Ahmed Cheniki
Théâtre algérien,
Itinéraires et tendances.
Thèse de doctorat nouveau
régime
Sous la direction de Robert
Jouanny,
Université Paris 4,
1993
A ma mère, à mon père
A tous ceux qui oeuvrent pour une véritable naissance du théâtre en Algérie et au Maghreb
Et à ceux qui se sacrifient pour la vérité dans des
lieux où le mensonge est de rigueur
Je remercie M.Robert Jouanny pour son sérieux et l’aide
extrêmement précieuse qu’il m’a apportés.
Je ne peux oublier la décisive contribution de
M.Jean Déjeux, un homme qui a fait énormément connaître la littérature
maghrébine.
Je remercie également tous les amis -notamment les
vrais hommes de culture- qui m’ont permis de me remettre en question et de
comprendre que dans mon pays, l’Algérie, la vérité, encore voilée, est pour
demain.
Je ne peux oublier de citer notre amie, Jacqueline
Arnaud, ni Mme Jeanne Lydie Goré dont la générosité et la passion pour la
littérature sont exemplaires.
INTRODUCTION
Parler
du théâtre en Algérie, c’est poser préalablement le problème de la définition
du théâtre. Tous les travaux universitaires et les articles de presse
considèrent que les premières pièces ont vu le jour vers les années vingt après
la tournée égyptienne de Georges Abiad en 1921, groupe qui présenta à l’époque
deux drames historiques en arabe « classique », Salah Eddine el
Ayyoubi, une libre adaptation du Talisman de Walter Scott
et Thorâtou el arab, inspirée du Dernier des Abencérages de
Chateaubriand. Ce qui ne fut nullement le cas d’autant plus que les premières
troupes égyptiennes séjournèrent en
Algérie en 1907-1908 : Al koumidia el Masria (La Comédie
Egyptienne) de AbdelQadir el Masri et Jawq Souleymane Qardahi. Le
passage de ces deux troupes poussa de jeunes lettrés algériens à s’intéresser à
l’art théâtral. Qardahi joua essentiellement Salah Eddine et Antara
qui touchèrent le public constitué essentiellement de lettrés en langue
arabe . Ceux-ci, grâce à l’apport des associations culturelles et
religieuses, commencèrent à monter des pièces théâtrales. La date de 1921 est
donc sérieusement remise en cause. D’ailleurs, un témoin de l’activité
théâtrale en Algérie, Mahboub Stambouli, avance, lui, 1910 comme année de naissance des premières pièces algériennes1. Des associations culturelles et
religieuses existaient un peu partout à travers le territoire national
(Constantine, Médéa, Blida, Oran, Sidi Bel Abbès…). On jouait des pièces
mettant en scène des personnages historiques1.
L’arabité et l’islamité, deux thèmes fondamentaux marquaient le territoire dramatique et séduisaient un public
constitué essentiellement de lettrés en arabe. Leur nombre était restreint.
D’autres recherches s’imposent pour déterminer avec exactitude la date de
naissance et les conditions d’émergence de l’art théâtral en Algérie. De
nombreux chercheurs qui ne semblent pas avoir entrepris un sérieux travail
d’enquête et de terrain optent pour les années vingt comme les premiers moments
du théâtre dans notre pays. Cette confortable et facile position pose le
problème de la recherche et des moyens mis en œuvre pour arriver à ces fins. Il
est certain aujourd’hui que les premières pièces furent jouées vers le début du
siècle, non dans les années vingt comme semblent le croire de nombreux chercheurs
sans aucun travail préalable d’exploration. Ainsi, les choses commencent donc à
rentrer dans l’ordre, même si trop peu de travaux de recherche sérieux ont été
réalisés ces derniers temps. L’université est encore trop défaillante et
prisonnière de schémas trop sclérosés en matière de recherche théâtrale et
littéraire.
L’élément essentiel qui permit aux algériens de pratiquer l’art scénique
fut incontestablement les tournées de AbdelQadir el Misri et Souleymane Qardahi
qui ont été considérés comme des espaces de légitimation du discours artistique
européen, longtemps marqué par la méfiance et la suspicion.
-Le passage de la troupe de Georges Abiad :
Moins d’une quinzaine d’années après AbdelQadir el Misri et Souleymane Qardahi,
Georges Abiad qui organisa une tournée en Tunisie, débarqua à Alger en 1921
avec deux pièces historiques, Salah Eddine el Ayyoubi et Thorâtou
el arab. A partir de cette année, d’autres associations culturelles,
marquées par le passage de cette troupe, commencèrent à produire des pièces en
arabe « classique », d’ailleurs vite boudées par le public qui ne
pouvait pas apprécier un genre qui lui était totalement étranger. L’Association
des Etudiants Musulmans, l’ensemble Al Moutribiyya, l’association al
Mouhaddiba (L’Educatrice) furent constituées. Les expériences
égyptiennes, ne laissèrent pas les élites algériennes indifférentes à la
pratique théâtrale. Bien au contraire, quelques algérois se mirent à monter des
pièces. Ali Chérif Tahar écrivit trois textes représentés entre 1921 et 1923.
Ces pièces qui ne furent pas de grands succès populaires traitaient
essentiellement du thème de l’alcoolisme. Il s’agit de Achifa’ ba’d al manâ (La
guérison après l’épreuve), pièce jouée en 1921 et reprise en 1923 à l’Opéra
d’Alger avec, bien entendu, de nombreuses modifications, de Badi’, une tragédie
en trois actes présentée au Nouveau Théâtre et de Khadi’at el gharam
(Passions trahies). En 1922, fut donnée une pièce sans nom
d’auteur mais vraisemblablement puisée dans le répertoire égyptien, Fi sabil
el watan (Au service de la patrie). Celle-ci fut aussitôt
interdite parce que considérée comme subversive. D’ailleurs, le titre suggère
la logique nationaliste du texte. Les autorités coloniales qui veillaient au
grain ne pouvaient laisser passer un texte qui risquait d’éveiller les
consciences.
D’autres pièces furent montées vers le début des années vingt : Al
Mouslih (Le réformateur) de Ahmed Faris el Andalous, adaptée d’un roman de
Georges Zaydan. Jouées en arabe « littéraire », ces pièces ne
pouvaient pas séduire le grand public, souvent analphabète et qui découvrait un
genre trop peu familier à son mode de vie et à ses manifestations culturelles.
Cette absence du public s’expliquerait donc par plusieurs raisons : taux
très élevé d’analphabètes, absence de traditions en matière théâtrale, premiers
balbutiements de l’art scénique, problèmes d’ordre linguistiques, etc…
-Déjà la question des langues : La
question linguistique est posée. Les discussions sur ce point vont connaître
des moments extrêmement chauds et des heurts interminables surtout après
l’apparition du théâtre en arabe « dialectal » qui avait l’avantage
de toucher le large public qui retrouvait ainsi certains liens avec ses formes
populaires. Djeha de Allalou constitua une véritable bombe et
orienta définitivement le théâtre en Algérie rompant ainsi avec l’usage de
l’arabe « littéraire » qui arrivait uniquement à intéresser les
élites. Cette pièce allait paradoxalement accentuer le conflit linguistique
substantiellement idéologique qui opposait les défenseurs de l’arabe « classique »-unique
moyen, selon eux, d’exprimer l’authenticité du théâtre, instrument qui ne
devrait pas être « souillé » par l’usage de « la
langue de la rue »1- aux
partisans des idiomes populaires, outils plus adaptés et plus appropriés pour
attirer le grand public qui demeure de loin l’élément essentiel de la
communication théâtrale.
L’échec des représentations en arabe « littéraire » sonna le
glas de cette expression au théâtre et permit, par contre, aux auteurs d’opter
définitivement pour la langue populaire. Déjà, bien avant Djéha,
il y eut des pièces en arabe « dialectal » qui connurent un relatif
succès. Durant cette période, l’élite, sortie souvent des médersa, possédait
une certaine puissance et réussissait souvent à imposer ses vues. Ce qui ne fut
nullement le cas pour le théâtre.
-L’aventure de la théâtralité : Djeha
va soulever le problème de la structure dramatique. Allalou fit appel à la
forme du conte et à des traditions théâtrales algériennes (halqa, meddah…)
ainsi qu’à la structure du théâtre classique introduite en Algérie par les
troupes françaises et la formation égyptienne de Georges Abiad. Nous avons
cherché à déterminer les lieux d’affirmation et de cristallisation de la
culture populaire et du savoir dramatique « classique ». Nous avons
tenté de mieux déceler les traces « populaires » dans le texte
dramatique tout en entreprenant une plongée dans le fonctionnement de la
structure dramatique souvent marquée par une certaine ambivalence qui donne
l’illusion d’un texte à deux niveaux et à deux structures. Djeha
de Allalou, même si le texte n’est pas disponible, va nous permettre de déceler
l’espace de l’intertexte. De Djeha de Allalou, il ne reste qu’un
canevas et quelques résumés faits par Bachetarzi et l’auteur.
La
question de la structure dramatique marqua et marque encore les débats sur la
représentation théâtrale. Les travaux de Abdelkader Alloula et de Kateb Yacine,
des expériences à part, s’inscrivaient dans le cadre de la mise en œuvre d’un
autre système de représentation engendrant de nouvelles relations avec le
spectateur appelé à « regarder » activement le déroulement
spectaculaire. Le lieu scénique conventionnel considéré comme contraignant est
sérieusement remis en question. Le texte est ouvert et reste tributaire de la
nature de l’espace, u temps et de la disponibilité du public. Ainsi, les
auteurs cherchaient à revoir l’architecture scénique et à créer de nouveaux
espaces pouvant prendre en charge une nouvelle thématique et satisfaire les
nouveaux besoins du spectateur. Cette « convocation » d’une
nouvelle manière d’agencer le récit et de réutiliser les formes populaires
n’est pas du tout récente, mais reste marquée par l’aventure dramatique des
premiers hommes de théâtre. Rachid Ksentini jouait ses pièces comme un meddah
(conteur). Il réagissait en fonction des mouvements des spectateurs. La parole
investissait la scène et devenait elle-même, lieu de formation d’un nouvel
espace, produit de l’imaginaire du comédien et du public. Comment s’opère cette
remise en question du dioscours théâtral classique ? Comment la parole du
meddah et du gouwal (conteur) arrive t-elle à créer son propre espace ?
La
forme « classique », difficilement adoptée au début, va
dominer les édifices structurels et apporter une sorte de légitimité et de
caution à cette nouvelle forme. La scène à l’italienne, lieu clos, ne favorise
nullement la présence d’un rapport direct avec le public et désarticule les
éléments de la culture populaire contenus dans l’œuvre dramatique. Les traces
de la culture populaire s’imposent souvent dans la représentation de manière
indirecte et sans un travail préalable permettant leur mise en œuvre dans le
processus narratif et discursif.
L’influence de l’école italienne et de Molière sur les premiers hommes
de théâtre orienta profondément la manière d’écrire et de jouer des troupes et
inscrivit l’art scénique dans un cadre « comique ». Plusieurs pièces
de Molière furent souvent jouées par des groupes qui, souvent, oubliaient de
citer le nom de l’auteur français, réalité qu’on retrouve d’ailleurs au Liban,
en Syrie et en Egypte. Nous essaierons de voir comment se manifeste la présence
de Molière dans les textes dramatiques algériens. Nous entreprendrons une
plongée dans les adaptations de l’Avare (par Bachetarzi et
Touri). Une présentation de l’itinéraire historique de la représentation
théâtrale est nécessaire et permet de corriger certaines erreurs souvent
reproduites par les journalistes et les universitaires.
En parcourant les rares textes disponibles et les résumés des pièces, nous
découvrons la présence de plusieurs formes dramatiques cohabitant dans le texte
théâtral et lui insufflant une certaine richesse marquée par la diversité des
points de vue. Les Mille et Une Nuits, Corneille, Molière,
Goldoni, Plaute et le conte populaire investissent les pièces de Ksentini,
Allalou et Bachetarzi. Ce phénomène est aussi perceptible dans la production
des auteurs dramatiques du Moyen-Orient. C’est pour cette raison que nous
interrogeons succintement la pratique théâtrale dans les pays du Moyen-Orient
et les rapports qu’entretenaient les hommes de théâtre du Proche-Orient avec
leurs homologues algériens. Nous questionnerons aussi l’état des formes
traditionnelles dans ces pays et les relations existant avec le théâtre
européen apparu au dix-neuvième siècle et au début des années vingt en Algérie.
Il semble nécessaire d’analyser la situation du théâtre au Liban, en Syrie et
en Egypte et de situer la genèse et l’évolution de l’art dramatique dans ces
pays, chose qui nous permettra de mieux cerner notre problématique et
d’interroger sérieusement diverses pratiques théâtrales et leurs
inter-relations. Ce chapitre sera traité non pas d’une manière exhaustive-là
n’est pas l’objet de notre travail- mais nous interrogerons uniquement les
aspects pouvant intervenir dans l’examen de notre sujet.
-Apparition du théâtre et contexte historique : Le théâtre est
apparu au début du siècle grâce au contact avec des troupes moyen-orientales
qui ont apporté une certaine caution et une certaine légitimité à la
représentation artistique européenne. Ainsi, l’art scénique a été adopté dans
une période particulière, époque qui a vu l’avènement du nationalisme, suite à
la naissance d’une organisation politique, l’Etoile Nord Africaine (ENA), la
publication de romans, de textes politiques, historiques et religieux
correspondant sur le plan de la structure au schéma européen. C’est aussi
l’époque qui a enregistré la présence dans la vie active de gens formés dans
l’école française et les médersa qui se mettent à intervenir dans les colonnes
de la presse. De nombreuses revues ont été créées. Des associations culturelles
et religieuses ont ainsi vu le jour. Les premières pièces ont été jouées par des
auteurs qui faisaient partie de ces associations qui tentaient d’inculquer
certaines valeurs religieuses et des connaissances générales aux jeunes. Ce
n’est d’ailleurs pas sans raison qu’ils puisaient leurs thèmes dans l’héritage
arabo-islamique.
La
montée du nationalisme, l’émergence de la littérature et l’enseignement sont
les éléments-clé qui ont déterminé la
formation d’un public de théâtre. Le théâtre entretenait des rapports étroits
avec la littérature, le cinéma, la peinture et le savoir. Abdelkader Djeghloul
écrit ceci 1:
« Les années vingt représentent un moment décisif dans la
restructuration de la sphère culturelle algérienne. La nouvelle
intelligentsia qui se reconstitue lentement et de manière fragmentée,
met en place de nouvelles structures de production et de diffusion
culturelle : la presse (avec en particulier l’Ikdam), une
nouvelle
littérature d’expression arabe (avec Mohamed Laid) et française
(avec Abdelkader Hadj Hamou), une nouvelle historiographie (avec
Tewfik el Madani en langue arabe et Said Boulifa en français), une
nouvelle littérature politique ( avec l’Emir Khaled) et religieuse (avec
Abdelhamid Ben Badis). Dans ce processus de
construction d’une
nouvelle sphère, le théâtre occupe une place particulière. »
L’analyse des conditions
d’émergence de l’art scénique est nécessaire pour la connaissance des relations
qu’entretient cette discipline avec d’autres éléments de la vie culturelle.
Ainsi, un rapide regard sur la programmation et la production cinématographique
nous renseignerait sur la présence de traces, de séquences, de scènes et
d’idées dans le corps des pièces. Le cinéma égyptien, très apprécié par les
algériens, investissait la représentation dramatique. Le vaudeville, joué à
Alger durant les années trente, quarante et cinquante, marqua profondément une
grande partie de la production théâtrale. Après l’indépendance, les traces de
ce type de séquences sont palpables dans les pièces de Rouiched. Les thèmes
abordés n’ont d’ailleurs pas profondément changé. Cet auteur a écrit des pièces
dans le prolongement du théâtre de Mahieddine Bachetarzi et de Rachid Ksentini.
-Encore la (les) langue (s) : Le problème
linguistique sous-tend le débat sur la création artistique. Ce n’est qu’à
partir de Djeha que fut employée sérieusement la langue populaire
qui s’imposa, par la suite, sur la scène, marginalisant par la même occasion
l’arabe « littéraire ».
Il est
utile d’exposer rapidement la situation socio-linguistique de l’Algérie.
Celle-ci se caractérise par la présence de plusieurs langues : l’arabe
« littéraire » considéré comme langue officielle, le français, le
tamazight (plusieurs variantes linguistiques) et l’arabe populaire. Zohra
–Bouchentouf-Siagh analyse dans sa thèse de troisième cycle1
les pratiques linguistiques telles qu’elles fonctionnent dans les œuvres des
troupes d’amateurs. Si elles reprennent parfois le discours dominant sur les
langues, ces groupes posent aussi d’une manière, certes peu complexe, la
question linguistique et les tensions qui l’animent.
Durant la colonisation, la langue arabe vivait en quelque sorte une sorte de clandestinité aliénante. Marginalisée et dévalorisée par le colonisateur, elle put, malgré vents et marées, conserver son existence. Plusieurs langues dominées n’arrivent pas encore à être officialisées par le pouvoir en place qui considère toute possibilité de plurilinguisme comme une attaque contre l’arabisation. Aujourd’hui, de violentes tensions marquent le territoire linguistique qui prend une signification plus idéologique et politique. Ces dernières années, des manifestations-parfois virulentes- ayant pour revendication la défense de la langue arabe pour les uns et du « tamazight »(berbère, avec plusieurs variantes, mais ses promoteurs se limitent trop souvent au kabyle) pour les autres ont caractérisé le paysage culturel.
Un autre problème sera abordé par notre thèse, c’est le questionnement de la ou des définitions de la notion de théâtre. Pour ce faire, nous devons faire appel à toutes formes que certains universitaires1 appellent « traditions pré-théâtrales » et que nous considérons comme éminemment théâtrales. La redéfinition du théâtre dont la signification est différente selon la civilisation qui l’utilise est nécessaire.
Généralement, on épouse facilement des thèses sans les analyser et les
interroger sérieusement, provoquant de profondes césures dans la société. Cette
attitude, passive et fort confortable, de certains chercheurs arabes « ébranle »
la culture nationale, la prive de sa dynamique et de sa force. Ainsi, le
rapport entretenu avec les éléments de la culture populaire reste encore
marquée par de graves malentendus. Il est, à notre avis, pertinent,
d’interroger les formes populaires qui traversent l’univers culturel
algérien : la halqa, le meddah, le gouwal, les Aissaoua et d’autres types
de représentation et de voir comment ils se manifestent dans la représentation
théâtrale. La structure du conte populaire marque les œuvres dramatiques qui
constituent souvent des entités syncrétiques. Les récits des Mille et Une
Nuits et de Djeha, par exemple, peuplent l’univers dramatique algérien1. Un examen approfondi de ce phénomène
et de son fonctionnement est une entreprise nécessaire à la mise en branle des
relations et des réseaux formels qui travaillent l’œuvre théâtrale algérienne.
Comment fonctionne le récit ? Quelles sont les figures et les fonctions
apparaissant fréquemment dans les textes ? Comment est prise en charge la
légende ? l’ouvrage de Jean Déjeux, Djeha, hier et aujourd’hui,
nous sera d’une grande utilité.
Après
l’indépendance, le débat sur l’activité théâtrale allait dominer la scène
culturelle. Les écrits dans la presse se multiplient. Les hommes de théâtre,
plus libres et disposant de moyens matériels relativement conséquents,
s’interrogent sur leur pratique et se tournent vers la mise en œuvre e nouvelles
expériences. La question de l’héritage est l’une des préoccupations
essentielles des auteurs et des metteurs en scène qui, outillés désormais
techniquement, se lancent dans des aventures originales. Mustapha Kateb, Ould
Abderrahmane Kaki, Mohamed Boudia et Henri Cordereau2
posent sur un ton polémique les problèmes du théâtre populaire, de l’adaptation
et de la « création ». Certains privilégient l’adaptation, d’autres
optent pour ce qu’ils appellent le « retour aux sources » et la
« redécouverte de soi ». Un dernier groupe envisage la mise en
symbiose de ces deux réalités.
L’enthousiasme des premières années de l’indépendance poussa les
animateurs de l’action culturelle à poser le problème de la ou des fonction (s)
de l’art scénique : quel théâtre faut-il faire et pour quel (s)
public(s) ? Henri Cordereau parle de la possibilité de mettre en œuvre un
théâtre populaire, à l’écoute de la société. Mohamed Boudia le rejoint, mais
préfère accoler le mot « révolutionnaire » au substantif
« théâtre ». Kaki tente de puiser dans l’héritage culturel national
des éléments susceptibles de renforcer l’acquis dramatique universel.
La
question de l’emprunt traverse tous les débats sur la culture et la société
nationale. Abdellah Laroui explique dans son ouvrage, L’Idéologie arabe
contemporaine, que les Arabes pensent toujours leur histoire et leu
vécu en fonction de l’Occident. Toute tentative de remise en question de la
culture européenne passe par le chemin de l’Occident auquel on emprunte les
schémas conceptuels. Pour le théâtre, le « retour aux sources »,
action, à notre avis, négative, est une simple réaction de rejet du discours
culturel occidental. Dans tous les pays anciennement colonisés, le syntagme
« invasion culturelle », une manière de rejeter tout apport
extérieur, fait son chemin, malgré les sirènes de la mondialisation et de
l’uniformité culturelle ; ce groupe de mots suggère l’existence d’une
« culture de musée », une incapacité de prendre réellement en charge
le présent. « Tout se passe, écrit Laroui, comme si l’Orient, essayant
de se comprendre se faisait archéologue et retrouvait les formes dépassées de
la conscience occidentale »1.
Penser le moi, c’est penser l’Autre, le rendre présent dans notre imaginaire,
notre représentation. Nous sommes donc appelés à voir comment l’Occident
parcourt le discours culturel qui prétend rejeter ce qu’on appelle communément
la parole de l’Autre.
La
présence de la culture européenne est évidente et naturelle dans la mesure où
le théâtre est un théâtre d’emprunt. Ainsi, la présence de Brecht et de
Piscator2 est manifeste. Brecht
correspondait quelque peu à l’analyse des sociétés développée par certains
animateurs de l’activité théâtrale. D’ailleurs, durant les premières années de
l’indépendance, Ould Abderrahmane Kaki a adapté un texte de l’auteur allemand, La
Bonne Ame de Sé-Tchouan, et s’est réapproprié quelques éléments
techniques. Nous analyserons cette pièce et nous mettrons en lumière les
correspondances existant entre ces deux textes. De nombreuses troupes du
théâtre d’amateur empruntant plusieurs matériaux formels au théâtre épique
revendiquent l’héritage brechtien. La dramaturgie en tableaux, ponctuée de
chants (songs), semble essentiellement marquée par l’expérience de l’auteur
allemand. L’effet de distanciation, trop souvent employé, est quelque peu
malmené par de nombreux auteurs. Nous étudierons trois pièces de Kaki, auteur
qui emprunte certains éléments à la culture populaire et assimile
intelligemment Brecht et Artaud.
La
relation avec Brecht interpelle la question de l’héritage culturel. Un auteur
comme Kaki, emprunte de nombreux éléments à la culture populaire et installe
Brecht et Artaud dans une structure paradoxale. Il est utile d’interroger
certaines pratiques dramatiques populaires et de voir comment elles
fonctionnent dans les textes inspirés de la logique de la
« tradition » orale ou parfois écrite. Kateb Yacine, Abdelkader
Alloula, Ould Abderrahmane Kaki et Slimane Bénaissa sont, à notre sens, les
auteurs qui assimilent merveilleusement l’articulation des formes populaires et
l’univers dramatique européen. Kateb Yacine réactualise et réinvestit de
nouveaux signes le personnage légendaire de Djeha. Abdelkader Alloula
transforme la structure du gouwal (conteur) et de la halqa (cercle). Slimane
Bénaissa entreprend une plongée dans le langage du quotidien. Ould Abderrahmane
Kaki explore les horizons poétiques du Maghreb populaire. Pour Kateb Yacine,
nous utiliserons par endroits l’excellent travail de Jacqueline Arnaud, Recherches
sur la littérature maghrébine. Le cas de Kateb Yacine.
A côté
de ce type d’écriture dramatique, existait une autre manière d’écrire et de
mettre en scène qui consistait essentiellement à une élaboration collective du
travail dramatique. Le théâtre régional de Constantine (TRC) mit en forme des
réalisations qui se situaient entre les interrogations du théâtre
d’amateurs et les incertitudes du
théâtre « professionnel ». Ecriture dramatique et scénique
étaient élaborées collectivement. Le groupe composé d’anciens amateurs et de
deux « professionnels » produit un théâtre qu’on pourrait
appeler « syncrétique », c’est à dire empruntant ses éléments
formels et thématique de la pratique « professionnelle »
(théâtres d’Etat) et au théâtre d’amateurs. Rih Esamsar (Le
vent des mandataires) et Hada Ijib Hada (Celui-ci
amène celui-là) fonctionnent en tableaux et abordent les mêmes thèmes
que les amateurs mais en utilisant une mise en scène plus rigoureuse. Cette association donne quelque chose de
nouveau.
Notre
travail cherche à interroger la pratique théâtrale, sa genèse et les rapports
qu’elle entretient avec les autres éléments de la vie culturelle. Comment
l’emprunt traverse la représentation théâtrale ? A travers quelles
médiations, il passe pour parvenir à l’œuvre, à être partie intégrante de la
pièce ? Texte et hors-texte sont, à notre avis, intimement liés. Si nous
situons le théâtre dans le mouvement artistique et socio-politique, cela ne
veut nullement dire que nous négligeons le fonctionnement autonome de la
représentation théâtrale. L’histoire politique et culturelle permit à
l’activité artistique de s’imposer et de fonction, par moments, comme une
réponse à une situation établie.
L’écriture théâtrale conserve son autonomie. Elle est le lieu d’articulation de plusieurs structures qui travaillent l’œuvre et lui donnent forme. Ainsi, l’apport français, et surtout celui de Molière, est fondamental. Personne ne doit nier la place occupée par cet auteur français en Algérie. Bachetarzi et Allalou, pionniers de l’art scénique, l’admiraient énormément. Ce sont justement ces formes que nous devrons interroger. Comme nous l’avons dit, nous verrons comment les auteurs français sont adaptés par nos dramaturges. Nous essaierons d’interroger les pièces de Molière qui ont conquis le monde arabe. Rachid Bencheneb écrit à ce propos1 :
« Plus que tout autre dramaturge, il a contribué dans le
Proche-Orient
et au Maghreb à l’éveil de la société à la vie théâtrale. Depuis cent
vingt cinq ans, ses grandes comédies
(Le Misanthrope, L’Avare, Le
Bourgeois gentilhomme, Les Femmes savantes,
Le Malade
Imaginaire) comme ses farces (Le médecin malgré lui,
Le médecin
Volant) sont périodiquement traduites ou adaptées
soit en arabe
littéraire, soit en dialectal. »
Certes, Molière marque sérieusement la représentation théâtrale, mais d’autres auteurs l’investissent également, surtout après l’indépendance. Brecht est depuis les années soixante souvent présent dans le fonctionnement des œuvres dramatiques algériennes. D’autres auteurs traversent le territoire de l’activité dramatique : Shakespeare,Artaud, Beckett, Ionesco, Tewfik el Hakim, Mrozek… Nous approcherons sérieusement les adaptations et les traductions des textes de Bertolt Brecht. Nous estimons qu’on ne peut comprendre un théâtre si on n’interroge pas ses sources.
Ce qui
a surtout caractérisé cette dernière décennie, c’est la disparition des animateurs
principaux du mouvement théâtral algérien, Mustapha Kateb, Kateb Yacine,
Abdelmalek Bouguermouh, Cette situation freine sérieusement toute possibilité
de recherche et altère la communication. Certes, de nouveaux auteurs
apparaissent, à l’exemple de Omar Fetmouche, Tayeb Déhimi, mais les choses ne
s’arrangent pas pour autant. Le théâtre en Algérie reflète t-il les réalités
sociales, exprime t-il la culture de l’ordinaire ? quels sont les lieux
thématiques et les réseaux esthétiques qui marquent son parcours ? Ce ne
sont là que quelques questions qui articuleront notre travail.
