Charles BONN :

Le Roman algérien contemporain de langue française : espaces de l’énonciation et productivité des récits.

Thèse de doctorat d’Etat, Université de Bordeaux 3, 1982,
Sous la direction du Professeur Simon JEUNE,

5 volumes, 1428 p.

Sommaire de la thèse

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Première Partie.
Dires du lieu et sommation par l’histoire :
la constitution d’un horizon d’attente

Introduction : Lectures d'espace et d'histoire. 3

Référent et représentation. 3

Horizon d'attente et représentations préalables : pour une productivité dé l'écart 4

Production, lecture et reproduction du sens historique. 5

Chapitre 1 : Espace algérien et récit d'histoire. 8

La sommation par l'Histoire. 8

1) Frantz Fanon ou la créativité du mouvement 9

2) Le "roman ethnographique" et l'Histoire. 11

La tension didactique de L'incendie. 12

1) Un progressisme prophétique ?. 12

2) Une parole de la terre ?. 13

3) Le retournement de la problématique du « Même » et de l'« Autre ». 14

4) Ecriture idéologique et tension didactique. 16

5) Des langages non codés par l'idéologie. 17

Pour une problématique des lieux d'énonciation. 18

Le Fils du pauvre. 18

Le Sommeil du juste. 21

Retour à L'Incendie. 22

Vers une ruine de la description ?. 25

Chapitre 2 : Histoire et production mythique dans " Nedjma ". 26

Une inscription plurielle de l’Histoire. 26

La production mythique du sens historique. 29

De la polyphonie mythique à l'ambiguïté tragique. 35

Historicité tragique de l'espace maternel. 37

Chapitre 3 :  La production des textes par l'Histoire. 42

La " génération de 1962 " 42

Narrer pour démontrer 44

Éléments d'une grammaire narrative. 49

De l'épique au tragique. 56

Chapitre 4 :  Idéologie et production de normes narratives. 60

Le discours culturel de l'idéologie. 61

Discours et production mythique. 64

Un exemple de production " littéraire " du discours: les nouvelles de " Promesses " 68

La production de normes narratives par l'institution scolaire. 72

Un horizon d'attente doublement idéologique. 77

Pour une lecture spatiale de l'énonciation. 84

Chapitre 5 :  La surdétermination idéologique des romans publiés à la S.N.E.D. 85

Y a-t-il un manque commémoratif ?. 85

La surdétermination idéologique. 89

Le fonctionnement métaphorique d'une écriture de ralliement 96

Le modèle réaliste scolaire. 99

Vers une nouvelle probation du roman algérien de langue française?. 104

CONCLUSION.  Quel horizon d'attente ?. 109

 

Introduction :
Lectures d'espace et d'histoire

Référent et représentation

Qu'il soit ou non justifié d'en parler comme d'un ensemble cohérent, les écrivains algériens de langue françai­se sont souvent appréhendés globalement par les discours qui se développent sur leurs textes : discours idéologique, dis­cours critique, discours universitaire. Il convient donc, a­vant de décrire séparément les romans algériens de langue française que je considère comme les mieux venus depuis l'In­dépendance, de nous interroger sur ce que ces textes peuvent véritablement avoir de commun au-delà de leur différence ra­dicale. C'est-à-dire à ce qui me permet à mon tour, après l'avoir mis en question, d'utiliser le concept de "roman al­gérien de langue française".

Les définitions ne manquent pas. Jean Déjeux, après Jean Sénac, entre autres, s'est essayé à en formuler [1]. Ces définitions alimentent l'essentiel des discours sur les textes dont j'ai parlé: ,.e pense que chercher à définir ce qu'est le roman algérien de langue française contribue à en­tretenir l'illusion référentielle contre laquelle je me suis déjà élevé, et selon laquelle il y aurait un roman algérien de langue française, et plus généralement une littérature ma­ghrébine de langue française. Mon point de vue est différent. Si je pense, sans faire pour autant de mystique de l’œuvre, que cette dernière, lorsqu'elle est importante, est irréductible à autre chose qu'à elle-même, fût-ce à d'autres oeuvres "du même type", je pense qu'il est malgré tout possible de dégager, d'abord, un contexte spatial et temporel commun à ces textes, qui se définissent tous peu ou prou par rapport à lui.

A un premier niveau, ce contexte est simple : il s'a­git de l'espace algérien, et de l'Histoire récente de l'Algé­rie. L'espace algérien est d'abord l'espace d'origine des é­crivains, quel que soit le lieu où ils vivent actuellement. Mais l'origine géographique de l'écrivain n'est qu'un critè­re socio-historique incomplet. Il faut ajouter que de tous les textes décrits ici l'Algérie est le référent principal, soit que l'action s'y déroule, ce qui est le plus souvent le cas, soit que les personnages principaux soient des émigrés algériens en Europe (Topographie idéale pour une agression caractérisée, de Rachid Boudjedra, Habel, de Mohammed Dib, Mémoire de l'absent, de Nabile Farès, Un passager de 1’Occi­dent, de Nabile Farès), soit qu'on puisse parmi d'autres si­gnifiés y lire une réflexion au moins indirecte sur la com­munication culturelle en Algérie (Cours sur la rive sauvage, de Mohammed Dib). Cet espace algérien est souvent l'enjeu de la rivalité entre discours idéologique et littéraire. Il est un des lieux dans l'horizon d'attente des lecteurs, de la norme à laquelle les textes viendront, ou non, opposer leur écart.

Quant à l'Histoire récente de l'Algérie, autant et plus que celle de l'état civil des écrivains, je l'assimile­rai plutôt à celle de la décolonisation, avant et après l'Indépendance. C'est bien à elle que se réfèrent de près ou de loin tous les textes étudiés. Elle en est le "sujet" commun, du moins pour un décodage historique. On verra, particuliè­rement en étudiant Qui se souvient de la mer, de Dib, les limites d'un tel décodage, et la réduction qu'il opère. Mais on ne peut nier le référent qu'il signale même lorsque ce dernier semble échapper le plus, comme dans Cours sur la rive sauvage. Cette Histoire est, bien sûr, un enjeu bien plus voyant encore dans la confrontation de discours évoquée plus haut, et sur laquelle on reviendra souvent. Et là encore se laisseront préciser norme et écart.

Mais pour qu'il y ait une norme et un écart, tant pour l'espace que pour l'Histoire qui servent de référent commun à tous ces romans, il faut que ce référent soit, dans les deux discours qui l'inscrivent, vécu comme représentation. Le texte littéraire n'est pas seul à fournir du réel une re­présentation. S'il se constitue en écart par rapport à une norme, c'est que cette norme est elle aussi représentation. En fait, le texte littéraire ne s'inscrit pas par rapport au réel brut, mais bien par rapport à une norme de représenta­tion de ce réel par ce que j'ai déjà appelé le discours so­cial, lequel recoupe en partie les normes implicites de re­présentation du "réel" par la littérature dans "l'horizon d'attente" par rapport auquel elle s'inscrit, si l'on en croit l'esthétique de la réception" de Jauss dont j'ai par­lé en introduction générale. Cependant, le discours social et l'horizon d'attente ne sont pas les seuls à fournir des représentations du réel ou des modèles de description. D'un "réel" toujours insaisissable, de nombreux discours, tous en situation sociale de communication, proposent des représen­tations qui sont autant de lectures. La littérature algéri­enne et les différents discours par rapport auxquels les tex­tes se définissent, produisent tous, de l'espace et de l'His­toire désignés plus haut, une représentation. La rencontre ou la divergence de ces représentations forment un autre ni­veau, plus effectif que le premier, de rencontre entre ces textes, de spatialité du syntagme de l'énonciation.

Plus qu'un autre en effet, le réel qui définit l'i­dentité, individuelle ou collective, est représentation dis­cursive. Le réel brut n'a jamais de fonction en lui-même. L'histoire, comma la géographie sont toujours, est-il besoin de le rappeler, représentation. Mais ils le sont encore plus lorsque leur enjeu est précisément un être collectif trop longtemps nié par le discours colonial. Le discours du récit romanesque algérien, comme celui de l'histoire algérienne, comme celui de l'anthropologie, (pour n'en citer que trois qui nous préoccuperont dans cette partie), sont producteurs de représentations qui tendront à se constituer en mythes ceux sur lesquels repose nécessairement toute identité.

L'une des questions qui se posera ici est de savoir, lorsqu'il y a convergence entre leurs représentations, quel est le discours dominant, et quels sont ceux qui le suivent ou l'alimentent. Ainsi, j'ai déjà montré qu'un texte litté­raire pouvait s'écrire pour sa lecture par un discours qui lui est extérieur; c'est le cas pour tel roman de Boudjedra, ou de Ben Jelloun au Maroc. Il peut aussi, comme les nouvelles publiées en Algérie dans la revue Promesses, reprodui­re plus naïvement une norme figée du récit historique, c'est-­à-dire de la représentation de l'Histoire. C'est ce que font également, en partie, les romans, parmi ceux analysés ici, qui s'intègrent dans le récit historique en constituant une sorte de chronique de la guerre, ou encore les romans publiés à la S.N.E.D.

Horizon d'attente et représentations préalables : pour une productivité dé l'écart

Ces romans, que je traite collectivement, malgré la qualité de certains, aux troisième et cinquième chapitres de cette partie consacrée à la "sommation" de la littérature romanesque algérienne de langue française "par l'Histoire", répondent le mieux possible à l'horizon d'attente d'une po­pulation de lecteurs pour qui l'événement appelle sa chro­nique, son épopée, et aussi sa légitimation. Ces textes, on le verra légitiment une norme du récit de l'Histoire récente algérienne. Norme nécessaire pour contrer la négation colo­niale, norme peut-être d'autant plus nécessaire qu'écrits en français, ces romans apparaissent aussi dans l'horizon d'at­tente algérien de 1962, comme une réponse au dis­cours colonial, et devant donc se faire de préférence dans la langue même du colon. C'est là la fonction de "vitrine" du récit romanesque algérien de langue française. Vitrine qui permet d'acclimater un discours anticolonialiste. Et qui le sert.

Les romans que j'ai isolés dans les parties suivantes, et que je traite comme irréductibles à une "littérature" dé­crite dans sa globalité, c'est-à-dire à un discours extéri­eur au récit proprement dit, sont précisément ceux qui mani­festent, face aux divers discours et aux diverses lectures qui les entourent et par rapport auxquels ils se constituent, un écart. Cet écart les constitue souvent en discours auto­nomes, désignant la singularité de leur propre écriture au­tant que celle de leur référent. Ce qui leur vaut d'être fustigés par les idéologues.

Mais cet écart ne les empêche pas - bien au contrai­re - de participer, en accord ou en rupture avec d'autres discours, à l'élaboration de nouveaux champs sémantiques de l'espace et de l'Histoire de l'Algérie, "de faire accéder ces champs sémantiques au plan de la formulation en tant qu'univers particuliers se suffisant à eux-mêmes et de leur y donner la forme achevée d'une perfection qui fera d'eux des modèles" [2]. Comme créateurs de modèles de lecture du réel, les textes les plus radicalement singuliers (à condi­tion cependant de trouver leur lisibilité) participent en­core à une représentation.

C'est là que se constitue ce que j'appelle la fonction mythique des meilleurs de ces textes. Les modèles souvent . inouïs que ces textes proposent rencontrent soudain chez leurs lecteurs un écho qui leur fait modifier l'"horizon d'attente" qu'avaient forgé lectures antérieures et discours social. Ces modèles se constituent alors en cette mytholo­gie, d'individuelle devenue collective, qui permet précisément le processus d'identification plus sûrement qu'à tra­vers des formules idéologiques souvent importées. L'écart, en produisant des modèles représentatifs nouveau, court per­pétuellement le risque d'être reçu en nouvelle norme.

Ce deuxième niveau de convergence des textes classés superficiellement "romans algériens de langue française" me semble plus significatif, en ce qu'il fait référence, non plus à un point de départ commun et extérieur aux oeuvres, qui n'en seraient que le reflet, mais au résultat acquis par ces textes au niveau de leur réflexion. Radicalement dif­férents par leur écriture, tout comme par les "modèles" mêmes qu'ils produisent, les meilleurs de ces textes convergent cependant par le fait que l'horizon commun sur lequel ces modèles sont projetés et qu'ils informent reste bien l'Algé­rie actuelle, dans l'entreprise nécessairement originale de représentation de soi en laquelle elle est engagée depuis plus d'une génération.

Tout texte qui nous parle depuis son écart par rapport à l'horizon d'attente qui le reçoit nous apporte des outils neufs par affiner la perception toujours mouvante que nous avons de nous-mêmes, de notre identité et de notre différen­ce. Mais pour le lecteur algérien (ou plus généralement tout lecteur ayant vécu dans son être même l'impact de la décolo­nisation dont on n'a pas fini de souligner l'importance ca­pitale dans le monde d'aujourd'hui), cette nécessité de dé­finition collective de soi, et son dialogue avec l'identité personnelle en devenir, sont peut-être plus à vif que pour un lecteur qui n'a jamais été colonisé, ou colonisateur [3].

Production, lecture et reproduction du sens historique

La littérature nationale participe bien évidemment à la définition collective de soi, et ce, à plusieurs niveaux, dont on va voir des illustrations dans la présente partie.

La littérature nationale est d'abord retournement de la parole étrangère sur soi. Tentative de définition autono­me de son propre espace, et d'historicisation de cet espace. Tentative qui manifestera, d’abord, le surgissement d’une parole nationale en accord avec le langage des faits. A la décolonisation du territoire se doit de correspondre une dé­colonisation de l'écriture. En renversant le discours anthro­pologique qui niait à l'espace colonisé la maîtrise de la parole historique, on inverse les pôles du "Même" et de l’"Au­tre" sur lesquels le discours anthropologique comme celui de la littérature coloniale étaient construits.

Parmi les modalités du récit d'Histoire par un espace algérien qui jusque là ne se disait pas encore comme nation, je n’ai retenu que celles qui me paraissaient les plus significatives. Celle de l'é­criture fanonienne, curieux texte plus algérien que ceux des algériens eux-mêmes, où l'Histoire semble s'écrire toute seu­le, semble créer par son propre surgissement l'espace du tex­te comme celui de la nation. Puis, parmi les nombreux exem­ples d'historicité de l'écriture dite "ethnographique" que j'aurais pu développer contre les idéologues qui reprochent à la "génération de 1952" de se réfugier hors de l'Histoire, j'ai choisi le roman qui me semble le plus producteur de sens historique (peut-être parce qu'il n'est plus, à vrai dire, un roman ethnographique que dans une lecture sociolo­gique négatrice d'Histoire ?). L'Incendie, de Dib, rend his­torique le surgissement de la parole paysanne inouïe, qu'il permet par la transparence de son texte, lequel devient de ce fait l'espace même de ce surgissement, qu'il provoque grâce à sa "tension didactique". Il change ainsi en partie le lieu d'énonciation de l'écriture "réaliste" qu'il semble reprendre pourtant. Lieu d'énonciation qui manifestait au contraire la dépendance implicite d'autres textes de la même époque, comme Le Fils du pauvre, de Feraoun, et Le Sommeil du juste, de Mammeri, même si le projet de ce dernier était plus polémique : le sens ne suffit pas; la véritable histo­ricité d'un texte lui est fournie par son lieu d'énonciation, en rapport d'ailleurs avec sa problématique implicite égale­ment du "Même" et de l"'Autre".

Mais la production de sens historique la plus remar­quable, dans ce survol schématique de la littérature romanes­que algérienne de langue française d’avant l’Indépendance que j'entreprends ici pour montrer quelques-uns des principaux fondements littéraires nationaux de l'horizon d'attente dans lequel se développeront les romans d'après l'Indé­pendance, est sans conteste celle du plus grand "classique" de la littéra­ture algérienne : Nedjma, de Kateb Yacine. Répudiant les fa­cilités d'une écriture réaliste au statut ambigu, substitu­ant l'opacité d'une multiplication des niveaux de significa­tion à la transparence de L'Incendie, les récits de Nedjma, et leur articulation réciproque, traversent les textes mythi­ques inopérants comme ils avaient pulvérisé tout discours im­posé, pour accéder à une véritable "productivité mythique", en un temps où l'on réduit peut-être trop vite les mytholo­gies à des structures mythiques dégradées. Du mythe apparem­ment non-historique, Kateb retrouve la polyphonie pour créer littéralement l'espace même de la nation en gésine, car son roman comme celui de Dib s'énonce alors que se prépare le soulèvement du ter novembre 1954. L'un et l'autre sont alors producteurs d'Histoire, chacun à sa manière.

Cependant que l'Histoire, enfin surgie à son tour, s'écrit d'elle-même dans un "langage-objet" qu'on avait vu Fanon décrire, le romancier va être sommé de la dire. A cet­te sommation, il répondra peut-être moins vite que-le poète, aussi leur publication rapprochée permet-elle de grouper les romans qui narrent la Révolution [4] ou ses préparatifs, sous le terme de "génération de 1962". Ces textes, de qualité di­verse, s'inscrivent en partie dans un genre que l'Algérie n'est pas seule à connaître, le roman de guerre, qui s'est constitué en Europe, essentiellement depuis la guerre de 1914-1918. Ce genre, assez populaire en Europe, y a forgé un horizon d'attente fait d'un certain nombre de clichés narra­tifs auxquels les romans que je décrirai ici n'échappent pas toujours, mais que souvent ils tentent de dépasser. D'ail­leurs, leur fonction n'est pas seulement de dire la guerre, mais surtout de se faire les interprètes de la cause algé­rienne. Fonction, donc, éminemment idéologique. On pourra s'interroger sur la plus ou moins grande autonomie de ces récits par rapport à leur propos idéologique, que j'appelle également discursif, discours étant pris ici dans le sens restrictif de discours idéologique, opposé au récit, c'est­-à-dire plus généralement à une littérarité hypothétique qui échapperait aux normes de narration que tente d'imposer tou­te idéologie à une littérature chargée de l'illustrer [5].

On en est donc amené à réfléchir sur les rapports de la production romanesque algérienne de langue française avec le discours idéologique. Sur la manière dont ce discours lit les textes, sur l'image qu'il en donne, sur la présentation qu'il en fait pour l'utiliser dans le sens de sa propre re­production. Ceci suppose une description préalable rapide de ce qui, dans le discours culturel de l'idéologie, pourra être assimilé à un fonctionnement de type littéraire, et tendra donc à imposer ­ses structures à la littérature. On dé­couvrira ainsi un fonctionnement mythique bien différent de Nedjma, en ce qu'il est essentiellement reproduction, et ­non production. Bien plus, qu'il tend à limiter la créativité, pour mieux assurer la sécurité de sa propre re­production. Mais ce discours ne peut avoir d'emprise sur la création que par l'intermédiaire d'un certain nombre d'appa­reils ou d'institutions idéologiques, dont les principales nous fourniront quelques clés de la production mythique de leurs discours sur la littérature, et principalement sur la narration. Grâce aux appareils qu'elle contrôle, l'idéologie fournit donc, implicitement ou explicitement, un certain nombre de normes narratives par rapport auxquelles le texte devra se définir, car elles sont un élément non négligeable de l'horizon d'attente dans lequel il s'inscrit, et que les oeuvres antérieures de ce qu'on peut déjà appeler une His­toire de la littérature algérienne de langue française ne sont pas seules à façonner.

Les textes les plus significatifs d'une Histoire lit­téraire, si l'on en croit Hans Robert Jauss, dont le concept d"'horizon d'attente" sera donc la référence majeure de tou­te cette première partie, sont ceux qui modifient cet hori­zon d'attente en faisant accéder d'autres expériences à la conscience collective, grâce à leur installation dans un é­cart créatif. Dans le contexte particulier qui m'intéresse ici, et que Jauss n'avait probablement pas prévu, les modè­les idéologiques de narration sont tellement impératifs, in­terpellent à un tel point qu'il peut être tentant, avant d'examiner les romans de l'écart, d'interroger ceux qui produisent l'une ou l'autre de ces normes, et que Jauss qualifierait peut-être un peu vite d'art "culinaire".

On s'apercevra alors que les normes limitatives ne sont pas seulement celles des discours culturels dominants en Algérie, dont la clôture impérative, même en des textes médiocres, apparaît bien vite comme inefficace, et cède le pas à des normes - tout autant productrices de médiocrité cependant - qui ne sont pas les siennes. Normes qui dessi­nent des lieux d'énonciation surprenants pour qui s'en était tenu aux signifiés explicites d'un discours idéologique dans lequel l'espace qui définit l'identité est éminemment signi­fiant. A partir de ces observations, le politologue sera bien sûr tenté de mesurer la possibilité, pour un pays du Tiers-Monde, de se créer un discours culturel autonome. Mais l'analyse littéraire que j'ai amorcée ici se servira plutôt de cette mise en évidence de normes diverses et parfois con­tradictoires pour mesurer plus sûrement l'écart des romans qui leur échappent en partie. Quant à la pluralité des normes narratives liées aux différents discours culturels et i­déologiques en conflit, elle s'en servira surtout pour des­siner quelques premiers éléments d'une spatialisation des textes qu'ils produisent, et que les espaces d'écriture produisent en retour. Spatialisation qui sera également cel­le de l'énonciation, concept dans lequel j'englobe la tota­lité du schéma de la communication littéraire, schéma dans lequel le lecteur (la lecture) est pour moi tout aussi ac­tif, dans ce contexte idéologique marqué, que l'"auteur". Le lieu d'énonciation sera donc pour moi celui de la cultu­re ou de l'idéologie, toutes deux spatialisées, dans laquel­le ces textes tentent de s'inscrire, de prendre place. Car la constitution d'un horizon d'attente, ici, est bien d'a­bord revendication d'une place dans un espace culturel de légitimation de l’écriture pour le moins ambigu.


Chapitre 1 :
Espace algérien et récit d'histoire

La sommation par l'Histoire

La confusion majeure qu'entretenait l'anthropologie coloniale était celle qui présentait les structures tradi­tionnelles comme un état de nature, n'ayant donc pas, de ce fait, d'Histoire, celle-ci étant réservée, on l'a vu, à celui qui possédait également le privilège de dire, et donc de po­ser les questions, de définir les points de vue.

Par sa Révolution, le peuple algérien prenait posses­sion de son Histoire, s'adjugeait le droit de se définir dans le mouvement, et non plus dans une "nature" immobilisée hors du temps. Pour le romancier algérien, la description ethno­graphique n'était plus possible. Et de fait, si l'on en croit les tableaux statistiques de jean Déjeux, le courant ethno­graphique, jusque là continu depuis 1945, avec une seule in­terruption en 1959, s'arrêterait net à l'Indépendance, pour ne plus se manifester ensuite qu'une fois, en 1970, avec Le village des asphodèles, d'Ali Boumahdi [6].

La Révolution, et plus particulièrement l'Indépendan­ce, peuvent donc être considérées comme une sommation de l'é­crivain par l'Histoire, par l'événement inouï. La création de l'Histoire par les maquisards appelle sa création parallè­le par les récits du romancier. Les signes produits par le langage du maquis demandent à entrer dans un langage nouveau car "le mot 'Histoire' désigne à la fois un procès (ou une action réelle), et le récit de cette action" note Jean-Pierre Faye, qui en déduit que le récit, tout à 'la fois, énonce l'ac­tion et la produit : "Il existe, dans l'Histoire, un effet de production d'action par le récit" [7].

Les récits littéraires, romans et nouvelles, ne sont, bien sûr, pas seuls à énoncer l'action révolutionnaire algé­rienne. La guerre d'Algérie a suscité bien des témoignages, issus des deux camps en présence, et peu à peu son Histoire commence à se faire, même si elle est handicapée par le fait que les archives n'en soient pas encore publiques, et si elle n'a pas encore produit, tant en Algérie qu'en France, de tra­vaux universitaires comparables à ceux de Charles-Robert Age­ron [8] qui n'en arrivent qu'à ses débuts, ou à la thèse al­lemande monumentale de Hartmut Eisenhans, actuellement la plus complète sur le sujet [9]. La lecture de la première bibliographie critique de Quinze ans d'historiographie de la guerre d'Algérie, établie sur la période de 1962 à 1977 par Guy Pervillé [10]  permet cependant de constater le faible vo­lume de l'historiographie algérienne, comparée à l'historio­graphie française ou étrangère : quatorze titres seulement, sur cent quarante-huit recensés, parmi lesquels les témoigna­ges d'anciens de l'O.A.S. apparaissent plus nombreux et sont plus souvent réédités.

Faut-il en incriminer l'édition, le plus souvent fran­çaise, ou la production algérienne elle-même ? Je me tournerais plutôt, en ce qui me concerne, vers l'"horizon d'atten­te", pour reprendre le concept de Jauss déjà utilisé : quel­le attente de lecture une telle littérature vient-elle combler ? Il me semble que l'attente d'historiographie de la guerre d'Algérie, au niveau du plaisir de la lecture, est plus forte chez des lecteurs français nostalgiques de l'Algé­rie française, ou marqués par leur service militaire en Algé­rie, et à qui elle donne un repère biographique d'identité par opposition à l'anonymat et à l'effacement de cette tran­che d'Histoire dans et par le discours social et idéologique français. En Algérie, la référence biographique individuelle au passé révolutionnaire ne peut servir à se singulariser, tant le discours social vécu valorise au contraire, soit une modernité technologique, d'où la remémoration du passé, même glorieux, est plus ou moins exclue (On a vu dans Omar Gatlato, le récent film comique algérien [11], la séquence prise sur le vif de l'aïeul racontant sa guerre, et interrompu sans ména­gement pour le feuilleton de télévision que toute la famille attendait...), soit une identité arabe actuelle, pour laquel­le le conflit palestinien est une médiation bien plus puis­sante qu'une guerre que chacun, en Algérie, a pourtant vécue, directement ou indirectement, du moins lorsqu'il est né avant 1962. La génération d'après l'Indépendance ne fait que com­mencer son accès dans les rangs des lecteurs potentiels. Il est probable qu'elle attende, sur la guerre de ses pères, une historiographie plus critique, qui donne un sens aux seuls récits de souvenirs ponctuels isolés de l'analyse d'ensemble de la guerre qui lui sont le plus souvent présentés.

Pervillé note également que "l'abstention presque to­tale (de l'Algérie) envers une Histoire qui la concerne au premier chef est un paradoxe difficilement justifiable", et constate que "dans l'ensemble, l'historiographie (algérien­ne) tend à exalter les vertus patriotiques et à cimenter l'u­nité nationale. Il est répété que le peuple algérien s'est dressé dans un élan unanime pour arracher son indépendance au colonialisme français. Tous les problèmes risquant de sus­citer des controverses et de raviver des oppositions internes sont volontairement omis. Le lecteur ne se voit proposer que deux genres : la prédication manichéenne, dépourvue de nuan­ces et de précisions, et le récit ponctuel, anecdotique, mais toujours exemplaire" [12]. Même lorsqu'il se propose de "dire" cette inscription formidable de l'Histoire dans l'espace géo­graphique et culturel que fut la Révolution, véritable nais­sance de la nation algérienne, le récit littéraire algérien se heurtera donc, dans l'horizon d'attente qui l'accueille, à une non-définition de fait de ce que pourrait être une pa­role d'Histoire. Le vide d'un "dire" de la nation qu'on ver­ra signifier par l'absence de la parole de Nedjma au centre du roman qui porte son nom, n'est pas encore comblé. La pa­role-objet du fait historique, de l'action proprement dite, a devancé son dire. L'historiographe, comme l'écrivain, sont placés devant une sommation de leur écriture par l'Histoire à laquelle ils n'ont encore que très imparfaitement répondu.

C'est que, autant qu'à dire l'Histoire, ces écritures sont acculées d'abord à s'inventer elles-mêmes. L'historio­graphie algérienne en est à se constituer difficilement en science, dans l'ambiguïté du lieu d'énonciation que signifie le projet même d'un langage scientifique de l'Histoire, car de toute évidence la référence pathétique à Ibn Khaldûn ne suffit pas à créer un lieu d'énonciation d'une historiogra­phie scientifique, dont le propos est de se démarquer tout en en réclamant la caution, d'un lieu "universel" du dire historique qui n'est pas situé en Algérie, même quand ce dire prend l'Algérie pour objet. Quant au roman algérien, le projet ethnographique dans lequel leur lecture a cantonné ses premiers textes leur enlève implicitement la possibilité de dire l'historicité d'un espace que le discours ethnogra­phique présente comme extérieur à l'Histoire. Dans les deux cas, il s'agit donc d'inventer un dire nouveau d'une Histoi­re inouïe.

Dire nouveau qui ne pourra pas se contenter de décri­re l'Histoire comme objet dans une parole qui ne serait pas elle-même concernée dans son objet. Car l'Histoire, ici, in­vente son dire dans l'instant même où ce dernier invente com­ment la dire et comment, aussi, la créer, puisque ce dont il s'agit, c'est bien de trouver le sens hors duquel le fait historique brut, comme l'espace-objet, seraient lettre morte. L'Histoire comme le pays réclament une parole qui leur don­ne sens, mais aussi qui les crée. Et cette productivité de la parole ne peut s'opérer, on le verra, que dans une ambiguïté de son propre statut textuel. Car produire l'Histoire, quelle que soit l'"objectivité" dont on se réclame, n'est possible que dans un recours au moins partiel à l'opacité du mythe. Opacité, et créativité dans le mouvement d'une parole mythique non figée, productrice dans son instabilité même. C'est pourquoi, avant de voir comment le récit romanesque algérien et, en partie, le discours idéologique, répondent à la sommation par l'Histoire, il m'a semblé intéressant de montrer comment une parole au statut non-défini, et intégrée dans l'action, celle de Frantz Fanon, pouvait en partie la créer. Car il est impossible de parler de l'horizon d'atten­te d'un récit de l'Histoire algérienne sans mentionner cette parole d'un algérien d'adoption qui reste l'une des référen­ces essentielles de tout l'espace idéologique algérien.

1) Frantz Fanon ou la créativité du mouvement

Sur la "guerre d'Algérie", il est intéressant de cons­tater que les textes les plus riches de signification, ceux qui dépassent véritablement le récit ponctuel ou la prédica­tion manichéenne pour lire un sens profond dans l'événement sont ceux de Frantz Fanon, que j'hésiterai d'ailleurs, con­trairement à Pervillé qui les recense comme tels, à considé­rer comme de l'historiographie. Ecrits depuis le cœur même de l'action, L'an V de la révolution algérienne et Les dam­nés de la terre [13] sont des textes producteurs d'Histoire, constitutifs d'une identité révolutionnaire du mouvement. Ils énoncent l'action et la produisent en même temps, pour re­prendre les termes de Jean-Pierre Faye cités plus haut. Ils fournissent ce que j'appellerai des thèmes générateurs, aus­si bien à l'idéologie algérienne en constitution, qu'à l'ac­tion révolutionnaire, qu'à la production du langage littérai­re de cette action : les romans que je décrirai au chapitre 3, ou certains poèmes de la résistance, comme ceux de Malek Haddad. Il ne s'agit pas chez Fanon de récits, au sens litté­raire du terme, mais de descriptions de l'action révolutionnaire qui, d'emblée, lui donnent un sens, qu'elle ne pouvait avoir avant d'être. Les textes de Fanon sont cette médiation qui permet à l'action de se dire elle-même, dans son sens le plus inattendu et le plus riche, de produire directement une signification du fait isolé, de le sortir de sa banalité ou de son horreur, pour lui donner aussitôt une dimension à la­quelle peu de récits arrivent avec une telle simplicité.

Il ne saurait être question ici de décrire l’œuvre de Fanon [14], mon objet restant la production algérienne de récits romanesques, et, dans la présente partie, les romans relevant le défi de cette "sommation par l'Histoire", ceux qui entreprennent de la narrer. Mais l'énonciation des roman­ciers algériens narrant la Révolution n'est point gratuite, si tant est qu'un récit, surtout lorsqu'il a l'Histoire d'un peuple pour objet, puisse s'énoncer gratuitement, c'est-à­-dire hors d'un projet de persuasion, hors d'un dessein signi­fiant. Car l'attente même de ceux qui ont vécu l'événement, par rapport au roman qui l'inscrit, est qu'il donne un sens, qu'il produise les significations de l'Histoire.

Et c'est bien ce que fait Fanon, qui n'est pas roman­cier. Ses textes sont d'abord, et surtout L'an V de la révo­lution algérienne, une sorte de manuel du militant. Leur fonction est idéologique, certes, mais l'idéologie, chez Fa­non, même si elle peut parfois paraître utopique dans la transformation radicale de la société algérienne qu'elle an­nonce, reste toujours profondément ancrée dans le vécu quo­tidien, concret, individuel des colonisés. Et en ceci, sans être un récit littéraire, L'an V de la révolution algérienne ouvre la voie à ceux-ci. L'analyse des Damnés de la terre, tout en étant plus systématique, plus globale (plus dure aus­si), que celle de L'an V de la révolution algérienne, montre dans la décolonisation un phénomène profondément irrationnel, qui échappe en ceci, comme le discours même de Fanon, à la visée déductive et démonstrative de l'idéologie "classique" : "la mise en question du monde colonial par le colonisé n'est pas une confrontation rationnelle des points de vue. Elle n'est pas un discours sur l'universel, mais l'affirmation échevelée d'une originalité posée comme absolue" [15].

Plutôt que les mécanismes économiques analysés par d'autres de l'aliénation coloniale, Fanon montre le surgis­sement de mythes. Le colonisé remplace l'affrontement objec­tif avec le colon, avant le déclenchement de la Révolution, par un affrontement fantasmatique permanent avec des struc­tures mythiques. Or, cette production de mythes, qui pour­tant aurait dû intéresser d'emblée les écrivains, là où elle embarrassait plutôt le discours idéologique ou économiste, a échappé, on le verra, à maint d'entre eux. Attachés à dégager de l'événement l'élément significatif, symbolique, sur lequel appuyer un sens idéologique, beaucoup d'écrivains manquent l'irrationnel du vécu réel, qu'au contraire Fanon découvre à tout instant. Paradoxalement, son point de vue, qui reste constamment celui de la signification globale du mouvement, fait souvent vivre, au sein de ce mouvement, l'élément con­cret bien plus que certains récits, dont le fait particulier (et donc, a priori, plus directement "vécu") semblait davan­tage le domaine.

Il est vrai que Fanon part d'une pratique thérapeu­tique. De l'addition des observations particulières réelles, il tire un sens global, qui se réinvestit ensuite dans sa lecture du particulier, et dans sa pratique. Mais l'origina­lité essentielle de sa démarche est qu'elle s'appuie sur le mouvement. Qu'elle ne dégage jamais de l'addition de ses ob­servations la description d'un état de fait invariable. Elle donne au contraire sa pleine signification à cette "sommation par l'Histoire", dont j'ai déjà dit qu'elle allait rendre impossible le roman ethnographique. Bien plus, l’œuvre de Fanon est cette sommation par l'Histoire elle-même, en ce qu'elle ne dit pas un état, mais un horizon d'action, de transformation constante de la société algérienne dans le vécu quotidien de ses habitants. Elle décrit, dans l'Histoire même, non pas un état passé et un état présent, ou même fu­tur, de cette société, mais la créativité à l’œuvre d'une population qui doit répondre à l'inouï, et inventer de toutes pièces le langage de l'événement. "Il s'agit pour le tiers­-monde de recommencer une histoire de l'homme", est-il écrit dans Les damnés de la terre. Les textes de Fanon, comme les révolutionnaires algériens qu'ils décrivent, ne se contentent pas de répondre à l'Histoire : ils la créent, ils sont l'His­toire.

Et pourtant, rarement ces textes sombrent-ils dans l'épique, qui guette si souvent, on le verra, toute littéra­ture révolutionnaire. Certes, on y découvre une unité profon­de du peuple colonisé, dans ce bouleversement radical qu'il subit, et qui l'amène à une prise de conscience collective nouvelle. Mais point ici de cliché sur le peuple dressé sou­dain dans un élan unanime, balayant l'individu dans le grand vent de l'Histoire. C'est au contraire au surgissement de l'individu que Fanon nous fait assister, dans et par l'action révolutionnaire. Et principalement, dans L'an V de la révolu­tion algérienne, à celui de la femme, ou du fils, face à l'autorité du père et du groupe. Qu'importe ici que le repli sur soi, après l'Indépendance, le raidissement d'une société aux prises avec des contradictions que Fanon n'avait pas tou­jours prévues, fassent apparaître certains de ces aperçus, aujourd'hui, comme quelque peu utopiques : Fanon aura du moins dégagé ce vers quoi tendait, en son plus profond, une population "en train de créer de toutes pièces une nouvelle société algérienne" [16]. Il aura dessiné un horizon d'atten­te, par rapport auquel l'Histoire ultérieure, comme les tex­tes littéraires, allaient s'écrire. Son utopie même est pro­ductrice de mythes générateurs d'action, comme de récits. L'action comme la littérature auront été profondément nourris par lui.

Cette sommation par l'Histoire, que Fanon formule de­puis le cœur même de l'action, comment les romanciers algé­riens y ont-ils répondu ?

En tout cas, même si, dans l'optique que j'ai choisie, la production d'après l'Indépendance m'intéresse davantage, et même si je parle d'une "génération de 1962", plus pour jouer avec les historiographes trop pressés que par un ral­liement tardif à un mode de description qui manque encore du recul suffisant, les romanciers algériens n'ont pas attendu 1962 pour dire la Révolution, et même, dans une cer­taine mesure, pour produire l'Histoire, d'une manière compa­rable à ce qui vient d'être dit de Fanon.

2) Le "roman ethnographique" et l'Histoire

Certes, on a vu le roman ethnographique, soit ignorer parfois le sens de l'Histoire, soit encore lui tourner le dos. On a vu l'Histoire mise entre parenthèses dans La terre et le sang, de Feraoun, ou devenue blessure dans La colline oubliée, de Mammeri, destruction d'un univers, et non inven­tion d'un monde neuf. Et pourtant, ces textes mêmes montraient bien déjà que l'histoire ne peut être vraiment évitée. Le lecteur des Chemins qui montent, comme celui du Sommeil du Juste, c'est-à-dire des romans qui suivent les précédents dans la chronologie respective des deux auteurs, est obligé de prendre position.

L'Histoire, dans le "courant ethnographique" du roman algérien de langue française, se trouve au point précis de rencontre de deux mondes. Elle est la mise en écriture elle­-même, qui somme l'ancien monde de se dire. Elle est la mise en représentation, sur une scène qui ne lui appartient pas, celle que dessinent la langue française et le genre romanes­ que, d'un univers qui n'acceptait de se représenter qu'à lui­-même. En ce sens, elle est dans la violence que fait le texte en langue et forme autres, à l'espace traditionnel au moment précis où cet espace clos subit également son écartèlement par la guerre, ou par des normes étrangères qu'il ne peut plus ignorer. L'Histoire, ici, produit également un sens dans le livre. Ce sens, c'est le tragique d'une confrontation irrémédiable. Le tragique est l'intrusion de l'Histoire. Il est également dans le surgissement de l'écriture, laquelle matérialise et donne à voir cette intrusion. Tragique et His­toire sont, avant la réinvention de l'Histoire par des paro­les comme celle de Fanon, dans cette perte du monopole de la parole sur soi par la société traditionnelle. Ils sont la transplantation même de l'espace traditionnel dans un espace de parole, la Cité, dont les normes ne lui appartiennent plus, dont les codes ne sont plus les siens, et vont pourtant le dire.

Ainsi, l'opposition "Terre"-"Cité" n'est pas dans ces textes ce dualisme figé que lui prêtaient Lucas et Vatin traitant des anthropologues. Elle est au contraire une ma­trice productrice de sens. Du moins dans la plupart des ro­mans ethnographiques algériens, lorsqu'ils ne cherchent pas à-camoufler que leur objet est, déjà, blessé à mort, et que leur écriture elle-même est historique. Feraoun, Dib, Mammeri ne peignent pas l'univers traditionnel comme un état de natu­re échappant de ce fait à l'Histoire, comme le fait par exem­ple Sefrioui au Maroc, lequel fige le dualisme spatial en feignant d'ignorer l'inscription historique de sa propre é­criture [17]. Le dualisme "Terre"-"Cité" ne peut être figé que dans une écriture de duplicité, qui présente l'univers traditionnel comme un état, alors que le fait même de le dé­crire dans une langue qui ne lui appartient pas l'installe dans le devenir. Et où donc cet espace traditionnel maghrébin serait-il encore miraculeusement préservé de son encerclement et de sa pénétration par la Cité ? Une écriture de duplicité suppose ce miracle. Mais, lorsqu'elle est confrontée au réel historique, l'illusion miraculeuse s'évanouit, emportant a­vec elle un dualisme "nature"-"Histoire" tout aussi mensonger, et l'écriture qui en créait le mythe, au service d'une idéologie qu'elle ne nommait pas.

Présente donc dans ce qui reste lisible de nos jours du "courant ethnographique" des années 1952-1953, l'Histoire n'y a pas le même aspect que chez Fanon. Indissociable du tragique, elle y est subie comme une fatalité, et rarement revendiquée. Ou alors, lorsque la transformation sociale est désirée, comme dans Les chemins qui montent ou dans Le som­meil du juste, elle n'est jamais créée, produite. Les romans ethnographiques qui revendiquent une transformation sociale, en constatant la contradiction, développée par l'Histoire, entre les exigences nouvelles de l'individu et celles du groupe qui ne sait pas s'adapter à des situations venues de l'extérieur, ne produisent pas eux-mêmes, à la manière des écrits de Fanon, cette transformation qu'ils appellent. Ils restent ainsi en retrait relatif de l'Histoire. A la somma­tion par l'Histoire, ils répondent, dans le meilleur des cas, par une sommation en sens inverse : ils dévoilent la contra­diction créée par l'Histoire et attendent de l'Histoire qu'elle la résolve. La vocation de Fanon est de susciter l'Histoire en en formulant les directions inouïes. Les romans "ethnographiques", quand ils ne camouflent pas l'His­toire au nom d'une idéologie elle-même masquée, constatent son impact. Ils ne l'induisent pas. Certes, le discours de Fanon est ostensiblement idéologique. Le romancier au con­traire ne se réclame pas de l'idéologie, et feint de ne pas la produire. Et pourtant, devant l'événement formidable de la Révolution, est-il possible de ne pas produire l'Histoire à son tour ? L'arrêt, déjà signalé, de la production "ethnographique" en 1962, est peut-être une réponse à cette ques­tion [18].

La tension didactique de L'incendie

Produire l'Histoire algérienne en 1962, c'est d'abord formuler la Révolution. Mais dès les débuts de la Révolution, des romanciers ne se contentaient pas de dire l'intrusion tragique de l'Histoire. Avant même le 1er novembre 1954, L'Incendie, de Mohammed Dib, produisait l'Histoire, au lieu de 1a refléter [19].

1) Un progressisme prophétique ?

Annoncer la Révolution à venir, à quelques mois du 1er novembre 1954, n'avait en soi rien d'aussi extraordinaire, pour un militant proche comme Dib à cette époque du P.C.A., que ce qu'on a bien voulu le proclamer [20]. D'ailleurs, pa­ru deux ans avant L'Incendie, La grande maison pouvait à juste titre être déjà considéré par Jean Sénac reprenant Miller comme "la sorte de livre qui précède les révolutions, engendre les révolutions, si toutefois la parole possède quelque pouvoir" [21]. Reste qu'il fallait, alors, le faire.

L'attitude de L'Incendie face à l'Histoire, ou plus précisément entre la société traditionnelle et l'Histoire, est à l'opposé de celle de La Terre et le sang, de Feraoun, ou de La Colline oubliée, de Mammeri. L'histoire, ici, n'est plus l'intrusion du tragique dans la cohérence ébranlée d'un univers ancien. Elle est d'abord, comme pour Fanon, bien qu'à un degré moindre, dans une pratique mili­tante de l'écrivain au contact de l'événement. Jean Déjeux a montré que L'Incendie est en grande partie issu de faits réels, et prin­cipalement d'une grève à Ain Taya, dont Dib a rendu compte en 1951 dans Alger Républicain [22], quotidien communiste. Le réel, ici, précède l'écriture, qui le transpose à peine.

Mais la transposition n'est pas innocente. De la région d'Alger, l'action est transposée dans celle de Tlemcen, que Dib connaît mieux, et dont le site se prête mieux à la poésie de certaines descriptions. Surtout, situer l'action en 1939, et non en 1951, permet de renvoyer à une guerre que tout le monde connaît, mais dont le déclenchement, dans le roman, se confond étrangement avec ce que les lecteurs, depuis la publication du roman, savent du déclenchement de la Révolution. Le fait passé et connu désigne ainsi indirectement le fait à venir, dont l'importance est bien plus grande pour le peuple algérien. A certains moments, il semble que la confusion soit volontaire, par exemple dans cette descrip­tion bien ambiguë de la « drôle de guerre », dont le nom prête au sens double :

« Tous les jours, des hommes partaient ; on s'en aper­cevait bien : leur départ créait un remous pendant quel­ques temps ; puis ils disparaissaient, absorbés par l'in­ connu. Des mois s'écoulèrent encore. La même vie conti­nuait. C'était la drôle de guerre. Mais quelque chose que l'on sentait venir de loin, et qui allait peut-être loin, une lame de fond qui se transformerait peut-être en une vague géante s'approchait insensiblement » (p. 171).

Il y a donc de L'Incendie, deux lectures, modelées par la situation historique du lecteur, selon que ce dernier se situe avant ou après le 1°r novembre 1954. Ce qui confirme qu'un texte n'a de sens que par et à travers sa lecture. Mais qui aug­mente encore ce que j'appellerai l'historicité productive du texte. Car, là où l'événement révolutionnaire a vite frappé de caducité la plupart des romans « ethnographiques », il donne au contraire à L'Incendie sa pleine signification historique, implicite dans le texte, mais lisible seulement pour qui sait la suite de l'Histoire.

L'Incendie, par ailleurs, a été composé explicitement dans l'optique d'une efficacité pédagogique militante. Dib s'en est expliqué souvent, et je renvoie ici aux extraits d'interviews que cite, entre autres, Déjeux [23]. Il est intéressant de noter l'appli­cation de Dib, venu d'un horizon littéraire plus hermétique, celui de ses premiers poèmes, à s'interroger sur la fonction militante du réalisme romanesque, à l'époque même où il écrivait La Grande Maison et L'Incendie. En témoignent ses articles dans Alger Républicain sur « Littérature décadente et littérature pro­gressiste aux U.S.A. » (26 juillet – 30 avril 1950), ou l'article de Liberté intitulé « Pourquoi nous devons lire les romans soviétiques » (27 juillet 1950). Le libellé même de ces titres est révélateur, dans l'injonction « nous devons », et dans l'opposition « déca­dente » - « progressiste », d'un moralisme idéologique dont l'écri­vain se défera vite.

2) Une parole de la terre ?

C'est la même application à trouver une voix susceptible de dire un univers auquel la parole a toujours manqué qui pousse Dib à s'inspirer, directement ou indirectement, de certains écri­vains néo-réalistes de l'Italie du Sud : Carlo Levi, Ignazio Silone, et surtout Elio Vittorini, engagés contre le fascisme comme il l'est lui-même contre le colonialisme. Au-delà des similitudes de contenus et de situations, au-delà de la chasse aux sources pour elle-même, toujours un peu fastidieuse, « ce que Dib trouvait chez les romanciers italiens, c'était justement des voix, des voix paysannes, lentes, graves, appliquées, dépouillées, mais aussi vibran­tes et sourdement lyriques. Chez Silone, chez Vittorini surtout, il découvrait ces dialogues qui semblent piétiner, et qui n'avancent que par tours et détours, par répétitions et par reprises, où chacun des interlocuteurs éprouve ses mots, les essaie, les savoure, pro­cède par allusions et s'exprime volontiers par paraboles » [24].

Car c'est bien, me semble-t-il, l'intérêt majeur de la compa­raison : comme ces écrivains italiens ou comme Steinbeck, Dib montre, dans L'Incendie, la découverte d'une parole pour leur Histoire par ceux qui jusqu'ici ne formulaient jamais l'Histoire, et en étaient donc les laissés pour compte. Plus qu'une descrip­tion, réaliste ou non, de la réalité coloniale, L'Incendie est une parole en train de se trouver, une parole en train de se dire elle-même. Peu de descriptions. Et surtout pas de descriptions de type ethnographique : les modes et coutumes de la vie quotidienne des fellahs et des cultivateurs, leurs « travaux » et leurs « jours » sont bel et bien présents, et nullement éludés, mais jamais ils ne sont isolés dans une description à l'usage du lecteur étranger curieux de coutumes inconnues. Ça et là, une note discrète expli­que un terme de vocabulaire, c'est tout. De même il y a peu d'analyse, peu de « discours », d'interprétation de l'action par l'auteur. Le texte, pour reprendre la comparaison avec Vittorini, pourrait s'appeler en grande partie « conversations en Algérie » : c'est d'une conversation de paysans à l'autre, que Dib nous montre, sans presque les expliquer, les mécanismes de la prise de conscience qui va de pair avec la prise de la parole, jusqu'au moment où la parole va se faire, va être action.

Une analyse linguistique pourrait montrer ici, comme dans bien d'autres romans de Dib, les mécanismes de la création d'un langage paysan, ou populaire, doublement condamné à l'arbitraire. En tout cas à ne pas être une copie du réel. Tout en étant plus vrai que ce que serait cette copie. Arbitraire de la langue fran­çaise. Arbitraire de l'écrit, et du registre malgré tout littéraire de l'ensemble. Mais l'important est de montrer que cet arbitraire, précisément, est créateur. On assiste à la création d'une parole de ceux qui n'ont jamais parlé, au surgissement à l'Histoire, de ce qui semblait en être toujours exclu. L'Incendie ne décrit pas ce surgissement à l'Histoire : il est la parole inouïe qui crée l'Histoire là où l'ethnographie la disait absente depuis toujours.

Non seulement l’univers traditionnel n’est pas décrit pour lui-même, dans L’Incendie, mais de plus il n’y a jamais ignoré l’Histoire. Bni Boublen n'existe que parce que ses habitants ont été chassés de leurs anciennes terres par les colons. L'univers de Bni Boublen est donc tout entier inscrit dans l'histoire de la colonisation. Les paysages mêmes ne sont là que pour dire cette Histoire. La campagne toute entière est blessure, et lorsqu'intervient la poétique de la terre, par exemple lors de la fécondation par l'eau de la terre de Ben Youb (p. 52), on est loin d'une a-historicité tellurique, ailleurs cliché littéraire, car ici cette chan­son de la terre est comme une réponse à la conversation déjà politique (ou en train de le devenir peu à peu, comme l'eau arrive, par « larges nappes d'humidité noire ») des cultivateurs.

* *
*

Ces considérations sur L'Incendie, qui seraient valables pour d'autres textes de Dib, me permettent à présent de démarquer ma lecture actuelle de ce roman, de la lecture de l'espace imaginaire maghrébin que je pratiquais moi‑même il y a quinze ans. Lecture qui s'inscrivait alors dans le prolongement d'un discours anthropo­logique. Discours selon lequel l'espace de la tradition, de la terre et de la mère serait hors de l'Histoire, dont le lieu serait au contraire l'espace citadin. Discours que je reprenais en le nuançant lorsque je développais l'opposition entre la « Terre « (ou l'« Espace maternel ­«) et la « Cité « qui organisait mon étude d'alors 

[1].

L'espace référentiel de La Grande Maison ou de L'Incendie est, certes, toujours construit sur une opposition « Espace maternel « – « Cité «, mais les deux termes de l'opposition sont également producteurs d'Histoire. Cependant, l'essentiel de l'inscription his­torique de L'Incendie n'est point tant son signifié, que codifiait ma première lecture, que le signifiant lui‑même. La véritable question n'est point tant (même si cet aspect est important) : « quelles struc­tures profondes l’œuvre décrit‑elle, ou laisse‑t‑elle lire en elle ? «, que : « quelle parole dit ces structures profondes, ou nous laisse les lire en elle, et à qui s'adresse‑t‑elle ? «. Dès lors, l'historicité ne sera plus celle d'un espace, qui n'est après tout qu'un référent, mais celle des langages qui le produisent et qu'il produit. Langages que le roman met en scène, représente devant nous. Mais langages au nombre desquels le roman est un langage parmi d'autres. C'est donc bien sur les dynamiques internes au signifiant romanesque qu'il convient de s'interroger à présent.

3) Le retournement de la problématique du « Même » et de l'« Autre »

L'écriture maghrébine de langue française se définit implici­tement, bien sûr, par rapport à la langue qu'elle utilise. Mais sur­tout par rapport à des textes, par rapport à d'autres écritures, aussi bien arabes que françaises, que venues d'autres horizons encore. Les référents culturels du roman algérien de langue française, l'intertextualité dans laquelle il s'inscrit, ne sont pas, bien s'en faut, uniquement français. Mais son historicité, dans la mesure où la colonisation de l'Algérie qui l'a vu naître est française, se mesurera particulièrement à travers son rapport avec le discours français sur l'Algérie, et surtout le roman colonial que l'on commence depuis peu à décrire.

Il n'est donc pas étonnant de voir que c'est une réflexion sur le roman colonial qui a fourni leur noyau théorique aux deux seules thèses de troisième cycle sur l’œuvre de Dib – au demeurant très proches l'une de l'autre – qui s'interrogent avant tout sur le statut du signifiant, celle de Naget Khadda et celle de Paul Siblot [25]. Dans leur étude fondamentale sur le roman colonial et l'idéologie colo­niale [26], Henri Gourdon, Jean‑Robert Henry et Françoise Henry-Lorcerie montrent l'articulation du discours colonial et du discours du roman colonial autour de la dialectique du Même et de l'Autre, familière aux sociologues, et dont ils développent et schématisent les variantes idéologiques autour d'une double présentation de l'hexa­gone de Blanché :

.

Naget Khadda et Paul Siblot montrent, la première dans L'Incendie et Qui se souvient de la mer, le second dans des articles d'Alger républicain et un passage d'anthologie de La Grande Maison, comment Dib produit le sens historique de son discours en retournant les termes de cette dialectique, le signifiant (son écriture) faisant corps, non plus avec l'allocutaire « métropolitain « du roman ethnographique (et même si le roman de Dib ne peut pas davantage se passer de cet allocutaire qui le consacre comme roman, qui le fait fonctionner comme « TEXTE «), mais avec l'ancien « autre «, l'Algérien, qui devient ainsi le « Même «, cependant que c’est le colon qui passe dans la catégorie de l'« Autre «.

Ce que j'ai dit plus haut sur la création allégorique d'un lan­gage paysan par Dib, lequel langage est le corps même de L'Incen­die, prend à la lumière de ce retournement de la dialectique colo­niale sa pleine dimension : on se trouve, certes, toujours dans une optique dualiste, mais au lieu d'un dualisme dans le référent, que le discours ethnographique comme le discours colonial posaient comme préexistant au schéma de la communication dans lequel il ne pouvait être qu'objet, il s'agit ici d'un dualisme propre aux systèmes signifiants eux‑mêmes, dont la maîtrise, plus que celle du référent, devient l'enjeu du conflit historique.

L'intérêt majeur de ces travaux est donc de montrer comment le discours de L'Incendie se construit par rapport et en opposition au discours colonial, dont le roman ehtnographique continuerait plus ou moins à véhiculer le schéma [27]. Le point de vue de l'écriture dibienne inverse les termes de la communication littéraire entre le « Même « et l'« Autre «, faisant des fellahs les sujets et des colons l'objet de la parole. Bien plus, les colons n'apparaissent que fort peu dans L'Incendie, et on ne les voit que très rarement prendre la parole. Et c'est peut‑être en quoi, malgré sa tentative de recréer la parole littérairement inouïe des fellahs, malgré la pluralité des voix que confère au texte tant le principe des conversations de fellahs sur lequel il est construit, que l'intégration de poèmes dans le tissu romanesque, l'écriture de L'Incendie est en grande partie ce que j'appellerai une écriture idéologique.

4) Ecriture idéologique et tension didactique

Cette observation peut se déduire de la constatation que fait Naget Khadda (p.64) de l'absence de dialogue des contraires dans le texte. Ou bien lorsqu'elle montre comme, selon elle, l'effet de vrai­semblable de L'Incendie proviendrait de l'isomorphisme de l'énoncé romanesque et de l'énoncé national, de la cohérence de l'écriture et du mouvement historique. Ou encore dans sa compa­raison entre L'Incendie et Qui se souvient de la mer, sur laquelle il faudra revenir. Et la démonstration est particulièrement convain­cante lorsqu'elle souligne le fonctionnement idéologique de la caté­gorie du temps en liaison avec la forme romanesque même : « L'analepse et la prolepse qui sont les deux mouvements quasi­-obligés de la narration romanesque classique, revêtent dans L'Incendie la caractéristique non‑négligeable d'être en conformité, en harmonie avec la dialectique de l'avant et de l'après qui se mani­feste dans la structure profonde «.

Enfin, Naget Khadda relève, sans le développer assez, que le rapport didactique est l'un des axes sémantiques essentiels du roman. Elle le montre dans un certain nombre de situations diégéti­ques : « Omar révèle aux petits campagnards que la terre est ronde. Saraj enseigne aux fellahs les règles de l'organisation politique. Ba Dedouche donne à tous des leçons de sagesse et de sagacité. Omar administre au Monsieur et à son fils une leçon. Comandar explique à Omar la grande vie du monde «, etc. (p. 48, note 41). Il est dom­mage que cette observation ne fasse l'objet que d'une note, car le didactisme est non seulement le but avoué de L'Incendie, si l'on en croit les interviews de Dib à l'époque, mais il est bien la caractéris­tique essentielle de son écriture idéologique.

C'est bien en effet le consensus didactique seul, contrat tacite entre l'écrivain et son lecteur, qui rend plausible et vraisemblable la convention allégorique de toutes ces conversations de paysans dans une langue forgée de toutes pièces. J'ai déjà montré qu'il s'agissait, dans l'arbitraire assumé d'une convention littéraire, de la création même d'une parole de ceux qui n'ont jamais parlé. La tension didactique sur quoi repose la vraisemblance idéologique de L'Incendie est donc double : elle est, certes, dans la mise en situa­tion langagière de Hamid Saraj, l'intellectuel communiste qui « enseigne aux fellahs les règles de l'organisation politique «. Mais elle est surtout dans l'élaboration d'un langage par les paysans au contact de Hamid, ou en son absence.

Car Hamid Saraj, en présence des paysans, ne dit que peu de choses, ne prononce surtout pas un discours constitué. La vraie parole de Saraj s'exprimant en personne me semble être avant tout celle qu'il n'adresse qu'à lui‑même, sans même la prononcer, dans ces évocations intérieures plus ou moins fantastiques qui suggèrent sans véritablement la décrire, qu'il est soumis à la torture. La ten­sion didactique de L'Incendie est rarement dans l'affirmation d'un discours idéologique alors même que l'écriture poursuit un but idéologique. Elle est dans l'affleurement progressif d'une prise de conscience, c'est‑à‑dire d'une prise du langage, chez les paysans. Le rôle de Saraj, comme celui de l'écrivain, dans la mesure où en tant qu'intellectuels progressistes ils participent à la fois, non seulement des deux univers du Même et de l'Autre, mais surtout de l'univers où l'on détient la parole et de celui où l'on en est privé, est simple­ment de permettre le surgissement premier d'une parole jusqu'alors inouie. Et n'est‑ce pas là le rôle d'une didactique bien comprise : non point apporter un savoir – même idéologique –, mais rendre possible son surgissement depuis l'espace auquel les discours idéo­logiques habituels dénient toute créativité idéologique, celui de la terre, ou encore l'espace maternel ?

Or, l'idéologie algérienne officielle, si elle ne conçoit sa propre légitimité que consacrée par la terre, seule authentique face à la fac­ticité de la ville, n'en confère pas moins, dès les textes du Congrès de la Soummam, le rôle dirigeant de la Révolution aux élites citadines éclairées, seules capables d'amener les masses rurales à la nécessaire prise de conscience. Elle cherche donc à amener les campagnes à reprendre en charge un discours citadin. L'Incendie au contraire montre à un allocutaire (ou lecteur) le plus souvent citadin, le sur­gissement d'une parole paysanne. Sa tension didactique est triple. Elle est dans la présence, plus que dans les paroles, de Hamid Saraj (mais tout autant d'Omar et Zhor) à Bni Boublen. Elle est dans l'élaboration d'une parole paysanne allégorique par l'écrivain­-scripteur. Elle est, enfin et surtout, peut‑être, dans le fait que l'enseigné, ici, n'est plus celui à qui l'on explique une parole cita­dine, qu'il soit citadin ou paysan, mais bel et bien le lecteur, le plus souvent citadin, qui apprend, grâce à l'écriture allégorique trans­parente de Dib, à entendre la parole paysanne nouvellement surgie.

5) Des langages non codés par l'idéologie

Après cela, on pourra revenir à l'analyse idéologique du discours politique de L'Incendie. Mais cette analyse idéologique ne prend son sens, pour moi, qu'à la lumière de cet élargissement du champ de la tension didactique du livre que je viens de tenter. Et l'on ne sera plus étonné de découvrir que le discours révolutionnaire de L'Incendie est essentiellement celui de la révolution campa­gnarde. Bien plus, que L'Incendie est, des trois romans de la trilogie « Algérie «, le plus revendicatif, parce qu'il se situe dans un con­texte agraire.

Et si l'on transpose cette constatation du niveau spatial à celui de la parole, on s'aperçoit que dans L'Incendie le langage révolu­tionnaire est inventé, en des termes qui ne sont qu'à eux, par ceux‑là mêmes à qui Hamid Saraj aurait pu être tenté d'imposer (mais, comme Dib lui‑même, il ne le fait pas) les catégories citadines de son idéologie. Quelle que soit la validité dans l'absolu de l'idéo­logie que Dib, rédacteur d'Alger républicain, partageait en écrivant L'Incendie, l'écrivain a réussi, quant à lui, à inverser la tension didactique de son texte dans un sens autrement producteur de signi­fication que s'il en avait fait la stricte mise en application d'un dis­cours préétabli [28].

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L'Incendie est ce texte qui produit l'Histoire, en 1954, parce qu'il n'affirme rien, et que sa tension didactique, contrairement à celle de discours idéologiques trop fermement constitués, en fait le lieu allégorique où viennent se dire, se créer, et conquérir l'Histoire, les paroles inouïes des fellahs. Ou celle, encore plus muette, mais combien féconde, du corps de Zhor, qui donne au roman tout entier cette fin ouverte grâce à laquelle toute autre parole est possible, et d'abord celle du lecteur, alors que, dans une logique idéologique, il aurait été tellement plus « significatif « de finir sur la violence que Kara, le « collaborateur «, vient d'exercer sur sa femme Mama, après avoir (sans que jamais ce ne soit dit, autre « ouverture « du texte au lecteur) incendié les maisons des fellahs :

Zhor rêvait qu'elle parcourait un pays de montagnes et de forêts où, jeune, elle venait avec sa soeur Marna. L'été, quand elle se couchait dans les champs, l'herbe qui entrait dans son cou l'agaçait comme des mou­ches. Une douceur assoupie l'envahissait lentement. Dans son sommeil, elle passa la main sur son corps, qui était lisse ; elle sentit que sa chair était très douce. Un grand apaisement affluait en elle tel le courant d'un fleuve invincible. Doucement naquit une source : sensations confuses et lumineuses qui se mélangeaient et l'entouraient de sécurité. Zhor avait avalé sa salive, mais sa bouche resta ouverte jusqu'à ce que de nouveau elle en fût toute pleine. A présent, la salive s'écoulait entre ses lèvres. Elle étendit les bras et recommença à se caresser le corps d'un mouvement endormi. Remontant le long du ventre, sa main s'appliqua sur ses seins dont elle frotta la pointe qui durcit peu à peu (p.220 et dernière).

