Le roman policier algérien

Hadj MILIANI,
Université d’Oran Es-Sénia

Coup sur coup, en moins d’une année (1997-1998), quatre romans et récits [1], publiés en France et coiffés du label "polar" prennent pour cible l’Algérie sanglante d’aujourd’hui pour faire jouer les ressorts familiers du récit policier noir : milieux glauques, flics exténués, détectives de fortune, gredins déjantés, éclairages sociologiques brutaux et prises de position politique à peine déguisées.

Mais il est indéniable que cette littérature, le roman policier des pénombres et du quotidien, possède, dans ses contraintes de genre même, le meilleur angle pour dire l’enchevêtrement des faits, la tragédie implacable de l’individu seul face aux systèmes – du pouvoir, de l’argent, de la haine et de la bêtise – et peut ainsi abandonner le témoignage impuissant pour enfin désigner faute d'accuser. Que la récente production s’imprègne, de fait, de la tuerie toujours d’actualité en Algérie ne doit pas cacher que le phénomène de la littérature policière a commencé en Algérie bien auparavant. Son histoire, récente et probablement brève (?), ses ressorts idéologiques et son éclairage social méritent d’être connus.

1. Du "roman de vigilance" [2] aux paumés du petit matin

De l'indépendance jusque dans la seconde moitié des années 70, le genre policier et ses divers avatars forment en Algérie une production littéraire d'importation, d'origine essentiellement française, qui constitue le genre de prédilection pour la grande majorité des lecteurs, jusqu’à cette période à dominante francophone.

La faible part des productions nationales dans l'édition (moins de 10% de la quantité de titres et d'ouvrages mis en circulation) et les nécessaires priorités aux produits plus fonctionnels (manuels, etc.) ou plus "nobles", sont caractéristiques du paysage éditorial de l'époque. La méfiance, voire le mépris affichés par la critique d'accueil (en particulier dans la presse) pour le roman policier rejoint les condamnations plus politiques pour un genre qui expose plus volontiers les faiblesses et les perversions individuelles au lieu d'exalter les valeurs et les réalisations de la collectivité.

La série des romans d'espionnage de Youcef Khader, six en tout, publiés entre 1970 et 1972 sont la première tentative de "nationalisation" d'un genre, le roman d'espionnage, à des fins autant romanesques qu'idéologiques. Que sous le pseudonyme se cache Vilatimo Roger dit Vlatino (1918-1980) un "ami" de l'Algérie, à l'engagement politique indiscutable ne présente ici qu'un caractère anecdotique, puisque la série de romans transpose assez justement les caractéristiques du genre et convoque tous les ingrédients du discours social et politique en cours durant la période.

Cette première intrusion du roman d'espionnage doit ses conditions d’existence à la mythologie révolutionnariste des années 70. Il n'est pas indifférent de retrouver d'ailleurs la Palestine et la lutte contre les services secrets israéliens comme principale thématique de ces romans (tous les titres y réfèrent d'une manière plus qu'explicite). Poncifs du genre plus poncifs révolutionnaires ont souvent valu à ces productions d'être ravalées au rang de simple littérature propagandiste. Le respect d'une distribution dichotomique du monde se retrouve ici au service d'une idéologie qui met davantage en exergue des individualités romanesques directement construites sur le moule d'idéaux qui conjuguent nationalisme et socialisme. Pour la touche algérienne les romans cultivent expressément le puritanisme avéré des agents secrets algériens, leur moralité à toute épreuve les mettant à l’abri (et bien entendu le lecteur potentiel) de toutes les tentations de la chair, évoquées brièvement pour stigmatiser les adversaires.