PREMIERE PARTIE
Parcours diachroniques
FAITS D’HISTOIRE
On
ne peut lire sérieusement des pièces, un théâtre, si on ne les situe pas dans
le contexte historique. La référence à l’Histoire est essentielle. Du texte, on
passe à l’Histoire et on revient au texte. Dans notre cas, l’absence de travaux
nous oblige à interroger l’Histoire de la représentation théâtrale en Algérie
et à faire parfois appel pour les besoins de la recherche à certaines
situations dans le monde arabe. On dit un peu partout que le théâtre n’a jamais
existé dans les sociétés islamiques, chose que nous essaierons de questionner
en explorant le peu de documents que nous avons pu recueillir au gré de nos
recherches et de nos pérégrinations.
Dans cette première partie, nous
tenterons de brosser un aperçu historique sur la pratique théâtrale. Cette
reconstitution du parcours historique de l’art dramatique en Algérie est
nécessaire si on veut comprendre le fonctionnement de la représentation
théâtrale. La première chose que nous faisons, c’est l’interrogation des rites,
des traditions et des notions de théâtre et de théâtralité. Nous parlerons
également du théâtre avant et après l’indépendance (chapitres 2 et 3), ces deux
chapitre nous permettraient de connaître les hommes qui ont été à l’origine de
la naissance du théâtre de type européen en Algérie et de nous familiariser
avec les conditions politiques et artistiques.
Le quatrième et dernier chapitre sera
consacré aux « usages linguisttiques » dans le théâtre en Algérie. On
essaiera d’esquisser une brève introduction à la situation des langues et
d’interroger les pratiques linguistiques courantes. Le théâtre reproduit-il le
discours dominant sur les langues ou arrive t-il à subvertir la parole
officielle ?
L’absence presque totale de documents
sérieux pose de grands problèmes. Cette partie reste à enrichir par d’autres
travaux. Les ouvrages sur la question ne dépassent pas le stade de l’anecdote.
Ni Arlette Roth, ni Roselyne Baffet ne nous indiquent sérieusement la réalité
du théâtre avant et après les années vingt. Les sources sont trop limitées,
partielles et partiales, donc peu sérieuses. Les chercheurs ont généralement
recours aux témoignages, aux interviews, aux articles de presse et aux mémoires
de Mahieddine Bachetarzi et de Allalou. Cette situation rend extrêmement
difficile tout travail sur le théâtre en Algérie. Ce n’est pas sans raison que
les universitaires et les chercheurs évitent d’aborder ce type de sujets.
CHAPITRE
1
Aujourd’hui encore, on continue à
s’interroger sur les origines du théâtre dans un certain nombre de pays. On ne
dispose pas encore de réponse claire et définitive sur ce sujet. Les
universitaires-qui ont travaillé sur l’image dans les sociétés
islamiques-s’accordent à avancer des hypothèses difficilement vérifiables. Pour
Jacques Berque, on ne peut nullement parler de l’existence du théâtre dans les
sociétés arabes. Dans une préface à l’ouvrage de Mohamed Aziza, Regards
sur le théâtre arabe contemporain, il écrit ceci1 :
« De théâtre, il n’est
point, au sens habituel du terme, dans le legs
arabe. Et chacun de ressasser
le contresens paradoxal de cet
Averroès, génial interprète d’Aristote, et qui,
traduisant La Poétique,
crut pouvoir rendre
« comédie » par « satire » et « tragédie » par
« panégyrique ». Il
est vrai que les philosophes arabes, ouvertement,
insolemment disciples de
l’Héllénisme, ignoraient pareillement la
poésie de ceux-là mêmes dont
ils admiraient si fort, et dans une large
mesure, adoptaient les
concepts(…). Mais de théâtre, répétons-le
point, encore que ça et là des mimes, des saynètes et
même des
mystères offrent un legs
nullement négligeable, et digne de
prolongements. »
Idée rejetée par quelques chercheurs
qui essaient de montrer que le théâtre a toujours existé dans les sociétés
arabes mais la manière de jouer et le style ne correspondaient pas à la
définition dominante de la notion de théâtre. Aujourd’hui, la majorité des
universitaires soutient l’idée de l’inexistence de l’art dramatique dans les
pays arabes avant l’adoption du théâtre de type européen. Les mêmes arguments
reviennent dans tous les travaux : interdictio de l’image par l’Islam,
situation géographique des arabes (nomades), traduction maladroite par Ibn
Rochd des mots « tragédie » et « satire ». Cela ne semble
pas à un examen sérieux. Nous essaierons de démonter les mécanismes du
fonctionnement de cette argumentation. C’est à travers le prisme du théâtre
conventionnel qu’on observe la représentation dramatique arabe. On est en
présence d’un discours qui ne reconnaît la viabilité d’une chose que si elle
obéit à sa propre conception.
Nous avons dit que certains chercheurs,
contrairement à beaucoup d’autres, trouvent que les arabes ont toujours eu leur
propre théâtre. Michel Habart soutient que le théâtre est tout autre qu’un
texte écrit. Il rejoint d’ailleurs Antonin Artaud qui, dans son ouvrage, Le
théâtre et son double, explique cette idée en se servant de
l’expérience du théâtre balinais. Devons-nous oublier aussi que l’Islam est
apparu fort tardivement dans les sociétés maghrébines ? Une lecture
attentive de Ibn Khaldoun nous fournit des renseignements sur le Maghreb et ses
manifestations culturelles et artistiques. Pour Michel Habart, on ne peut
souscrire à l’idée de l’inexistence du théâtre 1:
« Les formes spontanées,
originelles du théâtre populaire-celles dont
sont issus la tragédie grecque
et le théâtre élisabéthain- fleurissent
au Maghreb autant que partout
ailleurs. Je pense aux conteurs
itinérants, aux récitants des
séculaires Qacidas, aux mélopées
dialoguées du klam melhoun, à
celles des Ahouah et ahidous de la
montagne marocaine, où le
chœur fait sans cesse rebondir les
refrains de son raïs, aux
monologues mimés de ces troubadours
berbères, les indiazen, si
semblables aux shanashies irlandais, je
pense aux récits épiques
déroulés sur le mode du « péonique » grec
dans ces troupes d’aèdes
saisonniers où l’homme au roseau, le bu-
ghanim, dialogue avec les
areddad, ses confidents. Toutes ces
manifestations doivent en
principe soutenir l’existence d’un théâtre.
Que dire des artistes ambulants qui jouaient des scènes
de Djeha sur
une place publique et se
gaussaient de l’administration du mufti, du
cadi, de la police et de
l’armée. »
1-Définition
de la notion de théâtre
La question fondamentale à laquelle nous allons essayer d’aporter quelques éléments de réponse est relative à la définition de la notion de théâtre. Qu’est-ce que le théâtre ? Existe-t-il plusieurs théâtre ?
Si nous consultons La Poétique
d’Aristote, nous nous rendrons vite compte que l’élément essentiel du théâtre
grec réside dans la mimésis, imitation et reproduction des actions humaines. Le
poète imite, reproduit une action construite et organisée par lui. Dans la
poésie narrative ou dramatique, tout s’articule autour de la fable, lieu
central de la représentation. Aristote écrit2 :
« Ainsi donc
improvisatrice à sa naissance, la tragédie comme la
comédie, celle-ci tirant son
origine des poèmes dithyrambiques, celle-
là des poèmes phalliques qui
conservent encore aujourd’hui une
existence légale dans un grand
nombre de cités progresse peu à peu,
par le développement qu’elle
reçut autant qu’il était en elle. »
Pour Aristote, l’imitation a pour objet la vie humaine, l’homme,
ses mœurs, ses coutumes et ses passions. Le théâtre serait donc un lieu de
représentation d’événements humains et sociaux, un espace de reproduction par
les sentiments de la pitié et de la crainte de ce que J.Hardy appelle « la
catharsis des affections ».
Partout, le théâtre n’existe souvent
que grâce aux spectateurs1 qui
viennent assister à une représentation. La théâtralité réside, selon Aristote,
dans les actions des hommes répétées et racontées par des acteurs devant un
public, une foule. La dimension mimétique est au centre de l’action dramatique.
Faire du théâtre, c’est pour reprendre Nietzsche dans Naissance de la
tragédie2 :
« Se voir soi-même
métamorphosé devant soi et agir alors comme si on
vivait réellement dans un
autre corps avec un autre caractère. »
C’est
ce que l’auteur allemand appelle le « phénomène dramatique primordial ».
Le théâtre est donc du domaine de la mimésis. Ce qui est d’ailleurs le cas pour
certaines manifestations rituelles et religieuses. Le théâtre, thèse
unanimement adoptée, a une essence religieuse, en ce sens qu’il a commencé par
être mêlé à une cérémonie religieuse : cela ne veut pas dire que le
théâtre soit religieux par essence, entendons par la nature même de la source
qui, à chaque époque et dans les diverses civilisations, continue à lui donner
vie, à susciter des vocations et à entretenir un besoin3. Nous n’avons pas pour objectif de
chercher les origines du théâtre mais de montrer que chaque peuple possède ses
propres manifestations théâtrales propres. Chaque société engendre sa culture,
ses représentations artistiques particulières. Pour André Schaeffner qui tente
d’esquisser la signification du mot « théâtre », ce terme, si on
reprend son acception étymologique, ne doit son nom qu’à la présence de
spectateurs et à la présence de spectateurs et à l’espace qui leur est dévolu,
en grec théâtron désignant uniquement le lieu où ils se tenaient, d’où ils voyaient4. Dans toute représentation, liturgique
ou religieuse, existent un lieu, des accessoires et des conditions
particulières de mise en forme du spectacle. UN espace religieux (mosquée,
église, lieux du culte…) ou civil (place publique, marché d’un village, théâtre
) sont souvent considérés comme des lieux prédestinés à la représentation
théâtrale. Dans l’ancienne Athènes comme dans toutes les sociétés arabes, la
place du marché est l’espace où se discutent et se règlent les affaires du pays
et de la tribu.
Dans certains comptoirs maghrébins, avant l’entrée de l’Islam,
les places publiques accueillaient des poètes et des conteurs qui jouaient à un
auditoire essentiellement constitué de paysans et des gens de la ville des
événements de leur village, de leur tribu. Aujourd’hui, lors de souks (marchés)
hebdomadaires, on poursuit encore cette tradition.
C’est sur la place publique qu’on joue
et qu’on narre des faits et des situations passés. Le meddah (le panégyriste),
le gouwal (le « diseur ») ou le mouqallid (l’imitateur) créent des personnages et
les mettent en action dans un espace précis. La fonction d’imitateur, à
l’origine du processus dramatique, existe dans la représentation arabe et
africaine. Les arabes et les africains possèdent leurs propres structures et
leur organisation particulière. Il est vrai que leur manière de faire ne
ressemble pas à celle du théâtre moderne. Le libanais Youssef Rachid Haddad
pense que l’opposition entre le théâtre local et le théâtre importé s’explique
par les dissemblances entre les systèmes arabe ou maghrébin et européen1.
«Cette opposition
profonde entre le théâtre importé et l’art local du
conteur nous impose une révision de la signification du terme de
« théâtre » pour l’homme arabe. Les arabes n’ont pas nommé ces
bâtiments, ces ruines, ils ne leur ont pas donné de noms. Par contre, il
existe une multiplicité de mots pour nommer le conteur. L’arabe ne
sait nommer que ce qui lui parle directement par les émotions, les
sentiments et il utilise pour citer une même chose, autant de concepts
qu’il éprouve de rapports différents à cette chose.. En traduisant La
Poétique d’Aristote, les traducteurs orientaux arabes des deuxième et
troisième siècles de l’Hégire(VIIIème-Ixème siècle après J.C) n’ont
pas trouvé d’équivalents pour les mots tragédie et comédie, excepté
louanges pour le premier et satire pour le deuxième. »
Il se pose un problème de mots, de fonctionnement différent des systèmes lexico-sémantiques des langues arrabe et grecque. Si l’on suit la logique de cette traduction, « tragédien » signifierait chanteur de louanges tragiques, conteur religieux tragique et « comédien », conteur comique. Chez les arabes, il n’existait pas de théâtre de type européen. Il y avait un autre genre de représentations qu’ils appelaient « medh », « mouqallid », « bsat »… Il est très facile de dévaloriser une réalité quand on ne retrouve pas l’équivalent lexical. Les maghrébins n’ont adopté la forme moderne du théâtre que vers le début du vingtième siècle. C’était en quelque sorte une nécessité. Mostefa Lacheraf parle à ce propos de « culture de nécessité ». En Algérie, les artistes-conteurs animaient des rencontres en utilisant de nombreux gestes et en imitant corporellement des personnages connus pouvant ressembler à des types sociaux.
Dans
le Sud Algérien, existent depuis fort longtemps des formes de jeu très proches
du style du théâtre moderne. Trois ou quatre comédiens reproduisent des
situations, des faits connus. Les spectateurs les entourent et peuvent
éventuellement participer à l’action. Cela ne veut pas dire que c’est du théâtre.
Certes, on retrouve certains éléments dramatiques appartenant à l’activité
théâtrale, mais il ne peut s’agir d’œuvres théâtrales. Aujourd’hui, on essaie
de revenir au lieu ouvert comme d’ailleurs dans les expériences de Peter Brook,
de Lucien Attoun, du Living theatre et d’Augusto Boal. Mais le lieu ne
constitue pas à lui seul l’action théâtrale.
Si
l’on consulte les dictionnaires, on se rend compte qu’on privilégie la fonction
de « reproduction », de « représentation » et le lieu,
l’architecture.
Le petit Robert (1984) : Art visant à
représenter devant un public, selon des conventions qui ont varié avec les
époques et les civilisations, une suite d’événements où sont engagés des êtres
humains agissant et parlant.
Larousse de la langue française(1979) :1.Endroit, édifice
où un spectacle est joué par des acteurs, pour un public…2. Scène, estrade où
jouent les acteurs. 3. Art de représenter une action dramatique devant un
public…
Dans ces définitions, la
fonction du donner à voir est primordiale. L’architecture n’est que le support
de la représentation, d’une reproduction de faits et d’événements précis. Le
texte n’est pas considéré comme l’élément fondamental de la représentation.
Même dans le théâtre en Algérie dans les années vingt, le texte était
secondaire par rapport au jeu. On avait parfois recours à des canevas.
Nous
pouvons dire ceci : chaque société a ses propres manifestations
artistiques, sa forme de représentation du réel. Dire que le gouwal
(« diseur » ou conteur), le mouqallid (l’imitateur) ou le meddah sont
des formes pré-théâtrales, c’est soutenir l’idée de l’unicité de pensée et ne
pas reconnaître le droit à la différence des autres cultures et des autres
peuples.
2- Théâtre, Islam et Maghreb
La
plupart des chercheurs travaillant sur l’image s’accordent à dire que l’Islam a
interdit la figuration. Ils concluent que les pays d’Islam n’ont pas connu de
théâtre et de représentations figuratives en illustrant leur propos par le fait
suivant : l’apparition tardive du théâtre dans les pays arabes. Mais si on
interroge les travaux sur le théâtre en Algérie, on constate que les auteurs ne
questionnent pas le monde de l’Islam, mais s’arrêtent à des jugements de valeur
n’apportant aucune information sérieuse sur les rapports du théâtre et de
l’Islam et le problème de la figuration. Le sociologue Mohamed Aziza explique
ainsi cette situation1 :
« En dehors de l’anathème jeté sur des pratiques païennes bien
définies,
telles que le culte des statuettes anté-islamiques Al lât, Al Ozza et
Manat, dans les célèbres « versets sataniques »(Al Ayat al
Chaïtaniyah), le Coran n’a édicté aucune interdiction explicite
concernant l’art en général et la figuration en particulier.(…)N’est
stigmatisé dans le Coran que l’objet d’art qui devient source
d’idolâtrie. »
C’est
dans les hadiths qu’on trouve une condamnation claire de la figuration. Mais
parallèlement aux structures officielles-l’Etat-, existent dans toutes les
sociétés des canaux transgresseurs des normes établies. En peinture, par
exemple, les arabes excellaient dans le figuratif. L’enluminure et la miniature
étaient des genres très appréciés. Aujourd’hui, on connaît fort bien les
miniatures d’El Wassiti, un grand peintre du 13ème siècle.
Dans
le domaine du théâtre, au temps et avant l’apparition de l ‘Islam, avaient
lieu des jeux, des représentations faisant appel à la représentation
figurative. Ces « jeux » possèdent un fonctionnement particulier,
mais ne comportent pas les mêmes caractéristiques que le théâtre européen. On
n’est pas d’ailleurs obligé de chercher à tout prix à les rapprocher du théâtre
dans son acception dominante ni de leur accoler un quelconque substantif.
Dans
certaines sociétés, quelques artistes ont eu recours à la représentation
abstraite, un moyen de contourner le discours hostile à la figuration. Mohamed
Aziza cite une anecdote célèbre confirmant le recours à
l’abstraction : « un artiste iranien converti à l’Islam se
désolait de devoir renoncer à son art. Le khalife Umar lui répondit :
allons donc, tu prends tes personnages, tu leur donnes la forme d’une fleur et
tu leur coupes la tête. »
Des
religions monothéistes ont rejeté la figuration. Cela n’a nullement empêché,
malgré l’apparition de courants iconoclastes, les européens de faire du
théâtre, de représenter des personnages humains. IL est écrit ceci dans
l’ancien testament : »Tu ne feras point d’image taillée, ni aucune
représentation des choses qui sont en haut dans le ciel, ici bas dans la terre
ou dans les eaux, au dessous de la terre. » (exode XX, 4). Roselyne
Baffet, Arlette Roth et d’autres chercheurs prennent comme point de référence
le théâtre grec pour rejeter l’existence d’éléments dramatiques dans les
sociétés arabes. On appelle ici et là les formes traditionnelles, structures
pré-théâtrales. Ce qui suppose qu’on est en présence de formes primaires
engendrant inéluctablement des pratiques théâtrales. Ce qui n’est pas le cas.
Ni le garagouz, ni le bsat, ni le boughanja ou Imma Talghoundja n’ont été à
l’origine de la création d’un théâtre de type classique. Nous éviterons
d’utiliser l’expression « formes pré-théâtrales », celles-ci
reflètent l’image d’une société et d’un peuple et ne sont pas du tout, comme on
a souvent tendance à le penser, les marques d’une infériorité.
Le
théâtre, tel qu’il est conçu aujourd’hui, a vu tardivement le jour dans les
sociétés arabes. Il n’a été adopté qu’à la Nahda (Renaissance), période qui a
vu les pays du Maghreb et du Moyen-Orient, s’ouvrir à l’Europe. En Algérie,
c’est vers le début du vingtième siècle que les premières pièces algériennes
ont été montées. Mahieddine Bachetarzi nous a assuré dans un entretien du fait
qu’aucune autorité religieuse ne s’était opposée à la naissance de cet art
importé. Au contraire, des groupes de théâtre existaient dans des associations
islamiques. Ils mettaient en situation des sujets d’ordre historique et
religieux.
Pour
le moment, aucun travail sérieux sur le Maghreb avant la conquête arabe n’a été
fait. Cela pose problème. A lire les thèmes et leqs discours officiels, on
penserait que les trois pays d’Afrique du Nord (Maroc, Algérie, Tunisie) n’ont eu une existence réelle qu’après
l’introduction de l’Islam. Les dirigeants politiques de l’Algérie indépendante
insistent sur l’arabité et l’islamité de l’Algérie et occultent complètement un
élément fondamental : la berbérité. D’où l’absence de recherches sur
l’histoire ancienne du pays. Nous manquons dramatiquement de documents
concernant la période anté-islamique.
Le
monde musulman a engendré un genre tragique qui ressemble quelque peu au
théâtre conçu en Occident. Il s’agit des « Ta’zié » (lamentations)
chiites qui prirent naissance après la mort du petit fils du prophète Mohamed,
Hussein, massacré en 680 avec toute sa famille et ses partisans par l’armée du
Calife Yazid, fils de Mouawiya, l’adversaire d’un des compagnons du prophète,
Ali Ibn Abi Taleb. Cet événement a été vécu en Perse comme un moment de grand
deuil. Pour immortaliser l’image de Hussein, chaque année, on commémore sa
mort. Flagellations, lamentations, pleurs marquent cette occasion. Sur une
place publique ou dans la cour d’une mosquée, on représente la tragédie de
Kerbéla. Les pièces sont écrites par des auteurs anonymes. Une estrade faisant
fonction de scène est installée au centre du lieu choisi. Les acteurs
s’habillent dans des loges construites pour la circonstance. La caravane de
Hussein est représentée par la présence de chameaux et de chevaux. La
représentation dure des heures et des heures. On commence souvent la pièce par
un prologue où l’on montre le roi Salomon ou Majnoun Leïla se plaignant à
l’Imam Djaafar Seddik du fait qu’on ne veut pas lui accorder la main de Leïla
ou l’histoire d’Agualdeïn dont la mère vient se plaindre au prophète. Spectacle
ouvert à la manifestation des énergies vocales et corporelles, le
« ta’zié » est avant tout une tentative de libération, d’espace
cathartique et de purification des sentiments par le biais de manifestations
physiques rappelant le « théâtre de la cruauté » d’Antonin Artaud.
D’autres formes dramatiques ont existé dans les sociétés
islamiques : le mime, le théâtre d’ombres ou garagouz, la farce, la
chanson de geste mimée…Toutes ces formes contiennent d’importants éléments de
théâtralité : mise en scène, musique, personnages, récits, dialogues,
chœur…Le garagouz, par exemple, est un théâtre d’ombres 1:
« D’origine turque (kara guz, en turc œil noir), ce personnage a
été
introduit de bonne heure en Syrie, en Egypte et au Maghreb. La scène
et les accessoires sont rudimentaires. Il y avait un angle de mur où
l’on tendait une tapisserie dans laquelle se découpait un carré de
toile blanche éclairé par derrière.(…) Il était entouré de figurines
affublées d’habits grotesques, qu’il agitait et faisait parler. »
Les spectateurs suivaient avec joie les aventures de Garagouz : Garagouz et les voleurs, Garagouz en voyage, Garagouz chez le cadi…Les mêmes sujets revenaient sans cesse. En Algérie, le Garagouz aurait fait son apparition au temps de Arroudj et Kheireddine Barberousse. Sa verve satirique était redoutable. Son interdiction par les autorités coloniales en 1843 montre à quel point ce théâtre d’ombres était «subversif. Dans une des pièces représentées à Alger, on y voit Garagouz rouant de coups des personnages portant l’uniforme militaire français.
Nous estimons après cet aperçu sur les formes traditionnelles en terre d’Islam souligné la présence d’un certain nombre d’éléments confirmant l’existence de formes proches du théâtre dans les sociétés arabes.
3-Les drames rituels sont-ils du théâtre ?
Le mot « théâtre » suggère dans son étymologie l’idée de spectacle, de vision. Dans la civilisation africaine, même si les traditions reposent sur des cultures orales, la notion de spectacle n’est pas absente. Les liturgies masquées, les aissaouas, les talghounja2 qui impliquent un aspect spectaculaire sont-elles du théâtre ? Les fêtes des moissons, les cultes périodiques des ancêtres et des saints donnent-ils lieu à des manifestations relevant du théâtre ? Le Kotéba, comédie de mœurs, proche de la commedia dell’arte est une pièce à personnages fixes et à texte improvisé mettant en scène des sujets comme le mari trompé, le voleur au marché. Empruntant le style satirique, le Kotéba a pour fonction essentielle de faire rire et de ridiculiser l’adversaire.
En Afrique Noire comme dans le Monde Arabe, le quotidien est peuplé de manifestations rituelles et liturgiques. Plusieurs chercheurs tentent d’interroger les formes traditionnelles et d’analyser les règles et les modes de fonctionnement et d’agencement des phénomènes rituels. Bakary Traoré écrit ceci dans son ouvrage consacré au théâtre négro-africain 3:
« Si l’on considère
comme trouvant principalement matière dans le
folklore, c’est à dire dans un ensemble de mythes, de légendes, de
traditions, de contes, il existe un théâtre spécifiquement africain
remontant aussi loin que les civilisations africaines. »
La grande partie des manifestations rituelles et mythologiques procède de certaines formes de théâtralisation. Les croyances, les fêtes et les cérémonies consacrant la présence de l’homme au monde sont manifestées par le moyen de rites cycliques. Les occasions de ces manifestations sont nombreuses et sont liées aux cultes des ancêtres et aux fêtes accompagnant des naissances. Il existe dans certaines sociétés africaines et arabes où la vie collective l’emporte parfois sur la vie individuelle des formes explicites de théâtre (scènes publiques de récitation, conteurs, scènes de village, Aïssaoua, Garagouz, imitateurs, etc.) apparaissant essentiellement dans les rites collectifs. Les grands événements de la vie sont diversement ritualisés.
Les
marionnettes, les jeux des conteurs (gouwal, meddah) comme les rites de
possession donnent lieu à des spectacles de divertissement accompagnant des
manifestations mythiques et légendaires. Les récitations constituent un élément
essentiel de la vie sociale. Le conteur, le meddah ou le griot en Afrique Noire
sont à la fois poètes et acteurs, metteurs en scène et techniciens. Jacques
Chevrier l’explique ainsi 1:
« Le conteur ou le griot fait de plus en plus souvent office
d’acteur
total qui crée le drame dans le temps où il interprète tous les
rôles. »
Dans
son très documenté ouvrage, Le culte des saints dans l’Islam Maghrébin,
Emile Dermengheim décrit quelques manifestations rituelles comportant plusieurs
éléments de théâtralité. Les Aïssaoua par exemple observent des règles et
respectent des normes précises. Ils s’adonnent à une sorte de cure douloureuse2.
« Voici un danseur qui s’agite dans une simple gandoura les
mains
croisées derrière le dos.(…) Tout d’un coup, il sort des rangs, se jette
sur un jeune homme de l’assistance et veut le mordre au mollet. On le
retient à temps et le jeune homme,
quitte pour la peur, gravit en hâte
le talus. Alors, l’homme se met à genoux, les mains toujours dans le
dos, et la bouche au sol, veut manger une pierre. Son surveillant
l’empêche encore une fois de faire un malheur. D’autres frères
d’ailleurs font une haie entre les énergumènes, les enthousiastes au
sens grec du mot, et la foule et assument non sans fatigue le service
d’ordre. »
Quelques khouans (frères ou
compagnons) se transforment symboliquement en chiens, en chacals et en chameaux
et miment les gestes des animaux. Ensuite, ils se mettent à danser en se tenant
par les mains en scandant des paroles ponctuées du refrain « Sidi Aïssa la
ilahou » ( Le Saint Aissa, toi l’unique). Toute cette séance est
accompagnée par des bendirs et des tbal(sorte de tambourins). Un conteur dirige
le jeu dans un espace réduit (une petite salle de zaouia, un local, lieu de
rencontre des khouan).
Certaines fêtes comme celle de Sidi Mansour en Grande Kabylie
rappellent, toutes proportions gardées, les dionysies grecques. Des garçons
déguisés, travestis, des mouchoirs, à bout de bras, dansent et miment des
personnages humains et des situations diverses (scènes de chasse au chacal…).
Ce spectacle s’articule autour de l’Ouchen, héros des contes représenté par un
jeune homme masqué d’une peau et qui prend en charge la représentation.
Dermengheim évoque de nombreuses manifestations à caractère dramatique. Le
r’bab de Béni Farah et de Ouargla contient un certain nombre d’éléments
dramatiques. A l’occasion de pèlerinages, on y joue des sketches burlesques représentant des scènes de ménage, des
tableaux satiriques, des cadis véreux, des paysans roulés par des hommes
d’affaires juifs, etc.
