Charles BONN :

Le Roman algérien contemporain de langue française : espaces de l’énonciation et productivité des récits.

Thèse de doctorat d’Etat, Université de Bordeaux 3, 1982,
Sous la direction du Professeur Simon JEUNE,

5 volumes, 1428 p.

Sommaire de la thèse

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Page personnelle de Charles Bonn

 

Introduction générale.

 

Quel dialogue ?. 2

Le roman algérien de langue française : survol historique et considérations générales. 6

1)  Description ethnographique et guerre d’Indépendance.. 6

2) Ecritures de l’actuel 11

Une approche globale est-elle possible ?. 15

Une production modelée par ses lectures ?. 20

De la suture à l'écart 28

Contre la tyrannie du sens. 33

Pour une productivité de l'ambigu. 38

1) D'un désir ambigu. 38

2) Dialogisme et ambiguïté carnavalesque. 40

3) L'ambiguïté productrice. 43

Récit d'espace et signification historique. 48

Espaces et rencontre historique des discours. 54

L'espace participe de l'historicité de la forme, et la signifie. 58

 

 

Quel dialogue ?

S'il veut dépasser honnêtement les garde-fous d'un paternalisme ambigu, le critique étranger se trouve face à la littérature maghrébine de langue française, et plus encore face à la littérature algérienne, dans une situation pa­radoxale. Car nul n'entre ici s'il ne décline qui il est. L'observateur ne peut rester neutre. Il est aussitôt inter­pellé, le plus souvent avec véhémence : la parole dont il est question n'est-elle pas, en effet, celle dans laquelle sous votre regard, le mien, et tous ceux qui sur nous en cet instant se braquent, l'être même se joue ? La littérature maghrébine de langue française dit l'être dans une parole qui s'insurge contre la langue par laquelle elle est obligée de passer, tout en sollicitant de cette langue et de son lieu une reconnaissance infinie, dont le désir ne cesse d'ê­tre insatisfait. Le critique étranger censé représenter cet­te langue et son regard est alors celui qu'on récuse, qu'on tue et qu'on séduit, infiniment. Il est le miroir qu'on dé­teste et qu'on chérit, indispensable et honni, mais dont l'ê­tre tout entier est engagé dans son entreprise. "Quand je danse devant toi, Occident, sans me dessaisir de mon peuple", dit Abdelkebir Khatibi, "sache que cette danse est de désir mortel" [1].

La littérature maghrébine de langue française est en grande partie cette danse de désir mortel devant un miroir fabriqué par l'Occident, qu'on ne cesse de briser et de re­constituer, pour mieux souligner le simulacre d'un projet de meurtre qui se retourne le plus souvent en quête d'amour et revendication d'une reconnaissance éperdue, et toujours contrite. "Tout se passe comme si l'interrogation arabe et l'acceptation du fait accompli linguistique et culturel par certains écrivains du Maghreb étaient celles d'une civilisa­tion et d'une culture qui s'évoquent, non pour se connaître, se ressaisir et se dépasser, mais pour s'éluder, et mourir théâtralement, elles qui ne connaissent pas le théâtre, mais pour qui la vie s'est confondue depuis plus d'un siècle avec le mélodrame", dit un jeune écrivain maghrébin dans un arti­cle qui peut être considéré comme l'une des manifestations les plus caricaturales, en lui-même, de ce jeu de miroirs brisés et reconstitués pour mieux recommencer une parodie de meurtre, danse d'amour et de désir [2].

Ce travail récuse donc d'emblée telle objectivité u­niversitaire qui supposerait une distance entre celui qui décrit, et l'objet qu'il décrit. Quelle que soit ma préten­tion bien réelle à l'objectivité et à la rigueur, je suis à la fois sujet et objet de mon dire sur une parole qui me dit autant que je la dis. Nulle dérobade ici n'est possible, à commencer par celle du "nous" universitaire. Si rigoureux qu'il se veuille, mon propos n'évitera pas le parti-pris, car celui-ci est la seule manière, en ce domaine, de respec­ter les paroles que je décris sans tomber dans le paternalis­me d'un discours "scientifique" qui est aussi discours de pouvoir. Réponse au meurtre et à la séduction que lui propo­se son objet, ma parole se voudra donc également meurtre et séduction. Mais aussi ouverture, déchiffrement, pour d'autres regards. Ouverture de l'espace de la fête, pour qu'elle ne soit plus réservée, par le paternalisme des uns et le nar­cissisme des autres, aux seuls initiés. Mais que tous puis­sent lire ces textes qui, s'ils naissent dans une situation politique et culturelle particulière, n'en font pas moins partie du patrimoine romanesque de l'humanité, et ne doivent donc plus être considérés, me semble-t-il, comme un "domaine" à part.

Il convient donc, me semble-t-il, d'éviter de parler de "littérature maghrébine de langue française" dans sa tota­lité artificielle bien que réelle, au détriment d'études sur tel auteur ou telle oeuvre. L'écrivain maghrébin s'insurge souvent avec raison, même s'il assume pleinement ses origines et s'il a conscience parfois de parler pour son peuple, con­tre son assimilation à un groupe, à un concept sociologique qui, tout en recouvrant une réalité indubitable, aura tendan­ce à barrer le ''je" irréductible de chaque auteur, "l'intran­sitivité radicale", pour reprendre le terme de Foucault, de toute écriture authentique. Et cependant, il considérera collectivement les critiques "occidentaux" comme solidaires de cet "Occident" qui le regarde - ou ne le regarde pas -, et dont le regard, vrai ou supposé, le fascine et l'exaspère à la fois tant qu'il ne s'est pas assumé à son tour comme "faiseur de signes hagards" au même titre que son interlocu­teur.

Pourtant, il est un autre regard, trop vite oublié dans cette double séduction-répulsion : celui des lecteurs, et avant tout des lecteurs potentiels maghrébins à qui, en principe, on s'adresse. Mais s'adresse-t-on vraiment à eux en priorité ? Les connaît-on vraiment ? Fort peu d'enquêtes sérieuses ont été faites auprès de ces lecteurs potentiels dont j'avais tenté en 1972 de dégager quelques attitudes com­munes face à une littérature qu'ils considèrent à tort ou à raison comme leur appartenant, comme ayant à leur rendre des comptes [3]. Car si écrivains et critiques s'interpellent véhémentement, l'interpellation est encore plus vive de la part du public, au Maghreb surtout. 'L'écrivain du Tiers-­Monde a encore cette chance d'être interpellé", dit Tahar Ben Jelloun, "d'être attendu pour être mis en question, mê­me si cela se passe sur le territoire des malentendus et du jugement hâtif. Cela veut dire que l'écrivain est encore cré­dible, c'est-à-dire existe. Il est regardé, scruté. Peut­-être pas toujours lu (comment le serait-il dans un pays où les trois quarts de la population sont écartés du droit à la lecture et à l'écriture), mais d'une certaine manière re­connu" [4]. Seule cette attente du public permet, à mon sens, de parler de littérature maghrébine, parce qu'elle suppose une communauté écrivains maghrébins-lecteurs maghré­bins, vraie ou supposée, dans laquelle un fonctionnement lit­téraire maghrébin est concevable, ce qui n'est pas tant que le lecteur est étranger.

Et cependant il serait plus juste de parler alors d'écrivains­ maghrébins, le public percevant davantage l'homme, ou les hommes (et femmes, parfois), que la notion abstraite de littérature . Et si cette attente, ou cette interpellation par le public est grande pour tout écrivain du Tiers-Monde, elle se complique pour l'écrivain maghrébin de langue fran­çaise des rapports collectifs et individuels entretenus par les lecteurs potentiels avec le regard de l'Autre que cette langue sous-tend.

La littérature maghrébine de langue française est à la fois refusée par son public naturel, parce que se servant d'une langue qui est celle de l'Autre, et valorisée, peut­-être grâce au regard de l'Autre justement. Si à côté d'elle existe une littérature de langue arabe assez abondante et parfois de qualité, principalement en Tunisie et au Maroc, mais aussi en Algérie, la littérature de langue française seule est connue et diffusée à l'étranger. On peut même pré­ciser qu'il s'agit presqu'exclusivement du roman. Les univer­sités arabes hors du Maghreb ignorent le plus souvent la lit­térature maghrébine de langue arabe, ou la méprisent. Alors que la littérature maghrébine de langue française est lue assez largement en France ou en Amérique, et enseignée par des universités de plus en plus nombreuses de ces pays. Cet­te valorisation par le regard extérieur n'est certes pas la seule cause du succès au Maghreb même des littératures na­tionales de langue française. Leur contenu, qui est en géné­ral remise en cause de la société coloniale, des mœurs tra­ditionnelles ou des contradictions actuelles, est ressenti par ceux qui le connaissent comme une "prise de la parole", à la fonction souvent libératrice, et explique lui aussi ce statut particulier. Il n'en reste pas moins vrai que cette littérature, comme le montre Abdelkebir Khatibi, constitua à ses débuts une justification culturelle pour la gauche française favorable aux mouvements de libération :

"Il fal­lait bien démontrer que les sociétés colonisées ne sortaient pas du néant, qu’elles étaient  dotées de valeurs authentiques et d'une véritable culture. C'est pourquoi",

 poursuit le so­ciologue marocain,

 "la présence de ces écrivains comblait un vide et répondait à une attente. On salua cette littérature avec un certain enthousiasme, l'édition s'en empara, à tel point que chaque maison d'édition possède son "Arabe de ser­vice"" [5].

Actuellement, cette littérature est en grande partie prisonnière de la situation  permit d'émerger. Le pa­ternalisme involontaire de la gauche française confond dans la même sympathie contrite les meilleurs écrivains et les plus médiocres, pour peu qu'ils comblent une soif d'exotis­me pas toujours innocente. On fera donc fête à Aïcha Lemsine, exotique à souhait et femme de surcroît, même si elle fait le plus grand tort à la lutte cachée des femmes de son pays, et on oubliera de diffuser les romans de Nabile Farès, dont la violence et la nouveauté dérangent, dont l'écriture est trop radicalement autre que ce qu'on attendrait de 1"'Arabe de service".

Sur place, certains auteurs figurent sous forme d'ex­traits dans les programmes scolaires, en Algérie  et les vitrines des libraires présentent parfois tel ou tel ro­man, rarement un des plus récents. Mais la lecture de ces textes dépasse-t-elle le cadre scolaire ou universitaire ? L'enquête à laquelle il a déjà été fait référence laisse ap­paraître une image collective de la littérature maghrébine de langue française selon laquelle cette dernière ne serait plus guère adaptée à la modernité vécue actuelle. on est fier de la caution culturelle que cette littérature repré­sente pour le regard de l'Autre, et en même temps agacé par les deux aspects auxquels on la réduit le plus souvent : la description ethnographique de la vie traditionnelle, qui gê­ne parce qu'on la sent faite pour l'Autre, et les récits d'u­ne guerre qu'on veut dépasser, toute douloureuse qu'elle ait été, pour aller à la rencontre du progrès, de l'avenir et, pour certains, du socialisme.

Même si les recueils de poésie, publiés ou non, sont certes plus nombreux que les romans, dans la production magh­rébine de langue française, le roman en est vite devenu le genre le plus représentatif, ou du moins le plus connu. Car c'est encore un des traits de cette omniprésence du "regard de l'Autre" que, se servant de sa langue, et passant par ses circuits d'édition, les écrivains maghrébins ne soient consa­crés que par le roman,  assez récente et encore très mi­noritaire dans la production de langue arabe, mais forme ca­nonique par excellence des littératures occidentales depuis la fin du XIXème siècle.

Mais le roman est aussi l'un des genres littéraires les plus tributaires de l'actualité culturelle et politique, son discours est le lieu où, plus que dans un autre genre, se définit par cette pluralité de voix qu'y décèle entre au­tres Bakhtine, une identité collective à travers une écritu­re singulière. C'est pourquoi l'Histoire coloniale différen­te des trois pays du Maghreb a produit trois littératures différentes, et cependant  nationaux  plus le même d'un pays à l'autre.

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Je me propose dans cette étude de montrer comment se constitue en Algérie, depuis l’Indépendance, un espace du ro­man national de langue française. Par espace, comme je le dé­velopperai plus loin, j'entends certes l'espace géographique référentiel de ces romans, qui situent en général leur ac­tion en Algérie, ou dans l'émigration algérienne en Europe, mais plus encore celui que dessine ce dialogue culturel bien particulier que je viens d'évoquer, dans et par l'échange en­tre toutes les voix qui le  et parmi lesquelles je vais être amené à souligner, entre autres, celles des différents discours idéologiques sur et autour de cette littérature. Dis­cours inséparables des lectures dont je viens de parler, et qui sont eux-mêmes lectures du texte, y-compris lorsque ces lectures, comme on le verra, fonctionnent par a-prioris, tant dans le discours idéologique que dans le discours social.

Mais il est une autre voix essentielle dans la constitution de cet espace du roman algérien de langue française : celle de ce qui commence déjà à se constituer en une ébauche d’Histoire de la littérature algérienne de langue française, et plus précisément du roman, qui en est le genre dominant. Car aucun texte ne surgit jamais du néant, et s'il signifie par rapport à son espace référentiel comme par rapport à l'espace que lui dessinent les a priori de lecture qu'il va rencontrer, auxquels il s'adresse, il signifie également par rapport aux traditions littéraires - si récentes soient­-elles - dans lesquelles il s'inscrit et qui constituent de ce fait une dimension essentielle de son espace de fonction­nement.

Le roman algérien de langue française : survol historique et considérations générales.

Il convient donc, tout en dénonçant ce que de telles descriptions peuvent avoir d'artificiel sur une époque aus­si courte, de faire ici un bref historique de cette produc­tion romanesque. Mais pour respecter à la fois l'aspect uni­que de l’œuvre en elle-même, et l'attente d'un public dont j'ai déjà dit qu'elle permet seule de parler globalement de ces textes, on se gardera de les réduire, comme une approche "sociologique" le fait trop souvent, au statut de simples do­cuments sur le Maghreb et son Histoire. On cherchera cepen­dant à dégager l’articulation de ces écritures et de leurs lectures. C'est-à-dire qu'on les étudiera dans leur fonctionnement, par rapport à leurs lectures, et par rapport é­galement aux différents discours autres devant lesquels et dans lesquels ils s'inscrivent.

1)  Description ethnographique et guerre d’Indépendance..

C'est pourquoi cet historique sera ordonné, non peut-­être par de stricts critères de chronologie, mais par les différents aspects de l'image sous laquelle les publics ma­ghrébins se représentent leur littérature de langue françai­se, et donc le roman, genre le plus diffusé. Or, on a vu que la description ethnographique et celle de la guerre d'in­dépendance sont les deux aspects sous lesquels les romans ma­ghrébins sont les plus connus, du moins auprès du "grand" public algérien que j'ai pu interroger partiellement. Il est évident que cette image collective n'est pas la même selon les milieux socio-culturels, ni selon les pays, la connais­sance des textes variant d'un individu à l'autre. Et par ail­leurs, ce qu'on attend des écrivains maghrébins ne correspond que rarement avec l'image qu'on se fait de ce qu'ils ont é­crit. L'interpellation de l'écrivain selon des critères idéo­logiques hâtifs, en particulier, à quoi l'on assiste fréquem­ment dans des débats publics sur la littérature maghrébine, est un phénomène essentiellement estudiantin ou intellectuel. L'enquête cherchera donc, dans la mesure où on ne renverra pas toujours l'enquêteur à ceux qui sont habitués à la paro­le, à diversifier le plus possible les catégories socio­professionnelles auxquelles elle s'adressera, étant entendu malgré tout que les limites de la langue française et de l'é­crit, sans lesquels il n'est pas de lecture possible en fran­çais, restreignent singulièrement le champ d'investigation.

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Née vers 1920, la littérature maghrébine de langue française s'affirme à partir de 1945, et surtout vers 1950, où elle s'épanouit dans 1e genre romanesque. Or, Le  chapelet d’ambre, d'Ahmed Sefrioui (Maroc, 1949), Le fils du pauvre , de Mouloud Feraoun (Algérie, 1950), La grande maison, de Mo­hammed Dib et La colline oubliée, de Mouloud Mammeri (Algérie 1952), romans qui ont fait connaître cette littérature en tant que telle, même si avant eux jean Amrouche s'était déjà imposé par sa poésie, sont avant tout des descriptions de la vie traditionnelle. Mais déjà, si Sefrioui exploite encore un certain exotisme un peu facile - celui qu'attendent bien des lecteurs européens - les algériens montrent l'impact de la colonisation dans des univers qui vont perdre leur unité, qui sont sur le point d'éclater. Chez Feraoun et Dib, la faim est omniprésente. Quant au livre de Mammeri, fine ana­lyse de l'intrusion brutale du temps de la Cité, de l'Histoi­re, dans l'espace clos et "oublié" d'un village traditionnel kabyle, ne peut-il se résumer dans ce chant mystérieux des mères, premières victimes de cette rupture et garantie la plus secrète d'un univers désormais détruit, qui se répon­dent de colline en colline lors du départ de leurs fils pour la guerre (de 1939-1945) ?

Aussi, très vite, ces écrivains de la "génération de 1952", que Mostefa Lacheraf et Mahfoud Kaddache avaient alors accusés de servir la cause coloniale en montrant une société close au lieu de mettre en avant des pays maghrébins en deve­nir (le même reproche fut fait, au Maroc, à Driss Chraïbi, pour Le passé simple), vont-ils durcir leur analyse, mettre progressivement leur écriture au service de la Révolution. La dénonciation était déjà présente dans La grande maison. L'essentiel de L’incendie n'est plus la description d'un ca­dre de vie, mais bien la révélation d'une prise de conscience paysanne, et sa manifestation par la grève : "Un incendie avait été allumé, et jamais plus il ne s'éteindrait", est-il dit dans ce livre prophétique (p. 154) publié six mois seu­lement avant l'embrasement révolutionnaire du premier novem­bre 1954. Et si la révolte d'Arezki, dans Le sommeil du juste de Mammeri (1956) est plus désespérée, elle n'en est pas moins radicale. Aussi Mohammed Dib a-t-il raison d'affirmer, en 1958, que "dépeindre un paysage, ceux qui l'habitent, les faire parler comme ils parlent, c'est leur donner une exis­tence qui ne pourra plus leur être contestée. On pose le pro­blème en posant l'homme" [6].

La description de l'univers traditionnel peut être exploitée par le colon. Elle l'a été pour Sefrioui. Mais elle est aussi affirmation de soi face à la négation coloniale, et à ce titre, elle sert le combat de libération. D'ailleurs le reproche politique n'est pas le seul : souvent aussi le lecteur maghrébin, récemment instal­lé dans l'univers de la modernité, ne sera que fort peu atti­ré par la description de l'univers traditionnel qu'il vient de quitter. S'y ajoute une sorte de pudeur : cet univers est à présent celui de la mère, de l'espace familial protégé dont il ne convient pas de parler dans ce lieu public qu'est un livre, surtout écrit dans la langue des étrangers. Et puis, il n'est jamais bien agréable d'être un objet de curio­sité : le lecteur étranger, quelle que soit sa bonne volonté, est-il toujours exempt de paternalisme ?

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Les récits guerriers constituent l'autre volet, anti­thétique, de cette image a priori des littératures nationales de langue française véhiculée par l'opinion courante en Al­gérie. Mais en fait de récits guerriers, quels sont-ils ? Hors les témoignages, qui ne se réclament pas de la littéra­ture à proprement parler, nous en trouvons surtout dans l'af­fligeante collection de nouvelles publiées, un peu sur commande, par la revue algérienne Promesses, publication du mi­nistère de l'Information et de la Culture (19 numéros parus, entre avril 1969 et janvier-février 1974. Depuis, il semble qu'il y ait eu tarissement ?). Ces nouvelles, que je décri­rai au chapitre 4 de la première partie, partent le plus sou­vent d'un événement, parfois vécu, dont elles ne retiennent que l'aspect anecdotique, en répétant sans fin les mêmes cli­chés, les mêmes structures anémiées : l'authenticité au nom de laquelle elles ont été choisies n'est-elle que le refus de sortir du cercle commode de la médiocrité ? Quelques oeuvres plus marquantes, heureusement, émergent ici. Mais il s'agit essentiellement de poésie [7].

Le roman sur la guerre eut beaucoup plus de mal à exister. Et l'on ne peut pas se contenter d'incriminer la censure coloniale. Alors que la poésie suivait de plus près  l’événement (cependant que représentait-elle par rapport à l’immensité de cet événement ? Fort peu de chose !), les ro­manciers répondirent peu à la demande du public de l'immédia­te après-guerre. L’opium et le bâton, de Mouloud Mammeri, ne parut qu’en 1965, et reste bien décevant (moins cependant que le super-western qui en fut tiré au cinéma à grands frais par Ahmed Rachedi !). Seul Qui se souvient de la mer, de Mohammed Dib (1962) me semble donner à l'événement une dimension vé­ritable, dépasser résolument l'anecdotique ou l'irréalisme facile d'un héroïsme moralisant et larmoyant. Le point de vue de Malek Haddad et celui d'Assia Djebar restent ceux de pri­vilégiés, on le verra, même si Assia Djebar, dans ses deux romans publiés, comme celui de Mammeri, bien après l'événe­ment,  épique, tout en suggérant le surgissement d'une parole féminine. A­près les descriptions agréables d'une réalité statique par les romans ethnographiques, l'urgente présence de la guerre au moment où naît véritablement le roman algérien de langue française pose d'emblée le problème du réalisme inhérent à toute écriture romanesque. Le confort des descriptions eth­nographiques tenait en partie à la distance inévitable entre l'objet décrit (la vie traditionnelle), et la langue de cet­te description, tout comme le fait qu'elle soit écrite. Le roman sur la guerre est plus difficile à mettre en oeuvre parce que la guerre interpelle trop pour que la moindre distance soit encore possible entre l'écriture et son objet, qui devient littéralement sujet. L'Histoire, en  sorte, s'écrit elle-même.

L'Histoire est également d'une essence toute différen­te de celle de la vie traditionnelle, dans laquelle elle cons­titue la blessure de la modernité stupéfiante. Par rapport à cet univers traditionnel, elle est beaucoup plus la moderni­té foudroyante que l'écriture littéraire de langue française, condamnée à la non-signifiance parce que d'une part, elle participe trop à la même modernité, sans distance possible, que la guerre, mais que d'autre part, cette écriture est trop hésitante sur son propre statut pour oser rivaliser avec les faits crus. Seul Dib, peut-être, parmi les romanciers, a su relever le défi. Peut-être parce qu'il est le seul à avoir l'envergure nécessaire pour ne plus se poser la question du statut socio-culturel de son écriture. Ce problème de l'écri­ture romanesque de la guerre sera abordé en fin de première partie, et en début  de deuxième partie.

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Dans sa périodisation thématique du roman maghrébin, Abdelkebir Khatibi dégage trois phases jusqu'en 1962, "ter­minus ad quem" de son étude :

"De 1945 à 1953, le roman eth­nographique domine (avec description de la vie quotidienne) Sefrioui, Feraoun, Mammeri, Dib (première manière). De 1954 à 1958, le problème de l'acculturation constitue la préoccu­pation majeure de cette deuxième tendance : Chraibi, Memmi, De 1958 à 1962 règne la littérature militante centrée sur la guerre d'Algérie : Bourboune, Djebar, Kréa, Haddad, Dib (deu­xième manière)" [8].

Cette périodisation a servi de base, a­vec celle de Déjeux, à la plupart des études faites jusqu'i­ci. Pourtant, si on la confronte à l'image collective de la littérature maghrébine de langue française que révèle l'en­quête auprès des lecteurs potentiels, on constate que la . deuxième tendance, où domine le "problème de l'acculturation", disparaît. Pourquoi ? Peut-être à cause de la complexité du terme, création verbale de sociologues pour l'analyse d'une situation, mais qui ne fait pas partie, bien s'en faut, du langage quotidien des personnes qu'il sert à décrire, sauf lorsqu'il s'agit d'intellectuels comme Albert Memmi ou Malek Haddad. Il faut dire aussi que l'image collective dégagée par mon enquête est essentiellement algérienne, alors que des deux auteurs cités par Khatibi, le premier est marocain, le second tunisien. J'ai cependant montré plus haut qu'il me semblait difficile de considérer Malek Haddad ou Assia Dje­bar seulement comme des écrivains militants.

Le nœud de leur écriture, leur noyau de vie, réside bien plutôt dans cette problématique de l'acculturation qui est à la fois leur tragédie, et leur décalage irrémédiable par rapport au réel du maquisard ou du simple paysan. Ces derniers sont, ou ne sont pas, pendant la guerre, au contact des faits. Mais de toute façon, ils sont hors de toute littérature. La vraie réalité du fellah, découvrira-t-on plus tard dans  Le maître de chasse (1973) de Dib, échappe à tout langage élaboré ail­leurs, et peut-être même est-elle au-delà de toute parole. L'acculturation consciente de Malek Haddad, d'Assia Djebar, de Memmi, de Chraïbi, toute poignante que puisse en être l'ex­pression romanesque, est le lieu d'un individu "problémati­que", selon l'expression de Goldmann, de l'intellectuel de 1"'entre-deux". Le tragique de Malek Haddad est bien celui de son acculturation d'intellectuel colonisé situé, comme Khaled dans Le quai aux fleurs ne répond plus (1961), entre son u­nivers culturel d'écrivain choyé par les milieux littéraires de gauche en France, et ses racines profondes constantinoises. Son oeuvre est d'abord l'expression de la mauvaise conscience de l'écrivain qui se sait inutile à la révolution et à son pays. Elle est aussi celle du déchirement de personnages dé­passés par l'Histoire, parce qu'ils en sont les victimes du fait de leur culture française, comme le héros de L'élève et la leçon  (1960). N'oublions pas que cet écrivain a été le chantre de son "exil dans la langue française", de sa "nos­talgie d'une langue maternelle dont nous avons été sevrés et dont nous sommes les orphelins inconsolables" [9]. Mais dans l'Algérie actuelle, "la nostalgie n'est plus ce qu'elle é­tait", dirait une comédienne bien connue, et le silence est le refuge de beaucoup. Il l'a été en tout cas pour Malek Had­dad jusqu'à sa mort en 1978.

Chez Assia Djebar, l'engagement nationaliste n'inter­vient qu'en 1962, dans son troisième roman, Les enfants du nouveau monde. La véritable révolution dans la seule oeuvre romanesque féminine connue jusqu'à l'Indépendance dans cette littérature (on trouvait surtout de la poésie ; depuis, on peut citer Aïcha Lemsine en Algérie, Jelila Hafsia en Tuni­sie... J'avoue préférer encore de loin Assia Djebar !) est double : c'est d'abord le scandale d'une femme écrivant, se produisant. C'est aussi le contenu de ses livres : la décou­verte du corps par la femme, dans La soif (1957) et Les impatients­ (1958), et celle du couple, plus tard, dans Les alouettes naïves ­ (1967). Mais cette "révolution" s'inscrit en partie comme le démarquage d'un vécu socialement très locali­sable dans la société maghrébine : elle  l'expres­sion la plus apparente des contradictions d'une classe bour­geoise francisée par sa culture, et néanmoins conservatrice dans certains aspects de ses mœurs, principalement en ce qui concerne le respect de la famille et la mise en tutelle des femmes. C'est là un autre aspect de l'acculturation.

