Le Démantèlement1, roman de Rachid Boudjedra.

Boudjedra et le roman de l’histoire: une guerilla de l’écriture pour une histoire décolonisée.

Le journal de Tahar el Ghomri; l’ombre d’un résistant qui nous résiste?

Un des récits à la première personne ("assertion de réalité feinte, fingierte Wirklichkeitsaussage" dans la terminologie de K. Hamburger)2 se présente sous la forme d’un journal dont le scripteur est le personnage fictif Tahar (le pur) el Ghomri. Celui-ci capte ses sensations- dans la limite de son point de vue et dans la quasi immédiateté de son expérience quotidienne- ranime ses blessures et ce de façon non datée, non remarquable typographiquement, non isolé dans l’espace du récit.

"Noctual", se présentant comme une transcription d’événements au fur et à mesure de leur émergence, sans recul et subordonné étroitement au point de vue du sujet et à son vécu, devient ainsi fragmentaire et privé de perspective: il s’oppose à la vision rétrospective et globalisante de l’historien. L’utilisation du journal comme forme d’accueil de l’évenementiel est motivée par le souci de désorganiser l’ordre historiographique allant de soi dans le roman historique classique( où le point de vue totalisant du romancier historien établit des scénarii où le sens est en quelque sorte déposé à l’avance); autre forme mémorielle signifiante, le journal apparaît comme une réitération, un ressassement, un écho, un leitmotiv. Cette manière de recommencer son histoire- si elle permet à Tahar (à travers une vision subjective de soi fortement émotionnelle) de mieux assumer et assembler les éléments constitutifs de sa destinée- permet surtout à Boudjedra de tisser l’originalité d’une esthétique du souvenir qui joue sur la superposition des temporalités.

Cet effet digressif du récit est le fruit d’une attitude mimétique du véritable fonctionnement de la mémoire: un souvenir en appelle un autre ou bien entraîne une idée; une réflexion conduit elle-même à une autre pensée, un autre souvenir. Cette réitération constitue une frise, une arabesque tressée dans le récit comme forme signifiante d’une quête identitaire, tressée elle même aux spirales de l’Histoire. Nous empruntons cette idée à une thèse de doctorat (La réitération dans l’oeuvre de Semprun: forme signifiante d’une quête identitaire tressée aux spirales de l’histoire) sur l’oeuvre autobiographique de Jorge Semprun, de décembre 1996, et soutenue à Montpellier par Madame Françoise Nicoladze-Gargaros. Une phrase extraite du roman de Semprun, Federico Sanchez vous salue bien semble s’adapter parfaitement à l’esthétique du souvenir entretenue par les deux écrivains: "Il n’y a pas de mémoire vraie sans structure artistique du souvenir."

Ainsi est sollicitée l’activité propositionnelle du lecteur rendu inquiet, qui est invité à hasarder des hypothèses, à ordonner un matériau qui attend de l’être et à configurer un cours d’événements possibles. Le journal, en laissant parler les faits dans leur incongruité apparente, leur décousu surprenant, impose comme une tâche de leur découvrir un sens, de résoudre l’énigme, de reconstruire la phrase à partir de bribes - bref, il invite le lecteur à devenir à son tour historien, et non à rester un simple amateur de livres d’histoire, à produire une histoire, et non à être simplement le consommateur d’un récit.

Le Démantèlement est un roman où le sujet délibère avec lui-même, par délégation, par le truchement ( du mot arabe tordjman signifiant interprète, traducteur) des personnages, donc par simulation. Délibérer, c’est peser le pour et le contre et le contre; ce processus se déroule à l’intérieur d’un sujet divisé, incertain, qui ne prend pas appui sur les béquilles des vérités établies, quelles qu’elles soient, mais pour qui la vérité (sur le monde et sur lui-même) est justement ce qui fait problème. La fiction apparaît dès lors comme une manière de quête, la recherche d’une réponse aux questions que le sujet Boudjedra pose au monde et se pose lui-même.

Ce roman est une instruction, au sens de procédure ou d’enquête de telle sorte que le procès de la réflexion et du constat de Tahar a lieu au cours de l’acte d’écriture même. Pour Boudjedra, c’est l’Histoire elle-même, en tant qu’elle est le lieu où se cherchent les solutions aux problèmes affectant la vie des hommes, où s’établissent les modalités essentielles de l’existence humaine, qui devient la source d’interrogations et de remise en cause. Le problème n’est pas de signaler comment comprendre l’histoire afin d’agir sur elle, il est plutôt de savoir si les buts de l’histoire, dans la mesure où ils sont circonscrits ici- bas sont identifiables à ceux de l’homme. Le Démantèlement nous fait apparaître que l’histoire est un lieu inventé par les hommes, où se déroulent des événements inessentiels et des confrontations privés de sens.