Nous
pouvons citer plusieurs autres manifestations dramatiques existant dans les
sociétés maghrébines dont la plupart a disparu. L’introduction du théâtre a
fini par les faire disparaître. Les mélopées dialoguées du « kalam
malhoun » où un poète raconte des histoires avec gestes à l’appui et des
aventures burlesques et cocasses que les spectateurs relancent chaque fois que
le récitant arrête son récit existent encore. Dans des villes de l’Est
Algérien(Collo, Skikda, Annaba, Constantine…), deux conteurs, aveugles, la
soixantaine, un bendir et un r’bab (sorte de violon avec deux fils de fer)
racontent dans une place publique la vie du prophète ou de ses compagnons. Ils
miment les personnages qu’ils évoquent et utilisent un bâton pour délimiter
l’espace. Les spectateurs les entourent. Nous avons assisté à plusieurs
représentations de ce type. Dans le Sud, depuis bien longtemps, avant la
colonisation, des groupes de trois ou quatre personnes jouent de petits
sketches et reproduisent des faits vécus par leur entourage. En Kabylie, les
indiazen, troubadours kabyles, disent des poèmes mimés. Les Bou Ghanim, ou
l’homme au roseau, joue, discute avec les arreddad, sorte de compagnons de jeu.
Mohamed Aziza évoque dans son ouvrage, Le théâtre et l’Islam, une
forme théâtrale qui existe probablement en Algérie : Nbitet el
Ballout ou Veillée du mensonge qui se déroulait à Tunis. Dans certains
quartiers de la vieille ville, certains animateurs organisaient, avec la
collaboration des habitants du quartier, des spectacles souvent improvisés.
Selon Aziza, il y avait deux canevas principaux : le Sultan et
Zouleikha et La mère Balâza. Ce qui fait quelque peu
penser à la commedia dell’arte. Le premier sketch met en scène un sultan sur le
trône tenant une tomate. Des gens se prosternent à ses pieds. Sa femme,
Zouleikha (un homme déguisé en femme) lui fait croire qu’elle aime intensément,
mais elle n’arrête pas de le tromper avec le poète, Abou Nouas. Le second sujet
est l’histoire d’une entremetteuse, une sage -femme trop peu pudique.
Le
spectacle traditionnel peuple l’activité quotidienne et fait appel à une foule,
à un public qui pavoise, illumine le lieu de la représentation. Si plusieurs
manifestations sont organisées à l’occasion de commémorations ou d’événements
exceptionnels, il en existe d’autres qui sont présentés durant toute l’année
par des amateurs ou parfois des professionnels. Des farces sont jouées un peu
partout par des comédiens qui préparent sérieusement leurs représentations. A
l’occasion des fêtes patronales des saints, une fois la cérémonie à la mémoire
du marabout terminée, une troupe improvise des saynètes satiriques et amusantes
traitant de faits quotidiens : le cadi ignare, le nègre ou le campagnard
naïf découvrant la ville, le marchand, le bègue, l’idiot, l’ivrogne… sont les
personnages qu’on retrouve dans les pièces de Mahieddine Bachetarzi, de Rachid
Ksentini et de Allalou.
Toutes
ces manifestations qui investissent la cité font appel à la collectivité :
les spectateurs sont en même temps acteurs. Ils jouent leur propre vie dans un
espace réduit. Ils reproduisent leurs désirs, leurs fantasmes et leurs
angoisses. L’événement rituel est attendu et célébré avec éclats apportant une dimension sacrale à la représentation.
La fête s’accompagne et se termine par l’organisation de sketches et de jeux.
Ce qui
est fondamental dans toutes ces manifestations, c’est la présence d’un élément
dramatique essentiel : la mimésis qui est à la base de toute le
fonctionnement du théâtre grec. Dans les r’bab, les « joueurs »
imitent des personnes réelles et des situations vécues. Le conteur (meddah,
gouwal) reproduit des événements qui se sont passés dans sa tribu ou dans son
village. Nietzsche évoque cette fonction d’imitation1 :
« Tout artiste est un « imitateur » qu’il soit artiste
apollonien du rêve ou
l’artiste dionysiaque de l’ivresse, ou même comme dans la tragédie
grecque, l’artiste du rêve et de l’ivresse. »
Les
drames rituels participent d’une théâtralité, d’un spectacle total où danses,
transes et musique dialoguent, se rencontrent et engendrent une autre vie et un
autre espace. C’est ce qu’explique Nietzsche2 :
« Le dialogue est l’image de l’Héllène dont la nature se révèle
dans la
danse, l’énergie la plus grande n’est que latente et se traduit par la
souplesse et l’exubérance du mouvement. »
Dans les rites et les cérémonies religieuses, le mouvement est fondamental.
4.Rites, traditions et théâtralité
Le théâtre est toujours tributaire d’une structure, d’une organisation et d’un ensemble d’éléments marquant la représentation. Le spectacle est fait pour être vu, « donné à voir ». Interviennent toujours des conditions de temps et de lieu, des accessoires, un décor, des acteurs, des spectateurs, des costumes, des masques et de la musique. Le drame implique obligatoirement la présence de plusieurs éléments matériels sans lesquels la représentation n’a pas lieu. Peut-on imaginer un théâtre sans public ? C’est du domaine de l’improbable. Comme tout objet de désir, il est le lieu d’une attente. On se déplace pour assister à une représentation. La co-présence d’autrui est le facteur primordial de l’existence d’un spectacle.
Plusieurs éléments composent une représentation et une cérémonie
rituelle. Nous allons essayer de montrer que le drame rituel, sans qu’il soit
théâtre, renferme de nombreux traits et aspects théâtraux : espace, mise
en scène, danse, musique, costumes, décors, accessoires.
a)Le lieu
Le
spectacle traditionnel ou rituel a un lieu. Tantôt, il a lieu à l’air libre
(place publique, marché…), tantôt, il se passe en lieu clos (zaouias). L’espace
théâtral est sacré, respecté et marqué du sceau de la légitimité. Il est divisé
en deux parties : au milieu du cercle (halqa), les acteurs, et à sa
périphérie, les spectateurs. Youssef Rachid Haddad écrit ceci1 :
« Le conteur prend le théâtre
sur son dos, sur la scène du quotidien.
C’est lui qui allait sur la scène de la représentation, non le public.
Il
faisait de l’espace naturel son espace scénique. »
Cet espace naturel se transforme en univers scénique respecté et sacralisé au moment de la représentation.
La
place du village et/ou du marché est un lieu prédestiné aux représentations
rituelles ; cela est aussi vrai pour les civilisations africaine et arabe
que pour la Grèce Antique. C’est l’espace de cristallisation du discours des
habitants du village ou de la ville. C’est ce que souligne André Schaeffner
dans son article, Rituel et pré-théâtre2 :
« Plus ou moins imaginaire, le lieu de l’action garde cependant
quelque
rapport avec la ville ou le village des spectateurs. D’abord, il
emprunte son cadre ou ses coordonnées au lieu réel où le public s’est
assemblé et où les acteurs joueront généralement dans la plus grande
place, celle du marché comme ç’aurait été le cas dans la vieille
Athènes, où toute autre place où se règlent les affaires du pays, sinon
s’accomplissent les rituels les plus publics aux abords d’un sanctuaire
important. »
La place du village, pavanée et illuminée est le lieu de rencontre des habitants du village et de la ville. On se réunit autour de conteurs et de jongleurs qui construisent leur espace à l’aide d’un bâton, accessoire présent dans les jeux de très nombreux gouwals et meddahs (conteurs).
L’espace est suggéré par le jeu. Le meddah impose aux spectateurs une
manière d’être et d’écouter et structure l’espace par ses gestes et ses mouvements.
Ce qui est important à relever, c’est la multiplicité d’espace virtuels,
imaginés, c’est à dire suggérés par la parole et le jeu du Conteur. Le
spectateur entretient un rapport actif avec la représentation. Dans la Halqa
(cercle), le Bsat (tapis), nous avons affaire à un espace vide, pour reprendre
la belle expression de Peter Brook. Cela s’expliquerait par le fait que
l’Algérie est une société à tradition orale. Abdelkader Alloula, l’un des
grands hommes de théâtre algériens d’après l’indépendance, nous a expliqué
concrètement, dans un entretien qu’il nous a accordé, comment les conditions et
les circonstances d’une représentation influent grandement sur le choix de
l’espace. Au cours d’une expérience effectuée chez des paysans, habitués beaucoup
plus à écouter qu’à regarder l’auditeur, l’homme de théâtre algérien fut obligé
de se remettre en question et de mettre en pièces son dispositif scénique
originel 1:
« Nous sommes partis à Aurès el Meida avec un camion-décor,
c’est à
dire un décor correspondant à celui
utilisé sur les scènes du théâtre.
Parti d’une réflexion théorique, notre travail initial se voyait mis en
question sur notre plateau. Nous jouions en plein air, nous nous
changions en public. Les
spectateurs s’asseyaient autour des
comédiens, ce qui fait penser à la halqa. Cette réalité nous obligeait
à supprimer certains éléments constitutifs du décor (surtout là où le
public nous regardait de dos). Et au
fur et à mesure de la discussion,
la troupe était obligée de revoir certaines choses. Nous essayions
d’être utiles. Nous nous rapprochions graduellement du meddah (…).
On refaisait la jonction avec un type
d’activité théâtrale interrompu
Par la colonisation. »
Le fait de jouer dans un lieu public (place, marché) et de construire ou de figurer un lieu scénique disposé à l’intérieur du cercle des spectateurs-auditeurs, implique un rapport de participation provoquant une certaine complicité active public-acteurs. Ce rapport exclut l’illusion de regarder un spectacle-durée mythique mais entretient une relation réelle, vraie avec l’objet regardé, le sujet traité, l’événement ou la situation racontés.
L’espace de la Halqa convoque un autre public, un public participant,
agissant, c’est à dire faisant fonctionner la fable.
Le
conteur est le lieu structurant de la spatialité et de la théâtralité. Emile
Dermengheim décrit les lieux où se célèbrent les cérémonies en hommage aux
saints. Il évoque la grande salle de zaouia, un grand terrain vague, l’enceinte
d’une mosquée, etc. En Tunisie, la Kh’arja (cérémonie) de Sidi Bou Said a lieu
dans la colline. On y joue des scènes comiques.
b)Le récit
Nous
n’avons nullement l’intention d’entreprendre une analyse approfondie de la
structure du récit. Le conte a sa propre morphologie, sa forme particulière. Le
conteur raconte une histoire, des événements vécus. Il commence toujours par
une formule-leitmotiv : « il était une fois… » et
interrompt son récit dans les moments forts. Son récit est construit de telle
sorte qu’il attire l’attention des spectateurs. Les répétitions et les formules
redondantes sont légion. Le mime, la parole, les onomatopées jouent un rôle
fondamental dans la technique narrative du conteur. On fait appel à des noms
historiques. On introduit des formules comme « X a dit »,
« le prophète a dit », « un sage a dit »…On
alterne temps forts et temps faibles. On met en haleine le public favorisant
l’effet de surprise. Le conteur tente de convaincre l’auditeur à rester pour
suivre l’histoire jusqu’à la fin. Le récit est souvent entrecoupé de chansons.
Les Aïssaoua commencent toujours leurs histoires par des chants et clôturent
leur représentation par des exhibitions magiques. Sérieux et rire se succèdent.
Le temps et le lieu ne sont pas précisés. Le libanais Youssef Rachid Haddad
arrive à la même conclusion ; il écrit ceci dans son intéressant ouvrage, Art
du conteur, art de l’acteur 1:
« En reniant le concept temps-lieu de l’histoire, il est arrivé
à un style
très élaboré de « flash-back », il confronte dans une même
scène des
personnages situés dans des temps et des lieux différents. »
Le conte est une création collective. Dans le r’bab, même si on a souvent recours à l’improvisation, les scènes constituent un patrimoine hérité d’un passé ancien. La caricature et l’exagération sont deux éléments-clé du Garagouz qui démystifie et ridiculise des personnages et décrit avec humour certaines situations sociales.
Le
conte, les scènes populaires, l’épopée ne sont pas écrits. Le plus important,
c’est le rapport avec les spectateurs, leurs réactions. On fait appel à
l’émotion et aux sentiments. Yvon Belaval apporte une explication à ce
phénomène 2:
« La possibilité fondamentale du spectacle appartiendrait à la
mémoire
ou plus exactement à un certain niveau de la mémoire. »
Les sujets sont puisés dans
l’histoire et le vécu quotidien : épopées, l’innocente victime du rusé, le
marchand et le pauvre, le paysan en ville…
c)Les personnages
Le personnage est un homme qui se dédouble. C’est le double. Un acteur le fait exister, lui donne vie. Dans un sketch, le conteur porte le costume d’une personne vivante ou imaginaire. Quand le gouwal s’exprime, plusieurs personnages parlent et gesticulent tour à tour. On utilise la voix, le geste ou un accessoire (surtout un bâton) pour figurer tel ou tel personnage. Le montreur d’images du garagouz donne vie à ses personnages en se servant de sa voix.
Le
meddah (conteur) incarne des personnages multiples. Il porte durant la
représentation le costume et la voix de l’un d’eux. Avant de commencer, le ou
les conteurs-acteurs indiquent aux spectateurs que ce qui va être raconté s’est
passé autrefois. Ils reproduisent des modèles existant dans la société. Il est
tantôt un marchand, tantôt un riche négociant, une femme coquette ou un pauvre
paysan débarquant en ville…
Le
conteur, le meddah ou le gouwal ne font pas seulement parler différents
personnages qu’ils mettent en situation mais interviennent souvent pour
reprendre la parole, décrire les faits et les choses et relancer l’action.
D’acteur jouant plusieurs rôles, il redevient simple narrateur, et
forcément, son ton change1. Il
s’adresse directement aux spectateurs et perd donc son masque.
Le
garagouz se caractérise par une extraordinaire singularité. Des figurines
affublées d’habits grotesques incarnaient des personnages que l’on agitait et
remuait. Les voleurs, le marchand…sont des personnages qui peuplent la
représentation.
L’acteur s’emploie à mimer des personnages qu’il incarne : le
cadi(juge musulman) ignare, le campagnard naïf, le mufti, le marchand. Ces
figures se retrouvent d’ailleurs réemployés dans le théâtre des années vingt en
Algérie.
Nous
essaierons de voir dans le chapitre deux, Situation du théâtre en Algérie avant
1962, comment ces personnages font leur réapparition dans les
représentations de Bachetarzi, de Ksentini, de Allalou et de Touri. La
réappropriation des rôles et des personnages traditionnels est une entreprise
effectuée surtout par les auteurs des pièces comiques. Après l’indépendance,
Rouiched, un comédien exceptionnel, continua à utiliser les thèmes
traditionnels et à mettre en scène des personnages comiques. Aujourd’hui
encore, certains hommes de théâtre mettent en situation des types habituellement
présents dans la tradition orale.
d)Les accessoires, les costumes et le maquillage
Le
meddah et le gouwal utilisent essentiellement comme accessoire un bâton leur
permettant de délimiter l’espace et de figurer un personnage, des instruments
de musique (bbendir, r’bab, flûte…). Nous avons assisté à une représentation
dans une ville de l’Est-Algérien animée par des conteurs-acteurs qui font
parler leurs bâtons, les agitant, les remuant et les transformant en
personnages anthropomorphes. Le bâton suggère un personnage précis et esquisse
les limites de l’espace. Il perd sa fonction première pour épouser plusieurs
rôles et de nombreuses actions. En Kabylie, à la fête de Béni Mansour, on utilise un autre objet : le
mouchoir.
Les
costumes appartiennent à l’univers traditionnel : gandoura,
burnous…Certains meddahs et des Aïssaoua s’habillent spécialement et de manière
ostentatoire et singulière, pour la représentation. Les couleurs sont vives,
claires. Pour se déguiser ou changer leur visage, ils utilisent la cendre, la
poussière, des produits végétaux, etc. Ils se collent une barbe ou des poils de
bêtes. Ils emploient également des masques qui constituent des marques
paradoxales d’individuation et de généralisation, d’anonymat et de révélation.
Emile Dermengheim décrit ainsi une fête en Kabylie 1:
« Les garçons jouent alors avec les bâtons tenus tour à tour à
bout de
bras, à hauteur de poitrine sur les côtés ou au dessous de la tête, avec
toutes sortes de contorsions et d’entrechats. Puis, ils miment la chasse
au chacal, l’ouchen, héros des contes, pendant de notre Renart, et
parfois bouc émissaire, représenté par un jeune homme masqué d’une
peau percée de trois trous pour les yeux et la bouche. »
Le masque constitue un élément fondamental de la représentation. Il est d’ailleurs utilisé dans de nombreuses sociétés africaines et asiatiques.
Les instruments de musique
sont peu nombreux : le r’bab(tambourin), le bendir et la ghaïta (flute).
Les cris, les youyous et les onomatopées se retrouvent chez les Aïssaoua,
les conteurs et autres formes artistiques.
e)Horaire et durée :
On ne
peut donner d’une manière précise la durée d’une représentation. Chez nous, en
Algérie, sauf à l’occasion des cérémonies célébrant un saint où le jeu dure
toute une soirée, les conteurs racontent leur histoire pendant moins d’une
heure, de préférence le jour du souk hebdomadaire. Les Aïssaoua jouent pendant
plus de quatre heures. On ne fixe jamais l’horaire précis de la représentation.
f)Expressions gestuelles et corporelles :
Le
geste est porteur de sens. On ne peut parler de gratuité à propos d’un signe,
d’un geste. Le conteur crée et suggère l’espace scénique à l’aide des gestes et
des mouvements corporels. Le geste est la matérialisation d’une idée, d’un fait
concret, d’un personnage ou de la scène. A travers le corps, on suggère un
monde, un univers. Youssef Rachid Haddad explique ainsi l’importance de
l’expression corporelle 1:
« Ainsi, l’intervention physique du conteur est-elle ponctuelle,
précise ;
elle illustre une idée, une forme imaginaire, elle rythme le récit
d’un
certain nombre de points de repères. »
Communication avec une force transcendantale (Sidi
Aïssa, l’unique), une puissance mythique. Rien dans le jeu gestuel dans les
petits sketches des gens du Sud n’est insignifiant. C’est ce que montre
d’ailleurs Antonin Artaud dans son livre, Le théâtre et son double 2:
« Il parle d’un langage à base de signes et non de mots et d’une
mobilisation intense d’objets, de gestes, de signes utilisés dans un
esprit nouveau. »
Le geste et l’objet perdent leur sens initial pour signifier autre chose. Ils ont une fonction métaphorique et poétique. Quand le gouwal (conteur) esquisse un geste large autour de lui, c’est pour délimiter et donner à voir l’espace scénique. Point de rencontre de plusieurs lieux et de nombreux personnages, le corps est essentiel dans le jeu théâtral du meddah, du gouwal, de Boughandja, etc.
C’est un théâtre où corps et parole sont en perpétuel mouvement. L’organisme est mobilisé, il devient un réseau de significations. Il s’approprie un espace nouveau et une nouvelle dynamique. Il parle avec les gestes, les mots et les objets.
Il faut dire également que le rapport acteur(s)-spectateur(s) est direct. Parfois, le public participe de l’action. Il la freine ou l’accélère. Il n’est pas passif. Il est très actif. Il est lui aussi reconnu comme acteur. Il a donc un statut différent du spectateur du théâtre de type classique. Même s’il n’intervient pas tout le temps et de manière anarchique dans l’espace scénique, il peut agir en toute liberté et exprimer son accord ou sa désapprobation.
Conclusion du premier chapitre
La représentation traditionnelle obéit à des normes établies et précises, espace de conventions et d’accords consensuels. On ne transgresse pas facilement un style et une manière de faire. Tout est étudié, hérité des temps anciens. La spontanéité qu’évoquent certains chercheurs n’est qu’illusoire. L’improvisation n’est pas aussi importante qu’on semble le soutenir. Le conteur comme l’acteur des r’bab connaissent leur texte, le lieu de la représentation et les différentes instances du spectacle. Ils improvient, certes, parfois certaines phrases ou ont recours à des digressions mais ne perdent jamais le fil d’Ariane du récit.
Dans ce premier chapitre, nous avons tenté d’esquisser une définition du terme « théâtre » qui serait, selon nous, un ensemble de règles et de normes régissant une discipline dont l’élément essentiel réside dans le jeu et la présence d’acteurs, d’un espace clos ou ouvert et d’un public. Le rite possède ses éléments de théâtralité. Celle-ci semble être l’objet d’un grand débat. Antonin Artaud s’insurge contre ce qu’il appelle le « refoulement de la théâtralité sur la scène européenne » et réhabilite des formes jusque-là dévalorisées1.
« Comment se fait-il qu’au théâtre, au théâtre du moins tel que
nous le
connaissons en Europe, ou mieux en Occident, tout ce qui est
spécifiquement théâtral, c’est à dire tout ce qui n’obéit pas à
l’expression par la parole, par les mots, ou si l’on veut tout ce qui
n’est pas contenu dans le dialogue (et le dialogue lui-même considéré
en fonction de ses possibilités de sonorisation sur la scène, et des
exigences de cette sonorisation) soit laissée à
l’arrière-plan ? »
Dans toute forme de jeu, existent des aspects dramatiques latents. La visualité d’une scène et la mise en scène d’une situation constituent les paramètres-clé de la théâtralisation des discours du meddah, du gouwal ou du garagouz. Les manifestations religieuses ou para-religieuses méritent d’être sérieusement interrogées. Nous n’avons fait dans cette étude qu’esquisser des éléments nécessaires à une lecture de l’environnement culturel algérien.
CHAPITRE 2
Histoire d’une
genèse
Le théâtre en Algérie, comme dans le monde arabe et en Afrique est venu de l’extérieur. C’est un art importé. Nous parlons ici du théâtre européen. Son apparition tardive s’explique par plusieurs raisons que nous essaierons de mettre en lumière.
C’est vers le début du vingtième siècle que furent montées les premières pièces algériennes. En 1848, le libanais Maroun An Naqqash joua L’Avare de Molière, considérée comme la première pièce, au sens moderne du mot, dans le Monde Arabe. En Afrique Noire, l’Ecole William Ponty forma les premiers hommes de théâtre qui créent plusieurs œuvres depuis les années trente.
Le phénomène d’acculturation permit à tous les pays colonisés d’épouser l’art dramatique non sans méfiance. Aziza parle à ce propos d’ « hypothèque originelle ». Peut-on dire théâtre algérien ou théâtre en Algérie ? Nous avons opté, quant à nous, pour la seconde thèse. Nous estimons que les premières pièces n’emprunteront que très peu d’éléments aux formes traditionnelles, action qui exclut du champ de la représentation dramatique un public non habitué à regarder passivement des comédiens jouer pour une scène dans un lieu clos. Jusqu’à présent, la non-adhésion des gens au théâtre est évidente. Seule l’élite cultivée, d’ailleurs souvent réfractaire, se déplace pour assister à une pièce. La presse évoque sans cesse le « problème » du public. Le théâtre en Algérie hérite d’une « faute originelle », d’un hiatus et d’une conscience malheureuse.
La colonisation, évacuant toute possibilité d’expression nationale, fut à l’origine de la découverte du théâtre par les colonisés qui adoptèrent cet art par nécessité historique. Si au début, les autochtones rejetèrent la culture de l’Autre, quelques décennies après, ils furent obligés de l’admettre. C’est un regard ambigu qu’ils portent sur le monde culturel occidental. Fascination et répulsion s’y côtoient. C’est ce que Mohamed Aziza exprime en ces termes 1:
« Malgré tous ses méfaits, la colonisation a permis la découverte
de
l’altérité. Certes, ce fut là une découverte faussée en ce qu’elle fut
imposée et non consentie. Mais, face à l’Autre, s’est façonnée cette
curieuse attitude, faite d’un mélange ambigu de répulsion et de
secrète tension, de refus et d’acceptation, de dialogue allusif et de
surdité soudaine. »
Faire du théâtre, c’était une aventure ambiguë. La société algérienne, marquée par le discours religieux et les pratiques tribales, acceptait mal l’idée de se servir d’instruments provenant du monde colonial. Déjà, l’art figuratif était uniquement toléré. Le pourcentage minime de lettrès de langue française n’était pas fait pour faciliter l’introduction d’arts et d’habitudes considérés comme nocifs par la grande majorité de la population algérienne.
La fermeture de plusieurs medersa (écoles), le taux très bas de personnes fréquentant l’école interdisaient l’apprentissage de disciplines artistiques. En 1839 par exemple, 95 arabes seulement fréquentaient l’école française. Jusqu’en 1914, le nombre d’élèves algériens était infime. Malgré la loi Jules Ferry qui rendait obligatoire et gratuit l’enseignement, la proportion des enfants scolarisés restait faible. Ce n’est qu’après 1914 que les écoles françaises allaient être plus réceptives2.
« Entre rien (l’école musulmane asphyxiée) et l’école française,
les
algériens préféraient malgré tout cette dernière. »
C’est vrai que beaucoup de familles algériennes n’acceptaient pas que leurs enfants aillent à l’école française. Plusieurs témoignages sur la résistance des autochtones à la culture occidentale existent. Mais il ne faut nullement oublier que le nombre d’établissements scolaires était très réduit. Seuls les enfants de notables pouvaient se permettre d’aller à l’école. Les chiffres de l’époque sont significatifs.
Si l’école n’était pas ouverte à tous les algériens, parfois boycottée par eux, une élite intellectuelle s’était, par contre, constituée et avait commencé par assimiler la culture de l’Autre. Les années vingt avait été pour l’élite intellectuelle de l’époque une période faste. Le colonisé voulait ressembler à l’Autre, penser comme lui. Les intellectuels de formation européenne optaient pour l’intégration et l’assimilation des valeurs occidentales. Certains d’entre eux affirmaient d’ailleurs ceci :
« Notre génération est intellectuellement française, bien
qu’elle ait
conservé sa religion, sa langue, ses mœurs et surtout, elle ne conçoit
d’autre cadre à la vie politique que celui de la France. »
Sur le plan politique, religieux et culturel, de grands bouleversements avaient eu lieu. La contestation allait devenir plus organisée. Des grèves, des mouvements violents avaient affecté l’Algérie. Des romans et des livres d’Histoire étaient publiés par des Algériens. L’Etoile Nord-Africaine (ENA) avait vu le jour. Sa revendication essentielle était l’indépendance nationale.
Nous essaierons de situer le contexte politique, social et culturel qui a permis l’émergence de l’art théâtral en Algérie.
UN REGARD SUR UNE PERIODE PARTICULIERE
Interroger le théâtre en Algérie, c’est analyser son fonctionnement, son évolution, sa genèse et situer les conditions qui lui ont permis d’exister. Les années 1900-1910, comme nous l’avons déjà souligné, marquent un moment capital dans l’histoire politique et culturelle du pays.
1-Le temps des bouleversements politiques
C’est durant les deux premières décennies du vingtième siècle que le mouvement national algérien entame sa gestation. Les ouvriers, d’obédience socialiste et cégétiste, prennent conscience de la nécessité de la constitution d’une organisation nationaliste. A u printemps 1920, à l’occasion des élections municipales à Alger, l’Emir Khaled, ancien capitaine dans l’armée française et petit-fils de l’Emir Abdelkader, exprime les revendications politiques des algériens : suppression de toutes les lois d’exception, représentation des indigènes dans les deux chambres, instruction obligatoire en français et en arabe, création d’une université arabe, etc. L’Ikdam, le journal dont l’Emir Khaled est le directeur politique, diffuse et vulgarise ces idées qui vont être défendues par certains intellectuels. A ce moment, des soldats algériens commencent à réagir contre le comportement raciste de la hiérarchie militaire à leur égard. Deux livres d’un ancien leutenant, Boukabouya Hadj Abdellah, dénoncent cette situation. Ces anciens soldats se mirent à s’organiser et à mettre au point une action politique défendue bien fermement d’ailleurs par l’Emir Khaled, un ancien militaire. En face des positions « assimilationnistes », les autorités coloniales exposèrent un programme rejetant la politique d’intégration.