S'il est donc peu pertinent sur le plan d'une périodi­sation du roman maghrébin, le terme d"'acculturation" me sem­ble, de plus recouvrir une réalité trop complexe et trop fuyante pour répondre à toutes les questions, et être utili­sé avec la complaisance narcissique qu’y mettent certains [10] : l'acculturation, au demeurant, n'est-elle pas devenue un phénomène mondial ? Le déchirement culturel ne peut justi­fier des reniements qui ne sont peut-être que tarissement na­turel. Le problème de la langue a été trop souvent monté en épingle pour exclure les écrivains de langue française en es­camotant le vrai motif de la haine qu'ils suscitent parfois leur regard critique. Pourquoi ceux qui les accusent, et qui se sentent exilés dans une langue étrangère, ne commencent-ils pas par produire, les premiers, en "langue nationale" ? D'ailleurs, on a vu que l'acculturation était surtout un problème d'intellectuels, qui n'apparaît que rarement dans les préoccupations du public potentiel du roman maghrébin de langue française. Soyons juste cependant : le "lecteur moyen" ne pénètre aussi que difficilement dans l'univers des deux romans les plus forts de cette période : Nedjma, de Kateb Yacine, et  Qui se souvient de la mer, de Mohammed Dib : ces deux écrivains ont su, sans tourner le dos à l'événement, le recréer à travers une mythologie et une poétique tout à fait originales, bien que différentes. Peut-être parce qu'ils sont les seuls, parmi les écrivains abordés jusqu'ici, à avoir suf­fisamment dépassé leur problème individuel d'insertion dans une culture et dans l'Histoire, pour créer et faire vivre des symboles s'imposant par eux-mêmes, en dehors de tout dé­cryptage réducteur à un sens, mais appelant néanmoins une lecture plurielle.

 Nedjma (1956) est, de tous les romans maghrébins de langue française, le texte le plus enseigné en Algérie (où il a figuré avec L’incendie de Dib dans les programmes d'en­seignement du français du second cycle secondaire) et à l'é­tranger. Il est également le roman sur lequel le plus grand nombre de recherches universitaires sont en cours ou termi­nées. Son écriture déconcerte souvent, car l'anecdote en est éclatée, la chronologie linéaire remplacée par une construc­tion cyclique rigoureuse, un va-et-vient permanent entre le réalisme, les symboles et les mythes, à travers lesquels on retrouve à la fois l'unité et la dispersion de la tribu ("nedjma", en arabe, signifie étoile : est-il une image aux symboles plus riches au Maghreb ?). "Le mythe chez Kateb", dit Khatibi, "est cette médiation qui, tout en soulignant le décalage entre l'histoire et l'activité de l'imaginaire, cons­titue cette volonté de tricher avec l'histoire, de la violen­ter, de la contourner, de la brouiller dans une atmosphère ludique. Le mythe en tant que tel traduit un comportement. Au-delà d'une histoire vériste, le mythe vient au secours de l'histoire en devenant un élément historisant" [11]. L'écri­ture de Nedjma transcende l'anecdote, pourtant très fortement présente et complexe, pour être à travers la multiplicité et l'interpellation de cette anecdote même, en prise directe avec l'histoire qu'écrit l'événement, depuis les origines immémoriales de la tribu et le récit du Fondateur, jusqu'à l'actualité de la présence coloniale ou de l'émigration. L'im­portance, en tout cas, de ce roman, dans la constitution de l'image d'elle-même que présente la littérature algérienne de langue française, est telle que j'y consacrerai un chapi­tre entier (chap. 2) de la première partie, même si Nedjma est antérieur à l'Indépendance.

L'Histoire, chez Kateb, serait cependant surtout la période pré-révolutionnaire, de 1945 (les émeutes de Sétif et de Guelma) à 1954 (déclenchement de la lutte armée). Chez Dib, c'est de la guerre elle-même qu'il s'agit, et de la "brusque  avait) prise à ce moment­-là du caractère illimité de l'horreur et, en même temps, de son usure extrêmement rapide". Au lieu de se contenter, dans Qui se souvient de la mer , du récit de cette horreur dans telle ou telle de ses manifestations quotidiennes, comme le font les plates nouvelles décrites plus haut, ou même les romans "réalistes" ou "psychologiques" comme ceux que Mouloud Mammeri ou Malek Haddad ont écrits sur le même sujet, Dib préfère, comme Picasso dans Guernica, nous dit-il dans sa postface, se faire "accoucheur de rêves". Car "décrire l'hor­reur dans ses manifestations concrètes lorsqu'on n'a pas à dresser un procès-verbal, serait se livrer presque à coup sûr à la dérision qu'elle tente d'installer partout où elle émerge. Elle ne vous abandonnerait que sa misère et vous ne feriez que tomber dans son piège : l'usure". Une analyse mé­thodique peut "décoder", ou "traduire" certains symboles du livre : l'histoire linéaire n'en est point tout à fait absen­te. Le temps du récit, même si l'espace en est essentielle­ment onirique, se rapproche d'une succession chronologique malgré quelques plongées particulièrement évocatrices dans l'enfance du narrateur. Mais l'important est, à partir de ce support, la transformation du "réel", toujours fragmentaire, en une réalité plus vraie, grâce à une écriture profondément poétique : "la puissance du mal ne se surprend pas dans ses entreprises ordinaires, mais ailleurs, dans son vrai domai­ne : l'homme - et les songes, les délires qu'il nourrit en aveugle et que j'ai essayé d'habiller d'une forme" [12].

2) Ecritures de l’actuel

Le "lecteur moyen", en Algérie du moins, est en géné­ral bien loin de pénétrer aisément ces oeuvres réputées "dif­ficiles". Faut-il pour autant ne lui proposer que la platitude ? Ce serait procéder, me semble-t-il, d'un bien étrange mépris pour "le pauvre peuple ignorant", mépris que Kateb a fort bien stigmatisé dans une interview, mais qui contribue à donner la mesure de classe du pouvoir culturel en Algérie. En fait, les écrans qu'une image toute faite de la culture interpose le plus souvent (pas toujours avec malignité) en­tre ce produit culturel qu'est le livre, et ses lecteurs éventuels, ne sont pas toujours étanches, et paradoxalement, cer­tains des enthousiasmes soulevés en Algérie par la lecture des de deux romans précédemment décrits ne sont pas le fait d'intellectuels rompus aux "techniques" d'approche des textes. N'y a-t-il pas parfois mauvaise foi à proclamer d'autorité que telle oeuvre est "difficile" ? Reconnaissons cependant que, s'il conçoit la recherche esthétique dans l’œuvre lit­téraire de langue arabe, ce "lecteur moyen" attend surtout de l’œuvre de langue française un contenu. Le français est conçu comme langue véhiculaire. On charge l'écrivain national de langue française, justement à cause de la semi-différence qu'institue le fait qu'il se serve de la langue des "autres", de ce qu'on ressent confusément comme une inadaptation à la modernité, mais dont le conformisme ambiant, ou tout simplement un respect profondément ancré de valeurs morales devant lesquelles on ne sait plus comment se situer, empê­chent de parler soi-même.

Or, de jeunes écrivains qui attestent de la vitalité actuelle de cette littérature ont bien senti les contradic­tions majeures d'une société résolument engagée dans la mo­dernité technique, et néanmoins respectueuse au plus haut point des traditions islamiques les plus contraignantes (et raidies actuellement du fait même de la tension que crée la rencontre de ces deux "discours" idéologiques dont on s'obs­tine à ne pas vouloir percevoir l'antagonisme : il suffit pour s'en rendre compte d'enquêter sur les réactions miti­gées et parfois surprenantes, pour l'observateur occidental, des milieux maghrébins les plus progressistes devant la "révolution islamique" de Khomeyni en Iran).

Le plus connu de ces jeunes écrivains est sans contes­te Rachid Boudjedra, dont  La répudiation (1969) connaît en­core un grand succès de scandale, et retient l'attention (pas toujours innocente, car quelle est la part, soit de voyeuris­me, soit de paternalisme dans cet engouement ?), sous forme de cours ou de recherches, de nombreuses universités. Comme Le passé simple de Chraïbi, au Maroc [13], mais dans le con­texte cette fois de l'indépendance acquise, le roman est d'a­bord une entreprise de meurtre, par l'écriture, du père phal­lique et castrateur, qui a répudié la mère et dessine tout au long du texte les figures d'une "danse" sinistre sur "no­tre enfance saccagée". Danse dont les rites majeurs sont tou­te une succession de fêtes, marquées par la hantise du sang, que développera L’insolation (1972). Ici plus que chez Chraïbi, dont la réflexion culturelle est plus élaborée, l'instru­ment essentiel du meurtre symbolique est une colossale explo­sion érotique et scatologique, frisant souvent la complaisan­ce gratuite, mais sous les coups de laquelle tout l'édifice sclérosant de la famille doit s'écrouler.(Heureusement pour la pauvre famille maghrébine ainsi mise à mal, le même auteur, qui n'en est pas à un double discours près, en fait deux ans plus tard dans La vie quotidienne en Algérie, essai ethnographique bien lénifiant, un portrait diamétralement opposé à celui du roman qui l'a fait connaître...). La répudiation­ est d'abord l'espace d'un cri, d'une révolte en la­quelle toute une frange de la jeunesse, principalement étu­diante, se retrouve. Aussi le livre circule-t-il beaucoup, sans être pour autant interdit comme on l'a laissé entendre. Il est également inscrit au programme des facultés [14].

Cependant, La répudiation et L’insolation ne sont pas qu'un "roman familial". Ils sont aussi une violente remise en question du"pays hôpital" dans lequel les pères, qui ont confisqué la révolution et l'ont livrée aux "mains des avor­teurs", enferment les fils. Ce "pays hôpital" devient chez Mourad Bourboune (Le Muezzin, 1968) la"ville fausse couche, ville bâtarde affalée sur le lieu d'éruption de la vraie vil­le" (p. 185). Le muezzin découvre, à son retour des prisons françaises, qu'au lieu de "raser la ville à l'arrivée, de dé­terrer ses fondations, de l'ensemencer de sel selon le rite des grands âges : faire place nette au sanctuaire du nouveau culte", on a menti, "on ne l'a pas fait. On triche, on la maquille : elle est devenue une autre semblable à elle-même" (p. 153). Pour subvertir cette ville, une seule arme : l'é­criture. Celle du Muezzin atteint à une qualité et à une exi­gence que l'on ne trouve point chez Boudjedra, pourtant plus habilement diffusé et plus connu de ce fait. Sans doute la gauche française, qui consacre souvent la notoriété de ces romans, et dont Khatibi a stigmatisé les contradictions dans Vomito blanco, est-elle moins à l'aise dans son désir de mé­nager l'Algérie, "modèle de socialisme du Tiers-monde" envers et contre tout, avec Bourboune au passé plus défini et à l'é­criture moins récupérable, en fin de compte, que celle de Boudjedra ? Le délire de l'écriture du Muezzin désigne, fi­nalement, bien plus précisément sa cible, son ironie fine est infiniment plus corrosive et dangereuse que la provocation brouillonne et plus localisable, plus "classable", de La répudiation [15].

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Cette interrogation radicale de Bourboune devant la Cité nouvelle, Mohammed Dib, le plus ancien et le plus per­sonnel de ces écrivains, celui qui se renouvelle le plus, perpétuellement en quête de lui-même comme de son écriture, l'approfondit de roman en roman. Je considère La danse du roi (1968) ou Habel (1977), de manière encore plus effrayante, comme deux des plus insoutenables regards sur ce vide terri­fiant, fondamental, à partir duquel se dit toute création véritable. Face à face, comme son héros Rodwan, avec ce "vi­sage d'ombre d'où s'écoulait le discours", Dib cherche inlas­sablement derrière tous les masques, tous les visages, dans et par le risque constant de se perdre, le tremblement ulti­me : "plonger dans les  véritable  sur un visage, mais à une origine inéclaircie, plus oubliée que l'oubli, et dont rôdaient et criaient en lui une nostalgie, un amour et une haine à côté desquels la mort qui unit elle aussi le commencement et la fin est plus douce, plus charitable" [16].

Et ce regard, justement, chez l'auteur, donne au rap­port de ses personnages avec la modernité qui les entoure u­ne dimension tragique. Tragique de Rodwan et Arfia, vivant encore l'hallucination de leur passé révolutionnaire dans u­ne ville qui les exclut. Mais tragique aussi de Kamal, le hé­ros de Dieu en Barbarie (1970) et du Maître de chasse (1973) dont le discours d'ordre et de progrès qui fonde la nouvelle cité technocratique est ruiné par le délire onirique de Lâ­bane, peuplé de terre, de feu et de sang, par les prédictions saisissantes de Hakim Madjar sur la £in des plus orgueilleu­ses civilisations, par son propre passé, puisqu'il ne sait pas sa véritable identité, et surtout par sa propre violen­ce : celle que secrète tout discours contre ce qui lui échap­pe, mais qui signe la mort de son émetteur au moment où elle s'exerce. Ce discours, dès le moment où il se réduit à "ce grand rire strident qui se répercuta longuement dans la nuit déserte" est, en fait, déjà mort, car dans son ambition to­talitaire, il n'est plus qu'une violence répétitive au réel.

C'est, lui aussi, d'une inquiétude devant "la décou­verte du nouveau monde" (titre rassemblant  Le champ des oliviers  (197?) et Mémoire de l’absent (1974), que procède Nabi­le Farès, dont le premier roman, Yahia, pas de chance, date de 1970. Jeune écrivain dont la lecture n'est pas toujours facile - mais son objet même ne récuse-t-il pas, justement, la "clarté" conceptuelle pour n'être accessible qu'à la vio­lence du chant ? -, Nabile Farès nous transmet dans l'énigme de l'alouette ("sur cette branche où est mon nid danse une lame de rasoir") ou le chant de tante Aloula à l'enterrement de son fils, chant qui "brise le meurtre./ et donne vie" [17], le tremblement premier devant la vie et la mort, devant la blessure du temps et de l'Histoire, ou celle des langages falsifiés. Tremblement devant le saut irréversible de Yahia dans l'Histoire et l'âge adulte, ou devant "cette déflagra­tion meurtrière de votre terre" qui emporte Abdenouar, dans  , écrit "en marge des pays en guerre", ou devant l'éclatement de l'outre, unité perdue de l'enfance et du pays inaccompli dans  Mémoire de l’absent, lequel n'ar­rive plus à repasser le fleuve. Et pourtant l'ogresse est présente, comme Jidda, la vieille, et toutes deux donnent à ces romans-incantations ce rythme propre, cette violence pre­mière qui est peut-être le chant de l'origine. Ce chant, sou­dain devenu d'une limpidité glaciale, éclate à son tour, dans  L’exil et le désarroi (1976), par sa seule présence en face ou au-dessous d'eux, tous les discours usurpés. Violence inouïe qui se montre ici dans son âpre nudité, au-delà même de tout désarroi.

Il faut signaler enfin pour terminer ce tour d'hori­zon de la création romanesque algérienne actuelle Le village des asphodèles (1970), seule oeuvre, nostalgique, d'un écri­vain qui a choisi de vivre en France. Ali Boumahdi y décrit son enfance et son adolescence dans l'univers traditionnel du Titteri, tout comme le faisait Feraoun en Kabylie vingt ans plus tôt, mais avec tendresse et malice à la fois, ce qui lui permet de donner une nouvelle actualité, sans aucun exotisme de mauvais aloi, à un courant "ethnographique" que l'on croyait révolu.

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L'Algérie tient la plus grande part de la production romanesque maghrébine de langue française. Et c'est bien com­préhensible puisque c'est en Algérie que la colonisation cul­turelle française pénétra le plus avant. Le fait que la guer­re d'Indépendance y fut la plus longue et la plus violente me semble important aussi pour le développement du roman de langue française. On a déjà vu que cette production romanes­que servit un temps de justification culturelle pour la gau­che française favorable à l'Indépendance. La guerre a sensi­bilisé davantage l'opinion internationale à l'Algérie, dont beaucoup de romans étaient censés représenter la lutte, ou étaient lus à cause de l'actualité que la guerre donnait à leur espace. La quasi-certitude pour les éditeurs français de trouver pour ces romans une catégorie de lecteurs relati­vement facile à cerner, et en augmentation numérique constan­te avec le développement du conflit, n'a certainement pas été étrangère à leur multiplication.

Depuis, le marché du roman maghrébin de langue fran­çaise se présente peu à peu d'une manière différente. Le public européen reste le premier public visé par les éditeurs. D'ailleurs, ceux-ci sont presque toujours français : des romans sont publiés sur  en fort  nombre, et ils  en France [18]. L'édition maghrébine de littératures nationa­les propose plutôt de la poésie, ou des nouvelles. Or, ce lecteur européen attend moins, à présent, des témoignages sur la guerre d’Algérie (encore que le roman algérien de la révolution reste à faire, et rencontrerait une forte au­dience sur un terrain où se sont surtout imposés jusqu'ici des chroniqueurs français) qu'une interrogation sur l'iden­tité, qu'un questionnement dans le dialogue des cultures qu'impose l'actualité internationale. Car l’identité et la différence nous concernent tous, même si certains veulent faire de l'"acculturation" un domaine réservé. Mais nous ne pouvons plus nous contenter des images empruntées d'un exo­tisme facile, ou des slogans trop souvent démentis d'un hu­manisme quelque peu dépassé, même si nous ne savons pas vraiment comment comprendre l'échec de ce dernier. Dans quelle mesure la mauvaise conscience du lecteur occidental n'attend-elle pas confusément du romancier maghrébin comme de tout écrivain du Tiers-Monde l'interpellation d'une au­thenticité que nous n'arrivons plus à saisir par-delà nos faillites ?

L'exotisme confortable parce qu'il rassurait celui qui, en  regard autorisé, serait alors relayé par un décentrement du lieu d'émission de la pa­role, un échange de regards d'où naîtrait peut-être, dans la mort des certitudes trompeuses, une nouvelle appréhension du réel ? Quoi qu'il en soit, au-delà de l'écrivain maghré­bin de langue française et du public occidental des éditeurs français, le public maghrébin n'en reste pas moins l'éternel silencieux, du moins pour les éditeurs, qui induisent la pro­duction, et pérennisent le genre romanesque. Et pourtant, on a vu combien violemment ce public interpelle ses écrivains.

Une approche globale est-elle possible ?

 Cet historique rapide et non dénué de parti-pris, car l'objectivité est impossible lorsqu'on est soi-même interpel­lé par ce qu'on étudie (et elle serait fausse pour qui cher­cherait à ignorer cette interpellation), aura peut-être per­mis de voir qu'il est bien difficile d'impliquer tous les romanciers lorsqu'on parle du roman algérien de langue française. C'est l'intérêt de ces écrivains, qu'ils débordent constamment les concepts réducteurs des histoires littérai­res. Mais, si différents qu'ils soient entre eux, ces roman­ciers sont dans une situation particulière, et connaissent des conditions d'écriture comparables, que j'ai tenté voici quelques années de décrire en partie [19].

Les conditions extérieures de la production romanes­que maghrébine de langue française sont relativement faci­les à résumer. Cette production se fait dans un contexte particulièrement perturbé, puisqu'elle utilise la langue française dans des pays arabo-berbères qui revendiquent leur arabisation, qu'elle ne prolonge aucune tradition natio­nale du genre romanesque, qu'elle se sert de l'écrit dans un pays où celui-ci n'est pratiqué que par une minorité, qu'elle se fait le reflet de préoccupations et d'exigences de vie qui ne sont encore en partie que celles de cette même minori­té, laquelle la considère cependant comme un vestige du pas­sé : à la fois sous-produit de la culture  et moyen de lutte à présent dépassé contre le colonialisme. Autant de paradoxes que l'enquête auprès du public potentiel permet seule de mettre en perspective.

Cette enquête permet d'abord de vérifier combien, en Algérie, malgré les progrès réels de l'arabisation, le fran­çais reste encore pour beaucoup la langue privilégiée de tout ce qui s'écrit, l'arabe, même littéraire, se disant da­vantage. Surtout, le français permet d'aborder certains su­jets, comme la situation de la femme, avec moins de pudeur que lorsqu'on le fait en arabe. Le français est la langue de la Différence, qui permet une plus grande attitude critique devant des sujets difficiles parce que touchant au vécu quo­tidien : le recul est plus facile, et donc une relative objec­tivité. Or, le roman n'est-il pas un genre dont l’une des vocations peut être la compréhension de la quotidienneté ? Ce­pendant le français, langue de la Différence, l'est aussi de la dépersonnalisation : n'oublions pas qu'il fut la langue du colon et qu'il reste un véhicule de présence culturelle et é­conomique française [20]. Le choix de la langue n'est donc ja­mais neutre, même s'il est plus complexe qu'on ne le pense­rait d'abord. Il est prise de position culturelle, et par­tant, politique. C'est là une ambiguïté qui paralyse certains écrivains, comme elle le fit selon lui pour Malek Haddad. A l'égard d'une production littéraire de langue française se manifeste donc parfois une certaine gêne, plus en Algérie qu'au Maroc. Et cependant, on a vu que cette production bé­néficie du label de la consécration internationale, les li­vres édités par la S.N.E.D. étant presque introuvables hors d'Algérie. De plus, cette production répond en partie à la demande très forte d'un public qui réclame un regard criti­que sur soi depuis l'extérieur, comme une sorte de garantie contre la clôture qui guette une définition de l'identité culturelle par le repli sur soi. La différence, ici, fonc­tionne souvent comme un gage de crédibilité [21].

On se trouve donc, du moins dans la frange de la popu­lation algérienne que cette enquête a pu toucher, dans une curieuse situation : si le public potentiel a une habitude de la lecture encore plus faible, à niveau scolaire égal, que ce qu'on peut relever en Europe, s'il ne connaît de sa littérature nationale qu'une image stéréotypée correspondant peu à la réalité, il valorise par contre énormément le livre, et réclame le discours critique sur soi, qui est justement la caractéristique essentielle des romans maghrébins de lan­gue française publiés à l'étranger. Seule la diffusion d'une littérature nationale, de langue arabe ou de langue française, qui entraînerait un développement progressif de la production en arabe, par émulation, pourrait installer dans ces pays des habitudes de lecture. L'interpellation de l'écrivain na­tional par une demande forte de la part de ses lecteurs po­tentiels est un atout qu'une politique culturelle véritable devrait avoir le courage d'exploiter. Le fait de créer en français, à cause d'un contexte historique qui se résorbe peu à peu, est paradoxalement dans cette phase provisoire un aspect qui peut être utilisé. Objectivement, cette langue n'est plus tant celle du colon que celle de la Différence, qui permet parfois l'émergence de thèmes qu'il aurait peut­-être été plus difficile d'aborder pour la première fois en arabe. Thèmes qui deviennent ensuite familiers au jeune ro­man de langue arabe qui se constitue en même temps.

Avec les progrès de l'arabisation, on voit en effet s'imposer en Algérie des romanciers de langue arabe comme Abdelhamid Benhadouga, et surtout Tahar Ouettar. Un public bilingue à l'image de celui que l'on trouve déjà dans les milieux intellectuels marocain et tunisien émerge. Pourtant, dans ces deux derniers pays, le dialogue des deux cultures profite paradoxalement à un développement de la création en langue française publiée sur place, alors que l'édition algé­rienne, pourtant dotée de moyens financiers bien plus impor­tants, boude toujours son roman national de langue française. Il est certes, trop tôt encore pour affirmer comme certains le font que la production marocaine va bientôt prendre le relais de la production algérienne qui avait toujours été, en langue française, la première au Maghreb. Il convient cependant de se demander si une politique culturelle pourra continuer à ignorer longtemps encore sa production littérai­re nationale la plus reconnue, sous prétexte qu'elle ne ré­pond pas à des slogans un peu hâtifs.

L'incohérence des politiques culturelles maghrébines face aux romans nationaux édités à l'étranger (il y a rare­ment interdiction mais les périodes où l'on trouve facile­ment certains textes, et parfois ceux que l'on jugerait les plus "subversifs", alternent avec de longues années pendant lesquelles les importations de littérature nationale sont quasi taries, ce qui n'empêche pas la presse de consacrer des articles à des ouvrages introuvables en librairie) est peut-être aussi le signe d'une attitude ambivalente vis-à­-vis de ces oeuvres. Car celui-là même qui freine leur diffu­sion, qui craint leur effraction dans son univers protégé, sent confusément la nécessité de faire évoluer ce que l'ab­sence béante de toute parole critique aura tendance à figer, c'est-à-dire à laisser mourir. Et l'écriture de langue fran­çaise est seule à pouvoir intervenir comme parole interdite et néanmoins nécessaire, utile et néanmoins facile à désamor­cer quand il le faut, du fait même de l'ambiguïté de son sta­tut. Tout le monde appelle le dire de l'indicible, que seule la Différence de cette écriture peut réaliser, et en même temps chacun cherche à contrôler cette parole sauvage appelée et crainte.

Car l’œuvre littéraire aux répercussions les plus profondes est justement celle qui donne voix à l'indicible. Pour qui cornait un peu le Maghreb, le plus important, surtout dans l'actuelle crise de civilisation du monde arabe, est souvent ce qui ne peut se dire. Et on a vu que cette pa­role difficile était ce que les lecteurs attendent de ces é­crivains. Le roman de langue française, triplement symbole de différence à cause de la langue qu'il emploie, de l'écrit comme de la forme romanesque qui lui donnent son corps, et des éditeurs qui le diffusent, peut répercuter l'indicible par sa différence même, et en même temps lui garantir une re­connaissance par ce regard extérieur détesté et appelé à la fois. Ce roman est une sorte de lieu privilégié où se dit l'essentiel.

Aussi on s'en défendra plus de manière diffuse que par une politique concertée d'interdictions ou de censure qui ne ferait que favoriser sa diffusion en lui donnant un statut clair, qui l'inscrirait sans ambages dans le jeu politique, et lui donnerait droit de Cité. C'est ici que va intervenir la "doxa", en diffusant de manière latente cette "image col­lective" de la littérature maghrébine dont il a déjà été question. Il ne saurait être question ici d'incriminer une quelconque entreprise consciente ou systématique de "sabota­ge". Je dirai simplement que l'image collective de la litté­rature nationale qu'elle diffuse, à des degrés divers, dans les trois pays du Maghreb, constitue de la part de la "doxa" une sorte de résistance passive, une sorte d'écran, beaucoup plus facilement assimilable à l'idéologie commune (et même à une idéologie d'opposition), que l'énigme que constitue fon­damentalement le texte lui-même, en sa dimension irréductible mais inquiétante.

Il conviendrait ici d'entreprendre une étude systémati­que de la manière dont la "doxa" [22] diffuse cette image-écran entre le roman maghrébin et son lecteur potentiel, de décrire la presse culturelle et le système éducatif dans leur rapport à une certaine image de la littérature nationale et de son rapport au réel. Je l'ai à peine ébauchée à propos des manuels d'enseignement du français [23]. Même si ces manuels sont moins utilisés maintenant, ils sont cependant révélateurs, en ce qu'ils sont les premiers manuels de fabrication et de conception nationale en usage dans le premier cycle secondai­re pendant des années, et les derniers à se préoccuper de lit­térature, puisque celle-ci est bannie des nouveaux programmes d'enseignement du français (!).

L’image de la littérature maghrébine qu'y donnent les extraits retenus est d'abord cel­le d'une description ethnologique de l'univers traditionnel des campagnes, puis celle d'une exaltation de la guerre d'In­dépendance : 41 sur 78 textes maghrébins retenus vont dans le premier sens, 19 dans le second. Or, l'enquête l'a montré, s'ils sont assez jaloux et fiers de leur Indépendance natio­nale, les lycéens algériens se désintéressent plus ou moins de la description de l'univers traditionnel, car ils aspirent surtout à s'approprier la modernité : technique d'une part, libération sexuelle de l'autre. Et si le sexe est comme par­tout ailleurs banni de l'institution scolaire, le domaine de la technique est réservé, dans ces manuels, aux extraits d'écrivains étrangers.

La littérature maghrébine de langue française est donc prisonnière, dans sa conception scolaire et plus tard dans la vie active, d'une image selon laquelle elle serait coupée des réalités actuelles : c'est donc bien le pouvoir de dire, la puissance d'effraction, que le discours de l'ins­titution scolaire, un des aspects les plus importants dans ce domaine de ce que j'ai appelé le discours social, lui dénie. Or, aucune lecture n'est naïve : quel que soit notre contex­te, nous abordons le plus souvent un livre à partir d'une pré-lecture implicite par le discours culturel du ou des grou­pes dont nous participons, consciemment ou non. Ou, plus gé­néralement, de cet "horizon d'attente" que toute oeuvre ren­contre, et sur lequel 1"'esthétique de la réception" voudrait fonder une histoire littéraire véritable [24]. Dans les pays du Tiers-Monde où les média véhiculent encore en grande par­tie des programmes (et donc des discours) importés, le dis­cours scolaire est encore l'une des lectures collectives les plus puissantes de la littérature, et principalement de la littérature nationale.