Ces expériences romanesques connaîtront un certain succès éditorial (les romans connaissent plusieurs rééditions) même si la critique d'accueil reste au mieux indifférente sinon franchement réservée quant à leur qualité (les universitaires algériens se sont d’ailleurs, à la fin des années 70, fait un devoir de décortiquer et de clouer au pilori cette version acclimatée des SAS). Quelques-uns des titres trouveront par ailleurs un prolongement à travers une adaptation en bandes dessinées, sous forme d'albums ou de feuilletons dans la presse. En dehors d'un essai en 1973 et de deux autres tentatives en 1980 et 1981, qui ressemblent dans leur esprit et dans leur intrigue aux romans de Youcef Khader, la veine se tarit et il faudra attendre 1986 pour voir enfin apparaître les premiers romans proprement policiers.

La renaissance timide d'une édition privée, la restructuration de la principale maison d'édition nationale (SNED), vont mettre au premier plan la dimension commerciale de la production romanesque. A partir du milieu des années 80, l'ouverture vers l'économie de marché, les dernières désillusions du socialisme "spécifique", la volonté de répondre à une demande diversifiée du lectorat, la découverte également d'univers sociaux jusqu'ici pieusement tus et que la presse emblématise : hittiste [3], tchi tchi, bouhi [4], l'univers interlope des boites de nuit et leur cortège de "fléaux sociaux" vont constituer le cadre socio-économique pour l'émergence du livre policier. Mimouna et Adel s’emmêle de Salim Aïssa [5] racontent très bien ce climat de déliquescence douce et d’arrivisme clinquant qui annonce le grand chambardement d’octobre 88.

Une attention soutenue aux relations les plus diverses de la vie sociale, le souci de rendre compte des faits les plus ténus d’un quotidien commun à "Monsieur Tout le Monde", inscrivent cette production dans l’une des déterminations propre au roman policier contemporain, celle de faire surgir de l'anonymat les menus drames et les destins sans gloire. Ainsi la série humoristique et "sanantonionesque" du défunt Djamal Dib place son protagoniste principal l’inspecteur Antar, dans les conditions vécues par le vulgum pecus algérien : recherche du produit de consommation rare, stockage d’eau en prévision des coupures d’eau, clientélisme institutionnel et débrouille en tout genre.

Malgré leur nombre relativement restreint au vu de ce qui s’édite au niveau sériel dans le genre dans d’autres pays, les romans policiers en Algérie participent de plusieurs sous-genres :

- Les fictions à caractère parodique comme la série de Djamal Dib. Cette dernière met en scène un inspecteur (Antar, figure mythique d’un guerrier et poète arabe de la période antéislamique) et son assistant dont le modèle fut le personnage de l’inspecteur Tahar incarné par le comédien et réalisateur Hadj Abderrahmane (décédé au début des années 80). Les différentes aventures télévisuelles et cinématographiques de ce personnage à l’accent djidjellien caricatural eurent un succès populaire indéniable dans les années 70 et 80.

- à vocation didactique et moralisatrice (ceux que l’on pourrait considérer en réalité comme des faux policiers) : Les Barons de la pénurie ; Le Portrait du disparu. Ce sont des ouvrages dont l’intrigue et la démarche policière fonctionnent comme simple mécanique narrative pour une démonstration à caractère sociologique et souvent édifiante.

- Les plus intéressants dans la version noire et polémique sont Mimouna, Adel s'emmêle, Le Dingue au bistouri, La Foire aux enfoirés. Ce sont ces deux derniers qui auront un prolongement quatre ans plus tard en France à travers la trilogie signée Yasmina Khadra.

2. La réception critique par la presse

La réception journalistique, au début extrêmement réservée sans être pour autant hostile aux genres populaires, reçoit les premiers romans d'espionnage comme d'aimables exercices de littérature ludique. Ensuite, avec les romans policiers proprement dits qui commencent à paraître à partir de 1986, la critique relève certains aspects de cette diversité de styles qui dessine une évolution assez caractéristique. On passe d'un roman volontariste et édifiant, à des digressions humoristiques et bon enfant, pour finir dans des chroniques aigres-douces :

De Djamal Dib au commissaire Llob, on est passé de l'enquêteur rigolard et partisan du secteur public à quelqu'un d'aussi compétent mais qui n'en avoue pas moins à un détour de page que sa droiture l'a fait ranger parmi les innombrables vaincus. Exit le héros [6].

