Universidad Nacional de Catamarca - Argentina

Facultad de Humanidades

Asociación Argentina de Profesores de Literatura Francesa

Cuaderno de las V Jornadas de Literatura Francesa - 1992[i]

 

 

 

Le pèlerinage canonique:

 un voyage permettant la reconstitution de la mémoire fondatrice?

 

 

 

 Mendoza, Elizabet G. et Costanzo, M.Marcela

Instituto Superior "Josefina Contte"

Corrientes - Argentina

 

 

1. Introduction

 

1.1. Le voyage: définition technique. Le voyage dans un roman de Kateb Yacine.

 

2.- Développement

 

2.1. Le pèlerinage à La Mecque.

 

2.2. Le déplacement sous deux points de vue: expérience sociale et psychique dans "Nedjma".

 

2.3. Manque initial des deux acteurs: l'absence et / ou le refoulement de la mémoire.

 

2.4. Rôle de la mémoire collective.

 

2.5. Un parcours cognitif: le déplacement. L'actant "temps" et les espaces.

 

2.6. Etablissement d'une relation d'identité illusoire.

 

3. Conclusion

 

3.1. Récuperation et révélation de la mémoire fondatrice, préalable de l'identité communautaire.

 

v   Bibliographie

 

 

1. Introduction

 

1.1. Le voyage: définition technique. Le voyage dans un roman de Kateb Yacine.

 

Dès lors que nous essayons de saisir le lexème "voyage", les acceptions du dictionnaire s'avèrent insuffisantes. Néanmoins, les sémèmes qui le définissent encore de nos jours sont déjà présents dans les mots latins à l'origine du lexème: "chemin, trajet, route pour arriver à la gloire" (via) et "ce qui sert à faire la route" (viaticum), donc "déplacement" et "forces adjuvantes" .

 

Selon Hélène Lefevbre, le voyage a connoté soit le nomadisme, soit le pèlerinage, soit l'expédition militaire. Or le XVe siècle marque une charnière et le "déplacement" atteint une nouvelle dimension. Ainsi, l'errance des "gens du voyage", la forme narrative en vogue au siècle dernier et les nombreuses expressions métaphoriques nous en disent la polysémie. Par ailleurs, nous ne saurions ignorer que l'individu s'investit dans le voyage, programme narratif ressenti ou comme un droit découlant des droits de l'homme ou comme errance.

 

Dès l'Antiquité, le voyage a été l'objet et le pivot des discours qui sont devenus des archétypes littéraires: discours ethnologique illustrant les significations citées ci-dessus. Parmi ces discours ethnologiques, que nous ne réussirions à énumérer, nous avons choisi "Nedjma" de Kateb Yacine dont les diverses dimensions du voyage rendent difficile une analyse exhaustive.

 

(...) Parmi les multiples voyages, sous forme d'errance ou de quête qui témoignent du droit à l'identité des individus et, par là, de toute une communauté, nous avons arbitrairement sélectionné celui de Si Mokhtar et de Rachid à La Mecque dont l'objet serait "un savoir" afin de "cicatriser les blessures" (pages 110 à 129).

 

Certes, déplacement vers, temps, objet de la quête, actants sociaux ou individuels, figuratifs ou non - figuratifs, deviennent pertinents dans l'analyse d'un sujet riche de connotations du fait des transformations qu'entraîne le voyage, réel ou imaginaire. Bref, la définition du sémioticien vient nous aider à l'aborder étant donné qu'le voyage est vu "comme la figure spatiale du vouloir du sujet, un vouloir qui pourra être avec objet et impliquera un programme narratif virtuel".

 

 

2.- Développement

 

2.1. Le pèlerinage à La Mecque.

 

Toute la vie religieuse des musulmans est centrée sur les "cinq piliers de la foi", à savoir, la profession de foi, la prière, l'aumône, le jeûne pendant le Ramadam et le pèlerinage à La Mecque, voyage déjà intériorisé. De la sorte, celui-ci figure parmi les devoirs que tout musulman est censé respecter.

 

Pendant le mois consacré au pèlerinage, des centaines de musulmans, venus de tous les coins du monde, réaffirment leur appartenance à la communauté de fidèles. Pour ce qui est de la trascendance du pèlerinage dans l'imaginaire islamique, nous savons que si l'entourage du croyant ne s'avère  pas propice, il faut trouver un endroit où la foi, l'indépendance et, par dessus tout, la liberté pourraient s'épanouir.

