur destin: les castrations. La castration anale” (pp. 107-147) dans “L’image inconsciente du corps” - Coll. Essais - Ed. du Seuil- Paris - 1984

[v]  Zarate, G. dans “Enseigner une culture étrangère” (pp. 12 et suivantes) - Recherches / Applications - Hachette - Paris, , 1986

[vi] - Bourdieu, P. et Wacquant, L.J.D., op. cité (p.146).

[vii]  “La valeur éthique et esthétique élevé au plus haut degré de l’excellence”, selon Mohamed A. Sinaceur - Le Maghreb face à la contestation islamiste” - Manière de voir 24 - Le Monde Diplomatique - Paris, novembre 1994.

[viii] “Le croyant, un être de raison” dans “Le Maghreb face à la contestation islamiste”, op.cité.

[ix]   Jean Ricardou cité par Jean-P. Goldenstein dans “Entrées en littérature” (p.77) - Autoformation - Hachette - Paris, 1990

[x]  Ce nom arabe désignant l’Occident signifie aussi le lieu des ténèbres et de l’incompréhensible, selon Fatima Mernissi.

[xi]  Kerbrat- Orecchioni, C.: “Les interactions verbales” (Tome III - Ie. partie) -Linguistique -Ed.Armand Collin - Paris, 1994

[xii] Eco, Umberto: “Metáfora y semiosis” dans “Semiótica y Filosofía del Lenguaje” - Edit.Lumen - Barcelona - 1995 (2ª edición)

[xiii] Arkoun, Mohammed: “La grande rupture avec la modernité” dans  “Le Maghreb face à la contestation islamiste”, op. cité.

[xiv]Bonn, Charles:  La littérature algérienne de langue française et ses lectures - Imaginaire et discours d’idées” (p.60)-Ed.Naaman - Ottawa, 1974.

[xv] Selon Françoise Dolto, elle est “propre au sujet et à son histoire, mémoire inconsciente du vécu relationnel ( ...) mais vivante, à la fois narcissique et inter-relationnelle”, op. cité.

[xvi] - Mernissi, Fatima: “La peur-modernité. Conflit Islam démocratie” (pp.123 et suiv.) - Albin Michel - Paris - 1992

[xvii] Mernissi, Fatima: “Les khatuns mongoles” dans “Sultanes oubliées. Femmes chefs d’Etat en Islam” (pp.137 à 148)- Albin Michel - Paris - 1990

[xviii] Bonn, Charles: op.cité, p.57.