La "doxa" forme une sorte de consensus d'idées reçues mais aussi de directives idéologiques. Différents discours s'y rencontrent, sans toujours percevoir leurs contradictions réciproques. Le discours du pouvoir est souvent le reflet si­multané de sous-discours contradictoires, lesquels convergent cependant pour donner du roman national de langue française une image bien rétrécie, mais aussi pour lui dicter ses thè­mes. Il serait excessif de parler au niveau des pouvoirs en place, de jdanovisme, même en Algérie où j'ai souligné pour­tant la présence sporadique d'une littérature "officielle", particulièrement dans la revue Promesses. Cette revue s'est éteinte, semble-t-il, faute de manuscrits, et faute aussi d'une véritable continuité dans sa direction (qui revenait à Malek Haddad). Par contre, la tentation, l'appel même à une subordination de la création à des directives idéologi­ques sont plutôt le fait, dans les trois pays du Maghreb, d'intellectuels plus ou moins progressistes, dont l'opposi­tion personnelle aux pouvoirs en place est parfois courageu­se, mais dont le discours oscille souvent dans une sphère re­lativement proche, au niveau du langage et des schémas utili­sés, de la sphère de discours du pouvoir, même si ses buts politiques concrets ou proclamés apparaissent comme différent à qui n'en étudie que le contenu explicite [25].

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On peut donc affirmer que le roman maghrébin de lan­gue française est constamment interpellé par des discours idéologiques tout comme par un ensemble d'idées reçues. Or, quels que soient son écriture, son style propre, et même s'il le transforme, le roman rend compte d'un réel qui se trouve être le même que celui qu'appréhendent ces différents dis­cours. Et, comme le roman peut être assimilé lui-même à un discours de par la prise de possession radicale du réel qui est le propre de son écriture, il fonctionnera en partie par rapport à ces différents discours qui l'entourent, qui cher­chent à l'englober et qu'il cherche à englober. Il est donc nécessaire d'entreprendre la définition de la spécificité du discours romanesque par rapport aux divers discours d'i­dées à la confrontation desquels il est condamné, mais sans la confrontation desquels il ne saurait vivre en tant que genre romanesque. Le roman se nourrit de l'idéologie, et doit constamment se défendre de s'y laisser englober, de n'en être que l'illustration sans vie. Et en même temps, il vit de ce risque constant où il est de se perdre.

Pour ne pas se perdre, il dispose heureusement de cette différence essentielle entre lui et les discours uni­voques qui l'entourent et qui est, non seulement sa plurivo­calité, mais encore la multiplicité des lectures individu­elles qu'il permet : comme toute littérature, il sait lais­ser  au lecteur, au-delà de ses lignes, ce que nulle pa­role univoque ne saurait dire en clair. Un roman dont la lec­ture autant que la parole ne serait pas plurielle n'est plus, dans le meilleur des cas, qu'un essai.

Une production modelée par ses lectures ?

Peu de littératures, en effet, sont autant tributai­res de leurs lectures. Du moins à un niveau collectif : ce­lui de ce discours social dont j'ai déjà souligné l'impor­tance. J'entends ici "discours social" comme l'ensemble des représentations, normes et clichés, sur lesquels nous bâ­tissons notre vie quotidienne, et à travers lesquelles nous raisonnons à l'unisson du groupe dont nous faisons partie. Or, ce discours social, essentiellement mouvant, donc histori­que à sa manière, constitue en partie l"'horizon d'attente", aussi bien de la littérature que du discours idéologique, qui reçoivent leur historicité de leur rencontre avec lui, et à travers lui. Le discours social ne se confond pas, comme pou­vait le laisser entendre ma première approche, avec l'idéologie­ officielle, dont il serait le simple reflet mécanique, reflet dont j'ai rendu compte plus haut grâce au concept em­prunté à Barthes de "doxa". Il est au contraire le lieu même de la confrontation des discours, aussi bien idéologiques que littéraires, avec la réalité, telle du moins qu'elle est vécue dans les représentations quotidiennes et mouvantes de la population.

Ce discours collectif s'interroge, comme c'est normal en période de décolonisation, sur sa propre identité, et sur le rapport de cette identité collective avec celle de l'Au­tre, celle, au-delà de l'ancien Colon, de cet Occident qui reste détenteur du pouvoir de nommer, comme de celui de poser les questions. Abdallah Laroui, analysant L’idéologie arabe contemporaine, ne commence-t-il pas son étude en affirmant "Depuis trois quarts de siècle, les Arabes se posent une seu­le et même question ; "qui est l'autre et qui est moi"" [26] ?

Or, la littérature maghrébine de langue française peut apparaître comme une sorte de produit hybride, de monstre inclassable, dont l'existence en tant qu'entité socio-culturelle gêne, détourne d'elle bien des lecteurs. Ceux-ci aiment en effet savoir à qui ils ont affaire. Au moins, d'autres écrivains du Tiers-Monde, comme les latino-américains par exemple, se servent de la langue utilisée dans leurs pays. Mais qu'est-ce que ces bâtards qui n'emploient une langue que pour dire qu'elle n'est pas la leur et dont on ne sait pas à quels lecteurs ils s'adressent ? Alors, plutôt que des lecteurs, au sens habituel du terme (qu'il conviendrait ce­pendant de préciser...), ces écrivains intéresseront des so­ciologues, attirés par leur ambivalence culturelle, ou des politiciens, pour qui leur "message" sera un témoignage, un document. Et surtout des universitaires, de plus en plus nombreux, en quête bien illusoire de sujets pas trop "encom­brés", ou trop heureux parfois de flatter par leurs recher­ches un rapport personnel souvent complexe avec l'Afrique du Nord.

On se trouve donc devant des textes littéraires qui semblent n'être produits en grande partie que pour des lec­teurs spécialisés, ne fonctionner que pour l'institution universitaire et grâce à elle, et cependant cette institution n'en retient pas tant ce qu'ils sont, que ce qu'ils désignent, c'est-à-dire une réalité socio-culturelle, géographique ou politique, leur écriture passant au second plan dans la plu­part des descriptions. La littérature maghrébine, ou algéri­enne, de langue française n'existerait-elle donc que dans la clôture d'une institution universitaire qui ne lui donne pas seulement le statut de littérature ?

Il conviendrait d'abord de s'interroger ici sur l'éla­boration du concept même de littérature maghrébine de langue française. Car, après tout, cette littérature n'existait pas avant d'être nommée. Il y avait des écrivains, au Maghreb comme ailleurs. Camus, Jean Amrouche et d'autres. Le concept de littérature maghrébine d'expression, puis de  graphie, puis de langue française, a éclos et s'est développé dans les an­nées 50, en même temps que les nationalismes se sont fait connaître par les armes. C'est-à-dire que les écrivains ont été soudain englobés dans une interrogation collective sur l'identité qui n'était pas toujours (même si elle était pré­sente) leur préoccupation centrale, l'axe en tout cas de leur écriture. L'interview de Dib dans les Nouvelles litté­raires du 22 octobre 1953 montre qu'il n'était pas évident alors pour un écrivain maghrébin de se faire reconnaître com­me tel, et la controverse autour de la publication par Al­bert Memmi en 1964 de l’Anthologie des écrivains maghrébins d’expression française [27] prouve que le concept était loin d'être évident encore. Il est intéressant de noter que le premier bilan à grande diffusion de cette littérature date peut-être du Portrait du colonisé, dans lequel Albert Memmi la liait explicitement, en 1957, au contexte socio-politique de la décolonisation, et la condamnait de ce fait à "mourir jeune" [28]. De noter aussi que la discussion sur le choix des termes "expression" ou "graphie" (plus tard, "langue", moins "connoté" politiquement, du moins en théorie) a été menée surtout par Jean Sénac, qui se situait lui-même à la fois dans ce courant et en-dehors, position particulièrement inconfortable...

Mais le concept de littérature maghrébine de langue française a également permis, globalement, d'en faire con­naître et diffuser les oeuvres. D'ailleurs, il est vrai que ces textes étaient liés de près à l'événement, à l'actualité géo-politique. D'où bien des malentendus. Dans les années 50, décrire comme Feraoun à des lecteurs français la vie quotidi­enne en Kabylie pouvait servir la cause de l'Algérie devant l'opinion publique internationale, qui ne s'émeut pas pour ce qu'elle ne connaît pas. Prouver aux autres qu'on existait était une manière de battre en brèche la répression, la né­gation coloniales. Et je ne parlerai pas ici de textes plus engagés, comme L’incendie de Dib, ou Nedjma de Kateb, dont le rôle est évident. Mais faut-il continuer, dix-sept ans après l'Indépendance, à témoigner de son identité devant les Autres, comme si on en doutait soi-même ?

Or, la littérature maghrébine continue souvent à jouer le rôle d'une vitrine pour la consommation extérieure, et ce à plusieurs niveaux, dont le premier, le plus mala­droit, est celui d'un relais généreux d'idéologie anti-impé­rialiste. Toute une sous-production maghrébine (pas seulement de langue française) semble ainsi dictée par une certaine  naïve de l’œuvre, lecture pour laquelle la littéra­ture n'existe qu'en fonction du  plus ou moins "pro­gressiste" qu'elle véhicule. Il semble naturel de dicter à l'écrivain le contenu, et même la forme de son texte. On re­prochera volontiers aux écritures quelque peu novatrices d'ê­tre "antipopulaires", de relever d'un "narcissisme bourgeois", etc... [29]. L'enthousiasme révolutionnaire exclut souvent la révolution dans l'écriture.

On demande à l'écrivain de répéter le discours idéo­logique, de lui servir de caution et de miroir, et ce, plus encore dans les pays du Tiers-Monde que dans les pays industrialisés, où pourtant le "ciment de l'idéologie", selon l'expression de Gramsci, ne manque pas de sévir. L'écriture en Afrique du Nord, du fait entre autres de l'analphabétisme et de la dépréciation qu'y subissent l'oralité et l'univers traditionnel considérés comme rétrogrades, est vécue au même titre que le discours idéologique comme un phénomène extérieur, certes, mais auquel on cherche à s'assimiler car tous deux sont signes de progrès. On ne fera donc pas de différence entre eux, puisque c'est ensemble qu'ils représentent l'altérité ouverte par rapport à la clôture contestée de la tradition ou des pouvoirs en place. Mais ils sont aussi l'altérité ouverte par rapport à une autre clôture, scrupuleusement préservée en secret, qui est celle de la famille et de la mère. Et cette clôture secrète, même pour qui pratique le mieux les codes étrangers, reste souvent l'ultime recours, le point fixe, même non-avoué, de l'être profond [30]. Je dirai que l'écriture et l'idéologie sont confondues parce qu'elles représentent conjointement l'ailleurs désiré, mais non habité, car le lieu d'origine de la parole reste la maison maternelle, caverne de l'oralité. La coupure ne peut pas se situer entre l'écriture et l'idéologie tant que l'une ou l'autre ne sont pas le lieu d'un vécu, tant qu'elles ne sont conjointement que la vitrine qui cache un vécu plus profond, d'avec lequel le silence qui l'entoure est la véritable rupture.

La situation devient plus complexe lorsque ce lieu secret est jeté en pâture à la lecture étrangère, lorsque la mère est livrée au voyeurisme de l'occidental, à qui la destinent de surcroît une langue autre qui n'est pas la sienne, et une écriture qu'elle n'a jamais pratiquée. J'ai parlé ailleurs [31] de l'espace tragique que devenait pour la mère ainsi exposée l'espace même du livre, scène urbaine du supplice des anciens dieux, selon la définition de la tragédie par Duvignaud. Ce fut le scandale majeur de La Répudiation de Boud­jedra en 1969. L"'Entretien avec la mère" du marocain Ben Jelloun ne choque plus, en 1973, dans Harrouda, même s'il se dit "prise de la parole", "manifeste politique, réelle con­testation de l'immuable" [32]. Pourquoi les deux écrivains . maghrébins actuels les plus connus du public ont-ils si vite perdu la nouveauté qui semblait caractériser leur première oeuvre romanesque ?

C'est que la suture (j'emprunte l'expression à Anne Roche, dans Histoire, littérature [33], pour désigner une é­criture qui se fond à un discours élaboré en-dehors d'elle, perdant ainsi cette intransitivité radicale de la littératu­re soulignée entre autres par Michel Foucault dans Les mots et les choses) s'est déplacée. Alors que la sous-littérature de Promesses se contente de reproduire les thèmes-clés d'un discours idéologique, n'apportant de ce fait à ses lecteurs que ce qu'ils possèdent déjà, Boudjedra a choqué, certes, da­vantage, mais n'a fait qu'alimenter en grande partie une lec­ture de contenu occultant le phénomène global de l'écriture. Il a violé, certes, la démarcation entre l'écrit et le vécu. Mais son effraction, du moins si l'on en croit ce qui a rete­nu l'attention de la plupart des travaux qui lui ont été con­sacrés jusqu'ici, s'est limitée à un simple transfert de contenu. Transfert de contenu qui constitue une rupture de con­tenu du roman d'avec le discours officiel, mais qui ne si­gnifie pas que le roman soit également perçu par son public dans la césure que peut apporter sa forme, ou du moins l'ins­cription historique de cette dernière. C'est par son contenu que La Répudiation est connue, c'est sur lui que portent la plupart des mémoires suscités par le roman. Et l'on oublie qu'il s'agit d'un roman, dont l'écriture proprement dite n'attire que fort peu l'attention.

C'est pourquoi ce roman et les suivants ont pu être très vite assimilés par un discours idéologique d'opposition, et "récupérés" avec la frange de ce discours qui le fut. L'auteur n'a-t-il pas plus ou moins conscience de cette fai­blesse lorsque dans Topographie idéale pour une agression ca­ractérisée [34] il dissocie encore plus naïvement "forme" et "contenu" en "traitant" un sujet d'actualité dans un "style" qui démarque celui du Nouveau Roman [35] ? Ce faisant, comme on le verra en fin de deuxième partie, il perd la violence parfois complaisante de ses textes précédents, pour essayer d'établir une nouvelle "suture", au niveau du matériau sty­listique cette fois, avec une écriture "reconnue", mais qui se vide de sa signification à être réduite en recettes sans vie. La composition du roman se fait donc à partir de lectu­res préexistantes, à un niveau plus complexe qu'à celui de la sous-littérature semi-officielle publiée en Algérie, mais se­lon un principe comparable de reproduction de modèles, de "répétition", au sens où Deleuze oppose ce terme à "différen­ce'".

Semblable énonciation romanesque procède à la fois d'une lecture idéologique préétablie, extérieure, de son réfé­rent, et d'une lecture formelle de son propre énoncé. Ces lectures précèdent l'énonciation, qui devient tributaire d'un discours politique élaboré ailleurs, et d'une théorie de l'écriture également préexistante. Discours politique sur le référent (l'immigration) et théorie de l'écriture sont ici deux systèmes de lecture auxquels le texte est adressé, et qui produisent, à proprement parler, le roman. Celui-ci n'est plus alors qu'une oeuvre répétitive par projection de la lec­ture dans l'énonciation, et il perd sa nécessité propre au profit d'un double postulat de lecture.

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Plus qu'un autre, le roman algérien de langue françai­se est donc en grande partie dialogue avec différents dis­cours idéologiques et universitaires, qui peuvent parfois pa­raître le secréter à leur propre usage. Mais la critique aus­si à qui il s'adresse si étroitement entretient ce double malentendu. Cette critique est née en partie sous la férule d'un sociologue, Albert Memmi, dans le cadre de la sixième section des Hautes Etudes : "Sciences économiques et socia­les". Elle a longtemps considéré son objet avant tout com­me le reflet, le révélateur d'une situation socio-politique particulière. Le critique se réclame souvent, depuis, de la sociologie de la littérature, mais sans préciser ce qu'il entend par ce terme, qu'il traduit le plus souvent par un simple relevé de contenu. D'ailleurs, en dehors de celles produites autour d'Albert Memmi, essentiellement par Jean Déjeux, Jacqueline Arnaud et Abdelkebir Khatibi, les premiè­res études sur la littérature qui nous préoccupe sont des travaux de juristes, d'économistes ou de science-politiciens :. "La guerre d'Algérie à travers la littérature algérienne" [36], "Le roman algérien pendant la guerre d'Algérie, essai de sociologie politique" [37], pour n'en citer que deux. Plus rigoureux dans sa méthode que jean Déjeux, Abdelkebir Khatibi dans son Roman maghrébin [38] "vise simplement", selon ses propres termes, "à préciser quelques aspects des conditions sociales et politiques du roman maghrébin". Dans leur dou­ble sillage, mais avec souvent moins d'exigence, les études de tel ou tel thème "dans" le roman maghrébin (rarement la poésie, qui se prête moins à ces démarquages parfois simplis­tes) fleurissent : "Le thème de l'aliénation dans le roman maghrébin d'expression française, 1952-56" [39], "L'inspira­tion algérienne et les influences françaises dans l’œuvre de Mouloud Feraoun" [40], pour ne citer que deux travaux par­mi les plus intéressants dans cette optique, car combien peut-on rencontrer de "La femme dans les romans de Rachid Boudjedra" (sujet le plus rebattu, avec des variantes de for­mulation), sans parler de sujets aussi naïfs que "La litté­rature maghrébine de langue française", sans autre précision, acceptés par des directeurs de recherches bien distraits ou fort peu renseignés.

Face à cette inflation d'études de contenu, on s'attache heureusement depuis les années 70 à l'écriture de telle ou telle oeuvre. Les textes choisis dans ce cas sont souvent ceux réputés "difficiles". Mais là encore, le danger du dis­cours préétabli, extérieur à l’œuvre littéraire, guette. Je citerai trois exemples, parmi tant d'autres. La solide étude de Paul Siblot sur La danse du roi, ou celle de Marc Gontard sur Nedjma [41], apparaissent souvent davantage comme une u­tilisation du texte littéraire pour la mise en fonctionnement de schémas de la sémantique structurale, que comme l'éluci­dation et la mise en lumière d'un texte au moyen de ces ou­tils, et ce, même si l'un et l'autre apportent des éléments très utiles. D'ailleurs, la hiérarchisation des segments du titre de Siblot en dit long sur l'optique de base implicite "La production du texte chez Mohammed Dib. Corpus d'analyse La danse du roi". Un autre titre de mémoire est encore plus significatif, par son simple libellé, de ce projet caricatu­ral d'escamotage du texte derrière l'arsenal "critique" "Habel une application littéraire de la théorie des champs sémantiques" [42]. Quelle que soit la valeur de certains de ces travaux, leur projet même me semble d'abord nier le fait littéraire en soi. Le texte littéraire, surtout lorsqu'il est de la qualité de ceux étudiés ici, ne peut se déduire de schémas structuraux extérieurs à lui, même si les analyses structurales sont d'un indiscutable apport, et indispensables à ce titre. On ne peut plus aujourd'hui aborder un texte com­me on le faisait il y a cinquante ans. Encore faut-il ne pas supprimer le texte en le reléguant au second plan par impéria­lisme d'un discours d'école.

Toute la recherche sur la littérature maghrébine de langue française n'est heureusement pas aussi schématique [43]. Je n'ai retenu ici que comme exemples quelques titres d'études limitées susceptibles par les limites mêmes de leur propos d'illustrer de façon frappante cette bipolarisation étanche qui semble présider au choix des sujets par bien des chercheurs débutants. J'ai exclu les recherches plus ambitieuses, qui diversifient davantage leurs approches. C'est le cas de la seule thèse de doctorat d'Etat soutenue jus­qu'ici en France, celle de Jacqueline Arnaud [44], qui sait allier à la rigueur d'une enquête historique une mise en si­tuation et une lecture des textes qui multiplient fort heu­reusement les approches sans aucun sectarisme. J'y aurai souvent recours, ainsi qu'à quelques thèses de troisième cy­cle dont je dirai l'essentiel au fur et à mesure que j'y fe­rai appel.

Si j'ai abordé ici la description sous un angle si schématique de recherches limitées, c'est pour montrer la lecture universitaire comme un nouveau phénomène de lecture collective de cette littérature. Mais cette lecture collecti­ve ne peut être séparée de l'image collective de la littéra­ture nationale qui se constitue en Algérie au point de ren­contre entre discours idéologique et discours social sur cet­te littérature. On verra plus loin [45] combien cette image collective est tributaire de sa constitution par le discours de l'institution scolaire. Or, l'institution scolaire voit de plus en plus le remplacement des enseignants de la géné­ration des anciens élèves de l'Ecole Normale de Bouzareah par les étudiants mêmes dont le discours sur la littérature se retrouve dans cette bipolarisation de leurs recherches, quand ces recherches ne sont pas le fait d'enseignants coo­pérants plus préoccupés par la définition de leur propre langage critique que par la description de la littérature du pays qui les accueille. Et inversement, le choix des sujets de mémoires est beaucoup plus tributaire dans les universités algériennes qu'ailleurs des directives implicites du discours idéologique comme du discours social. Quoi qu'il en soit, le roman algérien se développe dans le contexte d'une attente de lecture surdéterminée par l'image collective et les sollici­tations du discours social, comme par un discours universitai­re, tant en Algérie qu'hors des frontières, et qu'on ne peut i­gnorer dans la constitution de cette image collective. L'é­crivain ne peut que difficilement passer outre à cette inter­pellation particulière par les lectures.

Pour en finir avec la lecture universitaire, la des­cription rapide de cette double mise en tutelle de l'écriture par des discours théoriques ou critiques opposés, de cette double subordination de la production du texte à une lecture préexistante à lui, permet cependant de s'apercevoir, en sim­plifiant quelque peu, que les textes choisis, et parfois in­directement suscités par les deux écoles ne sont pas les mê­mes. Les "sociologues" et "idéologues" éviteront des textes dont l'écriture réputée "difficile" indique trop qu'on ne peut les réduire à un simple contenu, souvent indéchiffrable à qui se contente de relevés, imperméable à une lecture "pla­te". Pour eux, Cours sur la rive sauvage est, par excellence, le texte qui gêne, le défi autour duquel se tresse un lourd silence plein d'admiration muette. Heureusement, Habel, du même auteur, s'il est d'une veine comparable, nous présente un émigré. On se hâtera donc d'en faire un roman de l'émigra­tion... et on détruira le texte en toute bonne conscience doctrinale. Ces textes "difficiles" sont ceux au contraire que retient l'analyse structurale, qui se méfie peut-être des sens trop explicites. L'analyse structurale aura du moins le mérite d'opérer le plus souvent un choix qualitatif, de ne s'attacher qu'aux oeuvres les plus marquantes ou les plus novatrices. Mais quel intérêt si elle substitue ses catégo­ries discursives propres à l'écriture elle-même ? Peut-être celui de camoufler l'inquiétude fondamentale, le vertige inhérent à la qualité même de ces textes, et qui échappera toujours à toute mise en catégories rassurantes ? Le discours critique a aussi une fonction d'exclusion subreptice du dé­sordre que constitue la création. L'analyse structurale me semble cependant intéressante, est-il besoin de le rappeler, parce qu'elle nous parle du texte, et qu'elle peut plus qu'u­ne autre nous amener au plus près du gouffre, du trou béant, de la bouche d'ombre que dit l’œuvre. Mais arrivée là, elle doit nous abandonner à notre vertige, ne pas colmater arti­ficiellement la césure. C'est au seuil de cette bouche d'om­bre, à laquelle mon propos y aura été d'amener le lecteur, que s'effacera le dire de ma lecture en troisième partie. Bouche d'ombre, lieu d'articulation de l'écriture la plus authentique selon moi, et qui sans refuser pour autant l'i­déologie, refuse la suture avec les directives de son dis­cours.

Car l'écriture véritablement révolutionnaire est en partie celle de la césure, c'est-à-dire celle qui s'inscrit en rupture avec tout discours établi, si progressiste soit­-il. Dès les débuts de la révolution algérienne, Kateb Yacine ne se disait-il pas "au sein de la perturbation l'éternel perturbateur" [46] ? Si la littérature maghrébine de langue française a été présentée ici comme un concept en grande par­tie forgé à leur propre usage par des discours idéologiques ou universitaires, ses oeuvres les plus authentiques sont aussi celles qui produisent la césure d'avec tout discours, qui "habitent une cicatrice" comme Le Muezzin de Mourad Bour­boune, qui corrodent de l'intérieur tous les discours établis et posent à la critique un éternel et malicieux défi comme tous les textes de Dib depuis Qui se souvient de la mer, ou qui éclatent ces discours avec la triple violence de la far­ce, d'une poésie infinie et d'un profond désespoir comme les romans de Nabile Farès. La césure est donc l'inscription de différence (souvent fécondante) du texte par rapport à la for­me du discours idéologique. Je nommerai écart, cependant, mais on y reviendra, cette même inscription de différence lorsqu'elle s'effectue non seulement par rapport au champ li­mité du discours idéologique en sa matérialité, mais par rap­port à l'ensemble complexe d'un "horizon d'attente".

Mais "il n'y a aucun lieu en ce monde", dit Nabile Farès dans Le champ des oliviers, cependant que l'écriture de Dib désigne sans cesse le tragique de son propre espace, dilue elle-même son propre lieu, et que le muezzin de Bour­boune va se perdre dans les sables du grand Erg. Pratiquer la césure, c'est accepter de sortir de tous les cadres pré­établis, comme celui-là même de littérature maghrébine de langue française, lieu bien illusoire pour qui vit dans "l'exil et le désarroi" du dernier roman de Farès, où tout lieu, même et surtout langagier, est détruit, ou pour celui­là encore qui comme Habel chez Dib, est déjà passé au-delà de la folie de toute écriture qui n'a point peur d'elle-même.

On en arrive alors à s'interroger sur le concept même de littérature maghrébine de langue française : quelle est encore son utilité pour qui veut aborder honnêtement des tex­tes comme ceux que je viens de citer - et quelques autres!.-? N'est-il pas un de ces serviables parapets grâce auxquels nous nous protégeons du vertige inhérent à toute écriture créatrice ? Face à l'impossibilité absolue de classer de tel­les oeuvres, le classement lui-même ne paraît-il pas déri­soire ? La littérature maghrébine de langue française est u­ne étiquette sociologique commode, mais que signifie l'oppo­sition philistine entre "maghrébine" et "de langue", ou "d'ex-pression", ou "de graphie française" pour celui qui, bien au-­delà de toutes ces étiquettes, de tous ces simulacres d'une réalité qui les dépasse, est ailleurs, face comme Rodwan dans La danse du roi de Dib à ce "visage d'ombre d'où s'écoulait le discours" (p. 51) ? Celui-là ne peut être inscrit dans "aucun lieu en ce monde", car le grand portail que pousse Wassem au petit matin n'ouvre que sur le vide.

De la suture à l'écart

Cependant, même si plusieurs parmi les romanciers que j'étudierai contestent à juste titre cette irritante étiquet­te d'écrivain algérien ou maghrébin de langue française dont on les affuble, ils n'écrivent, pas plus qu'aucun autre écri­vain, dans un espace littéraire vierge. Toute écriture, si originale, si personnelle soit-elle, signifie d'abord par rapport à l'horizon littéraire et idéologique dans lequel, que son énonciateur l'accepte ou non, elle s'inscrit de fait. Une littérature n'existe que par des lecteurs qui lui permet­tent de fonctionner. Et le lecteur "vierge" n'existe pas. En quelque pays que ce soit, d'ailleurs, et pas seulement dans des pays dont la définition d'une culture nationale, parallè­lement à celle d'une identité nationale, est, comme en Algé­rie, la question d'actualité. De ce fait, toute lecture est double. Le lecteur a, certes, un rapport direct, personnel avec l’œuvre si celle-ci lui "parle", et à ce titre, toute oeuvre, dans le fait même de "parler", ne serait-ce qu'à un seul lecteur, est singulière, unique et irremplaçable. Mais le rapport de tout lecteur avec l’œuvre passe nécessairement par son expérience d'autres oeuvres. Le texte que je lis est un événement, pour moi, par ce qu'il me dit d'unique, mais aussi par ce qu'il est. Et un texte n'est texte que par son rapport implicite ou explicite avec d'autres textes, qui le consacrent texte. Or, ce rapport, l'écrivain peut le sug­gérer, mais il n'en est pas maître, car c'est, en dernier res­sort, le lecteur qui l'établit dans l'acte même par lequel il donne sens et statut à la fois au texte.