En 1925, un comité Tunisie-Algérie-Maroc, consacrant le combat à l’échelle maghrébine, fut constitué. Il était tout simplement chargé de « veiller aux soins que réclame la société musulmane ». La même année, Abdelkrim, du Maroc, lançait un appel demandant aux peuples arabes de « briser les liens d’esclavage, de chasser les oppresseurs et de libérer leurs territoires »[1]. Le ministre de l’intérieur français, Albert Sarraut réagit violemment à cette action de Abdelkrim et employa une répression féroce et systématique 2:
« Le gouvernement, pas plus en Algérie qu’ailleurs, ne saurait
tolérer
les exaltations à la révolution, à la guerre intérieure, à la déchéance
nationale. Contre elles, il y a déjà sévi et il sévira encore, aussi
longtemps et autant qu’il le faudra. »
Les colonisés réagirent rapidement à la campagne répressive du gouvernement. Les oppositions algériennes s’organisèrent et se radicalisèrent. Plusieurs tendances firent leur apparition : communistes, Oulama, élites intellectuelles et amis de Messali el Hadj. La fédération algérienne du Parti Communiste vit le jour durant cette période.
En 1926, un événement capital allait marquer l’Histoire de l’Algérie : la constitution de l’Etoile Nord-Africaine(ENA), organisation nationale dont la revendication était l’indépendance nationale. Son premier secrétaire général fut Messali el Hadj. Le communiste, Hadj Ali Abdelkader, un personnage connu pour son activisme, fut à l’origine de la création de ce parti r évolutionnaire. Au congrès de Bruxelles organisé par la « Ligue contre l’oppression coloniale », les dirigeants exposèrent clairement les revendication des algériens : indépendance de l’Algérie, retrait des troupes françaises d’occupation, constitution d’une armée nationale, remise de la terre confisquée aux paysans qui en avaient été frustrés, abolition immédiate du code de l’Indigénat, retour à l’Etat algérien, création d’écoles de langue arabe, application des lois sociales. Dissoute en 1929, l’Etoile Nord-Africaine allait revoir le jour en changeant de dénomination et devint tout simplement en 1932 « la glorieuse Etoile Nord-Africaine » et fonda un organe de presse, El Oumma (La Nation). Les responsables de l’ENA de difficiles moments et subirent une terrible et féroce répression..
Parallèlement à cette organisation indépendantiste, un autre groupe réformiste appelant à l’intégration, voyait le jour, La Fédération des Elus Indigènes d’Algérie. Lors du premier congrès de la fédération, l’assemblée demanda la représentation des indigènes au Parlement l’égalité de traitement et d’indemnités dans les emplois confiés aux européens et aux indigènes, la suppression du code de l’indigénat et l’application des lois sociales, etc.
Dans les deux programmes, nous constatons la présence de revendications similaires (application des lois sociales, suppression du code de l’indigénat…), mais surtout l’existence de divergences fondamentales. Si l’Etoile Nord-Africaine (ENA) parlait d’indépendance nationale, la Fédération des élus ne réclamait que la reconnaissance et l’assimilation. Ces deux discours politiques allaient avoir un impact certain sur la production culturelle.. Le théâtre fut lui aussi lieu et enjeu de toutes les pratiques politiques de l’époque. Mahieddine Bachetarzi reprenait souvent dans ses pièces les thèmes défendus par la fédération des élus, organisation très proche de la bourgeoisie des grandes villes. L’empreinte réformiste est manifeste dans les travaux dramatiques de Tahar Ali Chérif.
Les années dix-vingt connurent une véritable renaissance religieuse. Des intellectuels de formation arabe, influencés par le courant réformiste animé par Mohamed Abdou et Jamal Eddine el Afghani constituèrent l’Association des Oulama dirigée par Abdelhamid Ben Badis, Bachir el Ibrahimi et El Okbi. Au même moment, les idée de la Nahda arabe (Renaissance) firent leur apparition en Algérie. Les Oulama se fixèrent les objectifs suivants : « assainir ce qui est gâté, redresser ce qui est tordu, remettre l’égaré dans la ligne droite ». L’enseignement religieux et de linguistique (arabe) fut encouragé. Le passé et la poésie du Maghreb constituaient les éléments catalyseurs de ce discours.
Sur le plan politique, la décennie qui suivit la guerre 1914-18 fut importante et fondamentale. Toutes les actions entreprises durant cette période eurent une considérable influence sur l’avenir de l’Algérie.
La prise de parole par les colonisés fut déterminée également par la crise généralisée de l’économie algérienne qui subissait les tragiques conséquences de la guerre aggravées par une série de mauvaises récoltes. La hausse vertigineuse et régulière des prix menaçaient sérieusement l’équilibre social et menaçait sérieusement les revenus fixes. Des grèves étaient déclenchées un peu partout dans le pays. Le gouvernement, comme d’habitude, réagit très violemment ciontre ces manifestation de mécontentement. Les grèves des dockers et des cheminots furent durent réprimées : arrestation de plusieurs grévistes. Les trois département d’Alger, d’Oran et de Constantine étaient condamnées à survivre à cette situation malgré les aléas de la révolte. En mai 1920, le conseiller général d’Orléansville écrivait ceci :
« Les indigènes ont vu apparaître le spectre de la misère.
2-Le renouveau culturel
Les années 1910-20 constituent un moment essentiel dans l’éveil culturel de l’Algérie. Le colonisé prend conscience de la nécessité de se nourrir de la culture du colonisateur considéré comme élément fondamental de la modernité. L’adoption de l’art théâtral et du roman obéissait à la nécessité de « posséder » une culture utilitaire, nourricière. Jamais, les algériens n’eurent autant de mal à choisir une culture qui ne leur appartenait pas. L’autochtone avait déjà sa propre culture, ses propres écoles. L’européen venait de bouleverser son état mental et sa vie sociale. Il était contesté, rejeté, mais paradoxalement fascinant. Avant la colonisation, la société algérienne n’était nullement parfaite, comme semblent avancer certains universitaires et des chercheurs. Elle était le lieu de multiples carences. Mostefa Lacheraf s’expliquait ainsi dans un article 1:
« Cette société paysanne, par la force des choses ;
l’inertie du
conservatisme et le déclin des valeurs culturelles par rapport à l’ère
classique de la civilisation arabe, de la spiritualité musulmane et de
l’ancienne prospérité du Maghreb, avait tout naturellement secrété
des institutions plus ou moins carencées, des normes de vie, des
concepts et idéaux se caractérisant en majeure partie par les traits
d’une société féodale et d’une éthique soufie, à la limite de
l’orthodoxie. »
L’acculturation assumée, parfois revendiquée, toucha tous les courants culturels et politiques. La résistance des premières décennies disparut pour laisser la place à une adoption ambiguë et équivoque de la culture de l’Autre. On n’emprunta pas systématiquement les instruments culturels du colonisateur. Le regard éclectique et étranger porté sur le corps colonial correspondait à la montée du nationalisme. La culture était en quelque sorte l’otage positif du nationalisme dont « la pensée embryonnaire et passionnée va la marquer dans le secteur par excellence de la marche en avant, de la lutte de plus en plus collective et par conséquent progressiste ». Une culture embryonnaire marquée par les soubresauts politiques de l’époque et les emprunts de traits évidents et implicites d’une autre culture, industrialisée et moderne, soutenue par un « effort de survie idéologique » commençait à voir le jour durant le début du siècle et surtout après les années vingt, au fur et à mesure que s’épuisait et devenait caduc le patrimoine culturel jalousement préservé, mais contenant ses propres limites et sa propre sclérose.
La nécessité d’adopter certains phénomènes européens correspondaient au désir de survivre et d’assimiler la culture technicienne et industrielle considérée comme le paramètre fondamental du progrès. L’école, en principe obligatoire depuis 1883, permit, même si elle était très sélective, la formation d’une élite algérienne qui élabora les premiers textes et travaux politiques et culturels juste après la première guerre mondiale.
3-L’aventure de l’école
Selon une phrase souvent citée du professeur Emérit, la proportion des illettrés en Algérie de 1830 était relativement moins forte qu’en France à la même période. Marcel Egretaut qui cite M.Rozet (Voyage dans la régence d’Alger, 1883) estimait qu’il y avait cent écoles publiques et particulières dans Alger avant la colonisation. Avant la conquête française, des milliers de medrasa existaient un peu partout dans le pays. On y enseignait le Coran et la grammaire arabe. Les enseignants étaient formés dans les zaouia. Dénuée de valeur scientifique, l’instruction avait néanmoins une efficacité pratique. C’était surtout pour cette raison que le décret du 14 juillet 1850 portant création des écoles arabo-françaises était signé. Trois établissements supérieurs étaient créés à Tlemcen, Constantine et Médéa. Dans une lettre du ministre de la guerre au préfet d’Alger datée du 30 novembre 1850, il écrivait ceci :
« Le décret a en vue la population arabe proprement dite, et non
pas
seulement la population indigène de certaines villes comme Alger dont
l’importance politique est nulle. Il lui a donc fallu placer les écoles
supérieures à la portée de la population à laquelle elles sont spéciale-
ment destinées, et dans ce but que le choix est tombé sur Médéa. »
Au début, très peu d’Algériens acceptèrent de fréquenter ces écoles. L’enseignement était strictement traditionnel et correspondait à des objectifs politiques et culturels évidents. Les autorités voulaient tout simplement former des magistrats et des administrateurs arabes loyaux à la France. Les autochtones avaient bien saisi la finalité de cet enseignement et considéraient, partant de ce constat, toute compromission avec la « science des infidèles » comme une grave trahison. Ce qui avait permis au gouvernement français de recourir à un enseignement parallèle, apte à briser les résistances des indigènes. Le « refus scolaire » dont parle Yvonne Turin dans sa pertinente étude était devenu conscient et explicite en 1880, d’ailleurs soutenu par un discours politico-religieux 1:
« Toutes les solutions imaginées ou expérimentées par les
promoteurs
d’une action au double visage, généreux, mais en même temps
politique et calculée ont échoué. Après l’échec de la restauration des
écoles arabes, la création d’un enseignement mixte s’est révélée aussi
illusoire. L’assimilation était une aventure ambiguë : on proposait
pour les uns « la ressemblance aux dominateurs » et pour les
autres
l’asservissement. »
Le décret
de février 1883 relatif à l’institution de l’école obligatoire allait permettre
à des fils de notables de suivre un enseignement gratuit. Mostéfa Lacheraf
explique cette réalité 2:
« D’ailleurs,
certains cadres supérieurs de l’enseignement
s’employaient, tout en rassurant les colons à orienter cet
enseignement primaire dans la voie du conformisme et du simple
prestige. (…) En dépit du décret qui avait été pris le 13 février 1883
et compte tenu des quelques
établissements payants qui existaient
auparavant, on arrivera péniblement en 1887 au chiffre de 79 écoles
publiques françaises pour les algériens avec 80963 sur 500000
enfants d’age scolaire. »
Malgré la
promulgation de la loi Jules Ferry, le nombre d’enfants scolarisés restait
dérisoire. Ismaël Urbain, conseiller du gouvernement fort estimé de Napoléon
II, ne réussit pas à changer les choses. Il est vrai que quelques écoles furent
créées dans quelques villes. Le discours de l’école coloniale était
clair : former des serviteurs dociles pour l’administration. On y formait
des fonctionnaires subalternes, des infirmiers… A.Rambaud écrivait en 1897 dans
le Bulletin de l’enseignement des indigènes :
« La première conquête de
l’Algérie a été accomplie par les armes et
s’est terminée en 1871 par le désarmement de la Kabylie. La seconde
conquête a consisté à faire accepter par les indigènes notre
administration et notre justice. La troisième conquête se fera par
l’école. »
L’appareil idéologique scolaire était conçu comme un instrument d’assimilation et d’intégration, un outil au service du système colonial. Les programmes d’enseignement s’articulaient autour d’un discours qui privilégiait la soumission, le fatalisme et la « supériorité » de la culture française.
Si au début, les autochtones résistèrent activement à l’enseignement de la langue française, quelque temps après, ils l’adoptèrent non sans grande hésitation. L’acceptation de la langue française par nécessité, pour reprendre Mostéfa Lacheraf, s’accompagna par l’assimilation d’autres sciences et de disciplines artistiques.
La crainte de la désislamisation suscita des résistances parfois très fermes. C’est pourquoi les réformistes(Oulama) ouvrirent plusieurs écoles. Le mouvement dirigé par Abdelhamid Ben Badis encouragea sérieusement l’enseignement de l’arabe. Vers les années 1920-1930, les Oulama arrivèrent à attirer plusieurs centaines de personnes. Malgré la fermeture de nombreuses médersa et zaouia, la langue arabe ne disparut pas pour autant, elle était vécue comme une histoire à assumer. Mostéfa Lacheraf écrit ceci 1:
« Et pourtant l’arabe, bien que déclassé, avait continué d’être
enseigné
en veilleuse dans les écoles rudimentaires de village ou dans quelques
zaouia décadentes. Son extension pédagogique avait été considérable-
ment réduites peut-être de moitié, peut-être davantage, mais disons-le
tout net : le niveau restait à peu près fidèle à lui-même. Ce qui
pouvait
le dévaloriser désormais, c’était plus la relation entre les faits de
part
et d’autre, leur logique nouvelle que sa baisse de qualité. »
Le niveau de l’enseignement de l’arabe était certes très bas, mais permettait la mise en relief d’une certaine résistance à la déculturation ambiante et progressive. Les enseignants n’étaient nullement ouverts aux nouvelles réalités du monde moderne et au progrès. Le moralisme étroit empêchait parfois toute évolution positive ou changements probants. Ce qui fit de la langue arabe un outil essentiellement utile pour les bavardages d’enseignants confondant langue et religion. Cet amalgame existe toujours. C’est une sorte d’hypothèque originelle. Quand on parlait de la langue arabe, on disait que c’était « la langue de Dieu ou du ciel » alors que le français était considéré comme « la langue du pain ». C’est surtout à partir de cette réalité que les algériens musulmans commencèrent à fréquenter l’école française.
C’est vers les années vingt que des instituteurs algériens furent affectés dans des écoles. Ils reproduisaient le savoir acquis dans les établissements scolaires français. Souvent issus de milieux populaires, formés à l’école normale par les instituteurs de la IIIème République, ils croyaient naïvement en la Révolution française et aux principes de 1789. Leur journal, La Voix des Humbles, défendait et diffusait leurs idées. Mal à l’aise, vivant une situation ambiguë, marginalisés, ils n’arrivaient pas à élaborer un discours cohérent. Pour la revue Ettakadoum du 15 juin 1923, de tendance nationaliste, les choses sont simples :
« Ils recherchent le lien de la masse en dehors d’elle et
souvent contre
elle, ils font la conquête morale des gens des douars où ils exercent et
travaillent modestement à l’expansion française. »
La même idée est exprimée par Ferhat Abbas, de formation française :
« L’Algérie croit en la France, du moins en une certaine France,
celle
des philosophes du 18ème siècle, celle des principes de 1789,
celle des
français qui ont été du côté des indigènes et que les intellectuels ne
songent nullement à poignarder. »
L’école, paradoxalement lieu d’attraction et de répulsion à la fois, joua un rôle important dans l’avènement de l’art théâtral en Algérie.
4-Les traces de l’Histoire
Les années vingt constituèrent sans aucun doute la première étape du mouvement nationaliste algérien. Plusieurs écrits virent le jour. Les historiens publièrent leurs travaux. Les politiciens se mirent sérieusement à propager et à diffuser leurs idées. Moubarak el Mili, Tewfik el Madani proposèrent une autre lecture de l’Histoire de l’Algérie. Dans son ouvrage, Histoire de l’Algérie dans le passé et le présent, El Mili écrit ceci 1:
« L’histoire est le miroir du passé, et l’échelle (grâce à
laquelle on
s’élève) du présent. Elle est la preuve de l’existence des peuples,
le
livre où s’inscrit leur puissance, le lieu de résurrection de leur
conscience, la voix de leur union, le tremplin de leur progrès. Lorsque
les membres d’une nation étudient leur histoire, lorsque les jeunes
prennent connaissance de ses cycles, ils connaissent leurs réalités et
alors les nationalités vivantes et insatiables du voisinage n’absorbent
pas leur propre nationalité. Ils comprennent la gloire de leur passé et
la noblesse de leurs ancêtres et n’acceptent ni les dénigrements des
dépréciateurs, ni les atteintes des falsificateurs, ni les médisances
des
gens de parti-pris. »
Ce nouveau regard porté sur l’Histoire de l’Algérie était l’expression des revendications nationalistes. On comprit vite la nécessité d’affirmer l’existence de la culture algérienne. L’élite intellectuelle nationaliste de l’époque, en rupture avec les assimilationnistes, tentait par tous les moyens d’imposer un discours parallèle au savoir de l’école coloniale. Le sentiment nationaliste orientait toute approche historique. Aux relents intégrationnistes et assimilationnistes des élus musulmans et d’autres intellectuels s’opposait la quête et l’affirmation de l’identité par les Oulama et le courant nationaliste. Ahmed Tewfik el Madani fit publier un ouvrage, Histoire de l’Algérie, en 1932, très fouillée et très documentée remettant en question certaines thèses développées par des historiens français 2:
« Ceux qui, par courte vue, manquent d’étude et de connaissance
du
milieu algérien, pensent qu’il est possible, avec le temps de faire de
ce
peuple musulman foncièrement nationaliste un peuple français dans
ses coutumes, ses mœurs, son organisation, sa langue, ceux-là sont
des gens qui se bercent de l’illusion de voir midi à quatorze heures. »
Le discours d’historiens comme Tewfik el Madani et Moubarak el Mili marqua une étape importante dans l’historiographie algérienne et permit de ridiculiser les élus indécis, ballottés entre le refus de la situation coloniale et la crainte de déplaire aux autorités coloniales, réalité qui les obligeait à porter un masque et à dissimuler leur impulsion de « refus » par des déclarations faisant les éloges de la France et les actions menées en Algérie. Said Boulifa écrivit un grand ouvrage en français sur l’Histoire de l’Algérie mettant en exergue la question identitaire.
Les militaires algériens écrivirent des textes contestant la colonisation française. Le lieutenant Hadj Abdellah(Boukabouya) publia deux récits qui provoquèrent un grand scandale à l’époque. L’Islam dans l’armée française (Constantine, 1915) et Les Musulmans au service de la France (Lausanne, 1917) furent considérés comme éminemment positifs par l’élite intellectuelle algérienne.
D’autres essais politico-sociaux tentèrent d’expliquer le phénomène algérien. Ils décrivaient la naissance et l’évolution du mouvement nationaliste. Jean Déjeux écrit 1:
« Ces écrivains entendaient donner leurs points de vue sur la
« question
indigène », « le problème algérien » ou « le malaise algérien » »
Un intellectuel de Nedroma, M’hamed Ben Rahal, refusait la francisation, dénonçait certains « présents de la civilisation » et optait pour une « résistance-dialogue », selon l’expression d’un sociologue algérien, Abdelkader Djeghloul. Il écrivit des textes mettant en valeur une forme de revendication anti-coloniale nouvelle, paradoxale : il affirmait l’identité algérienne tout en ne rejetant pas la présence coloniale. Il soulignait dans ses articles la nécessité de défendre la culture arabo-islamique 2:
« Certes, nous ne devons pas accepter les yeux fermés ce que
nous offre
la civilisation, beaucoup de ses
présents-trop peu enviables- peuvent
être laissés pour compte. Mais un grand nombre pourrait lui être
emprunté sans danger et pour notre grand profit. Tout le domaine des
sciences exactes, une bonne partie de
l’organisation intérieure et
politique, le système des travaux publics et de l’enseignement, tout ce
qui concerne le commerce, l’agriculture et l’industrie, nous pouvons
l’adopter sa,ns grandes
modifications. »
Des textes historiques anciens furent republiés dans le but d’affirmer la personnalité nationale. Nous pouvons citer le dictionnaire biographique Ta’rif al khalaf bi rijal alsalaf (Connaissance du passé à travers ses hommes). Cette renaissance de la parole algérienne accompagna le développement du mouvement nationaliste et favorisa l’émergence d’une élite nationale.
5-Les marques de la littérature
La littérature en Algérie, marquée par la sérieuse empreinte de la tradition orale et d’écrits politiques arabes, connut une autre naissance en se frottant à des textes français et à des genres nouveaux qu’elle réussit à adopter non sans difficulté. La poésie était l’élément esentiel de la vie littéraire. Il fallut la colonisation française pour découvrir avec l’altérité la nouvelle, le théâtre et le roman.
SITUATION DE LA VIE LITTERAIRE EN ALGERIE
L’Algérie est un pays où la culture populaire est d’une importance considérable. Les poètes, en berbère ou en arabe dialectal, faisaient le tour de leurs régions pour dire leurs textes. Mohamed Arkoun écrit justement 1:
« En premier lieu, la culture populaire est caractérisée par un
très vieux
substrat berbère : une littérature(poésie et prose) abondante, mais
uniquement orale, des motifs rudimentaires mais originaux d’archi-
tecture et de peinture (surtout dans les poteries). »
Vers le septième siècle s’était développé un courant qui utilisait l’arabe dialectal (et qui était largement présent dans le pays) : poésie et prose étaient représentées. Les meddahs (conteurs) racontaient des récits dans les souks (marchés) et les places publiques. Les poètes disaient des textes de facture bédouine et citadine.
Le tamazight (dans toutes ses variantes), non écrit, était un espace privilégié pour l’émergence d’une poésie arabe. Les indiazen narraient dans leurs poèmes la situation de leurs tribus et de leurs villages. Avec l’islamisation et l’arabisation, trop ancrées dans la société algérienne, de nombreux poètes d’expression arabe avaient conquis le terrain. Dans des villes comme Tlemcen, Constantine, Alger et Oran, la poésie était fort appréciée et attirait de très nombreux admirateurs. La culture aristocratique, prise en charge par une certaine élite intellectuelle, était très marquée par la prédominance de la poésie et de la langue arabe comme moyen d’expression privilégié. Une ville comme Tlemcen avaient donnée naissance à des poètes de grandes valeur. Au seizième siècle, plusieurs ouvrages étaient déjà publiés, selon Abdelmadjid Méziane : le poème didactique Ibn Achir l’Andalou, le résumé grammatical d’Ibn Ajarouan le berbère et le cahier théologique de Senouci de Tlemcen.
La tradition orale permit la diffusion de la poésie, sa rencontre avec le public populaire et un renouvellement des formes. De 1870 à 1930, les poètes populaires se multiplièrent un peu partout à travers le territoire national et abordèrent de nouveaux thèmes. Ils prenaient parfois des risques. Ce qui valut la prison à certains d’entre eux. Ces troubadours chantaient la gloire du passé, la grandeur de l’Islam et l’amour et dénonçaient l’alcoolisme et les maux sociaux. Nous pouvons citer les noms de Ben Khlouf, de Ben Kriou, de Ben Brahim, de Si Mohand, de Bensahla, de Ben Triki…
Les années vingt constituaient une décennie faste pour l’écriture littéraire et la représentation culturelle. Des journaux et des revues étaient lancés, des recueils de poésie étaient publiés. Tayeb El Okbi, Moufdi Zakaria, Abou Al Yaqdan et Mohamed El Id Al Khalifa s’imposèrent sérieusement sur la scène culturelle. Des imprimeries voyaient le jour : Ibn Khaldoun à Tlemcen, Tha’libia et Al Arabiya à Alger, Nahda et Chiheb à Constantine. Des centres culturels, animés par des lettrés de l’époque, étaient ouverts dans quelques grandes villes du pays. Des associations islamiques et culturelles étaient constituées et allaient avoir un important impact sur la production littéraire et artistique. Le théâtre puisa dès ses débuts dans le terroir et la culture populaire, espaces formels et thématiques privilégiés.
ECRIVAINS FRANÇAIS D’ALGERIE
Pour lire la production littéraire et théâtrale algérienne, il est nécessaire d’interroger les œuvres écrites par les français d’Algérie. Leur impact sur les textes littéraires ultérieurs est manifeste. Chaque écrivain en Algérie prenait position dès lors qu’il rédigeait un texte où l’Algérie n’était pas absente. Les livres étaient lus par les lettrés algériens parce qu’ils les concernaient à un premier degré 1:
« Tout livre d’un écrivain français sur l’Afrique du Nord est
donc,
volontairement ou non, un document, non seulement par ce qu’il dit,
mais aussi par ce qu’il ne dit pas par les valeurs simplistes qu’il
véhicule. »
Si jusqu’en 1900, l’Algérie était présentée comme une « terre de conquêtes et de sensations nouvelles » (témoignages, récits, textes littéraires…), après cette année et durant toute la période allant de 1900 à 1935, le pays était perçu comme un terroir singulier. Ce renouvellement des thèmes se manifesta avec Le sang des races. Robert Randau et Louis Bertrand, les représentants attitrés de cette période et les têtes de file du courant algérianiste, illustrèrent et mirent en forme les thèses coloniales. Leurs livres (Les colons, 1907 ; Les algérianistes, 1911 ? Les Compagnons du jardin, Le Sang des races, etc.) faisaient souvent référence à une « Afrique latine et chrétienne ». Randau parlait d’une « patrie franco-berbère, fille de la latinité ». Des autochtones partageaient parfois le même discours. Les Compagnons du jardin, écrit par R.Randau et A.Fikri, un dialogue à plusieurs voix faisant évoluer quelques tendances de l’élite franco-algérienne, montre à quel point le souci d’assimilation de certains intellectuels était fort. Seule, Isabelle Eberhardt, très proche des populations musulmanes et très attentive à leurs préoccupations, exprimait dans ses textes (Mes journaliers ; Au pays des sables ; Amara le forçat, L’Anarchiste), la vie musulmane sans préjugés, ni jugements hatifs. Après les algérianistes, les écrivains de l’Ecole d’Alger (Camus, Roblès, Roy, Pellegri…) écrivirent des romans où ils décrivaient essentiellement les milieux populaires français.
L’AVENTURE DES PREMIERS ECRITS ALGERIENS DE LANGUE FRANCAISE
Juste après la première guerre mondiale, les algériens formés à l’école française commencèrent à publier des textes. Des essais socio-politiques furent édités. Des romans et des poèmes sortirent de quelques imprimeries. Abdelkader Fikri signa avec Robert Randau un ouvrage, Les Compagnons du jardin dont le titre est révélateur de la tendance représentée par cet auteur.
Quelques romans virent le jour. Ecrits dans un style simple, scolaire, ces textes étaient en quelque sorte un appel à l’assimilation ; la colonisation n’était jamais contestée. Elle devenait un modèle, un lieu d’une possible rencontre et d’un dialogue nécessaire. Les premiers romanciers, nourris de culture française et coupés de leur peuple, très proches sur le plan politique des élus musulmans, n’arrivaient pas à poser valablement les problèmes de leur société. Leur quête était d’ordre intégrationniste. Ils ne dénoncèrent à aucun moment les méfaits de l’ordre colonial grâce auquel ils acquirent leur statut de privilégié dans un monde de pauvreté et de misère. Les auteurs critiquaient l’alcoolisme et certaines traditions considérées comme malsaines. Des autochtones, issus de familles de notables se mirent à écrire des textes de fiction que les lecteurs de langue française-très peu nombreux à cette époque-lurent avec admiration ou avec révolte et répulsion. Nous pouvons citer quelques titres révélateurs de la thématique abordée par ces écrivains : Ahmed Ben Mostefa, goumier (1920) de Laïd Ben Chérif, Zohra, la femme du mineur (1925) de Abdelkader Hadj Hamou, Khadra, danseuse des Ouled Naïl (1910) de Slimane Ben Brahim (avec E.Dinet), El Eudj, captif des barbaresques (1929), Myriam dans les palmes de Mohamed Ould Cheikh.
Sur le plan romanesque, les premiers écrivains algériens de langue française ne remirent nullement en question la colonisation, ni ne réussirent à produire des œuvres originales. C’étaient essentiellement des exercices scolaires correspondant au discours idéologique colonial. Ces romanciers ne firent qu’exposer leur soumission à l’Autre et l’admiration et la fascination qu’ils portaient à la colonisation et aux valeurs qu’elle incarnait.