Langage du corps dont on va voir qu'il est l'un des discours signifiants les plus féconds d'un roman qu'on vient de considérer comme « idéologique «, et qui pourtant produit cette idéologie à travers une pluralité de voix qui récuse l'univocité d'un discours idéologique. Autant et davantage que de signifiés nouveaux, qu'on peut trouver facilement dans les textes idéologiques de Fanon, L'Incendie est producteur de signifiants : il exhibe des langages aussi interdits en eux‑mêmes que leur signification illicite.

Mais la nouveauté de ces langages ne peut véritablement se saisir, à mon sens, que dans une description de leur spatialité, qu'ignorent le plus souvent les lectures pour lesquelles l'espace est objet, référent ou signifié, et non dimension essentiellement signi­fiante de l'écriture elle‑même. Car toute écriture procède d’un espace et dessine un espace non seulement référentiel ou signifié, mais scriptural. Le texte est espace, par la matérialité de son signifiant même. Le corps de Zhor dit, autant et plus que tout discours.

Cependant, pour saisir la spatialité du signifiant, il me semble nécessaire de dégager ici la spatialité de son lieu d'énonciation. Dans un contexte de décolonisation la localisation géographique, sociale et spatiale d'une parole lui superpose un sens, parfois à son corps défendant. L'étude des lieux d'énonciation inscrits dans le signifiant même permet donc à la fois de donner à ces paroles nouvelles leur pleine dimension, et de dépasser la pauvreté de lectures qui se réduisent vite à des taxinomies. La problématique des lieux d'énonciation me semble implicite dans toute perception globale du roman algérien de langue française. Elle conditionne en tout cas l'horizon d'attente dans lequel va s'inscrire, après l'Indépendance, une production nationale qui ne pourra ignorer ses prédécesseurs, et répondra plus ou moins consciemment aux lectures qui en auront été faites. C'est pourquoi, avant de montrer comment L'Incendie et surtout Nedjma, la subvertissent et la renouvellent, il convient de définir cette problématique des lieux d'énonciation. On le fera à partir de deux textes qui ont for­tement contribué à la constitution de cette image collective de la littérature algérienne de langue française que j'ai déjà décrite : Le Fils du pauvre, de Mouloud Feraoun, et Le Sommeil du juste, de Mouloud Mammeri [29].

Pour une problématique des lieux d'énonciation.

Les considérations qui précèdent montrent la complexité d’une tentative de description de la sommation par l’Histoire d’écritures jusqu’ici considérées essentiellement comme déployeuses d’espaces, hors de toute historicité, par des lectures le plus souvent idéologiques. Lectures qui considèrent le texte comme une transparence. Lieu neutre d’affrontement de catégories discursives qui sont celles, avant tout, d’une lecture-appel, plus que d’une productivité textuelle.

Certes, la plupart des romans algériens peuvent être lus comme des documents ethnographiques propres à satisfaire la curiosité du lecteur étranger sur leur référent. Certes, ces romans peuvent également laisser apparaître, explicitement ou implicite­ment, une idéologie, dont une lecture politique purement dénota­tive se contentera de relever les indices et les contenus, cepen­dant qu'une lecture sémiologique plus fine dégagera la position de leur discours – là encore explicite ou implicite – par rapport aux catégories du « Même » et de l’« Autre » des discours idéologiques ou littéraires voisins. Mais toutes ces lectures soumettent le texte littéraire ou idéologique (celui de Dib tout comme celui de Fanon, approchés indifféremment selon la même lecture, sans tenir compte de la nature fondamentalement différente de ces deux écritures) à une grille préétablie de concepts ou de questions à partir desquels, tantôt elles se contenteront de les paraphraser pour répondre à leur interrogation uniquement référentielle, tantôt elles éclaireront au contraire sous un jour nouveau son rapport aux divers discours qui l'entourent. Aucune cependant ne met valablement en lumière la dynamique spatio-temporelle propre à chaque texte, et que chaque texte à son tour réinvente, surtout lorsqu'il est, comme les romans algériens ou la pensée de Fanon, sommé par l'Histoire d'inventer un nouveau rapport à l'espace et au temps. Dans une recherche d'identité, et en l'absence d'une tradition écrite conséquente – même réprimée – de parole nationale, la littérature algérienne doit d'abord situer son propre dire face à l'espace et à l'Histoire à maîtriser.

Or, l'espace comme l'Histoire se matérialisent l'un et l'autre dans le procès même de la signification : il s'agit, face à des paroles sur soi énoncées dans un lieu autre, d'imposer sa propre parole comme un lieu où Histoire et espace se disent autrement. L'identité de mon dire, dans un contexte culturel ambigu, dépendra, plus que de mon identité de locuteur selon l'état-civil, du lieu culturel depuis lequel, effectivement, je parle, même si proclame parler en tant qu'algérien. C'est-à-dire qu'elle dépendra en partie du code culturel et littéraire que j'emprunterai pour signifier. Et elle dépendra aussi de l'identité de mon allocutaire implicite : à qui mon texte s'adresse-t-il ? Mais aussi : par qui cherche-t-il à être reconnu comme texte, c'est-à-dire comme parole acceptable et – mieux encore – littéraire ? De ces deux pôles de l'énonciation qui, le plus souvent, coïncident en des lieux culturels indépendants de la langue utilisée, dépendra l'identité de ma parole, de mon récit, et par là même son pouvoir fondateur, ou, au contraire, sa répétition plus ou moins docile de modèles extérieurs.

Une lecture sociologique rapide aura vite fait de réduire ces pôles d'énonciation, qui sont bien ici d'abord des lieux culturels, à un dualisme géographique : Algérie, ou France. Ce faisant, elle aura tout simplement escamoté la question du surgissement d'une parole nouvelle déjà souligné dans L'Incendie, et donc de la nature de cette parole. Le lieu d'énonciation ne se réduit pas à l'identité nationale du scripteur, ou même du destinataire-lecteur, à quoi trop de débats superficiels le ramènent : il s'inscrit dans l'épaisseur même du signifiant.

Le Fils du pauvre.

On ne sera pas étonné de découvrir que des trois romans invoqués ici, celui qui récuse le moins l'aliénation de son lieu d'énonciation soit également celui qui prétend à la plus grande transparence de son signifiant : Le Fils du pauvre. A cet égard, la préface du roman est claire : il ne s'agit surtout pas, pour Fouroulou Menrad, de faire oeuvre littéraire. Son entreprise d'écriture, d'ailleurs abandonnée tant sa modestie est grande, ne se justifie à ses yeux que par l'intérêt que peut avoir son objet :

« Il a cru pouvoir écrire. Oh, ce n'est ni de la poésie, ni une étude psychologique, ni même un roman d'aventures, puisqu'il n'a pas d'imagination (...). Il considérait que s'il réussissait à faire quelque chose de cohérent, de complet, de lisible, il serait satis­fait. Il croyait que sa vie valait la peine d'être connue » (p. 10).

Ainsi se développe un projet d'écriture qui nie sa propre énoncia­tion pour ne se réclamer que de l'intérêt de son référent, duquel l'authenticité est proclamée : « L'enfance que Mouloud Feraoun nous rapporte dans ce livre est authentique. C'est la sienne. Pas un trait n'est imaginé », nous dit la couverture du livre. Fou­roulou Menrad n'est donc qu'un pseudonyme à la transparence encore plus affichée de Mouloud Feraoun lui-même, dont il est d'ailleurs l'anagramme. L'écrivain livre ainsi sa biographie exem­Plaire comme objet à une lecture extérieure ; laquelle en retour doit en consacrer l'intérêt référentiel. Et il nie son propre tra­vail d'écrivain dans l'illusion référentielle qu'induit la fiction du cahier d'écolier. Fiction référentielle que renforce le dédoublement grammatical introduit par le métalangage du chapitre 1 (en italiques), ou celui, encore, de la deuxième partie. Dans ce méta­langage, l'écrivain, certes, parle en son nom propre de Fouroulou Menrad désigné à la troisième personne (alors que dans le « cahier >, Menrad respecte le « pacte référentiel » [30] de l'auto­biographie en parlant à la première personne). Mais il se désigne lui-même comme une stricte transparence : « le narrateur » a « eu connaissance » du gros cahier rayé de Menrad Fouroulou, et « le propose au lecteur » (p. 95).

A quel lecteur ? Ce métatexte ne le précise pas, comme s'il s'agissait d'une évidence. On ne s'interroge pas ici sur ce pôle d'énonciation essentiel qu'est le destinataire. Cependant, le récit de Fouroulou commence, comme tout bon roman réaliste, par une description du lieu de l'action. Or, cette description est faite du point de        vue d'un visiteur extérieur : « Le tou­riste qui ose pénétrer au cœur de la Kabylie » (p.12). Ce touriste sert même de prétexte à cette description, puisque ces mots sont les premiers du « cahier ». Point de vue comparable à celui du « visiteur » prétexte à la description de Verrières qui ouvre, par exemple, Le Rouge et le Noir, de Stendhal : dans le deux cas, le visiteur vient de la ville, de la « civilisation ». Dans les deux cas, surtout, c'est à partir des références culturelles de ce visiteur, même si c'est pour les remettre en question, que la description va s'ordonner. Le « touriste », le « visiteur » ou le destinataire du roman sont une seule personne : celle-là même dont les catégories culturelles comme le langage vont servir à agencer la description, tout comme à accréditer la transparence du genre littéraire, en l'occurrence le roman, qui fait partie de l'univers culturel de la « civilisation ». Un roman est tout aussi étranger à Verrières qu'à Tizi : le donner pour cadre à une parole est donc déjà, en partie, localiser l'énonciation de cette dernière dans un système culturel autre que celui de ces deux villages.

Le roman réaliste postule une transparence, une neutralité du signifiant qui sont, dans les deux cas ici évoqués, camouflage d'une collusion de l'énonciateur et du destinataire. Collusion en un langage commun de l'évidence face à un objet de la description qui, seul, est en question. On peut dire ainsi que l'énoncia­teur et le destinataire sont tous deux sujets, dans un procès signi­fiant dont l'objet est la Kabylie, cependant que la langue est le français (« langue » étant pris ici au sens le plus large : celui d'un système de références logiques et culturelles).

Références désignées dans l'exergue des deux parties du roman : une citation de Tchekhov, à la page 7, une autre de Michelet, page 93 : les « grands auteurs » légitiment ainsi le texte, l'important étant surtout le fait de recourir à l'exergue plutôt que le détail de son choix. On trouvera souvent de telles exergues en tête d'autres romans analysés plus loin. Or, l'exergue, pour le roman algérien, signifie forcément dialogue intertextuel avec un autre contexte culturel. C'est une caution de littérarité sollicitée d'un autre système culturel, par des textes en situation propitiatoire : le lieu où l'on décide de leur littérarité est ailleurs, et le dialogue du Fils du pauvre, bien nommé, même littéraire­ment, n'est pas encore le jeu intertextuel que l'on verra dans des romans plus tardifs d'autres auteurs algériens, avec des réfé­rences auxquelles ils ne demanderont plus une reconnaissance.

Mais les références culturelles étrangères, qui situent le lieu d'énonciation du Fils du pauvre dans un humanisme de bon ton proche en réalité de nos « humanités » bien françaises, se retrou­vent tout au long du texte, et particulièrement dans son fonction­nement métaphorique. Ainsi, les héros des poèmes kabyles sont-­ils « aussi rusés qu'Ulysse, aussi fiers que Tartarin, aussi maigres que Don Quichotte » (p. 15), alors que le gros propriétaire kabyle est, lui, « pareil au financier de la fable » (p. 16). Et s'il faut expliquer comment la famille de Fouroulou cache sa divi­sion, on a recours à Molière : « " Je te pardonne, à la charge que tu mourras ", dit Géronte à Scapin » (p. 61). Certes, Feraoun a recours de temps en temps à une formule issue de la sagesse des anciens de son pays, comme par exemple à la fin du chapitre 2. Mais le langage des anciens est en quelque sorte rajouté ici, alors qu'il n'a pas servi à décrire les faits qu'on lui demande soudain de commenter. Le commentaire surajouté appa­raît ainsi davantage encore comme un deuxième langage, paral­lèle au vrai langage du récit qui, lui, est français. Il ne vaut pas pour son sens, mais bien pour sa présence : la sentence des anciens est mise en spectacle dans une écriture qui n'est pas la sienne. Elle devient objet elle aussi.

Car la vraie référence est ici celle de l’École française, à la fois modèle, but et sanction. Modèle de narration dont on vient de voir quelques aspects. But de l'itinéraire de Fouroulou, dont le récit s'arrête à la veille du concours d'entrée à l'Ecole Normale, duquel dépendent véritablement l'être ou le non-être, pour lesquels il représente « la dernière carte » (p. 131). Sanction du travail de Fouroulou, certes, mais aussi du roman autobiographique, qui. ne peut aller au-delà de ce concours auquel il mène, et qui est aussi celui de la reconnaissance de l'écriture. Ecriture mise sur le même plan, dans le premier chapitre, que les examens qu'elle remplace : « Après avoir renoncé aux examens, (Menrad) a voulu écrire. Il a cru pouvoir écrire " (p. 10). Ecriture directement liée à la promotion sociale du narrateur, elle est le dire de l'extase. « Il a pu étudier, conquérir un diplôme, arracher les siens à la gêne. C'est comme pour s'excuser de cette chance qu'il a écrit ce livre », dit la couverture, cependant que la première page du roman montre Menrad en Kabylie, « au milieu des aveugles » (p. 9), desquels il est issu. Dès lors, peut-il y avoir énonciation autre que celle dont Fouroulou a eu l'éblouissante révélation à son entrée au collège, et pour laquelle « son coeur déborde de reconnaissance » (p. 121) ?

Aussi le retournement du regard exotique des touristes qu'annonce le narrateur du chapitre 1 (« Mille pardons à tous les touristes. C'est parce que vous passez en touristes que vous découvrez ces merveilles et cette poésie ») n'en est pas véritablement un. En plaidant pour plus de réalisme au nom de la seule banalité du référent, le narrateur ne sort pas de l'illusion réaliste soulignée plus haut. Il la renforce en fait, en consolidant le point de vue choisi qui, même rectifié, est celui du visiteur : « Cependant nous imaginons très bien l'impression insignifiante que laisse sur le visiteur le plus complaisant la vue de nos pauvres villages. » (p. 12) : c'est toujours de ce dernier que la caution et le jugement sont sollicités. Et c'est également de ce dernier que sera satisfaite la curiosité ethnographique, puisque le roman commence par des descriptions types du détail de la maison riche, puis de maison pauvre, maison type dont l'anonymat est souligné (pp. 16-18). De la même façon, le discours ethnographique intervient souvent dans le récit singulier pour en généraliser le sens. Ainsi, lors de la querelle entre les deux familles, passe-t-on de l'épisode particulier au trait ethnographique général, dont le destinataire est, de toute évidence, l'étranger : « Ni les Aït Amer, ni mes parent ne songent en effet à compliquer les choses. Mais chaque famille veut pour son honneur faire croire qu'elle est intraitable. Dans ces circonstances, les notables et les cheikhs prennent une attitude grave et soucieuse qui impressionne favorablement les inté­ressés... (etc.) » (p. 39).

Face à tous ces indicateurs de l'énonciation française du Fils du pauvre, comment se manifeste l'identité nationale de l'énon­ciateur ? Bien discrètement, puisqu'on a vu ici comme Feraoun est tantôt Fouroulou Menrad, objet d'une lecture de sa biographie exemplaire par un discours aux catégories étrangères, tantôt le narrateur qui ne s'interpose entre Fouroulou et nous que pour désigner davantage sa propre transparence. Or, cette transparence du signifiant ne l'est que par rapport à la lecture d'Européens qui chercheront à travers ce texte son référent exotique, mais ne s'arrêteront pas à son écriture : Celle-ci, issue de leur univers culturel familier, ne peut être exotique, ne peut qu'être prêtée à un témoin susceptible de l'utiliser pour déchiffrer à notre usage un univers qui nous serait sans cela resté étranger.

Témoin dont la parole participera nécessairement du lieu culturel oh elle sera ainsi reçue, même s'il se dédouble pour se prendre lui-même comme objet exemplaire d'une description dont le sens ethnographique cependant dépasse la particularité de son « cas » individuel. On ne sera donc pas étonné de ne trouver le mot « Algérie », dans Le Fils du pauvre, que lorsque Fouroulou envisage de la quitter, à la dernière page. Ailleurs, il ne s'agit que de « Kabylie », ce qui est peut-être plus exact pour un discours ethnographique, mais le discours ethnographique ignore le natio­nalisme, c'est-à-dire ce que j'ai déjà appelé la sommation de l'espace traditionnel par l'Histoire. Si la faim est un thème lan­cinant du roman, et particulièrement dans l'épisode du chantier (pp. 63-65), jamais une lecture politique n'en est proposée.

Le Sommeil du juste.

Cinq ans plus tard, Le Sommeil du juste, de Mammeri, assume au contraire cette sommation par l'Histoire, et inscrit un propos nettement plus politique. L'Algérie est bien présente en tant que telle d'un bout à l'autre de ce roman dont le cadre est en partie la Kabylie, et l'écrivain aussi kabyle que Feraoun. Et comme pour souligner que l'Histoire est à la lutte nationale et non plus régionale, quand on lui demande de quelle tribu il est, Lounas, initiateur de Sliman, répond : « Je suis Algérien », ce dont Sliman souligne la nouveauté en commentant : « comme si c'était une réponse » (p. 71).

Dans l'itinéraire d'Arezki, frère de Sliman et personnage le plus suivi par le romancier dont une critique historique ne man­quera pas de souligner qu'il se retrouve quelque peu en lui, on peut voir cependant une sorte d'envers de celui de Fouroulou Menrad : si Menrad, émerveillé, nous abandonne à la veille du concours, Arezki, au contraire, prend à partie le piège d'un discours scolaire français qui a fait de lui une victime dupée, discours dont l'humanisme affiché ignore tout simplement l'exis­tence des « Imann » (« Indigènes musulmans d'Algérie non natu­ralisés »), c'est-à-dire leur refuse la possibilité d'un langage.

« Pendant trois ans », écrit Arezki à Poiré, son ancien profes­seur, « vous nous avez parlé de l'homme. J'y ai cru (...). Quelle n'a pas été ma stupeur de découvrir chaque jour plus irréfuta­blement que l'homme n'existait pas, que ce qui existait, c'étaient les Imann et les autres !.. » (p. 136). Au lieu donc de solliciter humblement comme Menrad sa reconnaissance par le discours humaniste de l'Autre, Arezki met ce discours en question, parce qu'il se constitue en lieu unique, mais universel, d'énonciation. A l'idéal humaniste désincarné, Le Sommeil du juste oppose le démenti d'une double réalité qui soudain produit sa parole : la Kabylie et ses haines tribales, l'injustice et l'absurdité manifestées dans la guerre.

Cette revendication d'une parole de la réalité face au camou­flage humaniste s'accompagne d'un épaississement du signifiant qui perd ici la transparence par laquelle Le Fils du pauvre favo­risait l'illusion référentielle. Les lettres d'Arezki à Poiré et au Juge inscrivent dans le récit une forme autre : rupture de la linéarité du récit parallèle à la rupture du lieu d'énonciation qu'elle tente de signifier. Poiré et le Juge sont les signes vivants du discours humaniste par rapport auquel Arezki instaure ici dou­blement un recul : dans la critique de ce discours que contiennent ses lettres, mais aussi dans la distance spatiale que suppose la lettre, et qui désigne un lieu d'énonciation matériellement autre. Surtout, la lettre instaure le dialogisme, et se met du même coup elle-même en représentation formelle dans le récit. Discours dans le récit, elle est l'inverse du métalangage dans lequel Feraoun englobait le récit de Fouroulou. Là où le métalangage de Feraoun installait le contact avec le destinataire, le discours humaniste même, la lettre d'Arezki signifie une prise de distance ; elle noti­fie, sinon un lieu d'énonciation autre, du moins sa nécessité. C'est bien ce que manifeste également la rupture du récit romanesque en deux récits parallèles, celui de Sliman et celui d'Arezki, les deux frères dont la formation est différente, rupture qui instaure une sorte de dialogisme, là encore, entre ces récits. Dialogisme évocateur, lui aussi, de lieux d'énonciation différents.

L'entreprise reste cependant limitée par son projet lui-même lettre ouverte à l'humanisme occidental, Le Sommeil du juste brise peut-être l’»  universalité » du lieu de formulation de celui-ci, mais n'installe pas pour autant un lieu d'énonciation autre. Le dialogue d'Arezki comme du narrateur se fait exclusivement avec cet humanisme, même lorsqu'il s'agit de décrire l'univers de Sliman. Pour Arezki, la contradiction est à l'intérieur du discours humaniste. Pour Sliman, elle est dans le scandale que représente la dégradation de la société traditionnelle dans le discours huma­niste implicite du narrateur.

Bien plus, la fin du roman va dégager un curieux détourne­ment du récit en un sens ambigu : il s'agit du jugement par la justice française du meurtre de Toudert par Mohand, le frère aîné d'Arezki. Or, ce procès sera présenté hors de toute vrai­semblance, comme celui de la tentative d'Arezki de pénétrer la culture française : « Vous aurez fait ce qu'on attendait de vous », écrit Arezki au Juge : « à la porte du clos où, malgré les pan­cartes et les palissades, je voulais entrer, vous avez fait bonne garde ». Ce refus, par les gardiens de l'humanisme, de laisser pénétrer l'Imann Arezki sur le lieu d'énonciation de cet huma­nisme devient, en fin de compte, le reproche majeur de cette lettre qu'est le roman, puisqu'il en justifie le titre : « Vous pouvez dormir, Monsieur le Juge, il est bon après tout que le sommeil du juste suive le sommeil de la justice » (p. 254). L'alternative reste, à tout prendre, celle du Fils du pauvre : l'assimilation par la culture européenne, ou la non-existence. Le dire reste le mono­pole des valeurs universalisantes de l'humanisme, du milieu des­quelles s'élève la voix du narrateur.

Retour à L'Incendie.

L'Incendie, de Mohammed Dib, n'échappe pas à l'ambiguïté des lieux d'énonciation propre au roman réaliste dont il suit en grande partie le modèle. Comme Le Fils du pauvre, L'Incendie commence par nous décrire le paysage dans lequel l'action va se situer, et les fellahs apparaîtront d'abord comme un « continent oublié », où « la civilisation n'a jamais existé ». C'est-à-dire que d'emblée sera soulignée la différence par rapport à un modèle inhérent au langage de la description, et qui est l'univers de « la civilisation » : celle d'où vient le « on », voyageur à l'iden­tité aussi évidente et « neutre » que celle du « visiteur » à Ver­rières, chez Stendhal, ou celle des « touristes » à Tizi chez Feraoun. Voyageur qui désigne le lecteur européen, ou du moins l'universalité d'un point de vue humaniste. L'objet sera ainsi décrit dans sa différence référentielle, mais au moyen d'un signi­fiant dont le fonctionnement métaphorique ne craint pas l'usage d'un vocabulaire issu de cultures plus livresques, lorsqu'il parle de l'araire du laboureur (pp. 8 et 54), ou compare Omar à un jeune sylphe (p. 27). Comment éviter, d'ailleurs, les caractéris­tiques littéraires propres au genre que l'on choisit, et que l'on décide de respecter, précisément à cause de son efficacité éprou­vée.

Cependant, ces clichés littéraires d'un genre hérité vont ici se revêtir d'une signification nouvelle. On a vu plus haut la « tension didactique » du roman servir au surgissement d'une parole pay­sanne inouïe, et s'appuyer paradoxalement, pour atteindre ce but, sur une formulation volontairement conventionnelle. Cette « ten­sion didactique » répudie du même coup toute tentation de réalisme fidèle dans la reproduction d'un langage paysan. Repro­duction qui aurait été de toute façon impossible en français, et dans un roman. Or, pour que cette « tension didactique » produise un effet maximal, il faut que la parole paysanne dont on va voir le surgissement, provienne d'un espace dont on aura montré tout d'abord que la « civilisation » n'y a jamais soupçonné seulement une parole. La convention de certaines formulations sera là pour souligner implicitement cette rupture entre la parole montrée, et l'écriture qui tente de la signifier. L'artifice « réaliste » est ainsi à la fois désigné, et utilisé comme tel. La transparence mythique du signifiant romanesque est ainsi vacillante. Et c'est ce vacille­ment même, au lieu de la tension du Fils du pauvre et du Som­meil du juste vers une reconnaissance de leur propre parole dans le discours du lecteur, qui va permettre le surgissement de paroles autres. Paroles dont il conviendra de préciser le lieu d'énonciation qui, s'il n'est plus le discours d'exotisme de l'huma­nisme, n'en est pas forcément le même que celui d'une idéologie nationaliste parfois un peu trop univoque, et donc répressive d'un foisonnement des signifiants.

Car la parole paysanne ici représentée n'est pas idéologique, au départ, même si elle conduit à l'idéologie. Le chapitre XV est, à cet égard, exemplaire. La première (et seule) réunion politique des paysans et de Hamid Saraj donne lieu à un débat dont les termes, même s'ils sont une réflexion sur la situation collective des paysans, ne sont pas directement politiques. Lorsque Ben Youb dit : « Je voudrais que les hommes soient comme des bouquets. En attendant, nous outrageons la vie » (p. 104), il est loin d'une formulation idéologique de parti : est-il cependant loin du sujet ? Il est évident que ce n'est qu'après une série d'asser­tions de ce type, qu'un autre paysan pourra en venir au fait concret qui n'aurait pu être formulé d'emblée : « Pourquoi ne parlez-vous pas des colons ? » (p. 105). C'est bien ce que comprend d'emblée Hamid Saraj, pour qui « ce temps n'était nullement perdu. La conversation n'avait pas beaucoup de rap­port avec la séance ? Au contraire. (...) Sans aucune gêne ni timidité, (les paysans) exprimaient leur vraie façon de voir les choses. C'était là l'essentiel » (p. 105). L'essentiel, c'est bien en effet cette question que lui pose le vieux paysan Ba Dedouche : « Est-ce que tout le monde est capable de formuler une opinion ? » (p. 97). Aussi l'objet essentiel des propos de ces paysans devant Hamid Saraj, l'homme de parti, est-il d'affirmer la dignité de leur propre parole, et son historicité.

Mais L'Incendie va plus loin qu'une simple représentation de la parole paysanne : c'est bien cette dernière qui semble y pro­duire, non seulement l'action, mais le récit lui-même. Il n'y a, à proprement parler, aucune action véritable dans L'Incendie tant que la parole paysanne n'est pas arrivée à un stade de poli­tisation suffisante. C'est pourquoi les chapitres V à XV montrent essentiellement la progression de cette politisation, de « conver­sation » en « conversation ». Et c'est pourquoi, au contraire, une fois l'action proprement dite commencée, nous n'aurons plus que deux conversations de fellahs (chap. XX et XXIII), toutes deux directement liées aux faits. Ces conversations culminent dans le chapitre XV, qui devient à proprement parler l'action politique essentielle du roman. Elles sont et elles font l'action.

Or, elles sont et font aussi le récit, puisqu'elles sont rarement annoncées, présentées dans le récit du narrateur anonyme. Bien au contraire, ce sont elles qui amènent, et produisent bien sou­vent ce récit : le récit s'inscrit parfois dans le droit fil d'une conversation de paysans qui semble l'avoir amené, et dont il n'est plus que le prolongement naturel (on peut voir en particulier ce modèle d'enchaînement pp. 36 et 41, mais ailleurs aussi). On en arrive ainsi, non seulement à un renversement des pôles du Même » et de l’« Autre » dans le signifié diégétique, mais à un renversement apparent des rôles du personnage locuteur, et du narrateur. Renversement dans lequel la parole romanesque est donc produite-signifiée, contre toute logique, par la parole paysanne de convention qu'elle était censée « représenter » dou­blement. Renversement de la polarisation sujet-objet dans l'espace romanesque comme dans l'espace signifié, et même entre ces deux espaces de parole. Renversement qui détruit la base même de l'illusion sur laquelle repose le roman « réaliste » traditionnel. Illusion qui attribuait le monopole du « dire » à la « civilisation », laquelle est ici la ville, et, derrière elle, la colonisation, espace d'origine du genre romanesque ainsi mis à mal – et servi, à la fois.

On a vu plus haut que cette créativité historique conférée soudain à une parole paysanne passée du statut d'objet d'un discours romanesque, à celui de sujet, remettait en question l'a-­historicité de l'espace traditionnel trop vite posée par le discours ethnographique. Dib renverse le postulat du dépérissement de l'espace traditionnel au contact de la créativité de l'espace de la Cité, dépérissement dont La Colline oubliée, de Mammeri, avait montré la résonance tragique. Là où La Colline oubliée faisait surgir la face cachée de la société traditionnelle au moment où, soudain, son espace ne lui appartient plus, dans ce chant des mères lors du départ de leurs fils pour la guerre que j'ai analysé ailleurs [31], L'Incendie, au contraire, ne fait surgir les colons, jusque-là cachés dans leurs fermes lointaines, que lorsque l'événement déstabilise soudain l'espace colonial (pp. 146-­150 et sq. [32]) : la Cité des romans ethnographiques.

Il y a donc beaucoup plus qu'une simple interversion des pôles du « Même » et de l’»  Autre » : non seulement les lieux d'énon­ciation, mais les modalités mêmes de la parole, sa nature, sa matérialité ont changé. La parole citadine est parole de maîtrise de l'espace, avec la matérialité duquel elle pose une distance. En s'appropriant la maîtrise de l'espace terrien, la parole paysanne ne tombe pas dans le piège de reproduire cette distance de la parole citadine d'avec son objet. C'est pourquoi c'est la terre elle-même qui parle ici chez ces paysans dans le langage de qui fallait compter avec tout ce qui les entourait » : la matérialité de leur espace de travail comme de rêverie (p. 109). Le langage de la nature accompagne toujours, au sens musical du terme, le progrès politique des « conversations » de paysans. Inversement leur voix même, comme celle de Ba Dedouche le viejo, n'est-elle « de pierres remuées » (p. 40), alors que l'espace tout entier, lorsqu'il est décrit, ne l'est que sous la forme d'un entrecroise­ment de voix, là encore saisies dans leur matérialité (voir par exemple le début du chap. 2, p. 16) ? Dans L'Incendie, l'espace parle, avant les idées, avant un discours qui lui serait superposé. Or cet espace, c'est la terre et la mère, certes, mais aussi le corps, dont le langage opaque récuse tout en y participant la trans­parence de la signification idéologique.

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L'important est certes le sens, mais il n'est point de sens acceptable dans une réduction du foisonnement des signifiants. Le surgissement de sens nouveaux en des lieux nouveaux, dans L’Incendie, s'accompagne donc d'une prolifération des signifiants. La parole des femmes comme celle des paysans impose d'abord sa propre épaisseur de signifiant. Elle refuse de se réduire à une transparence au service d'un « message », si progressiste soit-il.­ Et la sexualité comme le chant sont langages aussi impératifs, et plus efficacement producteurs de sens politique, que le seul dis­cours idéologique qu'ils accompagnent et servent cependant.

C'est pourquoi, plutôt que par l'ordre de grève qui en serait le prolongement normal dans une optique strictement idéologique, et qui n'éclate qu'au chapitre XX (p. 146), le chapitre XV, où l'on a vu la politisation de la parole paysanne s'achever, est immédiatement suivi par le chapitre XVI, qui montre parallèlement, mais de manière tout aussi significative, l'éclosion de la sexualité d'Omar et Zhor, sur laquelle d'ailleurs se termine le roman. L'incendie du pays, espace conceptuel du nationalisme, est aussi l'incendie matériel des masures tout comme de la terre sous le soleil. Et il est également celui des corps ado­lescents qui annoncent l'avenir.

Or, c'est Sliman le paysan-chanteur qui énonce la métaphore essentielle à la signification politique du roman : celle de l'incen­die. Lui qui passe de l'incendie réel à l'incendie métaphorique (p. 154) et dégage le sens, comme il le dégageait déjà dans son chant, tout au long de l'admirable chapitre 2.

Le vrai sens appartient au chant, de même que l'accession à la parole des paysans, qui jusque-là en étaient privés, va de pair avec celle des femmes. On peut ainsi dégager, dans toute la deuxième partie du roman, une suite de chapitres montrant l'acquisition progressive de la parole libérée par Mama, l'épouse de Kara Ali [33]. C'est à l'éclatement violent de cette parole qu'est consacré le dernier chapitre, celui-là même qui débouche sur le langage du corps de Zhor : le langage des femmes comme celui du corps, comme le chant, sont donc aussi importants que celui des paysans ou celui de l'idéologie, pour une production assumée du sens historique. Or, le sens historique n'est-il pas, face au monopole d'une parole dominante, dans cette multiplication des lieux d'énonciation qui va de pair avec un foisonnement de signifiants jusqu'ici non-reconnus ? Signifiants dont les lieux d'énonciation multiples dessinent un espace de parole vrai, opa­que, ambigu, face à la transparence univoque des discours de pouvoir.

Car c'est bien de pouvoir qu'il s'agit, en fin de compte. Cette réflexion sur la prolifération des signifiants comme de leurs lieux d'énonciation dans L'Incendie nous aura ainsi permis de souligner qu'il ne suffit pas de réduire le roman à sa tentative, pourtant réelle, de retournement de la problématique du « Même » et de l’« Autre » : encore faut-il montrer que, dès L'Incendie, Dib récuse une simple intervention dualiste des indicateurs spatiaux affichés, si le discours nouveau ainsi produit doit amener une raréfaction des signifiants. Toute son oeuvre ultérieure ne cessera de dénoncer cette raréfaction des signifiants vers quoi tend un discours idéologique univoque et faussement transparent.

La transparence de L'Incendie, que j'ai montrée plus haut, est en fait effacement. Convention assumée d'un réalisme romanesque importé, mais pour permettre une multiplication de paroles autres que celle du véhicule romanesque réaliste qui leur donne un lieu où s'épanouir.

Vers une ruine de la description ?

Inventer un dire de l'Histoire pour un espace qu'une parole de pouvoir étrangère en avait privé signifie donc avant tout remettre en question le rapport de la parole et de l'espace qu'elle signifie. La sécurité fallacieuse de la transparence affichée d'un dire ethnographique lui venait de son postulat descriptif : l'objet était toujours l'autre d'une parole qui ne remettait en question, ni la suprématie de son point de vue de seule énonciation auto­risée, ni la nature, la spatialité de son énonciation même. Parole reposant sur la distance infranchissable, à cause d'une nature différente, entre son dire et l'espace « représenté » par ce dire. La production d'une parole nouvelle et inouïe de l'espace comme de l'action algériens devait nécessairement passer par un vacil­lement de cette limite.

Décrire ne pouvait que maintenir l'illusion réaliste d'un dire ethnographique ou historique dont le lieu « naturel » était la « civilisation », c'est-à-dire en l'occurrence le système colonial. Inventer une parole et un sens de l'espace comme de l'action d'Algérie supposait en quelque sorte une ruine de la description, une parole active, non pas sur un espace, mais de cet espace appelé à se constituer en nation. C'est ce qu'amorçait L'Incendie en préservant cependant une transparence « réaliste », dans le surgissement de paroles non transparentes dont il était le lieu. C'est ce que Nedjma transformera en productivité multiple dans l'épaisseur d'une interférence de récits échappant à toute linéarité.


Chapitre 2 :
Histoire et production mythique dans " Nedjma " 

Une inscription plurielle de l’Histoire

L'Incendie, publié quelques mois avant 1e 1er novembre 1954, produit l'Histoire grâce, en particulier, à ce que j'ai appelé sa « tension didactique ». La production de l'Histoire par Nedjma [34], que j'ai retenu ici parce qu'il s'agit, de l'avis unanime, du texte le plus important de la production romanesque algérienne, est bien plus complexe. Kateb ne se contente pas, comme l'auteur de L'Incendie, de laisser dire l'injustice par ses victimes dans une parole transparente à travers laquelle s'expriment les exclus de l'Histoire et du Verbe. « Autobiographie plurielle », Nedjma n'est pas un espace de parole prêté, comme outil pour la maîtrise de leur situation socio-politique, à d'autres que l'auteur. Parlant de l'Algérie, Kateb parle de lui. Ses quatre héros, tous en quête de Nedjma, sont en partie des aspects divers de son propre drame personnel, biographique. Mais en même temps, jamais cette « auto­biographie », même           « plurielle », ne se présente explicitement comme telle.

D'ailleurs, « autobiographie plurielle », Nedjma l'est aussi de, toute une génération : celle qui a vécu tragiquement les massacres du 8 mai 1945. Celle qui, d'errement en tragédie, s'achemine, parfois à son insu, vers le soulèvement révolutionnaire décisif du ler novembre 1954. Celle qui découvre à la fois l'idée de nation algérienne, grâce au pouvoir générateur du mythe, et la répétition de l'échec. C'est pourquoi, à la transparence de L'Incendie qui laisse l'Histoire se dire, je serais tenté d'opposer l'épaisseur drue, mythique et tragique à la fois de Nedjma qui se saisit de l'His­toire pour la fonder, grâce à une violence génératrice de tout le texte. Or cette violence qui produit 1e texte est également celle, aussi bien de la répression du 8 mai 1945, que de la geste fon­datrice de l'ancêtre Keblout, que de la passion désespérée des quatre amis pour Nedjma, l’»  ogresse au sang obscur ».

Pas plus que de L'Incendie, je n'ai l'intention de proposer ici une lecture exhaustive d'un texte comme Nedjma qui, non seule­ment est antérieur à l'Indépendance, puisqu'il a été publié pour la première fois sous forme de roman en 1956 [35], mais a déjà fait l'objet de bien des travaux, dont 1e plus récent et 1e plus exhaustif est la thèse monumentale et irremplaçable de Jacqueline Arnaud à laquelle je vais reprendre bien des éléments dans les pages qui suivent. Je tenterai cependant de dire quelques mots sur la manière dont l'Histoire génère Nedjma, et sur la manière dont Nedjma à son tour génère l'Histoire. J'aimerais montrer surtout, à travers une relecture du tragique déjà souligné par J. Arnaud, comment Nedjma donne de façon radicale, cette fois, sa pleine dimension historique à ce que j'avais appelé jadis l'espace maternel [36]. Espace que j'avais trop facilement considéré alors comme extérieur à l'Histoire.

Il convient d'abord de préciser, comme J. Arnaud l'établit de façon indubitable, que pas plus que pour L'Incendie, le référé explicite de Nedjma ne peut déjà être la guerre d'Algérie. J. Arnaud s'inscrit particulièrement en faux contre le calcul de Marc Gontard [37] selon lequel les révélations de Rachid à la fumerie de Constantine auraient lieu en 1956. Selon J. Arnaud, cette séquence qui est effectivement la plus tardive de la chronologie diégétique de l'oeuvre, ne peut se situer au-delà de 1952. Composé par fragments entre 1946 et 1955, Nedjma est, pour elle, « un roman d'avant le l- novembre 1954 et 1e déclenchement de l'in­surrection, puisque des passages importants sont déjà publiés en 1953 ». Par contre, elle souligne bien que « nul, parmi les écri­vains algériens, n'évoque aussi précisément la répression du 8 mai 1945 : « La parole de Kateb a la force de la vérité : il y a eu des morts dans sa famille, à Sétif et à Guelma » [38].

C'est pourquoi lorsque dans le roman Mustapha affirme : « Depuis le 8 mai 1945, quatorze membres de ma famille sont morts, sans compter les fusillés » (p. 83) [39], c'est Kateb lui­-même que nous entendons. Et quelles que soient les significations multiples du prénom de Nedjma, qui désigne l'étoile en arabe, J. Arnaud encore souligne que ce symbolisme astral « prend toute sa signification quand on se rappelle que le premier rassem­blement nord-africain d'inspiration laïque qui ait revendiqué l'indépendance s'appelait « l'étoile nord-africaine », d'où est sorti le P.P.A. » [40] .

Comme pour L'Incendie, l'inscription historique et biographique de Nedjma est donc très précise. Le texte naît de la violence du 8 mai 1945 qui le génère. D'ailleurs Kateb dit bien que c'est l'expérience de la prison, même s'il avait déjà écrit quelques poèmes auparavant, qui fit de lui l'écrivain qu'il est devenu. « C'est à ce moment-là », dit-il dans une interview, « que j'ai accumulé ma première réserve poétique », et ailleurs : « Je crois que je serais resté un poète obscur s'il n'y avait pas eu la mani­festation du 8 mai 1945 » [41]. La torture de Lakhdar (pp. 58-60) est vécue. Nedjma s'ouvre et se ferme sur l'image du couteau, que l'on verra circuler dans toute la première partie du roman. Cette première partie, haletante, est toute entière baignée dans la violence des rapports coloniaux au chantier et autour du chantier, rapports qui aboutissent au meurtre de M. Ricard par Mourad, lors de ce mariage burlesque et tragique qui en constitue l'un des sommets (pp. 25-28).

La violence de la répression du 8 mai 1945 est également l'élé­ment générateur du théâtre tragique de Kateb, du Cadavre encer­clé aux Ancêtres redoublent de férocité, et jusqu'au long poème du Vautour qui clôt la tétralogie du Cercle des représailles. Cette répression, la dispersion de la manifestation et ses suites, sont à l'origine de l'image d'éclatement, fondement même du symbole de Nedjma, l'étoile. Or la dispersion de la manifestation du 8 mai 1945 est également, on le verra, celle de la tribu des Keblouti. Le leitmotiv de la séparation des quatre amis apparaît dès la première partie (pp. 34-35), et clôt le roman. La dispersion consécutive à la violence (celle de la répression, mais celle aussi du meurtre de M. Ricard par Mourad), est l'un des deux motifs générateurs essentiels du texte de Nedjma, qui est ainsi produit par la violence de l'Histoire.

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L'autre motif générateur en est le corollaire, et relève de la même violence : il s'agit des figures d'enfermement, contraire et complément de la figure de dispersion. Les deux motifs sont contenus dans le symbolisme du prénom de Nedjma, car « l'ogresse au sang obscur » est aussi celle qui retient prisonniers ses quatre prétendants dans une passion sans issue. Surtout, si le roman nous parle dès la première page du couteau de Mourad, sa première ligne est : « Lakhdar s'est échappé de sa cellule. » (p. 11). La prison d'où sort Lakhdar ouvre le livre. Celle où se retrouve Mourad est inhérente à la figure d'éclatement, répétée à deux reprises (pp. 33-34 et 256), qui le clôt (« Mais Mourad n'est pas là. Ils songent à Mourad. »). Et pour bien préciser la complémen­tarité de la dispersion et de l'enfermement, la première page du livre, qui parle à la fois de la prison de Lakhdar et du couteau de Mourad, est répétée une page avant la figure d'éclatement de la fin (pp. 255-256). Mais la prison est également celle où Rachid, déserteur, verra lui apparaître l'ancêtre Keblout (p. 134) ou réen­tendra les paroles les plus significatives de Si Mokhtar (pp. 128­-129) : dans les deux cas la prison est l'antre où s'élabore le récit fondateur. Aussi les révélations de Rachid à l'écrivain public se feront, en cinquième partie, dans cet autre lieu clos, où il s'est lui-même enfermé, qu'est la fumerie, laquelle surplombe la grotte du Rhummel où fut conçue Nedjma. Et ses révélations à Mourad (III A, pp. 91-105) se feront dans la chambre où l'enferme la maladie. Enfin, la rencontre de Rachid avec Nedjma se fait dans la clôture d'une clinique où Si Mokhtar l'a enfermé avec elle, comme Lakhdar enferme Nedjma avec Mustapha, croyant l'avoir enfermée avec Mourad, à la villa Beauséjour à la fin du roman. D'ailleurs Lakhdar crée ainsi une autre des situations génératrices du récit : la répétition de l'épisode de la grotte du Rhummel, dont le mystère sur ce qui s'y est réellement passé est également l'un des motifs producteurs les plus féconds du texte de Nedjma [42].

Cette complémentarité entre les figures d'éclatement et d'en­fermement – les unes comme les autres étant elles-mêmes produites par une violence fondamentale –, du texte comme de la situation historique dans laquelle il s'inscrit, est génératrice de quelques­-uns des thèmes essentiels de l’œuvre. J. Arnaud a montré, on l'a vu, que si Nedjma est appel à la prise de conscience de l'identité nationale algérienne, c'est d'abord le roman de l'impasse et de l'espoir à la fois. L'ambivalence de la figure du cercle devenant spirale, dans la construction de l’œuvre, prend ici tout son sens.

« Le retour au Nadhor des origines a abouti à l'échec ; la mani­festation est apparue comme un soulèvement avorté ; pour l'ins­tant, tous les chemins mènent à la prison, ou à l'exil, ou au point de départ, à la mort lente de Rachid sur son Rocher natal. L'amour est impossible, la révolte est impossible, c'est l'impasse. Pourtant le cercle n'est pas irrémédiablement clos. Le couteau reste symbole d'explosion latente, et Rachid prédit la future forme de la patrie : le cercle est en réalité une spirale qui se détendra le moment venu. » [43]. Cette impasse, cette violence et cet espoir d'une unité toujours introuvable, sont bien ceux de l'époque même dont Nedjma est, autant que de son auteur, l'autobiographie plu­rielle et la re-création. A cette impasse, qui est également celle de la rue des Vandales dans Le Cadavre encerclé, Nedjma comme le théâtre de Kateb donne un sens, par sa construction même : la structure du texte est productrice d'Histoire.

Que la structure de Nedjma soit productrice du sens des années de latence entre le 8 mai 1945 et le 1er novembre 1954, je me risquerai à en proposer une preuve supplémentaire dans le sys­tème de numérotation des chapitres, dont la rigueur duodénaire ou biduodénaire me semble trop frappante pour ne pas l'interroger.

A un premier niveau, la récurrence du chiffre 12 peut suggérer l'écoulement des douze mois de l'année selon le calendrier chré­tien, qui n'est donc pas celui de l'Hégire auquel pourrait renvoyer le symbolisme religieux de l'étoile, « nedjma ». On aurait ainsi une opposition de deux calendriers qui pourrait être significative, aussi bien de la violence culturelle coloniale, que de l'opposition entre le temps historique d'une modernité révolutionnaire laïque, et celui de la prosternation religieuse.

Mais on pourrait aller plus loin s'il s'avérait exact que la numérotation des chapitres ait été faite tout à la fin de la période de rédaction, qui se termine, selon J. Arnaud, en 1955, soit après le déclenchement de la lutte armée. Nedjma est composé, certes, de six parties, mais la troisième, la quatrième et la sixième partie, au lieu d'une série de douze, comportent chacune deux séries de douze chapitres. On arrive donc à un total de neuf séries de douze chapitres. Or, entre 1945 et 1954, neuf ans se sont écoulés : ces neuf années de latence, d'impasse historique, sujet même du roman, ne sont-elles pas ainsi désignées et camouflées à la fois par ces neuf séries de douze chapitres, ou de douze mois ? Ce qui n'est pas directement signifié dans des textes écrits pour la plupart avant le 1er novembre 1954, pourrait donc l'être par la structure numé­rique du roman. C'est là, certes, une hypothèse extrême qui demande à être confirmée (et encore, ce ne serait pas une preuve) par l'établissement de la date à laquelle cette numérotation des chapitres a été faite. Mais elle contribuerait à montrer, surtout si cette opération s'était faite, chez l'écrivain, à un niveau non explicite, que l'Histoire et la Révolution peuvent être signifiées par un discours qui ne se désigne nullement comme idéologique ou pédagogique [44]. Le texte peut signifier par sa logique interne, hors de toute intention de signification explicite chez son auteur.

Le sens de l'Histoire, ainsi, découlerait non d'un discours expli­cite préexistant au texte littéraire, mais serait produit par le texte en tant que fonctionnement, c'est-à-dire dans la rencontre entre les sens explicites du texte et ceux qu'une lecture active fera foi­sonner en s'appuyant sur les structures et les formes de celui-ci. La production du sens historique se ferait donc, dans une oeuvre à forte densité mythologique comme celle de Kateb, dans l'épais­seur fondatrice du texte lui-même et non dans la transparence du texte qui est celle de L'Incendie.

Ce qui ne signifie pas que L'Incendie soit davantage un discours explicite. Certes, L'Incendie est un texte beaucoup plus directe­ment idéologique que Nedjma, et le discours idéologique de l'auteur et de son engagement y est à peine caché. Mais on a vu que sa portée historique et idéologique venait essentiellement de la tension didactique qu'y provoquait le spectacle d'une parole révolutionnaire paysanne en train de se constituer, et non encore affirmative, comme l'est un discours idéologique constitué.

Le discours de Nedjma est, lui, affirmatif. Mais il l'est avant tout par l'épaisseur même de son écriture, par la multiplication des niveaux où elle produit le sens. Sans vouloir donner à la structure formelle du roman une importance exagérée, force nous est de constater qu'elle est un des niveaux de production du sens, et ceci, bien sûr, n'est pas vrai que pour Nedjma. L'intérêt, cependant, comme pour L'Incendie, est que le sens produit est, précisément, l'Histoire.

La production mythique du sens historique.

Même si sa description de l'univers colonial est souvent saisis­sante, le but de Kateb n'est pas le réalisme. Pour produire l'His­toire, il ne suffit pas de décrire les faits, il faut les recréer. Or, le récit possède, pour qui sait en utiliser toutes les virtualités, un pouvoir de signification du réel infiniment supérieur à celui du discours d'une description réaliste.

En effet, je me garderai bien, ici, d'opposer Histoire et mythe comme on le fait trop souvent, même si je suis conscient qu'ils reposent l'un et l'autre sur des perceptions du temps radicalement différentes. Car la production mythique des récits, comme le montre en partie J.-P. Faye, est une dimension essentielle à la constitution historique de tout nationalisme. Le mythe a une fonc­tion mobilisatrice dans toute révolution. Toute révolution est création de valeurs, de significations nouvelles. On l'a vu chez Frantz Fanon.

On concevra que dans la constitution de la nation algérienne, phénomène historique par excellence et où le culturel joue un rôle essentiel, la production mythique collective soit d'une impor­tance capitale. Le mythe, ici, produit le réel. Il est le moteur de l'Histoire, et non sa fuite. Encore faut-il qu'il ne se trompe pas d'objet : Nedjma, roman le plus fastueusement producteur de mythes parmi tous ceux qu'étudiera cet ouvrage, est également l'un des plus démystificateurs à une époque où certains discours aux­quels ses successeurs seront confrontés sont à peine en gestation. Il est révolutionnaire en ce qu'il est producteur de réel par sa créativité mythique. Mais il l'est également parce qu'il pourfend les mythes de camouflage destinés à empêcher l'accession de la société algérienne à son Histoire.

Plutôt donc que de faire de son texte le lieu où l'Histoire se dit, linéairement, dans une transparence qui n'est, à tout prendre, que celle d'un discours idéologique extérieur à la production diégé­tique, Kateb va donner à l'Histoire, dans Nedjma et dans tout le cycle de textes non-romanesques qui l'entourent, l'épaisseur et les dimensions du mythe. Ce n'est qu'après avoir lu l'Histoire à travers le mythe, que l'écriture romanesque pourra revenir à l'Histoire, avec un véritable impact.

L'Histoire objective, réelle, est présente d'un bout à l'autre de Nedjma, dans les deux récits de la répression du 8 mai 1945, ou dans la description réaliste des rapports entre les deux commu­nautés. Mais très vite le récit historique dépasse le niveau strict des faits pour s'inscrire dans le récit d'une mémoire beaucoup plus globale. Il s'agit de la légende d'un peuple à qui Kateb veut que revienne le dernier mot des Ancêtres redoublent de férocité, car « rien n'appartient à l'homme " dit-il dans ses indications scé­niques, et il précise : « La légende se montre plus vraie, plus lucide que l'Histoire : c'est la revanche du verbe ancien » [45].

Cette légende dépasse l'événement présent. Elle est la geste d'une résistance millénaire et immémoriale du peuple algérien à tous les envahisseurs. Elle donne à Hassan cette tranquille assu­rance qui lui fait dire : « Notre peuple en a vu d'autres. Il sait bien, lui, qu'une guerre comme la nôtre, n'ayant jamais cessé, ne sera jamais finie » [46]. Or le pouvoir mythique de la légende repose sur la prolifération du symbole. Symbole de Nedjma-patrie, « vierge dans un désert ennemi, tandis que se succèdent les colo­nisateurs, les prétendants sans titre et sans amour » (Nedjma, p. 175). Symbole des Ancêtres, qu'il « suffit de remettre en avant pour découvrir la phase triomphale, la clé de la victoire refusée à Jugurtha, le germe indestructible de la nation écartelée entre deux continents » (ibid.) Symbole des villes. On retrouve ici la dimension spatiale inséparable de l'Histoire dans la production mythique. Et c'est encore Rachid, face au ravin de Constantine, qui dégage le plus nettement la production du mythe dans la rencontre des villes et d'une Histoire millénaire : « Car les Cités qui ont connu trop de sièges n'ont plus le goût du sommeil, s'attendent toujours à la défaite, ne sauraient être surprises ni vaincues » (pp. 173-174).

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Le symbolisme de l'événement insignifiant comme de l'espace lui-même repose en partie sur une autre figure génératrice de l’œuvre, que je dégagerai ici après celles de la dispersion et de l'enfermement : celle de la répétition. L'arrivée de Rachid à Cons­tantine évoque celle de Lamoricière cent ans plus tôt (p. 155).

Si l'espace est producteur de sens mythique, c'est que sa lecture le charge de souvenirs collectifs accumulés comme les cadavres de la rue des Vandales. Le sens mythique des différents niveaux diégétiques de Nedjma est dégagé essentiellement par Rachid, dans la fumerie qui surplombe le Rhummel, faille symbolique, et la caverne où Nedjma fut conçue et où mourut le père de Rachid. Le sens mythique, dans Nedjma, est produit par deux ou trois lieux où Rachid le plus souvent dit et interprète ce qui s'est passé en d'autres lieux. Ces lieux générateurs du discours mythique sur ce qui s'est passé en d'autres lieux, et que j'appellerai lieux du sens par opposition aux lieux de l'action, ou encore lieux du dis­cours par opposition aux lieux diégétiques, sont essentiellement de deux types. Il s'agit d'abord, comme on vient de le voir, de Cons­tantine, la ville dont la configuration physique même dit l'His­toire des conquêtes et des rapts. C'est là que Rachid parle à l'écrivain. Mais il s'agit aussi de la chambre de Mourad où Rachid se fait narrateur pour son hôte, dans la troisième partie. Ou bien encore du bateau de pèlerinage à la Mecque, où Si Mokhtar livre à Rachid le récit mythique de la tribu. La chambre de Mourad ou le faux pèlerinage à la Mecque n'existent que pour permettre les récits qui s'y livrent, mais dont le lieu diégétique est ailleurs. Or, ces espaces de production de récits par Rachid (et autour de lui, symétriquement, par Mourad d'un côté et Si Mokhtar de l'autre) sont caractérisés en tant que lieux, contrairement à la non­précision du lieu d'où parle le narrateur anonyme lorsque le récit n'est pas le fait de l'un de ces personnages (le carnet de Mustapha n'est pas un lieu). C'est-à-dire que ces espaces doublent les espaces diégétiques. Le sens mythique des récits de Nedjma repose en partie sur cette répétition, spatiale autant que temporelle, du lieu de l'histoire par le lieu du récit, ou de la narration. Car cette répétition introduit la distance qui rend possible l'élaboration du sens mythique de l'événement. Cette distance est quasiment nulle à Constantine, où Rachid dit dans l'espace même qu'il déchiffre. Mais le surplomb même de la fumerie au-dessus de la caverne et du Rhummel dédouble cet espace en deux lieux dont la fusion qui guette, par l'attirance du gouffre, rendrait le récit impossible. Ce récit est ainsi suspendu comme la fumerie au-dessus de son propre anéantissement, et c'est encore une fois le dédoublement des lieux qui lui permet d'acquérir un sens mythique.

Mais si elle est génératrice au niveau des espaces, la répétition l'est simultanément au niveau du temps, chacune des histoires qui raconte Nedjma apparaissant comme la répétition d'une autre histoire, proche ou lointaine, et c'est à chaque fois la répétition qui produit le sens de l'événement. Or, temps et espace sont ici inséparables, ce qui nous permet de ramener la multiplicité des récits aux figures qui les génèrent, et qu'on va voir se continuer pour donner au roman sa dimension mythique. On a déjà vu la figure de la dispersion des quatre amis se répéter dans le corps du texte (pp. 33-34 et p. 256). Or cette répétition ne prend véri­tablement sens que parce qu'elle-même répète la dispersion de la tribu décimée en quatre branches. Inversement, les figures d'enfer­mement ne prennent sens que dans leur répétition d'autres enfer­mements. Ainsi, en deuxième partie, Lakhdar, arrêté pour un délit de droit commun, se souvient aussitôt de son arrestation un an plus tôt pour délit politique. Plus profondément, l'emprisonnement inévitable des quatre amis-ennemis par Nedjma répète celui, tout aussi inévitable, des quatre conquérants par la patrie en gestation : « comme les Turcs, les Romains et les Arabes, les Français ne pouvaient que s'enraciner, otages de la patrie en gesta­tion dont ils se disputaient la faveur » (p. 102). Et de la même façon, les quatre amants de Nedjma répètent les quatre amants de sa mère (voir entre autres p. 103).

La répétition dessine, ainsi, une progression du récit dans une dimension toujours double. Le récit dialogue avec la mémoire spatiale et temporelle de son lecteur, c'est-à-dire le plus souvent avec le souvenir qu'y a laissé un autre récit du même roman. La répétition donne au récit une efficacité plus grande que n'importe quel discours idéologique. Ainsi, lorsque le récit, en sixième partie, de la torture subie par Mustapha en 1945 (p. 233) répète celui, en deuxième partie, de Lakhdar à la même date mais en un autre lieu, point n'est besoin de discours pour que ce récit ainsi dédoublé voie ce que j'ai appelé son pouvoir générateur (c'est-à­-dire générateur d'autres récits dans le roman, mais aussi de la prise de conscience politique par le lecteur), démultiplié.

Processus fondamental de génération du texte comme du sens, la répétition se transforme donc, dans Nedjma, en dédoublement du signifiant. Dédoublement au niveau des symboles. (L'association par exemple entre 11,9 et II,10 par la répétition de la formule « Invivable consomption du zénith ! Prémices de fraîcheur » (p. 69) et par le double sens de « fraîcheur », relie Nedjma au 8 mai 1945, ce qui produit une signification politique importante et inattendue.) Dédoublement au niveau d'épisodes obsessionnels comme l'arrivée dans une ville (celle de Lakhdar à Bône (p. 69), puis celle de Rachid à Constantine (pp. 151 sq.)). Dialogue de récits qui s'appellent les uns les autres par la seule structure du texte. Réponse d'un récit au creux, au désir d'en savoir plus généré chez le lecteur par le récit précédent. Jeu sur l'opposition entre réalité et irréalité de ce que dit le texte. On pourrait multi­plier les exemples. L'essentiel était de montrer qu'un récit, dans Nedjma, ne prend sa pleine signification qu'en écho à un autre récit du texte katébien.

Or, c'est précisément cette composition musicale, polyphonique, qui permet au sens produit de dépasser la singularité de ce texte pour devenir l'épopée mythique d'une nation en gestation. Et le style, au sens traditionnel du terme, de certains passages, contri­bue à ce grandissement épique du récit. Je me contenterai de souligner, à titre d'exemple, l'utilisation de l'anaphore lors des retrouvailles du mythe tribal par Rachid ou Si Mokhtar : phrases. commençant systématiquement par « Et... » (pp. 133-134), ou bien amorces de segments narratifs sur une formule comme « Oui, la même tribu... » (p. 124), etc. Ailleurs, des phrases-­leitmotive donnent le thème musical d'un personnage ou d'un groupe : « Invivable consomption du zénith » et « prémices de fraîcheur » pour Nedjma (pp. 68-69), « un enfant terrible égaré dans un déménagement » ou « un collégien en rupture de ban » pour Lakhdar (pp. 71-72), « Mère, le mur est haut » (qui est, de plus, le refrain d'une chanson populaire) pour Lakhdar et les bagnards (pp. 41-42).

Le caractère épique de l'écriture de Kateb se trouve également dans le traitement des personnages. Dans Le Cadavre encerclé, Lakhdar a été lu comme un symbole : celui du peuple. Mais dès ce texte théâtral, Lakhdar dépassait cette dimension symbolique univoque, pour entrer dans ce que j'appellerai la polyphonie du mythe, par la rencontre entre le sens qu'il incarne, et la figure scénique : la position de Lakhdar sur la scène, comme le titre même de la pièce, rappelle Prométhée sur son rocher. Mais c'est dans la rencontre entre cette résonance et l'action même, que Lakhdar acquiert sa dimension mythique : sans abandonner sa charge symbolique, il sera en quelque sorte déchargé de l'uni­vocité de celle-ci par l'introduction du chœur, ou encore celle de l'arbre. Le chœur et l'arbre sont des éléments symboliques uni­voques, en ce qu'ils sont déchiffrables, transparents. Ils ne peuvent être des mythes. C'est pourquoi ils permettent à Lakhdar de le devenir : d'entrer dans la polyphonie.

Le même processus est à l’œuvre, on l'a déjà vu, pour le per­sonnage de Nedjma. J. Arnaud s'insurge, à juste titre, contre l'image d'une guerrière sur fond de drapeau déployé qui orne la jaquette d'une édition libanaise de Nedjma traduit en arabe : « Nedjma n'a pas grand chose à voir avec cette figure de propa­gande : c'est une femme réelle qui, par ses contradictions, devient le symbole d'un pays déchiré : toujours, le symbolisme s'enracine sur un réalisme ». Et le travail de J. Arnaud montre ensuite le passage de cette singularité biographique qui brise toute lecture symbolique hâtive, à la complexité du mythe de Nedjma, en qui Rachid, « nomade en résidence forcée, (entrevoit) l'irrésistible forme de la vierge aux abois, mon sang et mon pays » (p. 175). « Car la figure de Nedjma devient apte à toutes les métamorphoses, et c'est pourquoi elle peut devenir comme un archétype de la terre violée, " vierge après chaque viol " » [47]. J'ajouterai qu'elle devient également l'archétype des villes glorieuses du passé, Cirta ou Hippone, tout comme de leurs doubles modernes, Constantine ou Bône, coupées comme Nedjma d'une Histoire que pourtant elles incarnent comme elle tout entière.