La lecture de quelque texte que ce soit d'écrivain ma­ghrébin ou algérien de langue française est donc en partie tributaire d'une image collective de sa littérature nationa­le à travers laquelle le lecteur donne un statut au texte par assimilation ou différenciation : cette image collective mé­diatise toujours plus ou moins la lecture, comme elle a déjà médiatisé le choix de lire ce texte plutôt qu'un autre. Or, cette image collective est inséparable de l'idéologie qui, en partie, l'informe, et la fait fonctionner en partie comme un mythe. Lisant tel roman maghrébin, le lecteur ne peut pas ne pas être plus ou moins tributaire du mythe idéo­logique de la littérature algérienne de langue française.

Ce mythe fonctionne en partie comme un emblème, comme un jalon identifiant. Quel que soit le contenu d'un roman al­gérien, le seul fait qu'il existe sous cette étiquette permet de faire de cette existence même une sorte de garant d'iden­tité, d'acceptabilité culturelle. Aussi n'est-il pas indiffé­rent que ce roman soit écrit en français : l'identité s'af­firme d'abord contre la dépersonnalisation opérée par l'Au­tre. Elle est d'abord réponse à cette dépersonnalisation, qui doit pour cela se faire dans la langue même de cette déperson­nalisation. Et ceci d'autant plus que les critères d'accepta­bilité culturelle sont dans le camp de l'Autre. Même si l'on milite contre ce monopole de la reconnaissance de l'être cul­turel par l'Autre, faut-il encore faire valider cette parole militante par l'écoute de l'Autre, car toute dépendance cul­turelle - même si elle est évidente - mise à part, l'identité, quelle qu'elle soit, ne peut s'affirmer que par rapport à la différence. Le regard ou l'écoute de l'Autre me sont indispensables, même si je ne suis pas objectivement dépendant de lui, pour que la parole de mon identité ait un sens.

D'où l'ambiguïté nécessaire, dans un contexte de "dé­colonisation française" du conflit artificiel entre deux éti­quettes nationales de cette littérature "maghrébine" (ou "al­gérienne"), et pourtant "de langue" (ou "d'expression", ou "de graphie", hésitation dont j'ai dénoncé l'esprit philistin, mais qui traduit surtout l'artificiel pourtant nécessaire de la question) "française" : les deux étiquettes tirent leur crédibilité d'ailleurs; d'une universalité elle aussi mythi­que qui n'atteste l'identité (ou les identités contradictoi­res) que dans l'"intention"d'un discours mythique de l'idéolo­gie. Universalité du même ordre que celle du fameux "exemple de grammaire" des Mythologies de Barthes, dont"l'intention (...) est en quelque sorte purifiée, éternisée, absentée par la lettre" [47]. Il s'agit bien d'un alibi. La formulation est là pour distancer le sens. Sous l'expression "littérature algérienne de langue française", ce n'est proprement pas de ce qui est dit qu'il s'agit. Mais bien plut8t du geste qui permet de dire, et dans lequel on dit. Car ce dont il s'agit, c'est d'une identification et d'un ralliement, et non d'un objet, non d'un sens. La littérature algérienne de langue française est un concept idéologique, mythe participant à la fonction de ralliement de la doctrine. Elle est un de ces types d'énonciation ostentatoires qui servent à la doctrine, selon Foucault, pour lier les individus entre eux, et les différencier par là même de tous les autres [48].

C'est pourquoi la littérature algérienne de langue française n'est que rarement, dans sa présentation par les différents discours idéologiques, on le verra au chapitre 4 de la première partie, l'objet d'un savoir, mais bien plutôt celui d'une célébration. Célébration d'un modèle de maîtrise d'un langage "universel" de l'intention, ou plutôt de la "lettre" de cette intention. C'est le projet même de Feraoun : maîtriser assez le "bien dire" de l'Autre pour le retourner contre lui, pour lui prouver aussi qu'on existe. Mais qu'on existe comme fait de nature. Car l'identité que célèbre ce langage "universel" est intemporelle, non-datée. Comme sont non-datés les modèles d'écriture qu'il propose : l'écriture de Feraoun est le modèle scolaire qui consacre, grâce à l'"universalité" d'un humanisme, lequel occulte l'historicité de son langage. Le modèle qui légitime l'être ne peut, en effet, sous peine de perdre sa crédibilité, être soumis aux contin­gences de l'Histoire, à la trivialité de l'événement. Or, ce modèle sera l'alliance entre un langage vécu comme extra-tem­porel, même s'il apparaît comme prodigieusement daté à une approche critique : celui d'une école du "bien dire", et un contenu mythique, emblème de l'identité que ce langage doit pérenniser : celui des trois "valeurs-refuge" que je décri­rai dans le même chapitre, le fellah, la femme et le "moud­jahid" [49]. La littérature aura ainsi pour fonction de "na­turaliser" ces "valeurs-refuge" de l'identité nationale, dont on verra que même la troisième évacue l'historicité qu'elle annonce dans le langage de l'universel, dont l'école ne nous apprend pas seulement en Algérie à pérenniser le mythe [50]. Elle devient ainsi le lieu d'une sorte de rituel de la recon­naissance idéologique. Reconnaissance qui suppose à son tour, à la fois le métalangage des modèles implicites, et la pro­duction littérale d'un grand nombre de clichés qui seront au­tant de signes, à la fois de littérarité et de conformité à l'idéologie.

Ainsi, un roman algérien de langue française, dans 1a mesure où il émerge dans un contexte de lecture où le dire idéologique de l'identité accapare, sous sa forme mythique, l'espace même de la communication littéraire, est-il encore bien plus tributaire que les romans européens ou américains, dont se sont préoccupés essentiellement jusqu'ici les sémio­logues de cette communication littéraire, de ce que j'ai ap­pelé jusqu'ici son image collective. "Savoir ce qu'est un livre", dit Robert Escarpit, "c'est d'abord savoir comment il a été lu"[51] : cette lecture, cependant, qui fait le livre, ou qui en produit du moins la signification, est elle-­même produite par un mouvement collectif de ralliement qui donne sens à cette "littérature" dans l'espace idéologique dont elle constituera un maillon indispensable. Et l'impor­tant, alors, ne sera plus tant comment le livre a été lu, mais comment il est vu avant même que d'être lu. C'est-à-­dire dans quel horizon d'attente il va s'inscrire. La litté­rature est ici ce dialogue réel ou postulé entre un texte et un lecteur, qui affirme d'abord l'être des deux interlo­cuteurs. "Le sujet de la narration, par l'acte même de cette narration, s'adresse à un autre, et c'est par rapport à cet autre que la narration se structure. (Au nom de cette commu­nication, Francis Ponge oppose au "je pense, donc je suis" un "je parle, et tu m'entends, donc nous sommes", postulant ainsi le passage du subjectivisme à l'ambivalence.). Nous pourrons donc étudier la narration, au-delà des rapports si­gnifiant-signifié, "comme un dialogue entre le sujet de la nar­ration et le destinataire, l'autre. Le destinataire n'étant rien d'autre que le sujet de la lecture, représente une enti­té à double orientation : signifiant dans son rapport au tex­te, et signifié dans le rapport du sujet de la narration à lui" [52].

Toute oeuvre s'inscrit donc en rapport et en dialogue avec un système de références à l'intérieur duquel elle va être lue. Bien plus, ce système de références, que Jauss ap­pelle "horizon d'attente", dessine à l’œuvre un modèle im­plicite ou explicite par rapport auquel elle se définira. L'énonciation peut en partie se réduire à un dialogue signi­fiant de l'énonciateur avec cet horizon d'attente, altérité et proximité nécessaire au surgissement du sens. L'idéologie aura tendance à expliciter cet horizon d'attente en le rédui­sant à un certain nombre de modèles. C'est ce que Macherey nomme "l'illusion normative" [53]. Sans aller toujours aussi loin dans le sens d'un dirigisme idéologique explicite, on restituera ici la dimension plus strictement littéraire - néanmoins inséparable de l'idéologie - que ce centrage sur l'idéologie si présente et si absentée à la fois en Algérie, nous avait fait quelque peu perdre de vue, de l'horizon d'at­tente tel que le définit Jauss dans son Esthétique de la réception. Pour lui, "l'horizon d'attente de son premier public, c'est le système de références objectivement formulable, qui pour chaque oeuvre au moment de l'Histoire où elle apparaît, résulte de trois facteurs principaux : l'expérience préala­ble que le public a du genre dont elle relève, la forme et la thématique d’œuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance, et l'opposition entre langage poétique et lan­gage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne" [54]. C'est à ce troisième niveau, on l'a deviné, qu'intervient le plus massivement l'idéologie, par sa production mythique évo­quée plus haut. Mais, dans la mesure où le roman, en langue française de surcroît, est en Algérie un genre importé dont l'intérêt réside justement dans cette double altérité qui intervient de ce fait dans le fonctionnement spéculaire de l'idéologie de l'identité, l'idéologie est également insépa­rable des deux premiers "facteurs" définis par Jauss. Car le plus souvent, elle se substitue à l'expérience comme à la connaissance du genre que Jauss présuppose.

Elle ne s'y substitue cependant pas totalement. L'idéo­logie n'est à tout prendre qu'une lecture du réel. Même sa production mythique, dont on verra quelle peut être créatri­ce, a besoin d'un matériau de départ. Aussi l'image collec­tive par l'intermédiaire de laquelle l'idéologie façonne un horizon d'attente du récit algérien de langue française, si elle est constituée en grande partie d'a priori de non-lectu­res, repose néanmoins aussi sur des textes réels, qui ont contribué à la façonner même si leur lecture collective les a plus ou moins déformés, réduits aux impératifs du discours mythique de l'idéologie.

Toute ma première partie tentera donc de montrer com­ment s'est constitué cet horizon d'attente du roman algérien de langue française par rapport auquel tout énonciateur al­gérien est obligé de situer son récit. Conformité ou ruptu­re, suture ou césure, reproduction ou écart, supposent tou­jours cet horizon d'attente. Or, avant que l'idéologie ne s'en saisisse pour le transformer et le modeler en paradigme de son propre syntagme signifiant, l'horizon d'attente est produit par un certain nombre de textes littéraires qui im­posent leur réalité là où il n'y avait rien, si ce n'est le discours de l'Autre. Même si je m'intéresse davantage à la production romanesque algérienne depuis l'Indépendance, parce que débarrassée de l'accident historique de la colonisation elle bénéficie à présent d'un contexte culturel et politique plus significatif, les principaux textes ayant contribué à la constitution de l'horizon d'attente par rapport auquel cette production prend sens sont an té rieurs à l'Indépendan­ce. Le dialogue avec la reconnaissance ou la méconnaissance par l'Autre est en effet beaucoup plus aisément concevable par tous tant que l'Indépendance et l'identité avec elle ne sont pas acquises, que dans la relation beaucoup plus com­plexe à cette reconnaissance par l'Occident qui se dessine depuis que politiquement elles le sont. De plus, ces textes sont en quelque sorte constitutifs du concept même - quelle que soit son utilisation ultérieure - de littérature algéri­enne de langue française. Il m'a donc semblé nécessaire de commencer par décrire les mécanismes signifiants grâce auxquels certains parmi les textes les plus "consacrés" de cette période avaient contribué à façonner cet horizon d'attente, essentiellement en imposant l'existence d'un langage romanes­que algérien de langue française maîtrisant lui-même son énonciation.

Cependant, dans la mesure où l'horizon d'attente est, en Algérie, beaucoup plus dépendant que pour les littératures européennes que décrit Jauss, du TEXTE de l'idéologie, lequel en fait, ici, partie, il m'a semblé nécessaire également de décrire ce TEXTE en ses principales instances, parmi lesquel­les le discours scolaire joue un rôle prédominant, cependant que le discours de l'idéologie officielle n'est point à igno­rer. Le chapitre 4, dont j'ai déjà parlé, sera donc consacré à cette description.

Pourtant, de même qu'on avait vu avec Anne Roche que la créativité, l'intransitivité radicale du texte littéraire, selon l'expression de Foucault, se situait dans la césure d'avec l'idéologie, Jauss situe la productivité véritable du texte dans son écart. Notion plus positive que celle de cé­sure, laquelle se réduit en fin de compte à la non-suture, et, à la limite, à toute marginalité. L'écart suppose certes une rupture, une distance, mais avant tout un remodelage de l'horizon d'attente à partir de cette distance même que l'é­cart constitue. L'écart, c'est en fin de compte l'historici­té assumée d'une forme, contre la négation de l'histoire par ce que Jauss appelle un "art culinaire", lequel "n'exige au­cun changement d'horizon, mais comble au contraire parfaite­ment l'attente suscitée par le goût régnant". "Le caractère proprement artistique d'une oeuvre", c'est-à-dire sa créati­vité, se mesure au contraire pour Jauss "à l'écart esthétique qui la sépare, à son apparition, de l'attente de son premier public". Aussi s'ensuit-il "que cet écart, qui, en impliquant une nouvelle manière de voir, est éprouvé d'abord comme sour­ce de plaisir ou d'étonnement et de perplexité, peut s'effa­cer pour les lecteurs ultérieurs à mesure que la négativité originelle de l’œuvre s'est changée en évidence et, devenue objet familier de l'attente, s'est intégrée à son tour à l'horizon de l'expérience esthétique à venir" [55].

C'est ce jeu, toujours en péril, de textes en quête d'un écart productif d'avec l'horizon d'attente littéraire et idéologique dans lequel ils s'inscrivent, que cherchera entre autres à approcher ma seconde partie. Entreprise diffi­cile, en ce que l'écart, par définition, s'évanouit dans l'instant même où je le décris, c'est-à-dire où je le natura­lise. L'écart du Polygone étoilé, du Muezzin, ou des deux premiers romans de Boudjedra se situe en grande partie dans l'articulation parodique, carnavalesque de leurs textes, tant aux textes littéraires qu'au discours idéologique par rapport auxquels ces romans prennent tout leur sens. Jeu subtil d'une intertextualité décapante, cependant toujours en péril de de­venir texte à son tour, et d'être naturalisée dans l'horizon d'attente, tant par sa description par la critique, que par sa propre évidence textuelle. La Répudiation et L'Insolation, beaucoup plus que Le Polygone étoilé et Le Muezzin, sont d'ores et déjà devenus des monuments, des modèles récupérés par l'idéologie, et quelque effort que fasse leur auteur pour marquer de la nouveauté de leur projet chacun de ses textes ultérieurs, il ne peut plus que consolider, on le verra, au moyen même de la "nouveauté" de leur projet, la suture de son énonciation avec les idéologies dominantes. On verra au con­traire comment l'écart que manifestaient de façon beaucoup plus insidieuse Le Polygone étoilé et Le Muezzin en se récu­sant eux-mêmes comme textes, ou Qui se souvient de la mer et Yahia, pas de chance en brisant tout dire constitué de la guerre, risque beaucoup moins son absorption par une norme nouvelle, du moins par une norme idéologique dominante. Mais avant de traquer cet écart dans lequel on voit l'un des critères de la littérarité, peut-être convient-il de se demander s'il existe un récit de la norme ? Ce que Jauss, évacuant prudemment la dimension idéologique à leur. tour des concepts qu'il propose, nomme curieusement "art cu­linaire", alors que le réalisme socialiste guette la scène idéologique où on a vu le roman algérien de langue fran­çaise engagé. Existe-t-il en Algérie une littérature répon­dant aux modèles normatifs imposés par l'idéologie culturelle dominante ? La question semble d'autant plus pertinente que cette idéologie y dispose de l'essentiel des moyens de l'édi­tion et de la diffusion, par la Société Nationale d'Édition et de Diffusion (S.N.E.D.), par la revue Promesses (actuelle­ment décédée), et même par la presse nationale, qui publie assez volontiers des textes littéraires. Les résultats de la description des textes effectivement produits dans ces condi­tions de contrôle étatique (chapitre 5 de la première partie, et quelques éléments du chapitre 4) seront cependant maigres. Certes, les clichés et conformismes abondent. Mais peut-on faire de la médiocrité de beaucoup de ces textes le critère d'une littérature de la norme ? Ce serait procéder comme cer­tains l'ont fait selon un paternalisme condescendant auquel cette médiocrité se prêterait, certes, mais qui ne s'en tromperait pas moins d'objet. Une littérature de la norme n'est concevable qu'à partir d'un niveau minimal de cohéren­ce entre ses différentes manifestations. Ce ne me semble pas être encore le cas ici, et l'on est bien obligé de se rendre à l'évidence d'une faillite du projet implicite même d'élaboration de cette norme. Faut-il le regretter ?

Contre la tyrannie du sens

L'une des raisons de cette faillite, comme de celle de tout "réalisme socialiste", même plus cohérent que sa nostalgie qu'on verra ici à l’œuvre, me semble résider dans la contradiction entre ses postulats de départ. Le premier de ces postulats est la revendication d'un contenu "histori­que". On verra en effet qu'une grande partie de la produc­tion algérienne semi-officielle a pour thème la guerre d'in­dépendance, dont elle vise essentiellement une sorte de com­mémoration. Le second postulat est ce désir de faire accéder l'historicité du thème choisi à l'universalité grâce à un langage qui se voudrait intemporel. Or, c'est exactement l'inverse qui se passe. La typologie de ces récits qu'on en­treprendra en fin de première partie montrera surtout combien leur écriture est datable et localisée, à travers le repéra­ge de clichés hérités de l'institution scolaire française, telle que la troisième République en a fourni le modèle.

Le langage "universel" visé est donc contingent à la fois dans le temps et dans l'espace. Et cependant le contenu "his­torique" rapporté par ce langage qui se voulait universel vise par cette écriture à une sorte de congédiement de sa contingence historique pour atteindre à l'atemporalité du geste exemplaire et allégorique. L'historicité qu'on préten­dait souligner dans le contenu, dans l'histoire rapportée, se trouve congédiée cependant que l'écriture atteint d'au­tant plus difficilement cette universalité mythique à laquel­le elle prétend que c'est ce désir même d'universalisation, de modélisation atemporelle, qui est le plus facilement loca­lisable et décelable.

Car le malentendu fondamental est bien ce mythe d'une universalité d'un certain type de langage "littéraire", d'un "bien dire" dont la rupture voulue avec la "prose" d'un lan­gage de la quotidienneté est facilitée par la différence qu'instituent la langue étrangère comme le genre étranger, et soulignée par l'abus de signes ostensibles d'une "litté­rarité" conventionnelle, parmi lesquels les clichés métapho­riques sont les plus lourds. Or, c'est bien grâce à la dimen­sion historique qu'elle suppose aux langages décrits que la reconstitution de l'horizon d'attente dans laquelle s'inscri­ra cette description permettra de mettre en question à la fois le mythe platonicien "d'une essence poétique intemporel­le, toujours actuelle, révélée par le texte littéraire", et le mythe idéologique "d'un sens objectif, une fois pour tou­tes arrêté, immédiatement accessible en tout temps à l'inter­prête" [56].

Tout en proclamant l'indépendance du discours litté­raire par rapport à tous les discours idéologiques qui cher­chent à se l'annexer dans un espace qu'on a déjà vu être par­ticulièrement idéologique, on se gardera cependant de tomber dans cette mystique de structures immanentes et atemporelles de ce texte, que l'on peut lire derrière bien des approches structurales, même celles qui, sans aller jusqu'au déni d'his­toricité de la forme des structuralistes américains [57], prétendent cerner l'historicité dans une approche héritée de Greimas. Je pense en particulier ici à la thèse de troi­sième cycle de Paul Siblot sur Les difficultés de la désalié­nation historique à travers un texte : l’œuvre de Mohammed Dib, ou à celle de Naget Belkaïd-Khadda sur Structuration du discours dans l’œuvre romanesque de Mohammed Dib [58], parmi d'autres, dont la méthode annonce pourtant sa visée historique et idéologique, mais aboutit bien souvent à une dilution, pour ne pas dire une récupération, de l'historici­té de son objet dans la mise en évidence de structures qui deviennent à elles-mêmes leur propre lecture. "La 'narratolo­gie', en effet", dit Riffaterre, "donne la priorité aux struc­tures, en vertu de ce postulat de Greimas qu'il existe une organisation immanente du narratif antérieure à la réalisa­tion textuelle (...). Or, le phénomène littéraire se situe dans l'échange dialectique entre texte et lecteur; en consé­quence, le texte n'a d'existence ou de fonction littéraire que comme point de départ du processus génératif, lequel se déroule dans l'esprit du lecteur" [59]. Tout comme à Riffa­terre, il me semble donc qu'au lieu de chercher dans un lan­gage dont l'hermétisme risque bien d'évincer définitivement ce gêneur qu’est le lecteur, les règles qui gouvernent des structures narratives intemporelles, même si le message his­torique est visé à travers elles en un bien fastidieux dé­tour, il convient davantage, lorsqu'on prétend comme ici s'intéresser à la production textuelle, de chercher les rè­gles qui gouvernent l'actualisation textuelle de ces struc­tures narratives. C'est-à-dire, sans refuser, bien au contrai­re, la description de ces structures narratives, encore que dans un langage critique visant moins sa propre consécration par l'hermétisme de chapelle, qu'on cherchera les règles qui gouvernent le discours littéraire (et accessoirement le dis­cours critique !) comme communication.

Ce qui ne signifie pas, cependant, retomber dans un simple décodage du signifié, auquel d'ailleurs abou­tit bien souvent l'hermétisme tautologique des discours cri­tiques dont je viens de me démarquer. La difficulté majeure dans laquelle se trouve l'écrivain face à son public, en Al­gérie plus qu'ailleurs, est due à ce postulat implicite co­rollaire de celui de la pérennité d'une forme consacrée "lit­térature", de la transparence de l'écriture. C'est ici qu'il convient de dénoncer ce que j'appelle la "tyrannie du sens". Dans la mesure où l'idéologie se fixe pour but, comme on l'a vu, la diffusion d'un sens, c'est-à-dire d'une lecture de l'espace comme de l'Histoire à travers ses normes et ses modèles, on demande à l'écriture, langage consacré, de se faire le servant de la diffusion de ces normes et de ces modèles, et plus généralement d'une Histoire nationale ou "tiers-mon­diste" conforme aux schémas d'explication fournis par les directives idéologiques. on demande à l'écrivain d'être "réa­liste", c'est-à-dire de décrire la "réalité" telle qu'elle est, en fait, déjà lue par le discours idéologique, officiel ou oppositionnel.

C'est ce que j'appelle encore "l'illusion référentiel­le", selon laquelle l'écriture devrait être tout simplement le reflet de son référent. Illusion double, d'une part parce qu'elle suppose un "réel" qui ne soit pas déjà une lecture du réel, ce qu'est finalement toute perception, orientée ou non, d'un référent qui ne peut jamais être transposé "tel qu'en lui-même" dans le texte, puisqu'avant même de se reflé­ter ou de ne pas se refléter dans le texte, il est déjà lec­ture. Le réel, est-il besoin de le rappeler, n'existe dans la perception que nous en avons qu'en tant que langage lui-­même, pour ne pas dire également discours. Et le discours idéologique comme le discours social qui n'en est jamais to­talement indépendant, donnent plus que d'autres encore le réel "sous sa forme jugée", pour reprendre l'expression de Barthes, forme jugée dont ils demandent précisément au dis­cours littéraire d'amplifier le fonctionnement comme valeur dans leur directive même de "réalisme", qui signifie d'abord interprétation du réel selon les valeurs que réclame l'idéo­logie.

Mais l’autre aspect de l’illusion référentielle me semble plus grave encore, en ce qu'il est purement et simple­ment méconnaissance du texte en tant que tel. Est-il besoin de rappeler qu'avant de signifier quoi que ce soit d'exté­rieur à lui, c'est-à-dire de transmettre un sens, tout texte littéraire se signifie d'abord et avant tout lui-même ? "Le texte littéraire n'entre pas en relation de référence avec le 'monde' comme le font souvent les phrases de notre dis­cours quotidien", dit Northrop Frye, "il n'est pas 'représen­tatif' d'autre chose que de lui-même" [60].

Ce n'est pas, en effet, faire de la "mystique du tex­te" dénoncée plus haut que de souligner qu'un texte n'est un événement, au sens historique du terme, qu'en tant que texte, dans toute son opacité, et non par le sens ou le mes­sage qu'il véhicule, si novateur ce dernier soit-il. "Les forces de liberté qui sont dans la littérature ne dépendent pas (...) du contenu doctrinal (de l’œuvre), mais du travail de déplacement qu'(elle) exerce sur la langue : de ce point de vue, Céline est tout aussi important que Hugo, Chateau­briand que Zola. Ce que j'essaie de viser ici, c'est une res­ponsabilité de la forme; mais cette responsabilité ne peut s'évaluer en termes idéologiques" [61]. Le phénomène litté­raire, l'historicité de ce phénomène, résident dans la prise de conscience par le lecteur de la forme du message qu'il déchiffre, et de l'écart qu'ils instituent conjointement par rapport à l'horizon d'attente comme aux normes idéologiques dominantes.

Une structure littéraire n'est pas une forme indiffé­rente et intemporelle dans et par laquelle se diraient des idées dont la nouveauté ne s'apprécierait qu'en termes i­déologiques. Elle est au contraire dans et par l'écart qu'el­le manifeste devant un lecteur face à d'autres structures. Bien plus, elle n'est pas dans cet écart qui pourrait bien la figer à son tour, mais dans sa perpétuelle élaboration, grâce à et dans notre lecture, par rapport à une autre struc­ture. L'écart n'existe qu'au péril toujours répété de sa constitution en nouvelle norme. Aussi n'existe-t-il que dans le travail que toute nouvelle lecture fait subir au texte qui s'en réclame. L'écart n'existe que dans notre lecture qui le fait être. Or, cette lecture, autant et plus que d'un contenu, est celle d'une forme en rapport à d'autres formes.

Nous ne lisons jamais qu'à travers les lectures que nous a­vons déjà faites. Et aucun de nous n'a les mêmes lectures. C'est pourquoi le plaisir du texte réside en partie dans no­tre lecture active, non de son énoncé, mais de son énoncia­tion. Non d'un savoir, mais d'un jeu, ou d'un travail, c'est-à-dire de quelque chose de toujours mouvant, dans la mouvance de notre lecture elle-même.

Et dans cette mouvance, le désir du lecteur et celui de l'énonciateur se rencontrent. Ce qui permet à Francis Pon­ge de concevoir l'écriture, "non comme la transcription, se­lon un code conventionnel, de quelque idée extérieure, ou an­térieure, mais à la vérité, comme un orgasme, comme l'orgas­me d'un être ou d'une structure, déjà conventionnelle par elle-même bien entendu, mais qui doit, pour s'accomplir, se donner avec jubilation comme telle, en un mot se signifier elle-même" [62], et à Alain Robbe-Grillet d'affirmer de façon encore plus provocante : "Et lorsqu'on demande au roman­cier pourquoi il écrit son livre, il n'a qu'une réponse : c'est pour essayer de savoir pourquoi j'avais envie de l'écri­re" [63].