Les critiques reconnaissent au genre naissant en Algérie, les maladresses du débutant : "Le roman policier algérien n'est qu'à ses premiers balbutiements et l'écriture de Mohamed Benayat se cherche encore. Quel avenir les attend-il ?" [7]. Ils relèvent cependant une constante hésitation entre l'investissement du genre, et la volonté de produire les signes d'une production littéraire qui n'ignore rien des subtilités de la littérature dite sérieuse : "Les polars parus à ce jour, s'excusent presque d'être des polars. Et leurs auteurs succombent toujours à la tentation de montrer aux lecteurs qu'ils ne sont pas que de pauvres imbéciles, esprits tordus s'amusant à répandre au fil des pages des litres d'hémoglobines et des injures de charretier.[8].

Néanmoins on observera que certains critiques justifient leur appréciation de cette production par le fait qu'elle constitue l'expression d'une certaine singularité littéraire algérienne qui ne vise pas à la production et au mimétisme des avant-gardes : "Il s'adresse surtout à nous autres écrivains qui cherchons souvent ailleurs ce qui est à portée de nos mains.

Il devient inutile de chercher la gloire dans la confection de textes ésotériques, pédantesques. [9]
Il vient d'ouvrir une porte que peu avaient osé franchir jusque là, prisonniers d'une culture française et du souci de bien pasticher. Sa première œuvre envoûtante et éblouissante, où se mêlent clins d'œil, émotion, sensibilité quasi féminine, tendresse, drôlerie, poésie et humour ravageur, prête à rire quand elle ne donne pas à pleurer. C'est ce qu'il faut appeler sans forcer les mots, du grand (d)art. Tant de fraîcheur et d'ironie douce-amère, ça ne se fait guère chez nous. Un polar amoureux, en somme, à savourer avec le plaisir qu'on prend à relire Mimouna ou Une Enquête au pays[10].

Plus rare par contre dans l'observation critique des œuvres, on relèvera l'attention portée par les journalistes au problème de la promotion d'une production de ce type : "Un éditeur ne peut se limiter à fabriquer un ouvrage, il se doit surtout de lui assurer un minimum de promotion" [11]. "Légèrement lésés par un soutien médiatique superficiel, ils attendent poliment qu'un néophyte attentif daigne les approcher." [12].

3. Un cas exemplaire : les aventures du commissaire Llob

3.1. Profil d’un discours romanesque : les romans édités en Algérie

Quand, fin 1990-début 1991, paraît aux éditions privées Laphomic Le Dingue au bistouri, signé Commissaire Llob, la critique s’intéresse moins à l’identité de l’auteur qui se cache derrière ce pseudo "sanantonionesque", qu’à une histoire policière qui concilie l’écriture enlevée et sarcastique de Djamal Dib et l’introspection sociologique de Salim Aïssa. Le héros Brahim Llob, encombré d’un assistant Lino imprévisible et brouillon, surveillé et jalousé par son concurrent Bliss et tarabusté par sa hiérarchie, enquête sur un tueur en série qui le nargue. Mais l’essentiel est ailleurs, si l’on peut dire. Dans sa traque du tueur fou, Llob fait (re)découvrir au lecteur les coulisses de la richesse fanfaronne et les oubliés de la manne pétrolière :

C’est ça, le Maqam : les mirages d’un peuple cocufié ; les bijoux facétieux d’une nation réduite au stade de la prédation, concubine quelquefois, séduite et abandonnée le plus souvent. Le Maqam ? C’est cet arbre éhonté qui refoule arbitrairement, au tréfonds des coulisses, une humanité trahie, vilipendée, une jeunesse désenchantée, livrée au néant, au vice et aux chimères de l’utopie, une vaste confrérie de chômeurs, de soûlards, de cinglés et de désespérés qui continue de s’enliser inexorablement dans le fiel et le dépit et que même les gags de Fellag ne sauraient réconforter.
Le Maqam Ech-Chahid se moque éperdument des martyrs. Son allure martiale a l’assurance des fortunes. (p. 11).