Or, Nedjma ne se fait jamais la voix de son symbole, incarnant et disant les valeurs qu'elle représenterait. Bien plus, elle n'appa­raît pour ainsi dire qu'à travers les récits des quatre amis, ou à travers le récit à la troisième personne de l'auteur. Elle n'utilise la première personne, dans ce dernier récit, qu'encadrée par les guillemets du discours rapporté (pp. 67-68). C'est-à-dire qu'elle n'est jamais l'une des voix narratrices du roman, qui pourtant distribue généreusement le rôle de narrateurs aux « quatre amis », ou, à un deuxième niveau, à Si Mokhtar. C'est-à-dire qu'à la dif­férence du Lakhdar du Cadavre encerclé, Nedjma dans le roman devient mythe, non en remplissant un espace de parole et de pré­sence scénique tous deux codés par des résonances culturelles, mais par le creux qu'elle représente au centre des différents récits qui gravitent autour d'elle. Nedjma est, paradoxalement, produc­trice de sens mythique par l'absence même de sa parole sur la scène romanesque. Absence de parole qui produit le sens mythi­que par le même processus de dédoublement spatial décrit plus haut pour les récits et leurs lieux. L'absence de parole est encore un écho producteur de sens mythique.

Et c'est bien l'un des paradoxes majeurs de ce roman qui pro­duit plus que tout autre le sens mythique, que de ne pas avoir comme les anciennes épopées qui remplissent également cette fonction de personnage central porteur du sens et pivot de l'action, pas plus que de narrateur unique. Le procédé, certes, n'est pas nouveau et qui ne s'est essayé à son petit parallèle entre Kateb et Faulkner, ou Joyce ? Mais précisément, Faulkner et Joyce, si différents et singuliers que soient leurs apports techniques, ont également en commun avec Kateb de signifier, au-delà de la singularité assumée dans l'éclatement des points de vue, et par elle en même temps, une totalité mythique : celle du Sud, ou celle de l'Irlande.

Le mythe, chez Kateb, s'inscrit dans le creux du polygone que dessine la figure d'éclatement même des quatre amis. Et ceci est vrai aussi bien du mythe personnel, les quatre amis comme Nedjma représentant chacun un aspect de la biographie person­nelle de l'auteur, que du mythe collectif de la nation en gestation. Mais la production du sens sera d'autant plus forte que le référent symbolique sera plus estompé, plus énigmatique, plus probléma­tique.

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Ne subsiste alors que la production mythique à l'état brut, qui se donne elle-même en spectacle. Ainsi, non seulement Nedjma reste une énigme, comme le pays à venir, mais certains récits mythiques mêmes, dans le roman, s'irréalisent. Etudiant la chronologie interne à l’œuvre, J. Arnaud constate que l'épisode de l'aigle attaqué par les sœurs de Mustapha (p. 133) ne peut y trouver de place. Mais elle va plus loin : l'épisode du Nadhor, qui suit ce passage, est également « ininsérable » dans une chronolo­gie interne du roman et pourrait être tout simplement un épisode rêvé, pourquoi pas dans la cellule de déserteur où Keblout appa­raît en rêve à Rachid (p. 134) [48] (15) ? Or, cette irréalité, cette obscurité dans la vraisemblance chronologique qui caractérise l'épisode du Nadhor, vont être le lieu où prendront sens, en partie par le phénomène de résonance que j'ai décrit plus haut, les épisodes les plus crûment réalistes, comme la description de la situation coloniale. C'est-à-dire que le texte de Nedjma joue sur l'ambivalence de sa diégèse pour signifier, précisément, qu'il n'est pas de fait brut, plat. L'événement s'inscrit dans l'ambiguïté d'un sens mythique qui échappera toujours au décodage symbolique univoque. La richesse sémantique de Nedjma provient de son refus du discours simplement affirmatif de l'épopée, et pourtant, la polyphonie mythique du roman surgit de son jeu même avec des modes de récit épiques.

Ce jeu avec une vraisemblance chronologique interne au roman peut certes échapper au lecteur. Il est plus visible dans la confrontation que permet l'éclatement des points de vue narratifs, entre les différents récits du même événement. Procédé utilisé par Faulkner, et qui dans le Nouveau Roman signifie souvent un vacillement de l'objectivité du réel, mais qui, ici, produit d'au­tant plus la signification mythique qu'il en montre l'élaboration. Ainsi, le récit de Rachid, avant d'être dit par lui-même, est reconstitué par Mourad qui souligne le travail auquel il se livre (p. 91 : « Trop de choses que je ne sais pas, trop de choses que Rachid ne m'a pas dites », p. 94 : « J'appris, un mois plus tard, que Rachid... », p. 95 : « De Mustapha, j'appris encore que Rachid... », « Au bout de quelques jours, j'avais à peu près reconstitué le récit que Rachid ne me fit jamais jusqu'au bout », etc.). Bien plus, le récit à la troisième personne par Mourad qui compose la première section de cette troisième partie entraîne le récit à la première personne de Rachid, ce que souligne la répé­tition de la formule, avec simple changement de pronom : « Elle vint à Constantine sans que Rachid sût comment. Il ne devait jamais le savoir... » (IV, A, 12, p. 104). « Elle vint à Constantine, je ne sais comment, je ne devais jamais le savoir. » (IV, B, 1, p. 105) : le récit génère son narrateur. Le travail de reconstitution du récit a été plus fécond, certes, que Mourad ne s'y attendait...

Or, le personnage-récit par excellence est Si Mokhtar : Nedjma sera en grande partie le récit de l'énonciation de ses aveux. De même que Mourad raconte l'énonciation réticente de son récit par Rachid, de même Rachid raconte l'énonciation réticente (« Et le vieux brigand m'en avouait chaque fois un peu plus », p. 98) de son récit par Si Mokhtar. Là encore, la production du sens se donne en spectacle, et elle est d'autant plus signifiante que son énonciation comme son énonciateur sont irréalisés. Car le récit de Si Mokhtar est d'autant plus grave que son énonciateur n'est qu'un bouffon. Si Mokhtar est d'autant plus habilité à parler des origines et de l'identité qu'il n'est qu'un faux père, et l'épisode du Nadhor est d'autant plus vrai qu'il n'a pas pu exister dans 1a chronologie diégétique du roman. C'est dans l'ambivalence de ces paradoxes que je vois la dimension mythique la plus féconde de l’œuvre : la production du sens historique majeur, l'idée de nation, se fait grâce à l'envers exact d'un « héros positif ».

En ce sens, l'irréalité de l'épisode du Nadhor qu'a dégagée l'analyse de la chronologie diégétique est productrice de sens historique. Une fois de plus un vide produit un plein. Et c'est pourquoi le rôle de Si Mokhtar me semble essentiel. Certes, Si Mokhtar doit mourir, comme l'époque dont il est le symbole, pour que le futur puisse naître. Mais Lakhdar, dans Le Cadavre encerclé, la Femme Sauvage dans Les Ancêtres redoublent de férocité, ne font pas autre chose. L'important, pour Si Mokhtar, me semble être qu'il meure précisément au Nadhor dans un épi­sode qui serait rêvé, et ce, juste après le faux pèlerinage à La Mecque où il a livré ses secrets à Rachid. La répétition du motif de Rachid dans sa cellule en III, B, 12 (pp. 128-129) « croyant entendre sur le pont les révélations passionnées de Si Mokhtar » et en IV, A, 2 (p. 134) : « Et le vieux Keblout légendaire apparut en rêve à Rachid, dans sa cellule de déser­teur » me semble particulièrement significative en ce qu'elle relie le récit du faux pèlerinage à La Mecque au récit faux de l'épisode du Nadhor. On a ainsi une double production par le simulacre (« Rachid croyait » – « apparut en rêve ») de ces deux récits qui fonderont le passage du mythe tribal à l'idée de nation. De plus, la cellule de Rachid n'est pas celle du manifestant du 8 mai 1945, mais celle du déserteur. Pourquoi l'ancêtre n'apparaît-il pas plutôt à Lakhdar ? La désertion de Rachid n'est un acte positif que par refus d'un acte négatif. Elle n'est jamais posée comme une affirmation politique en soi. C'est-à-dire qu'elle joue, par rapport à l'acte révolutionnaire positif, le même rôle que le personnage de Si Mokhtar le bouffon de Nedjma, par rapport à Hassan dans Les Ancêtres redoublent de férocité : l'affirmation d'une positivité de l'idée de nation ne peut se faire que par et dans le dérapage de son énonciateur ou de son énonciation elle-même dans le récit. Le dire positif de la nation ne peut être que le fait d'une parole irréalisée ou carnavalesque.

Il y a certes à ceci l'explication historique : le référent de l’œuvre de Kateb est la génération du 8 mai 1945 qui doit mourir pour permettre le surgissement de celle du 1er novembre 1954. Il n'en reste pas moins vrai que la production mythique (et non plus uniquement symbolique) du sens historique dans Nedjma se fait dans l'ambivalence du heurt entre ce sens et le personnage ou la parole qui sont retenus pour le dire [49].

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La production mythique du sens historique chez Kateb récuse donc d'avance toute clôture que tendrait à instituer un discours nationaliste univoque. C'est par sa parodie burlesque des langages dominants, que ce soit le français ou même la langue des Ulémas, que Si Mokhtar dit bien plus que par une profession de foi [50]. De même, c'est par la dérision poétique que Lakhdar, « puce sen­timentale ", découvre la nation en 1945 :

« J'ai ressenti la force des idées.

J'ai trouvé l'Algérie irrascible. Sa respiration...

La respiration de l'Algérie suffisait.

Suffisait à chasser les mouches. » (p. 54).

 

Or, ce plurivocalisme n'est pas seulement un mode de produc­tion du sens historique, il est le sens même. Car si j'ai vu en Nedjma un centre absent particulièrement fécond du roman, si Nedjma apparaît à ses amants comme toujours fuyante à leurs approches, c'est qu'aucun discours identifiant ne saurait la cerner tout entière. Nedjma qui donne son nom au roman, l'étoile sym­bolique de la patrie, ne peut se limiter à un seul sens. La leçon ultime de Nedjma, s'il pouvait y en avoir une, serait donc qu'il ne peut y avoir de sens un, réponse définitive. C'est pourquoi Kateb a conscience, selon sa formule célèbre, de faire sa révolu­tion à l'intérieur de la révolution politique, d'être, « au sein de la perturbation, l'éternel perturbateur » [51].

De la polyphonie mythique à l'ambiguïté tragique.

La production mythique du sens historique par Nedjma se fait donc par et dans le refus de tout symbolisme univoque. Le pluri­vocalisme et l'ambivalence y récusent l'épique, si l'on entend par ce terme un mode de narration où récit et discours sont soudés, où le langage fait corps avec son sens idéologique, lequel s'avère le plus souvent positif, affirmatif. Dans cette période historique de l'Algérie l'action révolutionnaire naissante appelle pour certains sa glorification épique : n'est-ce pas ce que faisaient à l'époque même où Kateb écrivait Nedjma et Le Cadavre encerclé des historiens comme Mohammed Cherif Sahli dans Le Message de Yougourtha, publié pour la première fois en 1947 [52] ? Pour Kateb, aucune urgence historique ne justifie une écriture qui se condamne à la pauvreté pour satisfaire aux exigences pédago­giques d'une idéologie préexistante. Seule la poésie est créatrice du sens. C'est pourquoi, dès 1958, lors de la représentation à Tunis des Ancêtres redoublent de férocité par J.-M. Serreau et un groupe d'étudiants maghrébins, Kateb se situe face au didac­tisme de Brecht, et défend vigoureusement sa conception de la tragédie : « Ce que je refuse chez Brecht, c'est la façon qu'il a, lui qui est poète, de freiner continuellement la poésie au profit de l'enseignement d'une doctrine » [53]. Et c'est pourquoi la geste de l'ancêtre Keblout est perpétuellement cassée, comme on l'a vu, par le statut même de son énonciation toujours ambivalente.

Cette ambivalence de la production mythique dans Nedjma nous amène à la notion d'ambiguïté dont des réflexions récentes sur la tragédie ont fait l'une des clés de ce genre chez les Grecs, l'opposant précisément à la vérité une de la philosophie platoni­cienne [54]. Kateb se réclamait explicitement de la Tragédie, entre autre, dans l'interview de L'Action déjà cité. La fin des Ancêtres redoublent de férocité illustre exactement le double sens de la Tragédie : mort de la Femme Sauvage et de Hassan, Mustapha aveuglé et pris, le chœur encerclé par les soldats, mais annonce par ce même chœur d'un avenir de lutte positive. Or Mustapha, ici, est aveuglé comme Œdipe, mais par les coups du Vautour, double de l'aigle de la tribu. Le dédoublement dont on a vu l'importance chez Kateb est une figure tragique qui remonte entre autres au dédoublement de l'aigle et du Vautour. « Lorsque sonneront les dernières heures de la tribu », dit Ali dans La Poudre d'intelligence, « l'aigle noble et puissant devra céder sa place à l'oiseau de la mort et de la défaite » [55] : celui-là même qui aveugle Mustapha, et dont le poème clôt Le Cercle des repré­sailles. Or ces paroles sont dites précisément par le personnage qui incarne l'Histoire et la Révolution à venir, dans cette pièce autre ambiguïté, autre signification double.

L'ambiguïté qui fonde la tension de la tragédie repose sur la manifestation simultanée d'un êthos et d'un daimon : « chaque action apparaît dans la ligne et la forme d'un caractère d'un éthos, dans le moment même où elle se révèle la manifestation d'une puissance de l'au-delà, d'un daimon » [56]. C'est précisément ce que, dans Nedjma, Rachid dit à Mourad :

« Ce sont des âmes d'ancêtres qui nous occupent, substituant leur drame éternisé à notre juvénile attente, à notre patience d'orphelins ligotés à leur ombre de plus en plus pâle, cette ombre impossible à boire ou à déraciner, – l'ombre des pères, des juges, des guides que nous suivons à la trace, en dépit de notre chemin » (p. 97).

Comme les héros tragiques, les personnages de Nedjma vivent entre deux univers et deux langages qui se manifestent en eux simultanément, celui du passé et celui du présent, celui du mythe et celui de la Cité, celui du retour inévitable aux origines et celui de l'Histoire révolutionnaire. Ils succomberont de l'intrusion de l'Histoire, et pourtant ils en appellent la découverte.

Mais comme les héros tragiques, ils vivent en partie ce conflit dans leur dialogue avec l'espace même de la Cité, lequel connaît également cette tension tragique entre son passé et son présent. Les villes, dans Nedjma, sont victimes comme les héros de leur spectre ennobli : « ce qui a disparu fleurit au détriment de tout ce qui va naître » (p. 175). Le conflit entre deux temps, entre deux langages, se développe dans une relation spatiale indispen­sable à la résonance du mythe. Car le mythe précisément donne sens à un espace dans l'Histoire. Mais au lieu, comme le mythe, de développer, de faire fleurir l'espace qui est son enjeu, la tra­gédie enferme cet espace dans l'instant même où elle le déploie, l'irréalise au moment même où elle dit sa réalité.

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Ici, l'opacité de l'écriture de Nedjma que j'opposais à la trans­parence de celle de L'Incendie prend sa pleine dimension : plura­lité, résonance multiple du sens dans sa production mythique, elle est également ambiguïté du signifiant, opacité productrice du sens tragique. L'entreprise de Nedjma est en partie celle du déchiffre­ment d'un sens. La tragique destinée des héros de Kateb, aussi bien dans Nedjma que dans Le Cercle des représailles, est d'être les déchiffreurs d'une réalité à venir, et de mourir pour ce déchif­frement. La génération d'Ali, le fils de Lakhdar et de Nedjma, pourra mourir, ou vivre, pour la réalité découverte de la nation. Celle de Lakhdar, de Mustapha, de Rachid comme de Nedjma, ne peut que mourir des difficultés même de cette découverte, pri­sonnière qu'elle est d'une signification encore oblitérée par la malédiction des ancêtres. Nedjma est un signe ambigu, un mot opaque. Hassan et Mustapha, dans Les Ancêtres redoublent de férocité meurent de n'avoir pas su déchiffrer la Femme Sauvage, ou de n'en avoir déchiffré qu'un seul sens. Et dans Nedjma, Rachid à la fumerie se dissout lui-même dans la parole qui produit le sens.

« Et c'est à moi, Rachid, nomade en résidence forcée, d'entrevoir l'irrésistible forme de la vierge aux abois, mon sang et mon pays (...) Je ne savais pas non plus qu'elle était ma mauvaise étoile, la Salammbô qui allait donner un sens au supplice (...) Elle n'était que le signe de ma perte » (p. 175).

Si le déchiffrement seul produit l'avenir, il est également la perte du déchiffreur. C'est en quoi les personnages de Nedjma sont tragiques, dans cette oeuvre ainsi bâtie sur le renversement des valeurs lorsque l'on passe de l'un à l'autre des plans de signi­fication indissociables.

C'est la même figure tragique de renversement qu'on peut trouver dans ce qui a été dit plus haut sur la fonction productrice de sens mythique du creux que représente Nedjma au milieu de différents récits qui gravitent autour d'elle. Ces récits sont pro­duits par l'absence même de sa parole : Nedjma, comme Le Vau­tour, débouche sur l'absence. Le creux est, certes, producteur de sens, mais le sens ultime, si l'on retourne la proposition, n'est-il pas en dernier ressort l'absence, le manque, cette quatrième branche qui n'est pas là lors du leitmotiv final de dispersion ? N'est-il pas dans ces « ombres » qui « se dissipent sur la route », comme le sens, comme la direction non précisée que prend Musta­pha (p. 256) ? Aussi Rachid comme le Vautour est-il un être « sans ». Le Vautour est veuf, dans Nedjma (p. 133) comme dans Le Cercle des représailles. Quant à Rachid, alors même qu'il dévoile le sens ultime, il n'est « plus qu'une ombre sans fusil, sans femme, ne sachant plus que tenir une pipe ; pseudo-Rachid issu trop tard de la mort paternelle, comme l'Oued El Kebir né prolongeant que l'ombre et la richesse du Rhummel, sans lui restituer sa violence ancienne " (p. 180).

Ici, l'opacité tragique, l'obsession de la mort du signifiant au moment précis où il délivre le sens, rejoint la violence du mythe. C'est alors l'ironie tragique. Celle qui consiste à montrer comment,, au cours du drame, le héros se trouve littéralement « pris au mot », un mot qui se retourne contre lui en lui apportant l'amère expé­rience du sens qu'il s'obstinait à ne pas reconnaître. Dans la geste légendaire des Keblouti, Keltoum a perdu la tête de Keblout, mais elle a également et en même temps perdu la tête. Elle est, elle aussi, prise au piège des mots. Sa folie devient celle de Nedjma, qui devient à son tour et avec elle la Femme Sauvage. Or, de même que l'absence de la parole de Nedjma dans le roman génère les récits des quatre amis qui gravitent autour d'elle, de même la tête perdue de Keblout dessine ce creux d'où s'élève tout le texte katebien. Car non seulement la tête de Keblout, mais encore son livre est perdu : et s'il n'était lui-même, comme le montre encore J. Arnaud [57] qu'une reconstitution imaginaire ? Ainsi Keblout ne tirerait sa réalité que du texte katebien, lequel, à l'inverse, ne serait pas né si Keblout en personne n'avait rendu visite à Rachid dans sa cellule de déserteur (IV, A, 2) : n'est-ce pas également dans sa prison que Kateb s'est véritablement décou­vert écrivain ? Or, on a vu que ce court chapitre de la visite en rêve de Keblout à Rachid génère tout le récit probablement irréel dans la vraisemblance diégétique, du pèlerinage au Nadhor. Et le Nadhor n'est à tout prendre qu'un lieu déserté, pour ne pas dire un désert. Peut-être avant tout un manque : celui-là même dont procède l'écriture du roman. Roman dont l'envers, le renverse­ment tragique, est précisément cette prison des mots, de ses pro­pres mots, où finit Rachid.

Historicité tragique de l'espace maternel.

On est donc amené à s'interroger sur la nature même de cette béance qui s'ouvre pour Rachid dans sa cellule de déserteur, parce que c'est d'elle que procède la tension tragique de tout le roman, c'est-à-dire ce désir par lequel Nedjma est générateur du sens historique. Or Nedjma, on l'a vu en commençant ce chapitre, est « autobiographie plurielle », et sous ce pluriel, on peut être tenté de rechercher le singulier : l'inscription biographique de Kateb lui-même dans son texte. Après tout, notre propre biographie n'est-elle pas la mesure première que nous avons tous de l'Histoire et du temps qui lui est propre ? Bien plus, ne peut-on pas dire que, dans une certaine mesure, le passage du temps mythique au temps historique de la Cité se fait par le surgissement de l'in­dividu qui est également une des dimensions fondamentales de la tragédie ?

On ne s'est pas privé de montrer que les quatre amis de Nedjma pouvaient représenter chacun une des faces de leur créateur, lui­-même ainsi éclaté en quatre branches rivales comme la tribu des origines. Mais en même temps, on a vu qu'on est bien loin, dans Nedjma, du roman psychologique traditionnel.

Rachid, Lakhdar, Mourad et Mustapha sont, certes quatre faces complémentaires de la personnalité de leur créateur, mais surtout de son histoire. Ils sont éléments de récits, dits par leurs actions ou leurs récits mêmes : ils ne sont pas des « caractères » dont l'action serait le révélateur. Ils sont encore moins décrits de l'intérieur par l'écrivain. La multiplication des points de vue narratifs par ce dernier est une manière de laisser dire et faire ses personnages à sa place, c'est-à-dire de se dispenser de la traditionnelle étude psychologique dont l'absence ici se superpose à celle de la parole énigmatique de Nedjma.

L'absence d'une parole désigne alors celle d'une autre parole. Celle des profondeurs ? Produits par les récits au lieu d'en pro­duire l'action par leurs caractères, les quatre amis semblent se réduire à n'être que des fonctions. Au moment même où ils manifestent le surgissement biographique, ils endossent le masque par lequel le récit les fait être et les individualise. Et en ceci encore ils ne sont pas loin des personnages de la tragédie grecque, individualisés par leur masque qui les camoufle en même temps qu'il les révèle, cependant que le chœur, anonyme, n'a point besoin d'être masqué. Mais le masque désigne la double réalité de celui qu'il expose, et de même l'auto-représentation des person­nages de Kateb par le récit qui feint de ne pas être celui de l'auteur, souligne l'ambivalence de cette représentation. Ambiva­lence qui invite à écouter la résonance multiple d'une voix der­rière la représentation pourtant réelle du masque, à découvrir l'autre côté.

Je n'ai nullement l'intention ici, comme cela a été ébauché ailleurs de façon toujours quelque peu réductrice [58], d'entre­prendre une psychanalyse de Kateb Yacine à travers son roman. Mon propos est plutôt de souligner quelques glissements de sens indiqués par le roman lui-même, d'un personnage à l'autre, d'un récit à l'autre. Tout en renforçant la thèse de l'ambivalence mythique et tragique de son écriture, cette démarche me permettra peut-être de montrer en fin de compte que l'historicité ultime et la plus vraie est celle de l'espace maternel : celui-là même que j'avais autrefois, avec bien d'autres, tendance à situer hors de l'Histoire. Position que je vais nuancer à présent comme j'ai nuancé déjà l'opposition trop facile du mythe et de l'Histoire. Or, j'ai montré la dimension spatiale du mythe, en développant la notion de résonance : l'espace maternel serait-il le lieu d'une résonance comparable à celle de l'espace mythique ?

*  *
*

Dans Nedjma, bien des récits renvoient l'un à l'autre, on l'a vu, et c'est là un des fondements de la résonance multiple par laquelle ils produisent le sens. Il me semble cependant que la correspondance est particulièrement significative entre les récits de Rachid et ceux de Mustapha. Les récits de Rachid sont le plus souvent provoqués soit par le récit et la présence (les deux plans diégétiques étant volontairement confondus par moi) de Mourad en troisième partie, soit par les questions et la présence de l'écri­vain public en cinquième partie. Or, l'écrivain public se dit « kateb » en arabe : introduction malicieuse de la référence bio­graphique ? En fait, le vrai double est ailleurs : c'est Mustapha, le seul des personnages-récits du roman à dire explicitement par écrit : par son carnet. L'écrivain public, venu interroger Rachid à la fumerie sur Mourad, n'écrit pas, et le récit qu'il reçoit n'est pas celui qu'il était venu chercher : Mustapha serait-il le seul écrivain ?

Mais Mustapha est surtout celui des quatre amis qui parle (écrit) le plus de son enfance, laquelle ressemble beaucoup à celle de Kateb lui-même, lui aussi fils d'oukil. Or, le père de Mustapha est d'abord un homme qui dort, et dont le sommeil attire l'attention de son fils sur ses pieds, à l'ongle déformé (p. 210) : rappel des orteils coupés de Si Mokhtar pendant son sommeil au Nadhor ? Cette notation ne serait cependant guère significative si le même épisode du Nadhor, dans sa scène essen­tielle (le bain de Nedjma), n'était implicitement désigné par le figuier, l'eau et le chaudron, dans le souvenir d'enfance le plus important de Mustapha sous l'angle du rapport à l'histoire de l'espace maternel qui me préoccupe ici :

« J'ai appris l'alphabet français à ma mère, sur la petite table entourée de coussins, devant le figuier qui a failli mourir, dans les émanations de l'eau moisie (y a pas de fontaine chez nous ; Mère fait la vaisselle et la lessive dans d'immenses chaudrons) » (p. 212).

Ce passage est, d'abord, particulièrement biographique, et préfigure celui à la fin du Polygone étoilé où l'auteur décrit la même situation, qu'il nomme « la gueule du loup », en assu­mant directement le « pacte autobiographique ». En ce sens le passage de Kateb, entre Nedjma et Le Polygone étoilé, d'une « autobiographie plurielle » biaisée à une autobiographie singu­lière assumant le pacte du genre est également à inscrire dans une évolution historique. Et ce n'est point un hasard si Le Poly­gone étoilé se termine précisément sur cette scène : l'espace mater­nel est peut-être brisé, mais il est définitivement historique.

Cependant, plus de figuier ni de chaudron dans Le Polygone étoilé : même si l'un et l'autre existaient peut-être dans la maison d'enfance de l'auteur, l'important est, ici, qu'ils renvoient non à un référent autobiographique, celui du « pacte référentiel » de l'autobiographie selon Lejeune, mais à un autre récit de Nedjma, celui du bain de l'amante au Nadhor.

Renversons donc la perspective, et parlons de l'épisode du bain de Nedjma : rappelons d'abord que, selon J. Arnaud, dont j'ai suivi l'opinion, tout l'épisode du Nadhor pourrait n'être que rêvé, c'est-à-dire irréel. Comme le récit de Rachid à la fumerie, il se dissout dans la fumée de l'herbe. Il s'agit donc bien d'un récit qui ne parvient pas à se réaliser, à prendre corps : corps du référent narratif, corps aussi de Rachid et Nedjma qui n'arrivent pas à se rejoindre sexuellement (p. 140) [59], corps du nègre dont on ne sait s'il existe réellement, ou s'il n'est pas, lui aussi, un fan­tasme dû à l'herbe. Certes, cet épisode joue sur la tension extrême entre le désir et l'impossibilité de le réaliser, Nedjma semblant d'autant plus exhibée-offerte qu'elle est, dans tous les sens du terme, intouchable. Elle n'est qu'un être créé par la parole et par le rêve, mais elle est surtout l'impossibilité de la parole de Rachid :

« je ne pouvais lui dire...

(…)

Encore. ému des chants. brisés. de mon enfance, j'aurais voulu traduire à la créature que le nègre dévorait des yeux ce monologue des plus fous...

(…)

Fallait-il. lui parler de ce nègre, et lui conseiller.(...) ?

(…)

Mais je ne pouvais rien dire de cela devant Nedjma, me contentant de l'énoncer à voix basse, murmurant pour moi-même le peu de mots capables de suggérer le mystère de pareilles pensées... (pp. 136, 138, 139, 140).

L'essentiel de ce passage, au-delà de toutes les significations symboliques qu'on a pu lui trouver, est donc bien cette mise en regard d'une parole qui ne peut se dire. Et cette parole est celle de l'enfance, dont elle entend « les chants brisés ». Parole dans laquelle Nedjma deviendrait ce qu'elle ne peut devenir dans le roman, et que Rachid indique dans des phrases où perce l'humour de l'auteur : la mère :

« J'ai honte d'avouer que ma plus ardente passion ne peut survivre hors du chaudron...

C'est pourquoi, plutôt que de te promener au soleil, je préférerais de beaucoup te rejoindre dans une chambre noire, et n'en sortir qu'avec assez d'enfants pour être sûr de te retrouver. Et seule une troupe d'enfants alertes et vigilants peut se porter garante de la vertu maternelle... » (pp. 139 et 140).

Pourtant, la maternité, Nedjma la connaîtra, mais grâce à Lakhdar, et dans un texte différent, théâtral et historique, Le Cadavre encerclé. L'enfance ne peut être rejointe que dans l'action historique. C'est pourquoi dans Nedjma, elle n'est prêtée qu'à Lakhdar, lui aussi « savoureux têtard » d'une mère « héroïne anal­phabète », tous deux « mère et fils et amants, au sens barbare et platonique » (p. 194).

Rachid peut dire le sens mythique, dans des récits qui se diluent de plus en plus dans l'irréalité. Il ne peut rejoindre l'en­fance, car l'espace maternel dont il rêve est fuite hors de l'Histoire, refuge dans la chimère. On a vu que sa cellule est celle du déser­teur, et non celle du militant. Quant à l'épisode – peut-être irréel – du Nadhor, c'est un échec puisqu'on y cherche les ori­gines dans une antériorité mythique, au lieu de les chercher dans l'action qui dessine un à-venir historique : celle de Lakhdar et Mustapha, dont on connaît l'enfance, dans Nedjma, parce qu'on connaît également leur participation au 8 mai 1945. Le récit de l'enfance de Rachid n'est qu'un prétexte transparent pour parler de Si Mokhtar et de Constantine, celui de l'enfance de Mourad un autre prétexte transparent pour nous expliquer sa présence dans la villa Beauséjour. Or, Mourad s'est également trompé de sens historique en tuant M. Ricard, et c'est Rachid qui cherche à donner à cet acte la signification politique qu'il aurait pu avoir mais n'arrive, pas plus que pour les chants brisés de l'enfance dans la scène du chaudron, à la dire :

« Rachid poursuivit à voix basse, comme pour se persua­der d'une chose depuis longtemps reconnue, mais toujours incroyable.

- Le crime de Mourad n'en est pas un. Il n'aimait pas Suzy » (p. 177).

Là encore, c'est Mustapha seul qui saura donner à l'acte de Mourad sa véritable signification (p. 187) : Mustapha possède et dit le sens historique comme il dit la parole de l'enfance.

Cette juxtaposition-opposition est d'autant plus nette que la page du carnet de Mustapha où ce sens est donné coupe le récit de Rachid au fondouk où il est question de Mourad. Elle est encore plus significative lorsqu'on voit qu'à cette quatrième partie centrée sur Rachid comme la troisième l'était sur Rachid et Mourad, succède et s'oppose la cinquième centrée sur l'enfance et l'engagement politique de Lakhdar et Mustapha réunis. Plus : tandis que la quatrième partie se termine, dans les vapeurs de l'herbe et « sur le gouffre nocturne », dans l'impuissance de la parole (p. 190), la cinquième partie, par le récit de l'enfance, débouche sur l'efficacité de l'écrit politique de Mustapha lycéen qui sera « exclu pour huit jours » (p. 222). Or, cette première exclusion du lycée préfigure celle du 8 mai 1945. Par ailleurs, l'enfance de Mustapha, loin de l'identité mythique close sur elle­-même qui hante les récits de Rachid, est celle de la rencontre pittoresque et réelle des deux communautés. Monique, dont le « sillon rougeoyant » entrevu trouble l'enfant, pourrait même apparaître comme un autre double réel de la Nedjma du chaudron.

L'espace réel de l'enfance de Mustapha, qui s'oppose à l'espace rêvé des origines de Rachid, est donc un espace essentiellement historique. Le vrai récit des origines n'est pas le mirage de Rachid au Nadhor, après sa parodie de voyage à La Mecque, mais la réalité de l'enfance de Mustapha que désigne l'épisode du chau­dron. On peut donc se demander si, dans Nedjma, le passage du mythe à l'Histoire, ou plus précisément du mythe rétrospectif des origines à celui de la nation entrevue dans l'avenir, ne se fait pas obligatoirement par la prise en charge du biographique, et plus encore de l'autobiographique. Mais en même temps, Kateb dépasse très largement cette fonction référentielle de la biographie, en lui donnant valeur fondatrice et mythique : l'éclatement originel, celui-là même de la tribu des Keblouti, n'est-il pas ce saut dans la « gueule du loup » de la fin du Polygone étoilé, où les rôles de l'espace maternel, comme le sens de son histoire, sont retour­nés ? Quoi qu'il en soit, la réalité de cet espace maternel est bien d'abord historique.

C'est grâce au récit de l'enfance de Mustapha qu'un second récit du 8 mai 1945 est possible. Mais inversement c'est grâce à l'historicité de sa mort le 8 mai 1945 que Lakhdar, dans Le Cadavre encerclé, « retrouve le cri de (sa) mère en gésine » [60]. La chanson des bagnards de Lambèse ne s'adresse-t-elle pas d'ins­tinct à la mère (pp. 41-42) ? Cette ambivalence du temps de l'espace maternel, d'une part refuge et continuité, de l'autre his­toire active, va faire de la mère le personnage tragique de la Femme Sauvage, que ne pouvait encore être Nedjma. C'est pour­quoi Nedjma est le noyau absent du roman. La Femme Sauvage parle, mais c'est sur l'espace tragique de la scène, tout entier enfermé dans l'action historique. En passant de l'espace du roman à celui de la scène (Le Cadavre encerclé a été écrit en même temps que Nedjma), Nedjma devient mère, acquiert la parole et rejoint le maquis. Mais c'est bien le même personnage.

Keltoum, en tranchant la tête de Keblout, a renversé le sens de l'histoire traditionnelle de la vierge au dragon sauvée par le beau chevalier, nous dit J. Arnaud [61] : la parole féminine est révolution immémoriale, et en même temps historique : Keltoum ne rejoint-elle pas les porteuses de bombes dont parle Fanon ? C'est pourquoi le ravin de la femme sauvage est un refuge de maquisards bien connu. Mais il est aussi le ravin du Rhummel oh Nedjma fut conçue, dans une confusion que répète celle de la nuit à la villa Beauséjour, laquelle renvoie pour la lecture anthro­pologique de Déjeux, au rite de la nuit de l'erreur. Erreur, confu­sion, folie de la Femme Sauvage comme de la mère de Mustapha, folie prêtée au nègre du Nadhor (p. 150) : c'est bien d'un « autre côté » encore qu'il s'agit. Dans le moment même où l'Histoire se produit, crée ses symboles, cet « autre côté » montre dans une ironie suprême qu'il ne saurait y avoir de sens un, que la vie et la mort n'existent pas l'une sans l'autre. Et que Nedjma ne peut être le pays entrevu que parce qu'elle est aussi l’»  étoile de sang jaillie du meurtre pour empêcher la vengeance, Nedjma qu'aucun époux ne pouvait apprivoiser, Nedjma l'ogresse au sang obscur comme celui du nègre qui tua Si Mokhtar, l'ogresse qui mourut de faim après avoir mangé ses trois frères » (p. 179).


 

Chapitre 3 :
La production des textes par l'Histoire

La " génération de 1962 "

On a vu jusqu'ici l'entreprise d'enlever à l'Autre, au discours anthropologique ou colonial, le monopole de la production du sens historique. L'on s'est aperçu que cette entreprise allait de pair avec la constitution simultanée d'une idéologie nationaliste qui se concrétisera dans l'Histoire de l'Algérie à partir du 1er novembre 1954, mais aussi que le rapport entre l'énonciation romanesque et l'idéologie à laquelle elle s'apparente n'en reste pas moins fort complexe. J'ai choisi pour le montrer les deux romans les plus célèbres des années 1950, L'Incendie et Nedjma, ce qui m'a per­mis de présenter deux modes fort différents de production du sens historique par le récit romanesque.

Cependant, l'énonciation de ces deux romans est antérieure à l'événement historique majeur, par rapport auquel il convient à présent de re-préciser l'articulation d'autres textes : la guerre révo­lutionnaire elle-même. L'Incendie comme Nedjma ont été écrits bien avant le 1er novembre, même s'ils l'annoncent. Bien plus, si L'Incendie narre une première ébauche de ce que pourrait être la Révolution, à travers un acte politiquement significatif, une grève de paysans, Nedjma se termine sur la répétition de l'éclatement initial : rien ne s'est passé, puisque le crime de Mourad ne peut être considéré comme politique. Au niveau de l'histoire présentée, les débuts de la Révolution, chez Kateb, se trouveront plutôt dans son théâtre que dans son roman. Nedjma est le roman de « la patrouille sacrifiée qui rampe à la découverte des lignes, assumant l'erreur et le risque comme des pions raflés dans les tâtonne­ments, afin qu'un autre engage la partie... «. Mais ce roman, comme L'Incendie, comme d'autres encore, n'en a pas moins contribué, par son dynamisme de production du sens, à préciser l'enjeu de cette partie engagée par d'autres.

Quelle littérature romanesque la guerre proprement dite a-t-elle fait naître ? Et comment cette littérature s'articule-t-elle sur l'évé­nement ? Quelle est, aussi, la place de l'écrivain dans un mouve­ment révolutionnaire ? La sommation par ce que le moment his­torique peut avoir d'énorme, de fondamentalement incompatible avec la nature même de l'écriture, exercice solitaire, ne se retrouve-­t-elle pas dans la manière dont sont écrits des textes liés à l'événe­ment, et portés par lui ? Toutes ces questions ne sont pas nouvelles, et ne se sont pas posées qu'en Algérie. La guerre dans la littérature, la littérature et la guerre : le sujet est tellement « classique « qu'il a même figuré au programme de l'agrégation ! Il est vrai qu'il ne s'agissait pas d'une guerre anticoloniale ! A près de vingt ans de la fin de la guerre d'Algérie, parler de Nedjma à un public fran­çais n'est pas facile, tant sont grands les refus politiques, parfois violents, que l'on peut rencontrer chez certains.

En Algérie, la guerre est, avec la description ethnographique, l'un des deux thèmes à quoi l'opinion courante réduisait, en 1971, sa littérature de langue française [62]. Et Abdelkebir Khatibi dans sa périodisation thématique fait « régner « de 1958 à 1962 « la littérature militante centrée sur la guerre d'Algérie « [63]. Force nous est cependant de constater que, par rapport à l'ensemble du roman algérien, ces textes représentent peu de choses, et que, de plus, leurs dates d'édition sont très groupées autour de l'indé­pendance de l'Algérie en 1962.

Sur la guerre d'Algérie, la poésie militante, genre beaucoup plus souple, plus adaptable à la précarité d'une diffusion comme à la succession rapide des faits de l'actualité auxquels elle « colle « davantage que le roman, a été publiée bien avant celui-ci. Le roman apparaît avec un décalage notoire, dû en partie à l'inertie des circuits d'édition français dont il est dépendant. Or, ces circuits dépendent eux-mêmes de l'attente d'un public français, pour qui le « drame algérien « ne deviendra la préoccupation essentielle que dans les deux dernières années de la quatrième république, dont il provoquera la chute en 1958. C'est pourquoi il n'est pas indifférent de constater que les premiers romans connus sur la guerre sont ceux de Malek Haddad (La Dernière impression, 1958, Je t'offrirai une gazelle, 1959, L'Elève et la leçon, 1960, Le Quai aux fleurs ne répond plus, 1961), lequel a commencé sa carrière littéraire par un recueil de poésie militante (Le Malheur en danger, 1956), et que ces romans sont publiés chez Julliard, éditeur par­ticulièrement sensible à l'actualité dans l'évolution de l'« horizon d'attente « des lecteurs. En publiant, bien des années auparavant, Feraoun, Dib, Kateb, les éditions du Seuil, encore proches de l'optique militante de leurs fondateurs, façonnaient cet horizon d'attente et devançaient l'événement. Julliard, au contraire, utilise la rencontre de l'événement avec un horizon d'attente formé ail­leurs. Et dans le « créneau « vierge qu'ouvre cette rencontre, il « lance « un produit en fonction des étiquettes extérieures (je dirais « discursives «) qui le signalent. La guerre, comme les romans publiés au Seuil, créent une sensibilisation du public français à la différence offerte d'une réalité socioculturelle autre soudain transformée en actualité ? Julliard publie La Soif (1957), d'Assia Djebar, qui ajoute à l'exotisme le piment d'une écriture féminine, mais ignore la guerre d'une manière qui, a posteriori, peut sembler bien anachronique. Et lorsque la guerre devient en France l'objet d'un débat de plus en plus contradictoire, il publie l'un après l'autre les romans d'un écrivain algérien que ses poèmes et ses articles ont fait classer comme militant.

Dans les deux cas, le choix est fait sur des critères extérieurs à la productivité sémantique de l’œuvre. On verra que l'écriture de Malek Haddad, dans une sorte de dédoublement tragique et poé­tique, signale le hiatus entre la lecture qui la suscite, et sa propre intériorité. L'exotisme, l'écriture féminine, le militant, l'accultura­tion, sont des critères journalistiques. Ce sont quelques-uns des clichés culturels d'une gauche française de plus en plus favorable à la cause algérienne, sans connaître la réalité de l'Algérie autre­ment que par le truchement d'images forgées dans la double tra­dition scolaire de l'exotisme et de l'humanisme.

Dib et Kateb, produisant l'horizon d'attente qui va permettre par la suite à la littérature algérienne de fonctionner, sont relative­ment libres d'obéir aux exigences internes de leurs écritures. Au contraire, Malek Haddad et Assia Djebar sont portés par l'attente, dans un public français donné, d'une certaine prestation, alors que leur vrai public serait ailleurs, en Algérie, et qu'il ignore tout, encore, de leur existence.

Entre 1960 et 1965, on peut donc regrouper sous l'appellation commune de « génération de 1962 «, appellation à laquelle je laisse volontiers son ambiguïté parodique, un certain nombre romans dont le but essentiel est, face aux discours dominants de la presse française sur la guerre d'Algérie, de montrer une autre vision des faits. Ces romans visent d'abord à expliquer. C'est-à-dire qu'ils servent une cause, une visée discursive qui les dépasse, dont ils ne sont que l'illustration, dans un langage littéraire convenu. Or, pour être efficace, toute visée explicative d'une cause doit être plus ou moins schématique. Le schématisme du polémiste ou de l'idéologue. Le schématisme aussi de l'épopée. Voici donc posés une fois de plus l'antagonisme et la complémentarité du récit et du discours. Mais ici ce dualisme est d'autant plus pertinent que l'événement historique appelle l'un et l'autre: il a besoin d'être narré. Il a besoin aussi d'être expliqué. Ayant un même objet, un même référent, ces deux fonctions du code narratif vont être amenées plus qu'ailleurs à préciser leur complémentarité, leur articulation réciproque.

La dépendance de l'écrivain maghrébin de langue française est moins due, quoiqu'on en dise, au choix de sa langue, qu'à sa non-maîtrise de la commande de lecture à laquelle obéit sou­vent son texte. L'écart du texte véritablement novateur se situera dans la plus ou moins grande liberté de ce texte par rapport à cette commande. C'est ce qui m'a permis, d'une manière forcément subjective au départ, mais que je tenterai de démontrer par la suite, de séparer, d'une part, les textes qui répondent à cette « commande «, et dont je ferai dans ce chapitre un essai de typo­logie globale, et d'autre part ceux qui, à partir du même événement historique, s'installent délibérément dans un « écart « productif, et dont je décrirai isolément les mécanismes variés de production du sens. Cette visée n'en reste pas moins schématique, et l'on s'apercevra que les romans traités collectivement dans ce chapitre dépassent souvent le cadre étroit de cette typologie. Mais cette typologie est nécessaire pour appréhender l'horizon d'attente que les textes de la « génération de 1962 « ont forgé, et mesurer de ce fait l'écart que dessinent les romans que je considère comme les meilleurs.

De l’œuvre de Malek Haddad je n'ai retenu que le dernier roman publié, Le Quai aux fleurs ne répond plus (1961) [64], qui offre l'avantage, en plus de sa valeur d'exemplarité du type dégagé ici, d'être centré sur le personnage semi-biographique d'un écrivain. Comme Malek Haddad, Khaled ben Tobal est en effet un écrivain algérien vivant en France, militant plus ou moins condam­né à l'inaction, entouré par la sympathie d'une gauche française fort peu efficace. Il est aimé bien malgré lui (cliché diégétique dont on verra la redondance) par Monique, la femme de son meilleur ami. Mais absent mentalement de cet univers si accueil­lant, il ne vit que par rapport à sa seule réalité : le pays en lutte et Ourida, sa femme, qui le symbolise. Il mourra lorsqu'il appren­dra la trahison de celle-ci. Le roman est mince. Les situations, qui valent surtout par la légèreté de leur description, sont un peu faciles, et le jeu de Khaled sur son double langage finit par tourner au système, malgré la poésie incontestable de certaines pages. Le seul personnage véritablement vivant est Monique: même si la manifestation de son amour pour Khaled est parfois convention­nelle, elle emporte néanmoins l'adhésion du lecteur par la convic­tion qui la porte, comme elle dut porter l'écrivain qui la fit vivre.

Le Mont des genêts de Mourad Bourboune (1962) est le pre­mier roman publié de cet écrivain né en 1938, connu surtout par son passé de militant, et par le dynamisme de la politique cultu­relle qu'il anima de 1963 à 1964 [65]. Nous sommes cependant loin encore de la maîtrise du Muezzin (1968). Le Mont des genêts est le plus maladroit des cinq romans retenus ici. De plus c'est moins un roman sur la guerre qu'un roman d'apprentissage, de prise de conscience dont l'action se situe avant le 1er novembre, et l'annonce. L'histoire racontée le rapprocherait donc plutôt de L'Incendie et de Nedjma. Je l'ai cependant inclus dans cette typo­logie de la « génération de 1962 «, non seulement à cause de sa date d'édition, mais à cause de ses maladresses mêmes, à côté de traits fulgurants qui annoncent déjà Le Pèlerinage païen ou Le Muezzin [66]. Il s'agit d'une fresque de personnages typiques de la situation coloniale à la veille du déclenchement de la Révolution, regroupés autour de l'histoire d'une fausse accusation de viol, illustration exemplaire d'un système d'injustice. Mais l'essentiel du roman me semble résider dans le double symbolisme culturel des rapports d'Omar, à qui sa formation française permet de concevoir et de préparer l'action révolutionnaire, avec son père spirituel Chehid, fin lettré dans les deux langues, et son ami Farid, « arabisant »  pur et cible toute désignée de l'arbitraire colonial. Le personnage de Leïla, fiancée impossible de Farid, et dont Omar n'ose être amoureux, est bien timidement esquissé, l'auteur du Mont des genêts est bien plus à l'aise devant ses personnages masculins au symbolisme culturel et politique marqué, que devant ce qui, dans une relation amoureuse, échappe à ce type de sym­bolisme.

C'est précisément le domaine dans lequel Assia Djebar se dis­tinguera. Il serait trop facile de l'expliquer en soulignant que c'est la seule femme écrivain dont il est question ici: la relation amou­reuse sera la meilleure partie de L'Opium et le bâton de Mammeri. Les personnages féminins d'un autre écrivain-femme que l'on compare parfois à Assia Djebar, Aïcha Lemsine, sont au contraire de bien pâles caricatures involontaires, là où Cherifa et Lila des Enfants du nouveau monde (1962), Nfissa, Nedjia, Julie, Nessima, Meriem des Alouettes naïves (1967) [67] n'escamotent pas la réalité la plus concrète du vécu de leurs milieux respectifs pendant la guerre. Particulièrement le difficile rapport entre l'engagement, la sexualité, la vie de couple, trois découvertes essentielles et boule­versantes de la modernité, et donc de l'Histoire.

Les Alouettes naïves (1967) est, deux ans après L'Opium et le bâton (1965) [68], le roman le plus tardivement publié de ce que j'appelle ici la « génération de 1962 ». Et L'Opium et le bâton, qui n'est pas le meilleur texte de l'auteur de La Colline oubliée, peut néanmoins représenter un point d'orgue particulièrement intéressant par rapport à l'ensemble de romans retenus dans le présent chapitre. Il présente certes l'itinéraire de Bachir vers l'engagement, puis diverses péripéties du maquis, mais il casse l'héroïsme épique dans lequel il aurait pu tomber (et à quoi le réduit son adaptation cinématographique par Ahmed Rachedi en 1970), grâce à une aventure amoureuse non codée. Et il pose le problème des lendemains de l'Indépendance, qu'aborde également Les Alouettes naïves. Surtout, l'Opium et le bâton pose plus de questions qu'il n'apporte de réponses, et c'est en quoi il peut apparaître davan­tage comme le chant tragique de la fin d'un monde que la promesse épique de « lendemains qui chantent «.

Narrer pour démontrer

Le plus démonstratif de ces cinq romans est sans conteste Le Mont des genêts, dans sa maladresse même. Et cependant le dis­cours idéologique qu'illustre ce texte est loin du simplisme que l'on verra au chapitre suivant dans les nouvelles de Promesses.

Pour démontrer, il faut expliquer. S'il réfute le discours anthro­pologique, Le Mont des genêts n'en montre pas moins, par les explications ethnographiques qu'il donne, qu'il s'adresse d'abord à un public européen. Des notes en bas de page expliquent certains mots transcrits de l'arabe (par exemple pp. 35, 173, 174). Des rites sont décrits dans la bonne tradition des romanciers de 1952, ou des guides touristiques (le thé, p. 179, le bain maure, pp. 202­-203). Ailleurs, on explique pourquoi les tables des artisans sont basses (p. 85). Et ce désir de présentation à usage externe de la société algérienne fait parfois fi de la vraisemblance diégétique, par exemple lorsque dans un dialogue avec son propre double, Omar lui explique (s'explique donc à lui-même) sans nécessité d'action, que « chez nous, un homme élevé dans le respect des traditions ne fume, ni devant ses parents, ni, parfois, devant les personnes âgées « (p. 72). La confusion des destinataires est l'une des maladresses les plus fréquentes du roman « à thèse «.

Ainsi, le retournement du discours de l'ethnographie coloniale dans Le Mont des genêts se fait d'abord sur le mode de la justi­fication, au niveau des contenus plus que d'une forme non encore maîtrisée. Bourboune introduit dans une langue romanesque qui est encore celle de l'Autre, un contenu différent, ou plutôt une idéologie différente. Et cependant, sans arriver encore à le dépas­ser comme il le fera dans Le Muezzin, l'écrivain ne se prive pas de fustiger le discours ethnographique. Celui des orientalistes, qui « aiment l'Islam encore plus que les musulmans, je veux dire qu'ils aiment l'Islam malgré les musulmans « (p. 175), ou encore celui de l'humanisme paternaliste qui se penche sur l'acculturation des « invités à la soupe populaire de la culture française ». Mais le dépassement du discours de l'Autre s'amorce déjà dans la mise en spectacle de ses clichés. Le discours paternaliste du journaliste qui « en prend un dans le tas pour l'interviewer à la Radio » (p. 156), se retrouve dans la bouche du commissaire de police.

Mais la situation coloniale n'est pas le seul objet de la démonstration du Mont des genêts. Réflexion sur le colonialisme, le roman l'est également sur l'Islam, et la nécessaire reconquête par celui-ci de l'Histoire. « La nouvelle génération apporte un sang nouveau » dit le vieillard (p. 76). La rupture la plus délibérée d'avec la tra­dition est celle du personnage qui la représente le plus : Farid passe de la rupture parodique par la boisson à la rupture-naissance par l'amour. Ce qui nous vaut ce très beau jeu d'alternance entre le récit coranique de la naissance du Prophète et celui de Farid qui « va à la noblesse d'aimer « (pp. 196-198).

Car la vraie religion est celle des paysans, laquelle n'a que faire du pharisaïsme des marchands qui commentent les hadiths devant des verres de vodka au bar du « Terminus «, et finissent par boire résolument en citant Abou Nawas puis en évoquant les massacres du 8 mai 1945 (pp. 38-41) : devant l'irruption de l'His­toire, le pharisaïsme n'est plus de mise. Or, il ne l'a jamais été chez les paysans qui « marchaient depuis plus longtemps (qu'Allah) «, mais pour qui la religion est d'abord une arme : « la religion qui venait de leurs pères avait le goût du salpêtre et de la poudre, ils faisaient la prière comme on nettoie une lame, comme on dégaine un fusil «. Les paysans sont la véritable école de la nation. La leçon de la terre est celle de l'authen­ticité. L'idéologie du Mont des genêts rejoint donc ici celle de Fanon ou du programme de Tripoli sur l'aspect essentiellement rural de la Révolution algérienne.

Préparation à l'action, Le Mont des genêts est déjà affirmation des langages qui la sous-tendent, et la musique y apparaît comme un levain d'unité autrement efficace qu'une idéologie toujours difficilement perceptible par les masses : elle rassemble, et permet l'action, parce qu'elle s'adresse aux corps réunis des amis d'Omar comme la religion des paysans, son langage est antérieur à toutes les séparations dogmatiques. Cette découverte de l'unanimité dans une parole non codée est peut-être le maître-mot du Mont des genêts. Bien plus, Le Mont des genêts n'est pas seulement l'his­toire du passage d'Omar des « vagissements pleurards et sans issue de son adolescence « individualiste à l'unanimité avec une voix collective : il est également la découverte en soi, dans une deuxième naissance, d'un langage enfoui auquel seule l'expérience de la prison, comme chez Kateb, permet d'accéder. De la ren­contre de l'individu et de l'Histoire surgit une voix profonde, qui est aussi celle de l'écrivain du Muezzin, du poète d'Eclatement pluriel révélé à lui-même en même temps que se révèle à lui la voix de sa race :

« Je naquis d'un seul jet, promu par une fulgurante cou­lée de lave. Je m'attelai à la cohorte des morts sans épitaphe, je me sentis démesuré, multiplié, je suivais désor­mais le sillon indélébile de la race « (p. 145) [69].

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Les deux romans d'Assia Djebar sont assez éloignés l'un de l'autre dans le temps, et le second, Les Alouettes naïves (1967), est plus marqué par la personnalité de l'auteur que le premier, Les Enfants du nouveau monde (1962) [70] qui apparaîtra parfois un peu appliqué. Les Enfants du nouveau monde est un roman bien fait, mais où le lecteur se sent parfois enfermé dans une mécanique narrative qui ne laisse guère de place à la surprise. Les Alouettes naïves surprend davantage, parfois, mais on y sent également cet écartèlement de l'auteur entre son désir de faire une fresque historique, un monument de la Révolution algérienne, et sa sympathie pour ses personnages qui, si elle s'y laissait aller, la mènerait peut-être trop loin du projet épique et démonstratif des deux romans.

Ce projet apparaît dès les titres, à la signification symbolique appuyée, et déployeuse d'une Histoire positive porteuse d'avenir. Le cliché de toutes les idéologies qu'est cette vision un peu stéréo­typée de l'avenir à « construire « par l'action présente apparaît sous forme redondante dans Les Enfants du nouveau monde, à la fois dans « nouveau « et « enfants «. Symbolisme redondant qui, dans le cadre de l'idéologie, est le plus souvent connoté positive­ment. Mais symbolisme binaire aussi: au « nouveau monde « correspond implicitement l' « ancien «, nécessairement antithétique, et historiquement dépassé, donc dévalorisé. Et aux « enfants » porteurs d'avenir s'oppose tout aussi implicitement la génération, précédente. Il est bien vrai que les héros nombreux du roman sont tous de la nouvelle génération et ont conscience de vivre une réalité totalement nouvelle, toute tendue vers un avenir meil­leur, seule justification de leurs difficultés présentes. Autre symbo­lisme idéologique : le pluriel « les enfants «, s'oppose, comme la juxtaposition des prénoms de la table des matières, à une signifi­cation individuelle ou individualiste.

Le titre du deuxième roman est plus ambigu. Certes, il nous est précisé vers la fin du roman que l' « alouette naïve « était un terme de légionnaire pour désigner les prostituées-danseuses (A, p. 423), et le roman affirme en partie ce passage historique des femmes de l'état des « prostituées d'hier « à celui des « héroï­nes d'aujourd'hui « (A, p. 235). Ce passage diachronique est sou­ligné par les titres des trois parties du roman : « autrefois «, « au­-delà « et « aujourd'hui « [71]. Mais l'explication n'étant donnée que vers la fin du roman, le titre maintient le plus longtemps pos­sible son ambiguïté : on devine que son fonctionnement est sym­bolique, mais le symbolisme échappe, et la fragilité même (nou­velle redondance) de ses deux éléments, « alouettes « et « naï­ves « incite à une lecture pessimiste : « naïve « appelle « dupée «, cependant que le pluriel, comme dans le titre précédent, suppose, à travers l'histoire d'une génération, d'un groupe, que la dupe­rie soit historique ?

Comme Le Mont des genêts, comme à une échelle moindre L'Opium et le bâton, comme toute littérature « engagée «, les deux romans d'Assia Djebar célèbreront donc la découverte par les héros de l'unanimité nécessaire du peuple autour de sa cause, et l'effacement de l'individu devant le groupe dans lequel il va apprendre à se fondre. Cette découverte, comme ailleurs, se fait ou se fortifie souvent en prison. C'est le cas pour Salima (E, pp. 95-114) ou pour Youssef (E, p. 193). Mais peu ou prou, la plupart des héros ou héroïnes font, chacun à sa place et à sa manière, cette expérience. Ainsi le fils de Si Abderrahmane est' poussé par une force plus grande que son individualisme à rejoin­dre la foule d'un enterrement et à se dire doucement : « ce sont les miens « (E, p. 60). Tawfik va plus loin : rejoindre le maquis signifie pour lui « se sentir dans une famille, délivré de la honte « qu'apporte la rupture de cette solidarité par sa sœur (E, p. 271). Plus sereinement, Bachir s'y sent « le maillon nécessaire d'une chaîne (E, p. 291).

Cette solidarité, chez Assia Djebar, apparaît comme inhérente au milieu même que la description ethnographique semblait exclure de l'historicité : la société des femmes traditionnelles. Celles-ci, au premier chapitre des Enfants du nouveau monde, passent leur journée à regarder la montagne, à suivre depuis leurs maisons qui en deviennent ainsi solidaires, les péripéties du maquis. Et c'est précisément Amna, l'une des femmes les plus traditionnelles de ce groupe, qui mentira à son mari le policier Hakim pour sauver des maquisards : comme dans Le Mont des genêts, la découverte de l'unanimité n'est pas réduite à celle d'un héroïsme conventionnel ; elle passe par un autre langage que celui de l'idéo­logie seule. Langage de femmes : c'est l'originalité incontestable de ces deux textes, comparée à la timidité en la matière du pre­mier roman de Bourboune. Mais aussi langage de la musique et, ici, du chant d'une femme enceinte, langage doublement surdéter­miné de ce fait (A, p. 94). L'important est que d'emblée, chez Assia Djebar comme chez Bourboune, ce thème stéréotypé de toute littérature engagée qu'est la découverte de l'unanimité, conduise à une réflexion sur les langages de cette unanimité, réflexion qui transforme le stéréotype. Peut-être pour en fabriquer un autre, dans la mesure où cette réflexion sur la fonction de la musique se trouve dans bien d'autres textes algériens du même type. Mais l'existence d'une pluralité de langages n'en est pas moins posée en même temps que le thème par lequel le roman pouvait se fondre dans le langage unique de l'idéologie. Cadre humain de cette unanimité, le peuple n'a point besoin, pour agir, des leçons que des militants venus de la ville pourraient lui don­ner (E, pp. 294-295) : même s'il s'agit, là encore, d'un cliché de tout discours révolutionnaire, qui prétend toujours s'appuyer sur « le peuple unanime «, il n'en retourne pas moins le présupposé d'une hiérarchie des langages plus ou moins inhérent à toute idéo­logie.

La description de la société coloniale est moins l'objet des romans d'Assia Djebar que de celui de Bourboune. Notons cepen­dant que dans Les Enfants du nouveau monde comme dans Le Mont des genêts, la violence pré-révolutionnaire passe par le sexuel. Les deux romans montrent, à travers le double (algérien et français) fantasme colonial du « viol « de l'Européenne pour l'Arabe, un langage parallèle et compensatoire. Celui que Fanon déjà avait découvert. Dans Le Mont des genêts comme dans Les Enfants du nouveau monde ce viol supposé sert de premier langage à une prise de conscience politique. Le délire sexuel, explique Ali à Lila (mais pourquoi est-ce l'homme qui explique ?) est l'une des premières formes du réveil politique d'une population opprimée (E, p. 171).

Le thème essentiel des deux romans d'Assia Djebar est l'incidence de la Révolution sur l'évolution historique des rapports de couples. La mutation de ces rapports avait commencé avant le: l' novembre 1954. Les « événements « vont à la fois la contrecarrer et la précipiter. En ce sens, l'opposition entre Lila, qui a librement choisi Ali, connu sur les bancs de l'Université, et Che­rifa, d'un milieu plus traditionnel, mais qui a su néanmoins tenir tête à son premier mari, est exemplaire, dans Les Enfants du nouveau monde. Pour Lila, l'engagement d'Ali est d'abord ce qui le sépare d'elle. Pour Cherifa au contraire, les événements vont lui apprendre à agir (E, p. 137) et, par là, à trouver un chemin nouveau vers Youssef, à créer avec lui un rapport de couple dans et par le départ de Youssef au maquis. Dans Les Alouettes naïves, la découverte est plutôt le fait des hommes. Car l'action, pour Nfissa, est déjà une évidence. Mais ce surgissement de la femme dans l'action, dans l'Histoire, est dit par Omar (par exemple, A, pp. 335-336). L'énonciation du deuxième roman est donc plus complexe, moins schématique, moins exemplaire que celle du premier. D'ailleurs, là où Les Enfants du nouveau monde se terminait sur l'image d'une petite fille au maquis, sous les bombes, Les Alouettes naïves se termine sur l'indépendance acquise, et sur l'annonce que « la guerre qui finit entre les peuples renaît dans les couples « (A, p. 423). Dans Femmes d'Alger dans leurs appartements, écrit en partie en 1978, Sarah prédira : « C'est maintenant qu'Ismaël hurlera vainement dans son désert: les murs abattus par nous continueront à le cerner seul ! « [72]. Pour l'instant, Omar, dans la violence même du surgissement de Nfissa à l'Histoire, découvre soudain qu'elle rejoint la puissance occultée des mères, et c'est comme sa propre mère qu'il la vénèrera (A, p. 331).