C'est donc dans la rencontre (avec ou sans orgasme !) entre le désir du lecteur et celui de l'énonciateur, et non dans l'intemporalité d'une forme ou l'historicité d'un con­tenu artificiellement séparés l'un de l'autre que se dessi­nera l'unicité de chaque oeuvre marquante. Car "le livre crée pour lui seul ses propres règles", dit encore Robbe-Grillet, qui justifie du même coup la méthode que je vais suivre en décrivant un par un 1e fonctionnement des romans que je consi­dère comme les plus importants, au lieu de les grouper soit par thèmes, soit par catégories narratives comme il est fait le plus souvent, c'est-à-dire par des critères qui leur sont extérieurs, et qui, surtout, perdent de ce fait la véritable dimension historique d'événements singuliers de ces textes [64]. "Loin de respecter des formes immuables", dit en effet le romancier, "chaque nouveau livre tend à constituer ses lois de fonctionnement en même temps qu'à produire leur des­truction". Il y a ainsi à la fois génération et destruc­tion du texte par lui-même, dans un mouvement double, dont la lecture fait jaillir l'ambiguïté pour les meilleurs tex­tes. Ambiguïté sur laquelle je reviendrai bien sûr longue­ment. Je me contente pour l'instant de souligner que dans les oeuvres que j'étudierai isolément, je ne dégagerai de modèles structuraux que ceux qui deviennent, dans 1a lecture, des unités matricielles qui, une fois perçues, vont conditionner la production du texte par l'auteur et par le lecteur, dans leur double mouvement désirant. Mouvement ambigu et aléatoire tirant sa nécessité et son être du risque même où il est à tout moment de se figer en un savoir qui nous ferait revenir de l'énonciation à l'énoncé, de l'écart à la norme nouvelle ou ancienne. Mouvement hasardeux qui confère cependant au meilleur texte cette unicité en quoi Riffaterre encore voit "la définition la plus simple que nous puissions donner de la littérarité".

Seule l'étude sans a priori théorique ou dénotatif d'un texte isolé en sa totalité et son unicité permettra en effet de le considérer dans ce mouvement entre ses modèles structuraux internes, ses propres unités matricielles que j'appelle aussi figures génératrices. Mouvement qu'on pourra s'amuser à nommer le syntagme de ce texte, dont ces unités seraient les paradigmes, au même titre d'ailleurs, quoique de façon plus élaborée, que les "thèmes" d'une description traditionnelle ou même que les structures que dégagerait une sémiotique narrative seraient les paradigmes. Ces paradigmes au contraire apparaîtront davantage, par leur répétition d'un texte à l'autre, dans des études d'ensembles de romans considérés surtout sous l'angle d'une typologie d'un des aspects de l'horizon d'attente, et non sous celui de la sin­gularité de l'écart qui caractérise les meilleures oeuvres. Leur assemblage syntagmatique, alors, sera non plus celui de la lecture-mouvance des meilleurs romans, mais celui, à la fois de l'horizon d'attente qu'il servira à décrire, et du discours critique lui-même - le mien - de cette description. Dans aucune des deux démarches cependant il ne saurait être question d'une objectivité absolue, car le syntagme de l’œuvre comme celui de l'horizon d'attente par rapport auquel il dessine l'écart qui le fait être ne vivent que par mon désir de lecteur - comme par celui de tout autre lecteur, y compris celui qui se sera construit contre les risques de cette mou­vance éperdue le plus hermétique rempart théorique.

Pour les oeuvres que je considère, à partir de ma pro­pre appréciation nécessairement subjective de leur écart, le­quel ne peut être appréhendé que dans la subjectivité radica­le de mon désir de lecteur, comme majeures, ma lecture se f e' donc de l'intérieur du texte, auquel elle empruntera le plus possible son propre syntagme signifiant, tel du moins que la subjectivité de mon désir le perçoit. C'est donc cha­cun de ces textes qui me dictera mon langage critique. Cri­tique, donc, que Barthes appellerait paramétrique, en ce qu'elle modifie son langage en fonction de l’œuvre qui lui est proposée [65]. Critique pour laquelle rien n'existe en dehors du texte, mais pour laquelle cependant il n'y a jamais un tout du texte [66] : celui-ci, en effet, pour maintenir cet écart toujours fragile que ma lecture même risquait de fixer et donc de détruire, se doit de rester ouvert. Ma lec­ture ne peut épuiser la signification du texte, faute de quoi elle détruirait cet écart qu'elle cherche au contraire à met­tre en lumière, auquel elle veut permettre de miroiter de ses propres feux dans l'intensité de mon regard désirant.

Aussi mon désir n'est-il pas appropriation, mais libé­ration du signifiant. "Interpréter un textes!, dit encore Barthes, "ce n'est pas lui donner un sens (plus ou moins fon­dé, plus ou moins libre), c'est au contraire apprécier à quel pluriel il est fait (...). Du texte absolument pluriel, les systèmes de sens peuvent s'emparer, mais leur nombre n'est jamais clos, ayant pour mesure l'infini du langage" [67]. "Le texte de plaisir, c'est Babel heureuse" [68].

Ma lecture se propose donc de favoriser la multiplication des sens dont le texte me propose son désir. Ma lecture se vou­dra une des réalisations de la prolifération des sens dont le texte m'offre la possibilité. Aussi, contre leur perte leur occultation par la réduction à l'unicité du sens d'une lecture de contenu, vais-je demander au texte de me livrer le plus grand nombre des virtualités de cette prolifération qu'il contient en son signifiant même. Virtualités de tel paradigme formel ou sémantique. Virtualités surtout que dé­gage l'articulation et l'écho de ce, paradigmes entre eux, dans le mouvement syntagmatique du texte en sa totalité si­gnifiante. Car le texte est productivité par le mouvement, la tension constitutive de son syntagme. Et cependant, ce mouvement multipliera la signification de paradigmes ainsi mis en perspective dans l'espace du texte. C'est cette multi­plication du sens à partir de l'unicité signifiante apparen­te de tel paradigme que j'appellerai une "productivité de l'ambigu". L'ambiguïté est en effet l'un des modes majeurs de multiplication du sens à partir de l'éclatement de l'un - autre figure spatiale - qui lui sert de point de départ.

Pour une productivité de l'ambigu

1) D'un désir ambigu

J'utilise donc la notion d'ambiguïté dans une accep­tion essentiellement dynamique. L'ambiguïté est, certes, par­fois l'obscurité d'un signifiant, dont l'interprétation seu­le permettrait d'éclairer le ou les sens contenus par ce si­gnifiant. Mais elle est surtout une figure génératrice, dé­multiplicatrice du sens. J'ai préféré ce mot à celui d'ambi­valence, que j'utilise cependant parfois, parce que ce der­nier est trop précis, trop limité. D'ailleurs, les deux ter­mes tels que les définit le dictionnaire Robert par exemple, sont eux-mêmes ambigus, au sens le plus courant du mot. L'am­bivalence désigne à la fois un signifiant unique de deux sens contraires, et deux aspects (deux signifiants) différents d'un même sens, "sans qu'il y ait nécessairement opposition ou ambiguïté". Dans les deux cas, le signifié me semble trop limitatif. L'ambiguïté d'un même signifiant, quant à elle, ne désigne pas nécessairement deux sens contraires. Elle per­met le glissement de sens, et suppose donc moins une structu­re binaire, ce qui me permet de l'utiliser pour récuser le fonctionnement binaire de l'idéologie, dont l'ambivalence se rapproche davantage.

Le glissement, la dérive de l'ambiguïté sont au con­traire l'un des modes signifiants privilégiés de l'écriture, face à la trompeuse clarté théorique du discours idéologique. Et dans le cas fréquent où je soulignerai l'ambiguïté dans 1a production de sens par la rencontre de paradigmes différents, cette notion permettra de rendre compte, à la fois de la rencontre des deux paradigmes, ce que fait aussi le deuxiè­me sens de l'ambivalence, et de la prolifération de sens nou­veaux, souvent différents, que produit cette rencontre, ce que ne fait pas l'ambivalence. D'ailleurs, le deuxième sens de l'ambivalence selon Robert concerne essentiellement la rencontre de signifiants différents dans un même paradigme, rencontre le plus souvent explicite, et non la liaison signi­fiante inattendue de paradigmes différents que je développe­rai souvent grâce à l'ambiguïté, sur un même axe syntagmati­que du désir.

De plus, la notion d'ambiguïté, d'ambigu, permet de récuser la trop facile séparation du dire consacré et de l'ex­périence sur quoi repose en partie le mythe confortable d'un "bien dire" universel et surtout a-temporel dénoncé plus haut. Discours d'une institution de la parole dont la fonc­tion performative instaure le fait de la posséder en une sor­te de privilège de clerc, en rupture constitutive d'avec la trivialité datée - ou datable par ce dire qui serait lui­-même extérieur à l'événementiel - d'un vécu quotidien [69]. "L'ambigu" n'est-il pas dans le dictionnaire le mélange des genres ? J'y ajouterai le mouvement de leur rencontre, et la tension qui en résulte dans une perpétuelle déstabilisation des frontières d'un dire figé, de l'opposition canonique en­tre 'Le discours du clerc et la parole du quotidien.

Cette relation, entre discours et parole, entre pouvoir et désir [70], qui recouvre celle du discours idéologique et de l'écriture et qui sera l'un des fondements de mon approche, peut se lire en particulier à travers une double signi­fiance de l'ambiguïté. Ambiguïté de l'opposition comme de la complémentarité indissociable de ces deux niveaux de langage. Maïs aussi ambiguïté constitutive de l'écart dans lequel la parole toujours mouvante et désirante échappe à la tyrannie du sens des discours de pouvoir, dont celui du critique n'est pas un des moindres.

L'ambiguïté interroge donc l'écriture sur sa nature : à la fois dire de l'expérience, et expérience elle-même, à la fois transparence du ou des sens, et opacité du mot comme de l'énonciation. Elle s'installe dans la limite entre la Fonc­tion référentielle et la fonction poétique : Jakobson déjà ne soulignait-il pas que ces deux fonctions ne s'excluent pas, mais que l'ambiguïté en fait vaciller la limite où elle élit domicile, dédoublant à la fois le destinateur, le destinatai­re et la référence [71] ? Aussi l'ambiguïté est-elle pour moi cette tension constitutive de l'écart d'un texte tant que celui-ci, message centré sur lui-même et non sur un sens donné à travers sa transparence, reste en son opacité qui m'interpelle une interrogation qui ne comporte pas de répon­se. Car la réponse, on l'a compris, est de l'ordre d'un dis­cours de pouvoir. Elle récuse l'ambiguïté comme l'écart, com­me la littérarité et son ironie. Le discours de la "doxa", qui récuse l'ambigu dans son dire explicite, ne connaît pas l'ironie.

Car l'ironie seule (celle, déjà, des Dieux de la tra­gédie antique, ou de la réponse que croit donner Oedipe au Sphinx, et dans laquelle, parce qu'il avait cru au sens, il profère sa propre perte) permet cette question dont la répon­se anéantirait l'énonciateur, de l’œuvre littéraire dont Blanchot nous montre qu'elle n'existe que dans l'épreuve de sa propre impossibilité, en quoi elle est cette expérience dont je viens de parler. C'est la problématique essentielle de tous les romans de Dib depuis l'Indépendance. L'ambiguïté de l'accomplissement et de la disparition simultanés est in­dissociable du langage de l’œuvre, est pour Blanchot comme pour Dib, dont Le maître de chasse, par exemple, est la quê­te d"'une réponse se réduisant au mot "rien"", ce "point cen­tral du risque où nous expose l'expérience littéraire", car le langage littéraire, dans le désir et l'écart que j'ai sou­lignés, "se parle à partir de sa propre absence, comme l'ima­ge apparaît sur l'absence de la chose" [72]. L'ironie est la manifestation mortelle de cette ambiguïté du désir d'une é­criture qui, en Algérie comme ailleurs, devient à elle-même son propre objet, à mesure qu'elle s'affranchit de la tyran­nie du sens, mouvement désirant auquel je consacrerai ma troisième partie.

Or, c'est encore l'ambiguïté qui me permettra de ren­dre compte quelque peu de cet anéantissement du sujet écri­vant dans le désastre de l'énonciation, par lequel l'écritu­re échappe le plus sûrement à cet impérialisme du "je" qui définit le discours, du moins selon Benveniste, ou encore selon Leclaire, linguistique et psychanalyse se rejoignant ici une fois de plus. Le "je" omniprésent du discours de l'homme, rivé à "1a valeur significative des mots, élaborant des systèmes conceptuels avec l'indéracinable prétention de produire un discours universel" n'a en effet pour le psycha­nalyste d'autre but que "d'occulter la vérité du discours in­conscient et la radicalité incontournable de la castration" [73]. La virilité de l'écriture, pour Blanchot, au contraire, est cette absence de l'écrivain dans le "il" de l’œuvre en son intransitivité. Elle est acceptation du désastre d'une énonciation qui manifeste l'absence de l'énonciateur dans l'instant même où elle dit sa parole. C'est, certes, l'aspect le plus inacceptable, pour un discours idéologique, parole d'action, que ce désastre, cette suppression du sujet inhé­rents à l'écart de l'écriture. Or, cette inacceptabilité est une autre dimension de l'ambiguïté, tant du rapport entre discours et parole, que de celui du sujet à sa propre absen­ce dans la "parole d'écriture".

Cette perte du sujet dans le mouvement désirant de l'écart, cette consumation de mon "je" dans mon dire, dès lors que j'abandonne les garde-fous du sujet parlant et du sens, propres au discours amorcent donc une véritable libéra­tion du signifiant. Libération carnavalesque de la parole comme des référents occultés par le discours. Mise en specta­cle de l'opacité du dire : autre ambiguïté que celle qui se signifie d'abord elle-même, en sa propre et ironique équivo­que !

2) Dialogisme et ambiguïté carnavalesque

L'une des manifestations ambiguës de cette perte du sujet de l'énonciation, et de surcroît dans des textes où l'apparence du sujet semble préservée puisque très souvent un ou des narrateurs y remplacent la troisième personne de la convention romanesque par un "je" qui mime l'autobio­graphie et son "pacte référentiel" [74], est ce dialogisme en lequel Bakhtine voit l'essence même du roman [75]. Dialogisme lui-même ambigu, puisqu'il joue à la fois sur l'axe du "dialogue", entre le sujet et le destinataire du texte, et sur l'ambivalence entre le texte et les autres textes par rap­port auxquels il s'inscrit. Dialogisme qui introduit lui aussi ce vacillement, dans leur rencontre ambiguë, entre les diffé­rents registres de discours, tant internes qu'externes à l'é­nonciation, laquelle développe de ce fait ce dynamisme, cette mouvance sur laquelle j'ai déjà fait reposer en grande par­tie l'écart de la littérarité, comme son historicité. Or, le dialogisme, représentation-vacillement de langages dans l'es­pace du discours romanesque, est également carnaval : mise en spectacle des discours de représentation du réel dont il souligne, entre autres par la parodie et l'outrance de leur matérialité, la fausse transparence. "Sur la scène générali­sée du carnaval", dit Julia Kristeva, "le langage se parodie et se relativise, répudiant son rôle de représentation (ce qui provoque le rire), sans arriver pourtant à s'en dégager" [76]

Les romans les plus "carnavalesques", ceux surtout que je décris en deuxième partie, sont le plus souvent écrits à la première personne. C'est le cas du Muezzin de Bourboune, ou de La Répudiation et de L'Insolation de Boudjedra. Mais cette première personne pervertit le pacte référentiel qu'el­le semblait instituer, pour focaliser au contraire une mise en spectacle carnavalesque de tous les discours se disputant, non seulement l'espace référentiel, mais aussi l'espace litté­raire, et jusqu'à sa propre énonciation. Les discours y per­dent peu à peu toute fonction référentielle, et le sujet fas­ciné par son dédoublement ou sa dérive, y perd son identité tant intra qu'extradiégétique. Car la cible essentielle de ce carnaval est bien encore le discours de l'identité : non seu­lement l'usurpation de l'Histoire par des langages falsifiés, à la découverte de quoi se limite une lecture de contenu, mais la possibilité même d'un discours de l'unité, de l'iden­tique. Le carnaval est la dissolution du sujet comme du dis­cours, dès lors que la clôture des discours mis en spectacle est l'affirmation de l'identité, sens ultime et spéculaire que récuse toute mise en évidence de la matérialité de son signifiant. Et en même temps, le carnaval est la revendica­tion débridée du dialogisme face au monologisme de tout dis­cours mû par cette "volonté de vérité" que décrit Foucault, et que j'ai nommé quant à moi "tyrannie du sens". Le carnaval - celui par exemple du Polygone étoilé, de Kateb Yacine -, éclatement le plus manifeste, le plus débridé du sens comme du sujet de l'énonciation, est la fête d'une multiplication des langages, et une libération du pouvoir de fabuler, devant la tyrannie du vrai, comme de l'un.

Et cependant, le carnaval n'est pas que parodie. Il ne peut maintenir l'écart nécessaire qu'en renouvelant sans cesse sa subversion, tant vis à vis de tel discours extérieur à lui, que vis à vis de son propre discours. Le carnaval est toujours guetté, s'il se limite à n'être qu'une simple parodie, par la constitution de cette parodie en nouvelle norme, c'est-à-dire en paradigme signifiant à l'intérieur d'un au­tre discours idéologique que celui qu'il met en spectacle. C'est, on le verra en fin de deuxième partie, la mésaventure des derniers romans de Boudjedra, dont j'ai déjà dit qu'ils étaient en grande partie écrits en fonction de leur lecture, laquelle devient ici lecture d'un carnaval inscrit sous for­me de parodie dans l'horizon d'attente qui les reçoit.

Substituant la parodie au carnaval, cette lecture ins­titue bien une autre norme d'énonciation. La parodie, alors, n'est plus celle de la norme dans le délire carnavalesque, mais bien celle du carnaval dans les modèles littéraires d'une nouvelle instance normative, de surcroît bien plus éli­taire que celle de l'idéologie initialement visée par le car­naval. La parodie ici retourne le carnaval, dont elle perd la subversion généralisée, y compris contre son propre dis­cours et contre le sujet de sa propre énonciation, pour deve­nir au contraire consolidation d'un ordre : celui d'une lec­ture extérieure par une gauche française dont on utilise le recul par rapport à l'objet ou au discours parodié pour pro­duire la théâtralisation que nécessite cette parodie. Cette théâtralisation du dire devient ainsi une condition techni­que de fonctionnement d'un discours parodique qui s'est lui­-même institué, grâce à cette distance de son destinataire étranger, en nouvelle norme.

C'est la raison pour laquelle j'accorde moins d'impor­tance à Topographie idéale pour une agression caractérisée, L’escargot entêté et Les 1001 années de la nostalgie, qu’à La Répudiation et L'Insolation. Ces trois derniers romans de Boudjedra me semblent, au même titre que, dans un tout autre registre, les romans de Aïcha Lemsine, renouer, en te­nant compte quant à eux de l'évolution de cette dernière en vingt-cinq ans, avec la lecture d'une gauche française volon­tiers paternaliste, ne serait-ce que parce qu'elle compense l'extranéité de son regard par des simplifications idéologi­ques. Simplifications qui avaient permis le surgissement du roman algérien de langue française dans les années 1950, mais qui risqueraient bien, si la lecture qu'elles entraînent de­venait ainsi le destinataire privilégié de cette littérature, de la condamner définitivement à l'insignifiance en tant que littérature algérienne, sans pour autant, à cause de cette étiquette même, la considérer comme littérature au sens plein du terme.

Ainsi l'ambiguïté carnavalesque permet-elle déjà d'ef­fleurer une question sur laquelle je reviendrai en parlant de la notion fondamentale d'espace, dans mon approche : cel­le du lieu d'énonciation. Quel que soit en effet, le lieu géographique dans lequel l'écrivain rédige son roman, le véri­table lieu d'énonciation de ce dernier est le lieu culturel, du romancier, certes, mais surtout du lecteur à qui, implici­tement, il s'adresse, et en fonction de l'horizon d'attente duquel il écrit. Le système de références culturelles des trois derniers romans de Boudjedra, comme de ceux d'Aïcha Lemsine, les installe comme une réponse à l'horizon d'atten­te des lecteurs du Nouvel Observateur. Et la parodie, chez Boudjedra, ne fait que renforcer sa dépendance d’un horizon étranger, dans la mesure où, non contente de ne produire au­cun écart d'avec cet horizon d'attente, auquel le romancier, après tout, est en droit de s'adresser, elle installe la dis­tance d'avec son référent national.

Ce retournement du carnaval en parodie codée nous au­ra du moins permis de dégager une nouvelle ambiguïté : celle des lieux d'énonciation, particulièrement significative dans un contexte où ils sont symboles d'identité, c'est-à-dire li­sibles par l'idéologie. Mais par quelle idéologie ? Ambiguïté nouvelle, comme celle qui vient de s'installer également entre discours et espaces. Le dialogisme est aussi celui de l'écriture et de son lieu d'énonciation, et l'ambiguïté joue entre l'explicite et l'implicite de ce dernier.

Dialogisme et ambiguïté vont cependant me servir sur­tout à approcher le statut et la nature du récit romanesque en tant que tel dans une situation culturelle particulière, c'est-à-dire dans un contexte où, autant que représentation intradiégétique de discours - le plurivocalisme cher à Bakh­tine -, le récit romanesque sera à la fois en situation face à d'autres récits, comme il l'est face à des discours idéolo­giques, et contiendra-représentera en même temps des récits autant que des discours ou des langages.

On a déjà vu l'ambiguïté idéologique de l'existence d'un roman algérien de langue française en tant que tel ambiguïté de la langue comme du genre dans ce contexte cultu­rel. Mais il faut aller plus loin : le roman, dans une cultu­re qui se construit, est une structure dynamique de produc­tion de l'identité culturelle, par sa seule existence de garant, par sa fonction performative en quelque sorte. Cepen­dant, il n'est pas le seul type de récit à pouvoir jouer ce rôle : l'épopée que pourrait appeler l'Histoire récente ne ferait-elle pas mieux l'affaire ? Par ailleurs, comment le roman se situe-t-il par rapport au mythe ? Epopée et mythe, dans la mesure où elle peut les intégrer, ne tentent-elles pas, par ailleurs, l'écriture romanesque qui y perdrait du même coup, si l'on en croit encore Bakhtine, sa dimension polyphonique ? Enfin, le roman polyphonique tel que le décrit Bakhtine à propos de Dostoïevski est-il concevable dans un contexte où le roman s'est d'abord imposé à cause du réalisme qu'il permettait, en rupture avec l'épopée et le mythe, mais où le roman risque bien d'être prisonnier de l'image de réa­lisme qui l'impose comme genre d'une modernité à présent dé­passée ?

De fait, tout le roman algérien, on l'a déjà vu en parlant de ses rapports avec l'idéologie et l'exigence déno­tative du sens, se caractérise essentiellement par cette hé­sitation entre le monologisme d'un modèle théorique du roman réaliste, qu'a su cependant dès ses débuts éviter en partie Dib tout en restant "réaliste", et la polyphonie dont Nedjma reste encore le modèle de référence, et qu'on a déjà vue a­boutir chez Kateb à l'éclatement carnavalesque du Polygone étoilé. Or, L'Incendie et Nedjma constituent aussi, avec Le fils du pauvre, de Feraoun, les modèles consacrés par rapport auxquels l'intertextualité est une sorte de matrice produc­trice de bien des paradigmes signifiants de romans plus ré­cents, lesquels s'installent par cette intertextualité en littérarité algérienne comme ils signifient et constituent par elle cette littérature même en nouveau mythe.

3) L'ambiguïté productrice

Cette notion de mythe nous a ramenés cependant à l'ambiguïté fondamentale de tout récit dans un contexte de déco­lonisation : celle de son rapport à l'Histoire. Car toute décolonisation est d'abord redécouverte ou création, à la fois d'un langage autonome, et d'un rapport autonome à l'His­toire, c'est-à-dire dans les deux cas manifestation de la maîtrise d'un langage de l'Histoire.

Les premiers romans algériens de langue française sont contemporains de l'accession de l'Algérie à l'Histoire, par les armes. Or, cette inscription militaire de l'Histoire ne peut se concevoir sans une inscription parallèle et complé­mentaire par le langage. On peut donc parler, dès avant le 1er novembre 1954, d'une sommation de l'intellectuel algérien par l'Histoire : colonisation, guerre, certes, mais aussi ren­contre de civilisations et modernité. Le discours colonial, et même le discours "progressiste" dont les normes ont été conçues en Europe et qu'on voudrait appliquer aveuglément à la décolonisation, nient plus ou moins explicitement au Tiers-Monde la maîtrise de l'Histoire, et surtout de son di­re. C'est pourquoi l'anthropologie, sur laquelle je revien­drai plus en détail en abordant la dimension spatiale de mon approche, pose l'historicité de son propre dire, ne serait-­ce que parce que le progrès scientifique l'affine sans cesse, face à la permanence a-historique de son objet, dont on conçoit mal qu'il puisse devenir sujet historique à son tour. on considèrera donc pêle-mêle tradition, oralité et mythe comme des paroles non-historiques, objet du dire scientifi­que, écrit et historique de la parole de l'anthropologue, le plus souvent européen.

L'accession à l'historicité inséparable de la décolo­nisation passe donc nécessairement par la maîtrise et la production de récits propres de l'Histoire. C'est ce qu'ont compris les premiers historiens algériens, et d'abord Mostefa Lacheraf, et quelques autres sur lesquels je reviendrai en première partie. Cependant, la querelle autour de La colline oubliée [77] illustre avant tout un dialogue de sourds. Der­rière le roman de Mammeri, Lacheraf et Sahli s'en prennent en fait au discours de l'anthropologie, et méconnaissent que si La colline oubliée, comme la plupart des romans "ethnographiques", ne cachent pas leur visée anthropologique, ils sont aussi surgissement d'un nouveau langage, appropriation d'une expression historique. Ce surgissement est inversion des pôles de l'énonciation du dire historique. La première ambiguïté est d'abord cette transformation de l'objet du dire en sujet de l'énonciation. Se dire, même si l'on s'adresse encore pour longtemps au regard de l'Autre (mais l'historien ne le fait-il pas, tout en retournant lui aussi le point de vue ?) est d'abord la nouveauté radicale d'un langage qui se substitue à la situation passive d"'être dit" par l'Autre.

Mais ces romans ne se contentent pas d'être par leur seule existence une accession à l'Histoire. Ils sont aussi bien souvent, autre ambiguïté bien plus riche, le lieu d'une absence productrice : ils manifestent en effet, dans la tension tragique de La colline oubliée, ou ce que j'appelle­rai la tension didactique de L'Incendie, l'urgente nécessité de créer, depuis le lieu auquel elle a toujours été déniée, une parole inouïe de l'Histoire. C'est-à-dire une parole qui ne soit pas simple acquisition et maîtrise de la parole de l'Autre, dont La colline oubliée montre l'échec et Le sommeil du juste la duperie, mais invention, en réponse à une situa­tion historique, d'un langage jamais vu.

De ce langage jamais vu, production historique des ex­clus de la parole, ces romans dessinent l'absence, laquelle en sera désir. L'absence est donc productrice. Elle est cet­te béance d'où la parole neuve va surgir, et faire l'Histoire, comme la parole des paysans, mais celle aussi du corps, ou encore des femmes, dans L'Incendie. Et cette béance productri­ce va se retrouver après l'Indépendance dans cette mort du lieu où dire des romans de Farès. Mort du lieu qui est désir d'une parole à venir, qui brisera les langages falsifiés. Ou encore dans ce départ du Muezzin dans les sables du grand Erg à la fin du roman de Bourboune, départ qui est appel, car le sillon que trace Saïd Ramiz à contre-courant des rides de l'Atlas est désir d'un langage inouï de la Très Grande Violen­ce, celle-là même qu'annonce, d'au-delà de sa mort, Hakim Madjar dans Dieu en barbarie et Le maitre de chasse de Dib. De la même façon, on verra qu'au centre du roman qui porte son nom, Nedjma est cette absence-appel d'une parole qui se dira sur le mode tragique dans le théâtre de Kateb.

L'ambiguïté devient ainsi une figure productrice, non pas en disant la parole à venir dont elle est désir, mais en en produisant le désir par le manque, par l'absence dont ces romans sont le lieu.