Le propos est rude et décoiffant, mais passe un peu inaperçu puisque à ce moment là (1991) c'est la rue qui fait l'actualité avec la grève générale du FIS en juin et la préparation des élections législatives de décembre qui ont abouti à ce que l'on sait.

Le second, La Foire aux enfoirés, qui parait en 1993, au début de la vague d'attentats contre les intellectuels, mêle enquête policière et embrouille stratégico-sécuritaire (un "ponte" du nucléaire est assassiné). Dans la continuité du précédent, deux univers sont évoqués dans un parallélisme constant, celui des nantis, profiteurs du système, affairistes sans vergogne et milieu gangrené de la "dolce vita" algéroise, et en face la défonce grise des jeunes oisifs, la décrépitude du quotidien (immeubles, transports en commun, etc.) et quelques personnalités droites et morales comme le héros narrateur Llob.

3.2. Parole sociale et critique morale

Le discours social s'énonce sur deux registres. Le premier décrit un espace donné (Maqam Echahid, quartier populaire, etc.) sur lequel s'embrayent des réflexions plus générales sur la mal vie, l'absence de perspectives, le désenchantement et le désespoir (en particulier au sujet de la jeunesse). Le second, plus subjectif, assumé par le narrateur personnage, est davantage moral et critique. Il porte sur une dénonciation de pratiques et de comportements de l'ensemble de la population, et d'une manière plus subversive, des puissants (bureaucrates, responsables politiques, petit chefs, etc.)

Morale et valeurs sociales apparaissent ici sous forme de préceptes, de vérités générales que profère le narrateur personnage. L'ironie amère exprime par ailleurs une critique des comportements. On remarquera que le phénomène de généralisation discursif tend à développer un sens dysphorique du propos :

Dans un pays où l'échelle de valeurs se confond avec un vulgaire escabeau, l'opportunité est de rigueur. (Le Dingue..., p. 10).
D'un côté, on coffre des péquenots qui débarquent naïvement dans la ville, de l'autre on relâche d'authentiques pestes parce qu'en haut, il y a de gros bonnets qui se disent désolés et qui promettent d'envoyer leurs bâtards pervertis quelque part dans un pays de cocagne pour les punir. Ca me rend malade. (Le Dingue…, p. 26).
T'as bougrement raison et c'est justement cette drôle de raison qui a plongé le bled dans la merde jusqu'au cou. Tout le monde s'en fout, tout le monde laisse tomber aux premiers pépins, et le pays, qui n'a jamais connu la paix depuis Massinissa, il continue de sombrer dans cette raison bizarre de nihiliste que les lâches se professent à chaque coin de rue. (Le Dingue..., p. 31).
Mais l'habile initiation aux vilenies du parti unique, celle-là même qui nous a inculqué à ne jamais dire tout bas ce que nous pensons plus haut, se réveille au tréfonds de mon ego châtré... (Le Dingue..., p. 77).

Le discours apparaît plus critique dans la mise en perspective des symboles constitutifs de l'Etat-Nation (monument aux morts de la guerre de libération nationale) et de l'état de déliquescence dans lequel se trouve la société et tout particulièrement la jeunesse. Le discours privilégie les catégories morales ("mirages d'un peuple", "nation réduite au stade de la prédation", "une humanité trahie", "une jeunesse livrée au vice et aux chimères de l'utopie", etc.) et les entités collectives et génériques (Nation, peuple, jeunesse, etc.) C'est un discours qui, paradoxalement, tend davantage à rendre compte d'un état de déliquescence généralisée qu'à désigner les causes et les responsables de cet état de fait (même si, comme nous l'avons souligné, le texte ne manque pas de porter un regard critique sur les bourgeois et les parvenus nourris dans le sérail du système) :