 

"C'était ici, en Arabie, qu'il fallait croire le Prophète, passer du cauchemar à la réalité ... alors qu'ils l'ont banni, réduit à transplanter son rêve ... " (p.119)

 

Ainsi l'Islam prescrit - il la sortie d'une ambiance oppressante et obscure vers des terres plus favorables à l'acceptation de la vérité. Il recommande expressément le passage de l'égoïsme et de la contemplation de soi-même à l'Autre, visant par là la grandeur de la communauté. Des données historiques viennent appuyer ces affirmations. C'est le Prophète lui - même qui a ordonné d'émigrer à ses fidèles d'abord en Ethiopie et, plus tard, à Médine. Cet événement, un voyage, marque une nouvelle étape dans l'histoire des musulmans.

 

 

2.2. Le déplacement sous deux points de vue: expérience sociale et psychique dans "Nedjma".

 

Bien que ce travail ne se veuille pas une approche sociologique, les données que nous venons de présenter se révèlent pertinentes pour déceler dans le segment à analyser l'établissement  d'une relation de "reconnaissance" entreprise par les acteurs Si Mokhtar et Rachid. A ce sujet, nous notons que celle-ci a été définie comme "une opération cognitive par laquelle un sujet établit une relation d'identité entre deux éléments  dont l'un est présent et l'autre absent, ailleurs ou passé".

 

Du reste, malgré la polyphonie énonciative de ce segment, nous reconnaissons la présence d'un observateur mis en place par l'énonciateur et, peut - être, en syncrétisme avec lui. Les deux voix, celle de l'acteur Si Mokhtar et celle de l'observateur ne coïncident pas toujours en ce qui concerne le but du pèlerinage. Ainsi, la voix de l'observateur crée - t - elle le cadre, rend compte des rites et des contributions des croyants tandis que celle de Si Mokhtar est pleine de lexèmes négatifs, anaphorisants du syntagme "voyage à La Mecque". Parmi ces derniers, "bazar" et "foire annuelle patronnée par Dieu".

 

"La moitié de ceux qui viennent n'ont que le commerce en tête; c'est comme une foire annuelle patronnée par Dieu ... (P.120) ... Nous allons rester en rade pendant tout le mois que dure ce bazar ... " (p.121)

 

Par surcroît, le pèlerinage à La Mecque peut être envisagé sous deux points de vue. Tout d'abord, ce faire entraîne "des comportements standardisés, des exigences et des régulations économiques". Dans le cadre du roman qui nous occupe, cet aspect du pèlerinage correspondrait aux préparatifs du voyage.

 

"Trois mois avant le départ, Si Mokhtar était invité partout ..." (p.112)

 

Nous tenons aussi à remarquer que la sanction accordée à celui qui accomplit le pèlerinage est le titre de "hadj"; celui - ci établissant déjà la hiérarchie par rapport aux autres hommes de sa communauté. En outre, nous devons considérer l'aspect ésotérique du déplacement car cette expérience est aussi vécue comme une activité spirituelle, vu que l'Islam a été défini comme "la religion de l'intention personnelle et de la raison". Et le parcours de Si Mokhtar nous en fournit un exemple.

 

Notons encore qu'il existe un va-et-vient constant entre ces deux activités. Le rôle  du rite rêvet d'une grande importance car c'est lui qui assure le passage entre ces deux dimensions. D'une part, le rite donne du sens aux comportements figés. Et d'une autre, il entraîne un fait transformateur, en l'occurrence une épreuve aboutissant au rétablissement de la mémoire collective.

 

 

2.3. Manque initial des deux acteurs: l'absence et / ou le refoulement de la mémoire.

 

Tout au début de la séquence travaillée, une succession d'anaphores, de cataphores et des énoncés fortement modalisés, témoignent de l'aliénation des acteurs. Au niveau lexical, cela est marqué par des indices tels que "Rachid, soldat en rupture de ban", "Si Mokhtar, chargé de tant de péchés".