La portée démonstrative du Quai aux fleurs ne répond plus, de Malek Haddad, est beaucoup moins marquée que celle des romans de Bourboune ou d'Assia Djebar. Il ne s'agit point tant, ici, de démontrer le bien-fondé d'une cause, ou de montrer les boulever­sements des mentalités par la guerre, que de s'interroger sur la place de l'intellectuel « acculturé " dans le combat. Si Assia Dje­bar introduit la surprise dans un discours idéologique non-préparé a priori à recevoir et à entendre la parole et l'action féminines, Malek Haddad apporte la dissonance: il plaide pour une action à laquelle son héros ne participe pas, cependant qu'au pays, Ourida a trahi. « Ma seule noblesse aura été de croire à la merde « dit Khaled avant de se jeter du train (p. 119) [73]. C'est pour­quoi le symbolisme du titre est double : de quel abandon s'agit-il au juste dans Le Quai aux fleurs ne répond plus: de celui de l'ami, calfeutré dans son confort du quai aux fleurs parisien, ou de celui de la patrie ?

En fait, Le Quai aux fleurs ne répond plus emprunte au récit démonstratif son symbolisme, sa rhétorique. Mais la rhétorique tourne à vide: le lieu d'où parle Khaled ôte d'emblée toute cré­dibilité à son discours. Et cependant ce n'est pas la bonne volonté qui manque. Khaled se présente comme un militant qui n'est à Paris qu'à cause de la guerre. « C'est la guerre qui décide pour moi « dit-il sans humour (p. 14). Mais il est vrai aussi que « les écrivains n'ont jamais modifié le sens de l'Histoire » (p. 26). Le discours du Quai aux fleurs ne répond plus révèle une ambiguïté comparable à celle qui se dégage, la même année, de l'opposition entre la poésie militante de Ecoute et je t'appelle, et le défaitisme plus ou moins narcissique de l'essai qui l'introduit : Les Zéros tournent en rond. Foi, d'une part, en l'Algérie, dans la poésie de certains passages, mais aussitôt vertige du doute (pp. 29-31), et finalement absence de l'action. L'éclatement du lieu diégétique du Quai aux fleurs ne répond plus, dont l'action est toujours sym­boliquement enfermée entre un aller Marseille-Paris et un retour Paris-la mort, est d'abord séparation d'avec un lieu où agir, où être véritablement dans la lutte, dans une cause. Séparation sans retour possible : la trahison, dirait le psychanalyste devant le schéma on ne peut plus clair du roman, n'est-elle pas d'abord celle de la mère, la mort n'est-elle pas d'abord refus de s'assumer loin d'elle, d'être adulte ? C'est là une dérive somme toute compréhensible, en ce qu'elle est inscrite dans la symbolique même de tout discours idéologique nationaliste. La mère-patrie (par exemple p. 112: « l'Algérie est ma mère «) et Ourida-mère des enfants de Khaled, épouse idéalisée plus que femme, ne font qu'un pour permettre au héros de fuir l'amour de Monique, de rester « Monsieur d'hier «, de refuser un présent dans lequel Ourida, de mère-patrie s'est transformée en femme d'un autre (et qui plus est, pour que le symbolisme soit parfait, d'un ennemi de la patrie). L'éclatement du lieu diégétique et la rencontre de l'amour permettront au héros de L'Opium et le bâton d'amorcer une réflexion sur le futur du pays en guerre : « Monsieur d'hier «, le héros du Quai aux fleurs ne répond plus, refuse l'intrusion du réel dans la clôture de son roman familial idéologique, et préfère la mort au futur qui l'obligerait à assumer le réel. Il aura eu du moins le mérite de la lucidité, même si son discours double est celui de l'impuissance. C'est en quoi il échappe à l'optimisme de commande d'une littérature de répétition idéologique que l'on décrira aux chapitres suivants. Le refus du futur peut être également le refus d'une exaltation conventionnelle et irréaliste de ce futur.

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L'Opium et le bâton est un roman plus simple et plus ambigu. Il est à la fois celui qui répond le plus, parmi ceux analysés ici, aux critères de symbolisme propres au récit épique de démonstra­tion, et celui qui, dans une deuxième partie récuse ce symbolisme naïf au profit d'une interrogation à mi-voix sur la portée et l'ave­nir de l'action. Si bien qu'on serait tenté de parler d'une certaine maladresse, dans une juxtaposition de récits comme de registres qui n'est pas forcément signifiante en elle-même. Le Quai aux fleurs ne répond plus se situait d'emblée dans l'ambiguïté du dou­ble discours de Khaled, même si ce double discours était essen­tiellement narcissique. Beaucoup moins de narcissisme dans L'Opium et le bâton, mais hésitation, on le verra, entre trois modes de présentation du personnage central, qui passe succes­sivement du statut distancié de type d'intellectuel hésitant, à celui de militant modèle, pour finir en héros beaucoup plus complexe, et enfin porte-parole de l'auteur?

L'ambiguïté du roman n'apparaît nullement à la lecture du titre, au symbolisme aussi univoque que celui des Enfants du nou­veau monde. Aucun doute possible: nous avons bien là l'exploi­tation idéologique d'un cliché. La carotte de l'expression populaire française: la plupart des clichés du discours idéologique, on l'a vu, sont d'origine européenne) est ici remplacée par l'opium de la phraséologie marxiste, dont pourtant Mammeri est bien loin.

Le roman se réclame ainsi, sur son étiquette, d'un discours d'avec lequel il se démarquera dans le récit. Ce titre, de plus, est le plus manifestement binaire et manichéen dans le programme qu'il affiche: l'opium de la séduction s'oppose au bâton de la répression. Par contre, dans le discours idéologique qu'il sollicite ainsi manifestement, cette complémentarité séduction-répression ne peut désigner que le système colonial, laissant dans l'ombre les contradictions de la société algérienne face à la colonisation, que désignaient surtout les titres d'Assia Djebar ou même de Mourad Bourboune.

Pourtant il s'agit bien ici encore de l'attitude de la société algé­rienne face à la colonisation, à la guerre, et, à un second degré, à l'indépendance. Le véritable « sujet « du roman est l'itinéraire d'un intellectuel algérien de l'humanisme à l'engagement, et, malgré tout, son recul critique face à cet engagement. En ce sens, l'am­biguïté de Bachir Lazrak est le retournement exact de celle de Khaled Ben Tobal: Khaled vivait hors de l'action révolution­naire, dans un réel français qu'il niait par sa référence constante à un maquis mythique, seule réalité pour lui, jusqu'à la trahison d'Ourida-mère-patrie. Khaled vit d'une foi, discours de totalité, et lorsque celle-ci s'effondre, il ne lui reste plus que la mort. Point de totalité pour Bachir : le héros de Mammeri est un sceptique qui accepte de jouer le jeu, loyalement, même s'il y est amené un peu malgré lui. Mais il restera sceptique.

Illustration d'un discours militant, L'Opium et le bâton l'est cependant à travers les passages discursifs inclus dans le récit. La fiction des lettres échangées par Bachir et Ramdane (pp. 29-35) est transparente. Elles servent à rendre plausible un débat sur l'intellectuel et la révolution, véritable sujet du livre. Ailleurs, on trouve le débat sur l'humanisme, qu'on a également appris à recon­naître (p. 8), et la situation diégétique-type à laquelle il aboutit : la rencontre entre Bachir et le lieutenant Delécluze (pp. 65-68), laquelle nous rappelle celle d'Omar avec le commissaire Rafaeli dans Le Mont des genêts, ou même celle de Salima avec le com­missaire Jean dans Les Enfants du nouveau monde. Thème didac­tique également connu, que l'opposition entre la science des livres et celle du paysan, ici symboliquement développée par Ami­rouche lui-même (p. 115). On retrouve également la réflexion sur la musique, mais celle-ci est facteur de division intérieure plus que d'unité, puisqu'elle développe en Bachir l'opposition en deux écoutes différentes, reflets des deux cultures auxquelles il participe malgré lui (p. 26). Elle s'oppose aussi à la trivialité  brutale de la réalité historique (pp. 27-32), là où dans Le Mont des genêts, elle soudait la réunion des corps pour les préparer à prendre en charge l'action révolutionnaire. C'est également un thème révolutionnaire plus ou moins latent dans les autres textes mais explicite ici, que ce rôle salvateur de l'action (partir au maquis), « seule (solution) qui dénouât (les) contradictions (de Bachir), accordât ses élans, réconciliât enfin sa vie avec son cœur « (p. 62).

Mais cette tragédie qui résulte pour le personnage du fait de participer de deux langages contradictoires, La Colline oubliée la donnait à voir dans l'intégralité de son récit. Dans L'Opium et le bâton, le lien entre récit et discours est moins évident, peut-être du fait de la contradiction non résolue par l'écrivain entre le discours ethnographique et celui de l'idéologie révolutionnaire. Le discours, dans le roman de Mammeri, hésite entre la descrip­tion et la démonstration.

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Malgré leur propos démonstratif, ces cinq romans dont j'ai fait les représentants de ce que j'appelle la « génération de 1962 « sont donc loin de manifester une idéologie semblable. De l'un à l'autre, la personnalité, le milieu, les options de chaque écrivain apparaissent clairement. Et cependant pour tous la visée didacti­que ne se camoufle qu'à peine plus que derrière le récit-prétexte. Elle en est la justification. On pourrait dire que ce sont des récits en tutelle. Il peut donc être intéressant, après avoir établi le pro­pos didactique de ces romans, de montrer comment se manifeste cette tutelle dans le corps même des récits, dans ce qu'on appelle aujourd'hui leur « grammaire narrative «.

Éléments d'une grammaire narrative

Subordonné à une signification didactique qu'il a pour rôle de servir, le récit va en effet simplifier ses éléments de fonctionne­ment, de façon à offrir une lisibilité immédiate et non équivoque conforme au propos du discours.

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L'écriture relativement traditionnelle de ce type de roman repose d'abord sur la lisibilité immédiate des personnages qui en sont le pivot. Il n'est pas question bien sûr pour ces romanciers, de supprimer le personnage, base de la convention romanesque. Certes, Mourad Bourboune et Assia Djebar ont perçu la contra­diction entre un discours révolutionnaire qui prêche la suppres­sion de l'individualisme au profit de l'unanimité du peuple, et des récits qui reposent sur la lisibilité des personnages et surtout d'un héros central. Ils ont donc tenté de ne pas privilégier un héros au détriment des autres personnages. Héros et personnages, confor­mément au principe de lisibilité idéologique, sont ici d'abord des symboles, des types immédiatement reconnaissables dans une lec­ture idéologique de la société coloniale et révolutionnaire. C'est la raison pour laquelle leur nom, dans Le Mont des genêts et dans Les Enfants du nouveau monde - dont on a vu qu'ils sont les textes les plus démonstratifs du corpus -, sert de titre aux diffé­rents chapitres du roman.

Mais ces chapitres ne sont pas pour autant consacrés entière­ment à un récit concernant essentiellement le personnage annoncé. Cette rupture entre le titre-annonce et les différents récits du chapitre est particulièrement nette dans Les Enfants du nouveau monde. Les titres des chapitres du roman peuvent bien être considérés comme les titres des différents récits de ce roman, mais les récits se poursuivent parallèlement et alternativement à l'in­térieur de chacun des chapitres. Un chapitre contient toujours des fragments parallèles de plusieurs récits, lesquels trouvent leur prolongement d'un chapitre à l'autre. A la pluralité des person­nages affichés comme étant sur le même plan d'importance dié­gétique, et effaçant de ce fait la notion « individualiste « de per­sonnage central, correspond donc une pluralité de récits progres­sant parallèlement. Aucun de ces récits n'est, théoriquement, plus important que l'autre. Tous convergent dans une réalité qui les englobe et qui serait celle du peuple algérien, seul héros véritable, en train de vivre collectivement son destin à travers la rencontre de plusieurs destinées parallèles et complémentaires. Ce fonction­nement autonome des titres et du contenu des chapitres confère au prénom de personnage ainsi mis en avant un rôle autre que celui de simple annonce diégétique, puisque cette fonction est ainsi cassée : sa fonction sera donc celle d'un symbolisme didac­tique renforcé. Celui d'un programme réaliste de présentation des différents types marquants de la société coloniale en mutation.

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Ce programme est visible dans la coïncidence, au sommaire du Mont des genêts, entre les différentes catégories descriptives de la société coloniale, et la différenciation dans le libellé des titres-­annonces. On assiste ici à un retournement des catégories du Même et de l'Autre du discours colonial. Les quatre aspects indis­sociables et pourtant différents de la catégorie algérienne du Même ne sont désignés que par des prénoms. Omar et Farid représentent les deux groupes culturels (francisé et arabisé) de la jeune génération qui fera la Révolution (voir entre autres pp. 100 et suiv.). Leïla est le seul personnage féminin important du roman, et elle porte en elle à la fois la contradiction historique tradition­modernité et la contradiction culturelle dans laquelle la plonge son instruction (voir entre autres p. 99). En ce sens il est significatif qu'elle rencontre Omar à la bibliothèque alors qu'elle se donne à Farid dans l'école coranique. Quant à Chehid, il est, comme Si Mokhtar dans Nedjma, le personnage du faux père, à cheval sur les deux cultures, qui amène la génération suivante au seuil de l'action.

La catégorie de l'Autre est désignée par des noms patronymes affublés de la fonction du personnage. Le commissaire Rafaeli est ici rejoint par le capitaine Benrekaz, modalité négative du faux père, et contraire radical de Chehid. Présentés systématique­ment à travers leur fonction, Benrekaz et Rafaeli sont encore plus des types que les personnages modalisant le pôle positif du Même. Il est également significatif que le pôle de l'Autre ne soit repré­senté qu'à travers ses rôles répressifs : point de vrai personnage de colon, comme par exemple Ferrand ou les amis de Toumia dans Les Enfants du nouveau monde: la société du Mont des genêts est certainement la plus manichéenne de celles de ces cinq romans.

Et pourtant, des deux personnages essentiels du pôle de l'Autre, le commissaire Rafaeli est le moins tout d'une pièce. Il perçoit la contradiction entre l'humanisme qu'il professe, et la violence de la situation coloniale à laquelle il participe. Cependant, son huma­nisme même est prétexte pour produire des significations discursives complémentaires : ses loisirs studieux ne sont pas gratuits. Il a l'air de ne lire les lettres du général Bosquet que pour permettre au lecteur du roman d'apprendre les horreurs de la colo­nisation que ces lettres décrivent. Et il souligne lui-même sa pro­pre ressemblance avec le général (pp. 116-121), qui n'est comme lui que le représentant type d'un système, plus qu'un véritable personnage. Point d'ambiguïté par contre pour Benrekaz, si ce n'est entre son type de traître, actant immédiatement reconnaissa­ble dans tout récit, et sa modalité de capitaine, à laquelle il se conforme au-delà même de la caricature, puisqu'il ne raisonne et ne pense qu' « en bon stratège « qui réduit les psychismes à « la parfaite ordonnance d'un régiment sur un champ de manœuvres « (pp. 13 et 21) : ce ne sont pas là les meilleures pages de Bour­boune ! Quant aux personnages secondaires, tels le Bachaga (pp. 48-55) ou l'avocat musulman (pp. 92-95), le phénomène est inverse de celui qui affecte les personnages de premier plan. Là où le personnage-annonce souffre dans son insertion diégétique d'une simplification idéologique, le personnage secondaire n'a qu'une fonction diégétique mineure. Il convient donc de le « gonfler « pour l'amener à remplir sa fonction descriptive. On le dépeint alors à partir d'anecdotes significatives, mais qui lui donnent paradoxalement une vérité plus grande que celle des personnages principaux, peut-être parce que l'écrivain peut s'y laisser aller davantage, comme dans l'anecdote du départ du Bachaga à La Mecque (pp. 48-49), à sa verve comique.

Il reste à souligner que deux chapitres, outre le chapitre 7 qui n'a pas de titre, ne portent pas pour titre un prénom ou un nom de personne. Mais la Casbah dont le nom sert de titre au chapitre 6 est bel et bien un personnage significatif dans le discours de Bourboune. Elle préfigure l' « envers de la colonie « du Muezzin. Si on l'associe au titre du chapitre 9 et dernier : « Prélude «, elle devient, en effet, doublement cet « envers de la colonie «. Elle est l'envers de la ville coloniale, le lieu de l'identité profonde, de la mémoire, de l'enfance. Mais elle est également la matrice d'où la révolution va jaillir et en ce sens, elle est bien « prélude «, c'est-à-dire tout le contraire d'une conclusion : un envers qui libère l'avenir. Quintessence donc, d'un symbolisme discursif qui y trouve son expression la plus achevée.

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On trouve le même principe des personnages-annonces, repré­sentant les différents protagonistes-actants collectifs d'une société coloniale en crise, dans les titres des différents chapitres de la table des matières des Enfants du nouveau monde. D'ailleurs, l'usage de la table des matières comme métalangage est une des modalités souvent utilisées d'une littérature didactique. Ce métalangage est un moyen, parmi d'autres, de subordonner le récit au discours.

Le programme descriptif qu'annonce la distribution des per­sonnages-étiquettes dans cette table des matières repose sur des oppositions binaires. Mais si la structure binaire propre au symbo­lisme idéologique est encore plus nette que chez Bourboune, on va voir que les termes de l'opposition attendue ont de quoi sur­prendre.

L'opposition idéologique binaire la plus simple, en système colonial, serait celle entre les deux communautés. Or, le seul personnage-annonce de la communauté européenne, c'est-à-dire du pôle de l'Autre pour reprendre la terminologie utilisée plus haut, est Bob. C'est-à-dire le personnage le moins conforme à l'image répressive que tendrait à forger du colon un discours manichéen. On peut à la rigueur l'opposer à Ali, image parfaite du maquisard algérien, sur qui se termine symboliquement le roman comme la table, mais ce serait surtout pour souligner son inconscience politique. Il y avait pourtant dans le roman d'autres personnages plus « représentatifs « du système colonial : le commissaire Jean, ou le colon Ferrand par exemple. Pourquoi avoir choisi Bob ? Essentiellement pour respecter le titre : « Les Enfants du nouveau monde « suppose que l'attention soit portée à la génération la plus jeune, et c'est effectivement elle, unique­ment, que retient la table des matières, contrairement à celle du Mont des genêts. On pourrait ajouter que l'inconscience de Bob signalerait surtout l'absence de haine au niveau des jeunes géné­rations, et à un deuxième niveau le mythe révolutionnaire de la fraternité des peuples par la rencontre de leurs jeunes ? Peut­-être, mais ni le colon Ferrand ni le commissaire Jean ne sont antipathiques, ne sont des charges. L'humanisme du commissaire Jean est même plus cohérent que celui du commissaire Rafaeli, puisqu'il refuse de torturer les femmes (p. 110) : il n'en laisse pas moins agir son adjoint Martinez, qui représentera de ce fait la réalité du pouvoir. Mais il était intéressant de souligner que ce pouvoir ne se confond pas forcément avec les hommes qui le représentent. Finalement, l'opposition binaire n'est pas l'opposition coloniale du Même et de l'Autre, chez Assia Djebar, du moins dans ce que laisse lire la distribution des personnages-annonces. L'amitié, dans le roman, entre Lila et Suzanne, confirme d'ailleurs la non-pertinence immédiate d'un simple retournement de la dialectique coloniale.

Les oppositions sont bien plutôt au sein de la communauté algérienne, c'est-à-dire du pôle du Même. L'opposition la plus violente au niveau diégétique (différent du niveau symbolique du métalangage de la table des matières) est entre Touma et son propre frère Tawfik (pp. 268 et suiv.), qui la tuera au chapitre 8 pour sa trahison. Mais le niveau diégétique rejoint le niveau symbolique : Touma est bien d'abord le type de celle qui a trahi. Et c'est pourquoi le « programme « de la table des matières la place entre Salima et Hakim. On pourrait donc réutiliser le binarisme Même-Autre de façon bien plus pertinente au sein de la communauté algérienne : si pour Touma le Même, c'est bien plus le policier Hakim (y compris s'il la traite de putain) allié à l'ins­pecteur Martinez, et si l'Autre, pour elle, c'est Salima la militante, et surtout Tawfik qui rêve d'entrer au maquis, pour Salima et la plus grande partie de la communauté algérienne, c'est Touma qui se met en position d'être l' « Autre «. D'ailleurs, pour Cherifa et ses compagnes, l'Autre, c'est Hakim qui est pourtant le mari de l'une d'elles et à qui sa femme ment, alors que le Même, c'est le maquis, vers quoi s'ouvrent leurs maisons, et dont pourtant tout les sépare, spatialement du moins. L'attitude face à la Révo­lution, c'est-à-dire face à l'identité dans sa manifestation la plus historique, la plus dialectique, va donc déterminer une réactuali­sation inversée du schéma colonial. Et cette réactualisation sera totalement historique.

Une autre opposition pertinente sera celle entre les femmes et les hommes. Le pôle du Même, ici, contrairement à ce qui se passe dans Le Mont des genêts où Leïla représente une sorte d'altérité mystérieuse face au pôle du Même que dessine l'amitié d'Omar et de Farid, sera celui des femmes. La description à l'intérieur du pôle du Même étant toujours (y compris dans la littérature colo­niale) plus nuancée que celle de l'Autre, le plus souvent vu globa­lement, de l'extérieur, on pourra donc différencier Cherifa et Lila, et leur attribuer le titre de deux chapitres différents mais contigus, ce qui permet d'annoncer leur comparaison. Par contre, inutile d'annoncer Youssef qui ferait double emploi avec Ali, l'un et l'autre représentant indifféremment le mari qui a su prendre ses responsabilités, cependant que les deux femmes n'ont pas su, ou Osé, partir, elles aussi, au maquis. Et c'est pourquoi à ces deux femmes sont également opposées deux autres femmes, Salima et Hassiba, dont l'une est en prison, cependant qu'on assiste au départ de l'autre pour le maquis.

Ainsi aucun des personnages-annonces retenus pour la table des matières n'est redondant avec un autre. Chacun n'est retenu qu'en fonction d'une série d'oppositions signifiantes avec d'autres. En ce sens, tous ces personnages sont bien des symboles. Mais l'entrecroisement de ces couples antithétiques élimine le simplisme manichéen qui guette toute description de société reposant sur ce type d'oppositions symboliques binaires.

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Les personnages ne sont pas seulement des types symboliques par ce jeu d'oppositions interne au schéma descriptif de l’œuvre. Ils le sont aussi dans le rapport direct qu'ils entretiennent indi­viduellement avec la société coloniale qu'ils sont censés repré­senter. Cependant, le fait que l'on retrouve certains personnages-­types symboliques d'une oeuvre à l'autre, et surtout dans Le Mont des genêts, Les Enfants du nouveau monde et L'Opium et le bâton, doit également retenir notre attention. Certes, le référent de ces textes étant le même, la ressemblance entre leurs descriptions de ce référent n'a pas, en principe, de quoi surprendre. Mais un personnage-type n'est jamais le calque pur et simple d'un per­sonnage de la réalité.

Sur cette réalité, un personnage-type est en lui-même une explication, un discours. Il n'a pas besoin d'exister réellement pour signifier une lecture globale du réel par l’œuvre, lecture dont il n'est qu'une cellule signifiante, inséparable du discours qui l'a produit, et non de son référent. Un personnage-type peut fort bien, à la limite, se passer totalement de référent, c'est-à-dire ne correspondre véritablement à aucune personne existante dans le réel, et pourtant signifier ce réel de façon beaucoup plus « par­lante « pour le lecteur de romans que le calque d'une personne « réelle «.

Et pour peu que plusieurs romans, même et surtout d'auteurs différents, nous présentent ainsi des personnages-types semblables, ces types deviennent des clichés. C'est-à-dire qu'à la réalité référentielle s'est substituée une réalité textuelle, que le lecteur s'attendra toujours plus ou moins à retrouver dans une catégorie donnée de romans. Le respect ou le non-respect de ces clichés sera l'un des critères qui me permettront de parler d'une littérature produite par une lecture préexistante.

Parmi les personnages-clichés non annoncés par la table des matières-programme des Enfants du nouveau monde, on a déjà relevé le commissaire Jean. On peut remarquer également Khaled, l'avocat acculturé qui rappellerait bien Bachir Lazrak du début de L'Opium et le bâton, si l'acculturation n'était en partie le drame de Lila. Mais Lila, précisément, est le personnage le moins « cliché « des Enfants du nouveau monde, dans la mesure où l'auteur s'y projette en grande partie, tout comme Omar du Mont des genêts échappait en partie (moins que Lila) au cliché parce que l'auteur s'y projetait également. Salima est davan­tage un personnage-type, devenu cliché . celui de l'institutrice, avatar de l'instituteur de Feraoun dont on verra plus loin l'uti­lisation par le discours scolaire. Comme l'instituteur de Feraoun mais en femme, et la différence est grande, Salima est la « délé­guée des siens auprès d'un autre monde «. Mais femme, elle est comme Leïla du Mont des genêts la seule musulmane de la ville à avoir fait des études, parce que, comme le personnage de Bourboune, elle a « bénéficié « du fait d'avoir perdu son père (pp. 107 et suiv.).

Il convient cependant de souligner le refus par Assia Djebar du « héros positif « qui encombre les mauvaises « littératures militantes « et que ne nous épargneront pas les nouvelles de Promesses. Certes, le roman se termine sur l'image-cliché par excellence d'Ali, le parfait militant, avec la petite fille dans le village détruit. Et cette image nous frappe d'autant plus que c'est la première fois qu'Ali apparaît directement dans le récit présent du roman, et non dans les souvenirs de Lila. Ali l'éternel absent ne devient présent que pour se figer dans une image d'Épinal de l'Histoire. Mais il faut bien une fin exaltante à la fresque militante que se veut le roman. L'effet de cette fin est cependant compensé par l'analyse, dans les souvenirs de Lila, du couple de Lila et Ali, et de leurs difficultés. Même s'il y apparaît comme le théoricien révolutionnaire avant d'être le maquisard, Ali s'y montre surtout un homme. Peut-être parce que vu sous l'angle de ses difficultés amoureuses, le plus glorieux des héros ne peut plus être autre chose qu'un homme. Le projet d'Assia Djebar de décrire la guerre depuis un pôle du Même féminin lui évite donc les facilités inhérentes au projet épique du livre.

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Malgré son titre, L'Opium et le bâton, on l'a vu, n'affiche pas un programme de la cohérence de ceux qu'on a pu dégager des tables des matières du Mont des genêts et des Enfants du nouveau monde. A moins de voir dans l'épisode marocain un nouveau retournement d'un schéma diégétique qui n'est plus, cette fois, celui du discours colonial sur le colonisé, mais l'inverse : si « l'opium et le bâton » peut désigner les deux aspects antithé­tiques complémentaires du système colonial, il montre aussi à travers l'épisode marocain une répression qui n'aurait rien à envier à celle du système colonial. Les sirènes de l'indépendance; cacheraient-elles des procès d'opposants ? Une question d'Itto, pendant le procès de Rabat, invite à entendre aussi le titre dans ce sens : « Après l'opium du journal le bâton du juge. Ce sera comme ça dans ton pays ? « (p. 240). Or, dans le maquis algérien, Bachir vient d'éviter que ne s'exerce, sous forme d'exécution capi­tale, l'autoritarisme sanguinaire d'un petit chef de l'A.L.N. (pp. 235-239). Mais rien n'est explicité davantage, et c'est au lecteur de déchiffrer le sens de la juxtaposition. Cependant, quoi­que de façon moins claire que dans Les Alouettes naïves, l'ambi­guïté du titre est posée. L'épisode peut constituer, pour qui veut bien le lire, un discours déviant par rapport au programme du titre global et au récit des événements de Tala [74]. La manifesta­tion de ce recul de Mammeri par rapport à un discours, dont le titre de son roman sollicite pourtant l'aval, nous permet de nous attendre à trouver dans son roman une caractérisation des personnages en rapport plus complexe avec les clichés du discours idéologique, que celle des deux romans décrits précédemment.

Et cependant, c'est d'abord dans L'Opium et le bâton que l'on trouve les types les plus marqués de l'épopée révolutionnaire, ce qui a permis, bien sûr, de tirer le film du livre, en insistant encore quelque peu sur cet aspect. Mais cette caractérisation schématique ne porte que sur quelques-uns des personnages et ne fonctionne pas dans tout le roman, ce qui donne au lecteur une impression de disparate qui n'est pas l'un des moindres défauts du livre (le film est trop univoque et simpliste d'un bout à l'autre pour prêter un seul moment à ce reproche...).

Bachir n'est le « type « de l'intellectuel hésitant qu'au début du roman, le temps de permettre ses diatribes orales et écrites avec Ramdane. Mais Ramdane, au contraire, est le type parfait du héros positif, qui ne vit que par et pour la révolution, ne souhaite vivre que jusqu'au jour de l'indépendance (p. 52), et meurt proba­blement, au camp de Bossuet, de l'annonce de la mort d'Amirouche. Ali manque à son statut de héros positif irréprochable en voulant passer par le village, mais sa faiblesse, même fatale, n'est à aucun moment hésitation idéologique. Et de plus, elle permet d'huma­niser le héros, de montrer que les héros sont, malgré tout, des hommes, et du même coup que la révolution ne souffre aucune faiblesse. Cet épisode a donc encore une valeur exemplaire, didactique. Dans le camp du Même, voici également des portraits de femmes exemplaires : Farroudja, Tassadit, et même Smina. Et l'apparition fugace d'Amirouche (pp. 115-117) ne fait que contribuer à sa légende.

Dans le camp de l'Autre, si on retrouve des militaires qui ressemblent fort aux policiers des Enfants du nouveau monde et du Mont des genêts, leur description est beaucoup plus diversifiée Delecluze (pp. 65-68), Marcillac (pp. 251-254), et même « l'aspi « Hamlet (pp. 279-283) ont chacun son portrait, à partir de sa bio­graphie, et révèlent des différences moins schématiques que la simple opposition commissaire Jean-Martinez ou Rafaeli-Randchau. Nous vivons leurs angoisses dans les combats tout autant que celles des maquisards algériens.

Les types les plus marqués restent ceux des traîtres : Belaïd et surtout Tayeb. Et la scène finale de la course de Tayeb à travers le village presque déserté, qui va être détruit, est cer­tainement l'une des plus belles séquences du roman (pp. 369-379). Eux aussi sont présentés à travers leur biographie, qui est à chaque fois une biographie symbolique, comme celle de Belaïd, victime de l'émigration (pp. 71-90). Mais si l'émigration d'où revient Belaïd est un produit du système colonial, Tayeb, le traître absolu, le plus odieux, a été produit par le village lui­-même : c il avait été la roulure de nos rues, Tayeb. Nous le foulions aux pieds comme nous foulions la poussière du chemin, et, comme pour la poussière, nous le savions à peine « (p. 97). Sa biographie (pp. 97-100) n'a pas été reprise par le film...

En dehors des séquences dont le lieu diégétique est le maquis, et l'action la guerre, les personnages sont beaucoup moins « typés «, ou dérangent même une typologie idéologique figée. Tout au plus Claude, la maîtresse française de Bachir, se prête-­t-elle à des traits caricaturaux un peu faciles, que résume indirec­tement la férocité de la « lettre » que lui envoie Bachir à la fin. Mais Itto est très précisément le contraire absolu de toutes les valeurs obligées de l'idéologie commémorative: femme, aux mœurs libres, et néanmoins sur le point d'être mariée, berbère, politisée dans un sens qui met radicalement cette idéologie en cause. Cependant, elle est le dernier personnage invoqué par Bachir à la fin du roman : nous sommes bien loin de l'image finale d'Ali dans Les Enfants du nouveau monde... Le roman d'Assia Djebar allait vers le discours qu'annonçaient son titre et sa table des matières, et avec lequel l'image finale manifestait une fusion, au moins provisoire. Celui de Mammeri, dans la dis­tribution de ses personnages comme dans le libellé de son titre, manifeste une ambivalence : dans la galerie de ces personnages, certains, comme le titre, sont appel à une légitimation du texte par une lecture idéologique, mais d'autres, comme Itto, signifient bien qu'il n'y a pas de solution-miracle, et que le guérisseur n'est pas près de venir. D'ailleurs, Mammeri n'a pas songé à donner une table des matières à son roman : l'annonce programmatique n'est faite que par le titre, et les personnages, même lorsqu'ils deviennent des types, n'existent que pour eux-mêmes sans informer pour autant le programme du roman.

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Le Quai aux fleurs ne répond plus et Les Alouettes naïves, le premier et le dernier parus des romans étudiés ici, offrent moins de figures-clichés d'un discours idéologique que les trois autres romans. Leurs personnages ne signifient vraiment, idéologique­ment, que par leur opposition symbolique à d'autres personnages. Encore cette signifiance reste-t-elle souvent ambiguë. Ainsi, « Le Quai aux fleurs ne répond plus « signifie que Simon Guedj a trahi son amitié d'enfance avec Khaled au lycée de Constantine. Amitié qui était certes fortement symbolique entre des adolescents issus de deux communautés culturelles différentes. Mais symbolique de quoi, dans le cadre du discours idéologique dont elle se réclame? Et en quoi consiste vraiment la trahison de Simon ? La trahison d'Ourida, elle, est bien plus clairement signifiante. Mais sa signification ne peut s'inscrire dans la cohérence d'un discours idéologique où la patrie ne trahit pas. Ce qui n'ôte rien à la valeur littéraire du texte, mais le marginalise par rapport à l'idéologie. Le roman ne peut même pas se réclamer des jeux avec celle-ci que pratiquent Les Enfants du nouveau monde ou L'Opium et bâton, le premier établissant son pôle du Même dans un univers féminin et le deuxième introduisant une rupture avec le person­nage d'Itto. Posée dans les termes où la pose Le Quai aux fleurs ne répond plus, la trahison d'Ourida est inacceptable par le dis­cours idéologique, ou plutôt illisible par lui, car l'inacceptable peut, encore, être lu. La lecture idéologique du Quai aux fleurs ne répond plus ne fonctionne pas. Restent d'autres lectures, qui fonctionnent fort bien, mais sortent de la perspective adoptée ici.

Il serait d'ailleurs intéressant de montrer la dérive progres­sive de Malek Haddad, de roman en roman, hors de la lecture idéologique par rapport à laquelle ses textes ont été écrits. J'ai choisi d'intégrer Le Quai aux fleurs ne répond plus dans le « corpus « de ce chapitre parce que ce roman est chronologique­ment le plus proche de 1962. Mais c'est également l'aboutisse­ment d'un processus qui souligne bien la contradiction dans laquelle finit par se trouver acculé l'écrivain qui a été mis en avant par une lecture journalistique idéologique de ses oeuvres, alors que sa vraie valeur est beaucoup plus littéraire qu'idéologique. L'Élève et la leçon [75] poussait à l'extrême limite l'exploitation littéraire d'un thème connu de l'horizon d'attente idéologique face à l'écri­vain « engagé » dans la guerre d'Algérie : celui qu'illustrent éga­lement les hésitations de Bachir au début de L'Opium et le bâton. Tous les romans analysés ici contiennent au moins à un détour de page ce personnage-type du clerc hésitant à prendre parti : intellectuel, avocat, ou médecin comme dans L'Opium et le bâton et L'Élève et la leçon. Mais aucun n'en avait poussé l'analyse jusqu'aux extrêmes limites du roman psychologique, comme le fait L'Élève et la leçon. Au-delà, le roman psychologique brouille, comme dans Le Quai aux fleurs ne répond plus, la donnée idéo­logique qu'il fait mine, encore, d'illustrer. Ne reste plus alors que la rupture de l'écriture d'avec sa commande idéologique, ou alors le silence. Malek Haddad a choisi la dernière solution.

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Les Alouettes naïves est entièrement construit sur une série d'oppositions et de dédoublements. Mais alors que dans Les Enfants du nouveau monde cette structure binaire répondait à une norme rhétorique des discours-programmes de l’œuvre, dans Les Alouettes naïves les dédoublements sont beaucoup moins significatifs pour une lecture idéologique. Les personnages se définissent l'un par rapport à l'autre, à l'intérieur du système narratif du roman, même si celui-ci a la guerre pour référent. Le dédou­blement est une matrice du texte romanesque plus que d'un sens idéologique évident, encore que ce sens puisse toujours se lire plus ou moins. Mais il n'est plus le programme essentiel qui a présidé à la distribution et à la caractérisation des personnages, lesquels imposent leurs propres nécessités narratives au détriment de celles d'une commande idéologiquement claire.

Dédoublement des deux récits, au moins dans la donnée initiale que développe parallèlement le roman : le récit sur Nfissa et le récit d'Omar. Mais dédoublement aussi dans le choix des personnes verbales : Nfissa est désignée à la troisième personne, et c'est Omar qui parle à la première : le dédoublement est bien une figure génératrice dans l'énonciation du roman, dont on a vu combien le titre même jouait sur l'ambiguïté de ses lectures. Or, les oppositions ne se font plus, ici, comme dans Les Enfants du nouveau monde entre le pôle du Même et celui de l'Autre : les dédoublements ne sont plus oppositions, mais similarités. Le double n'est plus le contraire, mais le semblable. Ainsi de Rachid et Omar, de Nfissa et Nadjia. Ainsi de la répétition de Karim par Rachid, pour Nfissa, ou de la répétition particulièrement signifiante de l'ivresse de Rachid, qui place sur le même plan de signification la mort de Zhor et celle des villageois des Ouled Brahim (p. 220). Ainsi de la rencontre de Nessima par Omar quand Rachid épouse Nfissa (p. 212). On pourrait multiplier les exemples, l'essentiel étant de montrer que la structure binaire, beaucoup plus impor­tante pour la production du récit dans Les Alouettes naïves que dans Les Enfants du nouveau monde où elle était plutôt une structure externe au récit, propre au discours idéologique affiché, fonctionne ici en sens inverse. Elle n'oppose plus : elle met en parallèle. Elle montre le double et non plus le contraire. Ce faisant, elle résorbe le manichéisme du discours idéologique-­programme des Enfants du nouveau monde. Elle ne devient struc­ture génératrice du récit qu'en tournant le dos à la fonction démonstrative de la même structure dans le discours idéologique:

Ce qui n'empêche pas l'ambiguïté et le dédoublement de produire un sens politique. L'essentiel de l'action du roman se passe à Tunis, dans « l'armée des frontières » qui est le double du maquis intérieur, mais dans laquelle se lisent beaucoup plus facilement les jeux politiques pour la prise du pouvoir à l'Indé­pendance. Toute la fin est, à cet égard, significative. Enfin, le double, c'est également le langage de femmes qui se développe dans la troisième partie du roman. « Conversations »  apparem­ment en marge de l'action révolutionnaire, et dont le contrepoint est souligné par leur typographie en italiques ? Mais le fait que ces « paroles de femmes » soient de plus en plus centrées autour de Nadjia, sueur de Nfissa dans le « maquis de l'intérieur », autour de son arrestation par les militaires et de ses tortures, montre bien que les « paroles de femmes » ne sont pas un havre hors de l'Histoire, mais sont l'Histoire même, ce que souligne d'ail­leurs le fait que l'histoire de Nadjia soit la répétition de celle de Nfissa au début du roman. Le remplacement de l'opposition démonstrative par le dédoublement, à la signification plus ambi­guë, n'est donc pas, bien au contraire, refus de l'Histoire, mais exigence d'une approche plus complexe de celle-ci. Certes, les personnages y perdent quelque peu en lisibilité immédiate, dans la mesure où ils reproduisent moins des clichés. Mais l'autonomie de signification du roman par rapport à la commande idéologique y gagne, même si par ailleurs le programme idéologique du roman, quoique plus complexe que celui des Enfants du nouveau monde, reste manifeste.

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La typologie des personnages, leur distribution ou encore cer­taines figures comme les variantes de la structure binaire, montrent donc que tout en respectant plus ou moins une « commande s idéologique implicite, ces romans qui ont fortement contribué à constituer une image collective de la littérature algérienne autour du thème de la guerre manifestent, face à cette commande, des données narratives souvent différentes. Mais leur indépendance est encore plus grande dans le traitement qu'ils font subir à ces données par l'agencement de leurs récits. En effet, l'agencement des récits est une donnée bien plus complexe, bien plus spéci­fiquement « littéraire « que les éléments isolés, les mots de la phrase romanesque, qu'ils pouvaient être tentés d'emprunter au discours de l'idéologie latente de leurs lecteurs. L'emprise idéo­logique est plus forte au niveau du paradigme que du syntagme. Elle peut imposer des contenus an roman, ou les discuter. Pour l'agencement des récits, la lecture idéologique l'accepte ou le refuse. Elle peut moins directement, moins lisiblement y inter­venir. Et pourtant elle n'en est pas absente, par exemple à travers le modèle épique plus ou moins implicite de tout roman « engagé ».

De l'épique au tragique

On associe en général le récit révolutionnaire au récit de l'épo­pée, plus indiqué que d'autres genres pour rendre compte d'événements qui dépassent l'échelle de l'individu pour faire réson­ner un peuple tout entier. Il peut donc sembler intéressant pour finir, de voir rapidement en quoi ces romans sacrifient à l'épique que le discours social attend plus ou moins d'eux, et en quoi ils s'en détachent.

A l'exception du Quai aux fleurs ne répond plus, ces romans manifestent bien ce que j'appellerai une tension vers un modèle épique. Et l'on ne sera point étonné que ce modèle soit pertinent pour Le Mont des genêts et Les Enfants du nouveau monde. Dans ces deux romans, tout ce que j'ai dit sur la production d'un héros pluriel, c'est-à-dire d'un héros mythique collectif qui serait le « peuple en marche «, va bien sûr dans le sens de l'épique. La fusion des héros isolés dans une réalité collective, présentée comme supérieure, est bien l'itinéraire narratif dominant des récits de Bourboune et d'Assia Djebar décrits ici. L'un et l'autre, égale­ment, débouchent sur un avenir ouvert, sur un déploiement du futur par l'action. L'image d'Ali et de la petite fille dans Les Enfants du nouveau monde, cependant que Lila elle-même, en prison, a le sentiment d'être enfin à sa vraie place, « comme si depuis longtemps elle devait arriver là, sur cet horizon « (p. 308), celle du mont des genêts dont le bruissement annonce les combats libérateurs chez Bourboune (p. 230), sont une sorte de sommet vers lequel les deux romans figurent le gravissement.

Ces deux textes, mais surtout Le Mont des genêts, déploient ainsi une parole prophétique. Celle-ci nous vaut les plus beaux passages de ce dernier roman, particulièrement les incisions poéti­ques dont il faudrait souligner l'importance. Dans cette parole prophétique, on peut déplorer une certaine lourdeur inévitable ou une certaine invraisemblance diégétique lorsque, par exemple, Omar dans sa chambre écoute le récit d'une figure sortant du plâtre des murs pour lui narrer la grandeur de Carthage, et lui décrire « la cohorte des morts sans épitaphe qui promènent leur ombre accusatrice hors de leurs tombes introuvables » (p. 66). Mais la force de l'image est incontestable. La parole prophétique est également ce qui permet de grandir Chehid à une dimension cosmique lorsqu'il affirme, dans un mouvement qui préfigure Le Muezzin :

« Le frémissement d'une tribu habite mon corps. J'ai vécu au pluriel et j'attends la relève pour disparaître (...) les temps ont changé. TOUS. - La palpitation des corps brisés prendra une ampleur cosmique. J'en ressens l'ap­proche comme par les tiraillements de l'enfant naissant dans le ventre de la femme en gésine, et que mon corps se déchire et s'effrite sous la poussée grouillante d'un monde ressuscité! « (p. 163).

On est ici à la limite de l'outrance dans le cliché. Pour ne pas sombrer dans le ridicule, un passage comme celui-ci suppose, pré­cisément, une lecture épique, c'est-à-dire de s'inscrire dans un système de clichés internes à l’œuvre, qui le font fonctionner comme image-force.

Cette lecture épique appelle le chant, lequel est produit dans les deux romans par la répression, qu'il permet de transcender. Omar chante en prison comme les prisonniers après la rafle (chap. 5), et c'est encore Chehid qui chante après la deuxième rafle (p. 148). De la même façon, Les Enfants du nouveau monde entendent les cris du torturé comme « le chant du pays, le chant de l'avenir « (p. 181). Enfin les deux romans réutilisent le sym­bolisme particulièrement actif du cliché de l'incendie, repris du roman de Dib. Mais l'utilisation du cliché montre également la différence entre les deux écritures : chez Assia Djebar, c'est une action, celle de Bachir mettant le feu à la récolte de Ferrand (p. 222) ; chez Bourboune, c'est une figure de discours prophé­tique, celui du vieillard : « un feu irrémédiable prendra nais­sance quelque part et se propagera sur le territoire comme sur une nappe de liquide inflammable « (p. 76). On croirait lire la prophétie de Sliman dans le roman de Dib, s'il n'y avait la lourdeur redondante de cette « nappe de liquide inflammable «.

L'Opium et le bâton et Les Alouettes naïves répondent égale­ment à cette commande épique, ne serait-ce que par la multi­plicité de leurs personnages et le vaste déploiement d'espace qui est en partie le leur. Dans l'un et l'autre de ces romans, les actions font se répondre des lieux diégétiques dispersés à travers tout le Maghreb, et non plus à l'échelle d'une ville et de la montagne proche, comme dans les deux romans précédents. Mammeri sur­tout nous propose une utilisation bien personnelle de la veine épique, qui n'est pas sans nous rappeler tel passage de La Colline oubliée, dans certaines séquences particulièrement réussies comme celle de l'appel et du rassemblement, du bas vers le haut du village, de toute la communauté de Tala par Smaïl, son crieur des anciens temps (pp. 331-335).

Mais précisément, de telles séquences diégétiques ne font que montrer davantage par leur grandeur épique même, confrontée à la suite du récit, qu'elles ne débouchent sur aucun avenir. Il n'y a pas d'avenir, pour L'Opium et le bâton, qui se termine sur la mort du village. (Le film se termine au contraire sur l'explosion des réserves de munitions de l'armée : l'épopée « engagée « a besoin d'une fin positive.) Et Les Alouettes naïves, qui pourtant montre l'Indépendance, se termine sur une interrogation angoissée, alors que l'épique affirme un futur glorieux. C'est pourquoi la force narrative de Mammeri sachant utiliser au maximum toutes les possibilités de l'espace que déploie son texte, se trouvera encore plus lors de la traversée hallucinante du village par Tayeb avant sa destruction, « dans un silence de fin du monde » (p. 370). De même, parmi les séquences les plus fortes des Enfants du nouveau monde, ne trouve-t-on pas celle de la traversée de la ville par la tribu déracinée des Beni Mihoub, patriarche en tête (pp. 254 et suiv.) ? La confrontation scandaleuse de deux espaces aussi totalement étrangers est, certes, un élément de la démonstration anticoloniale du roman, mais la force interne d'écriture de la séquence dépasse infiniment sa seule fonction démonstrative.

Dès lors, va surgir de ces rencontres spatiales une résonance tragique. Même si l'action continue, et se nourrit d'épopée, l'épo­pée produit le tragique, dans un registre parallèle. Pour reprendre un vocabulaire musical auquel j'ai déjà fait appel pour Nedjma, je dirai que le tragique apparaît d'abord comme le mode mineur parallèle au mode majeur de l'épopée, et que la grandeur d'Assia Djebar est bien de ne pas l'avoir occulté. Qu'on se souvienne de cette description dont on a vu qu'elle échappait à toute signi­fication idéologique, de Bob après le meurtre de Touma : « le corps de la jeune fille sur ses bras tendus de suppliant, il déam­bule aveuglément » (p. 282).

Pourtant dans L'Opium et le bâton et Les Alouettes naïves, le tragique est davantage encore que le double mineur de l'épique il résulte de l'ambiguïté même des discours romanesques. Ceux-ci, en effet, ne jouent pas véritablement le jeu du registre épique dont la commande, pourtant, les a suscités. Tout en utilisant les possibilités que ce registre leur offre, ils ne les poussent pas jus­qu'au bout. Ainsi ils ne cèdent pas à la facilité de reproduire des schémas diégétiques qui sont devenus des clichés. Mais ils montrent en même temps que ces schémas que leur lecteur attend, et qu'ils ne lui donnent qu'à moitié, sont des clichés ; c'est-à-dire des modes de lecture du réel et de l'Histoire qui ont pu être opérants et utiles quand il fallait produire un sens face à celui qu'imposait le discours de l'Autre, et qui ne le sont plus parce que le contexte a changé, les transformant en stéréotypes. Les deux derniers romans de la « génération de 1962 »  développent ainsi la dimen­sion tragique de la mort d'un langage pourtant éprouvé, alors que d'autres langages sont à trouver. L'épique ne fonctionne plus et, comme dans la tragédie, c'est la révélation de l'ambiguïté qui marquera la ruine du sens ancien. C'est peut-être le plus grand mérite de Malek Haddad de nous l'avoir fait comprendre dans la succession de ses textes romanesques d'avant la « génération de 1962 «, jusqu'à ce monument de l'ambiguïté - dont on a vu qu'elle ne signifiait qu'elle-même -, qu'est Le Quai aux fleurs ne répond plus !

 

 


 

Chapitre 4 :
Idéologie et production de normes narratives

Comme la plupart des littératures de pays anciennement colonisés, la littérature algérienne de langue française fonctionne dans le cadre d'une bipolarité spatiale. Les textes qui l'ont cons­tituée comme littérature ont le plus souvent été édités en France. Ce sont eux encore que l'on retient comme les plus représentatifs. Eux qui suscitent lectures, gloses et commentaires. L'existence d'une édition nationale algérienne étonne le lecteur français, cepen­dant que le lecteur algérien se détourne volontiers des textes publiés à la S.N.E.D., qu'il considère parfois comme n'ayant pas été à même de recueillir la consécration d'une grande maison d'édition française, gage implicite de crédibilité. D'ailleurs la SNED diffuse fort mal. Ses productions sont quasi introuvables hors d'Algérie, et sur place elles sont le plus souvent supplantées par les livres importés, selon des critères de choix mystérieux et contradictoires [76]. Les remaniements successifs de la structure administrative de cette Société nationale sont l'un des indicateurs de sa crise quasi permanente à laquelle la presse nationale consacre d'ailleurs de nombreux articles. Son dernier remanie­ment en 1983 s'accompagne d'un changement de nom : elle devient E.N.A.L., et se dote de projets éditoriaux de plus en plus ambitieux. Parallèlement, de petits éditeurs privés se mettent en place depuis 1982.

L'édition romanesque nationale progresse. 1980 est, à ce point de vue, une année particulièrement riche [77]. On peut ainsi se demander déjà si les romans publiés à la S.N.E.D. diffèrent de ceux auxquels nous habituaient les éditeurs français : la S.N.E.D. (ou E.N.A.L.) n'est-elle pas un des rouages essentiels de la révo­lution culturelle, disposant de surcroît d'une latitude budgétaire que ses voisins maghrébins lui envient ?

Dégager une typologie des romans algériens de langue française publiés en Algérie et rassemblés ici sous ce seul critère de base, me semble particulièrement intéressant pour déterminer la nature de la « commande «, implicite ou explicite, à laquelle répondent l'édition, certes, mais aussi la production, sur le sol national. On a vu plus haut quelques éléments du dialogue d'éditeurs français, Le Seuil et Julliard, avec l'horizon d'attente des lecteurs à qui ils proposaient des romans algériens de langue française. On a vu l'éditeur, tantôt contribuer à façonner cet horizon d'attente, tantôt en combler au mieux la demande du moment. Mais dans la constitution de cet horizon d'attente, comme dans la réponse qu'il lui fournit, l'éditeur n'est qu'un actant parmi d'autres. En ce qui concerne le roman algérien de langue française, son public français était constitué pendant la guerre d'Algérie par la gauche « tiers-mondiste «, souvent militante. Depuis, ce public s'est diver­sifié, essentiellement du fait d'une pratique universitaire. La gauche française reste cependant dans la constitution de l'horizon d'attente propre à cette littérature en Europe un relais idéolo­gique, conscient ou inconscient, particulièrement fécond. Relais idéologique producteur à la fois d'une réceptivité plus grande et de filtres de lecture, sous forme de clichés souvent contraignants. Clichés que les meilleurs textes jouent parfois à pervertir, reven­diquant la créativité de leur langage, loin de la répétition de structures trop évidentes.

En Algérie même, le relais idéologique est d'autant plus contraignant, dans la constitution de cet horizon d'attente, que l'enjeu est primordial. Il ne s'agit plus de retourner l'idéologie coloniale, entreprise dans laquelle nationalistes algériens et sympa­thisants européens pouvaient parler le même langage, participer au même combat : il s'agit bel et bien de définir une identité dans une optique non plus de résistance, mais de construction. La Révolution culturelle ne sera plus critique d'un discours étran­ger dominant, mais affirmation d'une parole propre. Elle ne peut être le fait que des Algériens eux-mêmes, et tendra nécessairement, à des degrés divers, vers une clôture sur soi plus ou moins grande, vers une répétition en miroir de ses thèmes fondateurs comme de ses structures logiques essentielles.

La littérature algérienne produite et consommée sur le sol national sera donc sommée de participer à cette fonction de répé­tition, élément essentiel de la « commande « implicite à laquelle elle répond. Répétition de contenus et de structures du discours idéologique : on a vu le jeu des meilleurs textes avec ses struc­tures binaires et son manichéisme. Mais répétition aussi, et sur­tout, d'une image collective de la littérature nationale telle que la présentent le discours idéologique et le discours social.

Il convient donc, avant d'interroger cette production narrative elle-même, de donner quelques éléments de définition de ce qui, dans le discours idéologique, va se présenter plus ou moins cons­ciemment comme modèle - de contenu, mais surtout de struc­ture - dans l'horizon d'attente du lecteur national. Puis de pré­ciser quelle est cette image collective, modèle de littérarité algé­rienne, que l'écrivain algérien retrouve dans ce même horizon d'attente, et comment elle se constitue par l'articulation de ces deux modèles. Car qu'est-ce qui institue une telle dépendance du modèle littéraire implicite et du modèle idéologique dominant ? La réponse à cette question est un préalable nécessaire si l'on veut replacer la jeune littérature nationale et son horizon d'at­tente dans l'ensemble de ce qui les fait fonctionner, et dont on peut moins encore les séparer dans le contexte d'une « révolution culturelle « que dans un contexte plus « libéral «. Il faudra donc présenter également le rôle de quelques-uns des « appareils idéo­logiques d'Etat « les plus efficaces dans cette articulation, parmi lesquels l'institution scolaire vient au premier rang [78].

Le discours culturel de l'idéologie

Il ne m’appartient pas ici de faire une description d’ensemble du discours culturel dans l’idéologie algérienne dominante. Des études de sciences politiques commencent à voir le jour sur ces discours, parmi lesquelles la plus récente est celle de Bruno Etienne[79]. Je ne relèverai que les éléments de ce discours qui me semblent les plus pertinents dans leur confrontation avec mes observations sur l’image collective d’une littérature algérienne dans l’horizon d’attente qui informera les textes produits dans la clôture de la Révolution culturelle.

La Révolution culturelle est le troisième pilier, fondamental;, de tout le discours politique algérien, après la Révolution industrielle et la Révolution agraire. Et c'est bien normal puisqu'elle constitue l'identité au nom de laquelle, d'abord, l'Algérie a repoussé le colonialisme. Elle est indissociable de l'idée de nation, tant et si bien qu'en 1981 encore, la cinquième session du comité central du F.L.N. lui est consacrée, et que le Président Chadli Bendjedid y déclare : « La politique culturelle doit fondamen­talement viser à affermir l'esprit nationaliste « [80]. Déclaration qui donne le ton d'un débat particulièrement complexe dont les récentes émeutes de Tizi Ouzou montrent l'actualité. Le principe même d'un projet de charte culturelle, objet des travaux de ce même comité central, souligne en tout cas une conception essen­tiellement dirigiste de la culture, dont il convient de souligner quelques aspects.

Elle-même l'une des trois « Révolutions « du discours politique algérien, la Révolution culturelle consiste, dès le programme de Tripoli (1962) en trois axes essentiels. Cette récurrence du chiffre trois me semble significative de l'esprit célébratif d'un tel dis­cours. Or, si la célébration est une composante du discours sur la Révolution industrielle ou sur la Révolution agraire, elle est un élément essentiel du discours de la Révolution culturelle. Un discours fondateur doit d'abord affirmer sa propre existence. Il désigne moins son objet qu'il ne le crée par la solennité de son propre verbe. Aussi bien la solennité de cette figure ternaire remonte-t-elle à la formule célèbre de Ben Badis en 1945, fonde­ment du nationalisme religieux et l'un des plus puissants moteurs du combat anticolonial : « L'Algérie est ma patrie, l'arabe est ma langue, l'Islam est ma religion «. Ces trois points d'un nationa­lisme religieux sont ramenés à un seul par le programme de Tripoli pour qui la culture doit certes être « nationale « (ce qui suppose l'usage de la langue arabe plus que l'islamisation), mais aussi « révolutionnaire « et « scientifique «. Deux axes supplé­mentaires qui reconstituent la figure ternaire en sa solennité fon­datrice mais supposent en fait une orientation politique bien dif­férente : celle du F.L.N. dont les rapports avec les Ulémas restent encore à décrire. Dans son allocution aux étudiants en septembre 1965, dont le discours politique et journalistique officiel reprendra le plus souvent les grandes lignes par la suite, le ministre Ahmed Taleb traduit ces trois termes par c arabisation «, « démocratisa­tion « et « option scientifique «. Et il définit le triple idéal de l'intellectuel par « être soi-même, être de son peuple, être de son temps « [81].

S'ils convergent dans la solennité de la structure ternaire de leur formule fondatrice, les différents textes historiques de la Révolution culturelle n'en trahissent pas moins, aux regards les moins avertis, des divergences de positions qui reflètent les diver­gences entre les discours culturels des différents groupes d'intel­lectuels. Le programme de Tripoli lui-même n'échappe pas à la contradiction, puisque d'une part, il condamne « la nostalgie du passé « comme « synonyme d'impuissance et de confusion «, et que d'autre part, il proclame : « la culture nationale combattra le cosmopolitisme culturel et l'imprégnation occidentale, qui ont contribué à inculquer à beaucoup d'algériens le mépris de leur langue et de leurs valeurs nationales «.

Cette hésitation d'un programme culturel à vocation pourtant éminemment dirigiste s'explique par la pluralité des groupes d'in­tellectuels se disputant l'enjeu que constitue la définition unitaire de la Révolution culturelle. Il serait trop simple de réduire cette pluralité à une simple opposition entre « traditionalistes « et « modernistes «. La réalité est bien plus complexe et il ne m’appartient pas ici de trancher. Il convient en particulier de ne pas assimiler trop vite tous les tenants de l’Islam à une tendance traditionnaliste, comme les schémas européens simplistes tendent souvent à le faire. J’ai pu moi-même constater dans mon enquête que désirer participer pleinement de la grande culture arabe classique était loin d’être associé automatiquement à une valorisation sans nuances de l’Islam, et que le groupe culturel revendiquant le plus vigoureusement l’authenticité était également le plus féru de progrès technique et même de progressisme politique [82]. Inversement, il ne faut pas confondre modernisme des moeurs et modernisation de la société. « Les demandes de modernisme (situation des femmes, planning familial, expression culturelle des jeunes) sont minimes par rapport aux demandes de modernisation (création d’une infrastructure industrielle, rationnalisation de la production, etc…) constatent Bruno Etienne et Jean Leca [83] qui nuancent ainsi sans le contredire ce que je disais moi-même en 1972 de la demande de modernité et de ses expressions souvent contradictoires. Pour Bruno Etienne et Jean Leca, ce discours culturel algérien se constitue essentiellement dans le conflit entre trois groupes d'intellectuels : deux « groupes organiques «, les nationalistes marxisants et l'Islam jacobin, alliés « pour réaliser l'articulation de la science et de la religion nécessaire afin de ren­dre la modernisation crédible et de renforcer le pouvoir des élites modernisantes «, et les « intellectuels traditionnels « qui, « bien que constituant avec les fellahs sans terre le penchant idéologique du régime, peuvent échapper à son contrôle et développer dans les écoles où ils enseignent, et peut-être les mosquées, des thèmes hostiles aux « industrialistes « [84].

Toute cette bigarrure intellectuelle vient une fois de plus nuan­cer mon opposition « Espace maternel « - « Cité «. Moins qu'il n'y paraît cependant, car cette opposition spatiale va permettre précisément de rendre compte de certaines des contradictions du discours culturel de l'idéologie. Entre autres celle entre sa « performance » et sa « compétence ».

Le désir de modernisation de la société algérienne par ceux qu'on vient d'appeler les « intellectuels organiques «, en ce qu'ils sont partie prenante du Centre (espace abstrait, public, Cité) où s'exerce et se dit le pouvoir, suppose a priori une perception plus aiguë de l'Histoire. N'est-ce pas d'elle et de sa science que se réclament tant le « nationalisme marxisant « en sa conception implicitement dialectique, que « l'islam jacobin « qui se réfère plus volontiers à Ibn Khaldûn qu'à la stricte tradition coranique ? Or, ces mêmes « intellectuels organiques « n'écrivent encore le plus souvent l'Histoire récente de l'Algérie que sur le mode non scien­tifique de la célébration. Cette célébration balise leur espace urbain ou rural sous la forme des noms de rues, ou des noms de domai­nes autogérés ou encore de la Révolution agraire. Elle fournit également les titres des journaux nationaux comme El Moudjahid (le combattant des maquis), Ech-Chaab (le peuple), etc. L'Histoire comme célébration était d'ailleurs encouragée par le président Boumédienne lui-même lorsqu'il proclamait sur un modèle une fois de plus ternaire, qu'il appartient aux Algériens seuls d'écrire leur Histoire, qu'ils devront se préoccuper surtout du passé d'avant 1830, mais que le passé récent doit rester dans l'ombre, car trop de protagonistes sont encore en vie [85].

Si la revendication technologique et historique affirmée des « intellectuels organiques « va donc bien dans le sens de la Cité, en ce qu'elle est ouverture au monde et description historique de celui-ci dans une optique scientifique proclamée, leur pratique est en fait tout autre, puisque d'une part on refuse aux étrangers le droit de décrire l'Histoire algérienne, et que, par ailleurs, on demande avant tout à l'Histoire de glorifier une nation algérienne mythique d'avant la colonisation [86]. Dans les deux cas, il s'agit bien d'un refus de l'objectivité du discours scientifique qui fonde la Cité, et dont on se réclame, en ce que cette objectivité ignore l'identité du locuteur comme du récepteur de ce discours. Et au contraire, d'un repli sur la subjectivité close et a-historique de l'espace maternel d'un « entre-soi « plus propice à la célébration de l'unanimité du peuple derrière ses dirigeants. Or, cet espace maternel est précisément ce dont on refuse de parler, à cause de son a-historicité qui n'est plus de mise dans l'exigence procla­mée de modernité. Mais sur quoi on se replie dans le silence pour retrouver dans un discours mythique une légitimité qu'une prati­que objective de l'Histoire amènerait à nuancer, dans la mesure où cette légitimité se trouve du côté de la Périphérie dont on s'est coupés en s'installant dans le Centre : la Périphérie où les intel­lectuels traditionnels et les fellahs détiennent cette légitimité sans détenir le pouvoir qui s'en réclame.