Lino à propos des jeunes : Ces jeunots, ils ont cessé d'attendre le Mehdi. Ils ne savent plus où aller, ni quoi faire de leur existence. Leur horizon est obstrué par les nuages des interdits. Hier, c'était les mégots et le ballon ficelé. Aujourd'hui c'est peut-être le kif. Et demain, c'est pas facile à prédire. Ils sont là, à empêcher les murs de s'écrouler, un œil sur les tristesses environnantes, un autre errant dans les rêves impossibles ; et ils rigolent pour tromper la désillusion, et ils font semblant d'être malins, et ils crèvent de frustration chaque jour un peu plus. (Le Dingue..., p. 17).
De la déprime à perte de vue ! Deux boutiques qui rappellent des bouches édentées, un cordonnier cacochyme tapant sur son enclume à la lueur compatissante d'un lampadaire pleureur, une grappe d'ados amoncelée autour d'un joueur de guitare (...) C'est une rue morose, avec des masures hideuses et un accent d'apostasie, qui mine le cœur d'amertume et greffe, dans la tête blasée, de ces rêves fallacieux dont se targuent les lointains cieux. Ici, pas de place pour planter ses racines. Les loubards n'ont d'yeux que pour l'Australie. Ça vous confie qu'un bateau mouille quelque part dans la brume des quais (...) (La Foire..., p. 81).
Et les jeunes continuent de confondre vie et parousie. Ils oublient qu'il faut créer son monde d'abord chez soi, se battre pour chaque empan et cesser de se confiner dans leur pénombre d'assistés. Parce que si, ici, ils bénéficient de circonstances atténuantes, ailleurs ils n'auront droit à aucun égard.
(Revoilà le discours dors-que-je-te-couvre, pourtant Llob t'as promis de la mettre en veilleuse. Fais gaffe, mon vieux, ta crédibilité risque d'en pâtir). (La Foire..., p. 82).

3.3. L’effet de miroir : références littéraires et discours culturel

On peut étudier les références selon la notion de Barthes d' effet de réel, par rapport à la constitution du référent littéraire lui-même : savoir qui transcende le genre et inscrit l'auteur dans un rapport de connivence avec la littérature "littéraire" ; savoir "national" qui atteste d'un champ suffisamment riche et vital (peu de références par exemple sur les auteurs algériens déjà institutionnalisés ou qui publient en France). Par ailleurs, ces connecteurs de réel ancrent le roman dans une culture du livre et de l'art comme référence principale (a contrario de la réalité désenchantée du quotidien social). Critique de la production littéraire de la SNED, références élogieuses des romans de Mimouni, Moulessehoul, Djemaï ou de Belamri ; rappel sous forme de clins d'œil des personnages des romans policiers de Djamal Dib ou de Youcef Khader donnent la mesure d'une familiarité indéniable de l'auteur avec les œuvres des écrivains de la sphère littéraire algérienne les plus jeunes, et qui ont édité pour la plupart leurs œuvres en Algérie (A aucun moment ne sont évoqués les "auteurs classiques" comme Kateb, Mammeri, Haddad ou Dib) :

Commenter un ouvrage, essayer de déceler la force de Rachid Mimouni, m'abreuver dans un Moulessehoul ou encore tenter de saisir cette chose tactile qui fait le charme de Djemaï... (Le Dingue..., p.14).
Il y a une phrase intégrale qui pue Tahar Djaout à mille lieues à la ronde. Plagiateur va ! (Le Dingue..., p. 71).
Une copie comme ça, c'est à peine si elle peut rivaliser avec les bouquins de chez l'ENAL. (Le Dingue..., p. 72).
A part une série de bouquins El Anis, quelques magazines d'intox. (Le Dingue..., p. 91).
Il doit penser que j'ai piqué ça dans un bouquin de Rabah Belamri ou chez un ascète de Beni M'Zab, pourtant vous savez tous, (hypocrites lecteurs, mes semblables, mes frères), que je ne crains aucune concurrence dans le domaine de la réflexion et des belles lettres. (Le Dingue..., p. 93).
A son prochain anniversaire, je lui offrirai deux recueils de Djamal Amrani, promis. (Le Dingue..., p. 105).
Il passe son temps à confectionner son personnage dans les bouquins de Djamal Dib ensuite, quand je le rappelle à l'ordre, il n'est pas content. (Le Dingue..., p. 69).
 (...) détaille à mon tour, les deux intrépides Mourad Saber. (Le Dingue..., p. 120).

