Renouvellement ou continuité de l'écriture de Rachid Boudjedra ?
Lecture de
Timimoun

Rym KHERIJI,
Université Paris 13

Il y a presque trente ans, paraissait le premier roman de Boudjedra, La Répudiation. Avec cette œuvre, l’auteur s’attaquait aux piliers d’une société dont il dénonçait, dans l’urgence, l’hypocrisie et les abus. Partant en croisade contre toutes les idées reçues, il affectionnait particulièrement les remises en questions violentes. Vingt-cinq ans plus tard, il publie Timimoun qui, par bien des aspects, semble très différent du premier texte. Une dizaine de romans séparent certes ces deux ouvrages, et le contexte socio-politique algérien a considérablement changé.

A la lecture de Timimoun, nous sommes d’emblée frappés par la clarté de son écriture et la simplicité de son intrigue. Le narrateur, un quadragénaire alcoolique rongé par ses échec, tant sur le plan professionnel qu’affectif, sillonne le désert entre Alger et Timimoun, au volant de son car rempli de touristes. Il tombe subitement amoureux d’une jeune fille de vingt ans qui, au cours d’une soirée passée à fumer du haschich, lui préfère un éphèbe noir. Le mélange de passion, de désir, de jalousie et de frustration qu’elle suscite chez le narrateur, le livre sans défense aux souvenirs douloureux qui le hantent, amplifiés par l’hostilité d’un paysage lunaire. Le récit de ce voyage au cœur du Sahara agrémenté d’une histoire d’amour sans relief, nous laisse perplexes quant à cette nouvelle orientation de l’écriture boudjedrienne. L’auteur se serait-il assagi ? Aurait-il perdu cette fureur et cette rage qui faisaient de lui "l’enfant terrible" de sa génération ? Afin de donner des éléments de réponse à ces questions, nous développerons trois points : d'abord, la mise en scène de l’espace désertique, ensuite l’organisation de l’écriture autour de cet espace (engendre-t-il un récit linéaire ?) ; enfin nous essayerons de voir si la production du récit s’inscrit toujours dans une thématique désirante grâce à l’intervention d’un destinataire intradiégétique comme ce fut le cas pour Céline.

Mise en scène de l'espace désertique

Le désert, par son immensité majestueuse et son hostilité silencieuse, a inspiré bien des littératures. Le plus connu des textes religieux est sans doute celui de la traversée du désert du Sinaï où le prophète Moïse conduit les esclaves hébreux vers la terre promise. Lieu de perdition mais aussi de rédemption et de révélation divine, c’est ainsi qu’il apparaît dans Timimoun. Le narrateur guide des touristes jusqu’à la ville promise, mais son ascétisme ne le met pas à l’abri de la tentation. Contrairement au prophète, il n’a pas la sérénité que seules les certitudes permettent. Miné de l’intérieur par des souvenirs douloureux, il tente d’oublier sa peine en noyant son regard et par là même ses pensées, dans l’infini du désert. L’espace prend alors une dimension nouvelle. Il n’est plus un passage d’un point à un autre, mais le lieu même à partir duquel s’exprime cette souffrance. Le narrateur affirme en effet :

La peur est là. Elle est atroce. Elle m’a toujours habité. J’essaye de l’enrayer à coups de vodka et de randonnées dans le désert le plus grand et le plus désertique du monde. (p. 15).

Il ajoute plus loin :

Dehors, à gauche, à droite et de face : le désert. [...] Toujours ce désert qui se déroule. Même la nuit, il est le lieu central de l’angoisse, du désir et du vertige. (p. 16).

Nous remarquons tout de suite la contradiction de ces propos. D’une part, le désert est un refuge, de l’autre, un piège angoissant. En mettant l’accent sur l’ampleur du vide qui l’entoure, le narrateur suggère que la menace qu’il fuit ne vient pas de l’extérieur.

