Espace, temps et représentation dans Vaste est la prison d’Assia Djebar

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Table :

 

 

 

Introduction

 

I - Vaste est la prison et le projet autobiographique

·        Un constat d’échec

·        Vaste est la prison autobiographie ?

 

II - Ecriture de « la blessure originelle »

 

III – La sémiologie du regard ou l’espace double

 

IV – Se tuer pour renaître : l’écriture comme auto-mutilatin

 

Conclusion

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Introduction :

 

           

« Vaste est la prison qui m’écrase,

D’où me viendras-tu, délivrance ? »

Tel est le prélude de la chanson berbère qui a inspiré à Assia Djebar le titre de son œuvre Vaste est la prison. Chanson berbère chantée par les femmes de la tribu maternelle de l’auteur. L’alliance oxymorique des deux mots « vaste » et « prison » dans ce titre laisse présager la lecture d’une œuvre à dominante spatiale ; c’est-à-dire une œuvre où l’espace a une place prépondérante. Ceci n’est vrai qu’en partie ; car l’espace n’acquiert l’importance qui est la sienne dans Vaste est la prison qu’en tant que composante de la quête autobiographique entreprise par Assia Djebar depuis la publication de son quatrième roman L’Amour la Fantasia en 1985. En effet, VP est le troisième volet du quatuor autobiographique Commencé par AF et poursuivi par Ombre sultane. Autant dire que l’œuvre s’inscrit dans un « espace autobiographique » tel qu’il est défini par Philippe Lejeune dans son livre Le Pacte autobiographique.

Au dire de Georges Gusdorf : « L’autobiographie propose un théâtre dans le théâtre, théâtre d’ombres où l’auteur joue à la fois les rôles de l’auteur, du metteur en scène et des acteurs »1. S’inscrivant dans un projet autobiographique, VP s’avère être donc une nouvelle tentative de représentation de soi, représentation marquant nécessairement l’œuvre d’une durée (celle de l’auteur ?) et d’un espace qui s’avèrera être un ailleurs ou absence d’ « ancrage».

 

I – Vaste est la prison et le projet autobiographique :

Notre lecture de AF et de OS2 a abouti à un constat d’échec concluant le projet autobiographique d’Assia Djebar. En effet l’échec de l’autobiographie se traduit, dans A.F, autant par des anomalies minant de l’intérieur le récit autobiographique que par l’intrusion de l’Histoire proche et lointaine de l’Algérie. Quant à OS, il s’avère être un roman polyphonique. La fiction attestée surtout par l’emploi de la polyphonie énonciative, a fini donc par submerger la voix d’une narratrice première se réclamant au départ de l’auteur et cherchant à se dire, entreprise qui s’avère ainsi impossible. C’est d’ailleurs à cet échec que fait allusion, dès l’incipit, la narratrice de VP :

 « Silence de l’écriture, vent du désert qui tourne sa meule inexorable, alors que ma main court, que la langue du père (langue d’ailleurs muée en langue paternelle) dénoue peu à peu, sûrement, les langes de l’amour mort ; et le murmure affaibli des aïeules loin derrière, la plainte hululante des ombres voilées flottant à l’horizon, tant de voix s’éclaboussent dans un lent vertige de deuil -- alors que ma main court… » (p. 11)

Ce vertige de l’écriture, cette impossibilité de se dire va-t-elle être résolue dans VP ? La narratrice pourra-t-elle enfin s’affirmer entant que l’auteur elle-même ? Saura-t-elle se dire et échapper à l’emprise de ces voix « ensevelies » ?

Selon Philippe Lejeune, le premier enjeu et le plus important dans une autobiographie est l’identité auteur-narrateur-personnage doublée par le pacte autobiographique qui consiste en un contrat de lecture que l’auteur établit avec le lecteur1. S’inscrivant dans un projet autobiographique, VP se soumet aux mêmes pactes de lecture que AF ; or nous avons démontré que le pacte autobiographique dans cette œuvre ne renvoie qu’à une intention d’autobiographie et qu’au sein de ce même pacte, la narratrice avoue son incapacité de se dire :

« Ecrire le plus anodin des souvenirs d’enfance renvoie (…) au corps dépouillé de voix. Tenter l’autobiographie par les seuls mots français, c’est, sous le lent scalpel de l’autopsie à vif, montrer plus que sa peau. Sa chair se desquame, semble-t-il, en lambeaux du parler d’enfance qui ne s’écrit plus. Les blessures s’ouvrent, les veines pleurent, coule le sang de soi et des autres, qui n’a jamais séché. » (AF, PP.177-178)

