Compte-rendu du Colloque :

« Portugal, Espanha e Marrocos : O Mediterrâneo e o Atlântico »

organisé par

 le Département d’Histoire et Archéologie de l’Université de l’Algarve à Faro, Portugal du 02 au 04 novembre 2000.

 

 

 

Les thèmes abordés par les intervenants dans le colloque organisé par Mme Teresa Júdice Gamito, la présidente du département d’Histoire et d’Archéologie de l’Université d’Algarve, concernaient exclusivement les différentes formes de liens entre la Péninsule Ibérique et les Pays du Maghreb. Cependant ces thèmes étaient à la fois variés et d’actualité. D’une part, parce que différentes spécialités y étaient représentées (notamment, la Littérature, l’Histoire, l’Archéologie, l’Anthropologie, l’Architecture, l’Économie, la Philosophie et l’Art) et d’autre part, parce que les interventions des invités traitaient, dans la plupart des cas, des questions constituant la préoccupation majeure des pays des deux rives de la Méditerranée.

C’est ce que nous pouvons constater dès la communication d’ouverture du colloque ( le 02 nov. 2000) par M. João Guerreiro qui a parlé de « l’Identité et le développement dans la Méditerranée. » L’intervenant a insisté sur l’importance de l’aspect économique comme catalyseur dans la construction d’une Identité méditerranéenne.

Loin des chiffres, M. Saadane Benbabaali prend ensuite la parole invitant ses auditeurs à  voyager dans l’univers de la poésie : « une innovation poétique andalouse : le muwaššah. » Un genre poétique née en Andalousie et que M. Benbabaali considère, à juste titre, comme une innovation. Non seulement parce que les auteurs du muwaššah ne respectent pas les règles de la poésie arabe classique, mais aussi parce qu’ils appartiennent généralement à la ‘amma, les illetrés ou les gens du commun. Ils étaient souvent des artisans. D’ailleurs, les plus célèbres d’entre eux sont connus, à nos jours, par leurs surnoms indiquant les métiers qu’ils exercent : al-najjar, le menuisier,  al-kharraz, le cordonnier, al-jazzar, le boucher, etc.

Avec M. Aziz Tazi, l’auditeur n’est plus en présence de mots structurés dans des formes poétiques le transportant dans un long rêve à travers l’histoire de la littérature andalouse, mais il se trouve les pieds sur terre suivant les pas d’une analyse principalement phonétique des mots portugais d’origine arabe. Dans sa communication « Los arabismos del potugues », M. Tazi a tenté d’analyser les transformations qu’ont subies les mots arabes après leur passage à la langue portugaise. Il a aussi fait une allusion timide, par souci de comparaison nous semble t-il, à des mots de l’arabe dialectal marocain dont l’origine est portugaise ou ibérique. M. Tazi a basé toute son analyse sur l’œuvre de deux arabisants portugais. Le premier est M. David Lopes (1867-1937) qui, avant d’occuper la chaire de la Langue arabe à la Faculté des Lettres de Lisbonne entre 1914 et 1937, a appris l’Arabe à l’I.N.A.L.C.O. à Paris de 1889 jusqu’à 1892. Le second, M. José Pedro Machado qui n’est autre que l’élève du premier. Après avoir appris les éléments de base de l’Arabe classique à Lisbonne, il a voyagé en Espagne pour y perfectionner ses connaissances. Nous regrettons que cet arabisant n’ait pas pu présenter au public son travail sur la vie et l’œuvre du soufi andalou Ibn Qasi surnommé al-Mahdi, un travail qui n’est toujours pas publié.

Sans éloigner son public de la littérature, M. Djomâa Cheikha a essayé d’écrire l’histoire du Royaume du Portugal et sa relation avec le Califat en se basant sur la poésie andalouse qui rapporte des événements liés au thème qu’il a proposé à ses auditeurs. Dans son exposé en Langue arabe, M. Cheikha a essayé de convaincre son public, majoritairement européen et non arabophone, de l’importance et de la crédibilité des événements racontés par les poètes dans l’écriture de l’histoire.

« La culture portugaise au Maroc » fut le thème de la communication de M. Mouneim Bounou. Il a tenté de montrer les survivances de l’influence portugaise au Maroc ( la toponymie, le palais royal de Mazagan (El-jadida), les fortifications, la culture religieuse et les inscriptions trouvées). M. Bounou s’est lancé dans une aventure périlleuse.

Moins aventurier, M. Mohamed Salhi s’est contenté d’exposer l’image et les descriptions de quelques villes marocaines (Tétouan, Tanger, Azila, Casablanca et Marrakech) à travers neuf articles parus dans deux journaux portugais : O Século de 1950 et Diário Popular de 1953.

Toujours dans le cadre des relations luso-marocaines, M. Filipe Pires a parlé dans sa communication de l’état actuel de la Langue et la culture portugaises au Maroc à travers sa propre expérience comme enseignant à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Université Mohamed V à Rabat. Outre l’insuffisance des cours libres dispensés dans le Lectorat de la Langue et culture portugaise, M. Pires a attiré l’attention du public sur les différents problèmes qui accompagnent, dans ce domaine, et parfois même bloquent la coopération entre le Portugal et le Maroc.