Ahmed Mahfoudh, dans un article intitulé Mélancolie, désordre de la mémoire et nouvel ordre du récit dans Timimoun de Rachid Boudjedra, accorde quatre dimensions au désir irrépressible de fuite éprouvé par le narrateur : D’abord, "une signification immédiate": "une dégradation, une déchéance, voire un suicide mental". Ensuite, "une signification mythique, car le défi mégalomaniaque du narrateur, qui a pris un avion militaire pour aller se soûler dans un bar de Bruxelles, évoque de manière parodique le rêve démoniaque d’Icare qui voulait atteindre le soleil avec des ailes de cire". La troisième dimension est religieuse : "Le désert n’est-il pas un mode de punition dont la souffrance qu’il provoque constitue la voie de rachat ?". Enfin, une dimension politique : "elle [la fuite] reflète la démission des intellectuels qui choisissent de fuir au lieu d’affronter le danger intégriste" [1].

La stratification du sens qui nous est proposée ici, permet d’accorder au désert une plus grande importance sur le plan diégétique. Il n’est pas un simple cadre spatial pour une intrigue amoureuse quelconque, mais un véritable catalyseur du discours. Le roman est ainsi ponctué par les descriptions du Sahara qui est tantôt "un lieu pour souffrir" (p. 55), tantôt assimilé à la femme aimée et désirée : "Je trouvais que le Sahara allait bien à Sarah" (p. 59), ou encore, l’objet d’une "passion" (p. 62). Le narrateur oscille sans cesse entre l’attirance et la répulsion dans ses rapports avec le désert. Il le décrit en ces termes :

Cette désintégration lunaire où la rocaille, le sable, les dunes, les crevasses et les pics majestueux donnent envie de mourir tout de suite. (pp. 55-56).

Il nous est dès lors difficile de le considérer à l’instar d’Ahmed Mahfoudh, comme "un lieu de renoncement à la vie" [2]. Il serait plutôt un espace de prise de parole paradoxal, comme nous le constaterons dans cette deuxième partie.

L'espace d'une prise de parole

En décrivant le désert, le narrateur nous confie son "envie de mourir" qui n’est pas générée par le désespoir, l’échec et la déchéance, mais par la profonde sensation d’être le témoin unique et privilégié de l’expression la plus parfaite d’une beauté incommensurable. Vers la fin du roman, l'espace mortifère se transforme en espace de sublimation. Il parvient donc à canaliser les pulsions de mort du guide :

En fait, il n’y a que dans le désert que j’arrive à évacuer le trop-plein de sentiments étrangers, de désirs d’automutilation et de sensations pénibles. (p. 113).

Quelques lignes plus loin, nous pouvons lire :

Le Sahara est ce lieu où se chamboule et se fracasse le monde. C’est pour cela que je m’y accroche, que j’y fais le guide, que j’emprunte des pistes difficiles et des plateaux inaccessibles. (p. 113).

Outre la métaphore construite autour de la reconstitution de la mémoire (le Sahara représentant une sorte d’archive où s’entasseraient les souvenirs livrés aux ravages de l’oubli, en attendant d’être redécouverts), nous remarquons dans cette phrase, une relation de cause à effet entre un extérieur défait, détruit, et une tentative de reconstruction psychologique, donc intérieure. L’opposition entre extérieur et intérieur, suggérée par ailleurs tout au long du roman, donne à lire le désarroi du narrateur. Il tente de se construire d’autres repères, loin d’un monde qui l’a rejeté parce qu’il est sorti des sentiers battus.

En fuyant la souffrance de son ancienne vie, en se perdant dans l’immensité du désert après avoir été privé de celle du ciel, en se laissant engloutir, en livrant son corps aux ravages du temps et du climat, il ne se met pourtant pas à l’abri du véritable danger : celui qui vient de l’intérieur. Le mal est en lui et en ce sens, le récit est une tentative d’exorcisme.