 

"Si Mokhtar partait pour la Mecque, chargé de tant de péchés ...", "Si Mokhtar rendait visite aux parias de Rimmi et il s'attardait de préférence avec Rachid ..." (p. 110)

 

Avant le pèlerinage, le néant, découlant de l'absence et de la mort, spécifie la vie de Si Mokhtar ainsi que celle de Rachid. En outre, nous avons remarqué la dépossession des acteurs, dûe à leur statut de colonisés, condamnés à perdre "progressivement la mémoire". Rachid, ignorant son passé, voire son identité, illustre ce que nous venons d'affirmer. Quant à Si Mokhtar, l'oubli lui a été imposé par un pouvoir étranger et extérieur. Contraint au refoulement, cet acteur ne fait qu'éviter son passé par un faire "extravagant" et mystérieux qui lexicalise son manque de compétence à refuser le contrat injonctif. Celui-ci, imposé par l'actant "colonisation", est basé sur "l'anéantissement des corps et des symboles".

 

 

2.4. Rôle de la mémoire collective.

 

Si la conduite de nos acteurs est bien celle des "êtres en carence", il n'en est pas moins vrai que leur pouvoir potentiel reste toujours efficace. D'ailleurs, le voyage assurera la transformation et le dépassement du "non-être".

 

Le refus de se taire entraîne un vouloir reconstruire les faits et constitue une prise de conscience de Si Mokhtar. Encore nous faut - il noter que sa contribution au rétablissement de la mémoire collective marque le début d'une lutte, car elle permet "au peuple de s'attribuer un instrument puissant de combat". Cette instance déclenche "l'affirmation de soi".

 

"Jusqu'à ce jour Rachid ne'était guère posé la question: quelles raisons particulières Si Mokhtar avait - il de retourner à La Mecque? Mais il (Si Mokhtar) finit par tout dire, ou presque tout ..." (p. 123)

 

Certes, cette notion porte en elle-même une profonde contradiction. S'articulant en deux étapes, elle provoque au début la revendication et l'affirmation des colonisés et ensuite la négativité et la confusion. Cela revient à dire que le colonisé s'accepte comme différent, en assumant le défi que cette affirmation suppose. En revanche et paradoxalement, il associe à sa propre culture des traits négatifs: il se veut lui-même négatif.

 

"Tu dois songer à la destinée de ce pays dont nous venons ... à son inextricable passé, car nous ne sommes pas une nation, ... nous ne sommes que des tribus décimées ..." (p. 128)

 

C'est pourtant cette négativité qui le glorifie, au dire d'Albert Memmi: "non seulement il accepte ses rides et ses plaies mais il va les proclamer belles". Désormais, l'évocation de Si Mokhtar, sur le pont du navire, s'inscrit dans la mémoire collective. En transmettant les traditions, les mythes et les origines de sa tribu, il accorde une fonction sociale à son souvenir et confère une place de premier ordre aux valeurs et aux legs. Somme toute, Si Mokhtar et Rachid reconstruisent leur passé en plaçant "les événements et les morts dans un endroit bien précis".

 

 

2.5. Un parcours cognitif: le déplacement. L'actant "temps" et les espaces.

 

Nous rappelons que la spatialisation rend compte des "transformations, des actions des sujets en mouvement" dans le dessein de franchir des obstacles pour mener à bien le programme narratif. D'autre part, étant donné la signification du déplacement, nous sommes à même d'inférer que le voyage implique "la quête de la libération sous-tendue par un sentiment de renoncement, d'expiation dont le pivot peut être la compassion". Sujet de manque, Si Mokhtar propose un "changement liberateur", sous forme de voyage, à Rachid.

 

Puisque dans le cadre de cet exposé, il n'est pas possible d'analyser la nature de chacun des espaces traversés - Bizorte, Port Soudan, Port Saïd - nous nous contenterons de vous présenter "le bois de Rimmis", "le port de Djeddah" et le pont du navire. Dans la séquence travaillée, nous avons distingué le départ du premier lieu, "le bois de Rimmi" et le "cheminement", les ports et les bateaux. Si le but explicite de Si Mokhtar est celui de visiter les lieux saints, il n'en est pas moins vrai que le bateau navigant sur la mer Rouge deviendra l'espace topique.

 

Les dimensions narrative et descriptive concourent à lexicaliser l'objet de la quête de Si Mokhtar, la compétence apparemment négative de cet acteur et de son compagnon et les préliminaires de l'échange qui ne se concrétisera qu'à la suite de l'établissement du contrat.