Un roman dialogique et délibératif...

En tressant ainsi le récit, en superposant les temporalités, l’auteur algérien ne saisit pas le moment historique comme une étape dans un événement temporel univoque (comme le veut le récit d’histoire canonique) , mais plutôt comme une série d’époques coexistantes et juxtaposées à l’intérieur d’un moment unique. Il s’ensuit qu’appréhender le monde, c’est moins l’établir dans le devenir, au moyen de relations d’enchaînement entre le passé, le présent et le futur, que le saisir dans sa simultanéité. Selma et Tahar s’affrontent en un lieu où simultanément passé et futur coexistent dans le présent. Cette tendance à penser les choses dans la coexistence, à orchestrer les voix idéologiques diverses et contradictoires dans l’unicité d’un moment nous permet de rapprocher cette attitude de l’aptitude que Bakhtine, dans son ouvrage sur Dostoïevski, reconnaît à l’auteur des Frères Karamazov: celle de voir et de penser son monde "principalement dans l’espace et non dans le temps", d’en réfléchir les "différents contenus dans la simultanéité" et de "décrire leurs relations sous l’angle d’un moment unique", autant de singularités qui ont préparé "le terrain sur lequel s’est développé son roman polyphonique".

On rappelle que Bakhtine entend par roman polyphonique, un dispositif romanesque organisant la confrontation des discours et des idéologies, sans qu’il y ait synthèse ni conclusion, sans "monologisme. " Dostoïevski avait le génie de capter le dialogue de son époque ou,plus exactement d’entendre son époque comme dans un grand dialogue." Pour peu que l’on veuille bien remplacer "son époque " par époque historique représentée, cette appréciation vaut pour tous les romans de Boudjedra qui sont le creuset dans lesquels se rencontrent les différents langages sociaux, politiques et idéologiques du moment, le lieu de leur confrontation. Cele revient à dire que le texte ne s’organise pas autour d’une interprétation de l’histoire dont il aurait à charge de démontrer la validité, il ne s’articule pas autour d’une conviction, il met en oeuvre le dialogue des convictions. La conséquence: ce sont moins les événements qui prévalent quantitativement que leurs interprétations; moins les actions que les interrogations multiples sur ce qu’il conviendrait de faire; et autant les commentaires de ceux qui entendent les discours des acteurs du roman que ces discours eux-mêmes. Ce glissement généralisé du récit d’action vers le faire interprétatif multiple se retrouve entre Céline et Rachid, dans La Répudiation, entre Maria/Myriam et le héros de La Macération par exemple.

De cette confrontation des points de vue se met en place une dialogisation de la parole qui affecte toutes les manifestations verbales des personnages: s’il n’y a de pensée que verbalisée dans un "récit de paroles", tout récit de paroles est dialogue avec une autre parole, confrontation, conflit. Ce trait fondamental explique l’importance quantitative et la qualité particulière du dialogue dans Le Démantèlement, mais aussi la spécificité du discours intérieur, de la forme monologuée de la parole. Aucun personnage ne domine de façon indiscutable dans ce roman.C’est que chacun d’eux est parmi les autres. On ne veut pas dire par là que sa trajectoire dans l’intrigue croise d’autres trajectoires, ce qui va de soi, mais qu’il n’existe que dans le dialogue avec l’autre et que son diagnostic sur lui-même et sur le monde ne s’établit que dans le débat avec autrui. L’organisation des discours selon la technique de la dissonance ou de la consonnance ironique prouve que nul ne saurait avoir assez d’assise pour qu’on puisse sur lui fonder son action.

...aux personnages imprévisibles.

La propension de Tahar et de Selma à réfléchir (dans le temps du roman en 1982) sur eux-mêmes , sur le monde, et sur la guerre de libération (1954-1962), n’est pas un trait de leur caractère, et donc un élément de leur portrait psychologique et moral. Ce serait les enfermer dans une autre catégorisation, non plus sociologique mais psychologique, et les voir encore, mais autrement, comme des "ils", dont le caractère expliquerait les actions (ou l’absence d’action), selon cette logique du roman psychologique d’après laquelle l’être précède et explique le faire. Or, le caractère, c’est justement ce qui leur fait défaut: ils sont inachevés, et leur identité est précisément ce qui est en question, ou plus exactement, ce qui est leur question: "Qui suis-je? Où-suis-je? Quel est mon nom? Mon prénom? Le lieu de ma naissance? La forme de mon tatouage? Tahar el Ghomri âgé de soixante ans né à Ochba dans la région de Sebdou...Paysan pauvre. A enseigné le Coran aux enfants du village. Mais quoi d’autre? " se dit l’ancien résistant désespéré et marginal, contemplant la photo de ses camarades de combat tous morts aujourd’hui.