On peut voir là une des raisons du refus, par un grand nom­bre des personnes que j'ai pu interroger dans mon enquête, de textes décrivant leur société traditionnelle [87]. Ou encore, de la difficulté à se faire admettre en Algérie, des études d'ethnogra­phie de l'univers traditionnel. Car, de même que l'Histoire mettrait à jour les divisions derrière la présentation mythique de l'unani­mité du Peuple dans la Révolution, c'est-à-dire dans la Cité, l'ethnographie se préoccupe de divisions tribales dans l'univers traditionnel que l'on peut assimiler à l'Espace maternel.

Des deux côtés le discours officiel, négateur de ses propres contradictions, est battu en brèche par la contradiction même dans laquelle il se constitue puisqu'il n'existe comme Centre que par la domestication et l'exclusion progressive de la Périphérie dont il tire pourtant sa légitimité. Il s'agit donc pour lui de ren­forcer, au nom de l' « engagement «, au nom de la « Révolution «, l'accent « unanimitaire « de la Révolution culturelle.

C'est ici que la littérature aura un rôle tout désigné. La subjec­tivité qu'on lui assigne, par opposition au discours scientifique réduit au seul domaine de la technologie, va lui permettre d'affir­mer au lieu de décrire. On lui demandera d'être authentique, et cette authenticité repose, en fait, sur la subjectivité individuelle des récits vécus (ou présentés comme tels), à quoi elle se résu­me [88]. L'authenticité est une qualité du cœur et non un critère scientifique, du moins lorsqu'il s'agit de littérature. La littéra­ture telle que la conçoit le discours idéologique réussit donc ce paradoxe de recréer, par la subjectivité mythique qui procède de l'Espace maternel, une authenticité gage de légitimité pour la nouvelle Cité qu'il construit. La « subjectivité « du vécu littéraire fonctionne comme un envers authentifiant à la généralité du discours idéologique. Ce dernier sera légitime à cause de l'authenticité que lui confère une littérature « subjective » qu'il a cependant  créée pour sa propre justification.  Cette littérature qui doit ainsi réconcilier la Cité (celle des valeurs proclamées du discours idéologique tout comme celle du registre écrit dont elle procède) avec l'Espace maternel qui trouve soudain une expression convenue dans la subjectivité du témoi­gnage, affirmera donc l'unité sans faille d'un « Même «, qui est celui d'un peuple uni. Unité qui ne peut s'affirmer que par un refus de son contraire, de la Différence. Différence que constituent les ennemis extérieurs de ce peuple uni et fier. La « sous-littéra­ture « que produit le discours idéologique comportera donc nom­bre d'ennemis qui sont autant de héros négatifs caricaturalement enlaidis jusqu'aux limites du racisme, et en tout cas d'un « machis­me « puissant. Ainsi, dans les romans d'espionnage produits en Algérie, les ennemis sont le plus souvent efféminés, adipeux, voleurs, de mauvaise foi, et ont même quelquefois des « têtes de juifs »... [89]. L'exclusion de la différence ramène donc à un schéma dualiste particulièrement manichéen. Mais ce schéma est nécessaire si l'on veut préserver la cohésion d'un discours d'auto­-célébration. Et de la même manière, le totalitarisme de ce discours fondateur exclura, bien sûr, la liberté d'expression en la taxant de « valeur libérale bourgeoise «, qu'il s'agit de « déjouer « et de « mettre en échec » [90].

Rappelons-le cependant, la différence essentielle à proscrire est celle de l'intérieur. Le mythe unanimitariste du peuple levé d'un seul élan contre tous les impérialismes suppose une culture une. C'est pourquoi, malgré les événements de Tizi Ouzou, d'Alger ou de Bejaïa, qui sont pourtant à l'origine de la cinquième session du comité central du F.L.N. sur la politique culturelle en juin-juillet 1981, sa résolution finale n'évoque pas le problème berbère. La même résolution renforce, par contre, une vision technocratique de la culture, et réduit la liberté d'expression en demandant aux « créateurs et opérateurs concernés » de s'engager dans le sens des orientations définies dans le rapport (...), et de développer leur production « de manière à concrétiser les principes et le but écrits dans ce texte et qui visent l'instauration d'une culture nationale authentique «. Une telle conception étatique de la culture exclut bien entendu toutes les « sous-cultures », notamment ethniques ou régionales [91]. Surtout, elle réduit la pluralité des expres­sions, tant de groupes qu'individuelles, à un discours un, dont l'affirmation de sa propre unité devient bien souvent la finalité suprême.

C'est de ce discours qui ne cesse, en contradiction de plus en plus flagrante avec sa propre réalité, de revendiquer son unité que Nabile Farès ou Mohamed Dib font apparaître, qui le men­songe, qui la vacuité. Il est vrai que ces écrivains comme bien d'autres inscrivent leurs textes en rupture, tant avec ce discours, qu'avec la littérature d'auto-justification qu'il tentait de susciter, et qu'il n'arrive même plus à produire. Est-ce à dire que la pro­duction littéraire du sens est irréductible à une domestication par l'idéologie ? Nous n'en sommes pas encore là : voyons pour l'ins­tant quel est le fonctionnement mythique du discours idéologique, et le rapport de cette production mythique avec les référents d'où le discours prétend tirer sa légitimité.

Discours et production mythique

Car c'est bien d'un fonctionnement mythique que procède le discours idéologique sur la culture. Fonctionnement mythique inverse, cependant, de celui que je décrivais en parlant de la pro­duction mythique de l'Histoire par Nedjma. Contrairement à la fonction productrice du discours mythique dans Nedjma, ou même chez Frantz Fanon dont le registre est pourtant plus idéologique, le discours culturel clos de l'idéologie institutionnalisée est un dis­cours d'auto-célébration au nom d'une légitimité qui lui préexiste, et qu'il ne cessera de répéter, ou plutôt de reproduire.

La légitimité du discours culturel institué lui est fournie par le passé révolutionnaire de l'Algérie, c'est-à-dire par une action. Action qui produisait l'Histoire en la manifestant. Le discours culturel de l'idéologie, contraint pour masquer sa contradiction historique, contingente, de se constituer en discours d'identité par nature, reproduit sans fin la parole-objet qui l'a constitué (l'action révolutionnaire saisie globalement, mais aussi l'histoire mythifiée d'Abdelkader, de Mokrani, et plus loin encore, de Jugurtha). Cette répétition est possible parce que son objet n'est plus un fait immédiatement historique, mais fonctionne sur le mode de la légende où la nation et ses porte-paroles peuvent unanimement se reconnaître loin de toute différenciation critique. Le discours réussit ainsi le tour de force de parler un langage-objet qui fut création d'Histoire, et donc récit mythique au sens productif du terme que j'ai développé à propos de Kateb ou de Fanon, pour l'exhiber en alibi d'historicité. Et cet alibi d’historicité n’est que le méta-langage qui déshistoricise la contingence sémiologique de ce discours, pour le transformer en pseudo-nature.

C'est là, rejoindre le processus décrit par Barthes dans les mythologies petites-bourgeoises françaises des années 50. La com­mémoration est le camouflage historique de l'Histoire. Elle est en même temps la base mythique de toute unité nationale, que le discours culturel de l'idéologie a précisément pour but de fonder en occultant la diversité sur laquelle il se construit. Est-ce à dire qu'une nation ne se conçoit pas dans la diversité culturelle et historique ? La question dépasse mon propos et ma compétence. Je suppose cependant que si la nation comme fait politique se conçoit dans la diversité de ses composantes culturelles, le dis­cours étatique qui la fonde ne peut s'accommoder de cette diver­sité sans perdre une part de sa crédibilité.

Cette notion de répétition, ou de reproduction, me semble essen­tielle pour différencier les deux versants du fonctionnement mythi­que auquel j'ai fait appel successivement. La productivité mythique que j'avais soulignée dans Nedjma illustrait une accession à l'His­toire. Le mythe produisait l'Histoire en produisant le roman. Et le roman ne pouvait pas finir, parce que sa fin était précisément en dehors de lui, mais produite par lui : l'Histoire. En ce sens c'est en sa qualité de récit que Nedjma pouvait être mythiquement productif de réel. Récit éclaté, non-linéaire, construit en écho et en ambivalence, se développant dans une résonance spatiale constitutive de l'aspect multiple du mythe fondateur. Mais récit instituant par sa multiplicité même une totalité: celle de l'Histoire à inventer. Totalité dont les multiples résonances soulignent la continuité sous la diversité apparente. Au contraire, le mythe contemporain tel que le décrit Barthes et que je viens de retrouver dans le discours culturel de l'idéologie « est discontinu : il ne s'énonce plus en grands récits constitués, mais seulement en ‘discours’ ; c'est tout au plus une phraséologie, un corpus de phrases (de stéréotypes) ; le mythe disparaît, mais il reste, d'au­tant plus insidieux, le mythique « [92].

C'est bien ce « mythique «, et sa nostalgie imitative du mythe, qu'il me semble pouvoir retrouver dans le fonctionnement du discours culturel de l'idéologie algérienne. Ce n'est certes pas un hasard si, comme on l'a vu plus haut, ce discours fera plutôt appel, pour parler du passé, à la littérature qu'à l'Histoire. Et ce n'est pas non plus un hasard si la littérature qu'il produit, et dont on verra plus loin un exemple avec la revue Promesses, est une « sous-littérature « : un alibi d'historicité qui gomme dans l'épisode de guerre qu'il décrit sa dimension proprement historique pour l'enclore sur lui-même. Cette clôture reproduisant indéfini­ment les mêmes schémas narratifs tente de trouver, hors de l'His­toire, un équivalent vague et caricatural à la structure close du mythe. Les nouvelles de Promesses, et certains des romans publiés par la S.N.E.D. que l'on décrira plus tard, vont se trouver par rapport aux grands textes producteurs de sens historique comme Nedjma, dans la même situation de répétition caricaturale, que le discours commémoratif de l'idéologie l'est par rapport au « langage­ objet » de l'Histoire sur laquelle il fonde sa légitimité. La mono­tonie même de la répétition, tant des modèles de récits de Pro­messes, que des thèmes essentiels de la nouvelle mythologie anti­-impérialiste du discours politique algérien, installe la clôture de cet univers manichéen qui retransforme l'Histoire en mythe.

Mythe grâce auquel l'unanimité va se constituer autour d'une « écriture de la valeur « qui clôt le langage pour en faire un signe de ralliement ambigu : son vocabulaire et ses options anti-impéria­listes affichées lui confèrent un progressisme mobilisateur, gage de modernité, clé de l'ouverture de la Cité pour toute une jeunesse dont j'ai décrit la « soif d'idéologie «. L'idéologie permet de tour­ner le dos à l'Espace maternel pour accéder aux prestiges de la Cité. Elle est la forme spectaculairement engagée de ce que j'ap­pellerai un « être avec a et que Barthes nomme un « langage pro­fessionnel de la présence «, « une signature que l'on met au bas d'une proclamation collective « [93]. Cette forme spectaculaire­ment engagée de l'idéologie est également celle de l'écriture du pouvoir, dont elle est à la fois, par une ambiguïté précieuse, l'être et le paraître. Mais l'ambiguïté va plus loin : c'est par son extériorité même, par son paraître mythique qui en fait un signe de ralliement, que cette « écriture de la valeur « crée un nouvel « entre soi «, qui restitue en quelque sorte la clôture de l'Espace maternel. C'est dans la mesure où il fonctionne comme un signe de ralliement indéfiniment répété, plutôt que comme un langage objectif du réel mouvant (même si cette dimension ne lui est pas' étrangère), que ce nouveau mythe de l'historicité évite une fois' de plus l'Histoire : et d'abord celle de la constitution de son pro­pre discours.

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Eviter l'histoire de son propre discours mènera donc à décrire son identité à partir de valeurs-refuges situées hors du temps dont', on va voir que, malgré les apparences, elles ramènent toutes à l'Espace maternel, parce qu'elles sont fondées essentiellement sur le refus de la différence. Dans le discours politique algérien, Bruno Etienne relève la récurrence de trois valeurs-refuges, plus sûres garantes de l'identité nationale : la femme, gardienne des tradi­tions, refuge le plus secret, lieu de l'honneur et de l'intégrité; le fellah, emblème d'authenticité en ce qu'il représente la terre ancestrale, et le moudjahid, emblème de légitimité historique [94].

Or, la femme est d'abord celle dont on parle peu, et lorsqu'on en parle (dans le discours officiel), c'est pour réclamer qu'elle soit préservée de la dégradation qui guette sa moralité au contact de modes de vie « non conformes à nos traditions « [95]. C'est-à­-dire qu'elle est le lieu du plus grand refus de l'extérieur, de la clôture la plus forte. On ne parle essentiellement de la femme algérienne que par opposition aux femmes étrangères dont on  réprouve la moralité. On ne parle pas d'elle. Elle est donc un lieu vide, ou du moins absent.

Le fellah est emblème d'authenticité. Mais existe-t-il vraiment une tradition de la paysannerie algérienne? C'est ce que semblent nous montrer les romans ethnographiques comme le discours officiel et scolaire (on le verra) sur la paysannerie. Cependant on a vu que lorsque les romans ethnographiques s'ouvrent à l'Histoire, c'est pour montrer la mort de l'univers traditionnel qu'entraîne cette intrusion. La réalité de la paysannerie algérienne, telle que la décrivent les géographes ou les sociologues, est celle de structu­res et de modes de production très profondément perturbés par l'Histoire, et d'abord par la colonisation. Ce qui permet à Bruno Etienne d'affirmer: « Il n'existe pas une paysannerie algérienne, parce qu'en 150 ans, les habitants de la campagne en Algérie ont subi de telles modifications dans leurs structures sociales et dans leurs bases économiques qu'ils sont en état quasi général de dis­location « [96].

A l'instar de la femme, le fellah peut donc être considéré comme une forme vide, du moins en son rôle d'emblème d'authenticité a-temporelle, puisque sa réalité est au contraire en train de se faire, par exemple dans la Révolution agraire si elle réussit. Réa­lité mouvante éminemment historique, ne pouvant de ce fait constituer cette antériorité qu'on lui demande d'être pour légitimer le discours qui le prend pour garant. Comme la femme, le fellah représente plutôt, dans le discours institué, une valeur de réfé­rence permettant le refus d'autres modèles mythiques, ceux de la différence. Ces contre-héros sont le colon étranger et toute la machine coloniale, dans le discours commémoratif, ou son avatar le plus récent, suscité par le discours de la Révolution agraire : le « féodal ».

Mais si les grands propriétaires terriens, colons ou algériens, sont une réalité indubitable, le terme de « féodal « est une réfé­rence marxienne qui ne correspond pas à ce que le marxisme désigne sous le nom de « mode de production féodale «. Réfé­rence purement langagière, donc, qui fonctionne comme une cau­tion, comme un alibi de progressisme d'un discours technocrati­que pour ne pas poser le problème de la lutte des classes dans sa réalité concrète. L'opposition mythique du « fellah « et du « féo­dal « permet donc de déplacer la réalité des conflits liés à la « révolution agraire «, parmi lesquels ceux qu'entraîne le poids de l'administration ne sont pas les moindres, en un conflit mythi­que: le « féodal », qui n'existe plus, s'il a jamais existé, fait un peu l'office des moulins à vent de Don Quichotte. Il est une forme aussi vide que le « fellah «. Mais de plus, étant plus ou moins implicitement associé à l'ancien colon et, au-delà, à « l'impérialisme étranger «, il participe comme le fellah ou comme la femme, mais à rebours, à la fonction « unanimitaire « du discours mythique de l'idéologie, car cette fonction ne se réalise que par le refus des éléments allogènes. Là encore, le mythe-refuge fait office de clôture sur l'identique, et de refus de la différence.

Le moudjahid (ou combattant de la guerre d'indépendance) pose un problème plus complexe à notre analyse: n'est-il pas un sym­bole d'historicité ? N'est-il pas l'artisan de l'Histoire constitutive de la nation algérienne ? Et pourtant, c'est avec lui que l'évacua­tion de l'Histoire par le mythe, la transformation de l'Histoire en Nature, et de son « langage-objet « en « langage-alibi « vont le mieux fonctionner.

Artisan de l'Histoire constitutive de la nation algérienne, le moudjahid est, plus encore que le fellah, le meilleur gage de légi­timité. Il complète et parachève l'authenticité que confère le fellah, légitimité spatiale, par une légitimité temporelle : celle des « martyrs « de son Histoire, dont toute nation s'honore et se réclame. Mais précisément, cette caution qu'apporte le moudjahid va le transformer le plus sûrement en mythe. Car c'est elle qui intéresse le discours qui s'en saisit, beaucoup plus que la réalité historique souvent bien plus complexe que ne le présente le dis­cours commémoratif de ce que Bourboune appellera le « minis­tère du retour d'âge «. Et le même Bourboune montrera comment cette caution servira à escamoter la réalité historique récente, dont on a vu le président Boumédienne déconseiller l'étude trop rapide. Cet escamotage de la mémoire du maquis effectif se traduira dans La Danse du roi de Dib par la mise à l'asile de ses rescapés ; le discours étatique a besoin de leur légende, mais ne sait que faire de leurs personnes. On retrouve, dans cette opposition de la légende à la réalité, cette forme mythique vide qu'on avait déjà développée pour la femme et le fellah.

Or, comme les deux autres « valeurs-refuges «, la figure mythi­que du moudjahid n'existe que par opposition à une figure mythi­que contraire. La figure de la « soldatesque colonialiste « de Bugeaud à Bigeard, est l'antithèse parfaite, cette fois, du moud­jahid, héros-incarnation de la Vertu aux prises avec le Mal absolu. On retrouve ici, particulièrement vigoureux, le refus manichéen de l'Autre, de la différence, constitutive d'une unanimité célébra­trice du Même, en une antithèse où la valeur, dans les deux ter­mes, s'est totalement substituée au fait. Le mythe, une fois de plus, fonctionne comme une clôture.

Ce faisant, il évacue également la dimension historique du moudjahid en lui faisant rejoindre et « venger les ancêtres humi­liés «. En côtoyant Abdelkader ou Mokrani, le moudjahid perd la dimension de quotidienneté de l'Histoire récente, pour acquérir celle, immatérielle mais combien plus mythique, du Fondateur. Le temps de l'Histoire est récupéré par celui du Mythe. Mais ce n'est pas tout : en se fondant dans le temps mythique des ancê­tres, le moudjahid retrouve également l'espace a-temporel des fel­lahs. Humble et modeste, le moudjahid du récit officiel participe aux moissons des paysans qui l'hébergent, car il évolue dans le peuple comme un poisson dans l'eau, maîtrisant le terrain, étant issu lui-même du tréfonds des djebels. Ainsi, valeur-refuge la plus historique du discours culturel, le moudjahid se voit ramené à la permanence de l'Espace maternel. Lui, le fondateur de la Cité nouvelle, qui lui donne sa légitimité, se retrouve hors de la Cité, dans l'Espace maternel des campagnes qui est le seul lieu d'où il puisse légitimer l'espace même de la Cité.

Mais cette légitimation par le mythe ne peut se faire que si le discours culturel assume le nécessaire phénomène de résonance spatiale que j’avais dégagé dans le fonctionnement de Nedjma, où un lieu comme le récit qu’il suscitait ne pouvait prendre sens que par et dans l’écho d’un autre lieu, d’un autre récit, dans une polyphonie spatiale et scripturale sur laquelle reposait, précisément, la production mythique du sens chez Kateb. Or, le discours idéologique, s’il recourt au mythe pour occulter sa propre historicité, « aplatit » en quelque sorte cette polyphonie, ce jeu de résonances propre à la production mythique, en la réduisant à l’unicité du sens, comme du lieu de l’énonciation. Sa nostalgie imitative du mythe se réduit donc, sinon à l’inefficacité (car ce discours reste mobilisateur, on l’a vu, grâce à la « soif d’idéologie »), du moins à la non-productivité. Condamné à se reproduire sans se recréer, du moins en ses figures essentielles, ce discours clos est donc voué à la répétition spéculaire: miroir exclusif de lui-même, il perd son référent et ne signifie plus que son être propre. La parole n'a plus d'autre signifié que son allégeance : celle qui lui permet d'être reconnue: d'être, dans une historicité biaisée, alibi pour un sens qu'elle n'invente plus.

Un exemple de production " littéraire " du discours: les nouvelles de " Promesses "

Quelle littérature semblable discours culturel étatique peut-il susciter et même produire directement ? Si contrôlée qu'elle soit par le discours culturel, aucune littérature ne l'est totalement. Il y a toujours dans le récit, en tout cas, une frange d'invention qui échappe au discours dans la mesure où elle n'est pas de même nature : Tout, dans le récit, ne signifie pas forcément.

Alors que la « poésie » (et celle publiée en Algérie en fournit de nombreux exemples) peut n’être que discours, de même qu’un certain type de peinture qu’on a vu fleurir, principalement avec la Révolution agraire, dans la plus pure tradition du « Réalisme socialiste ». Là, le mot comme la couleur ne sont plus que signes, et non plus choses. On peut, certes, contester qu’il s’agisse encore de poésie ou de peinture, si « l’attitude poétique » au contraire, selon Sartre du moins, dans un texte qui pourtant prône l’engagement de la littérature, « considère les mots comme des choses et non comme des signes » [97]. Mais il est vrai que la « poésie », lorsqu’elle n’est que la reproduction d’un discours, se réduit plus facilement – quitte à y perdre son être même – à la transparence d’une pure signification, que le récit, dans la mesure où, mieux que ce dernier, elle peut n’être que slogan. Et si la « poésie » jouit d’un tel succès dans les pays du Tiers-Monde, c’est peut-être bien qu’elle n’y est plus que slogan, ou bien, à rebours, que le slogan est la poésie même, du moins lorsqu’il s’agit de poésie de langue française, chargée par l’attente collective de dire, et non d’être (alors que la poésie de langue arabe, au Maghreb, même si elle se réduit de plus en plus, elle aussi, à un simple « dire », le plus souvent politique, se situe encore par rapport à une tradition formelle présente dans l’horizon d’attente de tout lecteur, même s’il ne connaît pas le détail de ses manifestations complexes). La « poésie » de langue française répond ainsi en grande partie à cette « soif d’idéologie » dont j’ai déjà parlé. Mais là encore, elle fonctionne comme un signe de ralliement, comme une « présence », c’est-à-dire comme l’écriture politique même avec laquelle elle se confond, dont elle n’est à tout prendre qu’une forme sacralisée, autre forme de la « nostalgie imitative du mythe ».

Aussi ne s'étonnera-t-on pas que la poésie tienne une place aussi grande, dans Promesses, que les nouvelles. Mais ces der­nières m'intéressent davantage ici, parce qu'elles sont des récits, et dans la mesure où celles que j'ai choisies ici, toutes publiées de janvier 1970 à juin 1971 dans une revue officielle à l'existence pourtant bien éphémère, l'ont été sous un contrôle très étroit. Elles vont permettre ainsi de dégager quelques-unes des normes du récit national dans le discours culturel de l'idéologie. On verra ensuite comment ces normes, plus facilement décrites sur ce « corpus a restreint et étroitement dépendant de l'idéologie officielle, sont applicables ou non à des romans, récits somme toute plus difficiles à contrôler.

Ces nouvelles, d'abord, répondent à la fonction commémora­tive du discours culturel, et doivent remplir le rôle de création mythique assigné à la littérature dans cette fonction du discours. 12 des 18 nouvelles étudiées, soit les 2/3, sont consacrées à la guerre. De plus, ces nouvelles répètent inlassablement les mêmes données diégétiques. On a vu l'importance de la répétition dans la fonction mythique du discours commémoratif.

Il s'agit le plus souvent d'un souvenir, vécu ou fictif. Sou­venir d'une attaque aérienne qui a décimé la « famille » des maquisards dont le héros recherchera toujours la « chaude amitié protectrice [98] », « massacre d'un village » que A. Mecheri n'arrive pas à oublier [99], mort d'un enfant étouffé involontai­rement par sa mère pour l'empêcher d'alerter par ses cris une patrouille qui passe [100]. Ce souvenir obsédant est la principale motivation de l'écrit, parfois la seule. C’est peut-être une forme non négligeable de littérature populaire que celle de ces témoignages bruts, dont certains commencent par : « Je dis difficilement car je n’ai que mon C.A.P., mais les souvenirs sont plus forts que le vocabulaire et la grammaire. Ce sont ces souvenirs qui m’ont poussé à écrire », ou encore par :

Je ne veux plus oublier
J’ai peur encore aujourd’hui
De crier. [101]

Mais il faut reconnaître qu’elle gagnerait à être renouvelée : un souvenir individuel, si poignant soit-il, ne saurait remplacer l’analyse politique qui fait cruellement défaut dans ces nouvelles, comme d’ailleurs dans nombre de récits français sur la Résistance. Dix ans après, ne pourrait-on essayer de faire le point, de sortir du cercle de la répétition pour déboucher sur l’analyse ?

Cet aspect « vécu « constitue une sorte de « pacte référentiel ». Que ce pacte soit vrai ou mensonger importe peu : l'important est bien ici l'illusion référentielle. Il s'agit là d'une sorte de fonction­nement global, indépendant des scripteurs : celui-même d'un dis­cours dont ces nouvelles ne sont que des variantes singulières mais répétitives. Discours par rapport auquel elles sont incons­ciemment ou consciemment des actes d'allégeance, des signes de ralliement, chaque écriture singulière se fondant dans l'unanimité d'une écriture collective. Or cette illusion référentielle fonctionne comme un alibi d'Histoire, car le témoignage individuel même vécu « fait « historique, mais ne fait pas l'Histoire. L'illusion référentielle est donc bien, lorsqu'elle n'est pas utilisée comme exem­ple nécessaire pour une analyse historique absente ici, un fonc­tionnement mythique dégradé qui escamote l'Histoire. La valeur émotionnelle de l'incident narré se substitue à sa réalité historique signifiante, si ce n’est sur ce plan émotionnel, qui transforme ainsi l’Histoire en Nature.

Ce témoignage d'une expérience solitaire impose presque natu­rellement, du moins chez nombre d'écrivains débutants, la pré­sence d'un personnage central, qui seul est soumis à un début d'étude psychologique. Ce personnage peut être le narrateur, et les récits à la première personne sont nombreux. C'est parfois un personnage fictif, comme Belkacem le traître, dont nous voyons la déchéance progressive dans L'Esprit du mal, de Mouloud Achour [102]. L'auteur prend déjà plus de recul lorsqu'il crée, comme dans Le Marchand de jasmins (est-ce le père, est-ce le fils ?) de Mourad Yellès [103], un noyau bicéphale, mais symboli­que : le père soumis aux colons sera tué à la place de son fils, marchand de jasmins comme lui, qui vient de commettre un attentat.

Autour de ce noyau moteur (un ou deux personnages, toujours masculins), les autres personnages ne sont le plus souvent que des fonctions : le chef des maquisards dont la mort est apocalypse, « Je n'oublierai jamais son visage crispé, la sueur ruisselant sur ses joues et l'éclat sauvage qui donnait à ses yeux rougis un aspect de fin du monde » [104] ; le gendarme au « képi tristement célè­bre «, qui « ne se déplaçait jamais sans s'abreuver au sang des Kabyles « [105] ; la mère et les sœurs, le plus souvent confinées dans des tâches ménagères et ne sortant pas de chez elles, si ce n'est pour montrer à l'occasion l'unité de tout le village contre l'envahisseur, ou contre le traître. Cette unité, affirmée de façon constante dans toutes les nouvelles ayant pour cadre la campagne (alors qu'en ville la guerre est l'occasion d'opposer la passivité des parents à l'engagement des jeunes hommes) peut même être cruelle lorsqu'elle s'exerce contre le simple d'esprit qui n'a rien compris et plaisante volontiers avec le capitaine de la S.A.S. [106].

Par leur répétition d'une nouvelle à l'autre, le ton du témoi­gnage halluciné, où les images violentes se suivent [107], la réduc­tion des personnages « secondaires « à des fonctions toujours semblables, l'absence d'analyse politique d'ensemble et l'unité obli­gatoire du village, théâtre d'opération que l'on préfère à la ville, semblent bien devenir quelques-unes des conventions tacites d'un genre.

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La plupart de ces nouvellistes sont jeunes (en 1970-71). Ils sont tous nés entre 1942 et 1955. Et les plus jeunes sont les plus nombreux. Ils n'ont pratiquement tous (seize sur dix-sept, et Laadi Flici n'en a écrit que deux) publié qu'une nouvelle dans Promesses. Comment expliquer le recours, non seulement au thème de la guerre, mais encore à un modèle-type de nouvelle, dans ces textes qui sont souvent les premiers et parfois les seuls publiés par leur auteur ? (Mouloud Achour fait ici figure d'exception.).

On a vu combien était grande la fierté révolutionnaire chez les jeunes algériens aussi bien lycéens qu'apprentis ou campagnards. Cette fierté est une force importante au service du socialisme algé­rien. C'est un acte de foi quotidien, alimenté par la conscience d'avoir vaincu - et de vaincre encore, à propos du pétrole par exemple - l'impérialisme. Cette conscience est entretenue par la presse, la radio et la télévision qui n'oublient aucun « glorieux anniversaire «. La « soif d'idéologie « rejoint ici la fonction commémorative du discours culturel, dans un mariage bien pré­caire: la soif d'idéologie et de modernisme mène rapidement au rejet du discours commémoratif dont la duplicité est alors per­çue. Mais les « écrivains « de Promesses sont le plus souvent des adolescents. Or, je hasarderai ici que c'est par cette thématique guerrière, cette « révolution « au passé, que l'adolescent franchit le plus souvent le seuil difficile entre l'univers familial clos sur soi, hors du monde et resserré, et le monde extérieur, celui des valeurs universelles, celui de la Cité. L' « engagement « que le discours culturel comme le système scolaire ne cessent de confon­dre avec le discours commémoratif au nom d'une commune thé­matique anti-impérialiste, va donc apparaître comme le seul moyen d'échapper à la tradition. Y a-t-il contraire plus radical à la clô­ture volontiers qualifiée de « rétrograde «, de l'Espace maternel, que le crépitement des armes automatiques ?

Et pourtant, n'avons-nous pas relevé tout à l'heure chez ce rescapé du maquis la nostalgie inguérissable de « la chaude ami­tié protectrice « de ses compagnons disparus ? Ce souvenir rend le héros aussi inadapté au monde réel, il le sépare de la même manière que le ferait pour d'autres la hantise de cette clôture irres­ponsable et chaude de l'Espace maternel. Le culte du souvenir guerrier, surtout lorsqu'il est aussi peu politisé que dans Promes­ses, n'est-il pas également une manière de se retrancher du monde, d'ignorer que le temps historique va inexorablement vers l'avant, qu'on veuille ou non le suivre? On ne sort donc du cercle que pour en retrouver un autre. La répétition a rattrapé l'engagement lui-même, qui se voulait différence, et qui devient conformisme.

Ce rythme circulaire est encore plus marqué lorsqu'on consi­dère que l'expérience narrée a très souvent été vécue par l'écri­vain ou ses proches. Pour un « écrivain « né en 1950 ou plus tard, la révolution, c'est parfois un souvenir atroce et précis qui a marqué profondément son enfance. Et les enfants sont nom­breux au centre de ces nouvelles : celui qui voit tuer son père devant ses yeux dans Le Massacre d'un village, « l'ami d'enfance qui me capturait des oiseaux dans le jardin « chez Nadir Ait Ouali [108], ou encore le petit garçon qui donne son titre à la nouvelle d'Ahmed Semra [109]. Faut-il citer le petit Youm, étouffé par le « sein immense et blanc « de sa mère, dans Un soir du côté du Dhurdhura [110] ?

Or le thème de l'enfance est un thème connu dans la littérature algérienne de langue française, et ressenti comme l'une de ses composantes essentielles par le public. Le Fils du pauvre de Feraoun, La Grande Maison et L'Incendie de Dib, pour ne citer que quelques oeuvres, ont imprimé dans l'image collective que s'en font les lecteurs le sentiment qu'une oeuvre algérienne est le plus souvent construite autour d'une enfance : celle-ci n'est-elle pas le plus sûr moyen de retrouver ses origines, de revenir aux sources pour l'intellectuel acculturé ; et en même temps de mon­trer au lecteur français l'univers traditionnel algérien, qu'il ne soupçonnait pas derrière l'assimilation superficielle de l'écrivain ? Bien plus, quand on sait le prestige de Feraoun en tant que per­sonne [111], et que Le Fils du pauvre fut justement la première oeuvre de cet écrivain-instituteur, il n'est pas exclu de voir en lui une sorte de modèle inconscient. On se moule plus ou moins sur l'auteur du Fils du pauvre, même si on parle de la guerre, qu'il n'abordait qu'avec douleur. Le retour à l'enfance est aussi un retour aux enfances de la littérature algérienne. Enfances qu'on n'avait de fait pas quittées, puisqu'on n'est pas sortis du moule scolaire, auquel Feraoun nous renvoie. Produite non loin de l'école, la littérature de Promesses s'énonce encore pour elle, et d partir de ses modèles de lisibilité.

On retrouve ici l'image collective de la littérature nationale de langue française dans le public algérien, ima­ge collective dont je reparlerai plus loin pour montrer comment elle est produite en partie par la manière dont cette littérature est présentée dans l'institution scolaire. Quoi qu'il en soit et quelle qu'en soit l'origine (il ne faut pas minimiser non plus la lecture effective des textes, sur­tout chez des "écrivains" dont ils ont pu tout naturellement susciter le désir de les imiter, de participer à ce symbole de modernité que représente l'écriture), cette image collec­tive participe à la constitution d'un "horizon d'attente", lequel fonctionne comme une sorte de modèle d'écriture pour l'adolescent qui cherche davantage à se rallier à une écri­ture reconnue qu'à manifester son écart. Pour reprendre la terminologie de Barthes, les auteurs des nouvelles de Pro­messes participent pleinement à "l'écriture politique" que l'ensemble de ses textes contribuent à constituer, en ce qu'ils sont dénués de "style", ce que manifeste encore une fois la répétition que ces nouvelles constituent les unes par rapport aux autres, et leur ensemble par rapport à un modèle implicite qu'une certaine lecture des aînés a créé. Refusant de s'inscrire dans un écart par rapport à un hori­zon d'attente dont ils escomptent une reconnaissance de plus ou moins fidèle reproduction de la norme, ils ne produisent à proprement parler rien.

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N'oublions pas cependant que ces nouvelles sont le plus souvent les fruits de la création du prix Redha Houhou en 1969, et que ce prix, comme la rédaction même de Promes­ses, est placé sous la tutelle du Ministère de l'Informa­tion.

Le prix Redha Houhou a été instauré en 1969, pour ré­compenser les deux meilleures nouvelles (une en langue ara­be, une en langue française). Si les nouvelles retenues par le jury de ce prix étaient de fait celles portant sur la guerre, ce thème devient imposé pour les grands prix natio­naux des Arts et des Lettres en 1972, année il est vrai du Xème anniversaire de l'Indépendance nationale. L'annonce du Ministère de l'Information et de la Culture y déclare expli­citement :

Les thèmes des oeuvres présentées au concours doivent être inspirés du combat mené par le peuple algérien pour sa libération et la reconquête de sa souveraine­té, de sa personnalité et de ses valeurs sur tous les plans. En particulier, la résistance contre le colo­nialisme, la lutte armée de libération et l' édification nationale constituent la trame de fond de ces oeuvres.

Mais ces prix n'ont pas encore la diffusion publicitaire ni les motivations commerciales de nos prix Goncourt et de nos prix Fémina. Ils couronnent par ailleurs des "é­crivains" jeunes mais épisodiques. Ils ne représentent donc pas encore en Algérie cette consécration, cette institutionnalisation de la personne, génératrice de "la mort littérai­re qui accompagne le succès", que voit en eux Robert Escar­pit dans les sociétés possédant une ancienne tradition lit­téraire. Les deux lauréats de 1969 ne sont auteurs, à notre connaissance, que de la nouvelle primée. Messieurs Merzak Begtache et Abderrahmane Arab sont loin d'être devenus des mythes ou des totems : qui se souviendra lors de leur pro­chaine publication, si on ne le rappelle, qu'ils furent les lauréats 1969 du prix Redha Houhou ?

Le danger n'est pas là. Le prix Redha Houhou est une institution. Il n'est malheureusement que cela. S'il stimu­le quelques talents, il ne correspond absolument pas à ces "vastes mouvements d'opinion sortant des entrailles du peu­ple avant même que la tête soit concernée", que l'auteur de La Révolution du livre souhaiterait découvrir dans les prix distribués par les jeunes nations actuellement est gésine d'une littérature [112]. D'un fonctionnement uniquement bureaucratique, le jury de ce prix "est composé de cinq membres désignés chaque année par le Ministre de l'Information", et il "établit (lui-même) son règlement intérieur" (articles et 8 du règlement) [113]. J'ai appris l'existence de ce prix à la dernière page d'un numéro de Promesses, mais jamais personne ne m'en a parlé. L'institution fonctionne en circuit fermé, comme son discours.

Or cette clôture est également, comme on l'a vu pour la clôture mythique du discours idéologique, exclusion de la différence. Différence que stigmatise l'"authenticité" mythique du fellah dans le discours culturel. Différence plus réelle du regard critique, tant sur les contradictions qu'une description de la manière historique dont le discours culturel s'est constitué ferait apparaître, que sur l'indigence des textes publiés dans Promesses par l'institution. C'est pourquoi la rédaction de la revue se justifie en publiant, toujours dans le numéro 6, la lettre suivante de l'un de ses jeunes "écrivains", qui se passera de tout commentaire :

"Tes poèmes sont flous, tes poèmes sont squelettiques, me disent mes amis les intellectuels, ceux qui se prennent pour les dieux de la poésie (.... ) l'humble main qui les écrit (.... ). Quant à moi, ces criti­queurs matois qui bavent autour de moi, je les hais leur cœur de pierre est plus myope que celui d'un âne têtu."

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Comme les trois valeurs-refuges du discours culturel décrites plus haut, la production littéraire qu'il contrôle le plus étroitement fonctionne donc comme une forme vide, qui n'existe que par opposition à tout ce qui remettrait en question l'auto-reproduction spéculaire de ce discours. A cette auto-reproduction, Promesses a participé pendant les temps très court de sa parution. Mais il faut bien reconnaître que son impact n'était pas bien grand. Une forme vide peut difficilement signifier autre chose qu'elle-même. Promesses était, au niveau de sa lecture, le prolongement d'un mode de reproduction autrement puissant du discours culturel l'institution scolaire. Car c'est bien l'institution scolaire qui four­nissait à la revue ses « écrivains « comme ses lecteurs. Et surtout, elle lui fournissait un modèle implicite de littérarité algérienne de langue française.

La production de normes narratives par l'institution scolaire

Il est cependant difficile de parler du modèle de littérarité algé­rienne de langue française que diffuse l'institution scolaire en Algérie sans replacer tout d'abord ce modèle dans une réflexion plus globale sur la fonction bien particulière de l'enseignement du français en Algérie. Fonction étroitement liée au rôle que le discours politique assigne à la langue française, laquelle n'est pas en Algérie n'importe quelle langue étrangère.

Les plus récentes instructions pédagogiques algériennes sur l'en­seignement du français soulignent que son but est de diffuser « une langue plutôt qu'une culture «. Vision technocratique dont j'ai montré [114] qu'elle bride la créativité que suscite chez l'élève maghrébin une situation pédagogique et culturelle paradoxale. Car la semi-différence qu'institue en contexte scolaire la présence d'une littérature nationale dans la langue de l'Autre, par ailleurs sou­vent symbole de modernité, d'ouverture sur le monde, crée pour l'élève bilingue une tribune, un théâtre singulier où il se dira plus facilement à cause de cette différence même, que dans la clôture de l'identité où une sorte de pudeur ancestrale interdit la mise en avant du « moi ».

Il n'est plus à démontrer qu'il n'existe pas de langue neutre, non située historiquement, et dont on pourrait évacuer les conno­tations culturelles. Une langue n'existe pas hors de la culture qu'elle véhicule, et le français, en Algérie, moins encore que toute autre langue étrangère. Dans l'optique même d'une efficacité idéolo­gique, ne vaudrait-il pas mieux assumer l'historicité inévitable de la langue étrangère qu'on enseigne, en accordant une place plus grande dans l'enseignement à une description critique des connotations culturelles qu'elle véhicule ? Car les élèves ne se privent pas de se saisir eux-mêmes de ces connotations telles que de toute manière les média (et même le texte scolaire le plus « expurgé « les leur proposent, et se construisent à partir d'elles un mythe de la modernité européenne ou américaine qui fonc­tionne à contre-courant des buts avoués de l'idéologie culturelle !

A moins, précisément, que ces buts avoués ne soient, une fois de plus, que la face visible d'un discours qui occulte sa propre contradiction sous la production de thèmes idéologiques séparés de la réalité des faits qu'ils informent, leur substituant un faisceau de valeurs ? Réduire l'enseignement du français en Algérie à une simple acquisition de techniques linguistiques séparées de leur contexte culturel est bel et bien produire un mythe de la langue « neutre « qui camoufle en valeur le fait historique de la manière dont le français est vécu concrètement par les jeunes algériens [115].

Mais c'est également occulter l'origine même du discours péda­gogique algérien sur l'enseignement du français. Car qui, en fait, produit ce discours qui se pique d'évacuer de la langue française enseignée la culture qu'il véhicule ? Un corps d'inspecteurs péda­gogiques dont la francophilie culturelle, précisément, surprend l'observateur. Ce sont pour la plupart d'anciens instituteurs ayant parfaitement intériorisé toutes les vertus républicaines de la troi­sième république, et dont Fanny Colonna a décrit la formation comme l'idéologie dans sa remarquable thèse sur Les Instituteurs algériens [116]. De la formation de ce corps d'instituteurs promus à l'encadrement pédagogique par l'Indépendance, Mouloud Feraoun constitue la meilleure illustration, et ce n'est pas un hasard s'il est l'écrivain algérien le plus présent dans les pro­grammes d'enseignement du français. Feraoun constitue, comme le groupe d'anciens élèves de l'Ecole Normale de Bouzaréa qui lui survit, une sorte d' « homme-frontière « ayant parfaitement assimilé l'idéologie humaniste du système scolaire français, et en reproduisant en toute sincérité le double fonctionnement dans un discours culturel nouveau. Pour schématiser, on pourra dire ici que l'idéologie coloniale exhibait l'humanisme de son discours culturel en occultant la réalité politico-économique de la coloni­sation. Mais de la même façon, le discours scolaire de l'enseigne­ment du français dans l'Algérie indépendante exhibe l'anti-impe­rialisme de son discours culturel en occultant la réalité historique de la constitution de ce discours, comme de la formation des élites qui le représentent et l'exécutent. Il s'appuie pour justifier le mythe technocratique de la langue-objet neutre sur la prédomi­nance du français dans l'environnement technologique « moder­niste « en Algérie. P¨rédominance effective qui, détachée d’un contexte plus global auquel le discours fait référence au niveau de la valeur et non des faits réels, fonctionne comme un alibi. Nous nous trouvons donc bien devant un discours scolaire dont le fonctionnement mythique occulte l’histoire de sa propre constitution, tout comme oin l’a vu faire par le discours culturel de l’idéologie, dont ce discours scolaire est solidaire.

Ce discours scolaire sera donc, avec la littérature algérienne de langue française, dans un rapport ambigu. Car cette littérature, principalement lorsqu'on la réduit au modèle que constitue Feraoun, se prête à une célébration des valeurs sur lesquelles s'est cons­truit ce discours. Valeurs qui fonctionnent comme autant de « signaux scolaires « dont Christiane Achour [117] fait la descrip­tion en confrontant les extraits de Feraoun retenus par les manuels algériens d'enseignement du français, avec les manuels utilisés par Feraoun lui-même à l'Ecole Normale de Bouzaréa ou dans sa profession d'instituteur.

Cette célébration est d’abord un moralisme : par exemple celui du Fils du pauvre, dont certains passages peuvent être analysés comme illustrations de la leçon de morale du Livre de lecture courante de l’écolier indigène, volontiers paternaliste avec l’ »indigène » ou le « kabyle ». Paternalisme dont le modèle moral implicite est l’assimilation.

Cette célébration d’un modèle issu de l’école française se fait accumulation de "scolarismes" [118] dans l'écri­ture, particulièrement dans l'utilisation élémentaire de la métaphore, et un développement de nombreux clichés linguis­tiques. Quant aux modèles de narration de Feraoun retenus par les nouveaux manuels algériens, Christiane Achour les retrouve dans le Manuel pratique de l'art d'écrire de M. Courault, et Méthode française et exercices illustrés, de Crouzet, Berthet et Galliot, utilisés à l'école Normale de Bouzaréa dans la jeunesse de Feraoun, ou encore dans le Journal des instituteurs et institutrices qu'utilisaient les instituteurs d'Algérie en 1947. Tous développent ce "statut implicite de la littérature à l'école primaire qui est enco­re celui d'une réserve de modèles a-temporels : les "auteurs" n'y interviennent qu'à titre de référence, comme exemple, sans histoire, à la fois du bien dire et du bien penser (dictée-questions)" qu'avait souligné France Vernier [119]. Et c'est bien ce que confirment les instructions citées plus haut qui recommandent de choisir "des textes d'explications dans des oeuvres dont la langue se recommande par sa clarté, sa simplicité, et notamment les meilleures pages d'écrivains comme Feraoun et Mammeri".

J'avais moi-même souligné cette fonction de célébration dans le choix des extraits de littérature nationale de langue française par les manuels algériens d'enseignement secondaire [120]. Mon propos était alors légèrement différent, puisqu'il s'agissait de décrire l'image globale de la littérature nationale de langue fran­çaise que donnent les manuels d'enseignement du français au lycéen algérien. Aussi, là où Christiane Achour montre la célé­bration d'un modèle lié à un usage codé de la langue et de l'écri­ture diffusées par le texte féraounien des manuels, je m'étais placé essentiellement sur le plan du choix des thèmes, comme sur celui de l'importance des extraits d'écrivains algériens par rapport aux extraits d'autres auteurs.

Dans la présentation du manuel de deuxième année, et plus encore de celui de troisième année, les rédacteurs de l'Institut Pédagogique National soulignent l'importance qu'ils ont donnée aux extraits d'auteurs algériens. Dans quel but ? Avant tout pour "refléter les réalités algériennes sous leurs multiples aspects" : ces textes ont donc va­leur documentaire, dans un premier stade. On retiendra avant tout des textes descriptifs. C'est là une première fonction limitative de la littérature nationale. D'ailleurs cette description du milieu a un but précis : "préparer l'intégra­tion future de l'élève dans la société". Dans quelle socié­té ? La question n'est pas encore posée. Mais la subordina­tion du littéraire au social semble un premier impératif. L'affirmation suivante pose plus nettement l'idéologie com­me principe premier : "les thèmes abordés sont conformes à nos options et mettent l'accent sur le travail de l'homme, sur le sens de l'entraide et de la solidarité, sur l’amour de la liberté et la lutte contre toutes les formes d’exploitation, sur le rôle que la science et la technique jouent dans le devenir et le progrès des nations". Ainsi énoncée, sur un plan volontairement très général, cette thématique se présente d'abord comme celle d'un humanisme, à peine teinté de "progressisme" dans la "lutte contre toutes les formes d'exploitation". Cet humanisme, hérité de la culture occi­dentale, est celui d'une ouverture sur la modernité. Il i­gnore une partie des valeurs de la tradition, incarnées dans l'espace maternel.

Cependant, "traduite" dans la littérature algérienne que nous présentent ces manuels, cette thématique humaniste donne un son différent.

"Le travail de l'homme, le sens de l'entraide et de la solidarité" devient la description de l'unité du clan, de la "karouba", dans la société traditionnelle. Unité qui se manifeste particulièrement dans le travail, ou dans les ges­tes quotidiens et saisonniers de la vie collective du villa­ge. "Les travaux et les jours", le lien de l'homme et de la terre, des femmes et de la fontaine. Etude ethnographique d'un univers où l'industrialisation n'a pas encore pénétré, où le travail est encore celui du fellah, de la tisseuse ou de l'artisan. Quarante et un, parmi les soixante dix-huit textes maghrébins figurant dans les manuels, vont dans ce sens. La littérature algérienne, telle que la présentent les manuels scolaires, se réduit donc pour plus de la moitié à l'inventaire, souvent minutieux, de l'univers traditionnel. La description en apparaît comme le ressort essentiel. Ces lectures, d'ailleurs, ne doivent-elles pas apprendre aux é­lèves le "bien écrire", et le "bien écrire" ne commence-t-­il pas par l'art de la description ?

On rejoint ici certaines observations de Christiane Achour sur les manuels de l'enseignement primaire. Dans l'enseignement secondaire également, la plupart des textes pré­sentés sont ressentis comme exercices d'école, et, plus en­core, d'école française, dont il s'agit de retrouver un mo­dèle implicite du "bien écrire". à la manière encore de Fou­roulou Menrad, l'instituteur kabyle dont le Fils du pauvre de Feraoun serait le récit qui, ayant "lu Montaigne et Rousseau, Daudet et Dickens (dans une traduction) (.... ) considérait que si il réussissait à faire quelque chose de cohérent, de complet et de lisible, il serait satisfait" [121]. Là encore, Feraoun arrive nettement en tête pour le nombre d'extraits retenus, mais n'est-ce pas d'abord parce qu'il représente le modèle d'une écriture assimilée : celle qu'on enseignait à l'école Normale de Bouzaréa, dont son choix peut ainsi représenter une sorte de célébration im­plicite ? Qu'importe alors si la forêt berrichonne de George Sand a été remplacée par le village kabyle : le nom de Fe­raoun et le modèle français de la description resteront par­mi les marques mêmes de l'école ou même du lycée. Si bien qu'à la question : "Connaissez-vous un homme savant ?", que je posais lors d'une enquête porte-à-porte avec un ami géo­graphe à Ain M'lila, bourg agricole de Constantinois, en 1970, 58 sur 160 personnes interrogées répondent "Mouloud Feraoun", même lorsqu'elles ne parlaient pas français.

Cette célébration d'un type d'écriture comme d'un mo­dèle d'écrivain, à partir de l'annonce d'un thème idéologi­que humaniste beaucoup plus général prête à réflexion. Elle contribue de toute évidence à façonner ce modèle implicite de littérarité algérienne de langue française dont je poursuis ici la genèse. Modèle présenté comme un reflet de l'i­déologie, et c'est, bien entendu, une conception de la lit­térature sur laquelle il faudra revenir. Mais lorsque du mo­dèle idéologique on passe au modèle littéraire, il se pro­duit un rétrécissement, une spécialisation. Le modèle lit­téraire n'est pas qu'une valeur abstraite : il existe dans l'écriture même de Feraoun. Le modèle de littérarité rejoint le mythe. Le "type" de l'écrivain algérien de langue fran­çaise existe dans le discours social, parce que le discours scolaire le célèbre. Reste à savoir si cette célébration aura l'efficacité souhaitée.

On se trouve en effet, face à la littérature algéri­enne telle qu'elle est présentée par les manuels, devant le même phénomène de récupération des textes littéraires par le discours de l'école que Christiane Achour décrit dans le traitement de l’œuvre de Feraoun par les manuels de l'en­seignement primaire. Sous une apparente ouverture se des­sine un traitement assez homogène du texte littéraire d'ex­pression française, qui vise à reproduire un certain type de société, un certain regard sur notre société et surtout un certain rapport au savoir".

Cette récupération, par une sorte de spécialisation de l'annonce-programme largement humaniste de la présenta­tion des manuels de l'enseignement secondaire se retrouve dans le traitement du deuxième thème annoncé : le libellé "L'amour de la liberté et la lutte contre toutes les formes d'exploitation" est aussitôt compris comme le récit de sou­venirs de la guerre d'indépendance, ou comme la description des injustices du système colonial. Dix-neuf extraits dé­crivent les méfaits du colonialisme ou narrent des épisodes de la guerre de libération. Certes, l'Histoire récente de l'Algérie peut justifier cette réduction d'un thème humanis­te beaucoup plus vaste. Cependant on a vu la réticence, pré­cisément, du discours officiel à concevoir une investigation précise de cette Histoire récente. Et de fait, l'analyse critique n'est pas le fort de ces extraits choisis en fonc­tion de normes essentiellement patriotiques, entre autres dans certains romans de ce que j'ai appelé la "génération de 1962". Le jugement de Christiane Achour sur la cohérence idéologique du choix des extraits de Feraoun pourrait s'ap­pliquer ici à la cohérence que je relève du choix des ex­traits dans les textes de la "génération de 1962" si on lui ajoutait : "un certain regard sur notre histoire".

Et pourtant, c'est là que se situe la principale dif­férence entre ces manuels de l'enseignement secondaire et ceux de l'enseignement primaire. Christiane Achour montre l'occultation de la colonisation non seulement dans le choix des extraits, dans les manuels de l'enseignement pri­maire, mais encore dans leur traitement : à l'intérieur mê­me des extraits, toute phrase ou expression se rapportant à la colonisation est systématiquement supprimée, de même qu'est éliminée l'instance d'énonciation, qui créerait un ancrage historique. Dans les manuels de l'enseignement se­condaire au contraire, l'Histoire est bel et bien présente, mais autant sous forme de poèmes que sous la forme d'extraits des romans de la "génération de 1962". La péripétie narrative n'est pas supprimée, le réel est présent, mais sous une forme telle, cependant, qu'il se prête aux dévelop­pement des grands thèmes humanistes sur la guerre et l'in­justice auxquels l'enseignement français nous avait habi­tués, et auxquels ils peuvent se ramener. Or, ces grands thèmes sont précisément célébrés par les poèmes. La "spé­cialisation" du thème humaniste annoncé n'est donc qu'appa­rente. On a tout simplement ce que j'appellerai une natio­nalisation du thème humaniste. Mais on revient à l'humanis­me grâce à la convergence de deux modes d'écriture entre lesquels on pourrait répartir ces textes, et qu'on retrouve parfois simultanément dans certains : la célébration, cer­tes, mais aussi la commémoration (qui n'en est à tout pren­dre qu'une modalité). L'Histoire nationale devient ainsi une figure mythique répétitive toute baignée d'humanisme, qui rejoint la figure mythique de Feraoun sur laquelle débou­chait, pour l'essentiel, le traitement du premier thème-­annonce. Et qui n'est pas bien éloigné non plus de celle que proposaient les nouvelles de Promesses dont on a vu qu'elles ne sortent guère de la clôture d'une institution scolaire qui les informe, les produit et les consomme, pour mieux y retrouver ses modèles.

Manuels du primaire comme du secondaire se rejoignent donc dans le choix qu'ils font d'extraits des écrivains na­tionaux autour des deux impératifs implicites de célébration et de récupération, ou de commémoration. Or, ces deux impé­ratifs peuvent se ramener à cette transformation du fait en valeur qu'on avait vue avec Barthes dans le fonctionnement mythique de l'idéologie. La question qui se pose est cepen­dant, comme pour les nouvelles de Promesses, de savoir, quelle est l'efficacité de cette production ainsi ramenée à des schémas comparables à ceux de la production mythique, dans un contexte qui n'est pas le contexte bourgeois fran­çais décrit par Barthes dans les années 50. Parlant du "my­the de gauche dans un passage des Mythologies qui repose par ailleurs sur une conception limitative du mythe que j'ai déjà contestée, Roland Barthes constate cependant : "Oui, le mythe existe à gauche, mais il n'y a pas du tout les mêmes qualités que le mythe bourgeois. Le mythe de gauche est in­essentiel (.... ) la vie quotidienne lui est inaccessible (...). Enfin, et surtout, c'est un mythe pauvre, essentiel­lement pauvre. Il ne sait proliférer : produit sur commande et dans une vue temporelle limitée, il s'invente mal. Un pouvoir majeur lui manque, celui de la fabulation. Quoi qu'il fasse, il reste en lui quelque chose de raide et de littéral, un relent de mot d'ordre : comme on dit expressi­vement, il reste sec"[122]. Cette description malicieuse n'était certes pas pensée en fonction du contexte algérien, encore moins actuel. Force nous est cependant de constater que, tel du moins qu'il se manifeste dans les manuels d'en­seignement du français comme dans les nouvelles de Promesses, le produit mythique du discours scolaire algérien sur sa lit­térature nationale "est inessentiel". Que, "produit sur com­mande et dans une vue temporelle limitée, il s'invente malt'. Peut-être parce que (comme peut-être à tout discours scolai­re),"la vie quotidienne lui est inaccessible" ?

Il est en effet significatif de constater, toujours dans les manuels d'enseignement secondaire, que rares sont les extraits choisis d'écrivains algériens illustrant un aspect de l'idéologie que la présentation des manuels préconisait de souligner: « le rôle que la science et la technique jouent dans le devenir et le progrès des nations «. C'est à peine si cinq extraits montrent, dans l'opti­que misérabiliste également développée chez Feraoun, par le choix des extraits dans l'enseignement primaire, la difficile conquête du savoir lorsqu'on est fils de colonisé. Un seul texte algérien nous montre une réalisation de la science moderne : il s'agit d'une brève description de barrage, par Malek Haddad, dans le manuel de troisième année du secondaire. Surtout, le conflit que vivent quotidiennement les élèves entre une modernité qui les fascine plus qu'ailleurs et les contradictions de leur vie quotidienne est absent de ces extraits, alors que la littérature nationale de langue française l'a fort bien illustré. Faut-il rappeler, par exemple, que les lycéens, malgré les efforts de leurs professeurs pour leur mon­trer la description de la vie paysanne, et la lente prise de cons­cience politique des fellahs, ne retiennent de L'Incendie de Moha­med Dib, que ce très beau chapitre XVI, où, dans le flamboiement d'août le jeune Omar découvre avec émotion, près de la source où elle se baigne, les mystères troublants du corps de Zhor ? Or, si L'Incendie est, après La Terre et le sang, de Feraoun, le plus gros pourvoyeur de textes de ces manuels, aucun extrait du chapitre XVI n'y figure ! La découverte du corps, le senti­ment amoureux, n'auraient-ils pas de place dans la société où ces textes doivent « préparer l'intégration future de l'élève ? « Bien plus, la description de l'univers traditionnel à quoi la littérature nationale est le plus souvent réduite par les manuels, a-t-elle pour cet élève le même attrait de la découverte que pour le lecteur européen, à qui les romans de la « génération de 1953 « étaient primitivement destinés ? Même si l'univers décrit est bien réel, il gardera de l'image de sa littérature que lui donnent les manuels scolaires le sentiment de quelque chose d'inactuel, qui ne concerne pas ses aspirations profondes.

Un horizon d'attente doublement idéologique

Voici donc, sommairement décrits, quelques éléments de la « commande » que trouve en face de lui l'écrivain algérien actuel de langue française, s'il veut s'intégrer dans un fonctionnement littéraire national. Ou plutôt, de cet « horizon d’attente » dont j’ai déjà parlé d’après la définition qu’en donne Jauss, et dont on a vu jusqu’ici divers éléments constitutifs.

Cet horizon d'attente par rapport auquel l'écriture algérienne de langue française devra se situer, apparaît d'emblée comme hautement saturé d'idéologie. L'Histoire de l'Algérie, comme l'Histoire de sa littérature de langue française, ne parviennent à l'horizon d'attente dont ils vont être des éléments essentiels qu'à travers tout un réseau de lectures qui relèvent ici plus qu'ailleurs d'une interpellation idéologique.

En effet, l'existence nationale de l'Algérie comme celle de sa littérature de langue française étant des phénomènes récents, leurs Histoires ne peuvent se constituer qu'à travers ce que j'ai appelé des matrices signifiantes qui génèrent des discours relativement neufs, où la production mythique est l'un des éléments essentiels de la mise en place d'un récit codé, prédéterminé de l'Histoire.

Ce récit est constitutif de l'Identité. Il l'est à travers sa produc­tion d'un espace, et il est espace lui-même. Production de l'es­pace de la nation. Production de l'espace de l'Histoire. Production de l'espace des textes, parmi lesquels la littérature n'est pas des moindres. Par sa familiarité avec la production mythique, la litté­rature permet la constitution d'une grille de lecture du réel qui évite la fastidieuse et dangereuse exploration des faits comme des lieux.

Mais constituer l'identité, à supposer qu'elle soit une, est bien le piège dans lequel la littérature est de ce fait enfermée. Car peut­-on dire l'identité une, par-delà les diversités, sans tomber dans la clôture d'un espace entouré de miroirs, lesquels ne réfléchissent sans fin que les mythes répétés qui les ont dressés ? Et peut-on dire une histoire se proclamant unanimitaire, sans devenir le signe hagard et servile d'une identité mythique non moins hagarde ?

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Lecture du réel, le roman algérien d'expression française devra tenir compte d'autres discours qui lisent le réel avec lui, et lui fournissent des modèles de déchiffrement. Mais objet historique lui-même, il sera confronté à une lecture de son texte qui sou­vent lui préexiste, et lui fournit à son tour des modèles. Lecture préexistante informée par les romans algériens de langue fran­çaise antérieurs. Mais informée également par la lecture que l'idéo­logie fait à son tour de ces textes, l'idéologie produit, ainsi, des normes de narration dans la rencontre entre les textes antérieurs et ses propres structures signifiantes, entre la productivité mythique de textes, et ses propres mythologies. Cette lecture préexistante et ces normes de narration constituent ce que j'ai appelé une image collective de la littérature algérienne de langue française, compo­sante essentielle de l'horizon d'attente.

Mais cette image collective subit à son tour un double traite­ment idéologique. Le lecteur éventuel va se situer, non par rap­port aux textes eux-mêmes, qu'il connaît le plus souvent fort peu, si ce n'est par des souvenirs scolaires dont on a vu combien le discours est déformant, mais par rapport à cette image collective que discours idéologique, discours culturel, discours scolaire et dis­cours social auront contribué à forger pour lui. C'est par rapport à cette image collective que ce lecteur éventuel va développer un faisceau d'attitudes dans lesquelles, certes, interviendront ses pen­chants individuels, mais que l'idéologie malgré tout aura encore une fois contribué à former.

Ce sont ces attitudes que j’avais cherché à décrire dans l’enquête dont j’ai déjà parlé, et dont je vais tenter à présent de corriger l’empirisme de sa première formulation, en en reprenant les principaux résultats dans l’optique plus systématique développée ici [123]. Il s’agissait d’un sondage auprès de 203 lecteurs potentiels, choisis de manière à toucher le plus de catégories culturelles différentes, dans les limites de la minorité lisant suffisamment le français pour être capable de répondre par écrit à un questionnaire dans cette langue, afin de situer et de délimiter le phénomène de la lecture dans l’Est algérien. La lecture, on s’en doute, est très faible en quantité, mais en même temps très valorisée. Lire, en quelque langue que ce soit, est toujours un acte noble. On lit peu pour se détendre. Par contre, l’écrit est la clé, pour celui qui le possède, d’un espace autre, l’espace de la Cité, où sont curieusement rassemblées, même si elles se combattent parfois, les deux paroles par excellence : celle du Livre, le Coran, et celle de la Science, souvent étrangère. Mais il est aussi le mode d’appropriation du langage de la modernité : le langage politique, qu’il soit en arabe ou en français. Le livre politique est le plus prisé parmi les genres retenus consciemment par ceux qui associent langue arabe et engagement révolutionnaire. Si l’écrit véhicule le savoir, il est aussi l’outil de la réflexion, et quelquefois de la remise en question.