3.4. Une trilogie en terre française

Exit le commissaire Llob, bonjour Yasmina Khadra, quatre ans plus tard quand paraît en France aux Éditions Baleine la suite des aventures de Llob précédée d'une préface généreuse et prudente à la fois. Morituri attire immédiatement l'attention. Voilà un roman policier signé par un pseudonyme féminin algérien qui donne à lire ce que la presse française s'efforce de démêler depuis plusieurs années comme un puzzle pervers : tueries, mafia politico-financière, univers de la survie et de la débrouille, éminences grises et exécutants psychopathes. Plus qu’un regard, ce sont les expressions sans concessions, la phrase lapidaire mais terrible, la métaphore vengeresse qui retiennent rapidement l’attention :

Aujourd'hui, de sous les décombres des abus, la Nation retrousse ses robes sur des avortons terrifiants, et mon havre de fierté supplante en laideur la plus horrible des barbaries. (p. 31).

Mais Morituri ne se distingue des premières aventures éditées en Algérie que par l’introduction de la nébuleuse intégriste et de ses exactions ; pour le reste les coups fourrés, la corruption insolente et la galère sans perspective de ceux qui végètent sont le leitmotiv asséné à chaque détour de page. Morituri avoue sans ambages un désespoir collectif :

Je regarde Alger et Alger regarde la mer. Cette ville n'a plus d'émotions. Elle est le désenchantement à perte de vue. Ses symboles sont mis au rebut. Soumise à une obligation de réserve, son histoire courbe l'échine et ses monuments se font tout petits. (p. 159).

Bis repetita avec Double blanc, où la mouvance des repus et des pieuvres de tout acabit est croquée au pas de charge dans une intrigue parsemée de fausses pistes et de digressions critiques. Curieusement les protagonistes taquinent la muse : Ben Ouda vieil apparatchik mis au placard, auteur d’un essai intitulé "Le rêve et l’utopie", ou encore Faïd le chef du complot codé "La quatrième hypothèse" qui, dans un délire final, convoque dans sa logorrhée Maïakovski.

Enfin, L’Automne des chimères, ultime opus de la trilogie en terre française, met un point final à l’aventure du commissaire Llob (mis sur la touche par une retraite anticipée et assassiné proprement aux dernières pages du livre). Dédié "Aux absents, à la femme, au soldat et au flic de mon pays", la dernière enquête de Llob n’en est pas une, puisque c’est lui qui fait l’objet de représailles pour avoir écrit Morituri. L’auteur nous livre au passage une piste fragile quant à l’identité de la mystérieuse Yasmina Khadra (Il y a un rapprochement troublant entre ce pseudonyme et celui utilisé au début des années 70 pour la première série de romans d’espionnage : Youcef Khader) :

Alors, comme ça, tu t'appelles Yasmina Khadra, maintenant ? Sincèrement, tu as pris ce pseudonyme pour séduire le jury du prix Femina et pour semer tes ennemis ?
- C'est pour rendre hommage au courage de la femme. Parce que, s'il y a bien une personne à les avoir en bronze, dans notre pays, c'est elle. (p. 51).