Si Boudjedra campe l’action de ce roman dans un espace ouvert, contrairement à la chambre où se déroule le récit cadre de La Répudiation, il enferme néanmoins le narrateur dans l’espace clos de son car baptisé Extravagance, et par là même dans celui de ses souvenirs. A l’image du parcours chaotique emprunté par le car, le récit est aussi "parsemé de blocs rocheux capables de se mouvoir" (p. 113). Le plus important de ces blocs est celui de la mort du frère aîné. Le souvenir est déclenché par un simple regard du narrateur dans le rétroviseur. Le miroir, précisément orienté vers l’arrière, joue le rôle d’un écran où une image du passé vient subitement se substituer à celle que reflète le propre visage du narrateur :

Je regarde mon visage dans le rétroviseur, il me paraît vieilli, hagard, poussiéreux, cireux comme celui de mon frère aîné, le jour de son enterrement. Il avait été écrasé par un tramway. (p. 39).

A partir de ce constat, toute une série de faits viennent se greffer à l’événement principal, par des associations d’idées : le jour de l’enterrement, le narrateur préfère rester dans le jardin où il voit "arriver les oiseaux qui revenaient de leurs longues vadrouilles journalières" (p. 40). Les yeux des oiseaux évoquent d’abord pour lui les larmes de sa mère qui pleure la mort de son fils, ensuite le regard de cette dernière lorsqu’il la surprend "en train d’étendre ses serviettes hygiéniques" (p. 42). Cet épisode, couronné par une gifle maternelle, lui rappelle enfin la correction beaucoup plus sérieuse que lui inflige le maître de Coran parce qu’il a "refusé d’écrire sur la planche coranique : Et s'ils t’interrogent sur les menstrues ; dis c’est une malédiction..." (p. 43).

L’enchaînement de ces événements reproduit comme nous venons de le constater, le mouvement d’une avalanche déclenchée en amont par l’image traumatisante du frère mort, pour aboutir en aval, à un autre trauma, à savoir la découverte du sang féminin. Le même schéma est répété à chaque fois pour les autres réminiscences qui effritent le récit du voyage. Ce procédé permet-il de combler l’absence d’une demande intradiégétique du récit ? Le leitmotiv de Céline dans La Répudiation est-il remplacé par un autre catalyseur du récit, à savoir l’éclatement du paysage désertique ?

Erotique du désert et désir de l'écriture

Au cours de ce voyage où nous accompagnons les protagonistes, Sarah ne montre qu’une indifférence affligeante face à l’envie de se raconter manifestée à plusieurs reprises par le narrateur. L’absence d’écoute est associée à un érotisme limité à un désir tacite et unilatéral. Il n’y a donc pas de confrontation réelle entre eux. Seul le rétroviseur est le témoin des regards qu’ils échangent de manière tout aussi déséquilibrée que les sentiments qui les animent :

Cela fait quelques jours que nous vivons un face à face muet, de ma part, et arrogant de la sienne, par l’intermédiaire du rétroviseur intérieur. (p. 17).

Les tentatives du narrateur pour établir le contact avortent :

Je n’avais pas fini mon histoire qu’elle se levait et quittait la table, avec nonchalance, en s’excusant exagérément. Ironiquement. (p. 20).

Mais le récit ne s’arrête pourtant pas là. Il continue dans un soliloque pathétique :

L’histoire de mon père qui voulait que je gère une usine de concentré de tomate n’eut aucun effet sur Sarah. Je n’allai pas plus loin. Ne lui dis pas qu’il était riche, grand voyageur et trop égoïste. Atteint de la maladie des nomades, il ne savait pas tenir en place. D’une affaire l’autre. D’un continent l’autre. D’une femme l’autre. Je devins pilote de chasse et asexué. Frigide. Je finis par me faire renvoyer de l’armée de l’air parce qu’un samedi soir je fauchai un Mig-21 et allai me soûler dans un bar à bières, à Bruxelles. (pp. 20-21).