Mais comment, cependant, matérialiser, produire cette parole sans reprendre tout simplement les schémas du langage historique de l'Autre ? Il me semble remarquable que, pour manifester la différence du langage nouveau qu'ils cherchaient à produire, par rapport au discours de l'Autre, les premiers romanciers algériens de langue française véritablement pro­ducteurs n'aient pas fait appel d'emblée à cette parole radi­calement différente que leur proposait largement leur sol culturel : celle de la tradition orale et des récits mythi­ques.

C'est que cette parole était devenue symbole, comme objet de la description anthropologique à laquelle elle avait fourni un "matériau" inépuisable, de non-historicité, d'inef­ficacité aussi. Le mythe et la tradition orale nous livrent ici une première ambiguïté : quiconque les a quelque peu pratiqués - et La poudre d'intelligence [78] de Kateb le mon­trera amplement - sait combien ces langages savent dire et produire l'Histoire à partir de laquelle ils se créent bien souvent, tout en reproduisant par ailleurs des récits plus anciens. Or, c'est le discours anthropologique qui a diffusé le cliché de leur non-historicité, que reprennent implicite­ment en les dépréciant ceux qui revendiquent un langage his­torique du Tiers-Monde. La deuxième ambiguïté est celle, de­puis l'Indépendance surtout, de la production de mythes com­mémoratifs ou célébratifs par un discours idéologique qui les utilise, sous couvert de glorification de l'Histoire, pour camoufler en partie sa propre historicité. Certes, il ne s'a­git pas des mêmes mythes, mais il s'agit d'une production historique datée de mythes destinés à déshistoriciser leur propre production. Le mythe devient ainsi de deux manières totalement différentes cette "parole dépolitisée" que Barthes décrit dans ses Mythologies [79]. Cette double"nécessité" d'une fonction dépolitisante du mythe, qui repose cependant sur deux définitions totalement différentes de ce mythe doit nous amener à plus de circonspection : le mythe, quelle que soit sa définition, est-il bien cette parole ou ce récit non-historique sur lequel semble se faire une si belle unani­mité ?

On ne se hasardera pas ici à des considérations géné­rales sur les rapports du mythe et de l'Histoire [80]. J'in­diquerai simplement les romans algériens dans lesquels ma thèse décrira une réactualisation originale de la question. or, la première réutilisation du mythe dans une écriture romanesque originale est bien celle de Kateb. Nouvelle ambiguïté ici : non seulement Nedjma, mais l’œuvre entière de Kateb ne serait pas ce qu'elle est sans cette formidable im­prégnation mythique qui est la sienne, à travers le récit cent fois repris de la geste des Keblouti, dont s'imprègne et que reproduit en partie la geste des quatre amis autour de Nedjma dans le roman, et dans tout le théâtre. Cependant, Nedjma sera par bien des aspects décrit comme le roman de la faillite du récit mythique de l'identité tribale, comme d'ail­leurs du récit religieux. Est-ce à dire que l’œuvre de Kateb se nourrit de la mort du mythe ? Oui et non, car si elle est en partie le lieu tragique de cette mort sur la scène de l'Histoire, elle est aussi colossale production mythique de sens historique dans l'historicité même de son propre dire romanesque ou théâtral ou poétique. Dans l'historicité, aussi, de ce décloisonnement des genres dans lequel je vois une au­tre forme d'ambiguïté productrice, inséparable de la produc­tivité ambiguë du mythe qu'elle permet.

L'intrusion de la parole mythique dans le récit roma­nesque contribuera en effet, et pas seulement chez Kateb, à la déstabilisation de ce dernier. Déstabilisation qui sera en elle-même conquête historique d'un langage, par la des­truction de l'écriture "réaliste" et faussement transparente des romans algériens antérieurs à Nedjma, laquelle écriture "réaliste" était, même si elle servait une visée idéologique anticoloniale au niveau du "sens", écriture importée. L'opa­cité mythique de l'écriture de Kateb, la destruction de la linéarité réaliste, entre autres par l'intrusion du récit mythique dans Mémoire de l'absent, sont aussi représentation tragique de la mort d'un langage de fausse transparence, de la mort d'un langage de pouvoir. J'ai recours, ainsi, au concept de tragique pour médiatiser, en quelque sorte, cette rencontre de la production mythique et de l'Histoire, langa­ges dont l'hétérogénéité me semble un cliché trop facile.

Un grand nombre de description de la tragédie, laquel­le, dans une créativité comparable à celle des modèles grecs, est au centre de l'énonciation de Kateb comme de Farès, sou­lignent en effet que le moment tragique est celui de l'opposition historique de deux langages. Celui, dit Vernant, "où une distance s'est creusée au cœur de l'expérience sociale, assez grande pour qu'entre la pensée juridique et politique d'une part, les traditions mythiques et héroïques de l'autre, les oppositions se dessinent clairement, assez courte cepen­dant pour que les conflits de valeurs soient encore doulou­reusement ressentis et que la confrontation ne cesse pas de s'effectuer" [81]. Opposition de langages à partir de laquel­le Vernant montrera dans l'ambiguïté le moteur essentiel de la tension tragique [82], comme de son travail d'élaboration d'une pensée sociale nouvelle, propre à la cité. Or, c'est bien ce travail d'élaboration d'une pensée politique de la nation que Kateb montre dans le vide de parole de Nedjma au centre du roman, comme dans la faillite du récit mythique qu'on va voir perdre sens et existence dans l'épisode ambigu du Nadhor.

Le tragique est à la fois mort d'un langage et élabo­ration langagière dans l'opacité d'un foisonnement mythique. La mise en spectacle de la mort du récit mythique n'est donc dans Nedjma, par la dynamique de l'ambiguïté, qu'un. mode de production d'une opacité nouvelle, laquelle se présente par son ambiguïté comme une énigme : non celle d'un sens, mais celle d'un langage inouï à découvrir, à inventer. Mise en spectacle-sacrifice rituel d'un récit mythique qu'on retrou­vera dans l'énigme de la porte ouverte sur le vide de la re­présentation de Wassem-Rodwan et Arfia à la fois dans La danse du roi, de Mohammed Dib, ou dans la blessure ouverte dans le texte de Mémoire de l'Absent, de Farés, par le "dit" du supplice de Kahena. Dans tous les cas, cette mise en spec­tacle tragique sera celle de langages-énigmes dont la base est mythique (la tribu chez Kateb, le passé révolutionnaire chez Dib, le mythe berbère chez Farès), mais dont la mort dans l'ambiguïté de sa représentation dessine le vide d'un langage à réinventer comme elle déstabilise la scène langa­gière du roman où se joue cette représentation. Déstabilisa­tion qui inscrit l'historicité de cette rencontre de langages dont le plus ambigu - et le plus prometteur - est peut-être l'absence énigmatique d'un langage à trouver, ironie et appel, mort et production de l'Histoire.

L'ambiguïté permet donc une productivité du mythe dans sa disparition tragique même. Pour être véritablement mobili­satrice, et produire l'action révolutionnaire, l'idée de na­tion, dans la mort du mythe tribal chez Kateb, ne peut être suscitée dans le lieu d'absence de la parole-Nedjma, que par une "logique" mythique, que dans le recouvrement du creux de cette absence par l'opacité d'un fonctionnement mythique, d'un mode mythique de production du sens, lequel est, en l'oc­currence, historique.

L'historicité de l'acte d'énonciation-production de Nedjma est ce vacillement de toute linéarité du récit dans une spatialité en laquelle les récits se signifient l'un l'autre à l'intérieur du texte, comme ce foisonnement de leur production réciproque signifie la production du récit absent à venir, : celui de la nation. Or, cette productivité mythique interne à Nedjma est également la production d'un mythe de Nedjma, c'est-à-dire de la réalité d'une écriture radicalement neuve qui servira de garant - référent mythique précisément - à un très grand nombre de textes postérieurs à l'Indépendance. C'est parce que l'opacité de sa production mythique d'un sens historique libéré de la contingence d'une démonstration dans un contexte historique trop précis lui a permis de dépasser la dépendance à l'événement d'une écritu­re réaliste transparente, que Nedjma s'est institué texte fondateur d'une production romanesque algérienne de langue française distanciant suffisamment la nécessité ponctuelle d'un dialogue avec la négation par l'Autre. Grâce à la pro­ductivité mythique de Nedjma, le roman algérien de langue française ne se contente plus de répondre à la dénégation de soi par l'Autre : il est langage tenant en lui-même son propre garant. Le fonctionnement mythique est donc bien pro­ductivité.

Cette notion de productivité mythique d'une écriture romanesque va à l'encontre de bien des idées reçues sur le mythe, conçu, soit comme langage antérieur au langage so­cial de l'Histoire (le langage juridique dont l'opposition au langage mythique confondu ici avec le langage épique est pour Vernant l'essence de l'ambiguïté tragique), soit comme processus contemporain de transformation de la contingence historique d'une idéologie en nature (c'est la thèse des Mythologies de Barthes). Je ne récuse formellement aucune de ces deux conceptions. J'inclinerais cependant à séparer le mythe en sa fonction productrice, telle que je l'entends dans des textes comme Nedjma, d'avec une "naturalisation" de l’Histoire qui se fait plutôt, dans le discours commémoratif de l'idéologie algérienne, par le recours à l'épique. La vé­ritable confiscation de l'Histoire ne peut se faire, dans une nation qui doit son existence à une Histoire encore trop présente, trop récente, que par un récit qui, comme le mode épique d'une production semi-officielle dont j'ai déjà parlé, garde l'apparence d'un récit historique, simule le récit his­torique pour mieux le naturaliser en la grandiloquence d'un "bien dire" supposé a-temporel. Il n'en reste pas moins que ce "bien dire" lui-même est, comme les "valeurs-refuge" dont parle Bruno Etienne, en lui-même une production mythique, au sens cette fois de parole dépolitisée.

Le mythe est donc par excellence, dans mon approche, le concept ambigu dans une société qui a à la fois besoin de sa productivité d'un langage encore à trouver, et de sa capa­cité de camouflage. Simplement, si ce camouflage peut fort bien se faire dans une phraséologie importée et transparente - dont il cachera l'extranéité du lieu d'énonciation -, la productivité du mythe ne peut avoir lieu que dans l'opacité d'une forme qui vit en partie du vacillement des modèles de récit. C'est-à-dire d'une forme qui s'institue dans ce vacil­lement en langage inouï : celui de ces récits fondateurs d'un nouvel ordre social, par leur production de valeurs en la seule force du récit, que n'atteint aucun discours. Récits fondateurs dont Jean-Pierre Faye, entre autres, a montré 1e mécanisme productif. Ce n'est qu'ensuite qu'une Histoire ob­jective pourra décrire le surgissement de ces concepts qui sont d'abord des "chimères historiques" : "la théorie de la connaissance présuppose une théorie de la narration" [83].

Le roman, dit Marthe Robert dans L'Ancien  et le Nouveau, est un éternel recommenceur de mythes [84]. Or, dans la consti­tution éminemment historique d'une identité comme d'un lan­gage nationaux, le mythe est producteur de sens. Grâce à sa productivité mythique, le roman se dégage des limitations de la fonction de miroir, à laquelle le réduisait le réalis­me, pour créer une vision collective du monde.

Récit d'espace et signification historique

L'identité produite par le récit mythique comme par le récit romanesque se réfère cependant à un espace. La na­tion, c'est d'abord un pays. La production mythique d'un lan­gage de la nation, par exemple dans le creux de l'absence du langage-Nedjma, est aussi production ambiguë d'un "polygone" étoilé aux sens multiples, certes, mais parmi lesquels et en rapport ambigu avec lesquels le pays figure en bonne pla­ce. Le sens produit-inventé dans le récit mythique est d'a­bord un espace. Non seulement l'espace emblématique et méta­phorique cher au discours idéologique, mais l'épaisseur opa­que d'un espace bien réel.

Toute fiction, d'ailleurs, note Michel Butor, produit un espace, en ce qu'elle s'inscrit en notre imaginaire comme un voyage [85]. Mais il faut aller beaucoup plus loin. La production du sens par un récit me semble nécessairement spa­tiale et mythique - les deux notions m'apparaissent ici insé­parables - en ce qu'elle passe par la double matérialité du réel et du mythe, par opposition à la production du sens par le discours, qui suppose la transparence du signifiant. Le sens d'un récit est toujours indirect, là où le discours le dit sans ambages. Mais dans le discours le sens est lié à l'énonciation, au sujet qui le profère, et peut à la limi­te se passer de récepteur, de destinataire, de lecteur. Le récit ne prend un sens que dans l'acte de le lire, c'est-à­-dire dans la distance spatiale entre son lecteur et lui. Dis­tance spatiale productrice en elle-même, en ce qu'elle per­met l'ambiguïté et la multiplication du sens par la lecture. Le récit ne contient pas en lui-même le sens (la phrase même, dans le récit, qui prétendrait lui conférer un sens serait déjà du discours, c'est-à-dire une lecture de ce récit, un métalangage sur ce récit). Il l'acquiert par sa séparation spatiale d'avec son lecteur.

Aussi le récit ne se contente-t-il pas de produire des valeurs à partir desquelles l'idéologie décrira l'espace de la nation, par exemple. Il ne produit pas l'espace par le truchement d'un sens : il produit l'espace par sa propre spatialité. Ce que j'ai appelé le syntagme du récit, en l'op­posant aux paradigmes dont se saisit le discours en quête du sens, brisant du même coup la signification de leur interre­lation, est à proprement parler l'espace de ce récit. Cette spatialité syntagmatique est la condition nécessaire de la multiplication des ambiguïtés signifiantes que j'ai opposées au monologisme du discours. Elle est aussi le mode même de signifiance d'une productivité mythique. En effet, point ici de linéarité univoque, on l'a vu, mais polyphonie d'un sens multiple produit par l'écho, et non la déduction logique et transparente, de récits entre eux, dans la matérialité opaque et sonore de leur signifiant. Ainsi, la structure de l'espace du texte devient-elle ce que Lotman appelle "le langage de la modélisation spatiale", c'est-à-dire, à proprement parler, l'aspect "mythologique" de la narration, qu'il oppose à ce qu'il appelle son aspect "fabuleux", c'est-à-dire la repro­duction d'un épisode de la réalité ou d'un morceau du réel. C'est par sa propre épaisseur textuelle que le texte "mytho­logique" modèle tout l'univers, là où le texte "fabuleux", toujours selon Lotman, tend à la destruction du cadre qu'est l'espace du texte, à son escamotage, à sa transparence qui ne s'interpose plus entre le réel (quel réel ?) et nous [86]. Transparence dont on a cependant montré la convention dans la fausse non-historicité du récit réaliste face à l'histori­cité de son objet.

Productivité mythique du récit et spatialité me semblent donc constituer, dans leur association ambiguë, le contrepoint carnavalesque le plus efficace à la transparence monologique de tout discours idéologique, à la tyrannie du sens, qui menaçaient le réalisme déjà anachronique du roman algérien de langue française dans les années de son surgisse­ment. Mais de plus, elles vont me permettre de remettre en question la description anthropologique binaire de l'espace maghrébin dont ma première description de la spatialité du TEXTE de la littérature algérienne de langue française (c'est­-à-dire du texte mythique que formerait l'assemblage de l'en­semble de ses textes particuliers, et dont j'ai déjà récusé ici le métalangage) n'avait pas su se démarquer correctement. Si la notion de "structures profondes", proche des concepts de Jung ou de Jean-Pierre Richard, à laquelle je faisais ap­pel, n'avait qu'un rapport lointain avec l'anthropologie, elle n'en privilégiait pas moins le signifié que me livraient les textes, au détriment d'une spatialisation du signifiant qui me semble à présent la seule manière - dans un contexte où la description de l'espace a plus qu'ailleurs valeur his­torique - d'en dégager l'historicité.

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L'intérêt de la notion de "structures profondes" dans la comparaison entreprise entre discours romanesque et dis­cours idéologique est que l'une et l'autre peuvent se situer, mais différemment, par rapport à elles. L'une des spécifici­tés de l'écriture littéraire est peut-être justement d'être à l'écoute de ces structures profondes, que le discours idéo­logique, souvent plus proche de modèles de lecture, cherche à ignorer, tout en en étant peut-être davantage tributaire. J'ai pu ainsi esquisser quelques traits bien approximatifs et incomplets d'une sorte d'espace intérieur pour quelques oeuvres particulièrement représentatives de l'évolution his­torique du roman maghrébin.

Et tout d'abord l'opposition entre ce que j'appellerai d'une part l'espace maternel, et d'autre part l'espace-temps de la Cité. La Cité, c'est la ville, certes, mais c'est aus­si toute une civilisation technicienne d'aujourd'hui qui tend à faire perdre à l'homme la conscience de ses -racines, et l'installe dans cette situation d'irrégularité et de malaise qu'ont analysée les sociologues [87].

Cette opposition, dont on reproche à l'anthropologie d'avoir accentué le dualisme dans le sens déjà souligné d'un déni d'historicité aux langages de l'espace traditionnel, à la fois proche et différent de ce que j'ai appelé l'espace maternel, est évident, tant dans ce que révèlent les textes que dans le discours social. Mais il est vrai que le discours social ne lui fait pas aussi schématiquement que l'anthropo­logie coloniale décrite par Lucas et Vatin [88] réserver l'historicité à l'un de ces deux termes.

Certes, la Cité (la ville opposée à la campagne, mais surtout cette "Cité mondiale", opposée à la "campagne du Tiers-Monde" dont parle Berque dans L'Orient second [89]) est l'espace même d'un désir de modernité bien plus considérable dans les pays du Tiers-Monde qu'en Europe, et dont il faudra reparler pour cerner davantage ce que j'appelle "soif d'idéo­logie", autre dimension éminemment historique de cet espace [90]. Mais la "Terre", par l'intermédiaire des valorisations bachelardiennes de laquelle on associe trop facilement dans une a-historicité commode espace maternel-terre-campagne-­tradition, n'en est pas pour autant refuge contre l'Histoire. Elle est au contraire le lieu de la légitimité historique, en ce qu'elle confère l'identité, d'une part, et qu'elle est le lieu même où l'Histoire de l'Algérie nouvelle s'est faite, s'est créée, dans les djebels. On verra combien le discours citadin de l'idéologie ne peut se passer, pour être crédible dans le discours social, d'une légitimité qu'il ne trouve que dans cette inscription historique hors de la ville, et comment c'est précisément cette inscription dans le réel que lui contestent bien des romans. Il y a donc pour le moins ambiguïté dans le rapport entre la "Terre", ou encore "l'es­pace maternel", et l'Histoire. Quoi qu'il en soit, il n'y a pas, bien au contraire, exclusion de l'un par l'autre, même si l'espace maternel est souvent le lieu d'une permanence qui préexiste et qui survivra à l'Histoire.

Présenté souvent un peu vite comme une régression, le refus intégriste lui-même d'un devenir à l'occidentale est encore une manière de se situer avant tout par rapport à l'Histoire. La fonction de l'Histoire n'est-elle pas en gran­de partie de conférer une identité ? Y a-t-il une identité sans Histoire qui la fonde, ou sur laquelle elle se fonde ? La revendication d'une identité non définie par l'Autre est avant tout acte historique, reprise en main du récit même de l'Histoire. C'est dans ce sens qu'il faut lire l'opposition devenue canonique entre "authenticité" et "modernisme", où le modernisme n'est absolument pas seul à être historique. L'Histoire concerne l'un comme l'autre, et d'abord dans le lieu même de leur rencontre et de leur articulation vérita­ble : le discours social, avant celui des clercs.

Entre la Cité du temps historique linéaire, et l'espa­ce maternel dont la clôture serait dessinée par un temps cy­clique fort bien décrit par Duvignaud dans Chebika [91], ou sur un autre plan par Mammeri dans La colline oubliée, quel espace dessine le temps propre à l'Islam ? L'univers musul­man est-il aussi clos, "collant" au cosmique et à la terre, que certains veulent bien le dire, pour qui l'Islam n'avait pas connu la fitna (le malaise, la révolution, la faille l'incision bouleversante d'un temps historique dans la conti­nuité cyclique de la tradition) avant l'intrusion de l'Europe en terre arabe ? L'Islam n'a-t-il pas été de tout temps, au contraire, l'une des religions les plus ouvertes aux cultures différentes et à leur Histoire, dans ce prodigieux système de réemploi que Jacques Berque encore a décrit à la mosquée de Kairouan [92] ? Et qu'est-ce que la nahda, sinon une réap­propriation de l'Histoire dont la fitna, pour l'Islam, n'avait pas été la découverte, mais au contraire la spoliation ?

C'est, me semble-t-il, dans la mesure où il échappe en partie à l'Islam, que l'univers traditionnel échappe partiel­lement à l'Histoire. Ou dessine, plutôt, une autre Histoire, qui cependant ne se conçoit qu'en rapport avec celle de la Cité. L'Islam, dans l'univers traditionnel, est une super­structure. L'anthropologie du Maghreb l'a montré surtout en pays berbère, et la nouvelle architecture algérienne se char­ge de le rappeler : que l'on voie par exemple la rupture qu'introduisent dans les paysages villageois des Aurès, où précisément a commencé l'Histoire révolutionnaire de l'Algé­rie indépendante, ces récentes mosquées aux lignes dures et au béton éblouissant. Superstructure, l'Islam a porté avec lui un calendrier, c'est-à-dire une perception nouvelle du temps, c'est-à-dire une Histoire.

Inversement, est-il besoin de rappeler le formidable levier qu'a constitué l'Islam dans la guerre d'indépendance ? L'ambiguïté majeure de toutes les révolutions arabes, on l'a assez montré, a toujours été cette alliance, que beaucoup jugent contre-nature, entre Islam et Socialisme. Combien y a-t-il, dans les pays arabes, de "socialismes islamiques" ? Et il est vrai que l'Islam, une fois les indépendances acqui­ses, est souvent le prétexte à un repli sur soi, à un conser­vatisme frileux, quand il n'est pas agressif. On n'a pas fini de découvrir "l'éternelle nouveauté de vivre par milliers confondus, sans grande science, et forts d'un royaume hypo­thétique" que fustige Kateb Yacine dans Le polygone étoilé. Mais si pour Kateb et bien des militants progressistes la mos­quée, avant la Révolution, était ce "garage de la mort lente" où l'on oubliait l'humiliation coloniale, les "moudjahiddine" étaient également soutenus et galvanisés par la formule de Ben Badis : "mon pays, ma langue, ma religion". On peut cri­tiquer les limitations, morales ou politiques, que l'Islam impose, comme toute religion normative. On ne peut nier ce­pendant que c'est grâce à lui que bien des pays musulmans ont en partie repris leur Histoire en mains [93].

Car "Espace maternel" (ou "Terre"), et "Cité" sont des représentations, et non des faits qui préexisteraient en tant que tels, c'est-à-dire avec leur sens propre, à tout langage. Le dualisme existe, dans les représentations du dis­cours social, mais on vient de voir comme l'Islam, déjà, le fait vaciller. Abdallah Laroui montre bien que le traditionalisme n'est immobilisme, homogénéité a-historique, que dans une compréhension sociologique extérieure, négative, résiduel­le, qui nie l'aspect volontaire, idéologique (et donc histo­rique) en quoi il voit au contraire l'essentiel de ce phéno­mène : "Dès qu'on se met dans une perspective dynamique, tradition et innovation, traditionalisme et progressisme sont tous les deux le fait d'une élite, presque toujours ur­baine, qui agit dans un sens ou dans l'autre selon la situa­tion où elle se trouve" [94].

Les structures traditionnelles sont tellement bien des représentations historiques que Jeanne Favret a pu montrer l'utilisation par les paysans de l'Aurès et de la Kabylie de leurs structures traditionnelles comme d'un langage, d'un re­cours, lors des insurrections du lendemain de l'Indépendance. Recours dans lequel elle voit moins une réactivation des structures traditionnelles par particularisme ethnique ou cul­turel, qu'un "traditionalisme par excès de modernité", c'est-­à-dire une utilisation dans le syntagme de la modernité, du seul paradigme signifiant dont disposaient ces minorités [95]. C'est là en tout cas une illustration éclatante, en plus, de ce que je disais plus haut de la spatialité de la production mythique de l'Histoire. On voit que ce n'est pas "jouer le particularisme" que de souligner combien le débat culturel mouvementé dont l'Algérie est à nouveau le théâtre depuis 1979, particulièrement à Tizi Ouzou, confirme cette intuition.

Si l'on reprend mon opposition "Espace maternel"-"Cité" l'on peut dire que l'ethnologue décrit toujours depuis la Ci­té et pour la Cité, même s'il est issu en partie de l'espace de la Terre qu'il a vocation de décrire. La description ethnographique est phénomène d'écriture, si près qu'elle veuil­le se situer de l'oralité de l'Espace maternel. On a déjà vu qu'elle est mise en écriture sur la scène de l'Histoire, d'u­ne oralité qu'elle pose comme a-historique et dont elle mon­tre bien souvent la mort, du fait de l'intrusion de l'Histoi­re. Elle nie à l'oralité la maîtrise du temps historique, et même l'inscription de ce temps, dont la rencontre ne peut que lui être fatale, si l'on en croit le discours ethnogra­phique. C'est pourquoi on a vu la montagne kabyle, chez Fe­raoun, idéaliser à son tour le temps que l'émigré a passé ailleurs. Pour Amer, dans La terre et le sang, à peine de re­tour après vingt ans d"'oubli", "sa longue absence n'a d'ores et déjà plus d'autre signification que celle d'une parenthè­se gigantesque, impuissante à changer le sens général d'une phrase" [96]. Quant à La colline oubliée, de Mammeri, j'y ai souligné à la fois la célébration de la répétition collective indéfinie des mêmes rites, garants de la continuité du groupe, et la mélopée funèbre des mères blessées ou la mort de Mokra­ne lorsque l'Histoire envahit brutalement cet espace clos [97].

Quelle que soit la grandeur de certains de ces textes, dont j'avais décrit ce que j'appelais le "chant d'immobilité", il me semble qu'on ne peut plus les considérer de manière aussi schématique comme ignorant l'Histoire. Certes, la ter­re n'y a de sens qu'intégrée à un espace-temps : celui, le plus souvent, de l'enfance où règne la mère souveraine des valeurs de l'ombre, ou du moins de ce qu'on cache aux autres. Cet espace secret est chant d'immobilité, hors de la blessure du temps de l'Histoire chez Farès ou chez Mammeri, flamme cachée, mer des origines chez Dib ou Jean Amrouche, grotte profonde de l'inceste et de la mort chez Kateb. Mais l'obses­sion même de cette permanence secrète, qui fait souvent la poésie de ces textes, n'est concevable qu'à partir de la bles­sure même de l'Histoire. La nécessité de retrouver le chant d'origine, chez Amrouche, ou plus simplement un "lieu où vi­vre" chez Farès, ne se dit qu'à partir du lieu même de déchi­rement, que depuis le fil aigu de cette lame de rasoir où danse l'oiseau dans la chanson de tante Aloula : n'est-il pas significatif justement, dans Yahia, pas de chance, que ce soit cette vieille femme dans sa cuisine qui, par son "chant d'immobilité" même, apprenne à l'enfant à entrer dans le lieu de la guerre, à franchir le "Pas de la Chance", celui d'où tout retour en arrière est interdit ? Dualisme, certes, mais non plus dans les termes où l e posait l'anthropologie. L'univers traditionnel n'ignore point l'Histoire : il est au contraire producteur de valeurs qui ne prennent leur sens que dans et par la sommation de la modernité.