 

D'après l'univers axiologique de référence, l'alcool présuppose "l'inconscience de l'ivresse", le refus de la notion de responsabilité personnelle, donc, l'état de désobeissance. Alors, Si Mokhtar, du fait de son faire factitif - il prend de l'ether "pour se purifier" (p.110) - émerge comme un sujet ambigu: sujet transgresseur, "frippon" ou sujet dépossédé qui flaire la mort non comme jugement dernier mais comme défi?. D'autre part, Rachid, "déserteur à l'époque", et son habitat, "le bois de Rimmi à proximité de la grotte de sinistre mémoire" (p.110) font ressortir le drame intime de l'exclusion.

 

Nonobstant, malgré la forte charge sémantique négative, cet espace de l'obscurité et de la clôture possède des traits positifs virutualisés. En effet, "bois" et "grotte" signifient non seulement un endroit propice pour des "festins" et pour des pratiques "en rapport à la sorcellerie" mais aussi une étape préalable à "une nouvelle naissance", donc "exploration du moi intérieur refoulé dans les profondeurs de l'inconscient". Aussi "la quête cognitive commence-t-elle avec le cloisonnement, le cantonnement de l'espace". Et c'est dans cet endroit où Si Mokhtar vient rencontrer des "parias", parmi lesquels Rachid, que le départ pour La Mecque s'amorce.

 

Ainsi, nous assistons à un "arrêt" d'un des "festins récurrents", arrêt signficatif dans la mesure où il marque une rupture. Après avoir accompli une série d'actions visant à respecter les rites preétablis, Si Mokhtar annonce sa décision de "revoir La Mecque"

 

"Si Mokhtar cessa soudain de boire, se fixa une ration de tabac à priser, fit ses ablutions ..." (p. 110)

 

 

Mais, ce faire factitif n'est-il pas un simulacre destiné, grâce au "faire interprétatif influencé", à obtenir l'adhésion du sujet manipulé, à savoir Rachid? Bref, le dire de Si Mokhtar ainsi que son faire sont "des propositions de contrat, une sollicitation de consensus" que Rachid accepte pour sa compétence modale. Alors il quitte le "bivouac" pour revenir ensuite avec un "faux fascicule" (p.110) de navigateur que Si Mokhtar paiera. Si ce contrat fiduciaire s'établit c'est parce qu'il correspond à une attente de Rachid. D'ailleurs, des énoncés tels que "je savais que tu voudrais venir" (p.111) et "tous deux décidés à jouer le grand jeu" (p.114) laissent à penser que l'engagement réciproque précède la communication explicite.

 

Dès lors que Rachid se déplace pour obtenir le "faux fascicule", des informations techniques sur le voyage et sur les rites religieux, il se positionne en sujet compétent à réaliser le programme narratif.

 

Des déplacements parallèles - "la séparation étant une condition nécessaire au déclenchement de la quête proprement dite" - manifestent des rituels sociaux précédant la disjonction spatiale fondamentale qui aura lieu la nuit de l'appareillage.

 

Cependant, après avoir surmonté maints obstacles, la peur d'être découvert comme homme d'équipage clandestin paralyse Rachid qui n'ose pas gravir la passerelle du bateau. Alors, face à un sujet hésitant, Si Mokhtar verbalise une archi-promesse et devient destinateur qui garantit l'accomplissement du projet de partir ensemble. De son côté, Rachid en franchissant le pas assume la responsabilité de la performance.

 

"Chaque nuit, Rachid se mêlait aux passagers; il ne pouvait résister au simple plaisir de flâner aux heures de fraîcheur" (p.116)

 

Quoique contraint, par son statut de clandestin, à demeurer dans "la salle de l'infirmerie", la nuit, Rachid se promène au milieu des passagers. Deux "vouloirs contraires" - désir et crainte - possèdent Rachid et laissent transparaître son état volitif.

 

Bizerte, Port Soudan, canal de Suez sont autant d'étapes du parcours cognitif de Rachid qui demeure enfermé. Une fois le canal de Suez traversé, par un discours indirect libre, qui marque un mouvement rétrospectif, nous avons saisi l'enjeu: un certain savoir sur "l'inconnue de la clinique" (p.117), apposition de "la chimère", cataphore de Nedjma. Ainsi, des éléments symboliques et des énoncés modalisés contribuent à révéler l'objet de la quête et de l'engagement de Rachid.