Dans ces conditions, quelle sera l'attitude des lecteurs potentiels devant leur propre littérature nationale ? Il m’a semblé intéressant de décrire :

1)      comment ils voient cette littérature ;

2)      ce qu'ils en attendent.

Du premier de ces deux points dépend en effet l'intérêt qu'ils porteront à cette littérature : pour qu'ils la fassent vivre par leur lecture, il faut d'abord qu'ils soient tentés d'en ouvrir les livres.

Du second point dépendra un autre aspect de la « commande « dont je parlais plus haut. Car la « commande « du discours social, que j'ai touchée essentiellement dans cette enquête, n'est pas for­cément celle du discours idéologique auquel j'assimilais un peu vite le discours social dans ma première approche. Certes, le discours culturel de l'idéologie contrôle en partie le discours social, en se servant des différents « appareils « à sa disposition, dont l'institution scolaire n'est pas le moindre. Mais en ce qui concerne l'Algérie, qui n'est pas un pays industrialisé comme ceux que décrivent les marxistes, la situation est bien plus com­plexe. Pour une bonne compréhension de ce qui va suivre, il est d'abord nécessaire de souligner une fois de plus que le discours social fonctionne à deux niveaux parallèles, que l'on peut « spa­tialiser « comme correspondant l'un à l'espace de la Cité, l'autre à l'Espace maternel. Le terme « d'espace « est entendu ici au sens large : il signifie aussi l'espace d'une parole, ou d'un discours. Les réponses que l'on peut obtenir aux questions d'une enquête, en français, et portant sur la littérature, relèveront de toute évi­dence, du moins lorsqu'elles seront conscientes, du discours de la Cité par lequel l'individu interrogé assure sa socialité : ses rap­ports avec les autres selon des codes essentiellement forgés par l'école. C'est dans ce discours lié à un espace social ouvert que l'enquêté sera le plus perméable à l'idéologie, puisque précisément l'idéologie va lui fournir là des modèles d'intégration sociale, exté­rieure. On ne s'étonnera pas d'y voir un tel impact du discours scolaire.

Cependant, même dans cet espace descriptif de la Cité, et en reprenant provisoirement la terminologie d’Althusser, l’A.I.E. reste dominant dans certains milieux, et il est rarement récusé totalement, même chez les personnes qui partagent le plus les modèles "progressistes" de l'A.I.E. scolaire. D'ailleurs, tout moulé que soit le dis­cours scolaire algérien sur l'idéologie de la troisième ré­publique française dont il est en partie issu, il n'en a pas retenu l'anticléricalisme, et dans sa communication citée w plus haut, Christiane Achour montre l'occultation du scepti­cisme religieux dans le "texte feraounien" de l'institution scolaire. Le discours scolaire ne va pas, dans les manuels d'enseignement du français du moins, car le français reste symbole de laïcité, jusqu'à se faire le relais de l'A.I.E. religieux (un seul extrait sur la foi, dans mes relevés d'ex­traits des manuels de l'enseignement secondaire, un texte de Malek Bennabi), mais il y a en quelque sorte coexistence en­tre deux A.I.E. dont l'origine n'est pas la même, et qu'on cherche à faire participer tous deux à un seul discours cul­turel d'unanimité nationale.

Or, si je considère, on l'a vu, le discours religieux comme participant de l'espace de la Cité, et même de l'histo­ricité, il n'en relève pas moins d'une sorte d'envers, de dé­doublement, de repli sur soi par rapport à l'humanisme du discours scolaire de langue française. L"'Islam jacobin", pour reprendre la terminologie de Bruno Etienne et jean Leca, s'il participe du "Centre", n'en est pas moins le relais en­tre ce "Centre" et la "Périphérie" où un discours religieux plus traditionnel reste souvent l'un des gages de la légiti­mité. Certes, la "Périphérie" ne coïncide pas avec ce que j'appelle "espace maternel" dans la mesure où elle comprend le nationalisme marxiste (et non celui, marxisant, du "Cen­tre"), mais dans son opposition même avec le "Centre" elle constitue également une bipolarisation spatiale des discours en présence, bipolarisation dans laquelle l'islam joue le rô­le d'un pont entre le"Centre" et la "Périphérie", dans la me­sure où il constitue lui-même un discours double. Or, l'islam traditionnel qui, tout en étant de la "Périphérie", n’a aucun point commun avec le nationalisme marxiste, est bien le versant de l'islam que l'on peut situer dans ce que j'appel­le "l'espace maternel", niveau second, plus secret, plus pro­tégé, mais toujours présent, de ce double fonctionnement du discours social que je viens de dégager, et que l’enquête illustrera, mettant particulièrement en lumière les deux niveaux quasiment étrangers l'un à l'autre du discours islami­que. Double niveau qu'on ne peut expliquer, dans l'optique que j’ai choisie, que par le fonctionnement parallèle de l'espace de la Cité et l'espace maternel.

Les deux questions « comment les lecteurs potentiels voient-ils leur littérature ? « et « qu'en attendent-ils ? « vont donc a priori être modalisées de façon différente. Dans la mesure où la connais­sance de la littérature nationale passe le plus souvent par les filtres idéologiques de l'appareil scolaire comme de l'appareil culturel en général (presse, discours officiels, etc.), les réponses à la pre­mière question seront fortement teintées par cette idéologie, qui est celle de la Cité, celle d'un discours à usage externe. Par contre, « l'attente « étant a priori un critère plus individuel, échappera-­t-elle aux critères idéologiques pour manifester davantage certains aspects refoulés de l'Espace maternel ? Y répondre positivement serait méconnaître que l'impact idéologique est plus complexe qu'il n'y parait: malgré sa tentative de clôture sur soi par le fonc­tionnement mythique, le discours culturel de l'idéologie ne peut éviter l'intrusion de contre-discours, tout autant idéologiques que lui, et participant donc au même titre de l'espace de la Cité.

Parmi ces « contre-discours « l'inévitable diffusion de modèles de vie extérieurs, et les prestiges d'une consommation à l'euro­péenne créent une mythologie autrement puissante que celle de l'idéologie nationaliste. Cette mythologie des modèles extérieurs participe exclusivement de l'espace de la Cité, car elle ne peut en aucune manière intervenir dans l'Espace maternel, étant de nature totalement allogène. C'est pourquoi elle sera elle-même récupérable, malgré ses dangers, par l'idéologie. On peut donc affirmer dès à présent que l'image collective de la littérature natio­nale telle que les deux questions ci-dessus la résument se présen­tera sous un jour essentiellement idéologique, spatialisé le plus souvent dans la Cité, même si parfois j'ai pu lire également l'Es­pace maternel dans certaines réponses.

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Comment donc les lecteurs potentiels interrogés voient-ils leur littérature ?

Pour préciser ce point, il convient d'abord de voir la place qu'ils lui donnent dans l'ensemble de la littérature, ou des litté­ratures, qu'ils connaissent. L'image de la littérature nationale est tributaire de l'image de la littérature en général que véhiculent plus ou moins consciemment les personnes interrogées. J'ai essayé de préciser ces deux images en demandant : « Quels sont les cinq écrivains que vous connaissez le mieux ? «. Or, après une pré­-enquête orale, que le dépouillement des réponses à cette question confirmait, j'avais, pour simplifier, réduit l'image possible de la littérature à quatre grandes « masses « : les auteurs « scolaires «, les auteurs « pour intellectuels «, les lectures de détente, les auteurs maghrébins.

Une première remarque s'impose : le faible nombre des auteurs « de détente «, catégorie dans laquelle j'avais classé pêle-mêle la plupart des romans à grand tirage français ou étrangers et les romans policiers : les auteurs de ce dernier genre ne totalisent que 1,7 % des réponses. La littérature n'existe, en grande partie, que par la lecture scolaire : on cite peu les « best-sellers « du moment dont les noms reviennent dans les réponses à des enquêtes du même type en France. Par contre, les « auteurs scolaires » (41 %) sont les plus nombreux. Et ils correspondent le plus souvent a programmes de l'enseignement secondaire.

C'est la convergence du discours culturel et du discours scolaire qui explique la seconde place des écrivains maghrébins. Le discours scolaire les dévalorise par rapport aux « classiques » fran­çais, qui restent ses grands modèles, mais il est rejoint par le discours culturel pour faire jouer aux auteurs maghrébins ce double rôle de célébration et de commémoration qu'on a décrit plus! haut. C'est pourquoi, tout en étant seconde, la place de ces auteurs est tout de même presque aussi importante que celle des « auteurs scolaires » français, pourtant davantage enseignés. Et cette fonction de célébration scolaire qui ne recoupe pas une lecture effective est confirmée par l'importance démesurée de Feraoun (100 réponses, contre 30 à Kateb, et 3 à des écrivains algériens plus récents, comme Boudjedra par exemple), suivi de peu par Dib : il s'agit bien entendu ici du Dib des premières oeuvres, La Grande maison et L'Incendie, et non de celles qu'on verra plus loin). Certes, les manuels que j'ai étudiés sont trop récents pour avoir servi au plus grand nombre des personnes interrogées, mais ils sont le reflet d'une image scolaire de la littérature algérienne dont par­ticipent les réponses obtenues. Une coïncidence troublante dans ces manuels (première et quatrième années secondaire) Mouloud Feraoun totalise 36,6 % des textes d'auteurs algé­riens cités; sur le total des réponses au questionnaire ci­tant Feraoun, Dib, Mammeri et Kateb, soit les quatre écri­vains algériens "scolaires", Feraoun totalise 36,9 % Et si l'ensemble des écrivains maghrébins totalise 37 % des répon­ses au questionnaire, ces écrivains fournissent également 37 % des textes illustrés du manuel de seconde année secon­daire. Ces rapprochements sont peut-être faciles : ils montrent cependant que les manuels sont le produit d'une image collective de la littérature algérienne qu'ils tendent à ins­titutionnaliser. Mais inversement, si les auteurs algériens ou maghrébins connus se réduisent à ceux qu'on retrouve dans les manuels scolaires, ou peu s'en faut, la toupie en mouve­ment dont parle Jean-Paul Sartre à propos de l'objet littéraire [124] n'est-elle pas déjà en train de prendre sa place, respectable mais figée dans le musée du patrimoine natio­nal ?

Ainsi les écrivains maghrébins ne sont presque con­nus qu'à travers les grilles de lecture idéologiques des appareils scolaire et culturel. Car, s'il y a très peu de lectures non-scolaires (110, pour les auteurs de littératu­re française du XXème siècle et 53 pour les "best-sellers"), ces lectures non guidées par des schémas de lecture idéolo­gique nationaux (ce qui ne les empêche pas d'être guidées en partie par la mythologie des modèles extérieurs dont je par­lais plus haut) ne se portent guère sur des écrivains algé­riens récents, ce qui tendrait à montrer une production nationale totalement prisonnière des schémas de lecture des discours culturel et scolaire, de la commémoration et de la célébration. Refaite aujourd'hui, cette enquête donnerait probablement, sur ce point, des résultats un peu différents. L'activité théâtrale et politique récente de Kateb Yacine l'aura peut-être fait connaître un peu plus dans l'actuali­té du débat sur la culture. La présence de Boudjedra et la vente de ses livres chez la plupart des libraires le feraient probablement citer par plus de trois personnes. Mais les dif­férences seraient certes minimes et n'infirmeraient pas, en tout cas, ma thèse d'une lecture essentiellement idéologi­que dans laquelle, simplement, la fonction de commémoration céderait un peu le pas devant une contestation qui reste i­déologique. La fonction de la littérature, si elle n'est pas de célébrer, est donc de démontrer. Mais le discours cultu­rel auquel les écrivains algériens sont associés par l'ima­ge collective est le plus souvent commémoratif, inactuel, tourné vers le passé et inadapté en tant que tel, à la fois aux réalités du présent et aux espérances de l'avenir. C'est pourquoi les personnes cochant le moins ces écrivains sont également celles qui déclarent désirer une vie plus indépen­dante (29,4 %, taux le plus faible, contre 65 % aux person­nes préoccupées par la matérialité de leur ascension sociale: "réduire des difficultés matérielles") ou avoir une ac­tivité sociale ou politique (32,4 % dans cette catégorie).

Nous ne serons plus étonnés à présent de voir que les personnes désirant connaître la langue et la littérature françaises sont peu nombreuses à citer des écrivains algé­riens d'expression française (40 %), alors que ces mêmes é­crivains sont cités par 54,1 % des personnes désirant savoir l'arabe classique, et 59,7 % de celles qu'attirent les se­crets des machines les plus compliquées : associés au dis­cours culturel, et rejetés en tant que tels par la première catégorie, ils sont assumés au contraire avec fierté par le nationalisme des seconds. Ils font enfin partie, avec l'éco­le qui les véhicule, du prestige de la Cité pour les der­niers. Quand on saura cependant que les personnes désirant savoir par cœur le Coran sont relativement peu nombreuses (41 %) à citer des écrivains algériens, on constatera égale­ment que le livre algérien est frappé chez eux du même ostra­cisme que le livre en général, et qu'il n'est pas question . pour lui non plus de pénétrer l'espace secret, réfractaire à l'écrit, de la mère. Si l'existence de l'écrivain algérien donc, flatte le nationaliste, même et surtout "arabisant", son texte n'en est pas moins refusé par le musulman tradi­tionaliste comme une effraction dans l'espace culturel le plus profond : c'est un aspect de l'ambiguïté souligné plus haut, d'un discours se situant à la fois dans le "Centre", lorsqu'il s'agit des nationalistes islamiques "jacobins", et à la "Périphérie" pour les musulmans traditionalistes. Mais l'on rencontre même ici l'ambiguïté de tout le discours na­tionaliste sur la littérature algérienne de langue françai­se, dont l'existence flatte la fierté des uns, mais dont la langue entraîne une ouverture à la différence refusée par les autres.

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J'ai tenté, par ailleurs, de préciser ce que j'appelais « l'attente profonde » des lecteurs potentiels d'une littérature nationale en Algérie, en proposant aux personnes interrogées de choisir entre neuf thèmes qu'elles conseilleraient d'évoquer à un écrivain algérien.

L'une des dernières proposées, à cause de son apparente abstrac­tion, cette question suscita pourtant un très fort pourcentage de réponses, ce qui souligne à la fois la force de cette « attente », et l'évidence d'une conception dirigiste de la littérature : le prin­cipe même de la question n'a choqué personne, semble-t-il. Pour­tant, cette constatation infirme ma conception empiriste première, et si elle permet certes de parler d' « attente », elle n'autorise pas à qualifier cette attente de « profonde », c'est-à-dire échap­pant au métalangage de l'idéologie, ou de la Cité. Tel­le qu'elle était proposée, la question ne portait que sur des contenus, ignorant totalement l'écriture du texte litté­raire, dont on sait assez à présent que ce n'est pas le fait de "parler d'un sujet révolutionnaire" qui le rend "révolu­tionnaire" pour autant. Henri Mitterand entre autres a mon­tré comme l'écriture de Zola, malgré l'engagement personnel de l'auteur et le choix de ses sujets, était en fait une é­criture "bourgeoise" [125]. C'est-à-dire que la question ne sortait pas d'une problématique uniquement idéologique.

Et c'est la limite de ce type d'enquête: lorsqu'il s'agit de littérature : condamnée, parce que participant d'un discours qui n'est pas celui de la littérature, à ignorer l'écriture, l'enquête ne peut en saisir que quelques-uns parmi les dis­cours qui l'accompagnent, et les différents discours idéolo­giques, institués ou oppositionnels (leur langage, à la li­mite, est le même) seront ici nécessairement privilégiés. Ce sont ces discours qui constituent cependant en grande partie l'horizon d'attente conscient des lecteurs potentiels de toute littérature, dans la mesure où la créativité de l'écart, dont j'ai parlé plus haut, consiste en grande par­tie à dire pour la première fois ce qui était latent mais non encore dit, et encore moins évident pour tous.

Qu'elle le veuille ou non, les réponses à une enquête apporteront d'abord des évidences, même si celles-ci s'expri­ment pour la première fois dans le cadre du dialogue avec l'institution que constitue implicitement toute enquête. Or l'évidence a toujours déjà été formulée, dans le cadre d'une idéologie, reconnue, officielle, ou au contraire tue mais latente. Pour obtenir une réponse, la question doit être for­mulée dans les termes d'un métalangage reconnaissable, et donc, déjà, surdéterminé. L'"attente profonde", et donc né­cessairement informulée, ne peut être formulée que par l'é­crivain véritablement créateur, et reconnue (ou non) ensui­te par le lecteur. Le lecteur potentiel, s'il la formule, devient lui-même le créateur, ce qui, certes, n'est pas un mal, mais n'est pas "significatif" pour l'enquêteur.

Cette forte dimension idéologique de l'attente des lecteurs se manifeste dans leur revendication d'une littérature authentique­ment nationale (refus très grand de « mêmes sujets que les écri­vains français »), qui contredit en partie le modèle français sco­laire de l' « écrivain » qu'on a pu relever plus haut. On retrouve ici la fonction de célébration de l'écrivain national.

Cependant, si on a le plus souvent associé la fonction de célé­bration et celle de commémoration de la littérature dans les dis­cours culturels institués, ces deux fonctions divergent nettement au niveau de l'attente. Même si les termes de cette attente sont ceux de langages idéologiques, ces derniers ne rejoignent pas néces­sairement ceux du discours culturel institué. C'est là que ce critère d' »attente" se révèle efficace malgré les limitations que j'ai pu lui apporter.

Si la "lutte avant 1962 pour l'Indépendance" et "vie et mœurs des fellahs" obtiennent respectivement 44,3 % et 47,2 % des "oui", ces thèmes sont tous deux en dessous de la moyenne des pourcentages dans cette colonne : 47,4 %, même s'ils approchent de cette moyenne. Ils sont également, le premier surtout, parmi les thèmes les plus refusés par le public (20,1 % et 15,7 %). On sent donc à leur égard une certaine lassitude, ou pour le moins un désintérêt qui affecte, on l'a vu, l'ensemble de la littérature algérienne d'expression française lorsqu'elle est réduite à ces deux thèmes. Où ce refus est-il le plus caractérisé ? 26 % des étudiants refusent le thème de la guerre, contre 6 % seule­ment des fonctionnaires ou employés. Le refus va grandissant avec le niveau d'instruction : 7,5 % dans le premier cycle secondaire, 22,2 % dans le deuxième cycle, et 51,6 % au ni­veau supérieur; ou avec la quantité des livres lus : nul chez ceux qui ne lisent aucun livre, il monte à 30 % parmi ceux qui en lisent le plus. Enfin, le rapport entre le nom­bre de réponses "oui" pour ce thème, et celui des "inutile" ou des "non" (oui/non + inutile) accuse une différence énorme selon qu'il est : de 1,1 chez les personnes désirant con­naître parfaitement la langue et la littérature françaises, ou de 4,3 chez les personnes désirant savoir parfaitement l'arabe classique. La première de ces deux catégories, qui est certainement la plus sensible aux modèles mythiques ex­térieurs, est également la moins sensible aux normes du dis­cours culturel institué. D'autres questions sur lesquelles je ne peux revenir ici montrent cependant la marginalité assez grande de cette catégorie culturelle, et son refus global de l'idéologie, d'un engagement politique quel qu'il soit.

"Les valeurs éternelles de l'Islam" est le thème pro­prement algérien ou maghrébin à la fois le moins demandé (35,9 %) et le plus refusé (20,6 %) : le rapport entre les "oui" et les "non" ou « inutile » n’est que de 1,7 (il était de 2,2 pour la guerre d'Indépendance, et de 3 pour la peinture de la société paysanne). Il est intéressant de consta­ter cependant que ce rapport est le plus fort chez les fonc­tionnaires non enseignants (6), et le plus faible chez les enseignants et les étudiants (1,3 et 1,4), qui se montrent ainsi une fois de plus les catégories socio-professionnelles les plus "laïcisées" de l'échantillon. Le refus de glorifi­cation de l'Islam va aussi grandissant avec le niveau d'ins­truction : il est de 11,4 % chez les sujets du niveau pre­mier cycle, 23, 4 % dans le second cycle, 41,7 % au niveau supérieur ; ou avec l'habitude de la lecture : 16 % chez ceux ou deux livres en trois mois, 21 % chez  ceux qui en ont lu 3, 4 ou 5, 49,8 % chez ceux qui en ont lu 6 ou davantage.

On retrouve ici la laïcité non avouée du discours scolaire d'origine française. Mais aussi la laïcité de la littérature profane comme de l'idéologie. Car la laïcité n'est pas propre à l'expression en langue française : l'ouverture à la laïcité des personnes désirant savoir par­faitement l'arabe classique est démontrée, malgré certains préjugés, par le fait qu'ils sont les plus nombreux proportionnellement (33,3 %) à refuser les "valeurs éternelles de l'Islam".

L'Islam était refusé par conviction politique ou par agacement personnel. Il l'était en tant qu'Islam, et non en tant qu'illustration de l'Islam dans l’œuvre littéraire. Le plan quadriennal, dont la nécessité est reconnue par tous, soulève bien moins de refus, puisque ceux-ci seraient d'ordre purement esthétique, littéraire, et non politique. Les personnes exprimant leur refus de ce thème sont peut-­être surtout celles dont le niveau d'instruction est suffi­sant pour les avoir amenées à se poser le problème du jdano­visme. Mais surtout, le plan quadriennal a beaucoup moins mo­bilisé l'opinion que ne devait le faire, peu de temps après que cette enquête ait été réalisée, la Révolution agraire, dont il n'était pas encore question de parler en 1971. Si cette enquête pouvait être refaite, il est évident que le thème de la Révolution agraire devrait remplacer celui du plan quadriennal. Car la Révolution agraire a suscité de nombreuses animations culturelles, essentiellement de la -_ part des étudiants volontaires, dûment encadrés, certes, par les "commissions culturelles" des universités.

Quoi qu'il en soit, les thèmes proposes jusqu'ici sont essentiellement ceux, liés à la célébration ou à la com­mémoration, du discours culturel institué. Ces thèmes obtien­nent un succès honorable, certes, mais ne dépassent jamais la moyenne des "oui" obtenus par l'ensemble des thèmes pro­posés. C'est au contraire à leur propos que se dessinent les oppositions les plus marquées. Ces oppositions cependant sont d'ordre politique plus que littéraire, et ne mettent pas en question la problématique idéologique qui est celle du questionnaire lui-même. Elles marquent une lassitude idé­ologique face au discours idéologique institué : un refus essentiellement de la commémoration, puisqu'on a vu que la célébration, au contraire, reste une fonction essentielle de la littérature nationale.

Les trois derniers thèmes proposés n'échappent pas à une problématique idéologique. Mais les "problèmes de la jeunesse et de la famille dans l'Algérie actuelle", la "si­tuation de la femme et les problèmes du couple", et "l'émigration" représentent précisément les trois failles majeures du discours culturel institué : celles qui marquent le plus l'intrusion d'une quotidienneté vécue dans l'abstraction d'un discours idéologique dont on a vu que le fonctionnement mythique servait en partie à occulter le réel, d'une opaci­té triviale dans sa transparence allégorique. Certes, l'émi­gration est un thème fréquent du discours politique officiel, relayé par l'Amicale des algériens en Europe. Thème particu­lièrement actuel, qu'exploitera Topographie idéale pour une agression caractérisée de Boudjedra, en 1973-1974, avec les attentats racistes en France et l'arrêt unilatéral de l'émi­gration décrété par le président Boumédienne le dix-neuf septembre 1973. Mais cette actualité même montre en fait la carence, l'impuissance devant une réalité qu'il ne peut résorber d'un discours qui, une fois de plus, occulte le réel dans une suppression formelle qui ne fait qu'accroître les difficultés des émigrés sans rien résoudre.

Quant à la famille et aux femmes, jean Leca a montré qu'elles constituaient le thème précis où se révèlent le plus les contradictions entre ses différentes thématiques, que le discours culturel de l'idéologie tente d'occulter, comme on l'a vu au début de ce chapitre : la définition de la famille algérienne et du statut de la femme est abandon- née, dans le centre des décisions où les deux groupes co­existent, par les "intellectuels marxisants" aux "intellec­tuels traditionnels", moyennant la maîtrise du pouvoir éco­nomique. Or, il est évident que ce partage entre le pouvoir économique et une grande partie du pouvoir culturel ne peut conduire qu'à la contradiction entre deux logiques diffé­rentes sur les thèmes où se manifeste le plus leur inconciliabilité. On a vu comme la femme, associée à la famille, fait partie des trois valeurs-refuges de la mythologie légi­timante du discours culturel établi, et comme elle est lé lieu de l'honneur et de l'intégrité, par le silence même dont on l'entoure, qui en est le meilleur garant dans une telle logique. Mais la logique de l'industrialisation suppose au contraire une participation de plus en plus grande des femmes à la Cité, et une ouverture donc de l'espace famili­al. Cette contradiction irréductible est donc bien la fai­blesse majeure de l'alliance bien fragile entre les deux cou­rants du Centre. Alliance qui ne peut se maintenir qu'en oc­cultant cette faiblesse par sa production mythique même. Le silence et les contradictions du discours officiel sur ces domaines sont donc assez difficilement ressentis par le dis­cours social "moderniste". Quant au discours marxiste, il y trouvera une arme contre l'alliance, constitutive du Centre dont il est périodiquement exclu, entre intellectuels marxi­sants et intellectuels traditionnels. Or ce discours marxi­sant est incontestablement l'un des éléments constitutifs les plus importants de cette attitude face à une littératu­re nationale de langue française, dans la mesure où la "soif d'idéologie" dont j'ai déjà parlé lui donne un râle prépon­dérant de modèle culturel, à défaut d'adhésion effective, auprès des lycéens, étudiants et enseignants, qui consti­tuent, de fait, la majorité des "lecteurs potentiels" dans les deux langues. Ces deux thèmes sont donc les plus "deman­dés" (71,4 % et 65,5%), et les moins refusés, avec l'émi­gration (3,8 % et 7,3 %, pour 6,3 % seulement de refus de l'émigration). Ils sont également ceux pour lesquels le nom­bre de non-réponses est le plus faible : 17,2 % contre 40 % pour l'ensemble des autres thèmes.

D'ailleurs, l'inviolabilité de l'espace maternel re­paraît malgré tout dans le refus du deuxième thème, deux fois plus important que celui du premier : 7,3/,est, certes, un taux assez bas; il dénote cependant une résistance à ce thème qui eût probablement été plus forte dans un échantillon plus diversifié. Ce sont en effet les enseignants, dont on a vu par ailleurs qu'ils étaient les plus nombreux à choisir Hommes en grève et Ma Mère fut répudiée sur une lis­te de titres fictifs, donc à montrer leur engagement critique, et non plus seulement nationaliste, qui cochent "oui" à 93 % pour les problèmes de la jeunesse, à 82,5 % pour ceux de la femme, alors que les étudiants et lycéens, dont certains sont encore trop dépendants de cet espace maternel, et effrayés peut-être par l'idée d'en briser la clôture, sont relativement moins nombreux à cocher "oui" pour la situation de la femme et du couple, et sont les seuls dans l'échantillon à cocher "non".

Ce sont les plus grands liseurs qui veulent le plus voir dénoncer la situation de la femme dans les livres algé­riens : ils sont 76,2 % de ceux qui ont lu 11 livres et plus en trois mois dans ce cas, et le taux va diminuant à mesure que diminue l'habitude de lecture : 72,3 % pour ceux qui ont lu de 3 à 5 livres, 66,9 % pour ceux qui n'en ont lu qu'1 ou 2, et 40,8 % pour ceux qui n'en ont lu aucun. Ce minimum reste malgré tout un taux élevé.

Ici encore, les personnes déclarant vouloir parfaitement l'arabe classique se montrent les plus résolu­ment ouvertes à la Cité, en cochant la situation de la femme à 78,9 % (contre 63,3 % seulement des personnes désirant con­naître la langue et la littérature françaises). L'espace ma­ternel est cependant le mieux préservé de l'écrit par les personnes désirant savoir par cœur le Coran, qui ne sont que 5 en tout à cocher ce thème, et chez qui le quotient des "non" ou "indifférent" est le plus faible : 1,6 pour une moyenne générale de 8,9 à ce thème.

Les pourcentages de réponses dans l'un ou l'autre sens obtenues par les "problèmes de la jeunesse et de la fa­mille" s'avèrent, sans que nous entrions ici dans le détail, rigoureusement parallèles à ceux concernant la "situation de la femme et du couple". Dans les deux cas, les personnes les plus ouvertes à la Cité sont aussi celles qui désirent voir l'écrivain traiter ces thèmes.

Pour une lecture spatiale de l'énonciation

Formulée explicitement, l'attente face au livre est donc essentiellement idéologique, et participe à ce titre de l'espace de la Cité. L'espace maternel n'est pas formulable dans les termes proposés ici. S'il se manifeste dans les ré­ponses à l'enquête, c'est sous forme de refus qui le préser­vent. Mais l'idéologie, qu'elle soit instituée ou - surtout oppositionnelle, n'en reste pas moins l'élément essentiel de l'horizon d'attente que va rencontrer l'écrivain, dans lequel il devra inscrire son écriture. Car ce qui est peut-­être plus difficilement concevable encore dans un pays du Tiers-Monde qu'en Europe, c'est la spécificité même du texte littéraire lorsqu'il est écrit en français. L'un des aspects essentiels de l'aliénation néo-coloniale, me semble être cette dévalorisation de la forme artistique au profit du contenu, de l'idée. Mythe, encore, d'un matéria­lisme idéologique qui privilégie ce que Foucault appelle la "volonté de vérité" [126] au détriment du libre foisonnement des formes signifiantes, l'énoncé au détriment de l'énoncia­tion, comme si l'énoncé pouvait exister sans l'énonciation qui le fait être, qui le produit. Car, quel que soit l'objet d’un discours, sa maîtrise ne pourra toujours être que my­thique si l’on ne commence pas par revendiquer d'abord la maîtrise de l'énonciation  même de ce discours. C'est-à-dire si l'on ne commence pas par poser la question du lieu d'où parle le discours que l'on véhicule. Une "volonté de vérité" qui ne mettrait pas en question la nature même de son signi­fiant, c'est-à-dire le lieu de son énonciation, se condamne à l'inefficacité, au ronronnement, à la répétition mythique de formules de plus en plus séparées du réel, même si elle en revendique la caution. Le réel, avant d'être le référé d'un discours, est la matérialité de ce discours même, comme de son lieu d'énonciation.


Chapitre 5 :
La surdétermination idéologique des romans publiés à la S.N.E.D.

Y a-t-il un manque commémoratif ?

C'est dans le contexte d'un discours culturel et d'un horizon d'attente explicite dominés par l'idéologie qu'il faudra donc situer la production romanesque de langue française publiée sur le sol national par la S.N.E.D., et suscitée par les circuits nationaux de diffusion. Or, un survol rapide des sujets des douze romans de langue française publiés par la S.N.E.D. de 1967 à 1980 alourdit encore le constat que j'avais pu faire à partir des nouvelles de Promesses: seuls La Mante religieuse de Jamal Ali-Khodja (1976) et Les Conquérants au Parc rouge (1980) de Chabane Oua­hioune ne situent pas tout ou partie de leur action dans le cadre de la guerre d'Indépendance. La proportion de romans consacrés à la Révolution est donc bien plus forte encore que celle que laissaient apparaître les nouvelles de Promesses. La fonction com­mémorative semble bien être le projet essentiel du discours litté­raire de l'institution culturelle nationale.

A cet égard, les deux premiers romans édités par la S.N.E.D. alors même (1967) qu'en France, Ahmed Azeggagh venait de publier L'Héritage [127], récit maladroit certes, mais annonciateur d'un discours de rupture que d'autres écrivains amplifieront après lui, sont significatifs d'une effective partition géographique de l'espace de la parole romanesque algérienne de langue française. Il semble en effet que la production sur le sol national se réduise d'autant plus à des récits de ralliement à un discours commémo­ratif, que ce dernier est davantage mis en question de l'extérieur. Entre janvier 1966, date de création de la S.N.E.D. (bien peu de temps après le coup d'Etat du 19 juin 1965 et l'exil ou l'emprisonnement d'un grand nombre d'intellectuels), et juillet 1969, date du fes­tival panafricain d'Alger, le débat culturel bat son plein, particulièrement lors du Colloque culturel national de juin 1968 [128]. Or, sï Azeggagh s'élève contre la haine des dis­cours d'exclusion de l'autre et proclame :

"Arrêtez de célébrer les massacres
……………..
La jeunesse trop jeune à votre goût
Insouciante et consciente
Sait" [129]

et si Mostefa Lacheraf dénonce l'exploitation littéraire a­busive de "l'héroïsme guerrier dans sa conception individua­liste et fracassante et sa finalité souvent gratuite et ro­mantique", à laquelle il reproche de "perpétue(r) un natio­nalisme anachronique et (de) détourner les gens des réalités nouvelles et du combat nécessaire en vue de transformer la société", au profit d'une bourgeoisie qui cache ainsi son "ascension imméritée" [130], les gardiens de l'espace discur­sif culturel national ne l'entendent pas de cette oreille. Et c'est précisément Salah Fellah qui s'élève dans un arti­cle contre la revendication d'une liberté d'expression par les participants au Colloque culturel national : "Dans un pays révolutionnaire comme le nôtre, une telle revendication surprend, déconcerte, pour ne pas dire scandalise l'obser­vateur le moins averti" [131]. Et son roman, Les Barbelés de l'existence inaugure, avec Les cinq doigts du jour de Hocine Bouzaher [132], cette série romanesque comme une affirmation de conformité "révolutionnaire", la juxtaposition de ces deux termes n'étant pas une des moindres contradictions d'un discours culturel qu'on a vu au chapitre précédent utiliser les mots, ou les images, ou les thèmes, davantage pour leur fonction performative de signe de ralliement, d'allégeance, que pour leur sens, ou l'information objective qu'ils véhi­culent.

Les Barbelés de l'existence de Salah Fellah, sont aussi ceux des camps de l'armée française autour desquels vaque Saddek dans son enfance misérable, avant de s'attaquer directement aux barbelés de la colonisation, puis de se retrouver prisonnier derrière d'autres barbelés. Le développement de la métaphore du titre, la construction du roman autour d'un personnage central aux pri­ses avec la répression coloniale, manifestent d'abord la confor­mité à des modèles formels de ralliement. Publiés la même année, Les Cinq doigts du jour ne sont même pas les six nouvelles du livre de Bouzaher [133], qui composent cependant une suite roma­nesque et se répondent l'une à l'autre dans un même texte. L'ori­ginalité formelle de ce recueil en forme de suite romanesque cen­trée successivement sur des personnages différents est relativement plus grande. Mais Bouzaher n'est pas le premier à gommer ainsi le personnage central au profit du symbolisme de l'aventure col­lective de tout un peuple. D'ailleurs, le personnage principal revient comme noyau différent de chacune des nouvelles, où il sera successivement Houria, Omar, Saïd, Tahar, Zhour et Ali, dissé­minés en des lieux différents de l'oppression, mais unis dans une même lutte et une même famille algérienne. La « dictée du peu­ple » de laquelle l'auteur se réclame est un autre modèle de rallie­ment du discours commémoratif.

Paru deux ans plus tard, en 1969, Quand le soleil se lèvera d'Ahmed Aroua nous conduit à travers les méandres de deux aventures sentimentales. Le narrateur y quitte la douce et belle Marianne, compagne de ses études de médecine à Montpellier, pour aller à la rencontre d'Amina comme de « la porte qui mène à la liberté (et) ne s'ouvre qu'à des mains ensanglantées » (p. 127). On comprendra à travers ce symbolisme appuyé que la lutte à venir est l'aurore annoncée par le titre d'un roman qui rappelle­rait Le Mont des genêts par ses maladresses, mais où rien ne peut se comparer aux rocailleuses trouvailles poétiques de Bour­boune [134].

L'année suivante, Une Autre vie de Leïla Aouchal [135] repro­duit le schéma canonique du passage d'un univers culturel, géo­graphique et politique à un autre autour du récit d'une « tranche de vie » du personnage central, qui parle ici à la première per­sonne, comme celui d'Ahmed Aroua, mais pourrait aussi bien être désigné à la troisième personne, comme Omar du Mont des genêts ou Saddek des Barbelés de l'existence : l'essentiel reste le modèle d'une aventure individuelle exemplaire, réceptacle sym­bolique du discours à illustrer. Une variante cependant semble­rait classer ce texte dans une catégorie à part : ne prétend-il pas être l'autobiographie véritable d'une française devenue algérienne pendant les années de guerre ? Mais la fiction référentielle et le jeu sur l'identité ne font que renforcer, on le verra, un discours de justification interne face à des discours extérieurs bien schéma­tiques, et cependant références implicites de ce texte comme de la plupart de ceux étudiés ici. D’ailleurs, ce récit apparaît à bien des égards comme une reproduction simpliste et médiocre de quelques situations d’Elise ou la vraie vie de Claire Etcherelli, dont l’adaptation cinématographique par Michel Drach en 1970 avait obtenu le prix Louis Delluc en 1971.

Ce n'est que trois ans plus tard, en 1973, qu'Ahmed Akkache nous aidera à sortir quelque peu de ce discours narcissique avec L'Evasion [136] bien réelle de ses personnages, maquisards algé­riens enfermés dans une prison de province française. Le contexte de ce roman est bien la guerre, là aussi, mais le récit y est, avant tout, son propre but. Minutieusement mené, il sait nous tenir en haleine sans phrases inutiles, et être convaincant par sa simplicité, qui cherche le moins possible à persuader.

La Mante religieuse de Jamal Ali-Khodja (1976) [137] rompt avec le discours de commémoration auquel se ralliaient les romans précédents. Confus, maladroit, ce « roman hallucinant » selon le catalogue de la S.N.E.D. est d'abord l'expression du malaise vécu par " l'enfant de l'après-guerre », prisonnier d'une ville-ogresse, dont le titre du roman est une métaphore. Roman d'une forme de bâtardise, le texte est lui-même bâtard, tant par les multiples jeux d'intertextualités mal assumés qu'on y relève, que dans son projet lui-même. Cependant c'est la première amorce de rupture - même non aboutie - avec le conformisme des autres textes. Rupture acceptée parce que l'auteur est le neveu de Malek Haddad, auquel il dédie son livre qui lui doit beau­coup ? Ou alors parce que les carences de la SNED sont de plus en plus unanimement dénoncées, dans le cadre du nouveau grand débat culturel qui s’instaure en 1974 autour de la remise sur pieds d’une Union des écrivains étroitement contrôlée par les éléments les plus conservateurs du Parti, puis de l’interdiction camouflée, la même année, du colloque que j’avais moi-même organisé avec le Recteur de l’Université de Constantine, et auquel devaient participer aussi bien les écrivains de l’Union que ceux qu’elle n’avait pas jugé bon d’intégrer, et qui réagissaient alors vigoureusement, par exemple dans les colonnes d’Echabab, l’organe de la J.F.L.N. ? Sur un plan plus strictement littéraire, il peut être intéressant d’établir des comparaisons entre La Mante religieuse et d’autres textes considérés alors comme manifestant une double rupture, tant par leur relative marginalité politique que par leur revendication d’un individualisme aux antipodes des proclamations d’un Salah Fellah : Malek Haddad et Boudjedra, bien sûr, comme le signale François Desplanques [138], mais aussi Ahmed Azeggagh signalé plus haut, et surtout le romancier de langue arabe Tahar Ouettar, dont Ez-Zilzel [139] vient d’être édité en arabe par la SNED, et le sera en français l’année suivante. Or, c’est bien sur une perception tout aussi hallucinante de la même ville, Constantine, que repose ce roman au projet moins confus, cependant, que celui de La Mante religieuse.

Publié deux ans après La Mante religieuse, Le Printemps n'en sera que plus beau, de Rachid Mimouni [140] n'annonce cependant toujours pas le printemps pour la S.N.E.D. Certes, la prétention littéraire est ici plus grande que dans les textes précédents, par­ticulièrement dans la multiplication des voix narratives, parfois disposées les unes par rapport aux autres comme le chœur de la tragédie grecque par rapport aux personnages. Mais le « pro­cédé » apparaît vite dans toute sa maladresse, d'autant plus qu'il n'est ni dominé, ni véritablement assumé. Surtout, la théâtralité du projet se veut à la mesure de la dimension plus que « corné­lienne » du sujet : Hamid y est contraint d'exécuter celle qu'il aime, Djamila, qui n'avait même pas trahi les maquisards! Au-­delà du cliché, l'invraisemblance fait tout simplement sombrer la grandiloquence du projet dans le ridicule. L'auteur a écrit ensuite deux romans bien meilleurs, Le Fleuve détourné (1982) et Tombéza (1984).

1979 et 1980 voient une brusque augmentation du nombre de textes publiés (deux en 1979, trois en 1980) comme des tirages, et un changement tant dans l'efficacité de la distribution que dans les contrats passés avec les auteurs par une nouvelle direction ambitieuse, disposant d'excellents moyens grâce à l'installation d'une imprimerie perfectionnée (le complexe graphique de Reghaïa) et d'un financement accru.

De plus, une relative diversité commence à se faire jour parmi les sujets des romans. Certes, le récit guerrier de commémoration tient encore la première place, puisque sur ces cinq romans, seul Les Conquérants au Parc rouge [141], situe résolument son action dans l'actualité de l'émigration algérienne à Paris. Des textes comme La Maison au bout des champs, premier roman publié du même Chabane Ouahioune, ou Les Enfants des jours som­bres de Mouhoub Bennour [142], en reviennent au schéma le plus éculé, celui des Barbelés de l'existence, ou celui des nouvelles de Promesses: le maquis, vu à travers l'enfance d'un jeune garçon pauvre, à la campagne. Mais, tout en n'ignorant pas la guerre, Le Déchirement de Mohammed Chaïb [143] et La Grotte éclatée de Yamina Mechakra [144] en dépassent le récit stéréotypé.

Le Déchirement, même s'il concerne un médecin, type d' " in­tellectuel » qui tend décidément à se substituer à l'instituteur dans la panoplie sociale limitée de certains romans, n'a rien de celui de Bachir Lazrak dans L'Opium et le bâton : c'est celui d'un homme qui a « réussi » comme d'autres dans l'Algérie indépen­dante, où l'arrivisme est (gentiment !) égratigné. Sa compétence médicale lui permet de s'apercevoir de sa propre stérilité, ce qui n'empêche pas sa femme, modèle de vertu cependant, d'être enceinte ! Sujet apparemment scabreux qui pourrait amener (et le voudrait, timidement...) à une réflexion sur l'équilibre du couple et les préjugés entourant la femme. Mais récit bien confus dont le but n'est pas assumé, et qui n'évite aucun cliché, même des plus contraires à son projet. Et cependant nous n'échappons pas à l'évocation du maquis, puisque la mère « du docteur » héber­geait des combattants : ce rappel de l'Histoire (à laquelle le héros n'a pas participé) semble fonctionner ici comme une protestation d'allégeance, destinée à faire accepter le sujet du livre, lequel paraît davantage craindre son scandale qu’il ne le provoque.

La Grotte éclatée, au contraire, n'a que la guerre pour référent, puisque cette grotte est celle où la narratrice était infirmière au maquis, et que détruit le napalm de l'armée française. En fait, il s'agit de la recherche d'une parole féminine vraie de la guerre, de l'amour et de la mort. Parole au contact de ce qu'elle nomme, et qui du récit passe vite à une sorte de poème, de lamentation funèbre, rejoignant une tradition perdue ? Sous sa maladresse, ses détours inutiles, son inégalité rocailleuse, ce texte est peut­-être, avec L'Evasion, l'un des plus intéressants de cet ensemble. Est-ce un hasard s'il partage avec L'Evasion le privilège d'être préfacé par Kateb Yacine, et, avec Le Séisme de Tahar Ouettar, (roman traduit de l'arabe), celui de ne pas être mentionné au Cata­logue général 1980 de la S.N.E.D. ?

Ce survol de quatorze ans de production romanesque de langue française à la SNED permet de constater que, jusqu’à l’ouverture de ces toutes dernières années, cette production romanesque est plus encore que celle des nouvelles de Promesses le reflet d’une conformité répétitive à un modèle implicite de récit sur la guerre, vue le plus souvent à travers un enfant campagnard, modèle qui réalise au moins l’un des deux aspects également dépréciés auxquels l’image collective de la littérature algérienne de langue française la réduisait dans mon enquête sur la lecture. Or, on a vu que malgré ce que j'ai appelé "la génération de 1962" et qui se réduit à bien peu de titres, la littérature algérienne de langue française, contrairement à son image collective, est peu consacrée à la guerre proprement dite. Et le refus, par ailleurs, d'une littérature qui "parle trop de la guer­re" ne peut reposer, dans l'échantillon interrogé, sur une connaissance des romans publiés à la S.N.E.D. : en 1971, seuls les premiers d'entre eux étaient parus. Ils étaient, de plus, fort mal diffusés, et surtout ils ne figurent pas (et pour cause...) dans les programmes scolaires ou univer­sitaires, seul véhicule, on l'a vu, de véritable diffusion de la littérature algérienne de langue française. Il semble au contraire qu'il y ait, de la part des "écrivains" de la S.N.E.D. une     réponse à un horizon d'attente impli­cite qui, plutôt que produit par une littérature algérienne véritable, serait une sorte d'écho d'un discours scolaire, dont la fonction commémorative n'est plus à démontrer.

Mais paradoxalement, le discours scolaire algérien, comme l'a montré Christiane Achour, élude encore en grande partie la commémoration de la Révolution algérienne, pour exalter au contraire les modèles d'humanisme des institu­teurs qui ont constitué ce discours. Ce qui n'exclut pas, bien au contraire, la fonction commémorative du discours scolaire, qui porte cependant sur l'acquisition des connais­sances, la valorisation du savoir, mais manque curieusement d'un objet de commémoration que pourtant l'Histoire récente de l'Algérie fournirait à profusion. La matière de cette com­mémoration sera donc fournie - ou, du moins, posée - par un discours commémoratif autre que celui de l'école : celui de l'Idéologie, laquelle d'ailleurs pose l'existence de ce con­tenu plus qu'elle ne le décrit. Je me hasarderai à avancer ici que, plus que des contenus de commémoration, qui se ré­duisent le plus souvent dans ces romans à quelques situati­ons-types en nombre bien limité, le discours scolaire leur fournit des modèles formels de répétition, dont l'objet se devra d'être le plus stéréotypé possible. Le stéréotype sera ainsi bien souvent recherché pour lui-même, et pour la fonc­tion productrice d'idéologie qui lui est attachée.

Paradoxalement, cette littérature de l'idéologie va révéler comme un palliatif au vide idéologique, tant du discours scolaire qui lui donne forme, que du discours idéo­logique qui attend de ces récits fictifs une légitimation qu'il refuse de demander à la recherche historique propre­ment dite. C'est pourquoi il peut sembler intéressant à pré­sent de dégager quelques éléments d'une typologie narrative de ces douze romans, comme je l'avais fait plus haut pour les cinq romans de la "génération de 1962" qui leur servent de modèle plus performatif que constatif : l’essentiel est en effet que des romans algériens "reconnus" (par l'édition française et les programmes scolaires algériens) aient posé l'existence du roman algérien de langue française parlant de la guerre, quelle que soit par ailleurs la complexité de leur regard sur cette guerre, qu'on a vu par exemple dans Les Alouettes naïves. La description elle-même importe peu, et le schématisme de l'adaptation cinématographique de L'O­pium et le bâton montre quelle attente idéologique ces ro­mans viennent combler, quelle que soit par ailleurs leur véritable idéologie. L'existence du roman algérien sur la guerre constitue à elle seule le symbole recherché. Les ro­mans de langue française publiés par la SNED répondent à une soif d'idéologie de l'appareil idéologique et culturel d'Etat [145].

La surdétermination idéologique

Les romans publiés à la S.N.E.D. répondent d'abord à ce que j'ai appelé la « soif d'idéologie ». La profération d'un discours d'idéologie fonctionne d'abord comme le signe tangible de l'ac­cession à l'espace culturel de la modernité citadine. C'est pour­quoi il réclame la répétition, gage d'une reconnaissance de confor­mité. Répétition spéculaire dans les deux sens : celui de la confor­mité, par l'individu pour qui répéter le discours signifie exhiber sa propre appartenance unanime ; celui du reflet que la littérature doit assurer du discours culturel de l'idéologie.

De fait, la plupart de ces romans ne cachent pas leur projet idéologique, en lequel ils voient bien souvent leur raison d'être. Projet cependant le plus souvent commémoratif, comme dans les nouvelles de Promesses. Le thème idéologique le plus actuel à l'époque de la publication de la plupart de ces romans, à savoir la Révolution agraire, est ici curieusement absent, et semble réservé aux romans de langue arabe. Est-ce parce que les deux romanciers de langue arabe les plus reconnus, Abdelhamid Benhadouga et Tahar Ouettar, reproduisent en partie l'idéologie du P.A.G.S. [146], pour lequel le lancement de la Révolution agraire marque un début de réalisation d'un objectif prioritaire intimement lié à celui de l'arabisation ?

Le projet idéologique des romanciers de langue française est moins systématique, mais il est cependant affiché. Plusieurs d'en­tre eux font précéder leur roman d'une préface ou d'un avant-­propos. Hocine Bouzaher s'y pose comme le porte-parole et le témoin du peuple, dont il se contenterait de transcrire le témoi­gnage collectif, répudiant de ce fait toute recherche littéraire. Pro­jet où l'on reconnaît certains clichés du réalisme socialiste. Le Peuple est ainsi mythifié dans une pompeuse allégorie : « Mon peuple, c'est mon vœu, puisses-Tu prendre joie au témoignage que voilà » (p. 224 ; une postface redouble ici la préface, enca­drant tout le texte dans le projet idéologique). Mais ceci n'empê­che pas, à l'égard de ce « Peuple », le paternalisme culturel d'une écriture qui se réclame - comme celle de Promesses - de la simplicité et des qualités du cœur : celles-ci ne sont-elles pas plus « à sa portée » qu'une écriture quelque peu élaborée ? « Peu importent (à l'écrivain) les règles de la stylistique, et de la syn­taxe française. Il lui fallait écrire, il en était convaincu et c'était là l'essentiel » (p. 7). On n'en sera que plus surpris de voir cette revendication placée sous l'exergue d'une citation de... Pascal !

A l'autre extrémité chronologique, l'avant-propos du Déchire­ment de Mohammed Chaïb est, certes, le plus développé de tous ceux ici survolés. Point de projet commémoratif, mais avant tout la proclamation d'une intention didactique dans laquelle l'écriture est mise au service du progrès, par l'instruction, non sans pater­nalisme encore envers le « pauvre peuple ignorant ». Pour Chaïb, l'écrivain doit « faire oeuvre de dévoilement de la vérité de tous les jours » (p. 9) et ce, « pour le plus grand nombre » (p. 7). Il « joue un rôle social d'éveilleur dans une société qui se renouvelle sous la pression des changements socio-économiques » (p. 9). Aussi insiste-t-il, comme Bouzaher, sur le fait qu' « au moment où nombreux dans notre pays sont ceux qui veulent lire et qui cherchent à s'instruire, il me paraît mal venu et hors de propos de se livrer à des recherches sur l'écriture pour n'être lu que par un petit cercle d'initiés » (p. 8). Qui, cependant, lit le roman de Chaïb ?

Le projet idéologique et didactique se retrouve dans un symbo­lisme appuyé des titres, qu'on a déjà relevé chez les romanciers que j'ai regroupés sous le qualificatif de « génération de 1962 ». Ce symbolisme est particulièrement net dans les romans commé­moratifs. Si Les Barbelés de l'existence est une métaphore lourde et bien peu « parlante », idéologiquement, d'autres titres repro­duisent des clichés significatifs propres au discours idéologique. Cliché du printemps comme du temps verbal (le futur) chez Rachid Mimouni (Le PRINTEMPS n'en sera que plus beau), cliché plus usé de la lumière dans Les Cinq doigts du JOUR de Bouzaher, ou dans Quand le Soleil se lèvera d'Ahmed Aroua. Cliché de la lumière du futur radieux, ou de son antithèse des « jours som­bres » d'un présent d'épreuves, chez Mouhoub Bennour, dont le titre (Les Enfants des jours sombres) reprend par ailleurs le modèle des Enfants du nouveau monde d'Assia Djebar en le réduisant à une dimension commémorative. Fonction commémorative dont l’anachronisme apparaît ainsi davantage : pourquoi annoncer comme un futur à réaliser métaphoriquement un présent dont on semble de ce fait ignorer la présence référentielle ? Paradoxalement, cette projection métaphorique d’un futur semble être une des conventions d’un genre commémoratif, pas seulement en Algérie, mais lui permet, là comme ailleurs, d’éluder les sollicitations bien réelles du présent.

La convention idéologique des titres repose non seulement sur des symbolismes conventionnels, mais aussi, bien souvent, sur une structure binaire quelque peu manichéenne. Structure binaire explicite dans l'opposition des deux termes des Barbelés de l'existence ou des Enfants des jours sombres, ou implicite dans Une autre vie de Leïla Aouchal : parce que l' « autre » suppose le « même » mais aussi parce que l'on cache à peine derrière ce titre celui du roman de Claire Etcherelli dont on a deviné qu'il s'agiSsait en grande partie d'un mauvais plagiat. Elise ou la vraie vie a été publié chez Denoël en 1967, et adapté cinématographi­quement par Michel Drach, avec la coproduction de l'O.N.C.I.C. l'année même (1970) de la publication du roman « algérien ».

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C'est cependant dans les récits que cette surdétermination idéo­logique est la plus évidente. Il s'agit, comme pour la « génération de 1962 » de persuader, et l'on aura donc tendance, comme le modèle, à subordonner le « récit » au « discours » qui le projette et lui donne sens, qui en propose la lecture au moment même où il l'énonce. Il semble que les procédés didactiques, ici, se font d'autant plus voyants que la cause est entendue. Qu'il ne s'agit plus comme pour la « génération de 1962 » de persuader, mais peut-être bien de tenter une illusoire immobilisation de l'Histoire par le grossissement démesuré de figures Symboliques éprouvées qui exhiberaient ainsi leur répétition constitutive? Le plus sou­vent pourtant on a affaire avant tout à une maladresse bien sco­laire.

La surdétermination idéologique la plus consciemment assumée est celle de Hocine Bouzaher: non seulement il encadre tout son roman entre un avant-propos et une conclusion qui en définissent le sens comme le projet, mais il sépare les six nouvelles qui le composent par des poèmes qui veulent signifier la lecture des récits ainsi artificiellement séparés. D'ailleurs, chacun des six récits qui composent ce roman est d'abord la mise en situation d'un personnage représentatif et exemplaire de l'un des aspects du peuple algérien en lutte. De plus, le personnage central narra­teur de chaque nouvelle y est moins en situation d'actant ou d'ac­teur que de descripteur le plus souvent immobile dans un lieu lui-même symbolique (prison, train, maquis, maison, etc.). L'ac­tion n'intervient ici qu'à un deuxième degré, l'essentiel restant la description d'un contexte collectif à travers une voix singulière « représentative ».

La conception didactique du récit exemplaire va se retrouver dans la multiplication à l'intérieur des romans de séquences narratives-prétextes à discours. L'utilisation la plus systématique de ce procédé qu'on avait déjà relevé comme une des maladresses du premier roman de Bourboune, Le Mont des genêts, se trouve dans Quand le soleil se lèvera d'Ahmed Aroua qui n'est, à la limite, qu'une succession de débats plus ou moins mondains, autour d'une comparaison des cultures occidentale et islamique. Plusieurs personnes représentant les positions extrêmes sur le sujet abordé (par exemple la polygamie, pp. 43-47) y donnent ainsi successive­ment leur avis, jusqu'à ce qu'on demande au narrateur lui-même de donner enfin une position définitive. Or, le choix de ces sujets est effectué le plus souvent en fonction d'une lecture de l'Islam par le regard occidental, et d'une réponse à ce qui choque une lecture occidentale du monde arabe. Le lieu d'où est émis le regard, et vers lequel se dirige le discours reste l'Occident, même si les locuteurs sont algériens le plus souvent (pas toujours, puis­que le personnage de Jackie est là précisément pour représenter le pôle occidental du « Même » dans la diégèse). La dialectique coloniale du Même et de l'Autre n'est donc pas renversée : le dis­cours reste un discours d'auto-justification face au regard étran­ger culturellement dominant, et dans les termes mêmes de ce discours.

Ce schéma d'énonciation latent dans l'ensemble de ces romans est encore plus net dans le plus récent d'entre eux, Les Conqué­rants au Parc rouge, où le débat se situe le plus souvent entre ou avec des personnages français (l'action a lieu en France) qui représenteront les clichés racistes de la société française, et nous donneront à voir le retournement de leurs idées préconçues (et donc de celles du destinataire européen implicite de l'énoncé romanesque), selon une « tension didactique » que l'on pourrait comparer à celle déjà relevée dans L'Incendie de Dib, n'était l'identité des locuteurs. On verra ainsi Mme Beunière, tradition­nellement hostile aux étrangers, se laisser convaincre par les arguments d'Henriette, tout en offrant une caricature du discours raciste de la population française (pp. 95-97), ou encore Alfred se laisser convaincre par les arguments de Farid sur la polygamie et la dot (pp. 77-78).

La portée démonstrative de ces débats reposera bien entendu sur une multiplication des personnages symboliques qu'on a déjà relevée dans les romans de la « génération de 1962 », personnages dont le dialogue sera en fait le dialogue de valeurs idéologiques qu'ils « incarnent ». Cette fonction des personnages, si elle était implicite dans les romans de la « génération de 1962 », est ici soulignée explicitement au détriment de toute indépendance du récit. C'est ainsi que, chez Ahmed Aroua, « Yassine était comme tous ces jeunes qui ont été formés à l'école occidentale », et son portrait (autre passage obligé du discours dans le récit selon le modèle didactique reproduit) se développera en parallèle à celui de son double, Karim le matérialiste. Ce schéma rhétorique du parallèle brise le récit au profit de la démonstration, et se résout dialectiquement en un troisième terme: la position d'équi­libre du narrateur (pp. 20-24). Dans le même roman, Si Abder­rahmane est « le type de la bourgeoisie algéroise en contradiction avec elle-même », cependant que sa fille Anissa est « comme toutes les jeunes filles de sa génération, davantage ouverte sur l'avenir que rivée au passé » (p. 121), et dégage du même coup une autre opposition dualiste. Dans L'Evasion, d'Ahmed Akkache, roman où le récit l'emporte pourtant le plus sur le discours, nous n'en trouvons pas moins Moussa décrit comme « le type de l'intrigant ». La Maison au bout des champs de Chabane Ouahioune opposera devant le narrateur enfant deux figures paternelles toutes deux symboliques, celle du père instituteur, et celle d'Aziz le militant plus proche des réalités de la terre. Même opposition à propos de la dot, d'Abderrahmane le progressiste (qui la refuse) et d'Ahcène le spéculateur traditionaliste, dans Le Déchirement de Mohammed Chaïb (p. 99). Et dans Les Conquérants au Parc rouge, l'action n'est plus que symbole lorsque, véritable Antigone française des immigrés, Polly « se montr(e) si intraitable pour Gaston, non pas uniquement parce qu'il a pu faire mal à Loulou, mais parce qu'il incarn(e) le lâche agresseur d'un étranger » (p. 223).

Ce didactisme à tout prix ne va pas, enfin, sans entraîner de nombreuses invraisemblances et maladresses comme le fastidieux débat sur le développement de l'Algérie entre M. Vernier et Polly, les amants du même roman, au moment où ils se trouvent enfin seuls pour la première fois (pp. 216-219). Ou encore les deux récits de l'écrasement de leur tribu que se font l'un à l'autre les deux amants sublimes du roman de Rachid Mimouni au moment même où Rachid va tuer Djamila (pp. 93-107).

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Stylistiquement, la surdétermination produit une surqualification. Celle-ci impose une lecture normative du récit, laquelle bien sou­vent tourne au manichéisme simpliste. Surqualification au niveau d'abord de la langue, où le substantif est le plus souvent accompa­gné d'un qualificatif imposant une lecture de son signifié, prin­cipalement lorsque ce signifié est l'une des cibles du discours idéologique sous-jacent. Ainsi, un policier ne peut avoir, chez Salah Fellah, que de « sinistres occupations » (p. 41), sans qu'il soit besoin de préciser lesquelles. Leïla Aouchal ne conçoit de soldat qu' « infect » (p. 49) ou « lubrique », et ne craint pas la vulgarité en s'exclamant avec joie lors d'une action des maquisards : « Qu'est-ce qu'ils prenaient, ces sales Pieds-noirs ! » (p. 150). Mais la surqualification ne se limite pas à l'usage quasi obligatoire de l'adjectif. Elle peut également associer au substantif un autre substantif le qualifiant, créant parfois des semi-néologismes par exemple lorsque, chez Salah Fellah, l'interprète devient un « renégat-interprète » (p. 178). Elle porte également sur le choix du vocabulaire lui-même, qui introduit un fonctionnement méta­phorique à forte motivation idéologique, par exemple lorsque Mouhoub Bennour nous décrit systématiquement les soldats à l'aide de métaphores animales : ils « se déversèrent sur le village comme un troupeau de chèvres dans le maquis » (p. 188) ; ils « pépient » (p. 191) ; ils « jacassent » (p. 196) ; « d'autres soldats croassants fourmillaient dehors » (p. 133). Métaphores animales dont le manichéisme ne dissimule même pas le racisme : « Que de soldats noirs ! Mohand n'avait jamais rien vu d'aussi grouillant, à part peut-être les bandes d'étourneaux en automne » (p. 134) !

La surqualification ne se limite pas non plus à un usage sur­déterminé de la langue du récit : parfois, elle fait l'économie du récit lui-même, dont elle préfère livrer d'emblée la lecture. Pour Jamal Ali-Khodja, Constantine, déjà « mante religieuse », est « beauté et purulence malsaine » tout au long de son livre, sans que rien ne nous indique la raison de ce jugement. Quant à Mohammed Chaïb, dans Le Déchirement, après avoir pris soin de situer avec précision en avant-propos ses personnages comme des « bourgeois d'hier et d'aujourd'hui », ce dont il nous suppo­sait probablement incapables de nous apercevoir, il nous explique également, devant les calomnies pourtant manifestes que profère l'un de ses personnages, que « naturellement, tout cela n'était que mensonges et pures inventions » (p. 80) : nous voici rassurés, notre lecture un instant hésitante ne risquera plus de faux pas !