Reste à examiner la possibilité d’une identité auteur-narrateur-personnage dans VP. Comme dans AF, il s’agit d’une narratrice anonyme. Rares les moments où son « je » frôle celui de l’auteur. Au début de l’œuvre, elle raconte l’étouffement qu’elle impose à son cœur épris d’un jeune homme, un collègue. Dans la seconde partie « L’Effacement sur la pierre », c’est la voix d’Assia Djebar l’historienne que nous entendons mais alors le rapport à l’autobiographie est très faible ou indirect. La troisième partie semble mieux concilier l’auteur avec son autobiographie puisqu’il s’agit, dans cette partie de chapitres relatant l’expérience de cinéaste de l’auteur alternant avec d’autres tentant de remonter loin dans la généalogie de la narratrice dévoilant ainsi son rapport à la langue française ainsi qu’à la langue maternelle dont elle a été coupée et même à la langue ancestrale disparue. Peut-être est-ce se référant à cette troisième partie que l’auteur déclare dans son dernier livre Ces voix qui m’assiègent que son roman VP est « le plus autobiographique, sans doute »1. L’échec de l’entreprise autobiographique est pourtant là, même si ce n’est qu’à la page 228 que cette narratrice anonyme se transforme en Isma, la narratrice de OS. Est-ce la sœur ou toute autre femme -- puisque Isma renvoie au substantif « nom » au pluriel dans la langue arabe ? :

« Appellerai-je à nouveau la narratrice Isma ? « Isma » : « le nom». Dans le cours si mêlé de cette évocation (…), je voudrais tant la conduire aux parages du lac de sérénité ! (…) La sérénité des passages qui semblent ne devoir jamais finir. » (p. 331)

Isma semble être donc l’ombre de la narratrice première ou de l’auteur, reflet de la présence des femmes algériennes dans le récit d’Assia Djebar. Présence qui altère l’autobiographie et la voue à l’échec.

Le paradoxe de l’écriture de cet auteur réside en réalité dans l’impossibilité et pourtant la nécessité de se dire. En dehors de l’écran protecteur de la fiction, l’écriture de soi s’apparente chez l’écrivain à un écharnement voulu, infligé comme une punition pour sa trahison des siens. Ne s’écrit-elle pas en français, langue du conquérant d’hier, tout en sachant, de surcroît, que « l’écriture est (d’abord) dévoilement » ?

 

II – Ecriture de la « blessure originelle » : histoire personnelle et Histoire collective :

C’est justement à cette rupture qui s’est opérée dans sa vie à l’orée de l’adolescence qu’Assia Djebar consacre l’essentiel de cette fiction autobiographique. Ailleurs elle parle d’une « blessure originelle » qu’elle décline dans son rapport à la langue et à l’amour sources premières de son écriture.

Il y eut ce jour fatidique où « fillette arabe allant pour la première fois à l’école, main dans la main du père » (AF, p. 11), la narratrice s’est vue coupée du chant d’amour maternel. Désormais libre, épargnée à jamais de la claustration, elle s’est muée malgré elle en traîtresse, en exclue des cercles féminins et de la chaleur du harem. S’opère alors, dans le texte, un réseau d’analogies destiné à excuser cette « blessure originelle. Analogie entre le cas de la narratrice-auteur et celui de Zoraidé, une algérienne, personnage du premier roman de la modernité, Don Quichotte de Cervantès (cf. p. 169). Elle s’est libérée en envoyant un message à un captif des bagnes d’Alger, son futur compagnon de route. La fuite implique pour elle liberté mais aussi dépouillement. La narratrice s’évertue également à trouver ce qui, dans le parcours de sa mère, la rapproche d’elle, cet éloignement de la langue-mère (autant l’arabe que le berbère) mais aussi des montagnes de son enfance (cf. pp. 171-172).