 

Lors de l'escale à Djeddah, Rachid consolide la voie vers la performance. Suite à un échange verbal avec un homme d'équipage à propos de la ville et de ses habitants, métonymie de la dégradation de la transcendance liée au pèlerinage, Rachid décide de descendre et est ainsi confronté, depuis le cannot, à un espace paratopique dont l'exploration visuelle apparaît comme une prise de possession cognitive de caractère somatique. En raison du spectre chromatique - "dans la terre ocre, ardente" -, des formes architecturales - "des pans de mur bas" - et des habitants mimétisés, Djeddah devient décepteur, valeur et partant idéologie. Par son apercepction et l'interprétation concomittante, Rachid amorce le processus de reconstitution de l'histoire de son peuple. Le faire cognitif de cet acteur transparaît au travers de l'unité descriptive rendant compte de la fausseté d'un rituel dont profitent les fonctionnaires. "Djeddah n'était plus qu'un désert trahi" (p.118)  vient à expliquer l'échec du peuple, se prolongeant depuis la naissance de l'Islam.

 

Des actants - le désert, le Prophète - surgissent en vue de reconstruire un espace et un temps mythiques non pas comme "récit fabuleux" mais comme "récit de la geste" du Prophète, l'Ancêtre par antonomase. En narrant le parcours de celui-ci ainsi que celui des forces antagonistes - les ancêtres de ces fonctionnaires -, Rachid pose les causes de la diaspora, lourde de conséquences. Son discours intérieur ne constitue pas un retour à un "passé sublimatoire" mais la "révélation du sens profond de la réalité".

 

"Désert trahi", "terre assoiffée", connotent un monde illusoire et frustrant, refusé par Rachid. D'autre part, si nous analysons le lexème "arabe" qui comprend les sèmes désert et ses habitants, nous serions à même de mesurer la déception de Rachid qu'une sorte de question prédictive fait ressortir.

 

(...) qui peut dire où ils en sont restés? à quelle monstrueuse attente devant leur terre assoiffée? (p.119)

 

Après un échange verbal conflictuel dans un souk où les deux acteurs se sont retrouvés, d'un rembarquement tumultueux, Rachid revient à la salle de bains. Quant à Si Mokhtar, fausse victime du vol d'une cassette contenant de l'argent, se voit accorder un lit à l'infirmerie "tout près de Rachid qui n'y comprenait goutte". (pp. 122/3)

 

En interpellant Si Mokhtar sur ce simulacre de vol, Rachid réinstalle dans la fiction la question du savoir et du vouloir. Certes, la réponse du vieillard met en relief, encore une fois, sa compétence manipulatoire d'autant plus que le faire inteprétatif  décèle un contrat d'assomption.

 

"Le vieux bouffon s'agitait et dissimulait le désespoir ... Laisse-moi faire, sans pèlerinage, m'auraient-ils donné un passeport? ... Le vieux bouffon ne voulait-il que quitter une dernière fois sa ville natale, redoutant de mourir vaincu à l'endroit même où il avait vécu son orgeuilleuse portion de siècle ... " (p.123)

 

Un "mais" vient interrompre le discours de pensées tout en embrayant les temps forts du récit: celui de la reconnaissance et de l'identification.

 

Par suite d'une proposition de Si Mokhtar, Rachid le suit et ils se déplacent vers le pont du navire. La récurrence de la "nuit", du faire factitif de Si Mokhtar, mettant en scène le rite de la prière, et une certaine symétrie de constructions rappellent "ce vendredi-là" où la quête cognitive avait été entamée. De surcroît, l'espace, métonymie de la mer et partant de la naissance et de la transformation, aaocié à ce chrononyme riche de sens qu'est la nuit, nous redisent la "Nuit du destin", nuit de la révélation et de la connaissance.

 

En effet, après une série d'énoncés traduisant le mouvement, un autre "arrêt" temporel signifiant se produit comme si "le temps lui aussi s'arrêtati-il, donc une rupture, rupture qui l'institue comme narration". Ayant recours à l'onomastique avec ses anthroponymes, ses toponymes, ..., Si Mokhtar transformera son récit en histoire et produira l'illusion référentielle. La valeur "unité perdue" sera thématisée grâce au lexème "tribu" présupposant l'Ancêtre, le chef et tout particulièrement le sang.