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La surdétermination du roman par le discours idéologique laisse apparaître cependant un fonctionnement de ce discours idéologique souvent bien différent du projet révolutionnaire affirmé. Différence qui se situe, il est vrai, davantage au niveau des pré­supposés implicites que révèlent les structures idéologiques du texte, que des principes consciemment proclamés. Mais cette dif­férence n'en est pas moins révélatrice, me semble-t-il, de contra­dictions comparables, dans le projet idéologique de ces romans, à celles qu'on avait relevées au chapitre précédent dans le discours culturel de l'idéologie lui-même. Contradictions inhérentes, me semble-t-il, à tout projet idéologique ou culturel qui évite de dire le lieu sociologique de sa propre énonciation : de quels groupes sociaux l'idéologie ici proclamée « révolutionnaire » provient-elle ? De quel modèle de société se fait-elle implicitement l'écho, parfois de façon inconsciente, sous son fonctionnement plus célébratif, affirmatif, que critique ?

Telle que son discours nous la révèle, cette idéologie apparaît bien conservatrice. Elle est, d'abord, très moralisante, particulière­ment lorsqu'elle narre en des récits édifiants la déchéance d'un certain nombre de personnages secondaires. Ainsi, ce jeune ménage des propriétaires du logement de la narratrice d'Une autre vie, est « criblé de dettes » à cause de son « libertinage » et de sa « dépra­vation » (p. 20). Selon le schéma bien connu en France d'une littérature de patronage, la ruine matérielle n'est que la consé­quence d'une déchéance morale. Cette même morale conservatrice sous-tend surtout le roman dont le sujet - la stérilité masculine - en serait a priori le plus éloigné : Le Déchirement de Mohammed Chaïb. Le récit, entre autres, des méfaits de l'alcool sur un « bon ouvrier », qui de ce fait « tombe de plus en plus bas » (pp. 192-­193) est un chef-d’œuvre du genre! Dans le même roman, la signification politique qu'aurait pu prendre le récit de la vie de cet ancien maquisard devenu ivrogne, est vite détournée vers une explication moralisante : le malheur d'Abdallah lui vient de son trop grand goût pour les femmes (pp. 130-132). Sa propre femme ne se serait certes pas prostituée s'il s'était abstenu de devenir un client assidu des maisons closes ! Et cependant, la réflexion sur la relation entre hommes et femmes en Algérie, dont cette anecdote se veut l'illustration, ne fait que renforcer la misogynie qu'elle prétendait dénoncer, puisque la leçon ultime en est : « On lui avait souvent dit que la femme est un être pervers : il venait de le constater à travers ce couple » (p. 136) !

Conservateur, le moralisme de ces romans est aussi bien sou­vent élitiste. Le roman de Mohammed Chaïb dénonce l'esprit mercantile de l'oncle Ahcène. Mais ce qui est reproché à cet anti­héros n'est pas tant son « esprit bourgeois », que le fait de n'être pas né dans le luxe dont il se prévalait, et d'avoir « oublié qu'il avait été marchand de légumes ! » (p. 186). L'élitisme le plus flagrant est certes celui d'Ahmed Aroua. Il ne nous transcrit que des débats entre personnes bien nées qui tiennent à marquer - et l'auteur avec eux - la distance entre leurs spéculations et l'inter­prétation que pourrait en donner « l'homme du peuple » inca­pable par nature et par cupidité de parvenir à de telles hauteurs : « Il est donc également absurde », dit le maître à penser Madani, « de juger la philosophie matérialiste du marxisme d'après la naïve cupidité d'un paysan exploité qui veut renverser les rôles, et de juger la pensée islamique d'après la superstition de l'homme du peuple » (p. 79). Et que penser de Chabane Ouahioune, pour qui, comme pour Mouhoub Bennour, les soldats français sont des « faunes », des « sadiques », ou encore une « meute », mais pour qui les officiers qui les commandent sont humains, cependant que le commandant est même « un brave homme » (La Maison au bout des champs, pp. 130 et 134) ?

Cette collaboration internationale des élites dans le discours implicite de ces romans ne va pas cependant jusqu'à inclure la femme étrangère, qui sera, au contraire, d'autant plus pénalisée que l'officier, le maître d'école ou le médecin français, seront valorisés. Ainsi, Les Barbelés de l'existence oppose le docteur Lebozec, « sainte fourmi » (p. 183) qui fait donner un lit au militant dans l'hôpital, à l'infirmière Mlle Claude qui le lui refuse. Cependant, c'est avant tout à Yamina que s'opposera Mlle Claude : la pénalisation de l'étrangère est d'abord préservation des valeurs de clôture du groupe que doit incarner la compatriote. L'ambivalence du portrait de l'étrangère que proposaient les textes de Feraoun, Malek Haddad, Kateb Yacine ou Nabile Farès se réduit le plus souvent à un manichéisme bien simpliste. Mar­guerite, Claudine ou Monique sont ici bien loin. C'est une cari­cature de Moutt qui les remplace. Chez Mohammed Chaïb, Martina est intéressée (p. 146), Louise refuse l'algérianité de Youssef (chap. 1), Véra le séduit tout en étant mariée (chap. 2), s'opposant ainsi à la fidélité exemplaire de Soraya. Quant à Monique, non seulement c'est une « entraîneuse » qui a trouvé en Hamid un « pigeon » (p. 113) qu'elle trompe allègrement, mais encore elle entraîne Soraya à boire de l'alcool, provoquant ainsi le drame puisque c'est dans l'inconscience qui suit l'absorption d'alcool aussi sûrement que les antibiotiques servent à avorter, que la chaste épouse de Youssef sera engrossée à son insu ! C'est cependant dans Le Printemps n'en sera que plus beau que l'on trouve le meilleur portrait de cette « lubrique vierge, venue d'outre-Méditerranée, s'exercer sur nos jeunes mâles, fourbissant ainsi ses armes avant de retourner vivre dans cette société qui n'a jamais pu se libérer du matriarcat de fait qui la régissait » (p. 96).$

Ainsi l'unité de l'être national se définit une fois de plus par l'exclusion de la différence. Le retournement de la dialectique du Même et de l'Autre trouve ici sa propre parodie involontaire, lors­que Hocine Bouzaher désigne systématiquement les français col­lectivement, par des pronoms qui leur refusent même une identité, face aux prénoms des algériens regroupés autour de M'ma Ouarda (Les Cinq doigts du jour, pp. 194-195). Ou bien lorsque Chabane Ouahioune n'hésite pas à proclamer que la torture est inconce­vable au pays de Selma, mère, soeur et amante à la fois, et autre symbole ambigu d'identité dans la confusion du Même : « La, torture, Selma, est incompatible avec ton esprit abreuvé d'eau claire par toutes les sources de ton pays, et baigné de la lumière du ciel de ton pays. Elle a été inventée pour leur seul usage, par les esprits chagrins et inquiets des pays où règne la froide grisaille, esprits torturés eux-mêmes par le doute permanent et qui, conscients de leur néant, cherchent désespérément à se convaincre de qui ils sont, torturant leurs semblables (La Maison au bout des champs, p. 124).

Cette exclusion caricaturale de la différence dans un double jeu symétrique d'amalgames n'est pas bien éloignée du fonction­nement des langages totalitaires. Ce fonctionnement organise le monde sur un mode binaire. Mais, au lieu de dégager, comme le font bien des oeuvres littéraires plus accomplies, l'ambiguïté ouverte et multiple du signifiant, ce binarisme est au contraire réduction manichéenne à une double unicité antinomique des signifiés. Tous les signifiants de la différence sont associés en un signifié unique qui entraîne l'exclusion. Or, cette exclusion indif­férenciée de tous les signifiants de différences entraîne également une indifférenciation mythique de tous les signifiants de l'identité, ou du Même. Indifférenciation qui prêtera à bien des confusions : la confusion n'est-elle pas un autre mode de camouflage du lieu d'énonciation d'une idéologie culturelle qui ne se dit elle-même que dans le refus de l'Autre ?

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L'opposition binaire de deux attitudes face à l'Histoire (enga­gement contre individualisme, par exemple) à travers deux per­sonnages symboliques du même camp mais au comportement différent, est un des clichés diégétiques les plus fréquents d'une littérature d'engagement. Sartre ou Malraux nous y ont habitués en France, et les romans de la « génération de 1962 » en Algérie ont servi de relais avant la reprise du procédé par les romans étu­diés ici. Ceux-ci cependant donnent au procédé une autonomie par rapport à la vraisemblance qui lui fait perdre involontairement sa fonction signifiante au profit de la seule exhibition d'une rhéto­rique reconnaissable. Le rôle de celle-ci est une fois de plus d'afficher une allégeance à l'idéologie en en reproduisant indé­finiment les clichés emblématiques.

Hocine Bouzaher joue ainsi sur le retournement de la prison et des tortures par le lyrisme, et surtout sur le retournement de la mort sous les coups de l'ennemi, en vie éternelle dans l'Histoire de la nation (Les Cinq doigts du jour, p. 22). Le héros d'Ahmed Aroua joue sur un double retournement qui renforce la lourdeur du cliché produit : non seulement Marianne représente le passé, et Amina l'avenir (retournement de l'opposition modernisme/­tradition), mais l'amour pour Amina va de pair avec l'insertion dans l'Histoire, puisque sa découverte se fait parallèlement à celle du maquis, au lieu de s'opposer à l'engagement au nom de l'individualisme. De la même manière, mais de façon plus lour­dement symbolique encore, ce vacher du roman de Salah Fellah découvre le sens de sa vie dans la Révolution le jour de la nais­sance de son fils, ce qui nous vaut une explication où l'on voit le fonctionnement binaire de la rhétorique idéologique devenir le mode essentiel de production, hautement normative et morali­sante, du texte : « Au bord de l'avilissement, il avait compris qu'il avait des raisons de vivre. Il venait de faire un grand pas, car, quand on découvre sa famille, on découvre la vie et la lutte... Aussi le vacher n'allait-il plus, bientôt, manier l'archet mais le fusil ; il n'allait plus chanter la chanson des amants, mais l'hymne du combattant ». Comment nous étonnerons-nous après semblable exhortation de voir les paysans « cultiver (à la fois) leur lopin de terre et leur conscience politique », cependant que Saddek, que sa mère veut marier, « avait déjà épousé la révolution et ses idées » (Les Barbelés de l'existence, pp. 126, 137 et 138) ? La structure binaire dans sa rhétorique à la fois simpliste et automatique semble bien être l'un des modes de production de sens privilégiés de la littérature de l'idéologie, comme elle l'était déjà du discours idéologique lui-même.

Cette rhétorique dualiste devient parfois un moule d'écriture quasi-obligatoire. On a déjà vu que le substantif dans cette écri­ture normative apparaît rarement sans un qualificatif qui en impose la lecture. Mais les qualificatifs (adjectifs ou adverbes) interviennent également par deux, cependant que la répétition d'un mot-clé donne à l'ensemble de la phrase un rythme lui aussi binaire qui devient parfois sa seule raison d'être. Ainsi, de cette phrase de Ouahioune sur les paysans, où tous ces procédés se trouvent réunis : « S'ils vivaient de cette terre, ils vivaient aussi pour elle, totalement et farouchement désireux de la revivre plus saine et plus belle, débarrassée enfin des colons parasites » (La Maison au bout des champs, p. 39).

Entraînée par elle-même, cette rhétorique sombre dans la gra­tuité et le mauvais goût lorsque Salah Fellah constate qu' « avec les nuées de flocons (de neige) tombaient sur le dos des hommes des nuées de problèmes » (p. 111). Et le héros d'Ahmed Aroua y perd, sans aucun sens du ridicule, l'objet même de ses réflexions la rupture cornélienne avec Marianne diluée en près de cent pages du même acabit : « La raison est discipline, l'amour liberté. Et c'est pourquoi nous portons dans notre personne, à la fois l'ordre et le dépassement, la révolte et la soumission, l'esprit qui est liberté et la matière qui est contrainte, et que nous souffrons d'être et que nous souffrons d'aimer. Trop de contradictions ne peuvent s'unir dans un être à la fois petit et grand, qui porte en lui le fini et l'infini... (etc.) » (Quand le soleil se lèvera, p. 50). Il convient de préciser ici qu'Ahmed Aroua n'est pas un auteur comique! Cependant, sa rhétorique, tout en perdant son objet qui n'était, à tout prendre, que prétexte, perd également sa crédibilité de signal.

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Cette rhétorique dualiste de la surdétermination est également, alors même qu'elle prétend signifier l'insertion dans l'Histoire, tentative indirecte d'évacuation de l'historicité. C'est le rôle du jeu obsédant chez Aroua d'une opposition canonique dans toute discussion sur l'Islam entre tradition et modernité, Orient et Occident, etc., qui se contente de répéter sans la renouveler la question que pose le réformisme musulman depuis plus d'un demi­-siècle : cette répétition, autre figure binaire, n'est-elle pas elle­-même négation d'un temps de la différence historique, du changement ?

Car c'est bien comme une sorte de fuite de l'Histoire qu'on peut lire la structure binaire de nombre de ces textes. La plus caricaturale est celle de Leïla Aouchal, lorsqu'elle présente la Kabylie comme une sorte d'âge d'or intemporel qu'elle oppose à sa description misérabiliste de Caen, au moment même où elle va y découvrir la guerre (Une autre vie, p. 37). Mais on peut retrou­ver un fonctionnement comparable dans toutes les évocations en « flash-back » d'un passé idyllique dans plusieurs de ces récits, comme par exemple chez Rachid Mimouni, ou encore dans Les Conquérants au Parc rouge de Chabane Ouahioune.

Tout le récit de La Maison au bout des champs du même auteur est ainsi présenté comme celui du passé d'un narrateur à un narrataire intra-diégétique, récit d'un passé en rupture qui se présente dès son titre (puisque la maison a disparu) comme celui d'un « avant » qui ne reviendra plus. C'est de cette maison, comme de cet « avant » que le roman est à la fois nostalgie et lamenta­tion funèbre. Or, cette maison évoque tout un ensemble de struc­tures binaires, autour desquelles le roman est construit. Structures binaires dont il devient ainsi davantage l'évocation que de l'histoire d'enfance et de guerre, somme toute banale, qui lui sert de pré­texte. Le dualisme inutile entre narrateur et narrataire installe la rupture irrémédiable du récit d'avec le présent, en même temps que la fiction référentielle d'un « je » faussement autobiographique. De plus, cette subjectivité de convention installe une clôture aussi rassurante que celle de la maison disparue : le schéma est en partie celui des nouvelles de Promesses. Mais ce dédoublement n'est pas le seul de ce roman. Le narrateur y trouve également en Rrouou-Madjidh (lui-même doublement nommé, et même dédou­blé dans l'orthographe de son surnom) un « alter ego » grâce auquel il pourra développer la symétrie entre les deux maisons et celle entre les deux pères. Mais le dédoublement le plus pro­fond n'y est pas tant celui de Selma, mère de Rrouou, et de la vraie mère, dont la présence est insignifiante, que de Rrouou et de Selma, mère-soeur dont la tendresse est le véritable objet de ce jeu de dédoublements à l'infini. Jeu dans lequel on peut voir le sens de ce curieux récit d'une guerre avec laquelle Selma se confond pour mieux la soustraire au temps historique.

La guerre devient ainsi dans l'espace mythique du texte « lit­téraive », le prétexte d'un discours commémoratif qui exhibe sa subjectivité imaginairement « vécue » pour mieux évacuer l'his­toricité. Selma se confond, en effet, avec la guerre du peuple, guerre instinctive, subjective et non raisonnée, dont le discours fonctionne avant tout comme une instance d'exclusion : « Tes idées », dit-elle à Rachid, « sont mauvaises car elles nous enlèvent le courage, elles nous obligent à trop réfléchir et à avoir peur. Alors, nous les écartons » (p. 111), car « la faculté d'espérance (...) est plus forte chez les êtres simples que chez ceux qui s'en­lisent dans de trop grandes réflexions » (p. 105). Et c'est par cette exclusion du regard critique que Selma assume la perma­nence a-historique qui est la fonction majeure de la femme-mère­sceur-patrie, conglomérat et confusion ambiguë de toutes les valeurs de la féminité. Elle devient ainsi la figure mythique d'un unanimisme conventionnel dont elle sera le garant et le miroir :

« Tendre Selma !...

C'est avec elle, mieux qu'avec ma mère, que j'ai décou­vert la douce disponibilité de la femme, l'ivresse et l'il­lusion de puissance que procurent au mâle son humilité et son merveilleux consentement, ainsi que son admiration, sa sollicitude toujours en alerte et sa soumission » (p. 38).

Est-il contrepoint plus significatif à la description par Fanon de l'entrée des femmes algériennes dans l'historicité ? On a vu plus haut comment Nedjma, par exemple, à travers l'opposition des itinéraires de Lakhdar et Mustapha, comme de ceux de Rachid et Mourad instaure l'historicité de l'Espace maternel, contre une description ethnographique qui présente celui-ci comme le lieu de la permanence. Cette littérature de répétition au contraire, dont le projet est bien, semble-t-il, le même, établit en fait l'inverse. Lieu de l'exclusion de tout regard critique actuel au nom d'une subjectivité bien conventionnelle, Selma, au-delà d'un jeu oedipien qu'il n'est même pas besoin d'une lecture psychanaly­tique pour déchiffrer, installe l'Histoire dans une permanence mythique négatrice de sa propre historicité.

Ainsi se vérifie l'analyse de Mostefa Lacheraf pour qui « cette veine à exploiter, toutes affaires cessantes bien après la fin de la guerre de libération, perpétue un nationalisme anachronique, et détourne les gens des réalités nouvelles et du combat nécessaire en vue de transformer la société sur des bases concrètes, en dehors de mythes inhibiteurs et des " épopées » sans lendemain » [147]. La surdétermination idéologique d'un discours de commémora­tion, duquel la plupart de ces romans « officiels » tirent leur raison d'être, est en fait exclusion d'une analyse critique de cette même idéologie.

Le fonctionnement métaphorique d'une écriture de ralliement

La production mythique à quoi aboutit une surdétermination idéologique inversée dans ces romans, joue ainsi un rôle spécu­laire : à travers les textes qu'elle produit et qui se réclament d'elle, l'idéologie se donne ce miroir magique, nimbé de tous les prestiges et de toutes les cautions de la « littérature », qui lui permettra de ne pas se voir. Le discours de commémoration esquive à la fois son référent, et le lieu de son énonciation. Il se réalise ainsi en un espace textuel convenu, où la métaphore sera le mode de production de sens privilégié. Car la métaphore, ici, prétend signifier, autant que le message idéologique tronqué, la littérarité du signifiant. Mais cette écriture qui cherche par le signal de la métaphore à s'installer dans un procès signifiant autre que pure­ment dénotatif, manque bien souvent son but, à cause d'une erreur de départ dans le choix des signes de sa littérarité : la métaphore, ici, n'est fréquemment que cliché. Plus : c'est par­fois du cliché lui-même qu'on recherche la valeur signalétique d'un langage effectivement surcodé, mais dont le code est utilisé dans un contexte où il ne fonctionne plus que comme révélateur de sa non-appropriation et, finalement, d'un usage scolaire appris. On verra plus loin que cette écriture qui évite de préciser son lieu d'énonciation reproduit le plus souvent avec application des modèles de signification importés. En attendant, elle va nous révé­ler un rapport conventionnel à son référent, lequel ne sert le plus souvent que de prétexte.

Les métaphores utilisées ici sont d'abord celles dont tout dis­cours idéologique de décolonisation alimente sa rhétorique. Cer­taines nous sont déjà connues. Les colonisés, chez Salah Fellah comme chez Fanon, sont ainsi les « damnés » qui n'ont « droit de cité qu'au purgatoire » (p. 96). Le système colonial est, chez Hocine Bouzaher, « la Bête » contre laquelle, « ensemble, nous luttons » (p. 198), et surtout, comme dans El Moudjahid, « l'hydre coloniale » qu'il s'agit de « terrasser » (p. 48). C'est pour­quoi l'un des personnages des Cinq doigts du jour pourra prédire, à la suite de Dib dont la métaphore de L'Incendie connaît ici une très grande fortune, qu' « une étincelle suffirait, un matin, pour embraser le pays » (p. 158). D'ailleurs, dans le même texte, « en prenant les armes, le peuple a pris la parole » (p. 116). Aussi peut-on prévoir qu'un jour, « le soleil éclatera de nouveau sur nos têtes » (p. 14), ce que réalise d'ailleurs « la lumière (du) juillet unique » (de l'Indépendance) dans Le Déchirement de Mohammed Chaïb, dont le « soleil ardent illuminera chaque foyer » (p. 95).

Ces images de lumière sont, bien entendu, opposées à toute une idéologie de l'ombre, de la « nuit coloniale ». Pourtant l'ombre est également la chaude protection de l'Espace maternel. Celle que préservent les murs de la maison au bout des champs chez Ouahioune. C'est pourquoi le cliché de la « nuit coloniale » se trouve plutôt dans un discours purement idéologique. Les romans préfèrent opposer au soleil de l'Indépendance dont le titre d'Ahmed Aroua annonce le lever, ou à son « printemps », la pluie, plus « littéraire », qui semble bien baigner symboliquement la plupart des descriptions de la situation coloniale. Il pleut dans les six récits du roman de Bouzaher. Chez Mouhoub Bennour, la symbolique de la pluie s'associe d'ailleurs à celui de la saleté du ciel, avec toutes les connotations que ce mot entraîne (p. 117), cependant que Salah Fellah la compare à du crachin de Bretagne dévoilant une fois de plus quel est le véritable destinataire de son texte.

Ce fonctionnement métaphorique au service d'une signifiance idéologique va permettre aux signifiants idéologiques de s'acca­parer la matérialité d'un réel que la métaphore leur livre, et dont elle évite une description précise. Métaphore et concept idéolo­giques se rencontrent ainsi sur un terrain commun, où leur dia­logue se fait en toute transparence et gratuité, loin de la perturba­tion qu'entraînerait l'opacité irritante du réel :

 « La Révolution active et omniprésente s'infiltrait dans les citadelles ennemies pour les pourrir. L'étincelle allumée se répandait rapidement, rendant l'ennemi plus vulnérable moralement et physiquement ».

(Les Barbelés de l'existence, p. 156).

Le champ métaphorique le plus riche est celui de la mère-­patrie, qui n'est pas propre non plus au discours nationaliste algérien, et dont on a déjà souligné l'ambiguïté dans le rapport à l'Histoire qu'il instituait. On a vu Selma, mère réelle et amante fantasmée, symboliser la patrie chez Ouahioune. De même, chez Bouzaher, Zhour n'existe qu'en tant que mère et veuve de patriotes. C'est pourquoi sa parole peut surgir, et fournir l'un des récits du roman. Or ce récit regroupe tous les autres par une mise en spectacle de l'écriture elle-même dans la maison de Mma Ouarda du sixième récit. La mère-patrie est d'abord celle des divers récits du « roman ».

Mais le plus souvent, c'est l'inverse qui a lieu. Certes, la mère, refuge des traditions, devient facilement l'allégorie de la patrie, mais la patrie devient lourdement la mère que le héros « lave de son sang fumant » (??) dans l'exergue des Enfants des jours sombres de Mouhoub Bennour. Surtout, ce fonctionnement per­met de développer une autre figure binaire lourdement signifiante, celle qui oppose l'Algérie vraie mère, à la France marâtre dont le lait nourricier est amer chez Salah Fellah (p. 28), et qui déçoit la tendresse qu'on lui porte, comme Mme Léon dans Les Conquérants au Parc rouge (p. 38). Le fonctionnement métapho­rique de ces récits idéologiques montre ainsi l'autonomie de son énonciation par rapport au lieu dont elle se veut la défense et l'illustration. La métaphore tourne le dos au projet signifiant du discours dans lequel elle s'inscrit, et qu'elle irréalise. L'ivresse métaphorique, pour faire reconnaître sa parole, et non plus son objet, par la lecture de l'Autre, a perdu son référent comme son projet idéologique.

Le fonctionnement métaphorique se transforme parfois en sa propre caricature. Chez Salah Fellah, par exemple, « le bacille de la guerre était monté jusqu'au ciel après avoir embrasé la terre devenue trop étroite » (p. 54), cependant que « l'acier fran­çais (...) allait combattre la chair algérienne » (p. 90). Le délire métaphorique se développe jusqu'à l'outrance lorsque la méta­phore se met au service du cliché essentiel de l'idéologie, selon lequel le peuple est unanime, océan absorbant les résistants dans sa matière même, sans se rendre compte que ce cliché est déjà métaphorique, et que développer une métaphore sur une méta­phore aboutit au non-sens. Ainsi des maquisards de Hocine Bouzaher s'aperçoivent qu'ils ne sont qu' « une goutté dans l'océan du peuple » et commentent : « On ne peut pas fouetter une goutte parce qu'on ne peut pas assécher l'océan (...) : l'Algérie est unanime » (p. 111) !

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Si de tels monuments de comique involontaire sont nombreux dans ces romans, la métaphore quasi obligatoire y fonctionne le plus souvent comme cliché, et à ce titre, elle alourdit encore un procès de signification dont on a vu combien il est redon­dant. Ainsi, toute l’œuvre d'Ahmed Aroua, qui a écrit égale­ment un essai sur « L'Islam à la croisée des chemins » [148], pour­rait bien se réduire, y compris dans le récit de Quand le soleil se lèvera, à l'illustration bien lourde du cliché de la « génération au carrefour de deux mondes » (pp. 23 et 65, par exemple). On a vu que le roman entier n'était que prétexte à des débats redon­dants autour de ce « thème » jamais véritablement renouvelé. De même, le roman de Bouzaher a déjà été montré comme une sorte d'illustration mécanique par ses six récits, du discours idéologique d'un « poème » qui les relie et en fournit la lecture « obligée ». Or, ce poème-discours idéologique lisant les récits n'est lui-même qu'une succession de métaphores devenues clichés, qui signifient par leur redondance même, et surtout par leur reproduction du cliché bien connu : « Nous sommes la hampe du drapeau. Nous sommes le torrent. Rien n'arrête le torrent » (etc.).

Ainsi, la métaphore idéologique produit non seulement des clichés de langage, mais surtout des clichés diégétiques, à partir desquels ces romans se construisent. Clichés diégétiques saturés d'idéologie, ces « faits » exemplaires ou ces « biographies » symboliques font souvent fi de la vraisemblance, et superposent au référent une signification métaphorique par laquelle ils le transforment en mythe : celui-là même que l'idéologie réclame au récit pour fonder son propre fonctionnement métaphorique. Ainsi, chez Salah Fellah, les lycéens algériens sont-ils toujours plus forts en latin que leurs camarades français (p. 72) pour démontrer hors de propos la supériorité naturelle de celui qui est du côté de la justice. De la même façon, La Maison au bout des champs nous décrit la voie triomphale du djoundi qui gagne toutes les batailles à un contre deux cents (p. 149), car le bon droit rend invincible. La métaphore diégétique dans ce roman pousse d'ailleurs sa logique jusqu'à trahir son propre dessein, puisque « s'en prendre à une pauvre maison inoffensive [y] cons­titue la mesquinerie la plus abjecte dont pouvaient se rendre coupables des hommes qui se disaient guerriers » (p. 163).

L'essentiel de ces actions métaphoriques réside cependant dans les biographies symboliques de personnages secondaires dont il a déjà été question, et dont je soulignerai ici que le cliché est bien souvent importé lui aussi. Cliché chrétien de la rédemption, chez Salah Fellah par exemple : celle de Zina, l'ancienne pros­tituée (p. 173) ou de Mourad le lâche qui « trouve dans son sacrifice la gloire et l'éternité du héros » (pp. 165-167), contrai­rement à la logique révolutionnaire qui condamne de tels actes individuels. Ou encore cliché de l'enfant prodigue dans Les Conquérants au Parc rouge de Chabane Ouahioune, qui nous fait le portrait-récit saturé de moralisme inquiétant de M. Zerdani devenu Sardan. Ce personnage « avait commencé sa vie par se renier lui-même en adhérant au colonialisme (...). Il vivait en égoïste vain, retiré tel le rat de la fable dans son fromage de quiétude (...). Il éludait ses devoirs d'homme. Au déclin de sa vie, aux côtés d'une européenne redevenue pour lui étrangère et de filles rendues mauvaises par leur métissage, il payait sa trahison ancienne » (p. 183). On a vu au chapitre 3 que le traître était un des actants constitutifs d'une littérature de l'idéologie. Mais lorsque le traître devient l'enfant prodigue, le cliché se substitue à la nécessité diégétique : le récit est produit par la métaphore.

Ainsi, ces romans semblent bien être générés par ce que j'ap­pellerai une tension vers l'accomplissement du cliché le plus connu, le plus redondant. Comme si de bien répéter le cliché était le projet implicite majeur de leur écriture. Leur projet explicite de servilité face à un discours idéologique entraîne une servilité implicite par rapport aux modèles signifiants les plus éculés d'une rhétorique importée. Il faut, dans cette rhétorique importée, choi­sir le cliché le plus lourd, pour que s'opère la reconnaissance d'un label de littérarité que seule cette rhétorique pourrait conférer. L'écriture que produit l'idéologie va bien ainsi à contre-courant du but nationaliste affiché.

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Ce fonctionnement métaphorique du récit idéologique va servir de signe de ralliement instituant dans l'écriture, sur un mode spéculaire, une sorte d'unanimité du dire. Unanimité parallèle à l'unanimité mythique de la famille-nation ou de la famille-village que ce dire doit signifier. On a déjà vu ce fonctionnement dans les nouvelles de Promesses dont l'uniformité narrative instituait l'unanimité d'une sorte d'écriture collective soulignée par la préface du n° 6 de la revue. J'avais lu cette unanimité spéculaire d'une écriture comme l'institution d'un nouvel Espace maternel scriptural tournant le dos aux sollicitations présentes de l'Histoire post-révolutionnaire passée. C'est bien de cette écriture collective du peuple-famille que se réclame dans sa préface le roman de Bouzaher, dont tous les narrateurs successifs, « Houria et Omar, Saïd et Tahar, Zhour et Ali, appartiennent à une même famille. Ils sont nés, ils ont grandi, souffert et lutté sous le même soleil, sous le même ciel algérien ». Unanimité mythique que souligne lourdement la narratrice française convertie à l'Islam d'Une autre vie: « En parlant, je ne disais plus " les Algériens " mais " nous ". Un tout petit mot qui, pourtant, signifiait beaucoup » (p. 123). Aussi pousse-t-elle la négation de sa propre différence jusqu'à payer son loyer en France en dinars (p. 19 et 92) !

Lorsqu'il sert ainsi le mythe d'une unanimité de la nation ou de la patrie, le fonctionnement métaphorique de ces romans permet d'ignorer le réel au nom du symbolisme présenté comme la réalité. Il évite donc de décrire les ruptures bien réelles au sein de la famille comme de la société.

Ainsi, beaucoup de ces romans nient-ils le conflit des généra­tions, pourtant fondamental tant dans la guerre que dans l'après­-guerre, en faisant des pères des modèles d'engagement que les fils n'ont plus qu'à reproduire. C'est le cas chez Salah Fellah, Chabane Ouahioune, et surtout Ahmed Aroua dont tout le roman est d'abord un chant d'amour et de respect de la parole du cheikh Madani, présenté comme un modèle de tolérance et de modernisme. Ce mythe de l'unanimité pouvait peut-être se justi­fier lorsque la guerre d'indépendance commandait de resserrer les rangs face à la négation de l'identité par l'Autre, mais il ne peut plus faire admettre que, dans Les Conquérants au Parc rouge, le paysan algérien obligé d'émigrer dix ans après l'Indépendance, pour des raisons économiques, tienne dès son arrivée en France le discours étatique le plus lénifiant, n'évitant même pas la for­mule devenue célèbre de l'Algérie qui « va de l'avant » (p. 25-­27) [149].

Dans le même roman un autre personnage affirme, contrai­rement à l'évidence non seulement politique, mais encore socio­logique de l'Algérie actuelle, que la Djemaa, dont les romans de Mammeri, entre autres, nous ont montré la ruine irrémédiable face à la guerre, mais aussi à la modernité, est « redevenue le forum démocratique des hommes libres, comme dans l'ancien temps » (p. 173). Précisément, ce forum n'est-il pas celui, tout aussi mythique, qu'institue le fonctionnement métaphorique d'une littérature qui tourne le dos à la réalité ? La métaphore permet ainsi un camouflage, aussi bien du référent que du lieu d'énon­ciation de cette écriture, pour signifier un double mythe d'unani­mité : référentielle et scripturale.

Et cependant, la métaphore n'est pas la seule dimension par laquelle ces textes trahissent tout en la camouflant l'ambiguïté du lieu de leur énonciation. Si la métaphore, conséquence d'une sur­détermination idéologique, développe cette ambiguïté sur l'axe paradigmatique des récits, le réalisme scolaire la développera, quant à lui, sur l'axe syntagmatique.

Le modèle réaliste scolaire

La plupart de ces romans s'inscrivent, d'abord, dans une tradition descriptive scolaire : celle de la « rédaction ». Descrip­tions à travers le regard d'un enfant-prétexte, souvent personnage central observateur. L'historicité de la fiction ou de l'événement est ainsi bien souvent estompée par le statisme de « tableaux », de paysages hors du temps dont la description, abusant d'adjec­tifs « bien choisis » et de métaphores d'école, sert d'abord à asseoir la « littérarité » convenue d'une écriture.

Le paysage décrit est d'ailleurs le plus souvent la Kabylie chère à Feraoun ou Mammeri, et qui constitue pour Leïla Aouchal un « tableau de maître » (p. 37) par son « panorama grandiose » que  « c'est un plaisir sans cesse renouvelé de contempler, qu'il soit assombri et dénudé par l'hiver naissant ou qu'il soit enveloppé de la magie lumineuse du chaud soleil » (p. 55). Ailleurs, la Maison au toit « branlant » derrière son « rempart végétal » (p. 16), d'où l'on entend « les rumeurs du vent parmi les ramures » (p. 9) est un sujet de « rédaction » idéal pour le « fils du maître » kabyle narrateur du roman de Ouahioune (p. 16). Le modèle de « l'insti­tuteur dévoué » [150] n'est-il pas une des figures positives les plus fréquentes de ces textes ? Celui-là même qui a appris à Mouhoub Bennour qu'un chapitre bien écrit devait s'ouvrir sur cette très belle description du printemps, au chapitre 9 des Enfants des jours sombres (p. 101), et qu'il faut, avant de narrer, décrire le village : « deux amas de cottages gris, aux tuiles rouges, s'agrippant aux flancs » de « collines verdoyantes » au-delà desquelles « le mur azuré de l'horizon se confondait avec le ciel bleu » (p. 8).

La métaphore égaye ces descriptions appliquées : les nuages y forment « un troupeau », cependant qu' « au loin, le mamelon qui supportait le village semblait se dresser, se gonfler et exhiber sans honte sa chéchia fanée et déchirée de profondes raies qui laissaient voir les fragments de sa tonsure, couleur de torrents en crue » (ibid., p. 17). L'imparfait itératif est d'ailleurs le temps verbal privilégié de ces descriptions d'un monde immobile dans la répétition de ses gestes quotidiens.

Statiques, certes, ces descriptions ne sont pas toujours idyl­liques. Le réalisme scolaire, surtout lorsqu'il s'inscrit dans la perspective idéologique d'une dénonciation du colonialisme, s'at­tache souvent à la description de la misère. Celle-ci, cependant, sera moins dénoncée en termes politiques qu'en termes moraux : ceux d'un misérabilisme le plus souvent conventionnel mais quasi obligatoire, que l'on trouve aussi bien dans le récit de l'enfance de Saddek (Les Barbelés de l'existence), que dans celui de l'en­fance de Slimane (La Mante religieuse). Le misérabilisme de cer­tains de ces récits peut être ainsi bien souvent décodé comme un alibi : un « progressisme » affiché qui masque par l'effet pathé­tique et moralisant le statut idéologique non défini du discours scolaire normatif dont il procède.

Quel est, en effet, le lieu d'énonciation de ces textes ? Le dis­cours scolaire qui les sous-tend est bien celui d'une culture impor­tée qui continue à lui fournir ses références. Point, ici, de cette subversion systématique de la langue française et des références qu'elle véhicule, que réclamait dans son manifeste l'équipe maro­caine de Souffles. Les références par rapport auxquelles se déve­loppent et dont se réclament ces romans sont extérieures, malgré le nationalisme proclamé. C'est bien ici que se manifeste le plus clairement l'ambiguïté majeure d'une écriture de conformité idéo­logique: comme l'idéologie dont elle procède, elle ne parvient pas à masquer l'origine hétérogène de sa parole. Parole qui réclame sa caution du lieu même qu'elle prétend combattre. Lieu culturel européen dont elle se rend prisonnière par l'ambiguïté d'un dire qui n'ose interroger sa propre histoire.

Bien souvent ce lieu d'énonciation est affiché sans vergogne. Par exemple, dans le jeu de citations placées en exergue des Bar­belés de l'existence, qui se réclame de Péguy, Fanon et Césaire à la fois, triplet peut-être idéologiquement équilibré, mais où aucune référence algérienne ne figure. Le jeu de Yamina Mechakra avec ses références culturelles est aussi limpide, quoique moins direc­tement idéologique, par exemple lorsque la narratrice de La Grotte éclatée « rumin(e) le nom de Ronsard qui effleura jadis (son) âme d'enfant close et l'entrouvrit comme une rose » (p. 48), ou nous entretient de ses souvenirs de lecture des Nourritures terres­tres de Gide (p. 49). Il est déjà plus subtil lorsqu'elle joue avec la citation cachée et exhibée à la fois de Victor Hugo (p. 161 : « Tôt le matin, à l'heure où les furtifs voyageurs se mettront en route, j'irai vers toi, Arris »), de Rimbaud (p. 65 : « Kouider suivit, les mains dans ses poches trouées »), ou de Boris Vian (p. 118 : « Je m'éveille dans l'écume des jours qui m'emportent »).

Le narrateur de La Mante religieuse nous parle longuement de son enthousiasme pour Péguy à la suite de l'enseignement de « Monsieur Claude ». Il nous décrit l'amour qu'il partage avec Malek Haddad pour Aix-en-Provence et Paris où il croit recon­naître Verlaine (p. 41), et il nous avoue même avoir découvert Dieu grâce à Solange la religieuse chrétienne (p.98) ! Là encore, la citation de La Fontaine cette fois affleure lorsque Slimane jette la bougie du saint à la mort de sa sœur et s'écrie : « Adieu femme, chien, terrasse, médicament ! » (p. 17) ! Jeu encore que celui de Chabane Ouahioune décrivant un des personnages des Conqué­rants au Parc rouge comme un troubadour sans châtelaine (p. 6), et commençant ce même roman par le morceau de bravoure sty­listique qu'est la reproduction sur cinq pages de la conversation argotique de " loubards » bien parisiens (pp. 8-13).

Hocine Bouzaher, qui ne s'était pas caché dans sa poésie de parodier Eluard [151], semble moins conscient à première vue de sa reprise obsédante d'une métaphore de Verlaine transformée en cliché par la consécration scolaire qu'opère le manuel le plus connu de nos « humanités » [152]. Mais il s'agit d'un appauvrisse­ment des deux vers bien connus de Verlaine et l'on y devine la contamination d'un autre cliché littéraire de manuel : celui de la « tempête sous un crâne », titre métaphorique donné à un pas­sage des Misérables de Victor Hugo par le même XIX° siècle de Lagarde et Michard [153]! Si à la page 21, « il pleut sur la ville, et il gronde dans mon coeur », la page 96 annonce d'abord « il pleut dans ma tête », avant de le développer en : « les gouttes de pluie martèlent mon crâne sans calmer la tempête ». Dans le même texte, un cliché lamartinien, cette fois [154], ne gagne rien dans son triplement emphatique, et dans la nomination idéolo­gique « votre pays » qui aplatit l'indistinct évocateur d' « un seul être » : « Votre pays vous manque et tout vous est étranger, son ciel vous manque et vous étouffez, son soleil vous manque et tout vous est obscurité » (p. 47). D'ailleurs, les références françaises de Bouzaher ne sont pas que littéraires, par exemple lorsqu'il proclame: « Impossible n'est pas algérien » (p. 47), ou lorsqu'il recopie tout simplement l'article du dictionnaire sur les différentes villes françaises que traverse l'un de ses personnages (p. 60: Dijon, p. 75: Lyon, p. 79: Marseille).

Chez d'autres auteurs, le jeu est bien plus maladroit, surtout lors­que le cliché importé camoufle un manque dans l'expression de l'écrivain. Ainsi, pour Salah Fellah dont le héros, comme l'écriture de l'auteur, « ne savait plus à quel saint se vouer » (p. 69), Cons­tantine est décrit à travers le cliché : « un site dantesque » (p. 7), cependant que les fermes des fellahs sont de « petits ranchs » (p. 11), et les gens du Sud des « bohémiens » (p. 77). Il faut dire qu'ici il y a de quoi se « creuser) les méninges attendant le génial eurêka » (p. 57) lorsque rêver à sa cousine devient une « libido » (p. 79), cependant qu' « Aziz voulait reconnaître l'Autre, mais ne connaissait pas son Moi, encore moins son Ça, pis encore son Sur-moi (p. 25).

Ahmed Aroua prétend se livrer à une réflexion sur la spécifi­cité de l'Islam face à la civilisation matérielle de l'Occident, mais il nomme le luth une « guitare » (p. 109), cependant que son maître à penser, le « professeur » [et non plus le cheikh] Madani justifie l'Islam par un raisonnement bien pascalien : « J'ai contem­plé les merveilles innombrables du monde, et je leur ai comparé le néant de la prétention humaine » (p. 66). On pourrait ainsi multiplier les exemples, la palme de la maladresse dans la repro­duction de clichés mal assimilés revenant certes à Leïla Aouchal et Mohammed Chaïb dont le héros, médecin, est « atteint par la grâce » (p. 194) et veut provoquer un avortement à l'aide d'un antibiotique (p. 161) cependant que son infirmière « se sentait frustrée » (p. 103) !

La parole de l'Autre, véhiculée le plus souvent par les clichés scolaires, est donc bien la référence scripturale essentielle, comme le lieu d'énonciation, avoué ou non, de l'écriture de ces récits dont la maladresse provient à la fois d'une non-maîtrise de ses modèles importés, et d'une absence de modèles propres : les modè­les littéraires algériens reconnus sont, en effet, de préférence, les plus fidèles eux aussi à l'archétype scolaire d'un réalisme huma­niste de bon aloi. L'illustration littéraire des mots d'ordre de l'idéologie pèche donc par les mêmes travers que ceux de la for­mulation de l'idéologie elle-même, qui croyait recourir à ces textes pour combler la contradiction inhérente à ses propres modè­les mythiques. Tant il est vrai qu'un discours littéraire de justi­fication d'une idéologie ne peut que trahir dans l'acte même par lequel il prétend la camoufler, la béance du lieu d'énonciation dont cette idéologie ne veut pas dire le nom.

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Le lieu de cette énonciation est également celui de son destina­taire. La description d'une spécificité algérienne au niveau du contenu de ces récits se fait à partir de modèles langagiers importés, certes, mais aussi en fonction d'une lecture extérieure. Car un discours de justification ainsi énoncé s'adresse à un regard qui est encore celui d'où viennent les modèles de l'énonciation. Ces romans n'éviteront donc pas la description ethnographique dans laquelle s'est constitué le roman maghrébin de langue fran­çaise, et dont on sait l'ambiguïté idéologique au niveau, par exem­ple, de la dialectique du Même et de l'Autre. Depuis le lieu étran­ger de leur énonciation, ces textes posent bien souvent leur signi­fié national en objet distancié, le situent dans le pôle de l'Autre par rapport à un pôle du Même qui est celui de leur écriture aux modèles importés, et au destinataire étranger.

Les écrivains traités dans le présent chapitre sont souvent ceux-là mêmes qui, tel Salah Fellah, reprochent à la littérature algérienne de langue française de « faire le jeu du colonialisme »,. par l'ambiguïté de l'écriture ethnographique de la « génération de 1962 » à quoi ils la réduisent. Or, Les Barbelés de l'existence, ne manque pas de nous décrire, par exemple, les costumes tra­ditionnels (p. 17), ou, de façon plus détaillée encore, les diverses. conserves (farine, couscous, viande, tomates, olives) entreposées. dans la maison (pp. 66-67). Leïla Aouchal nous décrit la cueillette des olives (pp. 48-49) avec laquelle Feraoun et Mammeri nous avaient familiarisés. Ahmed Aroua nous décrit longuement un mariage (pp. 106-107), ou encore l'intérieur de la maison constan­tinoise traditionnelle (pp. 120-121). Le projet ethnographique est sï impératif dans La Maison au bout des champs que Chabane Ouahioune n'y hésite pas à interrompre le récit crucial de la torture de Selma pour nous dire longuement comment, et selon quels rites séculaires, sa maison avait été construite (pp. 127-129).

Mais les véritables bucoliques kabyles nous sont proposées par Mouhoub Bennour, qui nous explique avec précision, par le tru­chement d'un de ses personnages, comment on fabrique le « smekh » ou ce qu'est « atagine » (pp. 21-22), consacre un cha­pitre entier à la description de la maison des femmes, du labour, des différents âges et de leurs travaux, et de la naissance d'un che­vreau (chap. 3, pp. 25-36), ou un autre à celle d'une fête (chap. 5, pp. 55-62), et partie d'un autre encore aux moissons et au bat­tage du blé (pp. 181-184). Toutes ces descriptions reposent bien souvent sur le cliché propre à tout « roman champêtre » du rap­port sexualisé du paysan à sa terre. Elles développent la nostal­gie d'un temps itératif et cyclique d'avant l'irruption de l'His­toire, dépeint comme une sorte d'âge d'or. L'archétype du roman champêtre qui n'a rien de spécifiquement algérien, superpose ses clichés culturels à une réalité qui sera ainsi décrite à travers la lecture qu'ils imposent. Cette lecture, à travers des clichés cultu­rels « universels », constituera le pôle du Même depuis lequel la réalité décrite apparaîtra comme « l'Autre », comme l'objet de sa description par un langage dont la maîtrise, par définition, lui échappe.

Le lieu d'énonciation comme le destinataire de ces romans sont donc bien extérieurs. Et l'identité du narrateur n'y changera rien : seule celle de son écriture peut ici être considérée. Identité de l'écriture dont le problème ne sera pas résolu d'ailleurs par l'usage de la langue arabe. Car les normes sont indépendantes de la langue utilisée, et elles seules signalent le lieu d'énoncia­tion véritable d'une écriture ou d'un discours.

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Parmi ces normes le « réalisme » scolaire dont on vient de par­ler est certainement la plus importante. Mais il en est d'autres. La plus voyante est l'illusion référentielle de récits bien sou­vent écrits à la première personne. La première personne, dans la mesure où le narrateur est algérien, peut apparaître comme une manière de « nationaliser » l'énonciation. Mais on a vu comme les signes de cette énonciation trahissent ce projet éminemment idéo­logique : la nationalité de l'énonciateur n'induit nullement la « nationalité » d'une énonciation dont tous les modèles scriptu­raux sont extérieurs. Le récit à la première personne est, par ailleurs, une tradition dans les lettres algériennes depuis que Le Fils du pauvre en a imposé un modèle souvent répété. Modèle d'une narration-document dans laquelle le « je » du narrateur, qui pourtant participe du pôle du « Même » par la traduction qu'il y livre de l'étrangeté de son univers, se situe lui-même ficti­vement dans le pôle de l' « Autre » : l'objet ethnographique à découvrir par la lecture et dont la personne même du narrateur ferait ainsi partie.

Le recours à la première personne [155] n'est pas le seul procédé induisant l'illusion référentielle. On trouve le récit, à la troisième personne, d'un enfant devenant adulte dans la guerre chez Salah Fellah et Mouhoub Bennour. L'illusion référentielle peut égale­ment être produite lorsque la fiction romanesque se transforme soudain en chronique historique précise, comme dans Les Cinq doigts du jour (pp. 17-18). Ou encore lorsqu'elle se désigne elle-­même dans la préface du même roman: « Que nul ne reproche donc à l'auteur une quelconque analogie ou ressemblance avec des événements ou des personnages identifiables (etc.) » (p. 7). Ou enfin lorsqu'une note de L'Evasion d'Ahmed Akkache précise que tel personnage a réellement existé, et en livre la fiche biogra­phique (p. 79). Cette illusion référentielle fonctionne cependant encore comme un alibi d'Histoire : elle « fait historique » mais ne fait pas l'Histoire. Elle manifeste, en tout cas, une ambiguïté non résolue dans le statut du texte, comme je l'avais déjà souli­gné à propos des nouvelles de Promesses.

Cette hésitation sur le statut du texte narratif peut être lue comme une maladresse, et elle l’est le plus souvent. Cependant elle peut également apparaître, non pas comme la mise en question du genre romanesque par sa représentation vacillante, dans des textes plus dominés que ceux décrits ici, mais comme une appropriation défectueuse de ce genre même, dont on se réclame pourtant sans véritablement le maîtriser.

On peut cependant pousser l'analyse plus loin à partir de quelques maladresses de deux textes particuliers, tous deux écrits à la première personne. L'hésitation entre le roman et le journal ou l'autobiographie peut être lue comme une manifestation de ce scandale dans la civilisation arabe que constituent, à la fois le genre romanesque et le dévoilement de l'intimité de la personne. Genre romanesque et récit autobiographique représentent, en effet, tous deux, le surgissement de la personne comme une rupture face à l'unanimité du groupe dans le conformisme de ses normes morales. II n'est pas indifférent de ce point de vue que ces deux textes soient ceux qui s'inscrivent le plus précisément malgré leur maladresse dans cette rupture scandaleuse : celui de Yamina Mechakra et celui de Jamal Ali-Khodja.

La rupture que constituent ces deux textes par rapport à la norme sociale est, en plus maladroit, la même que celle de La Répudiation de Boudjedra, qui a pu leur servir de modèle dans la mesure où il leur est antérieur (1969) respectivement de dix et sept ans. Rupture dans la manifestation de la sexualité comme d'un discours féminin déviant sur le maquis. Rupture dans l'écri­ture du mal de vivre chez un jeune professeur qui « devrait » représenter cependant, selon la logique du discours culturel, le symbole même de la réussite de l'idéologie dont il est sociologi­quement le représentant-type: enseignant comme la plupart de ceux qui ont mis en place cette idéologie d'Etat, et produit du système universitaire d'un Etat qui se fonde par cette idéologie. Sans être véritablement assumée et exploitée à ce niveau, la mar­ginalité du projet de ces deux romans par rapport au discours culturel entraîne tout naturellement, me semble-t-il, une pertur­bation du code littéraire utilisé. Les deux textes n'ont pas, cepen­dant, systématisé assez cette perturbation du code littéraire pour la rendre signifiante en elle-même de cette marginalité, et de la rupture qu'elle introduirait ainsi dans le discours culturel. Si per­turbation il y a, elle est plus le fait d'une maladresse que d'un projet.

Ainsi, Yamina Mechakra entretient la fiction référentielle de son texte en lui donnant certains aspects formels extérieurs du genre autobiographique par excellence : celui du journal. Les cha­pitres sont souvent annoncés par une date. Souvent aussi, ce sont des chapitres courts, au passé composé narratif, ou même au pré­sent narratif, que soulignent des réflexions au futur (voir par exemple pp. 138-139). Cependant, la plus grande partie du roman est écrite à l'imparfait et retombe ainsi dans un modèle fiction­nel plus littéraire. Les procédés renvoyant à la forme du journal ne sont donc pas assez assumés pour produire ce vacillement du statut du texte dont on vient de voir qu'il aurait pu constituer une rupture dans le discours culturel.

Quant à Jamal Ali-Khodja, le référent biographique semble bien plutôt lui échapper malgré lui, et n'est pas non plus utilisé pour servir une quelconque perturbation du statut du texte. C'est bien à la suite d'une simple inattention, en effet, qu'Aziz, le person­nage de la fiction, devient soudain Djamel (p. 88), c'est-à-dire l'auteur même. D'ailleurs le référent biographique essentiel n'est-il pas l'oncle prestigieux et paternel (Malek Haddad) du jeune écri­vain, à qui le livre tout entier est un hommage, tant dans sa dédicace que dans son évocation indirecte sous les traits de l'oncle Malek (pp. 16, 27, 28), que dans le modèle narratif de l'errance sans but, prétexte pour dire le malaise? Ce modèle narratif est celui-là même du Quai aux fleurs ne répond plus, où on a vu Khaled Ben Tobal, alias « Monsieur d'hier » écrire le roman de Malek Haddad, tout comme ici on nous montre Aziz écrivant son roman La Mante religieuse (p. 94) !

Ces romans, par la convention non maîtrisée des modèles nar­ratifs d'un réalisme anachronique, manifestent bien, ainsi, l'am­biguïté de leur lieu d'énonciation. Ambiguïté qu'on avait déjà sou­lignée dans l'axe paradigmatique de leur écriture, et qui est également celle du discours culturel de l'idéologie. Une littérature qui ne maîtrise pas son lieu d'énonciation ne peut remplir le rôle mythique que lui conférait l'idéologie. Et la maladresse de ces textes le rend bien entendu plus évident encore. Un des aspects de cette maladresse, à savoir l'anachronisme du modèle réaliste, permet cependant de suggérer une autre dimension du décalage spatial de ces écritures. Décalage spatial que dessine l'institution scolaire elle-même, lorsqu'elle véhicule des modèles culturels qui ne sont pas ceux du public auquel elle s'adresse. Par rapport au modèle littéraire français acquis à l'école, qu'ils tentent mala­droitement de reproduire et dont ils ne retiennent qu'une forme fossilisée sans être à même d'en mesurer l'anachronisme, ces romans fonctionnent en partie comme des écritures d'autodidactes.

Là, le décalage du lieu d'énonciation n'est plus géographique, mais culturel, et le phénomène n'a plus rien de spécifiquement algérien, ni même de propre à la situation culturelle périphérique du Tiers Monde par rapport au Centre que pourraient constituer les modèles culturels européens. Car l'autodidacte perçoit en géné­ral l'univers culturel dans lequel son milieu social d'origine ne l'a pas fait grandir, comme un espace étranger dont il reprendra, d'abord, les éléments consacrés par les manuels hétéroclites cen­sés lui en fournir la clé. Cet espace culturel étranger sera vécu globalement, hors des transformations qu'il subit dans un deve­nir historique. Le devenir historique qui fait vivre un espace culturel ne peut être approprié que par qui se situe soi-même tout naturellement à l'intérieur de cet espace. L'écriture de l'au­todidacte sera donc d'abord une tentative de légitimation de l'énonciateur par rapport à des normes reconnues, quelle que soit, par ailleurs, la nouveauté de ce qu'elle tente de signifier. D'où le décalage formel fréquent de cette écriture, décalage d'autant plus visible que son message pourra être plus neuf. Et c'est peut­-être là une autre des ambiguïtés de ces textes qui dans l'anachro­nisme et le décalage spatial de leurs modèles scripturaux n'en constituent pas moins une sorte de deuxième probation du roman algérien de langue française, sur le sol national cette fois. Car ces textes fonctionnent selon des schémas bien comparables à ceux des romans des années 50 que leurs auteurs cependant récu­sent le plus souvent dans leurs déclarations de principes.

Vers une nouvelle probation du roman algérien de langue française?

A travers la maladresse de ces textes, on peut retrouver, en effet, une sorte de reproduction probatoire des débuts contestés du roman algérien de langue française. On a vu les romanciers des années 50 imposer progressivement l'existence, plus que le signifié, de leur parole, dans un jeu intertextuel avec des langages idéologiques et littéraires, mais aussi avec un lieu d'énonciation qui n'était pas le leur. Par rapport à ce lieu d'énonciation ils des­sinaient tantôt une écriture de reproduction-allégeance, tantôt une tentative de retournement, en particulier de la dialectique du Même et de l'Autre. Et par ce jeu intertextuel l'anachronisme de leur parole d'autodidactes dans un espace langagier qui n'était pas le leur, était signifiant du surgissement d'une parole nouvelle.

La maladresse des romans publiés à la S.N.E.D provient le plus souvent du fait que d'être produits sur le sol national semble les dispenser d'une réflexion sur le véritable lieu d'énonciation de leur écriture. Car le lieu d'énonciation d'une écriture n'est pas, comme une lecture idéologique feint naïvement de le croire, le lieu géographique oh elle a été écrite et publiée : il est bien plutôt celui de l'intertextualité dans laquelle cette écriture se situe en se produisant.

Produite pour la première fois sur le sol national, et dans un contexte idéologique surdéterminé, cette littérature est dans la nécessité de se redéfinir à mesure qu'elle se produit, par rapport à tous les langages idéologiques, culturels et littéraires qui lui préexistent. Elle doit, comme son aînée des années 50, se dire elle-même comme littérature en même temps qu'elle produit un sens qui lui est extérieur. Or, elle dispose, pour dire son algérianité littéraire, d'un garant, contesté certes, mais authentifiant, et qui est précisément la littérature algérienne publiée en France dans les années 50. On assistera donc à une relation intertextuelle complexe avec ce modèle authentifiant.

Par-delà une apparente rupture géographique, historique (vingt ans d'écart), idéologique et même formelle (recommencement d'un « réalisme » auquel les romans algériens publiés en France sem­blent avoir majoritairement tourné le dos), ces textes rejoignent donc la fonction fondatrice de leurs aînés. Ils assoient ainsi, dans l'horizon d'attente qu'ils consolident en en reproduisant en écho les principaux modèles, l'existence d'une littérarité roma­nesque algérienne de langue française.

Placés vingt ans plus tôt dans une situation de probation compa­rable, les romans « ethnographiques » de la « génération de 1952 », par ailleurs les plus diffusés dans le discours scolaire, sont un modèle implicite puissant pour la plupart de ces textes. Le modèle le plus nettement reconnaissable est L'Incendie, dont on rappel­lera qu'il occupe une place importante dans les programmes du deuxième cycle du secondaire. Ainsi Les Enfants des jours som­bres tout comme La Maison au bout des champs pourraient s'in­tituler « conversations en Kabylie », puisque les événements his­toriques y sont vus bien souvent à travers les conversations des villageois, comme dans L'Incendie (qui cependant ne se passait pas en Kabylie). La « tension didactique » de L'Incendie est cependant estompée ici, et banalisée, car les recherches dibiennes d'une symbolisation du surgissement d'une parole paysanne dis­paraissent le plus souvent au profit d'un témoignage assez plat. Témoignage qui reste la seule justification de ces « conversa­tions », dont il souligne du même coup l'artifice : la conversation sert à « faire passer agréablement » le témoignage, au lieu d'être en elle-même objet d'une recherche comme chez Dib. De même, la métaphore de l'incendie perd ici en grande partie de sa puis­sance. Reprise par un grand nombre de ces textes, elle s'y trans­forme en cliché idéologique, par sa redondance d'un roman à l'autre, mais aussi parce qu'elle est lourdement expliquée - a posteriori -[156]. Or, c'est précisément son appel à notre lecture créatrice qui donnait à la métaphore dibienne toute sa force et, une fois de plus, toute sa « tension didactique ».

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Si les romans de la « génération de 1952 » sont davantage un modèle implicite, une sorte de signe de reconnaissance d'une littérature en son second surgissement, l’œuvre de Kateb Yacine est convoquée beaucoup plus explicitement, quand elle l'est. Certes, Nedjma figure, comme L'Incendie, au programme d'en­seignement du français du second cycle secondaire algérien. Mais jusqu'au niveau le plus élevé de ces programmes, l’œuvre de Kateb en est presque absente. Et si L'Incendie est le plus souvent traité par les enseignants en raison de sa facile lecture idéolo­gique, Nedjma l'est beaucoup moins et ne peut pas vraiment, de ce fait, être considéré comme faisant partie de l'image de la littérature algérienne de langue française diffusée par l'institution scolaire. Il y a donc bien une rupture relative de ces écrivains d'avec le modèle scolaire lorsqu'ils font référence à Kateb. Rupture relative cependant, car si l’œuvre de Kateb n'est pas très pratiquée par les programmes, elle n'est pas récusée. Elle figure au contraire comme une sorte de modèle inaccessible, pour sa « difficulté », mais idéalisé de ce fait. L’œuvre de Kateb va donc devenir une sorte de caution de recherche littéraire. Et ce ne sont certes pas tous les romans décrits ici qui se réclament de lui. La référence à Kateb va dessiner un clivage formel, mais aussi idéologique, entre eux.

Le patronage de Kateb Yacine se lit d'abord de façon mani­feste, par exemple dans la dédicace du Déchirement de Mohammed Chaïb. Ou encore dans la préface écrite par Kateb lui-même pour Ahmed Akkache qui fut, nous y est-il dit, le premier lecteur du Cadavre encerclé, ou pour Yamina Mechakra. Il peut être signifi­catif que les deux seules préfaces que nous trouvions ainsi dans ces douze romans soient signées de Kateb, comme s'il était le seul garant avouable de littérarité extérieur à cet ensemble de textes, et convoqué par eux.

Mais l’œuvre de Kateb fonctionne encore beaucoup plus ici comme une sorte de modèle générateur. Toute La Grotte éclatée de Yamina Mechakra peut être lue comme une saturation par un récit féminin à la première personne du vide de parole de Nedjma qu'on avait relevé au centre du roman de Kateb. C'est d'ailleurs bien sur ce surgissement d'une parole féminine qu'insiste le pré­facier sous le titre « Les enfants de la Kahina » (pp. 7-8) : redon­dance qui nous renvoie implicitement à la dimension mythique de sa propre héroïne.

Cette saturation du vide de parole de Nedjma se trouve plus particulièrement lorsque la narratrice de La Grotte éclatée nous conte son enfance d'orpheline entre trois religions, métamorpho­sées en trois « étoiles » (pp. 32-34). Mais bien d'autres intuitions de Kateb sont ici développées, comme l'association métaphori­que de Constantine et du château de Moutt suspendu à un câble dans telle description de Constantine « suspendue par un pont au rocher, comme une araignée par un fil à sa toile » (p. 36). Le développement extrême de cette métaphore n'est-il pas le titre même de La Mante religieuse de Jamal Ali-Khodja, qui nous décrit, par ailleurs, une échoppe suspendue sur le vide du Rhum­mel comparable à la fumerie de Nedjma.

Or, Constantine est un des lieux générateur majeurs du roman algérien depuis Kateb Yacine, puisqu'on retrouve la ville de Ben Badis au centre de l’œuvre de Malek Haddad, oncle et deuxième père de Jamal Ali-Khodja, chez qui elle devient cette mante religieuse, mais aussi chez Boudjedra (L'Insolation) ou encore, en arabe cette fois, chez Tahar Ouettar (Le Séisme), et bien d'au­tres : l'intertextualité, ici, est doublement phénomène spatial. Espace du TEXTE romanesque algérien. Espace référentiel de cette ville-texte qu'est, précisément, Constantine.