Ces personnages sont des figures en crise, se posant le problème de savoir où ils vont. Cet aspect ( c’est l’une des fonctions de l’installation de la fiction dans l’Histoire que de motiver la crise dans laquelle l’écrivain place ses personnages et les oblige à partir en quête d’eux-mêmes et à mettre à l’épreuve d’autres fondements de l’existence ) est lié à cet autre: les personnages ne sont pas prévisibles et, au regard de la psychologie, ils peuvent paraître incohérents. Non réglés d’avance par le déterminisme de leur caractère, ni par conséquent asservis à cette intrigue de prédestination, ils sont éminemment contradictoires. Cette instabilité essentielle, on aurait tort sans doute de ne l’imputer qu’à un réalisme psychologique dont Boudjedra serait ici le tenant et qu’il opposerait à l’idéalisme abstrait des romanciers partisans des personnages au tracé linéaire et empaquetés dans des définitions fermes. Elle tient aussi à la fonction assignée à l’auteur: instrument d’investigation, chargé, à compte d’auteur, d’expérimenter des conduites, de tester des discours, d’éprouver la solidité d’une argumentation et d’en jauger les limites. La manière dont ces figures manquent à elles-mêmes, évoluent non en accumulant les acquis et par révélation progressive de leur être (comme dans le roman exemplaire) est liée à leur statut de sujet expérimental ouvert sur des possibles. Les figures unidimensionnelles ne sont pas utilisables dans ce roman délibératif: c’est la raison de la présence insistante des états seconds dans lesquels se débattent Tahar ou Selma. Ces caractéristiques générales permettent d’établir un lien avec le genre qui, empreint d’une vision carnavalesque du monde, rompt, selon Bakhtine, avec "le sérieux rhétorique unilatéral, le rationalisme, l’aspect monique et dogmatique"des genres "sérieux", on veut parler de la satire ménippée - qui est pour lui un des terreaux très anciens d’où est sorti le roman polyphonique dostoïevskien:

La ménippée fait appel, pour la première fois, à ce qu’on veut appeller l’expérimentation morale et psychologique, à la représentation d’états psychiques inhabituels, anormaux: démence de toutes sortes (thématique "maniacale"), dédoublement de la personnalité, rêveries extravagantes, songes bizarres, passions frisant la folie, suicides, etc.(...) Les rêveries, les songes, les folies détruisent l’unité épique et tragique de l’homme et de son destin, découvrent en lui un homme différent, des possibilités d’une autre vie. Le personnage perd son achèvement, son monisme; il cesse de coincider avec lui-même. Les rêves sont courants aussi dans l’épopée, mais ils y sont prophétiques, incitent à des actions précises ou mettent en garde, et ne poussent pas l’homme à dépasser les limites de son destin et de son caractère, ne détruisent pas son autarcie". La poétique de Dostoïevski,(Paris:Seuil, 1970), pp 158-169.

Bakhtine ajoute que "la destruction de l’achèvement de l’homme y est également favorisée par une attitude dialogique vis-à-vis de soi-même".

Si le monologue est un dialogue du moi avec lui-même, le dialogue est une forme de monologue du sujet. Le résultat du dialogue est donc un ébranlement, un "démantèlement" parce que les répliques de l’un répondent en secret aux objections que l’autre se fait dans le secret de son discours intérieur.

La conscience de soi du sujet se révèle sur le fond de savoir qu’a de lui un autre, qui figure en réalité un moi. Il s’agit donc d’une polémique intérieure, objectivée sous forme de dialogue: le caractère dialogique de cette introspection se dévoile ainsi dans toute sa clarté. Le dialogue apparaît comme l’instrument adéquat de l’auto-expression du personnage, d’une conscience qui est comme une arène où le pour et le contre se confrontent.