Dans AF, la narratrice définit la langue française comme une « tunique de Nessus » l’enserrant jusqu’à l’asphyxie alors qu’elle déplore la perte de la « pléthore amoureuse » de la langue de sa mère. La partie « L’effacement sur la pierre » de VP consacre la recherche d’une troisième langue perdue, plus ancienne et plus authentique que toutes. Dans cette quête d’une autre langue, de la vraie langue-mère, les horizons géographiques de la narratrice s’élargissent jusqu’à la ville de Dougga en Tunisie pour s’étendre au désert d’Abalessa en Algérie alors que son œil d’historienne creuse encore plus loin, le plus loin possible dans l’Histoire de son pays. Elle tente, en même temps que les historiens et les archéologues qui se sont succédés face à la stèle de Dougga, d’y déchiffrer le secret de l’inscription bilingue. On y avait reconnu l’alphabet latin mais le mystère de l’autre langue reste intact jusqu’à l’aube du vingtième siècle (cf. p. 145). Le regard d’historienne d’Assia Djebar remonte encore le temps, s’égare encore dans l’espace à la recherche des dernières traces de cette civilisation perdue, érodée par les conquêtes successives. Elle voyage à Abalessa, en plein désert du sud algérien, le lieu où on a découvert le mausolée de la princesse Tin Hinan : là, surgit une inscription encore plus ancienne que celle de la stèle de Dougga témoignant du fait que, dans ce désert, la langue est un patrimoine gardé et transmis par les femmes :

«Notre écriture la plus secrète, (…)toute bruissante encore de sons et de souffles d’aujourd’hui, est bien legs de femme, au plus profond du désert.

Tin Hinan ensevelie dans le ventre de l’Afrique !» (pp. 163-164)

L’emploi de l’italique pour ce chapitre intitulé « Abalessa » et concluant la seconde partie de l’œuvre renvoie à l’écriture secrète des femmes, à leurs chuchotements amoureux qui hantent l’Histoire de l’Algérie et l’écriture de la narratrice.

·        L’amour :

Car écrire, pour Assia Djebar, comme toute autre expression artistique, signifie dire l’amour. C’est à cela que s’apparente également son expérience de cinéaste (cf. p. 199). Ecrire, tourner un film veut dire donc vivre, exister pleinement. C’est pourquoi, dénuée de la langue originelle qui exprimerait le mieux l’amour, elle a décidé d’effacer sa tentation d’écrire ou d’éprouver une quelconque passion. Cependant elle ne tarde pas à réaliser l’échec d’une telle entreprise paradoxale. Ecrire en dehors de l’expression de l’amour s’avère donc être impossible. Comment peut-on écrire tout en ayant effacé la source de son écriture ?

« Je reviens à ces jours d’avant la sieste, à ces treize mois : je ne sais pourquoi avec tant de circonvolutions, en désordre volontairement non chronologique, j’ai fait égoutter ces fontaines de moi-même, alors qu’il fallait les tarir, ou tout au moins les endiguer. » (p. 116)

L’effacement est donc impossible. Mais est-il si nécessaire que le croyait la narratrice ? Ecrire dans la langue de la mère aurait-il pu la concilier avec elle-même ? Ceci n’est même pas certain car il s’avère que la notion de couple est une chimère, un mirage dans la Tradition arabe. La désillusion est totale : dans certains villages d’Algérie, en l’occurrence ici le village du premier époux de la narratrice, les femmes nomment leurs maris « l’e’dou », donc l’ennemi :

« En vérité, ce simple vocable, acerbe dans sa chair arabe, vrilla indéfiniment le fond de mon âme, et donc la source de mon écriture…

(…) cette parole non de la haine, non, plutôt de la désespérance depuis longtemps gelée entre les sexes, ce mot donc installa en moi, dans son sillage, une pulsion dangereuse d’effacement… » (pp. 14-15)

Là surgit tout le paradoxe de l’écriture de l’auteur. L’amour, source de toute écriture, l’amour que la narratrice cherchait tant à effacer n’a jamais été là. Son effacement, qui semblait d’abord impossible, est effectif et même irrémédiable. Le nœud de la « blessure originelle » se situe également là. Dans cette mutilation de l’adolescence, dans cette négation de l’amour opérée par les femmes elles-mêmes.

Mutilée de sa langue d’origine, l’Algérie a expérimenté et expérimente encore le même sort, le même déchirement. Car qu’est-ce l’histoire de ce pays si ce n’est cette existence de l’entre-deux, cet écartèlement constant entre une civilisation dominante et une autre conquérante ? Deux civilisations mises en contact par une sorte de fascination-répulsion ou d’amour-haine maintenant le pays dans un constant déchirement. Pour Assia Djebar qui tente de remonter le temps pour une exploration de l’Histoire de son pays, ces guerres se situent désormais au niveau de l’écriture, seule trace valable de cette Histoire.