Le propos central est bien celui de la chronique de la résistance contre l’intégrisme ("Les Califes de l’Apocalypse" ou encore les khmejs – en algérien, les ordures rouges) et le retour aux sources authentiques du pays profond ; le héros se rend à deux reprises dans son village natal en Kabylie pour enterrer des amis très proches :

Nous étions une race d'hommes libres, et nous nous préservions du monde, de ses bêtes immondes, de ses machines et de ses machinations, de ses manifestes et de ses manifestations, de ses investitures et de ses investissements... (p. 17).

Scandé par des références à l’Apocalypse, Nietzsche ou le moine errant Matsuo Bashö (?), L’Automne des chimères apparaît en sourdine comme un plaidoyer pour l’écriture et la revendication d’une mission critique pour l’écrivain :

Je dérange, remue la merde. Ça peut être n'importe qui : la mafia, les politiques, les intégristes, les rentiers de la révolution, les gardiens du Temple, y compris les défenseurs de l'identité nationale qui estiment que le seul moyen de promouvoir la langue arabe est de casser le francisant. Je suis écrivain, Lino, l'ennemi commun numéro 1. (p. 89-90).

Pour conclure la cinquième et dernière aventure de son héros, l’auteur inconnu de cette saga revient sur l’essentiel et distille, comme pour délivrer un ultime message, une sorte de parabole généreuse de métaphores sur ce qui indéniablement fonde le sens de cette écriture, l’amour de l’Algérie :

L'Histoire retiendra de la tragédie algérienne la dérive d'un peuple qui a la manie de toujours se gourer de gourou, et l'opportunité d'une bande de singes qui, à défaut d'arbre généalogique, a pris le pli de s'improviser des arbres à pain et des gibets dans un pays qui aura excellé dans son statut d'État second. (p. 173).

Conclusion

Même si la production littéraire policière est des plus modestes et si elle semble déjà marquer le pas en se faisant éditer en France, elle constitue indéniablement dans le paysage littéraire en Algérie un mode d'expression qui formule tout à la fois des investissements thématiques aussi originaux que ceux du reste de la littérature romanesque et révèle à sa manière les conditions de constitution et d'évolution de la sphère littéraire.

Nous avons tenté dans ce bref parcours de signaler surtout que son émergence correspond à un remodèlement des conditions de production et de circulation des biens symboliques en Algérie. Sa variété générique, ses maladresses et ses réussites lui assignent, à la différence de la littérature de série policière en Occident, une place non négligeable dans la démocratisation de l'expression littéraire. Encore faut-il que l'activité littéraire la plus normale lui permette de se développer et de rencontrer surtout un large public de lecteurs qui lui offre les possibilités de son renouvellement.

L'intérêt de cette production littéraire "locale" qui tend à exister en tant que littérature au sens institutionnel et à faire émerger des discours fictionnels au plus près de leur espace d'élaboration, peut se lire à travers des questionnements qui portent à la fois sur les processus d'autonomisation des pratiques culturelles dans des formations sociales du type algérien, et sur les modes de formulation du social dans la langue du littéraire. Cet examen nécessairement rapide indique que les deux interrogations renvoient, sur la moyenne durée, à une évolution concomitante où par un va-et-vient constant les configurations institutionnelles d'exercice d'une activité littéraire s'appuient sur des représentations thématiques et formelles du travail du romanesque.

 

 

RÉFÉRENCES

Romans policiers et assimilés édités en Algérie

Youcef KHADER, Délivrez la fidayia, Alger, SNED, 1970.

La Vengeance passe par Ghaza, Alger, SNED, 1970.

Halte au plan "'terreur’, Alger, SNED, 1970.

Pas de 'Phantoms ’ pour Tel Aviv, Alger, SNED, 1970.

Les Bourreaux meurent aussi..., Alger, SNED, 1972.

Quand les 'Panthères’ attaquent..., Alger, SNED, 1972.

A. LAMRANI, D. contre attaque, Alger, SNED, 1973.

Piège à Tel Aviv, Alger, SNED, 1980.