6-L’émergence de la presse nationaliste, les autres
formes périphériques
Jamais la presse nationaliste algérienne ne fut aussi puissante que durant les années qui suivirent la première guerre mondiale. C’est en France que la presse indigène entama sa mue. L’émigration vers la France provoquée par la conscription militaire et l’exil de l’Emir Khaled allait engendrer la radicalisation des revendications politiques. La presse dénonçait à longueur de colonnes les brimades et les injustices dont les algériens étaient l’objet et rejetait le jeu « électoraliste » auquel se prêtait l’élite politique, d’ailleurs mal vue. Zahir Ihaddaden écrit à ce propos 1:
« Ces journaux se prévalaient au départ du titre de l’Ikdam
peut-être
pour manifester clairement leur volonté de continuer sur de nouvelles
bases, le dialogue engagé par le journal de l’Emir Khaled à Alger,
mais surtout pour affirmer la continuité d’un combat qui, désormais,
devait prendre d’autres formes. »
Echiheb, L’Ikdam, L’Evolution Nord-Africaine, Al Alam el Ahmar, Echaab Al Ifriki, El Oumma, El Mountaqid, El Hak, El Misbah…étaient les titres les plus appréciés. Ces journaux représentaient essentiellement les lourdes tendances du mouvement nationaliste et réformiste. El Oumma (La Nation), l’organe de l’Etoile Nord-Africaine, développait ouvertement des thèses indépendantistes et se caractérisait par son ton très critique à l’égard de la colonisation considérée comme le responsables de l’arriération et du sous-développement de l’Algérie et de la paupérisation des algériens. Echiheb était l’instrument essentiel de la diffusion du discours réformiste des Oulama.
Cette presse, lieu où se cristallisaient les grands débats politiques et intellectuels, connut interdits, censure et brimades et provoqua une prise de conscience nationale. Le réveil au niveau de l’information suscita l’organisation de discussions extraordinaires et engendra un essor culturel sans précédent. La presse était à l’avant-garde du débat et des revendications nationales. Elle permit une sorte d’éveil national, notamment chez les élites. Le théâtre de type « classique » apparut dans des conditions socio-politiques et culturelles particulières. La montée du nationalisme, l’éveil culturel, la création de revues et de périodiques divers, les tournées des troupes égyptiennes de Qardahi, de AbdelQadir el Masri et de Georges Abiad et bien d’autres phénomènes contribuèrent à la naissance du théâtre en Algérie. Le cinéma ne fut pas étranger à l’apparition de cet art qui n’exigeait pas de grands moyens. Seul un certain Tahar Hannache, encore trop peu connu, fut séduit par la réalisation cinématographique. Quelques salles de cinéma existaient déjà à Alger. Des films comme Le Diamant vert, Pépé le Moko, Le Voleur de Baghdad, Guelmouna, Le Marchand, La Bandéra…attirèrent le large public algérois. Dans leurs Mémoires, Allalou et Bachetarzi, les deux grands pionniers de l’art scénique (en arabe « dialectal ») en Algérie, soulignaient le formidable impact de la production cinématographique sur le théâtre. Leurs œuvres étaient traversées par des traces de films joués à l’époque à Alger. Ainsi, cinéma et théâtre faisaient bon ménage. Mostéfa Lacheraf insiste justement sur ce fait dans un article publié dans la revue, CinémAction. D’ailleurs, les premiers sketches furent joués dans des salles de cinéma. Avant la projection d’un film, des comédiens faisaient rire les spectateurs pendant une vingtaine de minutes. Mais quelque temps après, le cinéma allait prendre au théâtre une partie de ses habitués. L’auteur d’Algérie, Nation et Société écrit1 :
« Quant au théâtre dont la spécificité purement algéroise
s’était
longtemps affirmée grâce à de véritables pionniers de grand talent-
Ksentini, Allalou- issus d’anciens milieux socio-culturels de la
capitale et vivant dans une tradition éprouvée liée d’elle même, de
loin ou de près, aux maîtres de la musique classique comme Sfindja,
il avait perdu par une injuste désaffection au profit de la sensibilité
nouvelle introduite dans la foulée égyptienne, sinon son attrait de plus
limité à de fidèles connaisseurs, du moins un certain volume d’impact
et beaucoup de ses moyens matériels et de réalisation. »
C’est dans ce contexte-quelque peu favorable- qu’émergea le théâtre. On ne peut comprendre la genèse et le fonctionnement de l’art dramatique en Algérie si on n’examine pas les conditions de son apparition. C’est pour cette raison que nous avons interrogé les conditions favorisant son adoption.
CHAPITRE 3
Nous avons tenté de mettre en évidence dans la première
partie de notre recherche la présence dans la société algérienne de formes
dramatiques s’apparentant sensiblement à la structure théâtrale européenne. Le
drame, faisant essentiellement partie de la vie collective, comporte quelques
éléments constitutifs de la représentation dite « aristotélicienne ».
Nous ne pouvons parler, comme le soutiennent certains chercheurs, de « formes
pré-théâtrales », ni de « structures primitives ».
les algériens possédaient leur propre mode de représentation.
Le théâtre ne fut adopté que vers le début du vingtième
siècle. Nous avons déjà expliqué les conditions de son émergence. Dans les pays
du Moyen Orient, d’Afrique Noire et du Maghreb, le phénomène théâtral apparut
de manière presque similaire. Les mêmes raisons conduisirent ses promoteurs
(une élite constituée uniquement de lettrés) à prendre en charge cet art. En
Algérie, les premières pièces furent montées avant la première guerre mondiale.
Les animateurs étaient généralement de culture française. Les Oulama, sortis
des Médersa(école où on enseignant l’arabe), n’étaient pas très hostiles à
l’art dramatique. Ils mirent d’ailleurs en scène quelques textes traitant de
sujets historiques.
Dans cette partie
consacrée au parcours historique du mouvement théâtral en Algérie, nous
situerons la genèse et l’évolution diachronique de l’art dramatique. Nous
subdiviserons notre travail en trois chapitres. Le premier nous permettra
d’interroger cette pratique artistique de la naissance (les années 1900)
jusqu’en 1939. La deuxième sera réservée à une période plus prolifique qui vit
l’émergence de nombreuses troupes et l’apparition de plusieurs comédiens de
talent(1939-1954). Nous nous intéresserons dans la troisième partie de notre
recherche au théâtre durant la guerre de libération nationale. Cette période se
caractérisa par l’arrêt presque total des activités artistiques et la création
d’une troupe du Front de Libération Nationale constituée de comédiens confirmés
qui rejoignirent le maquis. Nous questionnerons le théâtre algérien de langue
française. Nous étudierons deux pièces de Mohamed Boudia. Nous présenterons
également les trois hommes d’orchestre du théâtre en Algérie : Allalou,
Mahieddine Bachetarzi et Rachid Ksentini. Leur itinéraire est lié à la vie de
la représentation dramatique dans ce pays d’Afrique du Nord.
1-L’aurore du théâtre en Algérie
Le théâtre ne fut donc
adopté que vers le début du siècle, juste après les tournées égyptiennes de
AbdelQadir Al Masri et Souleymane Qardahi qui apportèrent une sorte de
légitimation à la représentation artistique. Ainsi, des associations
culturelles de Blida, d’Alger et de Médéa commencèrent à monter des pièces,
avec les moyens du bord, sans grandes connaissances techniques. Les conditions
socio-politiquies et culturelles de l’époque (formation d’une élite
intellectuelle, émergence d’une petite bourgeoisie…) contribuèrent grandement à
l’émergence des formes de représentation artistiques européennes. Déjà, vers le
milieu et la fin du dix-neuvième siècle existaient dans les grandes villes
(Oran, Constantine et Alger) des théâtres où se produisaient des troupes
françaises. Il arrivait très rarement à des algériens d’assister à des
représentations données dans ces salles. Le répertoire était essentiellement
constitué de vaudevilles et de mélodrames. Plusieurs pièces écrites par des
auteurs français étaient jouées à l’époque. Nous pouvons citer des pièces comme
La Fontaine des Béni Ménad, Marcienne, Le
Simoun de Lenorman, La Kahéna du docteur Choisnet, La
Fleur de Tlemcen et L’Amour Africain (comédie Le Gouve).
Toutes ces pièces furent publiées vers la fin du dix-neuvième et le début du
vingtième siècle. Il est fort possible que ces textes joués et d’autres pièces
présentées à Oran, à Constantine et à Alger à cette époque avaient contribué,
d’une manière ou d’une autre, à imposer l’idée de théâtre en Algérie. Le
vaudeville et le mélodrame avaient vite séduit certains auteurs algériens qui
tentaient ainsi l’expérience. Pour un certain Hadj Abou Marqem (un pseudonyme),
les premières tentatives furent entreprises par une élite francisée. Il écrit
ceci dans un article paru dans la revue française, La Nouvelle Critique 1:
« Au début de ce siècle, des étudiants algériens, influencés
par la
culture française, se rassemblèrent pour faire du théâtre au sens
classique du terme. Ils voyaient dans le théâtre, en l’absence de toute
autre possibilité d’action, un moyen pour tirer les masses d’une
certaine léthargie. Sans public, sans encouragements, ils échouèrent
dans leur tentative. »
Il est
donc probable que les premières pièces algériennes furent jouées en français
par des lettrés de formation européenne, mais l’absence d’une sérieuse
documentation nous incite à la prudence. Mais il est, par contre, certain que
les premiers textes en arabe furent interprétés vers le début du siècle. Après
le passage des premières troupes égyptiennes (Al Masri et Qardahi), L’Emir
Khaled rencontra à Paris Georges Abiad en 1910 et lui demanda de lui adresser
quelques textes dramatiques. Ce que fit Abiad la même année. Il lui envoya
trois pièces : Mc Beth de Shakespeare (traduite par Mohamed
Haft), Vertu et Fidélité de Khalil el Yaziji et Chahid
Beyrouth (Le martyr de Beyrouth). La même année, l’Emir
Khaled fonda trois associations à Médéa, à Alger et à Blida. Mc Beth fut jouée
à Blida et à Alger (le grand artiste Omar Racim faisait partie de l’équipe).
René Basset assista au spectacle présenté dans la capitale. A Médéa, on monta
en 1913 La mort de Hussein, fils de Ali et en 1914, Jacob,
le juif.
Mahboub Stambouli, ancien auteur-comédien et témoin averti des premières
expériences du théâtre en Algérie, raconte dans un article publié dans la revue
littéraire algérienne, Amal (Promesses) les débuts de l’art
dramatique. Il écrit ceci :
« Les premières pièces données vers les années dix en arabe
classique
mettaient en scène des sujets historiques et des drames
religieux. »
L’Histoire des arabes et
l’épopée de l’Islam marquaient essentiellement le discours théâtral durant les
années d’avant-guerre. Les associations religieuses, véritables lieux de sauvegarde
de la culture nationale, prirent donc vite en charge la représentation
théâtrale. Nous pouvons avancer l’idée
que certains animateurs d’associations culturelles et religieuses furent les
promoteurs de la pratique théâtre en Algérie. Ainsi, l’idée selon laquelle, les
Oulama s’opposèrent à l’art dramatique ne semble pas résister à l’analyse et à
l’investigation. Le théâtre était conçu par les élites arabisées et francisées
comme un espace didactique. Pour les lettrés en français, le théâtre pouvait permettre
à la société d’adopter les nouvelles données scientifiques et de s’ouvrir au
monde alors que pour les Oulama, c’était surtout un lieu de diffusion des idées
réformistes. L’influence de Mohamed Abdouh et de Jamal Eddine El Afghani était
importante.
L’Histoire de l4Algérie et du Monde Arabe constituaient les thèmes les
plus importants de la représentation dramatique de l’époque. Les pièces, de
caractère souvent tragique, étaient écrites en arabe « littéraire ».
Ce qui supposait la présence de lettrés en arabe. L’activité théâtrale se
limitait à quelques grands villes comme Alger, Blida et Médéa. Durant cette
période, ces cités (avec Constantine et Tlemcen) pouvaient se permettre le luxe
de comporter le nombre le plus important de lettrés en Algérie. Les animateurs
des troupes théâtrales, recrutés dans les milieux lettrés, ne maîtrisaient pas
encore les techniques de l’art scénique. Ils accordèrent beaucoup d’intérêt à
la déclamation et à la diction. La langue de leurs pièces était très recherchée
et châtiée. Ce qui excluait automatiquement le large public. Ainsi, trop peu de
personnes réussissaient à suivre sans encombre les représentations.
Le
début du siècle vit la constitution de nombreuses associations culturelles et
religieuses et la fondation de quelques revues littéraires qui consacraient des
pages entières à la pratique théâtrale. C’est après la première guerre mondiale
que le théâtre commença à s’implanter sérieusement dans quelques grandes villes
algériennes. Les choses se transformèrent de fond en combre. Ainsi, apparurent
de nouveaux animateurs qui entretenaient une autre relation avec la
représentation théâtrale. Les premières tentatives des associations culturelles
et religieuses permirent à d’autres éléments, provenant d’horizons sociaux
différents, de s’intéresser à l’art dramatique. La thématique et la structure
formelle des pièces se transformèrent. On se mit à aborder de nouveaux sujets.
a-Un événement-phare : La tournée de
Georges Abiad
Les chercheurs, les journalistes
et les acteurs de l’activité théâtrale sont unanimes : la tournée de
Georges Abiad fut capitale pour la promotion et le développement de l’art
scénique en Algérie. En 1921, Georges Abiad organisa une tournée qui le
conduisit dans certaines villes. Il présenta sur la scène du Kursaal deux
pièces : Tharat el Arab, drame inspiré du Dernier des
Abencérages de Chateaubriand et Salah Eddine el Ayyoubi,
tiré du texte, Le Talisman de Walter Scott.
Un
public peu nombreux s’était déplacé pour assister à ces deux représentations
qui séduisirent un certain nombre de lettrés qui ne pouvaient ne pas être
fascinés par ce nouveau genre qui leur permettait de suivre des péripéties d’un
drame en arabe « littéraire ». La troupe de Georges Abiad travaillait
surtout la déclamation, ce qui ne manqua pas d’interpeller ces lettrés qui
quittèrent la salle du Kursaal, émerveillés. Mais, paradoxalement, ce furent
d’autres jeunes, moins instruits en langue arabe qui, marqués par le passage de
G.Abiad, allaient tenter de monter des pièces théâtrales. Le public populaire
n’était pas du tout intéressé par ce type de spectacles ; il préférait les
conteurs, les jongleurs, les prestidigitateurs et les jongleurs de serpents.
L’expérience de Abiad fut donc importante dans l’adoption définitive de
cet art. Saadeddine Bencheneb écrit ceci à propos de cette tournée1 :
« Cette utopie (celle de faire du théâtre) devient vite une
réalité et ce
souhait fut exaucé par une troupe égyptienne qui avait inclus
l’Algérie dans une de ses tournées à l’étranger. Les jeunes algériens
furent au comble de la joie. Ils entourèrent les artistes, leur posèrent
mille questions, leur soumirent des projets et reçurent de vifs
encouragements. Après le départ des égyptiens, ils tentèrent de jouer
une pièce. Ils se donnèrent beaucoup de mal à répéter les rôles, à
emprunter des costumes aux antiquaires d’Alger, à trouver des décors
dans le magasin du théâtre municipal de la capitale, à lancer des
invitations, à placer de rares billets. »
Les égyptiens qui adoptèrent
la pratique théâtrale au dix-neuvième siècle bénéficiaient d’une grande expérience
et impressionnaient sérieusement les maghrébins qui découvrait ainsi cet art
avec un regard nouveau, c’est à dire marqué par l’espace de légitimation du
Machreq. L’arrivée de Georges Abiad fut une véritable révolution et une grande
révélation. Il permit aux algérois de se familiariser avec l’art dramatique et
de se lancer dans l’aventure, armés d’une extraordinaire passion et d’un
formidable enthousiasme. A Alger, on s’empressa vite à imiter ces comédiens que
très peu de gens avaient vu évoluer sur la scène du Kursaal.
Ainsi,
Abiad fit redécouvrir le théâtre à de jeunes algérois qui ne ratèrent nullement
l’occasion de s’organiser et de créer leurs troupes. 1921 fut une année-phare
pour la représentation dramatique en Algérie. Ainsi, Abiad permit à ces
nouveaux passionnés de comprendre qu’il était temps de rompre avec les pièces
du début du siècle et de traiter d’autres sujets plus porteurs et qui
toucheraient ainsi le grand public. Du théâtre-déclamation, les jeunes algérois
tentèrent de s’y libérer en intégrant la dimension du jeu et en
« convoquant » certains éléments de la culture populaire. A Médéa,
selon Mahboub Stambouli, ce fut en 1921 que la troupe artistique et sportive
présenta Vertu et Fidélité de Yaziji et fit connaître
Mahieddine Bachetarzi, l’un des hommes d’orchestre les plus importants de l’art
musical et lyrique en Algérie. Les Amoureux de l’Art, association culturelle
de Constantine se reproduisit la même année. Ainsi, l’idée selon laquelle
le théâtre de langue arabe « classique » ne commença à voir le jour
que dans les années 1922-23 ne résiste pas à un examen critique sérieux.
Arlette Roth écrit1 :
« Alors qu’en Syrie, le théâtre était apparu vers les années
1850 avec
une traduction de Molière par Marûn an Naqqash, les premières
tentatives de créer un théâtre de langue classique remontent en
Algérie aux années 1922-23. »
Les informations fournies
par Arlette Roth ne semblent pas correspondre à la vérité et restent
prisonnières des sources trop imprécises et trop partiales et des témoignages
qu’elle avait recueillis pour construire son travail. Ainsi, le libanais Maroun
an Naqqash n’a jamais traduit la pièce de Molière, L’Avare de Molière, mais
s’en est uniquement inspiré. Il est vrai que les documents sont aujourd’hui,
plus disponibles-même s’ils se caractérisent par une extraordinaire rareté- et
les travaux sur le théâtre, certes trop peu nombreux, mais beaucoup plus
importants. Arlette Roth fut la première étudiante à préparer une thèse sur le
théâtre en Algérie, éditée par la suite aux Editions du Seuil. Allalou et
Bachetarzi ont publié leurs mémoires. Mahboub Stambouli a mis en forme
ses témoignages. D’autres hommes de théâtre se mettent aujourd’hui à parler de
leurs expériences. La presse ouvre facilement ses colonnes aux articles sur
l’art dramatique.
Les
années dix permirent la mise en place de l’appareil théâtral et la
réalisation de pièces qui allait orienter pendant une certaine période le jeu
et pratique théâtrale. L’échec des premières tentatives en arabe
« littéraire » marqua un tournant fondamental dans le développement
de l’art scénique et détermina ses choix esthétiques et thématiques. Les
travaux de Ali Chérif Tahar qui abordaient un sujet nouveau, l’alcoolisme,
mirent en forme une autre manière de pratiquer le théâtre et incitèrent les
nouveaux auteurs à ne plus rester prisonniers des seuls schémas thématiques
religieux et historiques. Ainsi, les lieux de la quotidienneté investissaient
la représentation théâtrale et amorçaient ainsi la rupture avec les élites
(francisées et arabisées) dominantes de l’époque en produisant de nouveaux
modes d’écriture, de production et de diffusion. Animateur, auteur dramatique
et acteur, Ali Chérif était également responsable d’une association fondée en
1921, El Mouhaddiba (L’Educatrice), une société de lettres et de
théâtre. Il écrivit trois pièces qui, certes, ne connurent pas un grand succès, mais apportèrent à la
représentation théâtrale une certaine fraîcheur au niveau thématique. Ainsi,
ces trois textes constituèrent en quelque sorte une rupture radicale avec les
premières expériences du début du siècle où on abordait essentiellement des
thèmes historiques. Le premier texte qui avait pour titre, achifa ba’d al
anâ (La guérison après l’épreuve), fut présenté dans la
salle des anciens du lycée à la fin du mois de novembre 1921, la deuxième pièce
jouée en 1922 sur la scène du Kursaal et reprise par la suite à l’Opéra d’Alger
était intitulée, Khadî’at el gharam (Les déceptions de
l’amour ou Passions trahies) alors que la troisième, un
mélodrame en trois actes, Badi’, présenté en 1924 au Kursaal,
mettait en scène un personnage marqué par ses penchants maladifs à l’alcool et
à la déraison. Un autre groupe dirigé par Mohamed Mansali, un homme de grande
culture qui avait l’avantage d’avoir déjà eu la possibilité de fréquenter dans
son exil libanais les troupes de ce pays, apportait à Alger une certaine
animation. Cet ancien étudiant n’omit pas d’apporter de son long séjour à
Beyrouth quelques ouvrages et des pièces de théâtre déjà montées au Liban,
comme Orz Loubnan (Le cèdre du Liban), un recueil
de trois textes dramatiques de Maroun an Naqqash. Allalou bénéficia de la
largesse d’esprit de cet homme et des textes qu’il amena de Beyrouth. A son
retour en Algérie, Mohamed Mansali fonda la troupe Et Temthil el arabi (Le
théâtre arabe) qui mit en scène Fi Sabil el Watan (Pour
la patrie) en 1922 et Foutouh el Andalous (La
Conquête de l’Andalousie). Ces deux pièces avaient déjà été jouées au
Machreq. Aziz Lakhal, Brahim Dahmoune, Allel Larfaoui et Mahieddine Bachetarzi
faisaient partie de cette troupe. Fi Sabil el Watan qui était
donc une simple reprise d’une pièce que Mansali avait, semble t-il, vu une de ses représentations, abordait un
sujet politique. Un journaliste résumait ainsi la pièce dans un article
consacré à la représentation donnée au Kursaal le 29 décembre 1922 1:
« L’action se passe en Turquie. Le colonel Niazi et sa dame
Farida ont
un fils, Refaât, mort à la
guerre : un autre, Méjid est sur un théâtre
d’opérations militaires en Asie Mineure. Un troisième, Djemal, est
officier d’artillerie en garnison Tchahdirane.
Djemal a fait la découverte d’un explosif qui pourrait rendre de
grands services à son pays, mais il n’est pas patriote et ne veut pas
livrer son invention(…)
Au deuxième acte, nous sommes au lendemain dans le laboratoire
de Djemal. Le colonel Niazi arrive furtivement et s’empare des
papiers secrets de Djemal dans l’intention de les remettre au
Ministère de la Guerre qui tirera profit de l’invention de Djemal. Mais
au moment où il va sortir, sa femme et son fils le surprennent. Une
autre scène violente éclate, au cours de laquelle Niazzi dévoile que
son second fils vient de mourir glorieusement. (…) Mais devant les
paroles enflammées du père, le
courroux de l’officier humanitaire
s’apaise et quand la voix du canon annonce qu’il va falloir se battre
encore, Djemal, subitement transformé, s’élance au dehors avec son
père, en brandissant son sabre, au
cri, ‘ En avant, pour la patrie’ »
Fath
el Andalous mettait en situation Tariq Ibnou Ziad et le parcours des arabes en
Espagne. L’Histoire venait ainsi à la rescousse du discours nationaliste. Ces
deux textes qui n’eurent pas beaucoup de succès, comme d’ailleurs les
représentations données par la troupe de Tahar Ali Chérif, insistaient sur la
dimension patriotique et donnaient à voir sur scène l’histoire des arabes.
C’est peut-être la première fois qu’un homme de théâtre algérien tentait, en
recourant aux artifices de l’Histoire, de traiter d’un sujet politique et
d’adresser des clins d’œil complices à son public qui pourrait ainsi faire le
parallèle avec la tragédie de l’Algérie à l’époque coloniale.
L’usage de l’arabe « littéraire »
ne permit pas à ce théâtre de toucher le grand public. Le nombre considérable
d’analphabètes réduisait la portée de l’expression théâtrale et l’installait
dans une situation marginale. Les gens ne pouvaient comprendre ce qui se disait
sur scène. Ali Chérif, comme de nombreux « intellectuels » de
l’époque, considéraient la langue « classique » comme un instrument
indispensable. Il était exclu de continuer à faire du théâtre devant des sièges
vides. Tahar Ali Chérif rendit tout simplement le tablier. Mohamed Mansali se
convertit, bon gré mal gré, au théâtre d’expression « dialectale ».
L’échec de ces expériences poussa de jeunes algérois à tenter l’aventure et à
faire le saut qui les mènera vers leur passion : le théâtre. Ainsi, des
hommes comme Allalou, Dahmoune, Bachetarzi et Ksentini se lancèrent sans aucun
complexe dans l’univers artistique. Ce ne fut qu’en 1926 que la première pièce
en langue populaire fut réalisée par un jeune comédien du nom de Allalou. Elle
s’intitulait tout simplement, Djeha. Ces jeunes algérois allaient
définitivement rompre avec la tradition des lettrés et des thèmes historiques
pour aborder des sujets tirés de la culture de l’ordinaire. C’est un peu de la
même manière que les neuf « historiques » du FLN rompirent avec
l’élite dirigeante du MTLD en 1954.
Mais
avant 1926 et parallèlement aux représentations en arabe
« littéraire », Mahieddine Bachetarzi et ses compagnons jouaient des
sketches de vingt à vingt-cinq minutes dans des salles de cinéma ou sur la
scène du Kursaal. Mahieddine Bachetarzi évoque ainsi cette réalité dans ses Mémoires1 :
« Pour varier les plaisirs, il me vint u jour l’idée
d’intercaler dans le
programme un petit sketch. (…)Aussi, je profitai de ce que Le Trianon
Cinéma de Bab el Oued m’offrait de donner un intermède de chant
dans son programme de cinéma pour lui imposer du même coup une
saynète comique jouée par Allalou. (…)Qu’étaient-ils exactement ces
sketches ? D’ailleurs, je n’en portais pas seul la responsabilité,
c’était
un travail d’équipe. Chacun des participants apportait sa réplique, sa
blague, son gag. En tous cas, ils n’étaient pas conçus à l’imitation du
théâtre français. »
Les comédiens employaient des canevas comme dans la commedia Dell’Arte. Ainsi, ils faisaient appel à l’improvisation, aux jeux de mots comiques et aux quiproquos qui constituaient les éléments formels essentiels de la représentation. Ainsi, les sketches traitaient essentiellement de sujets comme le mariage, l’alcoolisme, le divorce, le mari trompé, thèmes qui seront d’ailleurs repris dans les pièces des années trente, quarante et cinquante. Ces réseaux thématiques sont également présents dans le théâtre en Egypte qui use d’ailleurs des mêmes procédés. A partir des années trente, les relations entre les artistes égyptiens étaient devenues trop timides. C’étaient donc les publics qui déterminaient les choix thématiques et esthétiques. La forme était souvent empruntée à la structure du conte. D’ailleurs, ce n’était pas sans raison qu’on faisait appel à des personnages populaires comme Djeha. Digressions, répétitions, dictons populaires et proverbes marquaient l’ensemble du travail et provoquaient un dialogue direct avec le public qui s’identifiait ainsi aux situations présentées. On voulait faire rire. Ce qui n’était pas facile. Leur objectif s’arrêtait là.
Peut-on dire que ces sketches de vingt à vingt-cinq minutes avaient eu
quelque impact sur la production dramatique de Bachetarzi, Allalou, Mansali et
Ksentini. Chose certaine : les mêmes sujets furent repris après 1926. La
structure du conte y était bien présente, comme d’ailleurs la dimension comique
qui permettait la « convocation » du public qui retrouvait ainsi ses
personnages « traditionnels » et son vécu transposés sur scène. Il
n’est pas du tout possible d’exclure de quelque analyse sur la pratique
théâtrale en Algérie les premiers balbutiements de l’art scénique. D’ailleurs,
des hommes comme Bachetarzi, Allalou ou Mansali commencèrent à pratiquer le
théâtre à cette époque. Ils marquèrent
profondément le mouvement théâtral en lui apportant une manière de jouer et un
style qu’adoptèrent comédiens, metteurs en scène et auteurs de la période
allant de 1926 à 1962.