 

A ce propos, nous tenons à préciser que la tribu est "une unité assez làche" dans le monde maghrébien, exception faite de la Kabylie. De ce fait, nous assimilons plutôt le lexème "tribu" à la notion de "ferqa" qui nous conduit à celle de "clana", comportant l'idée de descendant et de descendance et le "lien mystérieux qu'est le sang". Germanine Tillon affirme qu'il se traduit "dans un même nom propre qui donne à celui qui l'a reçu, à sa naissance, un droit absolu au soutien des autres". En outre, la "sacralisation de l'espace", se traduisant en barrières naturelles ou autres étaye la protection du groupe et de son honneur. Cette allusion très sommaire à des traits distinctifs de l'univers de référence nous permettrait de mieux saisir le processus de destruction du groupe auquel appartenaient Si Mokhtar et le père de Rachid.

 

Par une longue séquence discursive qui tient de l'argumentation, Si Mokhtar essaie de restituer "cette unité perdue". D'abord au moyen de plusieurs hypothèses, il tente de cerner l'Ancêtre Keblout ainsi que son origine et son parcours. En outre, il en présente l'étymologie ("corde cassée" (p.124)) qui dècelerait la destinée de la "tribu". Un Keblout venant du Moyen Orient, un deuxième, idéologue et artiste, et un troisième, autoritaire, constituent autant de conjectures pour rétablir l'origine. Toutefois, il insiste sur le Keblout "autoritaire" qui choisit comme espace le mont Nadhor dont l'aspect physique rappelle celui de la montagne mythique. Ensuite, le récit de la destinée de la tribu se déclenchera.

 

"Ceci serait assez plausible si d'autres événements qui suivirent la conquête française ne ramenaient pas à l'hypothèse d'un Keblout autoritaire, chef d'un tribu normade ou d'un clan armé vivant depuis le Moyen Age ..." (p.125)

 

Des sujets antagonistes, parmi lesquels les Romains et les Français, eurent beau harceler les habitants du Nadhor qui gardèrent "l'honneur" grâce à la résistance passive. Cependant, elle ne tiendrait pas la répression des Français, causée par la découverte des cadavres d'un couple dans la mosquée: ils en seraient rendus responsables.

 

"Tout se passa en quelques jours, après qu'on eût découvert, lardés de coups de couteau, les corps d'un homme et de sa femme déposés dans la mosqué de Keblout ..." (p.126)

 

Quoique cet événement perturbateur ne fût jamais éclairé, il serait à l'origine de la stratégie d'extermination de ces intellectuels "pauvres et dangereux". Tout au début, les "six principaux mâles furent executés sans autre forme de procès par un tribunal militaire", plus tard "les cadavres seraient graciés" (p.127). Par suite de cette execution, l'exil s'amorça. Exil qui prendra la forme de l'errance, du travestissement, autant de faire fautifs qui constituent les anciens habitants du Nadhor en non-sujets. Puis, en privant de leur identité les enfants des fils des condamnés et les survivants ou en les éloignant de leur "territoire", les "nouvelles autorités" consolident leur position de destinateur judicateur et l'état dysphorique des membres de la "tribu décimée".

 

"La ruine s'acheva sur des registres d'état civil" (p. 127)

 

Au reste, l'aliénation de Si Mokhtar aussi bien que son parcours individuel n'ont été qu'une métaphore de ceux de son groupe d'origine. Bref, cet acteur, conscient de sa faiblesse et de son échec, propose un nouveau contrat à Rachid: retrouver Nedjma et retourner au Nadhor a fin de concrétiser le dépassement de la déculturation.

 

 

2.6. Etablissement d'une relation d'identité

 

Afin de mieux cerner l'instance de la "reconnaissance", nous avons porté notre attention sur le dernier segment des chapitres analysés où elle joue "le rôle de pivot" du récit.

 

La transformation, amorcée au début du voyage, s'est déjà achevée au terme du déplacement. Un changement s'est produit: celui de Rachid, d'un état de  /non-savoir/ sur les événements et les ancêtres de sa tribu en un état de /savoir/.

 

En outre, toujours dans ce fragment, l'énoncé de Si Mokhtar  assure la poursuite du récit. Dans ce sens, nous tenons à souligner la présence des verbes à l'impératif et sous la forme négative. Ces formes jouent en même temps le rôle d'anticipations énoncées par le destinateur, Si Mokhtar.

 

"(...) Mais sache-le: jamais tu ne l'épouseras" (p.129)

 

Quant à Rachid, la reconnaissance constitue un événement clé dans son parcours. Au niveau lexical cela est marqué par les cataphorisants de Nedjma, "la fille d'une Française", selon Si Mokhtar. Pour Rachid, "l'inconnue de la clinique" devient "la fille de Si Mokhtar" (p.129), Nedjma.