Espaces et rencontre historique des discours

C'est pourquoi il m'avait semblé nécessaire d'opposer tradition et modernité, telles qu'elles se lisent dans tous les discours en présence, y compris le discours social et l'écriture romanesque, non plus comme des systèmes de valeurs, ce que fait toute idéologie aussi bien progressiste que coloniale, mais comme des espaces symboliques, sur lesquels vien­nent se greffer, non seulement des concepts, mais des images et des sensations. Ces espaces ("Espace maternel" et "Cité") peuvent ainsi servir de médiateurs à tous les discours en présence. Et ils manifestent en même temps, dans l'instant de leur médiation, l'inscription historique de tous ces discours, c'est-à-dire de tous ces systèmes de représentation, essen­tiellement mouvants malgré leur prétention à la pérennité. Qu'importe alors que la rencontre de Lakhdar et de l'horloge de la gare de Bône, dans Nedjma, soit celle de "vécus" diffé­rents et apparemment contradictoires du temps : c'est la ren­contre même, et la formulation, précisément, de cette diffé­rence, qui est historique. Et elle n'est possible que par la médiation de représentations d'espaces.

Espace maternel et Cité coïncident parfois (souvent) avec les lieux différents que sont la campagne et la ville, mais on peut fort bien trouver les valeurs de la Cité à la campagne (les différentes modernisations de l'exploitation agricole, réformes agraires ou révolutions agraires les y installent à grands pas), et les sombres retraites de l'es­pace maternel à la ville, même s'il ne s'agit pas de la mère ou de la ville natale. Lâbane, dans Dieu en barbarie ou Le Maître de chasse, recherche l'obscurité rassurante de la vieille ville pour se protéger des regards qui l'assaillent, alors même qu'il n'est pas né dans cette vieille ville. L'op­position entre ces deux espaces repose donc sur une double opposition au niveau, d'une part de la perception da temps, d'autre part de celle de l'ombre et de la lumière, de l'opacité et de la transparence.

L'espace irréel et ouvert de la ville où l'on rêve, ébloui, de posséder l'Etrangère, cet espace où Rachid rencon­tre, dans Nedjma, la somptueuse sultane de ses rêves, "chimè­re semblant personnifier la ville d'enfant", et l'espace con­cret au contraire et clos, lieu de la rêverie élémentaire où règne la mère, où le chant de tante Aloula au fond de sa cui­sine est pétrification et délivrance à la fois pour Yahia, sont tous deux immobiles, l'un dans sa transparence illuminée et trompeuse, l'autre dans sa solide opacité rassurante. Mais il ne faut pas entendre cette immobilité comme ignorant l'His­toire : ils sont les lieux où l'Histoire vient se faire, par la médiation desquels, on vient de le voir, elle se dit.

On peut encore parler d'espace en ce qui concerne la troisième direction de ces structures profondes : celle de la quête du père, prolongement de la quête de l'identité et du nom. Peut-être vaudrait-il mieux cependant utiliser le terme de mouvement, ou celui de tension, ou mieux encore celui de désir. La quête désirante du père et de l'identité, à la­quelle contribue l'énonciation romanesque, est spatialité. dans le mouvement quêteur du héros comme dans celui du texte. Mouvement, tension, désir, qui sont ceux également de cette "danse" de Khatibi devant l'Occident dont il a déjà été ques­tion. Cette notion de tension, de désir (possession et meur­tre à la fois), me semble capitale pour dépasser la notion trop superficielle (parce que simplement descriptive et sta­tique) d '"acculturation". C'est ici que la recherche des structures profondes nous mène le plus près de ce que révèlerait l'approche psychanalytique : le "roman familial", au sens freudien du terme, et tel qu'il a été repris par Marthe Robert pour expliquer justement la genèse du roman [98]. Si le père, recherché-détesté, est bien souvent présent-absent dans les romans maghrébins (pas seulement dans les romans maghré­bins), s'il est cette béance en laquelle vient s'abîmer la trajectoire de bien des narrateurs-écrivains, l'Occident ti­ent parfois de manière explicite (Khatibi), parfois de maniè­re voilée ou inconsciente (Boudjedra, Farès), la même place, remplit le même rôle de violence qui fascine, de meurtre dé­siré, de béance mortelle.

C'est pourquoi le terme d'acculturation, dont j'ai dé-jà montré qu'il était bien souvent une facilité dans un dis-cours complaisant d'intellectuels, me semble à la fois limi­té et commode. En réduisant cette tension désirante, ce mou­vement donc (violemment linéaire et vectoriel chez Farès, circulaire chez Chraïbi ou Malek Haddad) à un phénomène sta­tique, descriptible, objectif, il permet au critique ou au sociologue étranger de ne pas s'impliquer dans sa description, à l'écrivain ou au sociologue maghrébin de masquer d'autres problèmes derrière ce paravent reconnu, et au discours de l'institution (universitaire ou idéologique) de continuer à esquiver le réel. Il maintient la fiction d'une parole objec­tive, extérieure à ce qu'elle décrit. La spatialisation dé­sirante du concept permet au contraire de tenir compte de l'implication inévitable dans sa description de celui qui dé­Crit. De récuser la trop facile dichotomie sujet-objet dans une description où le sujet de l'énonciation peut soudain devenir objet lui-même, et inversement. Situation de fait de toute littérature interculturelle qu'on a vue en commençant, et qui ne peut se comprendre que dans et par une spatialisa­tion de notre langage.

De plus, cette tension dans le rapport, tant avec le père qu'avec l'Occident, est bien ce qui inscrit le plus pré­cisément le dualisme spatial évoqué plus haut dans la moder­nité historique. Ne rejoint-on pas ici Fanon et sa descrip­tion de l'inconscient, individuel ou collectif, du colonisé en période de révolution ("Le regard que le colonisé jette sur l'espace de l'Autre est un regard de luxure, un regard d'envie : rêves de possession. Tous les modes de possession ; s'asseoir à la table du colon, coucher dans le lit du colon, avec sa femme si possible" [99]. Le désir évoqué ici est un langage historique, qui surgit de la rencontre historique de deux espaces, ou plutôt de la sommation de leur dualisme ap­paremment statique par l'Histoire.

Pour en revenir au père, c'est de sa poursuite qu'il s'agit dans La Répudiation, de Boudjedra, de même qu'il s'a­gira de la poursuite de la reconnaissance par l'Occident-père, non tant par le malheureux héros de Topographie idéale pour une agression caractérisée (1975), que par son créateur à travers sa tentative d'écriture, dont j'ai déjà montré l'am­biguïté. Rachid et son frère, dans La Répudiation, cherchent le père pour le tuer. Et le lieu du père devient celui d'une fuite, transformant pour un court instant les deux espaces précédemment décrits. Dans tous les espaces que le père pos­sède momentanément, car il est surtout absence, son regard sera celui de la défaite, de l'humiliation, et finalement de l'impuissance des fils, comme lors de ce terrible repas que décrit Boumahdi dans Le village des asphodèles, ou dans les tête-à-tête honteux de Qui se souvient de la mer, de Dib, ou encore dans ce colossal affrontement au-delà de la mort du héros de Succession ouverte, de Chraïbi, au Maroc, avec le "Seigneur", son père. Et toute l'histoire de Nedjma n'est­-elle pas, dès 1956, celle d'une quête éperdue des pères, mais aussi d'une prise de possession des fils par les âmes d'an­cêtres et les ombres ?

De nos jours, les pères sont revenus, et ils ont rem­placé la ville des Autres que les fils voulaient détruire par une ville bâtarde à son image. Les fils rêveront donc à la destruction, toujours différée, de cette ville-fausse couche, selon l'expression de Bourboune. Mais en fait, c'est bien à un transfert d'espace que l'on assiste, ne serait-ce que par la production de l'espace du texte romanesque en langue au­tre, où la mère devient un otage. Bien plus, elle est la suppliciée de cette mise en scène tragique. C'est d'elle que l'auteur de La Répudiation organise le sacrifice, et c'est la folie de la tante aux multiples visages, mère cosmique, qui donne une part de leur violence aux romans de Farès. Le sa­crifice propitiatoire de la mère, chez Boudjedra et Boumahdi, est le véritable suicide des fils. Il est le drame le plus poignant d'une société en mutation comme de l'écriture roma­nesque qu'elle produit. Il est aussi la mort de l'espace de cette quête désirante éminemment historique, par l'historici­té même de cette projection d'espace langagier peut-être il­lusoire ?

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Ces structures profondes de l'imaginaire, telles qu'elles ont été esquissées ici, convergent donc dans une appréhension complexe de l'espace, dont l'ambiguïté même est signifiante. Appréhension traditionnelle toujours présente, toujours violemment vivante, où la mère silencieuse est un point fixe infaillible quoique suppliciée. Appréhension nou­velle qu'apporte la béance de la ville laissée vide par le colon, opposée le plus souvent à la campagne ou au grand Erg en Algérie, opposée à la ville-mémoire au Maroc, mais béance qui est celle aussi du pouvoir, La ville nouvelle, la "ville à venir" ou celle des "nouvelles constructions", est ce lieu meurtrier et inexistant à la fois où se jouent pourtant les signes d'une prise de pouvoir essentiellement langagière. Et comme les discours idéologiques dont ce pou­voir est le but, l'enjeu, l'écriture romanesque est elle aussi issue de la ville; elle est d'essence citadine.

Car la ville est le champ clos de tous les affronte­ments de discours. Elle est cet espace qui donne vie au gen­re romanesque et qui l'interpelle en même temps. Elle est le lieu du lecteur et du critique, comme de l'écrivain. Elle est la mère aussi de l'idéologue comme du législateur. Elle est le lieu de l'écrit, qui participe de son essence comme de sa nature essentiellement symbolique. La ville comme 1'é­criture sont tout entiers symboles. L'une et l'autre renvoient à autre chose, désignent un réel qui est ailleurs, mais qu'on peut lire à travers la transparence de leurs si­gnes, ou créer dans l'opacité spatialisée de tel syntagme narratif. Toutes deux sont absence de l'objet désigné et dis­tance du lecteur dont l'acte seul les rend signifiantes, mê­me si toutes deux cherchent à donner une opacité à leur corps, pour le faire exister par lui-même.

Cette opacité pour l'une et l'autre est en situation perpétuelle de perte ; la ville livrée au technocrate perd les derniers refuges de sa mémoire, et l'obscurcissement, les techniques de brouillage auxquelles l'écriture romanes­que se livre sur son propre corps ne sont qu'invites supplé­mentaires à la lecture-consommation, aux déchiffrements mul­tiples qui la font exister, qui lui donnent son fonctionne­ment, sans lesquels elle serait, au sens propre du terme, lettre morte. L'oralité, au contraire, est cette opacité que l'écrit s'évertue à désigner. Et ce n'est pas l'un des moin­dres points communs entre la ville et les différents discours qu'elle porte, que cet écart entre leur commune transparente irréalité, et l'opacité du réel, scandale permanent pour l'i­déologue au même titre que l'oralité, et dont aucun discours citadin ne saurait peut-être véritablement rendre compte.

L'espace me semble donc une notion essentielle pour tenter une appréhension globale du roman maghrébin de langue française dans son fonctionnement. Sa division bien plus tranchée - encore que complexe - au Maghreb qu'en Europe au niveau des structures profondes de l'imaginaire, conditionne en grande partie tous les autres niveaux de ce fonctionnement, et en particulier ce que j'ai appelé d'abord les "conditions extérieures" de la production romanesque en langue française en Algérie. Et dans cet espace, la ville est un enjeu majeur. Finalement, l'entreprise du critique étranger n'est sans doute pas plus ambiguë que celle de tous les discours qui participent de la transparence meurtrière de cette ville, parmi lesquels le discours romanesque n'est pas le moindre "faiseur de signes hagards".

L'espace participe de l'historicité de la forme, et la signifie

Il convient à présent de préciser quelque peu ce qui a été jusqu'ici présenté comme une évidence, à savoir l'ins­cription historique de la spatialité. Spatialité non plus du signifié dont on vient de parler longuement, mais de la forme littéraire elle-même. Et d'abord le concept de spatialité de la forme, qui peut surprendre une histoire littéraire davan­tage accoutumée à considérer l'écriture sous l'angle de la durée, l'espace étant réservé au référent comme au signifié du texte, et bien sûr à leurs relations avec le texte et son inscription historique dans un"contexte" dont la spatialité sera considérée le plus souvent comme trop évidente pour prêter à description. Soulignons cependant que la spatialité de la forme n'est plus une découverte, puisque Proust déjà comparait lui-même son oeuvre à une cathédrale, réclamant du lecteur une perception simultanée de son unité spatiale totale, et reprochait à Sainte-Beuve de ne voit la littéra­ture que "sous là catégorie du Temps". Que ce n'est pas un hasard non plus si Georges Poulet, dont Les Métamorphoses du cercle sont par ailleurs bien connues, s'est penché sur l'es­pace proustien, et si Michel Butor, quoique manière bien des­criptive et mondaine, consacre une partie de ses Répertoire aux relations du roman et de l'espace [100].

Il n'en reste pas moins que l'espace romanesque est encore le plus souvent envisagé essentiellement sous l'angle du signifié. Certes, la recherche sur la spatialité du si­gnifiant peut difficilement précéder l'intention de l'écri­vain. C'est pourquoi une des études les plus récentes sur l'espace romanesque au XVIIIème siècle précise : "On enten­dra par "espace", dans ce contexte, celui où se déroule l'in­trigue. Chez Marinetti et Apollinaire, par exemple, il s'a­git de toute autre chose : cette fois, on tire partie des ressources de la typographie, des blancs, des colonnes, des marges, bref de la page et du volume considérés comme ob­jet" [101]. La spatialité de l'écriture, pour moi, ne ré­side pas, cependant, dans la matérialité de son support, c'est-à-dire du "livre comme objet", pour reprendre l'expres­sion de Butor. L'objet ne m'intéresse pas en lui-même, en ce qu'il ne prend sens spatial pour moi, ne devient spatialité signifiante, que dans la lecture. L'espace signifiant est mouvement. Il est tendu de désir. La spatialisation de la matérialité du texte par les Calligrammes, comme telles "re­cherches" de peintres contemporains nous livrant l'objet u­tilitaire, par exemple, dans sa matérialité lui aussi, ne me semblent intéressantes que dans un contexte spatial de lecture, de réception productrice qui leur donne sens. Sinon, il ne s'agit là encore que de "lettre morte".

A la suite de Matoré [102], Weisgerber décrit ce qu'il appelle un "alphabet binaire de l'espace romanesque", c'est-­à-dire un ensemble de couples antithétiques de termes spa­tiaux ou "polarités" : proche/lointain, haut/bas, petit/ grand, fini/infini, cercle/droite, etc.."Polarités" au sein desquelles il dégage de façon intéressante une ambiguïté en­tre la relation d'opposition originale et sa transformation éventuelle dans le texte en complémentarité, identité, symé­trie, synthèse ou inclusion. Et, de même, il souligne l'impor­tance de la métaphore spatiale dans notre langage. Toutes ces observations intéressantes le sont cependant essentielle­ment dans une considération du langage en général, qui est en grande partie le propos de Matoré. Elles ne nous disent pas la spécificité spatiale de l'écriture littéraire dans son fonctionnement.

On s'en approche lorsqu'il montre que l'espace du ro­man est un ensemble de relations dont le texte apparaît com­me la projection, la production, rétablissant ainsi une pri­mauté du signifiant. Mais ces relations, qu'elles soient en­tre les objets, entre les objets et le personnage, ou entre objets, personnages et narrateur, intra ou extradiégétique, n'en restent pas moins intérieures à la diégèse du roman, qui est toujours considéré du "point de vue" (la notion de point de vue chère à James est ici reprise avec profit dans cette optique) de l'observateur-narrateur ou de l'observateur-protagoniste. Les phénomènes de résonance d'un élément de l'espace du texte avec l'autre, qui ne peuvent être perçus que par le biais d'une description de la lecture, tout comme la spatialité de cette lecture même, ne sont nullement abor­dés. Le texte reste considéré dans sa seule fonction dénota­tive, laquelle suppose, qu’on le veuille ou non, sa relative transparence. Les phénomènes de langage signalés plus haut ne peuvent pas, à mon sens, être considérés comme des phéno­mènes d'écriture, au sens de littérarité, puisqu'ils se re­trouvent en dehors du texte littéraire.

La spatialité de l'écriture telle que je la conçois suppose que soit considéré l'ensemble du phénomène de l'énon­ciation littéraire, c'est-à-dire qu'y soit inclus le lecteur implicite vers lequel le texte est dirigé, comme la mémoire qu'il a, en lisant tel passage de l’œuvre, des passages . qu'il a déjà lus. Mémoire seule susceptible de faire réson­ner la cathédrale. L'horizon d'attente et l'écart, dont la formulation ne s'inscrit pas innocemment dans la spatialité du langage de communication courante, en ce que le dialogue qu'ils supposent est spatial, seront évidemment des termes privilégiés de cette spatialité de l'énonciation par laquel­le je tente de saisir la rencontre de différents langages ici convoqués. Est spatial en effet le mouvement même de l'écart désirant dans lequel s'inscrit l'écriture en sa re­lation à tous les autres textes ou discours qui composent l'espace intertextuel qui lui donne sens. Comme la mise en spectacle de son propre signifiant en son écart même, dans laquelle on a vu avec Riffaterre l'un des critères de la littérarité. "Ce que dit l'énoncé", souligne Genette, "est tou­jours en quelque sorte doublé, accompagné par ce que dit la manière dont on le dit, et la manière la plus transparente est encore une manière (...). C'est cet "en même temps", cet­te simultanéité qui s'ouvre et le spectacle qui s'y fait voir, qui constitue le style comme spatialité sémantique du discours littéraire, et celui-ci, du même coup, comme un tex­te, comme une épaisseur de sens" [103].

A la différence de Genette cependant, qui démarque cette spatialité de toute durée tout en affirmant fort juste­ment : "La bibliothèque : voilà bien le plus clair et le plus fidèle symbole de la spatialité de la littérature" [104], je considère que c'est cette spatialité même qui fait l'histori­cité du texte littéraire, lequel appartiendrait bel et bien à cette pérennité mythique et universelle dénoncée plus haut s'il n'exhibait la spatialité, l'épaisseur de son dire dans leur relation à tous les autres textes de l'époque ou de la bibliothèque.

Historicité et situation (autre terme spatial) idéolo­gique du texte se rejoignent ici. Espace et durée, espace et discours ne font qu'un malgré la prétention de ce dernier à la transparence qui escamoterait son historicité. Et ceci, particulièrement dans un "espace de décolonisation", dont j'utilise la dénomination ambiguë de préférence à "espace en cours de décolonisation (ou de développement)" pour montrer que si décolonisation et développement sont transformation de l'espace, ils sont eux-mêmes discours ayant leur propre di­mension spatiale, leur propre signifiance qui ne peut fonctionner que par référence à sa spatialité propre. Et récipro­quement, "ce n'est que par son caractère formel que l'inscrip­tion de l'espace dans l'ensemble textuel fait émerger le pon­dit de l'idéologie régnante, qui impose une certaine vision du paysage, de la ville, des distances. De l'espace, C'est dire que si je ne vois pas le sens d'une analyse structurale des textes hors une préoccupation idéologique, je ne conçois pas non plus une analyse idéologique qui ne passe pas par ce qui fait la spécificité littéraire" [105].

De le même façon, on a vu un peu plus haut que l'espa­ce n'est dynamique, ne s'inscrit dans l'Histoire, qu'à partir du moment où d'objet de l'écriture il devient écriture à son tour (car même l'espace référentiel n'est toujours qu'une représentation d'espace, qu'un langage) et participe à ce ti­tre dans une heureuse complémentarité à l'historicité de la forme qui le dit. Or, cette jonction productrice d'un espace signifiant et d'une historicité de la forme qui le dit n'est possible que par une productivité de l'ambigu - productivité elle-même spatiale - soulignée également plus haut dans le mythe.

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Aussi est-ce sa spatialité qui va inscrire à son tour la figure rhétorique de l'ambiguïté dans une signifiance his­torique. Toutes les oppositions dégagées pour matérialiser la productivité de l'ambigu sont en effet d'essence spatia­le.

Et d'abord, la plus "naturellement" spatiale de ces oppositions : celle de la ville-et du désir comme du lieu. La dichotomie de mes "structures profondes" va se retrouver ici, mais singulièrement le désir qu'on avait déjà vu comme l'une des dimensions essentielles de l'espace maternel, ou de ce que j'appelle aussi le "fondamental", va devenir l'ins­cription historique de cet espace, en ce qu'il est, peut­-être, le mouvement de l'Histoire, comme de sa production par le mythe, par l'espace du mythe. Or, ce désir introduit l'am­biguïté dans cet espace maternel trop vite considéré comme un refuge contre l'Histoire, comme un "garage de la mort len­te", pour reprendre l'expression de Kateb. Le "chant d'immo­bilité" est violence. Cette violence fondamentale de la "Terre" qui finit toujours par avoir raison de la ville, par retourner contre elle sa violence, son exclusion.

Protection contre les dangers de l'errance, qui se confond souvent avec le fond bédouin, mais aussi avec le dé­sir de Kahena suppliciée, la ville est en effet historique violence de l'écrit contre l'oralité et ses périls. Elle est commencement absolu d'un espace clos de remparts contre la vengeance immémoriale de Dieu : la première ville n'a-t-elle pas été construite par Caïn après le meurtre d'Abel, pour marquer la démesure d'un désir de puissance qui en fait aus­si l'origine de toutes les guerres [106] ? Or, comme Caïn, Kamal Waëd dans Dieu en barbarie et Le maître de chasse s'est entouré de remparts avec la ville qu’il représente, contre la vérité de son être dont les steppes environnantes sont le péril qu'il conjure encore en tuant Hakim-Abel-Habel, dont la parole cependant ne cessera de le poursuivre. La ville est à la fois meurtre du "lieu où vivre" chez Farès, et ex­clusion d'un mouvant foisonnement du sens. Construite par Caïn au pays de nulle part, elle est l'espace (et non le lieu) d'une pétrification des mots dans Qui se souvient de la mer ou Cours sur la rive sauvage.

Quels sont, cependant, cette oralité, ce foisonnement signifiant et ce lieu dont la ville dans sa violence est censée protéger ? Ils sont surtout cette "réponse se rédui­sant au mot 'rien"', et l'errance d'un désir qui n'existe que par l'absence de lieu. Mais cette absence de réponse comme de lieu sont probablement la plus formidable violence : celle d'un sens qui ne peut jamais être donné comme absolu, défini­tif et éternel, mais n'existe au contraire que par le non­-sens du quotidien et de la mouvance triviale qu'est, en fait, l'Histoire, laquelle se perd elle-même dès lors qu'elle est à la recherche d'un sens un.

La ville, comme tout discours idéologique ou comme toute "doxa" est l'affirmation violente de l'unicité d'un sens dans la construction même des remparts qui la protègent contre l'errance des steppes et la dérive du sens. Elle est donc le paradigme coupé du syntagme qui aurait multiplié son sens en lui donnant d'autres pouvoirs signifiants que le seul pouvoir de nommer. Or, la ville comme le discours sont d'abord cette violence d'un lieu qui nomme, qui dit l'iden­tité contre le multiple, contre la différence. Le paradigme isolé, comme la ville-identité de l'un, excluent la différen­ce par rapport à laquelle pourtant s'inscrit leur pouvoir de nommer, dont la spécularité serait proprement insensée sans l'exclusion de la différence qui leur permet d'être.

Or, cette différence est, de fait, l'Histoire, tout comme le syntagme de la phrase est l'actualisation du para­digme dans sa rencontre et son articulation avec d'autres pa­radigmes comme avec leurs fonctions multiples et changeantes. Le discours ne peut produire l'Histoire que s'il accepte de se mettre lui-même en résonance intertextuelle dans le rap­port avec d'autres discours. Rapport, résonance, qui sera plurilinguisme et représentation carnavalesque : l'essence même du roman selon Bakhtine. C'est pourquoi la spatialité de l'ambigu, dans la représentation manichéenne des langages, s'oppose à l'abstraction du signe univoque, et la ruine par la manifestation de son opacité. Opacité spatiale qui est bien cette Très Grande Violence qu'annonce le Muezzin bègue et athée de Bourboune. Le signe univoque est ce paradigme, découpage linéaire vertical et hiérarchisant d'un réel dont il faut rétablir par l'ambiguïté la spatialité du syntagme [107].

L'un des aspects les plus évidents, dans un contexte de décolonisation culturelle, de cette inscription histori­que de l'énonciation par la spatialité de son syntagme, est celui du lieu implicite de cette énonciation. Le statut idéo­logique de la littérature algérienne de langue française n'est pas ambigu du fait de l'étiquette que lui confère l'u­sage de cette langue en elle-même. Il l'est à cause de l'univers culturel dans lequel chaque texte isolé fonctionne, qu'il soit de langue française ou arabe. Abdelhamid Benha­douga a beau écrire des romans en arabe sur la Révolution Agraire : son écriture "réaliste" réinvente vingt ans plus tard celle de Feraoun, avec laquelle elle partage ses modè­les de transparence, de primauté du sens, d'humilité de l'é­nonciateur face à une lecture extérieure. La quasi-absence d'écart du Vent du sud ou de La fin d'hier [108] par rapport au modèle scolaire importé de l'écriture romanesque feraou­nienne manifeste l'anachronisme et, en fin de compte, l'alié­nation, malgré l'aspect progressiste de son projet, d'une é­criture qui ne maîtrise pas son lieu d'énonciation. Le lieu d'énonciation d'une écriture est, en définitive, celui de l'idéologie qui fixe les normes de lecture - l'horizon d'at­tente - en fonction desquelles tel texte est produit.

Manifestation la plus évidente de l'historicité d'une forme littéraire, ou de n'importe quel discours, la probléma­tique du lieu d'énonciation permet, enfin, de répondre à la question de l'existence même d'une littérature algérienne (ou maghrébine) de langue française (ou arabe) en tant que telle. La "nationalité" (à supposer que ce critère soit per­tinent) d'un "courant littéraire" (à supposer que courant littéraire cohérent il y ait, ici comme ailleurs) ne se me­sure pas au lieu de naissance ou même d'habitat de ses écri­vains, ni au "sujet" (que pour éviter toute confusion avec l'énonciateur j'appelle plutôt "l'objet"), ou au sens signi­fiés. Elle ne se mesure pas non plus à la langue utilisée. Si elle peut se déterminer, ce n'est qu'à partir du lieu d'énonciation culturel avec lequel elle manifeste une cohérence ou un écart, lui-même constitutif d'un nouveau lieu discur­sif lorsqu'il existe. Toute littérature, particulièrement lorsqu'elle est sommée comme la littérature algérienne d'inventer l'historicité de son dire, ne peut donc exister en tant que telle, c'est-à-dire indépendamment de lieux d'énon­ciation géographiques, culturels ou discursifs qui lui soient extérieurs, que dans le mouvement désirant de l'écart qui lui crée un lieu d'énonciation inouï. Et cependant, ce mouvement désirant qui la constitue est également celui de sa perte en tant que telle, puisqu'il constitue en fait la singularité et en même temps le non-être de chaque écriture. "Le sort mortel de l'écrivain sans lequel il n'écrirait pas", dit en­core Blanchot, "est nécessairement une illusion dans la me­sure où pour s'accomplir réellement, il faut qu'il n'ait pas lieu" [109], car "écrire, c'est trouver le point où ici coïncide avec nulle part" [110] : le rapport équivoque de l'é­crivain maghrébin et de son critique, lorsque ce dernier est européen, procède peut-être du tremblement devant cette fon­damentale absence du lieu ?

 

 

 



[1] KHATIBI (Abdelkebir), La mémoire tatouée. Paris, Denoël 1971, 195 p. : p. 188.

[2] MORSY (Zaghloul), "Une letteratura senza avvenire : le palimpseste maghrébin", in : BEN JELLOUN (Tahar), La mémoire future. Anthologie de la nouvelle poésie du Maroc. Paris, Maspéro, 1976, pp.127-153. Sous la violence et l'ésotérisme du propos, dont Jamal Eddine BENCHEIKH (in: "La littérature algérienne horizon 2000, Les temps modernes (Paris), no 375 bis, octobre 1977, p.367.) a montré depuis qu'il "n'a proprement pas d'objet", se donne à voir en fait une véritable panto­mime culturelle pour initiés qui peut constituer en tant que telle, et â son corps défendant, la meilleure illustration du phénomène que je décris ici, et que décrit son auteur lui-même. A moins, et ce serait alors la vraie dimension révolutionnaire de l'article, qu'il ne s'agisse tout simplement d'un colossal pied de nez aux crédules ?