Ainsi, à la curiosité des archéologues étrangers face au mystère de la stèle de Dougga, répond l’ombre de Jugurtha déchiffrant l’écriture punique des livres sauvés de l’incendie de Carthage (cf. p. 153). Entrevoir l’ombre de l’autre dans ses lectures, écrire l’autre ou même son absence équivaut, pour Assia Djebar, à un acte d’amour, à une « fantasia » historique. Dans la même perspective, le récit de Polybe sur sa captivité à Carthage, son témoignage sur la guerre et l’incendie de cette ville s’inscrit, dans cette écriture de l’amour-haine (cf. p. 158). C’est parce que véhiculant l’amour dans la violence que cette écriture de Polybe a connu le même sort que la double inscription de la stèle de Dougga: l’effacement (cf. pp. 159-160) Serait-ce toujours le même sort réservé à toute écriture d’amour ?

Dans le poème de Malek Alloula qui introduit le chapitre « Abalessa », l’effacement est défini comme absence d’« ancrage » et donc perte de soi :

« Départs départs départs

En ces lieux de l’ancrage

Un vent tourne sur ses chaînes

A desceller les arbres » (p. 161)

Cette absence d’ancrage semble être la fatalité irréversible de la narratrice, elle est inscrite à la fois dans le temps et l’espace et si les ténèbres de l’Histoire ne laissent fuser aucune langue d’amour, aucune lueur d’espoir pour la narratrice, l’éclat de lumière, du soleil ardent de l’Algérie tant adulé que craint par Camus, cet éclat efface jusqu’aux contours de l’écriture pour laisser planer la pensée la plus secrète de l’auteur.

 

III – La sémiologie du regard ou l’espace double :

Aux sources de toute écriture romanesque se trouvent la voix et le regard. Pour la romancière sans voix, constamment à la recherche d’une source intarissable de l’écriture, le regard devient sa propre plume. Le regard recouvre donc, à ses yeux, une importance capitale. Le protéger devient sa hantise, d’où cette obsession du « Drame » conjugal raconté dans OS et repris dans VP : l’homme frappant la narratrice avec une bouteille de Whisky cassée parce qu’elle lui a avoué son amour naissant et celle-ci levant le bras sur ses yeux pour se protéger le regard (cf . p. 85). Ayant rompu ses liens conjugaux, elle acquiert une plénitude du regard. S’exprimer librement semble être désormais possible surtout quant elle se défait de la domination que la langue française exerce sur elle, qu’elle peut grâce à l’image-son se réconcilier avec l’oralité de la langue-mère.

·        L’image-son :

La structure de la dernière et troisième partie de VP est binaire : on y voit s’alternant des chapitres intitulés « Femme arable » numérotés jusqu’à VII et 7 autres mouvements, comme dans un ouvrage musical, racontant la quête généalogique de la narratrice et remontant jusqu’au mariage de sa grand-mère maternelle. Le titre « Femme arable », et donc cultivable, entretient l’allégorie : femme-Algérie , femme-terre. La parenté phonique entre « arable » et arabe y aidant (cf. p. 236). Ces chapitres racontent l’expérience de cinématographe de l’auteur et plus précisément le tournage en 1978 de son premier film : La Nouba des femmes du mont Chenoua.

Désormais, la narratrice met tout son espoir dans l’œil de caméra lui permettant peut-être à la fois une fuite dans l’espace en même temps qu’une réconciliation avec la langue des origines à travers les séquences de conciliabules des femmes dans l’oralité de la langue berbère et arabe. Cet œil-caméra n’est autre que ce petit triangle, que cette ouverture insignifiante dans le voile-suaire des femmes de son pays :

« Ce regard artificiel qu’ils t’ont laissé, plus petit, cent mille fois plus restreint que celui qu’Allah t’a donné à la naissance (…), ce regard miniature devient ma caméra à moi, dorénavant. Nous toutes, du monde des femmes de l’ombre, renversant la démarche : nous enfin qui regardons, nous qui commençons. » (p. 175)

Le verbe commencer renvoie ici autant au film en gestation qu’à ce regard neuf. Car, du point de vue d’Assia Djebar cinéaste, tourner un film c’est renaître, vivre une véritable résurrection pour, à son tour, faire réfléchir cette lumière sur les yeux aveuglés des femmes de son pays  (cf. p. 200).