 

La deuxième journée du colloque (03/11/2000) fut une journée d’Histoire et d’Archéologie par excellence. M. Adnan Louhichi a parlé de la mosaïque de Mahdia en Tunisie et M. Claudio Torres a insisté dans sa communication sur le facteur de continuité dans la Civilisation Méditerranéenne. Il a montré comment, depuis l’antiquité jusqu’à la période islamique, certains sites de Mértola ( une ville au sud du Portugal) ont gardé les mêmes fonctions (lieu de culte, cimetière, habitation, etc.)

Dans la même perspective archéologique, M. Teresa Júdice Gamito a parlé de la façon par laquelle les Musulmans prononçaient le nom de Ossónoba (actuellement Faro, l’une des villes de l’Algarve au sud du Portugal) quand ils ont pris le sud du Portugal. Ce nom désignait deux territoires distincts. D’une part, la ville elle-même et son environnement. C’est ce qui correspond vraisemblablement au petit royaume d’al taifa de Ossónoba. D’autre part, il indiquait tout le territoire du sud du Tagus. C’est ce qui correspond aujourd’hui aux provinces de l’Alentejo et l’Algarve.

Dans l’Algarve et plus exactement à Tavira, M. et Mme Maia ont trouvé un vase mystérieux au cours de leurs fouilles archéologiques dans ce site. Il s’agit d’un vase en terre cuite qui, selon eux, remonte au 11ème siècle. Il est décoré par des statuettes fixées autour de sa partie supérieure : des cavaliers, des musiciens, une femme… Se basant sur les figures représentées, M. et Mme Maia avancent l’hypothèse que ce décor reproduit une cérémonie nuptiale berbère.

De l’archéologie nous passons à l’histoire avec les communications de MM. J. P. Molénat, Ahmed Boucharb, Leila Maziane et Abdelmajid Kaddouri. Le premier s’est interrogé sur la problématique des Mozarabes et Mudéjares du Gharb al-Andalus devant la conquête chrétienne. S’il n’est guère douteux, explique-t-il, que des groupes chrétiens d’origine locale se sont maintenus, jusqu’au milieu du XIIème  siècle, sous un pouvoir musulman, dans le sud de ce qui constitue aujourd’hui le territoire portugais, à commencer par Lisbonne, il n’en va pas de même à partir du moment de l’arrivée des Almohades dans la péninsule Ibérique. Les expéditions d’Afonso Henriques, comme réactions à leur égard des populations islamisées, expliqueraient que l’on ne trouve plus de mozarabes au sud du Tage, dans la seconde moitié du XIIème siècle et la première du siècle suivant. Le problème est différent pour les mudéjars, ajoute-t-il. Si l’on tient compte, d’une part, de l’obligation de l’émigration du pays dominé par les Infidèles, Kuffâr, tel qu’est majoritairement interprété le précepte coranique de hijra, et, d’autre part, de ce qui s’est produit dans l’Andalousie voisine, avec une émigration à peu près totale des musulmans, il faut donner une explication au fait apparent que les musulmans demeurent plus nombreux que les chrétiens dans l’Algarve aux premières années du XIVème siècle.

Le second intervenant a parlé de la contrebande portugaise au long de la côte Atlantique marocaine au XVIème siècle. Il a essayé d’expliquer les raisons du développement de ce trafic dans les ports atlantiques marocains en dépit de l’interdiction officielle comme il a tenté d’identifier les contrebandiers et les ports qu’ils fréquentaient. Il a aussi donné une idée sur les produits exposés ou acquis dans ces ports et l’évolution de l’offre, de la demande et des prix.

Le troisième intervenant a traité de la course dans les relations entre le Maroc et la péninsule Ibérique aux XVII - XVIIIème siècles. Une course qui s’est traduite essentiellement par un développement spectaculaire du phénomène de la captivité. Des milliers d’hommes et de femmes provenant particulièrement des rivages ibériques ont pris le chemin vers les grandes villes marocaines pour y connaître une captivité plus ou moins longue.

La dernière communication de cette journée fut celle de M. Kaddouri qui s’est posé plusieurs questions au sujet de l’identité marocaine sur la scène méditerranéenne. Il a tenté de montrer le rôle qu’a joué et que peut encore jouer l’héritage culturel méditerranéen dans l’identité marocaine. L’intervention de M.Kaddouri reflète la profondeur du désir qui habite l’historien, qu’il est, à faire de l’histoire au-delà des textes, des chronologies, et des sources conventionnelles. Sa présentation touche à la fois le domaine de l’histoire des mentalités et celui de la philosophie de l’histoire. Certains “esprits orthodoxes” ont mal accepté cette approche. Mais, c’était une occasion pour rappeler  que l’histoire n’est pas que documents et faits datés. Il y a des événements, des personnages et des idées qui ont influencé le cours de l’histoire sans que celle-ci en retienne les traces. Car les contacts entre les hommes ne se traduisent pas toujours par la constitution d’archives.