Le contraste carnavalesque entre l’absolu sérieux d’une quête dans laquelle le sujet s’engage sans restriction, et le caractère marginal et baroque de la bicoque de Tahar, en plein bidonville, à la périphérie de la capitale Alger, est un trait significatif de cette poétique de la mésalliance propre à Boudjedra: figures de la dégradation, de la profanation, de la détrônisation, de la bouffonnerie et du grotesque. Bakhtine précise aussi que "l’idée n’a peur d’aucun taudis, d’aucune saleté. L’homme de l’idée, le sage, se heurte à la manifestation extrême du mal universel, de la débauche, de la bassesse, de la veulerie". Tel Mohamed S.N.P au bordel, dans le roman publié en 1979 chez Denoël: Les 1001 années de la nostalgie.

Le fait aussi pour Tahar de vivre dans un bidonville, prouve son déracinement, sa marginalité; le bidonville étant, avec la tente nomade, le seul habitat sans fondations. L’écriture de l’histoire est aussi inscrite dans ce lieu de la marge, qui dynamite par son imaginaire l’aspect définitif et rhédibitoire de l’Histoire qui constitue un empêchement absolu, une gêne irrémédiable empêchant le sujet d’advenir.

Les issues de cette écriture romanesque fécondent la mémoire par une création libératrice, cathartique et salvatrice, et permettent au sujet (maghrébin, colonisé ou appartenant aux minorités) d’interroger les cadres de l’Histoire, les frontières de soi et des siens, l’étrangeté de la filiation et de l’affiliation - ce qui fait tenir ensemble ou se défaire les communautés humaines.

L’entrecroisement de l’histoire et de la fiction s’avère indispensable pour que nos visées du futur aient la force de réactiver les potentialités inaccomplies du passé dans des contextes et des intertextes toujours nouveaux. Dans cette épaisseur particulière où gît le singulier, dans cette écriture de l’écart, le "roman de l’histoire" multiplie les écritures de l’histoire qui célèbrent ainsi l’hétéromorphie de tous les discours - historiques, fictifs, masculins ou féminins. L’histoire serait- nous dit Paul Veyne- "pleine de possibilités avortées", parmi lesquelles palpitent "une multitude indéfinie d’histoires compossibles, de choses qui pouvaient être autrement".Ceci venant conclure son hypothèse du début du chapitre VI intitulé Comprendre l’intrigue: "L’histoire demeure fondamentalement un récit et ce qu’on nomme explication n’est guère que la manière qu’a le récit de s’organiser en

une intrigue compréhensible."Comment on écrit l’histoire(Paris: Seuil, 1979), pp145 et 123.

Boudjedra joue ainsi avec l’Histoire et, en revendiquant une subjectivité déictique, modale, aspectuelle et rhétorique, chez son personnage Tahar el Ghomri, sujet-écrivain adossé à cette Histoire, le romancier algérien conteste, par le biais d’un journal intime, l’impérialisme explicatif de l’Histoire dite officielle.

Photographie et mélancolie

Las de vivre et envahi par la mélancolie, Tahar el Ghomri passe son temps à se chercher là où il s’est perdu dans le passé. La photographie, prise un jour de décembre 1956, qu’il porte sur lui, est sa seule pièce d’identité, la preuve de la culpabilité qu’il s’inflige comme une épreuve, épreuve aussi au sens photographique du terme: soumis à cette épreuve, il ne peut échapper à " la photographie unique dont il portait le seul original existant...ce trophée minable...l’unique preuve tangible de ce qui s’était passé réellement."

Vingt-cinq années plus tard, il porte toujours sur lui ce cliché qui permet à Boudjedra de relancer, perturber la diégèse et désorganiser le récit. La photo est gardienne du moment de l’Histoire, c’est une empreinte qui met en marche l’imagination et qui propulse l’écriture. Cette écriture se fait au présent et n’a affaire qu’au présent. Les événements du passé ne pourraient accéder à l’écriture sans d’abord se faire présents. Mais ce présent n’est pas le présent de l’énonciation des linguistes et des narratologues, que Ricoeur fait sien. C’est un présent complexe, multiple: celui que Walter Benjamin nomme Jetztzeit . Le passé et le futur s’y présentent, dans l’écriture. La disponibilité de la mémoire est ici, grâce à la photographie, mise en avant.

"On ne peut pas dire: le passé était. Il n’existe plus, il n’existe pas, mais il insiste, il consiste, il est", écrit Gilles Deleuze dans Différence et répétition(Paris:P.U.F,collection"Epithémée",1968) P 111. Boudjedra, à l’instar de Claude Simon dans son Discours de Stockholm, indique ainsi une conséquence capitale de ce "phénomène du présent de l’écriture"(Discours de Stockholm, page 25,) : "les choses échappent à la représentation narrative". Il ne peut y avoir que "présentation". "Non plus démontrer donc, mais montrer, non plus reproduire mais produire, non plus exprimer mais découvrir." ( Discours de Stockholm, page 29).