Cependant, comme l’écriture, l’expérience cinématographique ne tarde pas à dévoiler ses limites. Car si la narratrice ne réussit pas à se ressourcer dans l’Algérie actuelle, ce n’est pas seulement la faute à cette blessure originelle qui la dénude autant que son pays de la langue du cœur, mais c’est aussi à cause de cette réalité insaisissable par l’art tant elle est cruelle et triste.

Le mystère autour des femmes cloîtrées de son pays reste donc entier. Comme l’auteur, ces femmes échappent à la représentation: le regard de la narratrice ou de la cinéaste posé sur elles n’est qu’un regard voyeur. Ces femmes relèvent de l’insaisissable parce qu’interdit ; tel est le cas de cette anonyme que la belle-mère, gardienne à la place du fils, a refusé de livrer à la fiction du film ; cette femme que la narratrice appelle « la Madone » (cf . p. 223). Face au débordement de malheur ou de bonheur dans la vie, l’œil-caméra est frappé de cécité. Au silence des « prunelles » de la narratrice répond en fait ce « silence » de l’écriture dont elle parlait à l’incipit de l’œuvre et qui est l’une des causes premières de l’échec de l’entreprise autobiographique.

Le fait est que ce regard -- au même titre que la langue maternelle et que l’expression d’amour atteints d’effacement --, ce regard, cette nouvelle source de l’auto-représentation est entravée, écartelé entre le passé et le présent, l’ombre et la lumière :

 « (…) J’ai rêvé ma vie, ivre d’espace et de mouvement ; j’ai dansé ma petite vie d’odalisque sortie définitivement du cadre, au moins jusqu’à l’âge de quarante ans… Et depuis ? Entre ombre et soleil, entre ma liberté vulnérable et l’entravement des femmes de « chez moi », sur la frontière et le tranchant d’une terre amère et vorace, je zigzague. Je m’essaie à vivre, c’est-à-dire à regarder, un œil grand ouvert vers le ciel, quelquefois vers les autres, l’autre œil tourné en moi, de plus en plus en arrière, jusqu’à retrouver les processions funèbres d’hier, d’avant-hier… » (p. 313)

L’œil d’autobiographe ou d’historienne de la narratrice, l’œil fouillant le plus loin possible dans sa généalogie et dans l’Histoire de son pays, cet œil se trouve aveuglé par une nuit sans fin alors que l’autre œil, celui projeté en avant tentant d’explorer l’espace, de chercher ancrage dans la géographie de ce pays orphelin de l’Histoire, cet œil ne cesse de tanguer comme le corps de l’auteur.

·        Le langage-tangage :

Dans son dernier livre Ces voix qui m’assiègent, Assia Djebar, remuant encore cette « blessure originelle » parle d’un « tangage des langages » c’est-à-dire de son tiraillement entre quatre langues : le berbère, l’arabe, le français et la langue du corps « avec ses danses, ses transes, ses suffocations »1. Dans VP, il semble que cette dernière langue, certainement la plus primitive et la plus concrète, ait pris le dessus sur les autres et l’écriture s’est transformée ainsi en un langage-tangage. A l’origine de cette mutation la prise de conscience de la narratrice de sa nature de « fugitive », d’une femme sans lieu, perpétuellement exilée. A la suite de l’histoire collective et personnelle, s’effacent les contours géographiques du pays de l’auteur, ce « lieu de l’ancrage ».

« Fugitive et ne le sachant pas »  est le titre du chapitre, en italique, qui inaugure la troisième partie. Comme dans AF et OS, les chapitres en italique qui sont souvent des poèmes en prose renvoient à une voix intérieure, celle de la narratrice première ou de l’auteur elle-même. Dans ce chapitre, elle décline l’histoire de Zoraidé et surtout sa soif de l’espace (cf. p. 168). Etrangère comme Zoraidé, la narratrice se trouve exclue de tout repère, elle mène une existence sans lieu, elle se sent planer, sans attaches telle Hajila, la seconde héroïne d’OS:

« Alger, de nouveau port d’attache. Aller ailleurs, et toujours revenir ! Me remonte, au cours d’un retour ultérieur, le visage d’une voisine, une jeune femme installée, comme moi, sur les franges de l’éphémère dans cette ville à l’oblique, cette capitale toujours sur le bord d’un vertige. » (pp. 309-310)

Les expressions « franges de l’éphémère » et « le bord d’un vertige » témoignent de l’exclusion qui est ressentie comme une fatalité par la narratrice.