Larbi ABAHRI, Banderilles et muleta, Alger, SNED, 1981.

Djamal DIB, La Résurrection d’Antar, Alger, ENAL, 1986.

La Saga des Djins, Alger, ENAL, 1986,

Zehira HOUFANI, Les Pirates du désert, Alger, ENAL, 1986.

Le Portrait du disparu, Alger, ENAL, 1986.

Salim AÏSSA, Mimouna, Alger, Laphomic, 1987.

Adel s’emmêle, Alger, ENAL, 1988.

Djamal DIB, L’Archipel du Stalag, Alger, ENAL, 1988.

Rabah ZEGHOUDA, Double Djo pour une muette, Alger, ENAL, 1989.

Mohamed BENAYAT, Freddy la rafale, ENAL, 1991.

COMMISSAIRE LLOB, Le Dingue au bistouri, Alger, Laphomic, 1991.

La Foire aux enfoirés, Alger, Laphomic, 1993.

 

Romans édités en France

Yasmina KHADRA, Morituri, Coll. Instantanés du polar, Ed. Baleine, avril 1997. Trophée 813 du meilleur roman francophone 1997.

Double blanc, coll. Instantanés du polar, Ed. Baleine, septembre 1997.

L’Automne des chimères, coll. Instantanés du polar, Ed. Baleine, mai 1998.

Chawki AMARI, De bonnes Nouvelles d’Algérie, coll. Canaille/Revolver, Ed. Baleine, mai 1998.

 



[1] Il faudrait signaler en plus celui de la journaliste du quotidien français Le Monde, Catherine Simon, Un baiser sans moustache, coll. Série noire, n° 2488, Gallimard, 1998, dont l’action se déroule en Algérie avec comme personnage de détective amateur une universitaire algérienne, Emna Aït Saada. Le recueil de nouvelles de Chawki Amari, Bonnes nouvelles d’Algérie, publié dans une collection policière, relève davantage d’un mixte qui mêle fantastique, science fiction et absurde que de la littérature policière proprement dite.

[2] Expression consacrée en Albanie pour désigner la littérature d’espionnage à vocation pédagogique et nationale. Lire à ce sujet l’excellente étude de Christiane Montecot, "L’émergence d’un ‘roman noir’ en Albanie", Mots, n° 54, mars 1998.

[3] De hit, mur ; désignation générique et fonctionnelle des jeunes désoeuvrés qui adossés aux murs attendent, faute de mieux, que l’avenir leur tombe sur la tête.

[4] Respectivement les enfants privilégiés et "m’as-tu vu" de la bourgeoisie parvenue et leurs alter ego des quartiers populaires qui tentent de se glisser dans les salles de cinéma, les discothèques et les salons de thé branchés du luxueux complexe culturo-commercial de Riad el Feth à Alger

[5] Autre pseudonyme, utilisé celui ci par un journaliste algérien.

[6] Nacer Ouramdane, "Enigmes"( (C.R. de La Foire aux enfoirés), Algérie-Actualité, 21/27 Décembre 1993.

[7] "Freddy la Rafale de Mohamed Benayat", par S. Bellout, Le Soir d'Algérie, 12 avril 1992.

[8] "Un vrai faux polar", par Ahmed Mostefai  (Le Dingue au bistouri), Horizons, le 28 Avril 1991.

[9] "Commissaire Llob: Le Dingue au bistouri. Un talent fou", par L.B.I. Le Soir d'Algérie, 12 Sept. 1991.

[10] "Le Dingue au bistouri arrêté par un "draguerillero", par Abderrahmane Lounès, Le jeune Indépendant, n° 64, 28 janvier/3 février 1992.

[11] "Polar/L... comme Llob", par Murdjajo.  (C.R. Le Dingue au bistouri) El Watan, 14 Octobre 1991, p. 17.

[12] "L'humour du commissaire Llob", par D. Mokhless, El Moudjahid Ouest, 29 Déc. 1991/4 Janv. 1992.