L'Evasion, d'Ahmed Akkache, développe également des sché­mas katébiens. Non seulement le parallèle s'impose entre le per­sonnage de Salah (p. 8) et celui de Lakhdar, ou ceux de Simone Voiron (p. 16 et suiv.) et de la Marguerite du Cadavre encerclé, mais le thème même du roman (une évasion et un groupe d'amis) rejoint de thème katébien du passager clandestin, comme l'alter­nance génératrice des figures d'enfermement et d'éclatement qu'on avait soulignée dans Nedjma. La phrase qui commence et clôt le roman d'Akkache (« Et si l'on tentait l'évasion ? », pp. 7 et 151) marque précisément cette alternance génératrice du roman de Kateb, de même qu'apparaissent dès la première page la lime et le billet qui ne sont pas sans rappeler le couteau dans Nedjma, et jouer un rôle comparable dans le texte. Enfin, le roman est bien fondé tout entier sur une sorte de structure productrice de l'uni­vers pénitentiaire, comparable à celle que l'on trouve dans l’œuvre de Kateb. Ce dernier souligne lui-même le parallèle biogra­phique et littéraire dans sa préface : « Les tribulations de l'exil et l'ombre de la cellule sont finalement aussi propices à la litté­rature qu'à la révolution » (p. 5).

L'imprégnation katébienne la plus forte est cependant celle du Printemps n'en sera que plus beau de Rachid Mimouni dont on a vu qu'il s'agissait du texte à la prétention littéraire la plus marquée. Djamila, ici, est bien l' « étoile » de Hamid dont la mère, comme celle de Mustapha, est folle (p. 114). Hamid la tuera comme Mustapha tue la Femme Sauvage dans Les Ancêtres redou­blent de férocité. Plus qu'à Mustapha cependant, qui fournit l'es­sentiel de la donnée diégétique dans cet invraisemblable meur­tre sur lequel débouche le roman, Hamid nous rappelle Rachid de Nedjma: comme lui, il est « le fantastique amoureux dont le constant désir fut d'enfermer (Djamila) en quelque inaccessible tour » (p. 108). Son histoire est racontée tantôt par lui, à la pre­mière personne, tantôt par Malek, jouant ici le même rôle que Mourad dans la troisième partie de Nedjma. Le fonctionnement anaphorique de l'écriture katébienne se retrouve dans le rythme des phrases : « Et Hamid ne pouvait que le suivre, lui expliquant patiemment son histoire et son passé, lui qui refusa toujours d'en dire un mot à nous tous » (p. 35). Comme dans Nedjma par ailleurs, les personnages se/nous narrent fréquemment l'histoire de leur tribu décimée, tout en la réduisant à un schéma répétitif qui perd du même coup la portée incantatoire du récit de Si Mokhtar à Rachid, dont tel passage (par exemple, pp. 61 et suiv.) n'est plus qu'une plate imitation. D'ailleurs, l'amitié de Malek et Hamid depuis les bancs de l'école jusqu'au vaudeville autour de Monique dont le prénom au moins est repris de Nedjma, rap­pelle celle de Lakhdar et Mustapha. Aussi ne s'étonnera-t-on pas de voir les premiers révolutionnaires se recruter comme Lakhdar parmi les hommes « en rupture de ban » (p. 46). Mais le pillage d'expressions frappantes de Kateb, comme celui de situations dié­gétiques, aboutit ici à un aplatissement dont le plus grotesque est, par exemple, la réduction (toujours selon le même désir d'expliquer) du leitmotiv de Mourad comme de la chanson qu'il éveille ( « Mère, le mur est haut » [157], à : « Maman, on a mis ton fils en prison ! » (p. 81)).

La distance par rapport à un modèle scolaire, que pouvait représenter la référence à Kateb au nom d'une exigence de litté­rarité, est donc bien relative. En témoigne d'abord le scolarisme même du mode d'appropriation de l'écriture katébienne par les quelques textes qui s'en inspirent. En témoigne surtout l'absence quasi totale de référence à des textes algériens plus récents, et principalement aux romans publiés en France depuis l'Indépen­dance. Le seul parmi les romans étudiés ici à inscrire un jeu intertextuel avec ces textes est La Mante religieuse de Jamal Ali­-Khodja : encore ce jeu ne dépasse-t-il pas le cadre des textes que l'auteur a pu lire dans les cours qu'il suivait à l'université de Constantine. Le thème central du roman, celui de la ville-femme dont le texte est traversée-déambulation-coït, a été développé dans mes cours sur Dieu en Barbarie de Dib, Le Muezzin de Bour­boune, La Répudiation de Boudjedra, ou Harrouda de Tahar Ben Jelloun. Mais ce véritable leitmotiv du roman est développé ici avec une lourdeur que ne connaissaient pas les modèles. Il en est de même pour le thème de la recherche d'identité dans la matrice de la vieille ville. Le récit symbolique des modèles devient, chez l'épigone, lourdeur didactique. « Aziz vagabonde dans le centre ville à la recherche de son identité, de ses origines, de son nom. Il se recherchait, et, en s'engouffrant dans la matrice de la ville, il tentait de se retrouver » (p. 24) [158]. A La Répudiation, il emprunte le goût de la provocation par la complaisance redon­dante d'une description dévalorisée de la sexualité (« Aziz aimait faire l'amour dans la chaleur de l'été sur le canapé d'un bordel », p. 29), ou par telle comparaison directement reprise au modèle, l'explication inévitable en plus : « Maintenant on marie les filles comme on vend des vaches dans les souks des villages, au plus offrant, et que vive l'argent, l'argent de la révolution, précisa-t-il ironiquement » (p. 24) [159].

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Le jeu intertextuel de ces romans avec leurs prédécesseurs algé­riens est donc, à quelques exceptions près, fidèle à un modèle scolaire de la littérature nationale. Or ce modèle tourne souvent le dos à l'actualité. L'idéologie active du pouvoir n'est donc, à proprement parler, jamais relayée par les textes qu'elle commande, et qu'elle limite à une fonction de commémoration sans rapport avec l'action politique présente. Tout au plus Les Conquérants au Parc rouge peut-il se rapprocher, par les déclarations qu'on a vues de certains de ses personnages, d'une justification officielle de l'émigration. Et pourtant, par bien des aspects, comme par exemple l'importance du personnage de Polly, le récit de ce roman est déviant par rapport au discours idéologique qu'il voudrait incarner.

Cependant l'actualisation de l'idéologie n'est pas absente du projet de certains de ces textes. Les Conquérants au Parc rouge, certes, mais aussi La Grotte éclatée, La Mante religieuse, et même Le Déchirement. Quant à L'Evasion, son projet est bien d'élar­gir la portée d'un récit qui pourrait n'être que commémoratif, à l'exaltation d'un internationalisme progressiste proche de celui du P.A.G.S., dont on retrouve la revendication d'une libération de la parole féminine dans La Grotte éclatée, et la condamnation maladroite de certains tabous de la société traditionnelle dans Le Déchirement. L'individualisme éthéré et contradictoire de La Mante religieuse se limite, au contraire, à la description d'un malaise qui récuse sans le dire toute solution progressiste, et légi­time d'une main ce qu'il semble condamner de l'autre.

Mais ce projet d'actualisation, s'il est proche de revendications du P.A.G.S., est déviant par rapport à l'idéologie officielle dont il ne comble pas, de ce fait, le manque d'actualisation. Le vide idéologique reste béant, dans la mesure où la déviance ici mani­festée est négativité. Les romans de langue arabe proches de l'idéologie du P.A.G.S. militent  pour la positivité d'un projet de Révolution Agraire à réaliser, à défaut d'avoir été vraiment réalisé jusqu'ici. Les romans de langue française proches de la même idéologie dégagent plutôt la négativité d'une rupture qui signale un malaise sans promouvoir un projet positif: la parole féminine de Yamina Mechakra, si elle dénonce l'hypocrisie de son muselage par la société traditionnelle, se réalise essentiellement en parole de mort. Comme si la mort de l'enfant et de l'amant étaient les préalables nécessaires d'une écriture qui sera essentiellement lamen­tation. Le manque est retourné, mais non comblé : au manque de la parole féminine dans un espace discursif masculin, se substitue l'énonciation d'une parole féminine du manque de l'homme, et non du dialogue avec lui. Quant au Déchirement, l'incohé­rence de sa formulation fait tourner court, jusqu'au ridicule, un projet trop ambitieux. Du coup, il en devient scabreux, et développe une efficacité inverse de celle que le projet annonçait. Seul, L'Eva­sion ne trahit pas la cohérence de son projet idéologique, et ce, en grande partie parce qu'il s'agit du moins surdéterminé de ces romans, où le récit prime en permanence le discours, dans une grande sobriété narrative. Mais ce projet internationaliste ne s'en inscrit pas moins dans un récit avant tout commémoratif, à la portée limitée de ce fait.

Je me hasarderai à proposer ici que cette non-réponse des romans en français publiés à la S.N.E.D. à une demande idéolo­gique, là où certains romans en arabe y répondent partiellement, peut trouver une ébauche d'explication dans le jeu intertextuel dans lequel ces romans s'inscrivent. Le roman de langue arabe, qui n'a pas de passé algérien notable, et dont l'existence linguis­tique est conforme à la visée idéologique progressiste de l'arabisa­tion, peut s'articuler directement sur un discours idéologique. Ce qui ne signifie pas forcément une qualité littéraire plus grande que celle des romans de langue française. Mais malgré ses limites évidentes qui sont celles du réalisme socialiste, le projet de La Fin d'hier, d'Abdelhamid Benhadouga, est cohérent [160]. Tel n'est pas le cas pour les romans de langue française, par exemple, peut-être parce qu'ils sont victimes de la fonction performative de leur écriture ; il est impossible d'écrire un roman de langue française en Algérie sans que l'écriture de ce roman ne soit mise aussitôt en rapport dia­logique avec une écriture romanesque algérienne de langue française qui fait partie du patrimoine culturel national, et est ressassé à ce titre par le discours scolaire et le discours social.

Or, la lecture préétablie de la littérature nationa­le par ces deux discours institue en partie la rupture de cet­te littérature, modèle performant, d'avec la réalité actuel­le. La commémoration de la Révolution n'est pas la dimension essentielle de l'image de la littérature nationale de langue française dans l'institution scolaire, et la fonction commé­morative de la plupart de ces textes répond à une commande idéologique -plus que scolaire. Mais dans la mesure où cette commémoration est en grande partie camouflage mythique, dis­cours-prétexte à éviter une description historique objective, elle joue le même rôle de préservation-reproduction d'un discours culturel institué et dé-réalisant que le discours scolaire qui limite la littérature à la description ethno­graphique et à la glorification de l'humanisme à travers le personnage toujours valorisé de l'instituteur (personnage central, d'ailleurs, et héros positif par excellence dans La fin d'hier). Le roman national de langue française publié par la S.N.E.D. ne peut éviter de répondre à cette image anachronique de la littérature nationale de langue françai­se véhiculée par le discours social grâce à l'école et à l'i­déologie commémorative officielle, dans la mesure où dans l'horizon d'attente auquel il s'adresse, cette image est pré­cisément ce qui installe l'écrivain national en littérature. Or, on a vu que cette reconnaissance en littérature peut ê­tre considérée comme l'objectif majeur du fonctionnement per­formatif de ce qui constitue ainsi une sorte-de nouvelle pro­bation du roman algérien de langue française. Fonctionnement performatif dans lequel l'idéologie, à la limite, n'est en­core qu'un mode de reconnaissance supplémentaire, dont on se réclame en lui renvoyant son image transformée en mythe. Mais dans lequel l'idéologie ne passe pas au niveau constatif, ou dénotatif, du langage "littéraire" : l'important n'est pas l'idée dite, à supposer qu'elle le soit, mais qu'on dise comme l'idéologie dirait. C'est-à-dire que la parole "littéraire" comme la parole idéologique se constitue elle-même en système clos évitant de mettre en évidence ses propres con­tradictions, comme elle évitait de manifester les contradic­tions du discours idéologique. Parole évitant le sens qu'el­le annonce, pour se limiter à la manifestation ostensible des marques de sa littérarité au moment même où ces marques deviennent clichés, c'est-à-dire négation de l'écart consti­tutif précisément d'une littérarité véritable.

Jusqu'ici, aucun texte n'a montré une puissance suf­fisante pour assumer l'écart par rapport à cet horizon d'attente spéculaire et dé-réalisant, qui lui permettrait du même coup de développer une parole propre : ces textes, nous sommes bien obligés, en dehors de tout parti pris idéologi­que lié à l'identité nationale et au lieu d'énonciation de mon propre discours critique, de les chercher jusqu'ici, chez les éditeurs français.


CONCLUSION.
Quel horizon d'attente ?

L'horizon d'attente dont cette première partie a dé­gagé quelque peu la constitution et la consolidation est donc plus complexe que ne le laissait prévoir la description d'une "image collective" de la littérature nationale de lan­gue française dans le discours social, que m'avait fournie une enquête nécessairement schématique auprès de lecteurs potentiels. L'image collective était essentiellement néga­tive : elle ramenait la littérature nationale, chez des lec­teurs potentiels qui refusaient en partie d'être encore con­cernés par elle, à deux thèmes dépassés dans leur désir de modernité : celui d'une commémoration statique de la guerre d'Indépendance, et celui d'une description ethnographique d'un univers traditionnel figé auquel ils préféraient, du moins dans leur discours à un enquêteur européen, tourner le dos.

Cette image collective s'inscrivait en effet dans un discours social où le prestige mythique d'une modernité à l'européenne est très fort malgré les injonctions d'un dis­cours idéologique centré sur l'affirmation d'une identité collective contre les séductions de cette modernité extérieu­re. Dans quelle mesure la négativité de l'image collective ne peut-elle pas, chez certains, être considérée comme une sorte de résistance indirecte, face à une de ses modalités mineures, au despotisme de l'idéologie dont on reproduit en­suite d'autant plus volontiers les slogans qu'on a ainsi tracé implicitement les limites de leur efficacité, de leur emprise sur la vie quotidienne de l'individu et sur son ima­ginaire ? Preuve supplémentaire, en tout cas, s'il en était encore besoin, de la forte assimilation par l'image collec­tive comme par l'horizon d'attente, de la littérature natio­nale et de l'idéologie.

Si l'image collective présentait la littérature nationale en grande partie de l'extérieur, dans un discours social pour lequel elle est un phénomène mineur, l'horizon d'attente est au contraire le lieu dans lequel s'inscrit nécessairement l'énonciation de l'écrivain, quelle que soit la valeur de ce dernier. L'horizon d'attente est ce carrefour où l'é­crivain trouvera pêle-mêle un statut pour son texte à venir, des directives de contenus et des modèles formels qu'il re­produira ou qu'il transgressera selon la conformité ou l'é­cart dans lesquels il se situe lui-même par rapport à ces normes le plus souvent implicites, mais parfois explicites aussi lorsqu'une préface de Promesses ou de tel roman paru à la S.N.E.D. les énonce en partie. L'horizon d'attente est aussi le lieu d'une reconnaissance supposée, attendue, et le plus souvent décevante, car, malgré ses normes et l'attente préalable qu'il suppose, c'est encore aux textes qui le trahissent apparemment le plus dans le double écart de leur nouveauté formelle et, le plus souvent, de leur publication à l'étranger, que cet horizon d'attente fera le. plus fête, même en les vilipendant. Car, selon un phénomène comparable à cette négativité excluante de l'image collective de la littérature nationale en fonction du dogmatisme de l'idéologie qu’on vient de souligner, c’est ici la condamnation la plus virulente d'un texte par le discours officiel qui le consa­cre. Les romans algériens les plus vendus, les plus lus, sont à coup sûr les deux premiers romans de Boudjedra, c'est­-à-dire les textes qui ont été présentés comme les plus scan­daleusement déviants par rapport aux normes idéologiques d'une littérature de commémoration et de célébration.

Or, cette attente de rupture d'avec les normes impli­cites d'une "doxa" fait partie de l'horizon d'attente. J'ai déjà montré comme ici plus qu'ailleurs l'écrivain est inter­pellé par ce que j'avais appelé une "attente profonde", la­quelle porte essentiellement sur des contenus : on charge l’écrivain de dire ce que la clôture du conformisme moral et idéologique empêche de formuler. Mais on se limite, parce qu’en fait, les problèmes ne se posent pas en termes litté­raires là où il n’y a pas de véritable tradition littéraire de langue française, à l'attente d'une rupture par le contenu. La parole de rupture doit être à la fois une parole sans statut - c'est-à-dire ne participant pas à la sacrali­sation de la langue du Coran -, et une parole de l'universel, dont le rôle n'est donc pas d'exhiber sa propre historicité formelle, mais bien au contraire de la camoufler : seule lé­gitimation possible pour une parole à l'identité inavouable.

C'est ici que se laisse préciser le malentendu fonda­mental de cet horizon d'attente. Constitué par des modes de mais différents, il reflète d'abord leur disparate. De la littérature algérienne de langue française déjà existante, ­il hérite la fonction performative et productrice : prouver l'être, l'identité, dans l'existence d'une parole propre comme dans la production d'un sens par cette parole. Du discours culturel de l'idéologie lui vien­nent un ensemble de directives de commémoration et de célé­bration, d'avec lesquelles le discours social pourtant tri­butaire en partie de l'idéologie lui enjoint cependant de produire une rupture. Mais l'opposition de ces deux derniers modes de production de l'horizon d'attente n'est qu'apparente puisqu'elle se limite à des attentes préalables de sens dif­férents, et suppose dans les deux cas une parole littéraire en langue autre non-inscrite dans l'Histoire, et susceptible de ce fait de légitimer les normes historiquement contingen­tes de l'idéologie en les faisant passer à l'état de nature, et de donner au sens plus ou moins critique qu'attend en partie le discours social la caution d'un langage auquel sa différence même donne une autorité comparable à celle d'une "doxa" qu'on ne met pas en cause globalement, par ailleurs.

Mais cette différence pourvoyeuse d'autorité à un langage de rupture est en même temps inavouable : n'est-elle pas celle de l'impérialisme dont le discours idéologique fait sa cible favorite ? Et pourtant, ce discours idéologique ne se réclame-t-il pas lui-même d'un langage universel de la valeur, pourvoyeur d'un sens supposé éternel du fait politi­que contingent, mais dont l'universalité récuse la clôture de l'identique tout en étant sommée de la formuler ? Le présupposé d'un langage universel de la valeur se devra donc de camoufler que ses références implicites sont extérieures à cette clôture de l'identité qu'on demande paradoxalement à ce langage de proclamer. Constater ce fait est poser la question du lieu d'énonciation de toutes les paroles ici réunies pour constituer cet horizon d'attente. Quelle que soit son attitude idéologique, quel que soit le sens qu'il se propose de manifester, l'écrivain ne pourra que manquer son énonciation s'il n'en maîtrise pas le lieu ni l'inscrip­tion nécessairement historique, non par le sens, mais par la forme.

Alors seulement il pourra constituer son écriture en cet écart seul producteur de sens, seul producteur d'Histoire dont la productivité performative du modèle de littérature algérienne tel qu'il s'est réalisé historiquement dans l'ho­rizon d'attente lui suggère la nécessité : les premiers ro­mans algériens de langue française n'instituaient-ils pas cet écart d'avec la littérature coloniale et le discours anthropologique par exemple en en renversant la bipolarité du "Même" et de l'"Autre" ? Ou en se faisant le lieu de ges­tation de paroles inouïes ? C'est bien le risque de cette productivité historique de l'écriture que sa lecture par toute idéologie conjure en n'en codifiant que le sens, et en ignorant l'historicité de la forme au nom d'une transpa­rence intemporelle supposée. Et c'est pourquoi toute litté­rature produite par l'idéologie ou le discours social, et fidèle à leurs directives, ne peut être que délicieusement anachronique, quel que soit son projet de sens, ou propre­ment in signifiante. D'où la nécessité de l'écart, non seule­ment du sens, toujours récupérable, mais surtout de la forme, c'est-à-dire de la spatialité de l'écriture que les termes d'horizon d'attente et d'écart supposent.

 

 



[1] Par exemple dans Littérature maghrébine de langue française, Sherbrooke (Québec), 1973, 493p., p.13 : "Littérature maghrébine, c'est-à-dire issue de la Tunisie, de l’Algérie et du Maroc et produite par des autochtones nés dans les sociétés arabo-berbères eu juives (en ce qui concerne la Tunisie et le Maroc), même si ces maghré­bins ont pu être qualifiés de "français musulmans", comme c'était le cas, par exemple, pour les algériens. Elle peut aussi être le fait de français nés en Algérie, qui ont opté pour la nationalité algérienne. Nous entendons enfin par de langue française la littérature produite par des auteurs écrivant le français ou en français, mais non en tant que français. Littérature d'"écriture" eu de "graphie" française, dit Jean Sénac. Mais précisons alors: d'expression nord-africaine ou maghrébine. " 

[2] JAUSS (Hans Robert), Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, 307 p., p.280.

[3] Parallèlement au roman algérien, on sait que se développe toujours, avec un grand succès, une littérature de français sur l'Algérie dont la nostalgie ne cache guère l'angoisse, là aussi, quant à sa propre identité. Dans ces textes, bien moins d'idéologie, ou alors des idéologies bien courtes et contradictoires. Mais une quête beaucoup plus tendue de modèles narratifs perdus à quoi s'assimiler, en lesquels se reconnaître. Cette production littéraire de français sur l'Algérie n'est pas, bien sûr, mon propos. Je signale cependant qu'elle set répertoriée et décrite année par année dans la bibliographie critique de l'Annuaire de l'Afrique du Nord, Aix en Provence, C.R.E.S.M. (CNRS).

[4] "Révolution" est le terme consacré en Algérie pour designer ce qu'en France on nomme "guerre d'Algérie", mais aussi sa suite depuis l'Indépendance: l'édification du pays.

[5] Cette opposition "discours" - "récit" reprend en partie celle que développe Genette dans "Frontières du récit", in : GENETTE (Gérard), Figures II, Paris, Le Seuil, cou. "Points", 1979, pp.49-70. Mais l'idéologie se manifeste chez moi dans une historicité lourde qui n'est pas le propos de Genette...

[6] DEJEUX (Jean), Littérature maghrébine de langue française, Sherbrooke (Québec), Naâman, 1973, 493 p., p. 41. On peut cependant se demander si les romans d’Aïcha Lemsine ne constituent pas, comme l’a montré Christiane Achour dans time étude sur laquelle on reviendra en fin de seconde partie, un curieux  retour à ce discours "assimilé ». L’observation vaut aussi, – on le verra au chapitre 5 de la présente première partie, pour certains romans publiés récemment en Algérie par la S.N.E.D.

[7] FAYE (Jean-Pierre), Théorie du récit. Introduction aux « Langages totalitaires ». Paris, Hermann, 1972, 140 p., pp. 24 et 19.

[8] AGERON (Charles-Robert), Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2, Paris, PUF, 1979, et L’Algérie algérienne de Napoléon III à De Gaulle, Paris, Sindbad, 1980.

[9] EISENHANS (Hartmut), Frankreichs Algerienkrieg, München, Carl Haster Verlag, 1974. A l’approche du 20e anniversaire de l’Indépendance, les études et témoignages sur la guerre d’Algérie se multiplient cependant. Voir en bibliographie générale la section consacrée à ce thème.

[10] PERVILLE (Guy), « Quinze ans d’historiographie de la guerre d’Algérie », Annuaire de l’Afrique du Nord 1976, Aix en Provence, C.R.E.S.M. (C.N.R.S.), 1978, pp. 1337-1363. On peut cependant s’interroger sur la méthode et les résultats d’une recension qui exclut, de son propre aveu, les numéros spéciaux de périodiques, tout comme les « œuvres à caractère littéraire », pour ne pas parler des articles, également manquants. Le travail n’a été fait qu’à partir de Biblio.- Les livres de l’année (1962-juin 1977), et de l’Annuaire de l’Afrique du Nord. C’est cependant un point de départ fort utile.

[11] Omar Gatlato, de Merzak Alliuache, terminé en 1976, diffusé en 1977.

[12] Article cité, p. 1359. C’est probabement une des raisons (mais non la seule) de cette désaffection du public algérien pour le thème littéraire de la guerre d’indépendance, qu’avait révélée mon enquête.

[13] FANON (Frantz), L’an V de la Révolution algérienne, Paris, Maspéro, 1959, 2e éd. Sous le titre : Sociologie d’une révolution, Maspéro, 1966 ; Les damnés de la terre, Maspéro, 1961.

[14] Voir en bibliographie un premier aperçu des études, en nombre encore assez limité, consacrées à Frantz Fanon.

[15] FANON, Les damnés…, op. cit., p. 10.

[16] FANON, L’an V…, op. Cit., p. 86.

[17] C’est également ce qu’ont montré LUCAS (Philippe) et VATON (Jean-Claude), dans L’Algérie des anthropologues, Paris, Maspéro, 1975, 294 p., à propos de l’anthropologie coloniale ou de l’ethnologie. Pour la littérature coloniale, la société « indigène » est un décor assimilé de ce fait à la nature. Décor que l’européen peut découvrir ou ignorer, mais face auquel il reste l’actant principal. Sur la littérature coloniale, le point le plus récent se trouve dans le n° 5 des Cahiers de littérature générale et comparée, Paris, S.F.L.G.C. et Université Paris III, 1981, 134 p., dont j’ai assuré le secrétariat, sur une initiative de M. Guy Turbet-Delof, qui en a assuré la direction.

[18] Il conviendrait de nuancer quelque peu ce qui est dit ici sur l’historicité, ou l’absence d’historicité de la littérature « ethnographique ». Signalons, entre autres, l’article récent d’Anne ROCHE sur « Tradition et subversion chez Mouloud Mammeri », Revue de l’Occident Musulman et de la Méditerranée (Aix en Provence), n° 22, 2° semestre 1976, pp. 99-108. Cet article montre assez bien l’évolution de l’écriture de Mammeri vers une subversion de plus en plus grande, sans être totale, d’un roman à l’autre. On aurait aimé cependant un développement plus conséquent de la conclusion, qui me semble importante et généralisable : « L’œuvre de Mammeri s’est développée contre la pesanteur du discours indirect, pesanteur qu’il n’a pu entièrement écarter, alors que ses cadets la feront exploser. » (p. 107). Anne Roche montre par ailleurs fort justement que le concept d’ »espace maternel » que j’avais développé n’est pas « réduction à l’anhistoricité freudienne », mais au contraire un « chant à deux portées », selon l’expression de Marie Bonaparte, où l’appel à la révolte croise la fusion maternelle. » (p. 104).

[19] DIB (Mohammed), L’Incendie, Paris, Le Seuil, 1954, 220 p.

[20] Par exemple DESPLANQUES (François), « Aux sources de ‘L’Incendie’ », Revue de Littérature comparée (Paris), n° 4, octobre 1971, p. 611.

[21] Dans Terrasses (Alger), 1953, sous le patronyme de Gérard COMMA. (Cité par Déjeux, Littérature maghrébine…, p. 149).

[22] Jean Déjeux, « A l'origine de L'Incendie de Mohammed Dib », Pré­sence francophone. Sherbrooke, n° 10, printemps 1975, pp. 3-8.

[23] Littérature maghrébine, op. cit., pp. 147-148.

[24] François     Desplanques,          « Aux sources de L'Incendie », Revue de Littérature comparée. Paris, 4, octobre 1971, p. 612.

[25] Bonn (Charles). – La Littérature algérienne de langue française et ses lectures. Sherbrooke (Québec), Naaman, 1974, 254 p.

[25] Belkaid‑Khadda (Naget). – Structuration du discours dans l'ceuvre romanesque de Mohammed Dib. Analyse de deux exemples topiques : L’Incendie et Qui se souvient de la mer. Thèse de 3° cycle, Paris‑VIII, 1978.

[26] Gourdon (Henri), Henry (Jean‑Robert), et Henry‑Lorcerie (Françoise). « Roman colonial et idéologie coloniale. « Revue algérienne (Alger), n° 1, 1974.

[27] On pourra voir comment dans : Achour (Christiane). – «Le regard assimilé. Ou quand la France apprenait au colonisé à déchiffrer son monde « Cahiers de littérature géné­rale et comparée. Paris, S.F.L.G.C. – Université Paris‑III, 1981, pp.41‑52.

[28] On peut, alors, s'interroger sur la validité de l'approche d'un texte à partir des seules catégories du « Même » et de l’« Autre », combinées ou non à celles de la Sémantique structurale : n'est-ce pas doublement fonctionner à partir d'un discours préétabli a-priori étranger au texte dont il prétend rendre compte, même s'il y retrouve a-posteriori les catégories qu'il y projette ? Même s'il s'élève avec raison contre les visées du discours anthropologique colonial transformant l'Autre en objet et se constituant en seul sujet, un tel discours critique dit « je » en prenant à son tour le texte pour objet de sa problématique, si intéressante soit-elle.

[29] Mouloud Feraoun, Le Fils du pauvre. Paris, Le Seuil, 1954. Mouloud Mammeri, Le Sommeil du juste. Paris, Plon, 1955.

[30] J'emprunte l'expression à Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique.. Paris, Le Seuil, 1975.

[31] La Littérature algérienne, op. cit., pp. 31-33 et 89-94.

[32] La première apparition d'un colon (M. Auguste, puis M. Mar­cous), se produit lors d'un événement qui pourrait a-priori ne pas avoir de portée historique : la mort accidentelle d'un ouvrier agricole sur une machine (pp. 90-91). Or, cet accident est plus important qu'il n'y paraît d'abord, puisqu'il est relaté par Comandar qui lui donne un sens, et qu'il permet également à la prise de conscience des paysans de se développer. Il contribue donc à rompre la stabilité de l'espace colonial, lequel est bel et bien mis en scène, ici, contrairement à ce qui se passe dans le roman « ethnographique ».

[33] Chapitres XVII (pp.120‑121), XXVI (pp.169‑170), XXXIII (pp.200‑206), XXXVI (pp.216‑219).

[34] Yacine Kateb, Nedjma. Paris, Le Seuil, 1956.

[35] Des ébauches partielles nombreuses en avaient été publiées en revues auparavant. Voir la genèse de Nedjma dans : Jacqueline Arnaud, Recherches sur la littérature maghrébine de langue française. Le cas de Yacine Kateb. Thèse de doctorat d'Etat, Paris-III, 1978, diffusée par L'Harmattan (Paris), PP. 400-664.

[36] La Littérature algérienne, op. cit., pp. 25-37 et 47-59.

[37] Marc Gontard, Nedjma de Kateb Yacine. Essai sur la structure for­melle du roman. Rabat, imprimerie de l'Agdal, 1975, p. 37. La contre-argumentation de Jacqueline Arnaud se trouve aux pp. 736-738 de sa thèse.

[38] Jacqueline Arnaud, op. cit., pp. 738, 671 et 677.

[39] Les références à Nedjma seront données dans le texte même de l'étude, sans mention du roman. Toutes les références à d'autres textes seront données en notes, ou précisées si elles nécessitent de figurer dans l'étude même. Le même procédé sera utilisé pour chaque roman étudié, dans le chapitre ou le sous-chapitre qui lui sera consacré.

[40] Jacqueline Arnaud, op. cit., p. 727.

[41] Le Nouvel Observateur. Paris, n° 114, 18 janvier 1967, et une confé­rence à Alger la même année, cités par Déjeux, Littérature maghrébine..., op. cit., p. 212.

[42] Dans « Les structures de l'imaginaire dans l’œuvre de Kateb Yacine », Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée (Aix-en-Provence), n° 13-14, 1° semestre 1973, pp. 267-292, Jean Déjeux développe, entre autres, les deux thèmes de la caverne maternelle et de la « nuit de l'erreur », qui apparaissent à une double lecture psychanalytique et mythique de l'œuvre de Kateb. Mais, outre qu'il conviendrait de nuancer certaines appli­cations un peu lourdes de schémas œdipiens dont la psychanalyse a depuis longtemps montré qu'ils ne suffisaient plus pour tout expliquer, mon propos est ici tout différent. Il ne s'agit pas pour moi de répertorier les han,tises cachées que toute œuvre peut révéler souvent à son insu, mais de montrer, au contraire, comment certaines structures profondes deviennent, sous forme d'images ou de récits récurrents, des matrices génératrices du texte littéraire en sa totalité : Non pas isoler des paradigmes pour les « interpréter » dans un discours autre que celui du texte, mais souligner dans leur interrelation leur productivité syntagmatique, hors de laquelle ils ne sont pour moi que des signes sans vie.

[43] Jacqueline Arnaud, op. cit., p. 731.

[44] Jacqueline Arnaud, consultée à ce propos, me répond dans une lettre du 8 mars 1981 qu'elle a « toujours entendu dire à Kateb qu'il avait établi définitivement la numérotation des chapitres de Nedjma la nuit avant de remettre le manuscrit à l'éditeur, c'est-à-dire probablement fin 1955 ». Ceci dit, elle ne pense pas qu'il y ait chez Kateb volonté consciente de signifier ces neuf années par les neuf séries de douze cha­pitres du roman. A quoi je réponds que mon hypothèse n'est, justement, valable que si cette signification est inconsciente. Car sinon pourquoi camoufler les neuf séries en six parties, et non en neuf ? Par contre ce double décompte peut renvoyer, aussi bien à l'opposition des deux calen­driers dont j'ai parlé, qu'à la double signification de la structure même.

[45] Les Ancêtres redoublent de férocité, in Le Cercle des représailles. Paris, Le Seuil, 1959, p. 151.

[46] Ibid., p. 142.

[47] Jacqueline Arnaud, op. cit., pp. 721 et 725.

[48] « M. Gontard considère que l'épisode du Nadhor se situe entre le premier retour à Constantine et l'arrestation (...) Tout cela, plausible, n'empêche pas que les circonstances du rapt soient totalement effacées. Les aventures du Nadhor sont fortement teintées d'onirisme (rêve du retour au paradis tournant au cauchemar) et d'ailleurs vécues dans les vapeurs de l'herbe (la mention en revient tout au long du texte). La partie IV, où il se trouve, débute par l'épisode mythologique de l'aigle, épisode hors­-temps (...), puis au chapitre 2, évoque Rachid rêvant dans sa cellule de déserteur, où il voit Keblout lui apparaître. Et si le Nadhor était un épi­sode rêvé ? » (Arnaud, op. cit., pp. 735-736). J'irai d'autant plus volon­tiers dans le sens de Jacqueline Arnaud que le court chapitre 2 (p. 134) où Keblout apparaît à Rachid me semble précisément, tant par son style (usage de l'anaphore avec « Et... » déjà mentionné), que par son espace (la cellule de prison, dont Kateb a dit combien elle l'avait révélé à lui­-même comme écrivain en 1945), être un modèle de ce que j'appelle une « matrice génératrice » particulièrement féconde, d'où surgissent les récits. Je reviendrai sur cet aspect en parlant de l'historicité de l'espace maternel chez Kateb.

[49] Rachid et Si Mokhtar ne sont pas les seuls énonciateurs du sens historique dans Nedjma. Il convient d'abord de préciser un autre niveau d'ambiguïté dans le fait que cette production du sens se fait toujours dans leur dialogue, ou plutôt dans un discours que Si Mokhtar, rarement inter­rompu, adresse à Rachid et non au lecteur. Mais surtout, d'autres per­sonnages, dans Nedjma, disent le sens historique de l'action. Ainsi Musta­pha p. 187 : « Et ce sera enfin l'arbre de la nation s'enracinant dans la sépulture tribale... " Quant à Mustapha et Lakhdar, les deux récits de leur participation au 8 mai 1945 sont en eux-mêmes producteurs d'Histoire. Mais le sens historique produit ici est beaucoup plus immédiat, conjonctu­rel, que celui, plus global, plus totalisant, donc plus mythique, du dialogue de Si Mokhtar et Rachid. Surtout, ils sont, pour reprendre le vocabulaire de Genette, davantage récits que discours. Ils produisent peut-être indirec­tement le sens, par la lecture que nous en faisions. Ils ne l'énoncent pas, comme fait le discours mythique de Si Mokhtar. Et pour revenir à Mus­tapha, le passage cité est extrait de son carnet, c'est-à-dire encore une fois d'un texte au statut secondarisé, dérapant par rapport au récit premier du roman. On en revient à l'ambiguïté.

[50] Pp. 121-122 : « Si Mokhtar n'avait pas crié ; toute sa cocasse per­sonne écartait l'idée de démence, mises à part la disparition du dentier, la chute du turban et l'apparence féroce du vieillard, qui déclara encore, rétablissant le silence :

L'enterr'ment di firiti

i la cause di calamiti.

Et encore, d’une voix stridente :

Mon père Charlemagne

Ma mère Jeanne d'Arc. ».

p. 143 : « Puis Nedjma nous quitta. Si Mokhtar, en se retournant sur sa couche, prononça un grand discours dans la langue classique des Ulémas. Je n'y comprenais rien. Quand je voulus l'éveiller, croyant qu'il s'agissait d'un cauchemar, il me fit signe sévèrement de me taire. »

p. 156 : « Le vieux Si Mokhtar boxé par le préfet après la manifestation du 8 mai, et qui défila seul à travers la ville, devant les policiers médusés, avec un bâillon portant deux vers de son invention que les passants en masse gravèrent dans leur mémoire :

Vive la France.

Les Arabes silence ! »

[51] L'Action. Tunis, 28 avril 1958.

[52] Mohammed Cherif Sahli, Le Message de Yougourtha. Rééd. Paris, L'Algérien en Europe, s. d.

[53] L'Action, art. cit.

[54] « La tragédie est contraire à cette logique philosophique qui admet que de deux propositions contradictoires, si l'une est vraie, l'autre doit nécessairement être fausse. L'homme tragique apparaît de ce point de vue solidaire d'une autre logique qui n'établit pas une coupure aussi tranchée entre le vrai et le faux : logique de rhéteurs, logique sophistique qui, à l'époque où s'épanouit la tragédie, fait encore une place à l'am­biguïté puisqu'elle ne cherche pas, sur les questions qu'elle examine, à démontrer l'absolue validité d'une thèse, mais à construire des dissol lôgoi, des discours doubles qui, dans leur opposition, se combattent sans se détruire, chacune des deux argumentations ennemies pouvant, au gré du sophiste et par la puissance de son verbe, l'emporter sur l'autre à son tour. » Jean-Pierre Vernant, « Tensions et ambiguïtés dans la tragédie grecque », in : J.-P. V. et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et tragédie en Grèce ancienne. Paris, Maspéro, 1972, pp. 19-40).

[55] La Poudre d'intelligence, in : Le Cercle des représailles, op. cit., p. 113.

[56] Jean-Pierre Vernant, op. cit., p. 30.

[57] J. Arnaud, op. cit., pp. 800 et 811.

[58] Voir entre autres l’article de Déjeux déjà commenté note 9.

[59] (26) « Nedjma s'était couchée près de moi (...) et les deux figues brunes, mûrissantes, ouvertes aux premières patrouilles de fourmis, me faisaient gémir avec sévérité contre ma présence dans un verger trop chargé dont je me sentais obscurément gardien, visé de toutes parts pour la problé­matique possession de Nedjma » (p. 140). La problématique réalisation, pour une lecture psychanalytique de dénotation, est bien entendu celle de l'inceste, dans cet « autre côté » où le nègre pourrait bien représenter le père. Du retournement du voyeurisme de la scène initiale en une impos­sible tentative d'auto-engendrement. Mais l'intérêt de cette lecture pour mon propos est très maigre, dans la mesure encore une fois où elle isole un élément du récit pour le mettre en relation avec un référent – vrai ou supposé – extérieur au texte. Le développement des strates du para­digme, si ingénieux qu'il puisse être, ne nous révélera rien de plus sur le fonctionnement de ce syntagme qu'est avant tout le texte. Qu'importe quel est le référent auquel peut renvoyer le nègre : ce référent ne m'intéresse que s'il me permet de préciser davantage la fonction dans le texte de ce nègre avec la réalité duquel Kateb joue malicieusement : il est le destinataire d'une parole impossible. Parole impossible, peut-être, parce que je ne puis parler dans l'avant de ma conception et encore moins, par cette parole, intervenir sur cette conception. Mais d'abord parole impossible, dont l'impossibilité, même si elle dévoile mon désir caché, ou celui de l'auteur, ne m'intéresse que parce que cette impossibilité a aussi valeur syntagmatique : qu'elle fait fonctionner et résonner le texte du roman publié, quel que soit par ailleurs le roman inavouable.

[60] Ibid., p. 29. Dans Nedjma, après ce même 8 mai 1945 et bien des errances, ce même Lakhdar trouvera Nedjma, en qui on a vu un fantasme de la mère chez Rachid...

[61] J. Arnaud, op. cit., p. 811.

[62] Ch. Bonn, La Littérature algérienne..., op. cit., pp. 200-211.

[63] A. Khatibi, Le Roman maghrébin, op. cit., p. 28.

[64] Malek Haddad, Le Quai aux fleurs ne répond plus. Paris, Julliard,

1961. Rééd. U.G.E., coll. 10/18, 1973. Les références seront celles de la

réédition.

[65] Avant l'Indépendance, il a milité dans la Fédération de France du F.L.N. De 1963 à 1964, il a présidé la commission culturelle auprès du bureau politique du F.L.N. Son action dynamique y fut exactement à l'opposé de ce que sera quelques années plus tard celle de Malek Haddad, directeur de la Culture au Ministère de l'Information et de la Culture de 1968 à 1972. Le parallèle s'impose dans la mesure où malgré leur écart d'âge (11 ans), les deux écrivains ont eu un itinéraire comparable (militantisme en France dans les milieux de la presse, responsabilités cultu­relles après l'Indépendance). Malek Haddad est mort en 1978 à Alger.

[66] Mourad Bourboune, Le Mont des genêts. Paris, Julliard, 1962. Le Pèlerinage païen. Paris-Alger, Rhumbs, 1964. Le Muezzin. Paris, Christian Bourgois, 1968.

[67] Assia Djebar, Les Enfants du nouveau monde. Paris, Julliard, 1962, Réd. U.G.E. 10/18, 1973. Les références seront celles de la réédition. Les Alouettes naïves. Paris, Julliard, 1967.

[68] Mouloud Mammeri, L'Opium et le bâton. Paris, Plon, 1967.

[69] La veine est la même que celle du très beau poème Eclatement pluriel (publié dans Espoir et parole, anthologie rassemblée par Denise Barrat. Paris, Seghers, 1963, pp. 233-237). «La cohorte des morts sans épitaphe « s'y trouve p. 234.

[70] Assia Djebar, La Soit. Paris, Julliard, 1957. Les Impatients. Paris, Julliard, 1958. Pour Les Enfants du nouveau monde et Les Alouettes naïves, seuls romans de l'auteur traités ici, les références seront précédées par E. pour le premier, A. pour le second.

[71] Le principe est repris par le sommaire de Femmes d'Alger dans leur appartement, du même auteur (Paris, Des femmes, 1980). Mais le binarisme y est renforcé : deux parties seulement, et la progression est inverse « 1 : Aujourd'hui,  2 : Hier «. Cependant le troisième terme dialectique pourrait être ici le regard extérieur auquel renvoient peut-être l' « Ouverture «  et  la « Postface «, d'ailleurs sous-titrée: « Regard interdit, son coupé «.

[72] Assia Djebar, Femmes d'Alger..., op. cit., p. 69.

[73] Malek Haddad, Le Quai..., op. cit. Les références qui suivent ren­voient à ce roman.

[74] Ce discours déviant ne s'embarrassera plus de la prudence L'Opium et le bâton, dans La  Meute, nouvelle très dure que l'écrivain a bien voulu me donner pour la publier dans Europe (Paris), n° 567-568, juillet-août 1976, pp. 68-76, ni dans son dernier roman, La Traversée (Paris, Plon, 1982).

[75] Malek Haddad, L'Élève et la leçon. Paris, Julliard, 1960. Les deux romans qui précèdent sont: La Dernière impression (Paris, Julliard, 1958), et le t'offrirai une gazelle (Paris, Julliard, 1959).

[76] A ma connaissance, seule une librairie parisienne (L'Harmattan), et une librairie aixoise (Vents du Sud), proposent quelques publications de la S.N.E.D. aux lecteurs français. La S.N.E.D. a longtemps constitué en Algérie une sorte de bastion impénétrable échappant à toutes les pressions et sourde à toutes les polémiques. On trouvera un relevé de la plupart des articles qui lui ont été consacrés en vain dans la presse nationale dans Jean Déjeux, Bibliographie méthodique et critique de la littérature algé­rienne de langue française, 1945-1977. Alger, S.N.E.D., s.d. (1981), pp. 260-263.

[77] Cinq romans de langue française ont été publiés par la S.N.E.D. en 1979 et 1980. Les années précédentes étaient bien moins riches sept romans de 1967 à 1978, en douze ans. Le catalogue général des publications de la S.N.E.D., de 1980, que j'ai pu obtenir après plusieurs mois de démarches et de sollicitations, ne propose pas moins de 268 titres d'ouvrages, toutes rubriques réunies.

[78] Je prends le concept, en le spécialisant quelque peu, à l'article bien connu de Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d'Etat «. La Pensée (Paris), n° 151, juin 1970. Le terme d' « institution a (En ce sens je parlerai d'institution scolaire), me semble d'ailleurs convenir tout aussi bien à mon propos. Je précise également que je ne partage pas tout le point de vue d'Althusser dans cet article, particulièrement en ce qui concerne son présupposé de la possibilité d'un discours scientifique « objec­tif « qui s'opposerait à la subjectivité de l'idéologie. Ou encore lorsqu'en contradiction avec cette première proposition il affirme une éternité a-temporelle de l'idéologie.

[79] ETIENNE (Bruno), L’Algérie, cultures et révolution, Paris, Le Seuil, 1977, 335 p. J’ai surtout recours aux chapitres 4, 5, 6, pp. 118-192. Pour une typologie plus systématique, mais plus fortement orientée, on pourra se référer à la thèse plus récente de BANCAUD (Alain), Un discours édifiant : le discours politique du pouvoir algérien (1965-1978), Thèse de doctorat de Sciences politiques, Université de Montpellier 1, décembre 1980. Contient la bibliographie la plus récente sur le discours politique algérien, qu’il convient cependant d’actualiser et de compléter, par exemple au moyen des livraisons annuelles de L’Annuaire de l’Afrique du Nord. Je renvoie par ailleurs une fois de plus à l’indispensable numéro des Temps modernes, n° 375 bis, octobre 1977, « Du Maghreb », 520 p. Voir également la section spéciale de ma bibliographie.

[80] El Moudjahid (Alger), mercredi 1er juillet 1981. Voir aussi les articles de Daniel Junqua dans Le Monde (Paris), du 3 et du 7 juillet 1981.

[81] Ahmed Taleb, De la Décolonisation d la Révolution culturelle. Alger, S.N.E.D., 1973, pp. 25-27.

[82] Charles Bonn, La littérature algérienne de langue française et ses lectures. Imaginaire et discours d’idées, Sherbrooke, Naaman, 1974, 251 p.. Voir entre autres p. 206.

[83] Bruno Etienne et Jean Leca, «La politique culturelle de l'Algérie». Annuaire de l'Afrique du Nord 1973. Aix-en-Provence 1975, pp. 45-76.

[84] Ibid.

[85] Discours du Président Boumédienne. Alger, Ministère de l'Information et de la Culture, t. 2, p. 128.

[86] Il est évident qu'il ne s'agit là que d'une schématisation du discours officiel sur l'Histoire, et non d'une description de la pratique historique universitaire algérienne. Celle-ci se développe surtout depuis qu'en 1974 on a lancé la campagne de récupération des archives et créé plusieurs centres d'études historiques.

[87] Ch. Bonn, La littérature algérienne..., op. cit., p. 204-205.

[88] Promesses (Alger), n° 6, mars-avril 1970, p. 7.

[89] Marc Riglet, « Le roman d'espionnage algérien». Maghreb (Paris), n° 52, juillet 1972, pp. 44-49. Je n'ai pas retenu dans mon « corpus x ces six romans d'espionnage publiés à la S.N.E.D. (Délivrez la fidaya, 1970, La Vengeance passe par Ghaza, 1970 ; Pas de « Phantoms " pour Tel-Aviv, 1970 ; Quand les « Panthères « attaquent, 1972 ; Les Bourreaux meurent aussi, 1972), car il s'agit d'une supercherie littéraire: « Youcef Khader » est en effet français, comme il l'indique lui-même dans El Moudjahid (Alger), le 1er août 1970.

[90] Salah Fellah, «Union des écrivains, une digne réponse aux solli­citations de l'Histoire », Révolution africaine (Alger), n° 517, 18 janvier 1974, p. 48.

[91] Voir Le Monde (Paris), 7 juillet 1981.

[92] Roland Barthes,  « Changer l'objet lui-même «. Esprit (Paris), n° spécial « Le mythe aujourd'hui «, avril 1971, p. 613.

[93] Le Degré zéro de l'écriture.

[94] Bruno Etienne, L'Algérie, Cultures et Révolution. Paris, Le 1977.

[95] On pourra se reporter à mes observations sur un débat dont je suis loin d'avoir épuisé tout le pittoresque, dans ma Littérature algérienne (op. cit.), pp. 130-132, et 225. Mais il ne s'agit pas de pittoresque : les débats de 1981 et 1984 autour du projet de charte de la famille, montrent bien comme le sujet est un de ceux sur lesquels les positions sont les plus crispées.

[96] B. Etienne, L'Algérie..., op. cit., p. 156.

[97] J.P. Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Situations 2, Paris, Gallimard, 1948, rééd. 1961, p. 64.

[98] Azzedine Chabane, « L'Arc-en-ciel », Promesses, no 6, avril 1970.

[99] A. Mecheri, « Le Massacre d'un village », Promesses, no 7, juin 1970.

[100] Laadi Flici, « Un soir du côté du Dhurdhura », Promesses, no 6, avril 1970.

[101] Ibid.

[102] Promesses, n° 10, décembre 1970.

[103] Promesses, n° 13, mai-juin 1971.

[104]  «L'Arc en ciel». op. cit.

[105] Mouloud Achour, «L'esprit du mal». Promesses, n° 10, décembre 1970.

[106] Laadi Flici, « Plus beau, plus blond «. Promesses, 1970.

[107] Par exemple dans A. Mecheri, « Le massacre d'un village «, op. cit.

[108] « Le goût du sable «. Promesses, n° 6, avril 1970.

[109] « Le petit garçon «. Promesses, n° 10, décembre 1970.

[110] Promesses, n° 6, avril 1970.

[111] Il représente une sorte de modèle plus ou moins conscient pour des générations d'instituteurs, d'inspecteurs primaires, de professeurs formés à l'école française. De plus, son assassinat par l'O.A.S. lui a conféré le respect dû aux martyrs.

[112] ESCARPIT (Robert), La Révolution du livre, Paris, UNESCO-PUF, 1969, 168 p., p. 166.

[113] Promesses, n° 6, avril 1970.

[114] Ch. Bonn, « Situation du français et de l'expression culturelle de langue française au Maghreb «. Guide culturel. Civilisations et littératures d'expression française. Paris, Hachette, 1977, pp. 206-241. Ch. Bonn, « Enseigner la littérature maghrébine de langue française au Maghreb ? « Communication à la 2' rencontre mondiale des départements d'études fran­çaises, Strasbourg, 1977, publiée sur microfilm A.U.P.E.L.F.

[115] Voir entre autres Ch. Bonn, La littérature algérienne..., op. cit., pp. 163-168 et 190-196.

[116] Fanny Colonna, Les Instituteurs algériens. Paris, Fondation natio­nale des Sciences politiques - Armand Colin, 1975.

[117] Christiane Achour, «Littérature et apprentissage scolaire de l'écri­ture «. Itinéraires et contacts de cultures (Paris), n° 4-5, 1984, pp. 15-56.

[118] « Sorte de figure de style analogue aux latinismes, vulgarismes, néologismes, etc., destinée comme eux à investir des faits de langue sous des idéaux. Un scolarisme, c’est l’emploi ostentatoire, tendancieux et contrôlé, d’un fragment de langue scolaire qui va dans le sens d’une politique ouvertement affichée. » (BALIBAR, Renée, Les français fictifs, Paris, Hachette, 1974, p. 211.).

[119] VERNIER (France), L’écriture et les textes, Paris, Editions sociales, 1974, p. 174.

[120] Littérature algérienne..., op. cit., pp. 99-104.

[121] FERAOUN (Mouloud), Le Fils du Pauvre, Paris, Le Seuil, 1954 (1ère éd. 1950), p. 10.

[122] BARTHES, Mythologies, op. cit., p. 235.

[123] Pour le détail empirique de cette enquête, on se reportera à mon ouvrage cité, La littérature algérienne…, pp. 155-211. J’ai déjà dit cependant que la notion de « discours social » à laquelle j’avais recours dans cet ouvrage, et que je tente d’y décrire pp. 98 et suivantes, me semble à présent un peu trop un « fourre-tout » pour les différents discours que j’ai tenté au contraire de préciser et d’articuler l’un à l’autre dans le présent chapitre. La reprise partielle des résultats de l’enquête que j’avais donnée à l’Annuaire de l’Afrique du Nord, 1973, Aix, CNRS, 1975, pp. 233-247, pèche par le même empirisme. A ma connaissance, aucune enquête aussi systématique n’a cependant été faite depuis la mienne. C’est ce que confirme l’article récent sur ce domaine de Monique GADANT : « L’apolitique culturelle », Autrement (Paris), n° 38, mars 1982, « Algérie, 20 ans », p. 248. Il n’est donc pas possible d’actualiser les résultats d’un travail qui date de bientôt dix ans. Mais des variations dans les résultats chiffrés ne remettraient pas en question ce que souligne essentiellement cette enquête, et que confirme l’article de Monique Gadant à partir d’observations plus récentes : le fonctionnement idéologique de l’horizon d’attente.

[124] « L’objet littéraire est une étrange toupie qui n’existe qu’en mouvement. Pour la faire surgir, il faut un acte concret qui s’appelle la lecture, et elle ne dure qu’autant que cette lecture peut durer. Hors de là, il n’y a que des tracés noirs sur le papier » (SARTRE (Jean-Paul), Qu’est-ce que la littérature ? Rééd., Paris, Gallimard, coll. “Idées”, p. 52.).

[125] MITTERAND (Henri), Le discours du roman, Paris, PUF, 1980, 266 p.

[126] « Ainsi n’apparaît à nos yeux qu’une vérité qui serait richesse, fécondité, force douce et insidieusement universelle. Et nous ignorons en revanche la volonté de vérité, comme prodigieuse machine destinée à exclure ». C’est pourquoi, pour analyser la crainte devant le discours même, de notre société qui réduit au minimum le discours entre la pensée et la parole, Foucault propose-t-il de « remettre en question notre volonté de vérité », de « restituer au discours son caractère d’événement », de « lever enfin la souveraineté du signifiant ». (FOUCAULT (Michel), l’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, rééd. 1979, 82 p., pp. 20 et 53.). C’est là, me semble-t-il, un assez bon résumé d’une partie de ce que voudrait être ma propre démarche dans cette thèse, en l’un de ses deux « angles d’attaque essentiels (l’autre étant la description du fonctionnement spatial des différents discours en présence).

[127] Ahmed Azeggagh, L'Héritage. Rodez, Subervie, 1966.

[128] Sur les principales manifestations culturelles en Algérie jusqu’en 1973, on pourra consulter : DEJEUX (Jean), « Principales manifestations culturelles en Algérie depuis 1962 », Annuaire de l’Afrique du Nord 1973, Aix en Provence, CRESM-CNRS, 1975, pp. 77-96.

[129] Op. cit., p. 39.

[130] LACHERAF (Mostefa), Communication envoyée au colloque sur le roman maghrébin à Hammamet (Tunisie), les 24-28 décembre 1968. Des extraits importants de ce texte sont cités en annexe de mon ouvrage : La littérature algérienne de langue française et ses lectures. Imaginaire et discours d’idées, Sherbrooke (Québec, Naaman, 1974, pp. 226-228.

[131] FELLAH (Salah), « Entre le pain et la liberté d’expression », An Nasr (Constantine), 4 avril 1970. On remarquera le rythme ternaire par lequel le discours se fonde… et se clôt. La véhémence oratoire, ainsi, se substitue comme dans la plupart des articles produits par ce type de discours, au contenu objectif singulièrement absent. L’article de presse plus encore que la mauvaise nouvelle « littéraire » se déploie dans un registre avant tout performatif, auto-fondateur et spéculaire, au point d’ignorer purement et simplement l’information qu’il est censé véhiculer.

[132] FELLAH (Salah), Les barbelés de l’existence, Alger, SNED, 1967, 187 p. ; BOUZAHER (Hocine), Les cinq doigts du jour, Alger, SNED, 1967, 224 p.

[133] Hocine Bouzaher, Les Cinq doigts du jour. Alger, S.N.E.D., 1967.

[134] Ahmed Aroua, Quand le soleil se lèvera. Alger, S.N.E.D., 1969.

[135] Leïla Aouchal, Une Autre vie. Alger, S.N.E.D., 1970.

[136] Ahmed Akkache, L'Evasion. Alger, S.N.E.D., 1973.

[137] Jamel Ali-Khodja, La Mante religieuse. Alger, S.N.E.D., 1976.

[138] Dans son compte-rendu de La Mante religieuse dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord, 1976, p. 1404. Pour ne pas quitter le domaine de la petite histoire, François Desplanques est cet enseignant qui fait aimer Péguy au narrateur du roman, sous le nom de Monsieur Claude emprunté à un autre enseignant dont l’influence fut également essentielle dans la formation de Jamel Ali-Khodja, qui fut comme Salah Fellah notre étudiant à tous trois.

[139] OUETTAR (Tahar), Ez zilzel (Le Séisme), roman traduit de l’arabe par Marcel Bois, Alger, SNED, 1977, 175 p., 1ère édition en arabe, Beyrouth, 1974, 2ème édition en arabe Alger, SNED, 1975. J’en ai rendu compte dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord 1977, pp. 1095-1096.

[140] Rachid Mimouni, Le Printemps n'en sera que plus beau. Alger, S.N.E.D., 1978.

[141] Chabane Ouahioune, Les Conquérants au parc rouge. Alger, S.N.E.D., 1980.

[142] Chabane Ouahioune, La Maison au bout des champs. Alger, S.N.E.D,. 1979. Mouhoub Bennour, Les Enfants des jours sombres. Alger, S.N.E.D., 1980.

[143] Mohammed Chaïb, Le Déchirement. Alger, S.N.E.D., 1980

[144] Yamina Mechakra, La Grotte éclatée. Alger, S.N.E.D., 1979.

[145] Je n’ai pas retenu dans l’ensemble des romans que je viens de survoler et dont je vais esquisser une typologie narrative, Idris, de Aly EL-HAMMAMY, Alger, SNED, 1977, 396 p., parce qu’il s’agit de la réédition d’un roman écrit en français à « Bagdad, de décembre 1941 à juillet 1942, et publié pour la première fois au Caire en 1948. Pour la cohérence d’un corpus dont le critère est la publication par la SNED, je n’ai pas retenu non plus METREF (Amar), La Gardienne du feu sacré, Alger, En.A.P., 1979, 151 p., seul roman publié sur le sol national ailleurs qu’à la SNED, et de qualité encore plus médiocre que celle des plus mauvais romans de la SNED. Le « roman » serait cependant une des illustrations les plus caricaturales de la typologie dégagée ici.

[146] Parti de l'Avant-Garde Socialiste (Parti communiste non officiel, pour lequel le soutien à la Révolution agraire, depuis 1971, marque un début de participation au pouvoir, sous l'égide du F.L.N.).

[147] Mostefa Lacheraf, Communication au colloque de Hammamet, 1968.

[148] Ahmed Aroua, L'Islam à la croisée des chemins. Alger, S.N.E.D., 1969.

[149] La verve orale populaire prête en effet à Ahmed Kaïd, longtemps secrétaire général du F.L.N. sous Boumédiène qui le démit de ses fonctions en même temps qu'il lançait la Révolution agraire, la proclamation suivante « II y a dix ans, l'Algérie était face à l'abîme : depuis, elle a fait un pas en avant ! »

[150] H. Bouzaher, op. cit., p. 214.

[151] « Isticmar «, dans Des voix dans la Casbah, Paris, 1960, était sous-­titré : « A la manière de Paul Eluard «, dont il reprenait « Liberté «. Le même texte est repris et affadi dans Les Cinq doigts du jour, p. 223, en « Mon peuple (...) L'auteur écrit ton nom sur son cœur. »

[152] « Il pleure dans mon cœur / Comme il pleut sur la ville « (Romances sans paroles). Il s'agit là encore d'un « classique de l'enseignement secon­daire français, que l'on retrouve dans le XIXe siècle de Lagarde et Michard, p. 509.

[153] pp. 199-201. Ce passage des Misérables, dans sa lecture par le manuel scolaire, avait déjà pu être considéré comme sous-jacent derrière la fameuse séquence de la leçon de morale dans La Grande Maison de Dib : Le modèle scolaire français et cet autre modèle que sont devenus les romans algériens de la « génération de 1952 «, eux-mêmes nourris de réalisme scolaire, se rejoignent et se confortent ainsi bien souvent pour former ce que j'appellerai des gages de littérarité.

[154] « Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé ! « (L'Isolement est reproduit dans le XIX° siècle de Lagarde et Michard, p. 95.

[155] Sous la forme du récit autobiographique traditionnel (Autobiogra­phie vraie ou fausse, l'essentiel étant l'illusion référentielle que ce statut du texte veut introduire) à narrateur unique chez Aroua, Aouchal, Ali­ Khodja, Mechakra. Sous la forme d'un redoublement de la première personne dans La Maison... de Ouahioune, où le récit à la première per­sonne est fait à un destinataire s'exprimant lui-même à la première per­sonne dans les premières pages du roman. Sous la forme de six récits à la première personne par des narrateurs différents entre lesquels l' « auteur « se désigne lui-même à la troisième personne pour établir curieusement le lien entre eux chez Bouzaher. Sous la forme, enfin, d'une mosaïque de récits à la première personne par des personnages différents, alternant avec d'autres formes de narration, chez Rachid Mimouni. Les cinq autres romans sont des récits à la troisième personne, mais dont le personnage central unique est un enfant, comme on l'a vu chez Salah Fellah et chez Mouhoub Bennour.

[156] Voir par exemple Le Printemps n'en sera que plus beau, p. 82, ou La Maison au bout des champs, p. 103.

[157] Y. Kateb, Nedjma, p. 41.

[158] Voir Mohammed Dib, Dieu en Barbarie, Paris, Le Seuil, 1970. pp. 170 et suivantes ; Le Maître de Chasse, Paris, Le Seuil, 1973 : Lâbane, pp. 24-28.

[159] Rachid Boudjedra, La Répudiation, Paris, Denoël, 1969, p. 107.

 

[160] J’ai montré cependant dans mon analyse de La Fin d’hier, Annuaire de l’Afrique du Nord 1977, Aix en Provence, 1979, p. 1094, que cette cohérence apparente du projet idéologique de contenu est récusée par le conservatisme d’une écriture comme d’un récit dont le propos essentiel semble être d’éliminer toute perturbation, et par là même de cautionner l’ordre établi.