De
1924 à 1926, la vie artistique connut un pesant et angoissant silence. Mais
1926 fut une grande année pour le théâtre en Algérie.
b- 1926 : Les aventures de Djeha
Le 16 avril 1926, Allalou présentait une
pièce en arabe « dialectal », Djeha. Elle
mettait en scène les facéties de ce personnage légendaire qui marque
l’imaginaire populaire dans le monde musulman. Ainsi, Djeha et ses gouailleries
allaient apporter au théâtre une certaine fraîcheur qui lui permettait de
rencontrer un public qui retrouvait les signes de sa culture populaire. Ce fut
une grande révolution qui transforma profondément les choses et obligea les
futurs animateurs à admettre la primauté de la langue populaire au théâtre et
les nouveaux choix esthétiques marqués par la verve comique (Molière et cinéma
burlesque notamment) et les éléments de la culture populaire. Ce fut la
première fois qu’on recourut à ce héros populaire dans le théâtre. Si, au Machreq,
Djeha trouvait facilement les chemins des planches, au Maghreb, il ne put
s’imposer que grâce à Allalou qui eut le premier l’idée géniale de l’employant
tout en le mêlant à des personnages et à des territoires empruntés à Molière.
Djeha
constitua un espace fondamental de rupture avec le théâtre en arabe « littéraire »
et un lieu d’articulation d’une nouvelle logique dramatique et narrative.
Allalou s’adressait ainsi directement au petit peuple qui redécouvrait
« ses » personnages investis de fonctions certes similaires, mais
portant des oripeaux nouveaux. Dans sa préface à l’ouvrage de Allalou, L’aurore
du théâtre algérien, Le sociologue Abdelkader Djeghloul écrit1 :
« Avec Djeha, la culture cesse d’être un acte normatif
pour devenir
spectacle. Au sérieux d’une éloquence mal à l’aise dans son habit
occidental ou machrékien, il substitue le rire. Jeu des acteurs mais
aussi jeu de mots. Langue arabe remise au travail, disant à nouveau
le réel vécu à partir de la mise en œuvre de plusieurs niveaux de
langue. Langue populaire certes, mais non pas langue vulgaire. »
Allalou ne fit pas une
grande révolution dans le domaine du traitement du jeu théâtral, mais eut tout
simplement l’intelligence d’utiliser la langue « dialectale »
et un personnage extrait de la culture populaire, très apprécié par les
algériens. Personne ne peut nier l’apport de cette production dans la mise en
branle du mouvement théâtral. C’est un fait unanimement admis.
Pièce
en trois actes et quatre tableaux, Djeha, inspirée du Malade
imaginaire et du Médecin malgré lui de Molière, d’un
conte français, Le vilain mire, de Qamar Ezzamane des Mille
et Une Nuits et du personnage de Djeha lui-même, tel qu’il est
représenté dans l’imaginaire populaire, mettait en scène ce personnage
légendaire qui, se trouvant dans de délicates situations, réussissait à trouver
un subterfuge pour se venger et s’en sortir à bon compte. Ainsi, ce texte
montre encore une fois la triple influence subie par la production
dramatique : troupes égyptiennes, Molière et culture populaire. Hila (qui
signifie ruse), femme de Djeha, vindicative et rusée, cherche un moyen pour
confondre son mari qui l’a battu devant son voisin, Mamin. L’occasion est vite trouvée. Le sultan Qâroun a un fils
malade. Il envoie deux de ses hommes chercher un médecin. Hila leur indique son
mari qu’elle présente comme un grand guérisseur. Elle tente de les convaincre
en leur disant qu’il est possédé par les djins(démons) et qu’il est capable de
guérir les malades les plus désespérés. Mais il est recommandé avant tout acte
médical de le bastonner violemment et de le faire danser à la manière des
derwiche. Ils le prennent et le présentent
au cadi à qui ils ont pris soin de lui rapporter les « conseils » de
sa femme. Ils appliquent à la règle les indications de Hila. Djeha finit ,
malgré tout, par se tirer de cette mésaventure en se prenant pour un vrai
médecin. Il prend un luth et commence à distraire le malade. Fasciné et égayé
par la musique, Mamoun, le fils de Qaroun, se met à chanter et à raconter à
Djeha l’origine de sa « maladie » : son père veut le marier avec
une personne qu’il n’aime pas. Ainsi,
Djeha trouve la solution. Il convainc le sultan de laisser son enfant épouser
la femme de son choix. Qaroun accepte. Les choses finissent de belle manière.
Djeha
connut un extraordinaire succès. Le public partageait les préoccupations des
personnages et participait activement à la représentation. Il retrouvait les
repères de sa propre culture et de ses formes artistiques. La rupture avec les
lettrés de l’époque était ainsi consommée. Arlette Roth pense, à juste titre,
que cette pièce a constitué un tournant capital dans l’histoire de l’art
scénique en Algérie. Elle écrit1 :
« Après l’échec des tentatives théâtrales en langue arabe
littéraire, deux
comédiens, Allalou et Dahmoune, eurent l’idée de mettre en scène les
facéties de Djeha. Ce fut une triple innovation : dans les genres,
dans
les thèmes, dans la langue. Les premières pièces jouées en arabe
littéraire avaient développé des thèses sociales et développé de nobles
sujets tels que le patriotisme. Djeha était une grosse farce en
arabe
dialectal. Jouée pour la première fois le 12 avril 1926 au Kursaal, elle
remporta un vif succès et connut quelques représentations
supplémentaires. »
Djeha qui employait ainsi un
personnage légendaire et des situations tirées de pièces de Molière qui marqua
grandement l’expérience dramatique algérienne, rompait avec le mode
d’agencement « traditionnel » et la verve tragique et historique et « convoquait »
un autre public. Cette triple rupture permit la mise en branle de nouveaux
mécanismes au niveau de l’écriture et de la relation avec le public recrutant en grande partie dans les milieux
populaires. Certes, Allalou n’innova
pas sur le plan de la forme, il héritait tout simplement des expériences
existantes. Mais il apportait, au niveau national, une certaine fraîcheur et un
public nouveau, plus réceptif. Il ne pouvait rien donner d’autre que ce qu’il
avait vu dans les pièces qui passaient durant cette période à Alger. Il n’avait
suivi aucune formation artistique. Son intuition l’avait incitée à chercher du
côté des espaces culturels populaires et de Molière. Quelques thèmes étaient
empruntés à Molière. La structure de la pièce correspondait à la forme du
théâtre « conventionnel ». Rien de réellement nouveau, à l’exception
du choix du personnage de Djeha et de l’arabe populaire. Mais l’importance de
cette pièce dans le parcours historique de l’art théâtral en Algérie est
indéniable.
Les
comédiens de l’époque, sans aucune formation, ignoraient presque totalement les
techniques de la scène et se limitaient ainsi beaucoup plus à des déplacements
anarchiques et à un dialogue souvent peu dépouillé. Mais ils étaient condamnés
à recourir à leur habileté et à leur intelligence mettant en exergue leurs
performances individuelles et leur force vocale. Ils venaient tout simplement
pour le plaisir de rire et de faire rire les spectateurs qui, d’ailleurs,
s’amusaient de fort belle manière en participant parfois aux spectacles. Aussi,
savaient-ils qu’ils ne faisaient pas du grand théâtre et appréciaient-ils leurs
propres limites. Ils étaient, certes, conscients de l’importance de leur acte
créateur et des possibilités d’ancrer ce nouvel dans une société qui commençait
à à peine à le découvrir. Ce n’étaient donc que de simples amateurs qui
cherchaient à provoquer une sorte d’osmose avec un public qui allait vite les
adopter et souvent déterminer les options thématiques et formelles.
De
nombreux comédiens firent partie de l’équipe d’interprétation de cette
pièce : Azziz, Abdelhamid, Moussa, Lakhal, Kherroubi, Hamadi, etc. Ce
nombre relativement important de personnages limita considérablement les
mouvements et les déplacements des acteurs qui n’étaient pas faciles à gérer et
ne permit pas à Allalou de bien prendre en charge l’espace scénique d’autant
plus qu’il ne maîtrisait pas les lieux de la mise en scène. Mais ce qui attira
surtout les algérois, ce fut le personnage de Djeha autour duquel s’articulait
le récit et se cristallisaient les situations. Djeha était le pivot central de
la représentation. Les spectateurs, agréablement surpris, ne pouvaient rester
insensibles aux aventures de ce héros populaire qu’ils connaissaient bien et
qu’ils appréciaient énormément. Le travail de séduction fonctionnement à
merveille.
Ces
dernières années, le personnage de Djeha inspira de nombreux dramaturges arabes
qui l’employèrent, chacun en fonction de ses choix esthétiques et idéologiques.
Ainsi, l’écrivain Kateb Yacine donna à son héros les traits d’un personnage qui
démythifie les choses, les faits et les pouvoirs. Djeha est présent dans son
texte satirique, La Poudre d’intelligence, publiée en 1959 et
dans toutes ses pièces écrites par l’auteur après l’indépendance (Mohamed,prends
ta valise, La guerre de deux mille ans, Palestine
trahie, Le roi de l’Ouest).
Si Djeha
de Allalou constitua le point de départ d’une querelle linguistique qui se
prolonge jusqu’à aujourd’hui, il se trouve que cette pièce, même si elle avait
marqué profondément une assez longue période de l’histoire du théâtre en
Algérie, n’en fut pas moins oubliée et jamais reprise. Les nouveaux auteurs de
l’Algérie indépendante, plus ouverts et mieux outillés techniquement, allaient
se tourner vers d’autres expériences tout en exploitant autrement l’héritage
culturel national. Djeha de Allalou était, certes, original à son
époque et porteur d’une série de ruptures qui marquèrent la représentation
théâtral, mais manquait de force sur le plan dramaturgique. Mais c’était une
expérience fondamentale dans le parcours historique de l’art théâtral en
Algérie. Il sut merveilleusement bien réemployer sur scène un personnage
populaire et capter l’attention du public. Ce fut donc lui qui permit une sorte
de mise en œuvre d’un public de théâtre. La réalisation technique importait
peu. Mahiedine Bachetarzi s’explique ainsi 1:
« On ne pouvait découvrir une action développée, une intrigue
suivie,
une quelconque « composition » dans la pièce de Allalou. Les
scènes
se suivaient sans autre lien entre elles que la présence de Djeha, mais
chacune retraçait une aventure connue. »
Cette
pièce qui ne pouvait prétendre à la perfection sur le plan technique allait
orienter le fonctionnement de ce genre artistique et fidéliser un certain
public séduit par cette représentation qui ne laissa pas les spectateurs
indifférents. Mais la rupture avec l’élite lettrée était presque définitive. Le
professeur Saadeddine Bencheneb considérait cette pièce comme un élément
important dans l’art scénique algérien 2:
« Le succès qu’elle remporta auprès du public ordonna trois
autres
représentations : le samedi 10, le mercredi 14 et le samedi 17 mai.
Les
auteurs avaient trouvé le moyen d’intéresser le public, en s’adressant
à lui dans la langue qu’il parle, à des sujets qui lui sont familiers.
Ainsi, une école dramatique apparaissait. Le théâtre algérien était né
Et sa vogue allait grandir sans arrêt. »
Pour Bencheneb, Allalou fut
donc le promoteur du théâtre algérien. C’est une idée que nous ne partageons
nullement, même si elle fut reprise par plusieurs chercheurs qui semblent
ignorer les premières expériences qui permirent à l’art dramatique de
s’implanter quelque peu dans certains milieux. Jacob M.Landau réduit le
parcours dramatique national à deux ou trois auteurs (Bachetarzi et Ksentini)
évacuant ainsi une grande partie de cette histoire jalonnée de ruptures
successives et de nombreux retournements de situations. Ce qui dénote une
sérieuse méconnaissance de la réalité théâtrale algérienne.
2-Le théâtre de 1926 à 1939
Cette
période essentiellement dominée par quatre auteurs (Allalou, Dahmoune, Ksentini
et Allalou) fut relativement riche et connut la production de nombreuses
pièces. Des sketches, des revues et des farces furent données dans plusieurs
villes algériennes. Ainsi, les animateurs de la scène théâtrale accordèrent un
intérêt particulier à la question de la diffusion. Les troupes se déplaçaient
dans des lieux reculés de l’Algérie profonde pour présenter leurs spectacles.
Mais un événement exceptionnel allait marquer cette période, ce fut
l’apparition d’un comédien de génie, Rachid Ksentini qui excellait dans un
genre très proche de la commedia Dell’arte. Il interpréta pour la première fois
un petit rôle dans la pièce de Allalou, Le mariage de Bou Akline.
L’auteur de Djeha raconte les timides débuts de Ksentini 1:
« Rachid Ksentini est un comique né, amusant et d’agréable
compagnie.
Il me plaisait et ses manières me faisaient pressentir en lui un bon
acteur comique. Je lui ai proposé de faire partie de la troupe. Le
lendemain, il est venu au local et je l’ai présenté aux membres de la
Zahia
troupe (La troupe gaie).
Le jour de la distribution des rôles de la nouvelle pièce (Le Mariage
de Bouakline), nous lui donnâmes celui
de Mékidèche, le fidèle
serviteur de Bou Akline qui était l’un des plus comiques. »
C’est dans ces conditions
que débuta dans l’art de la scène celui qui marqua profondément de son
empreinte la scène algérienne et qui finit par éclipser tous les autres
auteurs-comédiens à tel point qu’un homme comme Allalou dut abandonner le
théâtre. Il n’était nullement facile de monter sur scène. La censure veillait
au grain et ne permettait aucun acte suspect. Les auteurs abordaient
essentiellement des sujets qui n’avaient aucun lien avec la politique, mais les
autorités considéraient tout acte culturel comme foncièrement suspect. On
aborda des thèmes comme le mariage, l’alcoolisme et le divorce. Ainsi, on
reprenait les sujets déjà traités dans les sketches et les farces. Rachid
Ksentini voulut faire autre chose, mais il déchanta vite. Sa pièce, El
Ahd el ouafi (Promese tenue) fut un lamentable échec.
Mahieddine Bachetarzi tenta de mettre en situation des réalités politiques, mais
finit par se rendre compte de la férocité de la censure coloniale qui ne
laissait rien passer. Si, au départ, Bachetarzi s’attaquait aux idées
« obscurantistes », à l’alcoolisme et à des sujets quelque peu
métaphysiques comme l’honnêteté, l’hypocrisie…Il s’intéressa, par la suite, à
la politique en mettant en scène des pièces comme Phaqo (Ils
ont compris), Les béni oui oui, El Kheddaine
(Les traitres) considérées comme subversives. La censure qui se
caractérisait par son caractère informel fut officiellement instituée. Les
autorités coloniales obligeaient les auteurs à présenter leurs textes au préfet
du département avant toute représentation. Mahieddine Bachetarzi raconte sa
rencontre avec le directeur des Affaires Indigènes 2:
« Je vous comprends, dit-il, et en vous écoutant, j’ai cru
entrevoir une
solution à toutes ces difficultés que vous faites sagement de vouloir
écarter à l’avance. Voici, il me semble que le meilleur moyen serait
que vous écriviez dès à présent à Monsieur le gouverneur général en
lui demandant d’instituer une censure préalable. Vous adresseriez à
l’avance un exemplaire de votre pièce au préfet du département que
vous avez l’intention de parcourir. S’il y découvre certaines scènes,
certains passages qui lui paraissent inopportuns…Remarquez que ce
peut-être aussi bien pour des raisons toutes locales…S’il en trouve,
dis-je, il vous les signale. Vous avez encore tout le temps d’apporter à
votre texte les modifications souhaitées, et ainsi lorsque vous vous
mettez en route, vous ne lancez votre tournée qu’à coup sûr. »
Cet extrait de l’entretien
de l’administrateur français avec Mahieddine Bachetarzi ne fait que montrer la
persistance de la censure qui se présente sous des aspects multiformes. Aux
interdictions d’ordre politique répondaient d’autres types de contraintes
économiques, matérielles et morales. L’administration refusait d’octroyer des
subventions et des locaux aux troupes qui paraissaient à ses yeux suspectes.
Des groupes naissaient et disparaissaient au gré des circonstances, faute d’une
sérieuse aide matérielle. Les autorités coloniales ne pouvaient pas facilement
accorder des allocations financières à des formations qui risquaient de prendre
une certaine autonomie. Tout acte culturel devenait suspect. Une troupe aussi
dynamique disparut en 1932 quand Allalou, son animateur, décida de mettre un
terme à sa carrière théâtrale. Ainsi, l’activité théâtrale ne pouvait pas
nourrir son homme. Les choses étaient extrêmement difficiles.
Les
premières pièces de Allalou et de Ksentini, jugées inoffensives, ne furent,
certes pas interdites mais étaient tout simplement dans le collimateur des
autorités coloniales qui veillaient au grain. Elles réussirent même, malgré les
contraintes linguistiques, à attirer des spectateurs européens séduits par le
aspects folkloriques et légendaires des personnages et des situations mis en
scène. Les auteurs algériens abordèrent de 1926 à 1934 des sujets puisés dans
le quotidien : le maraboutisme, le divorce, les coutumes, le mariage… Aboul
Hassan el Moughafal (Le dormeur éveillé), tirée des Mille
et Une Nuits, El Mech’hah oua Khdimou (L’avare et son
serviteur), Djouhala mouddaïn fil ilm (Les
faux-savants), Nessibi Hamak (Mon beau-père furieux),
Zouaj Bou Borma (Le mariage de Bou Borma), Le
pêcheur et le génie, Ab Kaddour ettamma’ (papa
Kaddour le gourmand), etc. , Ce ne sont là que quelques titres
parmi tant d’autres qui révèlent la superficialité des sujets traités qui ne
sont que des reprises des sketches et des farces. L’objectif était donc
clair : faire rire les spectateurs. A aucun moment, Ksentini et Allalou ne
se soucièrent des questions politiques, idéologiques ou sociologiques. Allalou
l’explique bien dans ses Mémoires 1:
« Le théâtre comique nous convenait et nous l’aimions. C’était
celui que
préférait notre public. »
Les auteurs de l’époque
avaient définitivement opter pour le genre comique qui séduisait le large
public qui en redemandait. Ainsi, le rire est un espace de libération et de
rencontre de spectateurs qui retrouvaient les grandes bastonnades et les
ridicules de personnages puissants tournés en dérision par des héros qui
répondaient aux attentes des petites gens. Le choix du comique déterminait la
mise en œuvre de sujets sociaux . Les récits merveilleux et les légendes
populaires constituaient les sources essentielles des pièces jouées de 1926 à
1934. Les personnages, les images et les métaphores étaient puisées dans le
fonds culturel populaire. Même quand il s’agissait de mettre en scène des
personnages et des situations historiques, il n’était nullement question de
reconstitutions de faits mais de souvenirs correspondant aux souvenirs que la
tradition populaire avait conservés. Les auteurs ne se souciaient pas de la
précision et de l’exactitude des données historiques ni des instances
spatio-temporelles. Saadeddine Bencheneb souligne ce phénomène 1:
« Les œuvres algéroises ne sont jamais des reconstitutions car
les
auteurs puisent toujours leurs sources dans le fonds commun que le
peuple a constitué de la civilisation et de l’Histoire arabe.(…)Cette
liberté prise avec l’Histoire a permis d’écrire une pièce qui rappelle
à tout instant la bouffonnerie aristophanesque. Antar El H’chaichi
n’est pas l’épopée du héros des Bani Abs, mais l’histoire d’un pauvre
barbier, fumeur de kif à l’imagination romanesque, qui, nouveau Don
Quichotte, part à l’aventure et aux mésaventures. »
Les comédies, de mordantes
satires des réalités sociales, s’insurgeaient contre certaines coutumes et
traditions rétrogrades. Le « mal » est souvent indiqué. C’est pour
cette raison que les pièces dont la dimension didactique et souvent évidente,
se terminent par une fin « morale ». Le retour à la stabilité est un
facteur déterminant du mouvement narratif. L’analphabétisme des femmes ou leur
rapide européanisation, les maux sociaux et les vices, le pharisaïsme des
dévots, l’alcoolisme…constituaient les sujets les plus abordés dans le théâtre
en Algérie d’avant la seconde guerre mondiale. Le Mariage de Bou Borma
s’attaquait à l’alcoolisme tandis que Antar Lehchaichi et Zirrebane
mettaient en relief la nocivité de la drogue.
Le
discours théâtral se caractérisait par l’usage de jeux de mots, de dictons
populaires et d’une attitude moralisatrice. Les auteurs-comédiens montaient
souvent des pièces qui se clôturaient par des mises en garde, des
avertissements et des condamnations. Dans Antar El H’chaichi,
Allalou voulait décrire les conséquences néfastes de la consommation de la
drogue. Le choix du prénom Antar n’était pas du tout gratuit. Tout le monde
connaît la grandeur et la puissance de ce personnage historique. Dans la pièce
de l’auteur algérois, ce grand héros devenait l’ombre du héros qu’il fut, parce
qu’il s’adonnait à la drogue. Ce jeu avec l’Histoire obéissait au discours de
Allalou qui voulait ainsi appuyer son propos en « convoquant »
un personnage historique considéré comme un symbole de la culture et de la
bravoure arabe. Il devint faible et misérable. Kaddour Ettamma’
(1929) de Rachid Ksentini racontait l’histoire d’un individu pris en flagrant
délit d’avarice.
De
1926 0 1934, les autorités coloniales observaient les auteurs algériens sans
grande méfiance. Rien ne pouvait perturber leur regard. Tant que les comédiens
ne s’occupaient pas de politique, tout allait bien pour l’administration de
l’époque. Il n’y avait pas une politique cohérente face à l’émergence du
théâtre. Tout changement au niveau du pouvoir politique impliquait un changement
de position par rapport à la représentation théâtrale. L’arrivée au pouvoir du
Front Populaire ne répondit pas aux attentes et aux espérances des algériens.
Des pièces de Mahieddine Bachetatrzi furent interdites.
Les
années vingt et les premières années trente furent relativement calmes. Les
autorités n’intervenaient pas exagérément dans le domaine théâtral et
observaient avec quelque indifférence l’évolution du théâtre. Ni Ksentini, ni
Allalou et Dahmoune ne pouvaient s’attaquer à des sujets politiques.
D’ailleurs, leur formation, superficielle et incomplète, limitait leur regard
et leur vision du monde. Ainsi, ils étaient incapables de maîtriser des thèmes
aussi délicats que le nationalisme et la contestation. Les auteurs puisaient
essentiellement leurs sujets du quotidien et des récits populaires.
L’imaginaire populaire structurait la représentation et lui apportait une sorte
de légitimité locale. Les Mille et Une Nuits, suite de récits
mythiques et légendaires, fournirent à Allalou et à d’autres autres une matière
substantielle. La deuxième pièce que Allalou mit en scène était une
adaptation d’un récit des Mille et Une Nuits. Aboul Hassan el Moughafel
(Le dormeur éveillé) comédie en quatre actes et six tableaux,
jouée en mars 1927, mettait en scène un
certain Aboul Hassan, un personnage que Haroun, un roi, endormit et transporta
au palais et à qui il fit croire qu’il était roi et qu’il devait ainsi résoudre
les problèmes du royaume en un seul jour. Aboul Hassan qui ne réussit
évidemment pas à réaliser cette quête fut renvoyé chez lui. Mais il continua
toujours par se prendre pour un roi à tel point qu’il finit dans un asile de
fous. En 1928, La Zahia Troupe monta une féerie, encore largement
inspirée des Mille et Une Nuits, Le pêcheur et le génie,
comédie lyrique en quatre actes et cinq tableaux, narrant les aventures de
Kheir Eddine, un prince qui s’ignore, ami d’un ancien corsaire, Saadoune et
d’un pêcheur, Bou Menir qui tombe amoureux de la fille du roi et qui, malgré la
précarité de son statut, réussit à l’épouser, il découvrit par la suite qu’il
était prince.
Les
résumés, quelque peu rapides et arbitraires, de ces pièces écrites et jouées
durant la période 1926-1939, montrent le caractère inoffensif du théâtre de
l’époque et donnent une idée quelque peu claire et précise des réseaux
thématiques et des options esthétiques. Cependant, tout acte culturel était
considéré comme l’expression de l’affirmation de l’identité nationale.
L’écrivain Gabriel Audisio ne se trompait pas en faisant ce constat 1:
« La naissance du théâtre arabe en Algérie après 1920,
l’important, à
mes yeux, est que les algériens ont commencé à exprimer
publiquement leur existence, leur personnalité dans leur langue, à
s’affirmer à mesure que ce
théâtre prenait conscience de sa
spécificité, de son destin, de ses pouvoirs. Cela ne s’est pas, ne
pouvait pas se faire d’un coup : ni troupe, ni répertoire, ni
salle, ni
public, tout était à créer ou à
former.
Quant aux autorités, elles ne virent pas malice au début. Il est bon
que le peuple ait des jeux à défaut de droits. Peu à peu, les troupes se
créèrent, non sans peine dans une société où le métier de comédien
paraissait scandaleux.
Je dis ce que j’ai vu, compris : la naissance d’un art, comme il
est
passé de la farce médiévale au théâtre national, des bastonnades
comiques à l’arme du combattant. »
Ce que
disait Audisio montre bien les hésitations des comédiens à vouloir traiter de
sujets politiques, synonymes de désagrément et d’une probable dissolution de
leur troupe. Ainsi, les choix étaient clairs. Cette période fut surtout dominée
par la production de sketches ou de pièces tirées des Mille et Une Nuits
et des légendes populaires. Paradoxalement, les sujets abordés dans les pièces
algériennes se retrouvaient également dans le répertoire dramatique du Machreq.
Mohamed Mansali qui étudia à Beyrouth fut en quelque sorte le trait d’union
entre les auteurs proche-orientaux et algériens. Quelques textes de Allalou ne
seraient que des copies conformes de pièces montées à Beyrouth. Il ne modifia
pas les titres. L’influence de Mansali paraît évidente. Des pièces comme Pour
la couronne, Fi Sabil el Watan (Au service de la patrie) ou Aboul Hassan par
exemple furent déjà montées au Machreq au dix-neuvième siècle.
Rachid
Ksentini, Allalou et à un degré moindre, Dahmoune, dominèrent cette période.
Ksentini était surtout apprécié pour son jeu de mots, son interprétation et sa
capacité de produire des constructions lexicales et syntaxiques originales. Il
réussissait à faire un ballet de mots et d’expressions qu’il triturait
tellement avec une inexplicable force qu’il arrivait à les investir d’ un sens
particulier. Le public ne pouvait qu’adopter ce comédien hors-pair qui
possédait une extraordinaire capacité de faire rire et d’amuser les spectateurs
qui retrouvaient ainsi leur conteur. Ksentini était le centre de la scène. Les
autres comédiens n’étaient là que pour interpréter des rôles très secondaires
et donner la réplique à celui qui ne craignait nullement de se lancer dans
d’interminables improvisations. Zirrebane, une de ses pièces les plus réussies,
fut très favorablement accueillie. Tewfik el Madani parle de cette pièce avec
admiration 1:
« Avec des pièces comme celle-là, on peut dire que le théâtre
algérien
prend un bon départ, et je crois que bientôt vous aurez davantage à
séparer les spectacles de comédie et les spectacles de concerts. »
De
1932 à 1939, période très riche en bouleversements politiques et culturels, le
théâtre connut des moments difficiles. La censure, impitoyable, marquait le
quotidien. Ainsi, toute parole ou toute allusion suspecte signifiait
l’interdiction. De nombreuses pièces furent tout simplement bannies des
Planches. Un texte officiel légalisant ouvertement la censure était publié.
C’était aussi le temps qui avait vu les partis politiques s’intéresser à
l’activité théâtrale et entrer en contact avec les animateurs des troupes. Les
autorités ne pouvaient pas admettre ce rapprochement explosif. Tout était donc
fait pour briser cette rencontre. Mahieddine Bachetarzi fut convoqué à
plusieurs reprises par les services de police. Il existe des archives
confirmant l’intérêt porté par les services de sécurité à la représentation
artistique2.