Un autre narrateur s’est vu confronté à l’absence d’écoute : Mehdi, dans L’Insolation. Toutefois, le rejet de Nadia ne sabote pas ses soliloques. Au contraire, ils n’en acquièrent que plus de violence et puisent leur force dans leur propre négation. Le narrateur de Timimoun évolue à l’opposé de Mehdi. Trop souvent hésitant, dénué de toute agressivité, il reconnaît pourtant sa situation loufoque :

Je suis devenu, à cause de cet amour désespéré, une sorte d’épouvantail pleurnichard, langoureux, ivrogne et moite. (p. 90).

Il trouve son état d’amoureux transi "trop burlesque" (p. 90). Avant d’en arriver à cette impitoyable (vis-à-vis de lui même), mais également pitoyable (aux yeux du lecteur) conclusion, il tente d’attirer Sarah dans son univers fantasmatique :

Vingt-cinq ans plus tard, j’essaie d’emmener Sarah dans une fumerie clandestine de Timimoun pour lui faire comprendre, discrètement et en douceur, combien ces soûleries et ces fumeries de mon adolescence avaient été prodigieuses. (p. 71).

Elle refuse d’abord, mais lorsqu’elle accepte, le narrateur ne se doute pas encore qu’elle l’abandonnera au profit d’un musicien noir. La précision temporelle "vingt-cinq ans plus tard" ne peut nous laisser indifférents. La parution de La Répudiation précède en effet celle de Timimoun du même nombre d’années. N’assiste-t-on pas ici à un désir secret de retrouver l’amante vorace et l’allocutaire insatiable que fut Céline, et par la même occasion, la période bénie des débuts de l’écriture ? Ne s’agit-il pas d’une évocation nostalgique de la "douceur" de sa peau de femme-objet exotique, désirante et désirée, catalyseur du récit de la jouissance ?

La fin du roman nous éloigne sournoisement de cette alternative. Arrivé au bout de son voyage, le narrateur lève les yeux vers le rétroviseur. Il ne voit ni le regard inquisiteur de Sarah, ni le visage livide de son frère. Débarrassé de ses fantômes et de sa manie de flagellation amplifiée par l’attitude ironique de la jeune femme, il arrive à se regarder dans le miroir sans éprouver aucune honte. Nous assistons également à la mise à mort de la passion amoureuse qui le dévorait.

Le désert a cessé d’exercer sa magie sur le narrateur qui retrouve subitement l’harmonie avec sa propre image. Simultanément, Sarah se coupe petit à petit du monde qui l’entoure. L’éveil du protagoniste qui coïncide avec l’évanescence de la jeune femme, donne à lire dans une dernière pirouette, d’une part le désengagement du premier avec la fin du récit, et d’autre part, la perte de la seconde qui finit par se laisser engloutir par cet autre paradis artificiel, la fiction littéraire. Ne dit-on pas en effet que la réalité dépasse souvent la fiction ? Boudjedra, jonglant encore une fois avec les mots, ne se lasse pas de son jeu préféré : dérouter et violenter le lecteur en le confrontant à sa propre impuissance.

 

 

Corpus :

BOUDJEDRA, Rachid. Timimoun, Paris, Denoël, 1994, 125 p.

BOUDJEDRA, Rachid. La Répudiation, Paris, Denoël, 1969 ; coll. Folio, 1992, 251 p.

Référence bibliographique :

MAHFOUDH, Ahmed. "Mélancolie, désordre de la mémoire et nouvel ordre du récit dans Timimoun de Rachid Boudjedra", in IBLA, t. 59, 1996, pp. 271-284.

 


 



[1] Mahfoudh, Ahmed. "Mélancolie, désordre de la mémoire et nouvel ordre du récit dans Timimoun de Rachid Boudjedra", in IBLA, 1996, t. 59, p. 271-284; pp. 273-274.

[2] "Mélancolie, désordre de la mémoire et nouvel ordre du récit dans Timimoun de Rachid Boudjedra", op. cit., p. 274.