[3] BONN (Charles), La littérature algérienne de langue française et ses lectures. Imaginaire et discours d'idées. Sherbrooke (Québec), Naaman, 1974, 251 p. : p.155 à p.215.

[4] Le Monde (Paris), 23 septembre 1979.

[5] KHATIBI (Abdelkebir), Le roman maghrébin. Paris, Maspéro, 1968, 174 p. : p.9 à p.10.

[6] Témoignage chrétien (Paris), 7 février 1955.

[7] Sur cette poésie, la thèse la plus récente est celle de : LLAVADOR (Yvonne), La Poésie algérienne de langue française et la guerre d’Algérie. Etudes romanes de Lund (Suède), 1950, 205 p.. Mais elle n' enlève rien â l'intérêt de : DEJEUX (Jean), La poésie algérienne de 1830 à nos jours, Paris, Mouton, 1963, 93 p., ou â celui de BENCHEIKH, Jamal Eddine et LEVI VALENSI, Jacqueline , Diwan algérien. Alger, S.N.E.D.,1967, 255 p.. Et l'anthologie de BARRAT Denise, Espoir et parole, Paris, Seghers, 1963, 253 p., est toujours précieuse car elle reproduit des textes devenus introuvables. Sur la poésie militante anonyme de 1830 à 1850, on pourra consulter l'article de : HADJ - ALI (Bachir), "Culture nationale et Révolution", La nouvelle critique, (Paris), n° 147, juin 1963.

[8] KHATIBI, Le roman maghrébin, op. cit., p. 27-28. Voir également la périodisation proposée par : DEJEUX (Jean , Littérature maghrébine de langue française. Sherbrooke (Québec), Naaman 1973, 493 p. : pp. 19 â 33. Déjeux donne de plus d'utiles statistiques jusqu'en 1972.

[9] HADDAD (Malek), Les zéros tournent en rond. Paris, Maspéro, 1961, p.32.

[10] Complaisance qui rejoint cette "danse de désir mortel" devant l'Occident dont j'ai repris l'évocation à Khatibi…

[11] Le roman maghrébin, op. cit., p. 106.

[12] Voir l'analyse déjà annoncée de Qui se souvient de la mer au premier chapitre de ma seconde partie.

[13] CHRAIBI (Driss), Le passé simple. Paris, Denoël, 1954,  rééd. 1977, 261 p.

[14] Sur La répudiation et L'insolation, voir les chapitres 3 et 4 de ma seconde partie.

[15] Sur Le Muezzin, voir le chapitre 2 de ma seconde partie.

[16] DIB (Mohammed), La danse du roi. Paris, Le Seuil, 1968, 204 p.,  pp. 51-52.

[17] FARES (Nabile), Yahia. pas de chance, Paris, Le Seuil, 1970, 159 p., p. 40 et p. 147. La troisième partie du présent travail sera essentiellement consacrée aux textes majeurs de Dib et Farès, dans une association qui peut surprendre une logique d'Histoire de la littérature, mais se justifie par une hantise comparable du lieu ou et d'où dire.

[18] Sur les romans publiés à la S.N.E.D., voir le dernier chapitre de la première partie.

[19] BONN, La littérature algérienne, op. cit.

[20] Sur la situation actuelle du français, on pourra se reporter à: BONN (Charles), Situation du français et de l'expression culturelle de langue française au Maghreb. in: COLLECTIF, Guide culturel. Civilisations et littératures d'expression française. Paris, Hachette, 1977, pp. 206­-241. (Etude suivie d'une bibliographie par Jean DEJEUX, pp. 241-257.)

[21] Sur ce dernier aspect, voir infra, première partie, chapitre 4, pp. 413-417.

[22] "Je subis donc trois arrogances: celle de la Science, celle de la Doxa, celle du Militant. La Doxa, c'est l'Opinion publique, l'Esprit majoritaire, le Consensus petit-bourgeois, la Voix du Naturel, la Violence du Préjugé." (BARTHES (Roland), Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil, coll. "Microcosmes", 1975, 192 p., p. 51.). Ce concept emprunté à Barthes me sert à établir la liaison entre mes concepts de «discours idéologique" et de "discours social". Il désigne les "évidences" non formulées qui dans le "discours social" sont produites par une répétition dégradée du discours idéologique. Dans La littérature algé­rienne (op. cit.), je définissais le "discours social." comme une norme créée par l'idéologie pour sa propre célébration. C'était refuser au discours social, même s’il reproduit souvent les poncifs d'un discours idéologique disposant de tout le secteur moderne de diffusion des idées (mass-media, institution scalaire, organisations de masses, etc.), sa propre créativité, qui va souvent à l'encontre de ces normes, les parodie, y introduit un humour qui n'a pas force­ment le sens d'une opposition politique, mais qui répudie le dialogue politique mémo, au nom d'une savoureuse revanche du réel.

[23] BONN, La littérature algérienne, op.. cit.., pp. 100  à 105.

[24] "L'historicité de la littérature ne consiste pas dans un rapport de cohérence établi a posteriori entre des « faits littéraires », mais repose sur l’expérience que les lecteurs font d’abord des œuvres. (…) L’horizon d’attente, c’est-à-dire le système de références objectivement formulable qui, pour chaque œuvre au moment de l’Histoire où elle apparaît, résulte de trois facteurs principaux : l’expérience préalable que le public a di genre dont elle relève, la forme et la thématique d’œuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance, et l'opposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et vie quotidienne". (JAUSS (Hans Robert), Pour une esthétique ne de la réception. Paris, Gallimard, 1978, pp. 46 et 49.).

[25] La description de ces différents discours, fondamentale pour déterminer l'"horizon d'attente" dans lequel s'inscrivent et avec lequel. dialoguent les romans étudiés, sera faite au chapitre 4 de ma première partie.

[26] LAROUI (Abdallah), L’idéologie arabe contemporaine, Paris, Maspéro, 1967, rééd. 1973, 224 p., p.15.

[27] ARNAUD (Jacqueline), DEJEUX (Jean), KHATIBI (Abdelkebir), ROTH (Arlette), sous la direction de MEMMI (Albert), Anthologie des écrivains maghrébins d'expression française. Paris, Présence africaine, 1964, 301 p.

[28] MEMMI (Albert), Portrait du colonisé, -précédé du portrait du colonisateur  Paris, Buchet-Chastel, 1957, rééd. Pauvert 1966, 190 p.

[29] Le dirigisme de la création en Algérie y semble tellement naturel que personne, lorsque je faisais mon enquête, n'a été choqué en gêné par le libellé de la. question : "Si vous connaissiez un écrivain algérien d'aujourd'hui, de quels sujets lui conseilleriez-­vous de parler, ou de ne pas parler, dans ses livres ? ".

[30] Jean-Paul Charnay a montré par ailleurs en quoi la colonisation a introduit dans les sociétés arabes un troisième terme inacceptable structurellement autant que politiquement, à la traditionnelle opposition binaire "civilisation arabe" - "cultures vernaculaires", et qu'en "réduisant les oppositions internes du système ternaire de l’ère impériale, les luttes de libération reconstituaient un système binaire brutal mais simple : "arabe" - "colonisateur", et renouvelaient le millénaire débat arabo-musulman entre le bled et la cité : elles furent déversement géographique, par l'exode rural peuplant les bidonvilles puis par le retour victorieux des combattants des campagnes vers les villes. Inversement, la cité diffuse maintenant ses pouvoirs, sa culture et ses techniques sur les ruraux: l'autogestion, par exemple, offre-t-elle chance de confluence entre les deux expériences ?". (CHARNAY (Jean-Paul), "L'intellectuel arabe entre le pouvoir et la culture". Diogène (Paris), no 83, 1973, p. 61). Ces considérations me semblent utiles pour affiner l'opposition que j'établissais en 1971 (La. littérature algérienne, op.cit.), en assimilant peut-être un peu hâtivement espace maternel, terre et oralité d'un côté, et espace paternel, Cité et écriture de l' autre. Peut-on, en particulier, assimiler écriture de la Cité (en arabe ou en français), et écriture coranique, même si j’opte, comme en le verra en parlant de la "sommation de la littérature algérienne par l'Histoire", pour une historicité plus grande de l'Islam que celle qu'on a l'habitude de lui attribuer ? Peut-on cependant assimiler espace paternel et Cité ? Quel est, par ailleurs, le rôle de l'oralité dans le développement et l’affirmation du discours idéologique au Maghreb ? Quoiqu'il en soit, le rôle des discours idéologiques coagulants, on "idéologies coagulantes", pour reprendre les termes de Charnay, dans cette nécessité structurelle de réduction du ternaire au binaire, me semble mériter des développements. On en revient finalement toujours, me semble-t-il, à l’opposition entre une entité binaire plus ou moins coagulée, et une autre entité qui apparaît une pour mieux focaliser son exclusion. D’où toute une dynamique de l’exclusion, qui n’est pas propre cependant au Maghreb, mais peut-être à tout discours qui cherche à fonder l’affirmation illusoire de son unité sur l’exclusion de l’altérité qui blesse.

[31] La littérature algérienne, op. cit., pp. 89-94.

[32] BEN JELLOUN (Tahar), Harrouda, Paris, Denoël, 1973, 188 p.

[33] DELFAU (Gérard) et ROCHE (Anne), Histoire, littérature. Paris, Le Seuil, 1977, 316 p.

[34] Paris, Le Seuil, 1975, 243 p.

[35] C’est encore Jamel Eddine Bencheikh qui a le mieux repéré le procédé, dans l’article cité plus haut (« La littérature algérienne horizon 2000 »), alors que la gauche française s’extasie sur l’aspect « révolutionnaire » du roman, selon une lecture paternaliste que je décrirai en conclusion de seconde partie. A l’encontre de cette lecture pour le moins naïve, Bencheikh souligne que le héros du récit est muet. Que son témoignage est à jamais occulté, et que l’auteur seul déchiffre la « fantasmagorie spatio-linéaire » de son texte, dans un « enchevêtrement de références qui établit sa sémiographie. (…) L’écriture reproduit d’ailleurs cette topographie fourmillante, et ses procédés, maniés avec délectation, s’offrent à l’analyse avec ostentation. Une véritable anthologie des techniques à l’honneur depuis le « nouveau roman » des années 60. Bref, un exercice d’école qui ne néglige même pas les formules stylistiques et les clins d’œil culturels à la mode. » (p. 375).

[36] ETIENNE (Bruno), D.E.S. de Sciences politiques, Aix en Provence, 1963.

[37] BOUZID (Lounis), D.E.S. de Sciences politiques, Alger, 1965.

[38] Op. cit.

[39] YETIV (Isaac), C.E.L.E.F., Université de Sherbrooke (Québec), 1972.

[40] OULD AOUDIA (Andrée), D.E.S., Nanterre, 1968.

[41] SIBLOT (Paul), Mémoire de maîtrise sous la direction de Robert Lafont, Montpellier, Université Paul Valéry, octobre 1974.

[42] Mémoire de maîtrise présenté par BERTRAND (Michel), sous la direction d’Anne Roche, Aix en Provence, 1981.

[43] On  pourra se constituer une idée d’ensemble de cette recherche à partir du numéro spécial de la revie Œuvres et critiques (Paris, Jean-Michel Place, 1981), dont j’ai rassemblé les articles avec Jean Déjeux et Jacqueline Leiner. On peut en syuivre les résultats année par année grâce aux comptes-rendus critiques que je rassemble depuis 1974 pour l’Annuaire de l’Afrique du Nord (CRESM-CNRS). Voir aussi la bibliographie de fin de la présente thèse.

[44] ARNAUD (Jacqueline), Recherches sur la littérature maghrébine de langue française. Le cas de Kateb Yacine. Thèse de doctorat d’Etat, Université Paris III, 1978, sous la direction d’Etiemble, 1171 p.

[45] 1ère partie, chap. 4.

[46] L’Action (Tunis), 11 août 1958.

[47] BARTHES (Roland), Mythologies, Paris, Le Seuil, 1970 (1ère éd. 1957), 252 p., p. 209.

[48] FOUCAULT (Michel), L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1979 (1ère éd. 1971), 82 p., p. 45.

[49] Valeurs-refuge dont j’emprunte le principe descriptif à ETIENNE (Bruno), L’Algérie, cultures et révolution, Paris, Le Seuil, 1977, 335 p.

[50] « Le statut implicite de la littérature à l’école primaire est encore celui d’une « réserve » de modèles a-temporels (…) , à la fois du bien-dire et du bien-penser. » (VERNIER (France), L’écriture et les textes, Paris, Editions sociales, 1974, p. 174.)

[51] ESCARPIT (Robert), Sociologie de la littérature, Paris, P.U.F., coll. « Que sais-je ? », no 777, p. 113.

[52] KRISTEVA (Julia), « Le mot, le dialogue et le roman », Semeïotikè, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1969, 319 p., p. 95.

[53] MACHEREY (Pierre), Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspéro, 1970, voir entre autres pp. 27-28.

[54] JAUSS, op. cit., note 24, p. 49.

[55] Ibid, p. 53-54.

[56] Ibid., p. 58.

[57] On pense en particulier à l’opposition « approche externe »/ »étude interne » de WELLEK (René) et WARREN (Austin), dans La théorie littéraire, traduction parue en collection « Poétique », Paris, Le Seuil, 1971, 399 p., et de leur « école ».

[58] Thèses de doctorat de 3ème cycle soutenues respectivement à Montpellier-III en juin 1980, et à Paris-VIII en janvier 1978.

[59] RIFFATERRE (Michaël), La production du texte, Paris, Le Seuil, 1979, 287 p., p. 154.

[60] FRYE (Northrop), Anatomy of criticism, New York, Athenaeum, 1967, cité par TODOROV (Tzvetan), Introduction à la littérature fantastique, Paris, Le Seuil, coll. « Points » n° 73, 1976, 189 p., p. 14.

[61] BARTHES (Roland), Leçon, Paris, Le Seuil, 1978, 46 p., p. 17.

[62] PONGE (Francis), Douzième Entretien avec Philippe Sollers, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1970, p. 182, cité par JEAN (Raymond), Lectures du désir, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1977, 188 p., pp. 17 et 19.

[63] ROBBE-GRILLET (Alain), Pour un nouveau roman, Paris, Gallimard, 1967 (1ère éd. Ed. de Minuit, 1963), 185 p., pp. 14-15.

[64] En quoi je m’éloigne également de la démarche que j’avais suivie dans ma thèse de troisième cycle déjà citée. Même s’il ne s’agissait ni de thèmes ni de structures formelles stricto sensu, mais de « structures profondes de l’imaginaire », la spécificité, l’intransitivité de chacun des textes essentiels étaient rompus. La remarque vaut également pour la méthode de Jean-Pierre Richard, dont j’étais assez proche et dont je le suis encore dans une certaine attitude de lecture, mais dont je ne reprends pas la méthode d’exposé en ce qu’elle détruit l’axe syntagmatique du texte comme unité irréductible, pour en recomposer les paradigmes selon l’axe syntagmatique du discours critique.

[65] BARTHES (Roland), Essais critiques, Paris, Le Seuil, 1964, p. 272.

[66] BARTHES (Roland), S/Z, Paris, Le Seuil, 1970, p. 12.

[67] Ibid., p. 11.

[68] BARTHES (Roland), Le plaisir du texte, Paris, Le Seuil, 1973, 108 p., p. 9.

[69] « Dans la culture d’élite, les valeurs sont stables, alors que dans la culture de masse, elles sont fluides et toujours remises en question, puisqu’il s’agit d’une manière de vivre plutôt que d’une manière d’être. (…) Les jeunes actuellement en gésine d’une littérature devront se méfier du piège de l’institutionnalisation » (ESCARPIT (Robert), La révolution du livre, Paris, UNESCO/PUF, 1969 (1ère éd. 1965), 168 p., pp. 165-168). L’institutionnalisation dont parle Escarpit est cependant celle de la personne mythique des écrivains. Je pense au contraire (tout en inversant également les lieux de stabilité et de fluidité de la première phrase), que l’institutionnalisation mythique de l’écrivain en tant que personne, que biographie exemplaire, vraie ou fausse, est dans le Tiers-Monde un stimulant à la lecture. L’institutionnalisation dangereuse en ce qu’elle entraîne la stérilisation du fonctionnement culturel, est celle du langage littéraire, et non celle de son énonciateur.

[70] Derrière laquelle il n’est pas interdit de déceler la séduisante opposition entre parole de femme et discours viril dans la psychanalyse lacanienne (Voir par exemple LECLAIRE (Serge), On tue un enfant, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1981 (1ère éd. 1975), 141 p., pp. 36-41.).

[71] « La suprématie de la fonction poétique sur la fonction référentielle n’oblitère pas la référence (la dénotation), mais la rend ambiguë. A un message à double sens, correspondent un destinateur dédoublé, un destinataire dédoublé et, de plus, une référence dédoublée – ce que soulignent nettement, chez de nombreux peuples, les préambules des contes de fées : ainsi, par exemple, l’exorde habituel des conteurs majorquins : ‘cela était et n’était pas’ » (JAKOBSON (Roman), Essais de linguistique générale, Paris, éd. De Minuit, 1981 (1ère éd. 1963), 260 p., 4ème partie : Poétique, pp. 238-239). Le même auteur souligne d’ailleurs un peu plus haut que « l’ambiguïté est une propriété intrinsèque, inaliénable, de tout message centré sur lui-même, bref, c’est un corollaire obligé de la poésie. Nous répéterons, avec Empson, que ‘les machinations de l’ambiguïté sont aux racines mêmes de la poésie’. » (Ibid., p. 238).

[72] BLANCHOT (Maurice), L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1968, 382 p., pp. 101, 42, 28.

[73] LECLAIRE, op. cit., p. 38.

[74] Notion empruntée à LEJEUNE (Philippe), Le pacte autobiographique, Paris, Le Seuil, 1975, 361 p., p. 36 : « Par opposition à toutes les formes de fiction, la biographie et l’autobiographie sont des textes référentiels : exactement comme le discours scientifique ou historique, ils prétendent apporter une information sur une « réalité » extérieure au texte, et donc se soumettre à une épreuve de vérification. Leur but n’est pas la simple vraisemblance, mais la ressemblance au vrai. Non l’ »effet de réel », mais l’image du réel. Tous les textes référentiels comportent donc ce que j’appellerai un « pacte référentiel », implicite ou explicite, dans lequel sont inclus une définition du champ du réel visé et un énoncé des modalités et du degré de ressemblance auxquels le texte prétend. Le pacte référentiel, dans le sens de l’autobiographie, est en général coextensif au pacte autobiographique, difficile à dissocier, exactement, comme le sujet de l’énonciation et celui de l’énoncé dans la première personne ».

[75] Pour cette notion fondamentale qui sous-tend toute ma seconde partie, je m’appuie essentiellement sur BAKHTINE (Mikhaïl), Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, 489 p. Il s’agit du panneau central d’un triptyque dont le Dostoïevski et le Rabelais forment les deux volets, et me fournissent quant à eux à travers leur lecture par Julia Kristeva dans Semeïotikè  la notion de « roman polyphonique » et celle de « carnaval ».

[76] Article cité, p. 100.

[77] Voir surtout : LACHERAF (Mostefa), « La colline oubliée ou les consciences anachroniques », Le jeune musulman (Alger), 13 février 1953. Pour un historique du débat autour de La colline oubliée, on se reportera à DEJEUX, Littérature maghrébine…, op. cit., pp. 186-188.

[78] KATEB (Yacine), La poudre d’intelligence, in Le cercle des représailles, Paris, Le Seuil, 1959, 173 p.

[79] Op.  cit.,  p. 229.

[80] La réflexion actuelle sur le mythe est inépuisable. Voir mes principales bases de réflexion sur le sujet en Bibliographie générale.

[81] VERNANT (Jean-Pierre) et VIDAL-NAQUET (Pierre), Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Paris, Maspéro, 1972, 140 p., p. 30.

[82] Ibid. pp. 19-40 et 99-131.

[83] FAYE (Jean-Pierre), Théorie du récit. Introduction aux Langages totalitaires, Paris, Hermann, 1972, 140 p., p. 30.

[84] ROBERT (Marthe), L’ancien et le nouveau, Paris, 1963, cité par ZERAFFA (Michel), Roman et société, Paris, PUF, 1971, 184 p., p. 107.

[85] BUTOR (Michel), « L’espace du roman », Répertoire II, Ed. de Minuit, 1964, 301 p., p. 44.

[86] LOTMAN (Iouri), La structure du texte artistique, Paris, Gallimard, 1973, 415 p., pp. 310 et 302.

[87] Voir entre autres DESCLOITRES (Claudine et Robert) et REVERDY (Jean-Paul), L’Algérie des bidonvilles. Le Tiers-Monde dans la Cité, Paris, Mouton, 1969, et la belle préface de Jacques Berque. Ce malaise n’est cependant pas propre au Tiers-Monde, et le roman français de ces dernières années fournirait l’objet d’une comparaison intéressante avec les romans algériens que j’ai décrits. J’y reviendrai, très rapidement, en début de troisième partie. Sur ce thème dans le roman français contemporain, et sur son incidence dans la spatialité de leur énonciation, on pourra consulter : BONN (Anne-Marie), La rêverie terrienne et l’espace de la modernité, Paris, Klincksieck, 1976, 200 p.

[88] LUCAS (Philippe) et VATIN (Jean-Claude), L’Algérie des Anthropologues, Paris, Maspéro, 1975, 294 p.

[89] BERQUE (Jacques), L’orient second, Paris, Gallimard, 1970, 436 p. Il est intéressant que cette opposition soit précisément amenée par la question de l’historicité symbolique de ces deux espaces, qui est bien ce qui me préoccupe ici. Or, Berque souligne l’opposition toujours d’actualité entre les positions chinoises et soviétiques à ce sujet. Il cite, face à Lin Piao, Trotsky pour qui, « inévitablement, la ville entraîne la campagne », et la reprise de l’opposition « Cité mondiale » - « Campagne mondiale » dans le programme de l’Internationale Communiste de 1928. Le déni de l’initiative historique à la campagne, et au-delà, au Tiers-Monde, selon une extension parfaitement idéologique, semble bien être une constante du discours idéologique d’inspiration soviétique, dont le discours algérien s’inspire souvent.

[90] On peut se reporter à titre d’exemple très descriptif à ce qu’en dit le SECRETARIAT SOCIAL D’ALGER dans Algérie nouvelle et semblable. Mutation sociale et personnalité de base, Alger, Ministère de l’Information et de la Culture, mars 1970, p. 18 : « Au plan des consciences individuelles, le désir de modernité s’exprime en termes de besoins : l’Algérien est saisi par une immense faim de terres, d’écoles, de logements, d’emplois, d’automobiles. Il aspire à de nouveaux modes culinaires, à de nouvelles manières vestimentaires, à de nouveaux types de loisirs. Il cherche à voyager à l’étranger. Il voudrait profiter de tous les apports de la technique moderne (…). Plus il est jeune, plus il se veut à la page. » Confrontation sans complaisance du discours idéologique avec la réalité historique, ce désir de modernité n’identifie pas forcément l’idéologie à la ville, au progrès. Le discours social mesure impitoyablement cependant l’idéologie dont il est abreuvé, et qu’il est loin de refuser, à l’aune de ce désir de modernité. Ce désir de modernité sous toutes ses formes, aussi bien matérielles (biens de consommation) que culturelles (soif idéologique et théorique bien réelle), est en passe de devenir, me semble-t-il, une des nouvelles différences entre Sociétés du Tiers-Monde (au moins dans leurs tranches citadines), et « Occident capitaliste ». Dans le domaine qui nous intéresse il serait, par exemple, intéressant d’étudier le symbole actif que sont devenues, dans les librairies du Maghreb, les collections entières des éditions Maspéro. Ces considérations ne concernent, bien sûr, que les tranches de la population les plus actives sur le plan culturel, qui sont minoritaires des deux côtés de la Méditerranée, mais beaucoup moins marginales au Maghreb qu’en Europe. Elles montrent en tout cas, aussi bien dans la soif de progrès que dans la soif d’idéologie qui en est souvent le corollaire, un sens tout neuf, une exigence irréductible de l’Histoire, d’une signification historique du devenir individuel et collectif.

[91] DUVIGNAUD (Jean), Chebika, Paris, Gallimard, 1968, 360 p.

[92] BERQUE, L’orient second, op. cit., pp. 33-36.

[93] Je me suis contenté dans ces quelques lignes de préciser le rapport de l’Islam à l’Histoire, dans l’optique très limitée de l’opposition « Espace maternel » - « Cité » que j’avais développée dans ma thèse de troisième cycle. Qu’on n’en déduise pas cependant que j’assimile l’Islam à la « Cité » telle que je l’avais alors définie. La conception arabo-islamique de l’Histoire n’en reste pas moins fort différente de la conception européenne, comme l’a montré entre autres Abdallah LAROUI dans La crise des intellectuels arabes, Paris, Maspéro, 1978 (1ère éd. 1974), pp. 21-24. Il est d’ailleurs intéressant de souligner que l’analyse de Laroui s’appuie sur un cas concret de sommation des arabes par l’Histoire : le problème palestinien. Or la révolution algérienne n’a-t-elle pas été en grande partie un cas semblable de sommation, par l’Histoire, de la conscience arabe et, corollairement, islamique ? Sur la genèse de cette Révolution dans l’Histoire antérieure du réformisme musulman, on pourra consulter : MERAD (Ali), Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940, Paris, Mouton, 1967.

[94] LAROUI, La crise…, op. cit., pp. 56-57.

[95] FAVRET (Jeanne), « Le traditionalisme par excès de modernité », Archives européennes de sociologie, no 8, 1967, cité par Lucas et Vatin, op. cit., p. 72.

[96] FERAOUN (Mouloud), La terre et le sang, Paris, Le Seuil, 1953, 254 p., pp. 12-13. L’espace devenu phrase : y a-t-il meilleure illustration, même dans un roman qui semble la nier si on en croit les historiens de la littérature algérienne, de la productivité sémantique de l’espace décrit par ces romans ?

[97] BONN, La littérature algérienne…, op. cit., pp. 56-57.

[98] ROBERT (Marthe), Roman des origines et origines du roman, Paris, Grasset, 1972, 364 p.

[99] FANON (Frantz), Les damnés de la terre, Paris, Maspéro, 1968 (1ère éd. 1961), p. 8.

[100] POULET (Georges), Les métamorphoses du cercle, Paris, Plon, 1961, 525 p. ; L’espace proustien, 1963. BUTOR, Répertoire II, op. cit..

[101] WEISGERBER (Jean), L’espace romanesque, Lausanne, L’Age d’homme, 1978, 267 p., p. 227.

[102] MATORE (Georges), L’espace humain, Paris, La Colombe, 1962.

[103] GENETTE (Gérard), « La littérature et l’espace », Figures II, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1969, 297 p., p. 47.

[104] Ibid., p. 48.

[105] EISENZWEIG (Uri), « L’espace imaginaire du texte et l’idéologie. Propositions théoriques. » in DUCHET (Claude), et al., Sociocritique, Paris, Nathan, 1979, 224 p., p. 186.

[106] Voir dans ELLUL (Jacques), Sans feu ni lieu, Paris, Gallimard, 1975, 304 p., essentiellement les très beaux premiers chapitres, consacrés à Caïn et à Nimrod.

[107] Voir à ce propos l’interprétation des Anagrammes de Saussure par Julia Kristeva (Article cité).

[108] BENHADOUGA (Abdelhamid), Le vent du sud, traduction Marcel Bois, Alger, SNED, 1975, 202 p. ; La fin d’hier, même traducteur, SNED, 1977, 228 p.

[109] BLANCHOT (Maurice), L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1981, 220 p., pp. 105-106.

[110] BLANCHOT, L’espace littéraire, op. cit., p. 48.