L’écriture d’Assia Djebar s’inscrit donc dans une lutte entre ombre et lumière, entre d’une part les ténèbres de l’Histoire sanglante de l’Algérie et l’enfermement imposé aux femmes de son pays et d’autre part sa géographie ouverte, cet « orient de l’occident » symbole à la fois de liberté et de danger. A l’arrière plan de cette lutte se profile la double vie de la narratrice entant que femme occidentalisée écrivant en français mais désirant rejoindre les femmes algériennes dans le douloureux secret de leur existence de séquestrées, dans le murmure de leur langue d’amour. Nous entrevoyons également, derrière ce conflit, la double carrière d’Assia Djebar entant qu’historienne et qu’écrivaine et surtout cinéaste.

 

III - Se tuer pour renaître pour à nouveau mourir:

·        L’effacement de l’amour et le retour à l’enfance:

            Constatant le tarissement de toutes les sources de son écriture, prenant conscience de sa réalité de « fugitive » et donc de l’impossibilité de se dire, la narratrice s’obstine, comme dans l’espoir d’une quelconque rédemption, à revenir vers ces séquestrées, à les ramener à elle pour les tirer vers « l’air libre », vers l’extérieur, leur milieu d’origine duquel elles étaient coupées depuis des siècles. Dans cette perspective, la quête autobiographique se colore d’un autre motif : n’est-il pas nécessaire, pour panser « la blessure originelle », d’anéantir une part de soi ? De tuer en soi la femme traîtresse, l’adulte qui a osé aimer, qui a eu l’audace de croire à l’illusion du couple ; pour ne réveiller que l’enfant innocente, l’enfant tirant sa vitalité de cet espace extérieur qui ne lui est pas encore interdit ? C’est ainsi que, croyant panser une blessure, la narratrice en ouvre une autre et l’écriture s’apparente à une auto-mutilation, à un « écharnement » destiné à ramener peut-être la paix intérieure.

C’est dans ce souci qu’elle opère des incisions dans sa vie de femme, incisions correspondant aux ruptures dans la vie réelle de l’écrivain mais aussi à la durée hachurée de la narratrice.  La première partie raconte la coupure de ses liens conjugaux, elle se ferme sur son trajet rejoignant celui de sa fille.  Cette complicité avec son enfant, cette navigation dans l’espace la renvoie à son enfance disparue, au temps d’avant la rupture. Les sens acquièrent ainsi toute leur vivacité avalant l’espace, buvant à pleines gorgées le dehors où son corps déambule (cf. p. 23). Prise d’un accès de maternité, elle se rapproche des femmes-enfants de son pays. Elle se coule dans le moule d’une sororité perdu, d’un bonheur désormais partagé.

Cependant les plaies restent béantes malgré toutes les tentatives de les coudre, de les panser pour retrouver un semblant de vie, un bonheur dérisoire, pour tenter encore l’impossible représentation de soi.

« J’écris à force de me taire. J’écris au bout et en continuation de mon silence. » avait déclaré Assia Djebar en 19851. Depuis, il semble que cette esthétique du silence s’est imposée à elle ou peut-être l’a-t-elle choisie pour mieux se rapprocher de ses amies d’enfance, cloîtrées, murées dans le silence. Oui, ce mutisme, ou mieux, cet « autisme » répond au silence des algériennes surtout pendant la longue colonisation du pays, il répond au silence de la mère orpheline de sa sœur Chérifa morte de la fièvre typhoïde L’écriture est donc vécue comme un écharnement, comme une autopsie douloureuse mais nécessaire et même vitale. Ecrire pour Assia Djebar devient ainsi vivre à force de mourir (cf. p. 335) Cette blessure de la gorge condamnée au mutisme, elle la sent surtout dans ses cauchemars:

« Et ce rêve récurrent qui hante mes nuits ! Au fond de ma bouche ouverte, une pâte molle et visqueuse, une glaire stagne, coule peu à peu. (…)

Il me faut arracher cette pâte de mon palais, elle m’étouffe ; je tente de vomir, je vomis quoi, sinon une puanteur blanchâtre, enracinée au plus profond de mon gosier. Ces dernières nuits, l’encombrement pharyngien a été pis : il m’a fallu couper au couteau une sorte de muscle inutile qui m’écorche, crachat enserré à mes cordes vocales. » (pp. 338-339)