La
politique fit donc son apparition. Le théâtre ne pouvait être insensible aux
bruits de la résistance. Certes, les tentatives de mettre en scène des
situations politiques étaient peu nombreuses et ne remettaient pas radicalement
en cause la présence coloniale, mais elles étaient originales et nouvelles dans
le contexte de l’époque. C’est surtout Bachetarzi qui se mit à réaliser des
pièces considérées par les autorités comme subversives et
« dangereuses ». Faqo (Ils ont compris) fustigeait les
collaborateurs et certains élus et hommes politiques qu’on appelait les Béni
Oui Oui (Ceux qui disent toujours oui). La pièce fut évidemment interdite par
les services des renseignements généraux. La répression policière était relayée
par l’opposition des « puritains » rigoristes et des marabouts
musulmans à toute activité dramatique. L’organe officiel des Marabouts, El
Balagh el Djezairi, publia un article très hostile à toute activité
artistique. Le titre annonçait la couleur : Civilisation ou
déchéance. En voici un extrait 3:
« En plein Ramadhan, des théâtres
sont organisés, représentant des
scènes de bouffonnerie dans des salles de spectacles vers lesquelles
affluent des gens, par groupes ou isolés, et on voit parmi eux des
femmes de diverses catégories. Des femmes honnêtes côtoient des
prostituées qui n’ont rien à espérer de la miséricorde de Dieu.
Certaines arrivent accompagnées de leurs maris ou de leurs frères,
d’autres de leurs…Enfin, toutes sont satisfaites d’elles-mêmes comme
si elles avaient atteint le plus degré de perfection. Il n’y a ni gène,
ni
pudeur, ni foi. Les hommes font les paons autour des dames, en
montrant, tels des singes, des dents aurifiées…(…) employant un
langage de circonstance, mêlé d’expressions et d’énigmes à faire
trembler les montagnes. Telle est la situation morale de l’Algérois et
de l’Algérie -hormis celui qui bénéficie de la grâce divine- car ils se
sont civilisés. Mais comment se sont-ils civilisés ? Adoptant
l’immoralité, le vice, l’ignorance, la turpitude, le libertinage, la
licence, la lâcheté et la malpropreté. »
Cet article montre bien que
le théâtre rencontra une sérieuse résistance dans certains milieux qui voyaient
mal l’émergence d’un art ouvert au progrès et souvent dirigé contre eux. Le
maraboutisme était une cible privilégiée des auteurs de théâtre qui ne se
lassaient pas de fustiger, avec virulence et puissance, les
« charlatans », synonymes d’immobilisme et de fatalisme. Dans Les
faux-savants, Mahieddine Bachetarzi raconte l’histoire de deux descendants d’un
marabout qui n’arrêtent pas de faire l’éloge du maraboutisme dans un cercle
d’étudiants. Les étudiants, guère convaincus ni impressionnés, se mettent à se
moquer des deux faux-savants qui finissent par prendre la fuite sous les huées
d’autres acteurs. Le rhème du maraboutisme marquait également le paysage
médiatique. La presse de l’Association des Oulama ne ratait pas une occasion
pour s’attaquer aux confréries maraboutiques.
Cette
pièce connut la présentation de nombreux sketches et de pièces par Rachid
Ksentini qui était un auteur foncièrement prolifique. Nous pouvons citer, à
titre d’exemple, les textes suivants, Tcharetche, Aïcha ou
Bandou, Zid Allih (Encore !), Ellah
Yesterna (Que Dieu nous protège !), toutes jouées en
1932-1933. Mais celles-ci étaient inoffensives et ne remettaient nullement en
question la présence coloniale. Le fait de monter des pièces était en soi un
acte culturel d’une importance capitale. Il participait d’une tentative de
revendiquer sa différence et l’appartenance à une ère culturelle particulière.
Ainsi, le théâtre contribuait largement à une sorte d’éveil des masses dans la
mesure où il révélait les problèmes des uns et des autres et mettait en scène
le quotidien. Le jeu artistique pouvait, dans certains cas, constituer un
élément pertinent dans l’affirmation de la personnalité nationale.
De
1932 à la veille de la seconde guerre mondiale, le genre comique dominait la
scène et s’imposait à tous les auteurs obligés de satisfaire les goûts et les
besoins du public. La nécessité de la présence d’un public déterminait ainsi
les choix esthétiques. L’essentiel
était de faire rire. Les auteurs recouraient très souvent aux jeux de mots et
de situations, aux méprises, aux quiproquos et aux faits cocasses. La comédie
occupait une place importante. Elle est en quelque sorte l’héritière des
sketches et des farces montés avant 1926. Les mêmes thèmes revenaient
d’ailleurs dans les pièces d’après Djeha. Cet engouement pour le
genre comique s’explique donc, comme nous l’avons déjà signalé, par la demande du
public et la persistance des éléments culturels populaires.
Le
théâtre social et politique faisait son apparition en 1932 avec la réalisation
de Faqo (Ils ont
compris !), pièce vite interdite. Ce fut la naissance d’un style
d’écriture très mal admis par les autorités coloniales qui voyaient d’un
mauvais œil toute tentative d’expression autonome. Ce genre était notamment
représenté par des pièces au ton parfois incisif : Al Ennif
(Pour l’honneur), Béni Oui Oui, El Khéddaïne
(Les Traitres) et An Nissa (Les femmes).
Ces pièces présentées –quand ellesétaient pas censurées-de 1932 à 1939 dans
plusieurs villes du pays, marquaient une étape importance dans le traitement de
l’Histoire et la mise en adéquation de l’art théâtrale avec la réalité
politique et sociale. Cette orientation du théâtre, reflétant la situation
politique de l’époque et prenant souvent parti pour la tendance
assimilationniste, fut à l’origine de sérieux problèmes avec l’appareil
colonial. Il n’était nullement dans l’intention de la colonisation de laisser
libre cours à la contestation, timide soit-elle, de sa présence, même provenant
d’un courant favorable à l’assimilation. Les autorités coloniales réalisaient
ainsi l’importance de l’acte théâtral dans l’éveil des masses et la révélation
des réalités politiques de la colonisation. Les pièces de cette
période seraient marquées par des préoccupations politiques et mettaient
en scène les situations politiques de l’époque. Ce n’était nullement le cas.
Certes, dans certaines pièces de Bachetarzi qui se situait dans le courant
assimilationniste, il était fait allusion parfois à la colonisation sans
remettre en question sa présence. Chose d’ailleurs impossible parce que la
censure veillait au grain. Un critique disait que les pièces 1:
« évoquaient encore la vie
algérienne, mais elles s’efforçaient de situer
les problèmes dans le contexte politique et social qui était celui de
l’Algérie d’alors. Il ne s’agissait pas bien sur d’analyser la situation.
Mais les thèmes traités, la colonisation, la rivalité entre les colons
européens et les gros propriétaires musulmans, la paupérisation
croissante des petits fellahs, la moitié d’une classe de petits bourgeois
fonctionnaires, le mariage mixte, attestent des préoccupations des
auteurs de comédie comme du public. Le théâtre reflétait confusément
les revendications et les espoirs que le Front Populaire et le projet
Blum-Violette avaient orientées ; il exprima également les
déceptions
et les amertumes ressenties après son échec. »
Certes, à un moment de son
histoire, le théâtre, sous l’impulsion des luttes politiques, s’engagea dans la
voie de la contestation d’une certaine idée de l’Algérie défendue par les
ultras du colonialisme. Cela ne veut nullement dire que les auteurs de l’époque
prônaient l’indépendance. Ils cherchaient surtout à mettre en scène le discours
d’une certaine bourgeoisie assimilationniste. Faqo (Ils ont
compris !) ne remettait pas du tout en question l’ordre colonial.
Les Béni Oui Oui (1935) de Mahieddine Bachetarzi ne s’attaquait
qu’à certains élus de l’époque. Houb Ennissa (L’amour des
femmes, 1935) exposait la bêtise des hommes hostiles à l’instruction
des femmes.
Une
pièce ambitieuse et bien construite allait provoquer en 1937 de vives
polémiques. Son titre inaugurait le protocole de lecture et révélait les
véritables desseins de l’auteur. El Kheddaïne (Les traitres),
une fable politique, prenait à parti les élus musulmans, les marabouts et les
« endormeurs » du peuple. Plusieurs courants se retrouvent dans le
texte que certains avaient considéré comme représentant une tendance
anti-coloniale. Les journaux n’arrêtaient pas d’évoquer cette pièce. Certains
journalistes la défendaient, d’autres l’attaquaient sévèrement. La tournée
effectuée dans de nombreuses villes algériennes fut arrêtée à plusieurs
reprises. Ainsi, El Kheddaïne arrivait à poser la question du pouvoir de la
représentation artistique et de ses répercussions sur la société.
Il y
avait donc une double censure. Les marabouts, fanatiques et anti-réformistes,
ne pouvait pas admettre l’existence d’un art qui dénonçait leur présence en
mettant à nu leurs pratiques. L’administration, indifférente au début, allait
s’acharner, par la suite, contre les auteurs dramatiques et les troupes dès
qu’elle soupçonnait la présence d’attaque ou d’allusions contre son hégémonie.
Cette insoutenable et insupportable situation imposait aux auteurs une certaine
manière d’écrire et un style allégorique. Ils recouraient aux paraboles, aux
images et à des jeux de mots. L’expression libre était sérieusement jugulée. Ce
qui limitait considérablement la portée du propos des auteurs qui ne pouvaient
donc dire librement les préoccupations
de l’époque ni mettre en scène les méfaits de la colonisation. Ainsi, il est
hors de question d’affirmer que les pièces réalisées entre 1932 et 1939 se
caractérisaient par une dimension contestataire sur le plan politique. Même
s’ils remettaient préalablement le texte dramatique aux autorités, les auteurs
trouvaient toujours le moyen de glisser certaines expressions qui
transformaient le sens initial. Les comédiens, une fois sur scène, modifiaient
certaines répliques. Cette pratique ne passait pas toujours inaperçue. Il y
avait toujours quelques personnes qui rapportaient aux autorités tout ce qui
avait été dit durant la représentation. Les milieux colonialistes surveillaient
sérieusement les animateurs des troupes et ne laissaient rien filtrer. El Kheddaïne
fut sévèrement critiquée dans les organes de la presse anti-algérienne. Le
journal Le Petit Oranais du 26 avril 1937 publiait un article très
hostile au théâtre en Algérie 1:
« D’Alger, partent
régulièrement chaque saison, les tournées
Mahieddine qui, dans chaque village et chaque ville, donnent des
représentations théâtrales arabes. Depuis plusieurs semaines, ces
tournées sillonnaient notre département dans tous les sens. Mais
subitement, elles viennent d’être interdites par décision de M. le
gouverneur général. (…) Les maires des villages où devaient jouer
Mahieddine et sa troupe avaient reçu le résumé de ces pièces du
gouvernement général. L’un d’eux, jugeant que le thème de El
Khéddaïne (Les traîtres) exprimait des sentiments
anti-français,
interdit de jouer cette pièce sur le territoire de sa commune. Sur
intervention du directeur de la troupe, il accepta que seul Mariage
par téléphone fut jouée. La séance
théâtrale eut donc lieu. Mais en
cours de représentation, les acteurs intercalaient dans le corps de
leurs répliques les passages les plus agressifs de la pièce El
Khéddaïne contre la souveraineté française en
Algérie. »
Cette
période fut marquée par l’émergence d’un nouveau genre, le théâtre socio- politique. Mais à côté de
ces pièces, souvent interdites, qui abordaient timidement des sujets
politiques, les auteurs continuaient toujours à jouer des sketches et des
textes qui reprenaient les sempiternels thèmes du mariage et du divorce. Les
titres des sketches sont révélateurs de la thématique dominante : Kaci
revient de la Mecque, Ce que femme veut, L’homme
d’Alger, Hamdane à la caserne, Le coup de la montre,
Un rêve étrange, Kouider chez le dentiste, Une
féerie à la Casbah, etc. Ces sketches, présentés un peu partout à
travers l’Algérie, étaient joués dans des cafés, des salles de spectacle et
même sur les places publiques. Les deux années précédant la seconde guerre
mondiale furent très délicates et difficiles.
En 1937, le grand organisateur, Mahieddine Bachetarzi fut obligé de
partir en France. Ce qui ne facilita pas les choses. Les maigres subventions
accordées aux troupes furent tout simplement supprimées. Les inextricables problèmes financiers finirent
par rendre la vie des hommes de théâtre et des troupes encore plus
insupportables. Les recettes n’étaient guère suffisantes pour faire vivre les
comédiens. De 1932 à 1937, quelques municipalités daignèrent attribuer quelques
subsides à certaines formations.
Si les
hommes pouvaient jouer au théâtre sans problèmes, les femmes, quand elles le
désiraient, devaient se battre contre le milieu familial et les préjugés
sociaux. Il était extrêmement difficile pour une femme de braver tous les
interdits sociaux et de monter sur scène. Trop peu de jeunes filles consentir à
franchir le pas et à se lancer dans cette périlleuse aventure. Leur situation ne le permettait pas. Une
société aussi traditionnelle et conservatrice ne pouvait accorder à la femme un
statut d’être libre pouvant côtoyer des hommes en dehors de son domicile. La
comédienne la plus connue de cette période
est Marie Soussan qui joua dans une grande partie des pièces de Rachid
Ksentini. Elle ne fut pas la première femme à emprunter les chemins escarpés
menant vers les planches. Il y eut avant Soussan, Mme B.Amina qui interpréta le
rôle de Zoubida, l’épouse du prince Haroun Er Rachid dans Aboul Hassan el
Moughaffel (Le dormeur éveillé, 1927) et B. Ghazala qui
campa Sett el Boudour dans Le Pêcheur et le génie (1927).
Des hommes jouèrent les rôles féminins dans
plusieurs pièces. Dans Djeha, Dahmoune se « mit dans
la peau » de Madame Tamani. Les auteurs tentaient de réduire au maximum
les personnages féminins. Ils écrivaient souvent leurs textes en fonction des
comédiens disponibles. Quand les jeunes héroïnes parlaient en français dans le
texte, des comédiennes françaises étaient appelées à la rescousse. Des
danseuses étaient distribuées dans certaines pièces quand il s’agissait de
furtives et rapides apparitions. Keltoum, la partenaire assidue de Bachetarzi,
exerçait le métier de danseuse avant d’opter pour le théâtre. Les troupes
maraboutiques et quelques membres de l’Association des oulama s’opposaient
fermement à l’idée de voir des femmes sur scène. Des organes de presse, proches
des milieux conservateurs, s’attaquaient aux spectatrices qui osaient assister
à des représentations théâtrales. Dans ces milieux, l’intolérance s’érigeait en
véritable règle de conduite.
La
période 1932-1939 fut d’une grande importance dans le parcours historique de
l’activité théâtrale d’avant l’indépendance. Les auteurs avaient tenté, malgré
les multiples tracasseries administratives et l’intolérable censure, de mettre
en situation les réalités et les espérances d’une certaine bourgeoisie
assimilationniste et les dures réalités vécues par le « petit peuple ».
D’origine bourgeoise ou petite bourgeoise, -certes, certains comédiens étaient
issus des couches populaires-, les auteurs ne pouvaient traiter librement des
sujets politiques, encore moins épouser les thèses nationalistes. D’ailleurs,
les comédiens n’entretenaient pas de relations continues avec les partis
politiques qui commencèrent à s’intéresser tardivement à l’activité théâtrale.
La thématique était surtout d’ordre social. Ksentini, par exemple, montait des
pièces comiques et des sketches sans rapport direct avec les dures réalités
coloniales.
Le
théâtre, espace d’expression d’une partie de la bourgeoisie, commençait
sérieusement à imposer son existence et à séduire le grand public. D’autres
hommes allaient s’emparer de la scène. Les autorités coloniales devenaient de
plus en plus méfiantes. Les partis nationalistes prenaient conscience de
l’importance et de l’impact de l’art dramatique.
3-1939-1954 : Silences, reprises et révélations
Un calme apparent domina la
scène. Les autorités militaires firent appel à Mahieddine Bachetarzi, de retour
en Algérie, pour constituer un théâtre aux armées dont l’objectif était de
défendre la politique de Vichy. La troupe Mahieddine se produisait dans les
casernes et les hôpitaux militaires. Pour Vichy, ce fut une grande opération de
propagande. Les pièces montées pour la circonstance parcoururent toute
l’Algérie. Bachetarzi adapta quelques textes de Molière. En décembre 1940, il joua
El Mech’hah (L’Avare) et en 1941, Slimane
Ellouk et Les Nouveaux riches du marché noir, pièces
tirées de textes de Molière.
Les
autorités militaires dirigèrent cette opération politique de diffusion et de
propagation des idées vichystes et facilitèrent, dans ce sens, le travail de
Bachetarzi en organisant une grande campagne publicitaire et en lui fournissant
une subvention fort appréciable. La direction des Affaires Indigènes voulait
ainsi neutraliser le discours anti-nazi qui commençait à se frayer un chemin en
Algérie et en France. Le choix de la personne de M.Bachetarzi n’était pas
fortuit. Dans ses pièces, il reprenait tous les thèmes de la propagande du
gouvernement de Vichy : éloges du Maréchal Pétain, retour à la terre,
défense de la famille, lutte contre l’alcoolisme…
Cette période fut surtout
marquée par la multiplication des adaptations et des reprises. Molière
traversait, de manière obsessionnelle,
la représentation dramatique sans être cité par les
auteurs qui reprirent les pièces et les sketches de Ksentini et de Bachetarzi. Zirrebane
de ksentini, déjà jouée en 1929, fut redonnée avec un autre titre, L’Endormi.
Echaraf ( Pour l’honneur), Ma Yenfaa ghir Essah (Il
n’y a pas mieux que la vérité), se retrouvaient dans le répertoire des
années 1939-45. Les mêmes thèmes (l’alcoolisme, les faux-dévots, le divorce…)
revenaient comme des leitmotive et opéraient ainsi une transmutation du genre
comique. Des textes considérés dans un passé récents comme
« suspects » et « subversifs furent remis en scène avec quelque
succès : Fi sabil ettaf (Pour la couronne) et Khaled
ou le Samson algérien. Cette parenthèse « nationaliste » fut
permise parce que Bachetarzi faisait déjà un travail qui servait la cause
vichyste.
Une
nouvelle génération d’auteurs-comédiens commença à s’exercerà la pratique
théâtrale pendant cette période. Mohamed Touri, Mustapha Kateb et Abdelhalim
Rais produisirent des pièces qui ne se démarquaient pas profondément des textes
antérieurs. Certes, c’était surtout une période d’apprentissage, synonyme de
continuité. Touri réalisa en 1940 deux pièces, Ech Rayek Talef et
Docteur Allel et en 1947, El Barah wel Youm (Hier
et aujourd’hui). Mahboub Stambouli mit en scène El Hamaj
(Le brouhaha).
Ainsi,
ces nouveaux auteurs allaient apporter une certaine fraîcheur à la
représentation théâtrale qui en avait d’ailleurs tellement besoin. Mustapha
Kateb et Abdelhalim Rais maîtrisaient quelque peu l’art de la scène et
possédaient une certaine culture théâtrale. Les années de guerre permirent au
théâtre en Algérie de connaître des moments d’interrogation, des
questionnements et un calme apparent. Mahieddine Bachetarzi, grâce à sa
collaboration avec l’administration de Pétain, réussit à diffuser ses
productions.
-1947-1954 : Les années de gestation
Cette
période qui s’était surtout caractérisée par l’émergence de nouveaux auteurs
qui allaient insuffler une autre manière de faire le théâtre connut la
naissance de nombreuses troupes qui enrichissaient ainsi la scène culturelle et
permettaient la diversification des thèmes et des styles. Chaque troupe
apportait son expérience et un type d’écriture singulier. Mahieddine Bachetarzi
dirigea pendant toutes ces années, à l’exception de la saison 1949-50, la
section arabe de l’Opéra d’Alger. La constitution d’une troupe théâtrale arabe,
idée chère à Mustapha Kateb, nommé d’ailleurs régisseur général, permit aux
comédiens de bénéficier d’un statut de « professionnels », c’est à
dire engagés sur contrat. Vingt quatre personnes furent ainsi recrutées. A ce
moment, c’était un grand commerçant qui dirigeait l’Opéra d’Alger. Le
responsable de l’édifice nommait un directeur de la section qui recevait
directement les subventions et qui avait pour fonction de recruter des
comédiens et des musiciens, de monter des spectacles et d’en rendre compte
juste après les représentations. En 1952-53, la troupe arabe acquit une
autonomie relative. La municipalité dirigeait le directeur de la section. Cette
nouvelle situation, inattendue, favorisa l’institutionnalisation de l’activité
théâtrale et lui fournit une structure de rêve : l’Opéra d’Alger. La
troupe subventionnée directement par la municipalité offrait une belle occasion
à tous les amateurs de théâtre pour y exercer leurs talents et y apporter leur
contribution. Les auteurs présentaient
une pièce par semaine, chose très difficile à réaliser d’autant plus que les
textes étaient peu disponibles. La nécessité d’élaborer un répertoire
dramatique devenait pressante. On se mit à reprendre d’anciens textes, à
adapter Molière et à faire appel à des personnes extérieures au théâtre. Ahmed
Tewfik el Madani et Abderrahmanr El Djillali écrivirent ainsi deux pièces en
arabe « littéraire » : Hannibal et El
Mawlid (L’anniversaire ou La naissance du prophète).
A Constantine, à Médéa, à Annaba et dans
d’autres villes algériennes, de nombreuses troupes étaient constituées par de
jeunes qui découvraient la pratique théâtrale, grâce surtout aux tournées
organisées par Mahieddine Bachetarzi. Lakhdar Essaïm dirigeait la formation du
théâtre municipal de Sidi Bel Abbès, à l’ouest du pays. Errazi montait des
pièces de Molière à l’Opéra d’Oran. Mustapha Kateb créait la troupe El
Mizhar. Ahcène Derdour et Rédha Houhou animaient des troupes à Annaba et à
Constantine. Réda Falaki animait à la radio des émissions enfantines consacrées
au théâtre et employait des comédiens qui interprétaient des pièces
radiophoniques. A Blida, Si Moussa Kheddaoui dirigeait un ensemble dramatique
composé de jeunes scouts.
L’entreprise la plus controversée était incontestablement la section
arabe du CRAD (Centre Régional d’Art Dramatique), animée par un certain
Mustapha Gribi. La troupe mettait en scène des pièces traduites du français à
l’arabe dialectal. Arlette Roth présentait ainsi cette structure 1:
« Le centre régional
d’art dramatique (CRAD)de Mme Geneviève
Baëlac comporta, dès 1943, une section arabe confiée à un
musulman nommé Gribi. Cette troupe joua surtout des pièces
adaptées du français en arabe dialectal.
Elle devint un instrument de
propagande en faveur de la présence française en Algérie. »
Il y avait également le service de l’Education Populaire qui se chargea de la formation d’un certain nombre de musulmans désireux d’acquérir des connaissances plus approfondies dans le domaine théâtral. Des séminaires et des stages de recyclage étaient organisées ici et là et concernaient de nombreux amateurs de théâtre. L’inspecteur de ce service confia en 1952 à Henri Cordereau la direction d’une équipe chargée d’animer des stages et de superviser le travail élaboré par les troupes d’amateurs. Ce groupe entreprit de sérieuses recherches sur les formes dramatiques populaires et confectionna des spectacles adaptés aux attentes et aux besoins des publics algériens. Il recourut au conteur, au mime, à la marionnette et à d’autres formes populaires. Ould Abderrahmane Kaki est considéré comme le représentant attitré de cette école. Dans ses pièces, cet auteur reprenait la structure du garagouz et du conte populaire qu’il associait à la forme théâtrale conventionnelle. L’empreinte de Henri Cordereau est sensible.
Marquée par un croissant intérêt porté à la formation et à l’apprentissage des techniques scéniques, cette période allait consacrer un début de maturation du jeu théâtral. Les auteurs devenaient plus exigeants, le public n’acceptait plus tout ce qu’on lui proposait. L’enthousiasme de la découverte était déjà passé. Des hommes comme Réda Falaki et Mustapha Kateb maîtrisaient les « classiques » et cherchaient par tous les moyens à acquérir une certaine formation. Ainsi, ils étaient conscient de leurs nombreuses limites. Mahieddine Bachetarzi, lui, ne se souciait pas sérieusement des aspects techniques de la représentation. Faire rire les spectateurs lui suffisait amplement.
Un nouveau « genre » faisait son apparition : les pièces policières. Influencés par un certain cinéma, populaire à l’époque, les auteurs se mirent tout simplement à reprendre les thèmes et les intrigues des films produits durant cette période : Ach sar fi lila (Le drame d’une nuit) de Mustapha Badie, Le Justicier de Errazi et Badie, Le Voleur de minuit et Les trois Voleurs de Errazi mettaient souvent en scène un inspecteur de police à la recherche de bandits. De nombreuix ingrédients du film policier étaient employés : suspense, interrogatoire, costumes… Pauvres sur le plan dramaturgique, indigentes, sans grande force, ces pièces étaient boudées par le public qui ne se retrouvait pas dans ces personnages de pacotille et dans les situations proposés. La passion du septième art allait inciter Mustapha Badie à épouser une carrière cinématographique.
Ce qui est surtout à retenir, c’est le recours régulier à l’adaptation qui marquait le territoire dramatique et permettait une meilleure maîtrise des outils d’écriture. Molière occupait naturellement une large place. On eut égaklement recours à Chateaubriand (Le dernier des Abencérages), transposé sur les planches par Nacer Eddine El Assimi, à Emmanuel Roblès (Montserrat) monté en 1950 par Mohamed Errazi, à André Sarrouy (Ikache) et aux récits tirés des Mille et Une Nuits. Benchekar signait Le Barbier de Baghdad tandis qu’un certain Mohamed Zerrouki intitulait sa pièce, Aloska. L’adaptation séduisit donc de nombreux auteurs qui reprenaient souvent l’architecture du texte et la structure du récit tout en « algérianisant » les noms des personnages et des lieux et en donnant un caractère local à la représentation.
Avec la disparition de Rachid Ksentini et de Dahmoune et l’éclipse de Allalou, les hommes de théâtre se tournèrent donc vers l’adaptation et l’actualisation. La manière de jouer s’était quelque peu transformée. Les coups de génie, particuliers à Ksentini, se raréfiaient. La scène perdait son pivot. A l’exception de Mohamed Touri qui « fabriqua » son propre personnage comme Kech kech bey et El Maghribi en Egypte, la plupart des auteurs montaient des pièces dépourvues de fil conducteur et de profondeur dramaturgique. Mustapha Kateb expliquait ainsi , dans un article publié en 1951, dans la revue Consciences Algériennes, la situation du théâtre en Algérie 1:
« Des quotidiens ainsi que des hebdomadaires ont maintenant une
chronique concernant le théâtre d’expression arabe. Des conférences
ont été faites traitant du même sujet et depuis quatre années
consécutives, le théâtre d’expression arabe a sa saison sur la scène
municipale de l’Opéra d’Alger ; il n’y a pas de doute, le théâtre
d’expression arabe existe. (…)Avec des hauts et des bas dans les
recettes, et dans la qualité des pièces, organisateurs et interprètes
ont
été à la hauteur de leur tâche. La saison actuelle, forte des trois
expériences des trois précédentes s’ouvre sous des auspices des plus
favorables. (…) Le public musulman d’Alger est un public neuf qui
possède deux qualités : il est bon mais exigeant. C’est un bon
public
pour ses réactions franches ; content, il applaudit, mécontent, il
siffle.
Public un peu sectaire aussi, il n’accepte pas certaines situations
délicates. Les auteurs déjà muselés par des censures illégales ont
peur et traitent des sujets tout en surface. Le prestige des producteurs
ainsi que des interprètes n’est pas assez grand pour imposer des sujets
non pas hardis, mais approfondis. Nul n’est prophète en son pays. (…)
Certains reprochent à raison à l’auteur de ne pas dénoncer les causes
tout en dénonçant les faits. Si jamais, ce dernier dénonçait les causes
qui, en général, découlent du régime, il verrait sa pièce refusée par
les
services du contrôle des œuvres dramatiques instaurés par
M.Cassagne, maire d’Alger : par conséquent, elle ne pourrait être
présentée à l’Opéra d’Alger, seule et unique scène de notre art
dramatique. »
Ce long extrait de l’article de Mustapha Kateb informe le lecteur sur les limites et les incertitudes de l’art dramatique en Algérie et permet d’appréhender les multiples difficultés que connaissaient à l’époque les hommes de théâtre. Il faut relever le courage de l’auteur qui exposait ainsi courageusement ses idées.
