Compte rendu de lecture

 

La tentation du divers : mélanges offerts au professeur Abdelkader Mhiri

 

Publication de l’Ecole Normale Supérieure de Tunis, 1999

Par le Groupe de recherche « Littérature maghrébine et littérature française : échanges, confluences et perspectives dans l’espace méditerranéen »

 

 

 

Dédié à l’un des premiers critiques de langue arabe qui a traduit la pensée de Kateb Yacine, le fondateur de la littérature maghrébine de langue française, ce livre bilingue rend parfaitement compte de son intitulé. « Tentation du divers » : ces articles s’avèrent être une tentative de « mélanges » réussie. Le livre se lit, en effet, indifféremment de droite ou de gauche mimant ainsi le jeu calligraphique de la langue arabe et de la langue française partant de points opposés pour finir par converger. Au confluent des deux moitiés du livre se situe une traduction de Mohammed Koubaa (le traducteur de Nedjma de Kateb Yacine) d’une nouvelle de Mohammed Dib L’Oeil du chasseur ainsi qu’une liste bibliographique des publications (en arabe et en français) du Professeur Abdelkader Mhiri. Dans la préface, M. Habib Salha déguise le mots traducteurs en parlant des « passeurs » des langues et des littératures. Bref, le contenu de ce livre se situe dans une lisière élargie ou même estompée entre les deux rives opposées de la méditerranée.

 

n      Dans le premier article en français, M. H. Salha décrit, avec beaucoup de passion, le passage constaté d’une littérature d’expression française émanant d’un « état d’urgence », d’une « auto lacération » à une « littérature d’impression française » faite de dépassement de soi, de mouvement, d’interrogations, de jeu avec le langage. Cette « écriture exaltée » se reflète chez M. Kaireddine, M. Dib, A. Khatibi et F. Malleh. Chez ces auteurs, la question de la langue, support d’abord référentiel et civilisationnel, se mue en un champ d’écriture où se heurtent et s’agitent tous les codes.

 

n      En examinant les caractéristiques de l’écrivain mineur, M. H. Hmaïdi se base sur l’opposition phatique (« mainmise de l’institution sur la littérature »)/ cryptique (« principe de plaisir ») et constate que le second mine souvent le premier. Dérivé de minorité, le mot « mineur » renvoie à la marginalité et donc l’originalité de tels écrivains : « Tout écrivain est (donc) mineur ».

 

n      M. R. Bouguerra part, quant à lui, d’un aperçu général sur la place de la Tunisie dans la littérature française. Il s’attarde ensuite sur deux œuvres opposées : La Rose de sable de Montherlant (1968) et Le Soleil sur la terre (1956) de Claude Roy. La première laisse apparaître la pudeur mais aussi le conformisme de son auteur face au colonialisme, alors que la seconde dévoile une prise de conscience incontestable de l’écrivain face à l’atrocité de ce système.

 

n      L’article suivant est consacré au poète M . Scalesi. M. S. Marzouki tente d’y restituer à ce poète sa place dans la littérature tunisienne du début du XXème siècle. Constatant qu’il était à peu près un Chebbi écrivant en français (d’où le manque d’originalité des thèmes qu’il traite pour le public lisant en français), l’auteur de l’article tente par divers rapprochements fructueux de le réinstaller dans l’univers dont il était imprégné : celui de Mallarmé et surtout celui de Baudelaire.

 

n      Dans le cadre de son étude du Livre des célébrations de Chams Nadir, M. A. Ben Ali démontre que cette œuvre chante la genèse du monde et du langage par le biais du vent. Elle célèbre l’amour comme origine de toute existence cosmique et dénonce la trahison de l’histoire dans une aspiration à un monde meilleur et à une osmose entre les divers éléments de la vie. A la base d’une poétique originale de Chams Nadir se situe le soleil des antipodes mais aussi le soleil éclatant de l’orient symbole de la création et de la force de l’esprit.

 

n      Dans son article intitulé « « Homotexte » et « hétérotexte » dans Elissa, la reine vagabonde de Fawzi Mellah », M. A. Abassi démontre que, dans une logique homotextuelle, Le Conclave des pleureuses a servi de matrice créatrice à Elissa… Comme héritant des mêmes gênes, la seconde œuvre reproduit le même système narratif, thématique et même structurel de la première. D’un point de vue hétérotextuel, Elissa… réfère à la fois à l’Odyssée (grecque), à la geste hilalienne (arabe) et à Nedjma de K. Yacine (littérature francophone). Ainsi, cette œuvre de F. Mallah s’avère être condamnée à « l’hybridation intertextuelle », le mal qui ronge toute la littérature moderne.

 

n      Aux yeux de M. M. Khemiri, La Macération de R. Boudjedra procède d’une mise en scène de l’écriture. Le personnage-narrateur, de retour dans la maison paternelle, amorce l’écriture de son autobiographie. La figure détestable du père devient source première de cette création. Elle est secondée, d’un point de vue scénique, par le mûrier séculaire symbole de la création et foyer d’une multitude d’oiseaux chantant tristement la macération du père et la répudiation de la mère. La musicalité de ces chants à laquelle répond l’« hymne à la gloire de la création » entonné par le mûrier se reflète même dans la structure de l’œuvre célébrant « la victoire de l’art sur les fantasmes qui macèrent ».

 

n      Egalement consacré à R. Boudjedra, l’article de Mme S. Zlitni Fitouri traite de la dimension historique dans La prise de Gibraltar. Bâti sur trois histoires imbriquées (Le mythe de la prise de Gibraltar, l’histoire nationale et l’histoire personnelle du narrateur), ce roman vise la démystification de l’histoire. Il essaie d’y voir seulement des destins individuels qui rejoignent le destin des personnages principaux du roman. Cette fusion entre ces différentes histoires est rendue possible par des astuces narratives telles que l’amalgame des voix narratives, l’emploi excessif du participe présent, l’usage particulier de la ponctuation, le discours indirect libre… Cette nouvelle vision de l’histoire permet enfin au protagoniste de Boudjedra de se réconcilier avec lui-même et avec son passé.