La dernière séance de travail (04/11/2000) fut ouverte par la communication de M. Mostafa Zekri intitulée : « La Méditerranée : la crise d’un espace en quête d’une nouvelle identité. » Il a rappelé que cette espace, qui fut au centre du monde jusqu’au début du XVIIème siècle, vit aujourd’hui une véritable crise d’identité. Ce fait devient, de plus en plus, préoccupant pour des raisons diverses. Certaines sont liées à l’histoire de cette zone dont la Rive Nord - et surtout la péninsule Ibérique - a projeté sa force vers les pays de la Rive Sud et vers l’Atlantique. D’autres, sont liées aux stratégies économiques que dicte le Nord - et l’occident en général - et qu’il impose au pays du sud méditerranéen. La Méditerranée est donc passée d’un espace de cultures plurielles, un berceau de Civilisations, à un lieu de séparation, une zone frontalière où, face aux conflits et à la pauvreté réelle ou fictive, chacun opte pour la stratégie qui peut servir ses intérêts. Ainsi le « Moi » et « l’Autre » qui vivent autour de cette « mer intérieure » deviennent de plus en plus différents. Au lieu de vivre et de s’identifier en fonction des références qu’ils ont en commun, nous constatons qu’ils cherchent à construire une identité en se référant à ce qui les différencient les uns des autres. La valeur “Religion” intervient ainsi comme un facteur déterminant pour la re-construction de l’identité des peuples de la Rive Sud. C’est en fonction de ces données que M. Zekri propose de penser l’identité méditerranéenne.

         Étant en accord avec l’idée de choc culturel et du déséquilibre économique entre le Sud et le Nord, M. Mahdi Elmandjra a insisté dans sa communication sur la nécessité de la décolonisation culturelle comme un déterminant majeur du futur de la Méditerranée. En harmonie avec ses propres idées qu’il a soutenues depuis les années 1970, M. Elmandjra a rappelé que, depuis toujours, « les relations culturelles ont constitué l’aspect le plus politique du dialogue Nord-Sud ». Les entraves qui se dressent contre ce dialogue sont multiples. “Elles comportent la décolonisation inachevée du Tiers Monde, la distribution inéquitable des ressources de la planète, la main mise d’un groupuscule de pays dans la gestion des affaires mondiales, l’ethnocentrisme de l’occident et les distorsions qui en résultent en matière de communication culturelle, la relative ignorance par le Nord des cultures du Sud, le taux très élevé d’analphabétisme dans le Sud, l’aliénation culturelle d’une partie de l’élite du Tiers Monde, les lacunes de taille dans les pays du Sud en matière de processus démocratique et du respect des droits de l’homme.” Les auditeurs ont pu apprécier à la fois l’humour de M. Elmandjra et son exposé basé, non seulement sur une documentation riche et diversifiée, scrutée avec une profondeur et une rigueur dignes d’un chercheur de sa qualité, mais aussi sur sa propre expérience en tant que diplomate ayant représenté le Maroc dans différentes institutions internationales.

         « Massa, la ville inaccomplie », fut la dernière communication présentée au cours de ce colloque. M.Patrice Cressier a parlé de cette petite ville située dans le Souss, au sud du Maroc. Comme il l’a précisé lui-même, « Massa est un lieu mythique où selon les traditions tardives Jonas fut rejeté par la baleine et qui aurait été, aussi, le point d’avancée maximale de `Uqba Ibn Nâfi` - là où son cheval serait entré dans les flots et où lui-même aurait pris Dieu à témoin des limites ainsi imposées à sa conquête - apparaît très tôt dans les sources arabes ( al-Ya`qûbî par exemple) comme qarya et ribât.» Avec al-Muqaddasî, Massa apparaît comme une ville, madîna. Au XIème siècle al-Bakri et au XII ème siècle al-Idrisi ne la considèrent que comme un ribât. M. Cressier a montré comment ce lieu a pu maintenir, durant dix siècles, une importance historique, économique et religieuse sans passer à l’urbanisation.

         Nous déplorons dans ce colloque l’absence de spécialistes espagnols qui, selon M. Teresa Gamito la responsable de l’organisation, n’ont pas pu répondre à l’invitation à cause de leur participation à une manifestation similaire organisée en Espagne à la même date. Quoi qu’il en soit, des spécialistes originaires d’Algérie, de France, du Maroc, du Portugal et de Tunisie ont trouvé dans ce colloque l’occasion pour débattre de plusieurs questions qui préoccupent les uns et les autres parce qu’ils constituent le prolongement d’un passé dont ces pays étaient souvent des acteurs. Les interrogations posées et les problèmes soulevés sont de caractère à permettre une réflexion réaliste et approfondie sur l’avenir des relations entre la Rive Nord et la Rive Sud de la Méditerranée.

 

 

Mostafa  ZEKRI

Universidade do Algarve (Portugal)