 

Notons encore par rapport à l'énoncé, la succession des récits au passé et d'autres au futur, tous les deux produits par Si Mokhtar. Malgré les formes verbales clairement distinctes, nous avons de la peine à différencier le présent du passé et même du futur. Notre malaise tiendrait de la logique même du temps arabe qui, au dire de l'islamiste français Bruno Etienne, ne constitue pas une durée continue mais "une constellation d'instants".  Ainsi, l'horizontalité "est brisée" et une opposition  s'établit entre "ce qui est accomplit et ce qui ne l'est pas". Cette concomittance met en place le "fantasme" de la colonisation.

 

"Nous irons vivre au Nadhor, elle et toi, mes deux enfants, moi le vieil arbre  qui ne peut plus nourrir mais qui vous couvrira de son ombre ..." (p.129)

 

Enfin, nous pourrions aussi reconnaìtre dans ce passage l'épreuve sanctionnelle marquant l'accomplissement du parcours cognitif. C'est à la suite de cette épreuve qu'il se noue un nouveau contrat entre des "sujets selon le secret, après une reconnaissance intersubjective".

 

"Et le sang de Keblout retrouvera sa chaude, son intime épaisseur ...." (p.129)

 

 

3. Conclusion

 

3.1. Récuperation et révélation de la mémoire fondatrice, préalable de l'identité communautaire.

 

Nous avons osé approcher ce roman sous risque de glisser dans une réduction ignorant des données essentielles, vu que l'univers de référence se révèle un creuset de civilisations.

 

Malgré nos difficultés, témoignant de grilles de lecture et d'analyse marquées par notre culture occidentale, nous ressentons "Nedjma" comme le récit d'une "passion" qui subsume non seulement l'histoire de quelques acteurs inscrits dans le texte mais celle de l'Algérie, "terre de paradoxes".

 

Au fur et a mesure que nous avions avancé dans notre analyse, une certaine "hyérophanie" s'en est dégagée par la récurrence de quelques éléments symboliques tels que l'eau, la navigation, la montagne, l'Ancêtre. Non que ce concept soit une forme de niaiserie légitimée mais il exprime le rapport censé se produire entre l'homme et le surnaturel à travers lequel l'individu  perçoit des manifestations du sacré, en l'occurrence le mythe de l'Ancêtre fondateur.

 

Dans ce processus, le rôle de Si Mokhtar, évocateur du conteur traditionnel, s'apparente aussi à celui de la grand-mère narratrice de récits collectifs et familiers. Leurs dires "contribuent à la conscience d'un passé partagé et à la révélation d'un signe". Dans ce texte, qui se rapproche du récit historique, d'autres acteurs tels que Mustapha, Mourad et Rachid lui-même prendront le relais de l'observateur en vue de la reconstitution totale du déplacement dont la dimension cognitive s'avère incontestable. Du fait que le phénomène de la tradition orale, préservant l'identité communautaire, connaît une portée universelle, ce constat dépasse le cadre spatio-temporel de cette fiction.

 

Il est utile de rappeler ici que "l'oubli, source de dissolution des liens et des compartements solidaires, rique d'entraîner l'anéantissement de l'existence individuelle et collective". Par contre, la mémoire, assure "l'élaboration symbolique" qui "tout en conjurant le drame empêche la répétition de l'horreur".

 

Toutes proportions gardées, nous avons été tentées de porter notre regard sur notre société qui, elle-même, vit encore l'expérience de l'oubli. Celui-ci se traduisant dans sa déstructuration, et partant dans des phénomènes tels que la corruption, l'absence de solidarité et de communication et dans le non-respect de l'Autre. Encore une fois la littérature, quoique du "réel textualisé" ne se contente pas d'être un exercice intellectuel banal: elle se veut un vecteur de communication aboutissant à la reconnaissance et de la diversité et de l'humanité de "tout être à face humaine".

 

Bref, "qu'importe l'origine de la langue qui habite ma voix et insuffle mes écrits. Elle ne m'est pas étrangère ... et je ne suis pas son otage car elle ne consumme mes silences que pour abrever de la sève de mes racines et en nourrit ma mémoire" (Malika Mokkedem).

 

 

v      Bibliographie

 

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[i] Pp. 92 - 107 - Edition: Secretaría de Extensión Universitaria de la Universidad Nacional de Catamarca.