Le récit semble plus tenace que l’Histoire, Histoire à la fois défaite et refaite, nouvellement rompue et réanimée, là où s’origine l’inépuisable récit, mû et modulé par la compulsion de répétition.

Malgré l’écriture de son journal, le diariste Tahar est incapable de se projeter, d’exister en avant de soi. Son existence est une inquiétude, une insomnie au coeur du Même. Tahar s’accuse surtout d’être vivant, le seul rescapé de ce grabuge, de ce ratage définitif. Sa place dans l’existence est en permanence remise en cause, le rapport du moi à lui-même est bien plus exposé que son rapport au monde. "La faute barre le chemin qui conduit à l’ouverture du futur...le soi devient importun à lui-même, il est le seul responsable de son propre état et de celui du monde...coupable de tout" écrit H.Tellenbach dans La mélancolie(Paris: P.U.F, 1979). "Cette maudite photographie tout effritée, fanée, lézardée...et qu’il ne cessait jamais de porter sur lui comme une écharde douloureuse sous l’ongle" entraîne " une fièvre mélancolique et inévitable et une tristesse violente et soudaine, recroquevillée sur elle-même, fermée sur son propre délire qu’aucune clé ne pouvait décoder..."

Et E. Lévinas confirme dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence ( La Haye, M.Nijhoff, 1974) : "Le sujet est à l’accusatif sans trouver de recours dans l’être...réduit à soi et ainsi sans condition. Dans sa peau, mal dans sa peau, encombré et comme bouché par soi, étouffant sous soi-même", ce que vient confirmer, dans la "réalité" du récit, la tuberculose dont est affecté Tahar el Ghomri. Le stade ultime du désespoir est atteint, nous dit Tellenbach " chez ces mélancoliques qui se torturent parce qu’ils ne peuvent pas vivre mais pas mourir non plus." Cette structure tourmentée et disjonctive du désespoir est une giration où espoir et détresse se répondent sans fin: espoir de pouvoir écrire sa propre histoire, la léguer post mortem à Selma, ("Je n’écris pas l’histoire de ce pays, en réalité...J’essaie plutôt de trouver une échappatoire à ma solitude, ma tuberculose...") et détresse d’être trahi par les mots et d’avoir été "trahi par l’histoire."

Etre en question avant d’être au monde, la perte n’est pas considérée comme devant advenir mais comme déjà effectuée. La structure du désespoir suppose donc à sa base une hésitation, une alternance sans fin qui barre l’accès à la décision.

Sans conclure ni décider.

Semblant écrire son journal pour atténuer la douleur du monde, Tahar el Ghomri, sujet en rébellion aux prises avec l’Histoire, nie l’autorité de celle-ci, la subvertit et se sépare de sa philosophie, trop éloignée du détail, du hasard et du charnel. L’identité narrative paroxystique de Tahar, à la fois délire du monde et délire de soi, est figurée comme un champ de bataille dans sa double dimension de destruction et de libération de la force.

Toujours en embuscade, l’egohistoire mythographique de Tahar, guerillero voulant ébruiter le charnel, mène une guerre de harcèlement, à la fois ironique et pathétique, contre la gangrène et l’oubli. Le temps du roman est à la fois celui de l’intériorité et celui du rapport à l’Histoire dans laquelle il faut distinguer la vétité historique de la réalité historique. La fiction romanesque est ici quête de vérité, démarche heuristique, car cette quête de vérité est celle du sujet, de l’irréductibilité du sujet et de son propre imaginaire. Ce n’est pas par la négation du singulier que l’on va vers l’universel, c’est par son approfondissement. Boudjedra nous dit dans ses entretiens avec Hafid Gafaïti, Rachid Boudjedra ou la passion de la modernité (Paris:Denoël,1987): "C’est par la singularité du sujet, par la pénétration d’un monde à la fois matériel et mental que l’on peut atteindre l’universalité."

Refusant une mémoire qui oublie l’Histoire et une Histoire qui tue la mémoire, les récits d’histoire et les discours qui en émanent offrent dans ce roman des confrontations explosives et des rivalités productives nées de cet éternel attelage du poétique et du politique, de l’imaginaire et du réel sans cesse retravaillés par des textes et des intertextes toujours nouveaux issus de la fécondité du doute.

 

Notes:

1 Boudjedra Rachid, Le Démantèlement, (Paris: Denoël, 1982) , 307 pages.

2 Hamburger K, Logique des genres littéraires, ( Paris: Seuil, 1986) .