 

n      Dans son article « La confession hybride dans L’Homme rompu de Tahar Ben Jelloun », M. K. Ben Ouanes décline la lecture de cette œuvre comme un simple roman sur la corruption au sens éthique du terme. Il préconise une lecture narratologique révélant l’aspect existentiel et même universel du personnage Mourad. D’un point de vue intertextuel, le texte rappelle l’expérience d’un écrivain à la liberté entravée (un indonésien). Il réfère également au texte de Sartre L’Être et le néant et à L’Etranger de Camus. Derrière ce jeu intertextuel se profile l’ombre de cette vieille machine à écrire volée par le protagoniste , objet de sa condamnation et véritable actant du récit.

 

n      Mlle. H. Ben Rhaïem présente l’œuvre de P. Smaïl Vivre me tue comme une sorte d’auto-réflexion  du genre romanesque. Dans cet espace de jeu se trouvent confondues toutes les origines de l’auteur, la réalité et la fiction pour dire l’incapacité de l’écriture de rendre compte des « turbulences de la vie ». Le rapport au nouveau roman et surtout à l’écriture de R. Grillet est ainsi manifeste. Ce procédé d’auto-réflexion aboutit au camouflage de toutes les conventions de l’écriture et de la lecture et à la négation même de l’identité de l’écrivain.

 

n      A partir d’une lecture des romans de R. Boudjedra, M. H. Salha tente de dégager les spécificités du roman maghrébin : roman de la destruction (vs construction), des « récits déceptifs » (vs descriptifs), de l’« agrammaticalité » sémantique et d’une syntaxe délirante ; il s’inscrit en plein dans la modernité.

 

Le versant arabe du livre contient deux articles du Professeur Abdelkader Mhiri, un article de M. S. Marzouki, la traduction sus-mentionnée d’une nouvelle de Dib et la liste bibliographique des publications du Professeur Mhiri.

 

n      Dans son premier article publié en 1957 et consacré à Nedjma de Kateb Yacine, le Professeur met l’accent sur la modernité littéraire et sociale de cette œuvre. Non seulement le texte ne respecte pas les normes temporelles et génériques du roman, mais aussi il porte à la connaissance du monde l’ébullition des esprits dans la nation algérienne qui vit sa guerre de libération. L’article insiste sur l’aspect symbolique de l’œuvre, aspect qu’elle tire de l’originalité du personnage Nedjma, à la fois allégorie de l’Algérie et incarnation du rêve de tout adolescent d’hier et d’aujourd’hui.

 

n      Parlant toujours de la littérature algérienne contemporaine, le Professeur défend, dans un second article, la littérature algérienne d’expression française en en indiquant les raisons d’être. Ayant échoué dans un déracinement total du peuple algérien et dans l’effacement complet de son identité arabo-musulmane, le colonialisme a pu implanter sa langue et la substituer, chez beaucoup d’auteurs, à la langue arabe. Cette langue est devenue paradoxalement la langue du combat et la littérature algérienne d’expression française a connu ses jours de gloire au moment même de la guerre de libération. La poésie et le théâtre, voix et scène par excellence de la révolte, ont été les genres qui ont le plus assumé ce rôle dans les deux langues. Quant au roman, il a été spécifique à la littérature de langue française et c’est par lui que s’exprime toute la modernité de cette littérature qui a su confirmer l’identité algérienne dans et à partir de la différence.

 

n      Par le biais de la théorie de l’intertextualité, M. S. Marzouki souligne le lien organique existant entre la littérature arabe et la littérature occidentale. L’influence des textes arabes traduits et surtout du Coran sur la littérature occidentale est indéniable même si, imprégnés du romantisme, beaucoup d’écrivains présentent une image approximative de l’Orient. Considérant les auteurs français du point de vue de leur attitude vis à vis de l’influence de la civilisation et la littérature arabe sur la littérature française, l’auteur de l’article classe ces derniers en trois catégories : ceux qui renient cette influence tel que L. Bertrand, ceux qui croient en une influence passagère et superficielle tels que Gide et Montherlant dont les œuvres donnent à voir une image apparemment positive mais figée, dévalorisante des pays arabes (la catégorie la plus dominante) et ceux qui pensent que cette influence a été profonde (hypertextualité) tels que Gauthier dans La Mille et deuxième nuit, M. Barrès et I. Eberhardt. L’interaction entre les deux littératures apparaît beaucoup plus réussie lors de la seconde moitié du XXème siècle avec la publication du Fou d’Elsa d’Aragon. 

 

Au-delà de ce dernier (est-ce vraiment le dernier ?) article de M. Marzouki, cette interaction est ressentie et appuyée dans chacun des articles que nous avons mentionnés. Plus intéressant encore à souligner : l’interaction ou la continuité entre la critique des années soixante et la critique actuelle qui, quoique diversifiée, apparaît toujours fidèle à l’esprit du maître et à sa vision positive des causes défendues par la littérature maghrébine de langue française et des formes originales qu’elle emprunte pour mener à bien ses projets d’écriture. Cette publication atteste d’un travail de groupe et d’une réelle persévérance de certains chercheurs tunisiens dans une voix qui, dix ans seulement en arrière, semblait bouchée. Car, il est temps de le reconnaître, l’avenir des peuples est dans l’échange et la communication comme l’était leur passé et le fondement même de toute civilisation humaine.