Se disséquer : c’est ainsi qu’on peut donc définir l’acte de s’auto-représenter chez Assia Djebar. Se disséquer d’autant plus que « les voix ensevelies » évoquées dans AF et qui lui servaient d’écran fictionnel protecteur en même temps qu’elles entravent son écriture, se sont doublées d’autres voix disparaissant au jour le jour et émanant de cadavres encore chauds dont les âmes errent à la recherche de quelle paix ? Ainsi le sang séché des morts d’hier, le sang en flux des morts d’aujourd’hui, le sang remplace la voix de la narratrice : le sang se transforme en encre, le sang ressuscitant les corps où il a séché, les corps d’où il a coulé et transformant ces morts en seuls narrateurs valables et crédibles du roman autobiographique :

« Ecrire, les morts d’aujourd’hui désirent écrire : or, avec le sang, comment écrire ?

Sur quelle planche coranique, avec quel roseau qui renâcle à nager dans la couleur vermeille ?

Les morts, eux seuls, désirent écrire, et dans l’urgence comme on a coutume de dire ! » (p. 346)

 

« Or avec le sang comment écrire ? » C’est à cette question que tente de répondre le récit qui vient juste après VP : Le Blanc de l’Algérie. C’est dans ce livre que la narratrice tente de témoigner de la tragédie actuelle de son pays. « Le blanc » reflète, comme dans un jeu de miroir, dans ce texte, l’esthétique du silence de l’auteur et la mémoire aveugle des siens. Ecrire blanc sur blanc, écrire dans l’effacement ; là est la « Gageure aux limites de l’impossible qui définit toute l’originalité de l’écriture autobiographique chez Assia Djebar. » déclare Jeanne-Marie Clerc1.

 

Conclusion

           

            Qu’ai-je à ajouter au bout de ce cheminement lent et pénible derrière la trace de la plume, du corps, de l’œil ou de l’absence de voix de cet écrivain s’inscrivant dans la modernité par l’originalité de sa démarche et le morcellement de soi et de son écriture dont on a peine à ramasser les lambeaux.  Serai-je, à mon tour, frappée de mutisme. Admettons et laissons couler la seule voix vraiment audible dans ce texte, la voix de la poésie :

 « Oui, comment te nommer, Algérie

Et si je tombe, un jour prochain, à reculons dans la fondrière,

Abandonnez-moi, renversée, mais yeux ouverts

Ne me couchez ni en terre, ni au fond d’un puits sec

plutôt dans l’eau

ou dans les feuilles du vent

Que je persiste à contempler le ciel de nuit

à humer les frissons de l’herbe

à sourire dans la zébrure de chaque rire

à vivre, à danser pieds devant

à pourrir doucement !

Le sang, pour moi, reste blanc cendre

Il est silence

Il est repentance

Le sang ne sèche pas, simplement il s’éteint.

 

Je ne te nomme pas, Algérie amère

que j’écris

que je crie, avec ce « e » de l’œil

L’œil qui, dans la langue de nos femmes, est fontaine

Ton œil en moi, je te fuis, je t’oublie, ô aïeule d’autrefois !

 

Et pourtant,

« Fugitive et ne le sachant pas », me suis-je nommée dans

ton sillage   

Fugitive et le sachant, désormais

La trace de toute migration est envol

rapt sans ravisseur

ligne d’horizon inépuisable

S’efface en moi chaque point de départ

Disparaît l’origine

même recommencée.

 

Fugitive et le sachant au milieu de la course

Ecrire pour cerner la poursuite inlassable

Le cercle ouvert à chaque pas se referme

La mort devant, antilope cernée

L’Algérie chasseresse, en moi, est avalée. » (pp. 347-348)

 

 

 

           

 

 



1 . Les écritures du moi : lignes de vie I, Odile Jacob, 1991, p. 311.

2 . « De l’autobiographie à la fiction ou le je(u) de l’écriture », Thèse de Doctorat Nouveau Régime, soutenue en 1995, sous la direction de M. Charles Bonn à l’Université Paris XIII.

1 . Le Pacte autobiographique ; Editions du Seuil, 1975.

1 . Editions Albin Michel, 1999, p. 207.

1 . Op. cit., p. 14.

1 . « Gestes acquis, gestes conquis », lettre publiée dans Présence de femmes, Ed Hiwar, Alger, 1986.

1 . Op. cit., p. 75.