La censure, omniprésente, s’exerça sur plusieurs productions. Des pièces, déjà récemment jouées, furent interdites. Nous pouvons citer, entres autres textes, le cas de Khaled, Montserrah d’Emmanuel Roblès, présentée pour la première fois lors de la saison 1949-50, ne put repasser sur les planches en 1952 ; elle fut jugée trop subversive. El Ouadjib (Le Devoir) de Mahieddine Bachetarzi fut retirée de l’affiche en 1951. Les artistes écopèrent de sévères sanctions. Une amende de 50.000 francs était infligée à Bachetarzi alors que Keltoum se retrouvait avec une mise à pied d’un mois et Ali Riahi se voyait interdire la scène de l’Opéra d’Alger.
Toutes ces tracasseries et ces interdictions répétées ne pouvaient que désorienter les auteurs condamnés à aborder d’autres sujets, moins suspects, pour contourner la censure coloniale qui prenait un caractère brutal et agressif. Le genre politique fut adopté par un certain nombre de comédiens. Les anciens thèmes, battus et rebattus, revenaient sur la scène : l’amour, le mariage, le divorce et l’alcoolisme. Dans A’adeb bessket (Souffrir en silence), c’est l’histoire de Seddik qui se sacrifie pour celle qu’il aime. Es’heur (La Sorcellerie), raconte les rapports impossibles entre une belle-mère et sa bru. La censure orientait les choix thématiques et rendait la vie des auteurs dramatiques très difficile.
La période 1947-1954 fut, certes, très mouvementée sur plan politique. Les fluctuations et les changement au niveau des structures administratives coloniales avaient des incidences sur la représentation artistique. Vers les années cinquante, la méfiance des autorités connut son apogée, ce qui entraîna la censure de nombreuses œuvres. Le mouvement de contestation, sous la pression des événements politiques, commençait à secouer sérieusement l’appareil colonial. Toute allusion à la politique ou à des faits pouvant être interprétés comme des actes contestant la présence coloniale provoquait souvent les foudres de la censure. Même si le MTLD (Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques) fit tout pour installer un de ses militants, Mohamed Errazi, à la tête de l’Opéra d’Alger, celui-ci ne put accéder à cette charge. L’auteur continua donc son chemin en mettant en scène des adaptations de textes de Molière et des pièces policières. La saison 1949-50, époque où Errazi se vit confier la troupe théâtrale arabe, ne se distingua nullement des autres années. Il monta notamment El Mech’hah de Molière (adaptation de L’Avare), Sellak ya Sellak, Les Trois voleurs, Le Voleur de Minuit, Salah Eddine El Ayyoubi, Le Chemin du voleur est le plus court, Le Justicier…Les titres des pièces sont révélateurs des réseaux thématiques et des options esthétiques. Ainsi, il était hors de question de traîter de sujets politiques dans un contexte colonial hostile à toute expression libre. Le « genre » policier pouvait, même s’il ne réussissait pas à atteindre le grand public, colmater quelques brèches et donner l’illusion de la présence de l’art scénique sur la scène de l’Opéra d’Alger.
La comédie, c’est tout à fait naturel, était le genre le plus apprécié et qui attirait le plus les foules qui venaient au théâtre pour se divertir et se délasser. Les auteurs-comédiens voulaient faire rire. C’était leur vocation première et ils s’en sortaient de fort belle manière. Le schéma était simple : on « convoquait » des personnages réputés pour leur crédulité et leurs niaiseries et on les mettait dans des situations impossibles. Les quiproquos, les jeux de mots, les situations paradoxales et les bastonnades constituaient les éléments catalyseurs de toute représentation. La scène devenait le prétexte à une communication ouverte avec le public qui retrouvait les repères indiciels de sa propre culture et les éléments artistiques le réconciliant avec son espace identitaire longtemps perturbé par les multiples coups assénés par les forces coloniales. La mémoire, fonctionnant tel un puzzle, se revivifiait et se reconstituait. Un souvenir simple, apparemment insignifiant, portait et produisait, une fois transposé sur scène, de nouveaux sens et de nouvelles significations. Le signe se libère et met en branle une autre lecture.
L’auteur le plus prolifique des années 40-50 était sans aucun doute Mohamed Touri qui mit en scène de nombreuses pièces : Docteur Allel, El barah wel youm (Hier et aujourd’hui), Ech rayek Talef (Tu as mauvaise opinion !), El Flous (L’Argent), Les Trois voleurs, Moul Baraka (Celui qui a la baraka ou la chance), Zait ou Mait, Bouhadba (Le Bossu). Sa production se caractérisait essentiellement par la présence de personnages archétypaux et de situations comiques. Il était en quelque sorte le continuateur de Ksentini. Ses mimiques et ses improvisations investissaient la scène. Touri arrivait à provoquer une communication rapide avec le public, un feed-back original. Traitant souvent de sujets tirés du quotidien (le mariage, l’avarice…), il mêlait jeu réaliste, espaces merveilleux et fantastiques et improvisation. Le conte est obsessionnellement présent. D’ailleurs, certains personnages étaient tirés directement des contes populaires. Il interprétait, comme Ksentini, le personnage principal de ses pièces qui tournaient essentiellement autour de sa performance de comédien. Il était le centre de la représentation. Tous les regards des spectateurs étaient braqués sur lui. Il adapta Molière. Docteur Allel est inspirée du texte de Molière, Le Médecin malgré lui. L’Avare fut montée par Touri qui occulta la dimension dramaturgique en supprimant et en ajoutant un certain nombre de scènes, opération qui désarticula le texte initial et le vida de sa substance. Il aimait énormément Molière, mais ne réussissait pas à reproduire sa structure ni ses dialogues. D’ailleurs, dans l’Algérie de l’époque, même s’il le voulait, il ne le pourrait pas. La plupart des comédiens-auteurs qui avaient adapté l’auteur français avaient malmené ses textes en négligeant la logique narrative et l’architecture du discours théâtral.
Si Mohamed Touri était l’auteur le plus fécond, cela ne veut nullement dire qu’il n’y avait pas d’autres « écrivains » de théâtre. Djelloul Bachdjerrah, Ouaddah, Mohamed Hattab, Mustapha Gribi, Mohamed Errazi et bien d’autres, écrivaient également des pièces. Mahieddine fut durant cette période quelque peu discret. Le travail devenait plus sérieux. Le « professionnalisme » commençait à remplaçait le « mégotage » et le bricolage. Le public devenait plus exigeant, il n’acceptait plus n’importe quel produit. Il cherchait continuellement du neuf. Ce qui incitait quelques hommes de théâtre à se renouveler et à découvrir d’autres horizons et de nouveaux auteurs.
4-1954-1962 : Le théâtre de la lutte armée
Le déclenchement de la lutte de libération nationale provoqua la disparition de la troupe théâtrale arabe en 1954-55. Le service de l’Education Populaire continua à fonctionner jusqu’à l’indépendance de l’Algérie. De nombreux hommes de théâtre algériens avaient appris les rudiments du métier dans cette institution qui dispensait, entre autres tâches, des cours d’art dramatique aux amateurs. Certains d’entre eux dirigèrent d’ailleurs des structures théâtrales étatiques. Une association des amis du théâtre arabe fut constitué fin 1954. C’était Henri Cordereau qui la dirigeait. Son objectif était simple : soutenir matériellement les troupes existantes et organiser des stages et des séminaires de formation. Le moment n’était pas opportun. Durant ce temps là, de nombreux comédiens se préparaient déjà le maquis ou la direction du FLN à Tunis. Les groupes commençaient à disparaître les uns après les autres, les comédiens se dispersaient. Il était impossible dans des moments aussi cruciaux où le destin de la patrie était en jeu de faire du théâtre. Déjà, avant le déclenchement de la lutte armée, la censure ne laissait rien passer. Comment les autorités coloniales pouvaient tolérer que les algériens fassent encore du théâtre ? Toute parole devenait subversive. Et en plus de cela, les troupes arabes avaient décidé d’opter pour le silence parce qu’elles ne pouvaient admettre que l’administration leur fournisse des subventions, geste qui aurait été interprété par la population comme un acte de collaboration. Des comédiens décidèrent de prendre leurs valises et de s’installer en France où ils formèrent des troupes dans les milieux algériens. Ils montèrent des pièces un peu partout dans ce pays.
De 1955 à 1957, le théâtre devenait un véritable art de combat. Des hommes de théâtre engagés dans le mouvement nationaliste n’arrêtaient pas d’évoquer la question algérienne à Saint-Denis, Barbès, Clignancourt, Marseille et dans d’autres villes françaises. L’Algérie était au cœur de l’entreprise dramatique. Mohamed Boudia et Mohamed Zinet qui maîtrisaient relativement bien les techniques de la scène s’illustraient par un extraordinaire dynamisme. Incapables de rester sur place, ils tentaient de faire tout à la fois, de participer aux actions de la Fédération de France du FLN, d’expliquer inlassablement les objectifs et les positions du mouvement nationaliste. Ils animaient des rencontres avec des émigrés et formaient de jeunes comédiens. Mais quelque temps après, l’administration française, au courant des faits et gestes de ces éléments révolutionnaires, prit la décision de dissoudre ces troupes, trop engagées à ses yeux. Ce qui n’était d’ailleurs pas faux. Les animateurs de ce mouvement théâtral qui voulaient ainsi expliquer en usant de l’art de la scène les nécessités du combat se retrouvèrent en prison. Mais cela n’a pas empêché un homme comme Mohamed Boudia de poursuivre sa mission dans les geôles. Il joua quelques pièces pour les prisonniers. Ce qui était un acte extraordinaire de courage et d’engagement.
Il était donc clair que tout travail théâtral était impossible en France. Les services de police veillaient au grain et toute parole patriotique était impitoyablement chassée. Le FLN qui comprit l’importance du fait artistique dans la lutte de libération fit appel à tous les artistes algériens pour rejoindre la lutte de libération. De nombreux comédiens, cinéastes, chanteurs, musiciens et sportifs n’hésitèrent pas à franchir le pas et à se retrouver de l’autre côté de la barrière. Ils devenaient les porte-voix du Front de Libération Nationale. En 1958, au mois de février, fut officiellement créée la troupe artistique du FLN. Mustapha Kateb assurait la direction de cet ensemble qui avait pour mission de faire connaître le combat du peuple algérien et de diffuser le discours du Front. De nombreux comédiens qui animaient la scène algéroise dans les années quarante se retrouvèrent à Tunis. Il y avait Ahmed Wahbi, Allilou, Taha el Amiri, Boualem Rais…
La troupe du FLN accordait un intérêt certain aux questions techniques théâtrales et apportait à l’art de la scène une sensibilité et une admirable originalité. Il fallait décrire la tragédie du pays avec des mots, des images et des gestes simples. Une véritable esthétique se combat. Les thèmes se renouvelaient. L’écriture théâtrale subissait, sous la pression des événements, une véritable transformation. Ainsi, une rupture radicale avec la pratique théâtrale des années quarante allait avoir lieu. Le politique se frayait un chemin sérieux dans la représentation artistique. Le signe se muait en un espace de violence. Les pièces produites durant la période 1958-62 articulaient leur organisation autour d’un personnage collectif auquel quelques individus, acteurs récurrents et incontournables, donnaient vie et contenance. Le personnage fonctionnait comme un catalyseur d’une prise de conscience à assumer. C’est le « peuple » qu’on voulait « convoquer » sur scène. Trois pièces furent montées pendant cette période. Elles traitaient de la lutte des algériens pour leur indépendance. L’objectif de la troupe était donc clair : faire connaître le combat des algériens. Le théâtre devenait en quelque sorte un porte-parole attitré de la révolution. Les sujets abordés ne pouvaient qu’exprimer ce besoin de libération et d’émancipation. Les nécessités historiques imposaient la mise en œuvre d’un discours théâtral nouveau marqué par les sollicitudes et les réalités du combat. L’écriture dramatique obéissait à un schéma particulier correspondant à des nécessités historiques et sociologiques particulières.
Les tournées dans l’ex-URSS, en Chine Populaire et en Yougoslavie ainsi que dans les pays arabes participaient du projet politico-culturel du FLN. Les comédiens portaient le costume de l’Algérie combattante. Leurs pièces étaient l’expression d’une réalité vécue, un témoignage vivant d’un peuple en lutte. Dans Vers la lumière, Les Enfants de la Casbah, El Khalidoun (Les Eternels), le ton est agressif, le verbe est violent, les gestes sont souvent très furtifs et rapides, le rythme saccadé. Cette violence marquait également la littérature. Frantz Fanon l’explique ainsi 1:
« Enfin, dans une troisième période dite e combat, le colonisé,
après
avoir tenté de se perdre avec le peuple, va au contraire secouer le
peuple. Au lieu de privilégier la léthargie du peuple, il se transforme
en réveilleur du peuple. Littérature de combat, littérature
révolutionnaire, littérature nationale. Au cours de cette phase, un
grand nombre d’hommes et de femmes qui, auparavant, n’auraient
jamais songé à faire œuvre littéraire, maintenant qu’ils se trouvent
placés dans des situations exceptionnelles, en prison, au maquis ou à
la veille de leur exécution ressentent la nécessité de dire leur nation,
de composer la phrase qui exprime le peuple, de se faire le porte-
parole d’une nouvelle réalité en actes. »
Style heurté, mots lacérés, violence verbale, récit simple, personnages bien mis évidence, telles sont les caractéristiques essentielles de ce théâtre de combat qui voulait exprimer sans rancune ni haine les souffrances et les douleurs du peuple algérien. D’ailleurs, les auteurs intégraient souvent dans leurs pièces un personnage français, sympathique, pacifiste, ouvert aux souffrances et aux douleurs de la société colonisées. Ils évitaient ainsi d’imposer à leurs personnages un discours trop manichéen. Cette attitude se retrouve également dans la littérature de combat et dans les pièces de Boudia et de Bouzaher. Montserrat d’Emmanuel Roblès fut reprise par l’équipe artistique. Elle reçut un accueil enthousiaste.
Les représentations étaient données dans les camps, les hôpitaux et les maquis des frontières. La direction du FLN cherchait, à travers cette expérience théâtrale, à compléter la formation politique et idéologique des militants et des combattants.
Les conditions de l’époque déterminaient évidemment le choix de l’espace et mettaient en œuvre une esthétique d’urgence obéissant à des nécessités historiques particulières. Le lieu ouvert imposait aux comédiens et aux concepteurs du spectacle une certaine manière de jouer où l’improvisation n’était pas absente. Dans ce type de théâtre, outre la clarté du mouvement narratif et du processus discursif, la performance de l’acteur est fondamentale. La parole devenait souveraine et engendrait un feed-back perpétuel avec un public, certes déjà convaincu, mais souvent marqué par les péripéties dramatiques traversées par des personnages qui interpellaient directement sa sensibilité. Dans les salles closes, surtout à l’étranger, le jeu se refermait et épousait rapidement les contours du théâtre conventionnel. Les déplacements étaient plus mesurés, marqués par les pesanteurs scénographiques, les multiples calculs géométriques, les instances discursives et les lieux de la réception. Le lieu déterminait donc le fonctionnement de la représentation.
Le discours théâtral était surtout dirigé vers l’extérieur. Dans la pièce, Vers la lumière, les personnages sont bien dessinés, l’espace est clairement défini, c’est à dire obéissant à une logique réaliste, même si , par endroits, il est fait appel à des symboles, à des allégories et à des référents historiques tirés de l’histoire universelle. Ainsi, le combat des algériens est partie intégrante des luttes de tous les peuples opprimés. Nous avons affaire à une sorte de mise en abyme. Ce discours obéit à une certaine logique idéologique qui met en avant la similarité des luttes anti-coloniales, leur interdépendance et leur solidarité. Le récit est simple : de jeunes soldats arrêtent un algérien qui, en prison, se met à rêver, à revivre son enfance, à revisiter tous les lieux et à se remémorer une enfance et une vie ouverte à une nouvelle naissance et à un nouveau monde et, tout d’un coup, du célèbre tableau de Pablo Picasso, Guernica, sort l’emblème du Maghreb. La clôture de la pièce est significative du discours théâtral et des intentions de l’auteur. Le texte se termine par ces mots dits par le jeune détenu :
« Personne ne danse plus aujourd’hui. Nous sommes plongés dans
le
combat. L’ennemi extérieur a voulu nous voler nos chants et nos rires,
qu’il continue à couvrir avec des rafales et des bombes.
L’impérialisme veut transformer l’Algérie en un grand Guernica.
C’est un défi à toute l’humanité. L’humanité pourra t-elle relever ce
défi ? Nous, Algériens, nous avons
déjà répondu à cette question. »
(
Vers la lumière)
La chute du texte, Vers la lumière, résume le projet idéologique et justifie les intentions de l’auteur. La clôture d’une pièce est le lieu fondamental de l’explication de son parcours et de sa construction dramaturgique. La fin donne à voir les mécanismes du fonctionnement du discours théâtral et peut servir, si elle n’est pas fermée, comme un espace d’ouverture et d’articulation à un autre monde. Elle est considérée comme la conclusion d’un pacte narratif et l’espace idéal de cristallisation des formations discursives. Ainsi, l’association avec Guernica explique le désir de dire et de montrer la similarité des luttes dans le monde, idée qui fait penser à la notion de responsabilité et d’engagement chez Jean Paul Sartre Nous avons aussi affaire à un rapprochement sur le plan esthétique et à un discours qui fait de l’art pictural un des éléments fondateurs de la représentation théâtrale. Cette plongée ontologique restitue à la peinture une sorte de légitimité dans la revendication d’une certaine paternité de l’acte dramatique et d’un voisinage esthétique. Ainsi, la peinture devient un élément de reconnaissance d’un événement fondamental et d’une mise en œuvre du discours idéologique de l’auteur. Guernica est le symbole d’une douleur, d’une tragédie et de solidarités en mouvement. Le choix du tableau de Picasso n’est pas fortuit, il contribue à la mise en branle du sens et des réseaux thématiques. La signification globale du texte est travaillée par cette peinture qui participe efficacement au déploiement du sens. Analogie des formes. Analogie des quêtes. Le tableau de Picasso consacre, en quelque sorte, une relation de causalité mettant en accusation l’impérialisme colonial et ses épiphénomènes dans tous les malheurs de l’humanité. Cette problématique est au fond de toute la logique dramatique katébienne marquée essentiellement par des contingences esthétiques et idéologiques plus appuyées et plus précises.
Les Enfants de la Casbah de Abdelhalim Rais raconte le combat nationaliste en milieu urbain tout en mettant en relief les difficultés et les dures réalités de la clandestinité. L’histoire se déroule dans une maison de la Casbah, un quartier populaire d’Alger : des frères engagés dans la lutte ne se reconnaissent pas, ne sont pas au courant de leurs activités réelles. Soupçonneux, ils cultivent tellement le secret qu’ils provoquent d’interminables conflits familiaux. La suspicion marque le territoire. Ils évitent de se regarder dans les yeux, l’un suspectant l’autre de collaboration avec l’ennemi. Un déclic : les soldats arrêtent un membre de la famille. Ainsi, les choses deviennent claires. Ils savent désormais qu’il est inutile de chercher à dissimuler des évidences. Il n’y a plus de secret. Ils finissent par s’enlacer et s’embrasser. Ali, le jeune frère, prend sa mitraillette, sort dans la rue et se fait tuer alors qu’il voulait venger son frères et ses camarades de combat.
Le lieu est clos. Tout se passe dans une maison, univers où se cristallisent tous les conflits et se déroulent tous les événements du récit. C’est à partir de cette maison que les personnages observent le monde et donnent leur avis sur l’extérieur. Mais cet espace clos est paradoxalement ouvert aux rumeurs et aux bruits du dehors. C’est une sorte de microcosme de la tragédie qui frappe le pays. La maison est l’expression des réalités, des souffrances et des contradictions de l’époque. Le récit ne peut-être sérieusement lu que si on le situait dans son contexte référentiel. Le hors-texte participe à la mise en branle des différents éléments du récit et de la production des formations discursives. Le signe n’est opératoire que s’il est mis en relation avec l’extra-texte (la lutte de libération nationale) qui contribue à la détermination du sens et du discours théâtral. Les échos extérieurs parviennent des entrées et des sorties des personnages. Cet espace clos qu’est le domicile familial reconstitue tous les éléments caractérisant les activités du dehors. Le dedans convoque continuellement le dehors qui articule et désarticule les différentes péripéties dramatiques. Le dehors ou le hors-cadre oriente le discours théâtral qui semble déréglé par les nombreux conflits intérieurs, domestiques. L’arrivée des militaires ouvre les portes de l’ailleurs. Le dedans et le dehors s’interpellent, s’interpénètrent, s’entremêlent et se confondent. Les personnages sont, en quelque sorte, marqués par leur appartenance politique.
Les Eternels ( El Khalidoun) du même auteur déplace les actions dans le maquis. L’espace choisi présuppose et préfigure la violence. Ainsi, les oppositions sont plus affirmées et moins nuancées que dans le premier texte de Rais, Vers la lumière. Le contexte de la montagne, agressif et refuge idéal des combattants, indique tout simplement un conflit où les belligérants sont clairement définis et installés dans une situation de confrontation. Le champ lexical est souvent limité à des mots renvoyant à la guerre et à la révolution. Dans Les Enfants de la Casbah, la violence traverse la représentation et met en branle les différents élément du récit. Les contingences spatiales déterminent l’orientation des formations discursives et imposent parfois un parcours narratif précis. Le discours contraint limite le propos des personnages et engendre une sorte de parole « dirigée », marquée par des considérations idéologiques préalables. La phrase-clé, seule la mitraillette est susceptible de libérer la patrie, marque l’univers diégétique, investit le fonctionnement des personnages et met en œuvre les lieux de l’énonciation et la position du regard. L’auteur prend explicitement position et devient acteur majeur dans le récit. Ses interventions, prises en charge par différents personnages, sont claires. Dans cet univers caractérisé par la violence et des oppositions évidentes, les rumeurs de la ville ne sont pas absentes. La Casbah, espace exclusif de la pièce, Les Enfants de la Casbah, revient sans cesse dans le récit. Cette référence explicite et répétée à ce lieu s’explique par le contexte historique (1958-59) et les origines algéroises de l’auteur. La bataille d’Alger s’est déroulée essentiellement dans ce quartier populaire de la capitale. Les personnages musulmans, parfois agressifs mais généreux, appréhendent douloureusement l’arrivée de soldats français, de vrais monstres. Nous sommes en présence de deux espaces antagoniques et antithétiques : celui des colonisés et celui des colonisateurs. Les colonisés, soupçonneux, parfois à la limite de la paranoïa, vivent les mêmes misères et les mêmes souffrances et s’engagent dans le même combat tandis que les colonisateurs, méchants et antipathiques, représentent les forces répressives qui n’arrêtent pas d’user de violence et de brutalité. Deux blocs se font face. Cette dualité au niveau spatial est déterminée par le contingences esthétiques et les parti-pris idéologiques et politiques de l’auteur. C’était avant tout un théâtre de combat et de propagande qui ne s’embarrassent pas de clichés et de stéréotypes caractérisant le discours des personnages. Les choix idéologiques préalables orientent sérieusement le discours théâtral et imposent un fonctionnement précis des personnages obéissant à ce discours qui leur fournit leur force et leur substance. Les animateurs reproduisaient donc un discours préétabli qui constituait la toile de fond de toute la représentation. La mise en scène, même si le spectacle comportait d’intéressantes trouvailles, restait embryonnaire et peu fouillée. Certes, quelques comédiens composant le groupe maîtrisaient les techniques de la scène, mais leur objectif était d’expliquer la cause des algériens et de donner le plus grand nombre de représentations possibles. Les conditions de préparation et de production des pièces ne permettaient pas aux comédiens de mettre en œuvre un travail rigoureux sur le plan scénographique et technique. Le théâtre obéissait, à l’instar d’autres modes de représentation, aux urgences et aux contingences du moment illustrées par le discours anti-colonial.
L’action théâtrale du Front de Libération Nationale (FLN) était essentiellement politique et correspondait, aux niveaux esthétique et artistique, à une conjoncture qui mettait en branle une pratique théâtrale caractérisée par les nécessités du combat et de l’urgence. C’est un théâtre de l’urgence.
L’indépendance acquise, les comédiens composant cette troupe allaient constituer l’ossature centrale du nouveau Théâtre National Algérien (ex-Opéra d’Alger), institution structurée et organisée grâce à Mohamed Boudia et à Mustapha Kateb. Les pièces des années 58-62, furent certes reprises, mais n’eurent pas assez d’impact sur la production théâtrale de l’indépendance. Elles étaient marquées par la conjoncture et les contingences du combat. Cette situation s’expliquerait donc par la nature des pièces réalisées durant la guerre de libération, considérées comme de simples témoignages et des œuvres de combat, traversées par les traits du témoignage. Cette période ne donna pas, contrairement à ce qu’on pouvait attendre à un théâtre-document. La formation artistique du principal animateur de la troupe du FLN, Mustapha Kateb et ses compagnons empêcha le passage à ce type d’écriture.
Au même moment, dans les prisons, d’anciens hommes de théâtre, montaient des pièces dans le but d’expliquer l’importance et la nécessité de la lutte de libération nationale et de divertir les prisonniers. L’entreprise était périlleuse et pas du tout aisée. Mohamed Boudia faisait du théâtre à la prison de Fresnes. Etienne Bolo, son compagnon de cellule et néanmoins ami, évoque cette expérience 1:
« Il m’a immédiatement expliqué ses projets : organiser
dans la
détention un groupe théâtral qui permettrait à tous les « frères »
de
sortir de leur léthargie carcérale et de s’exprimer culturellement.
Il m’a bombardé de questions et m’a demandé quelles pièces et quels
auteurs- Shakespeare, Molière, Brecht- conviendrait le mieux à cette
entreprise. Il ne séparait jamais le combat politique du combat
culturel et il menait l’un et l’autre dans l’esprit de l’universalisme
« progressiste ». (…)
Et chose peu courante dans une prison, il atteint le but qu’il s’était
fixé, et il a monté, mis en scène et joué dans la chapelle de la prison
transformée en théâtre, sa pièce L’Olivier et la comédie de
Molière
Le
Malade Imaginaire qu’il avait traduite en arabe dialectal. »
Ce théâtre de l’instant permettait au discours du FLN d’être diffusé, expliqué par des éléments qui faisaient partie de la composante nationaliste. Ce n’était pas un théâtre didactique de conception brechtienne. Il n’était pas question de héros tragiques mais de personnages mi-épiques mi tragiques. Ce type de théâtre qui ne rénova pas sur le plan technique osa aborder des thèmes explicitement politiques. L’essentiel était le message à transmettre, le contenu. Tout concourait à expliquer et à faire comprendre mais sans jamais prétendre donner des leçons.
5-Allalou,
Bachetarzi et Ksentini : trois hommes, un discours sur le théâtre
Il n’est pas possible d’évoquer le
parcours du théâtre en Algérie sans citer trois noms incontournables, trois
destins qui marquèrent durablement la représentation dramatique
algérienne : Allalou, Bachetarzi et Ksentini. Décrire leur itinéraire,
c’est retracer inévitablement l’évolution et les ambiguités de l’art scénique.
Il se trouve que ces trois personnalités exercèrent ensemble, eurent-surtout
Allalou et Bachetarzi- le même enseignement artistique (Edmond Yafil, grand
connaisseur de la musique classique algérienne, leur apprit les premiers
rudiments musicaux) et optèrent pour le même genre théâtral : le comique,
la comédie de mœurs.
Si Mahieddine Bachetarzi était surtout
apprécié pour son sens de l’organisation, Allalou et Rachid Ksentini
apportaient au théâtre une force et un accent populaire. Avec eux, le théâtre
découvrait le petit peuple. Des types, des situations, de nouvelles expressions
furent inventées et s’imposèrent facilement dans le paysage dramatique
algérien.
Du sketch et de la farce, on passa vite
à la pièce dite sérieuse avec ses difficultés et ses contraintes. Les sujets
abordés dans les sketches, joués dans de petites salles de la capitale
(généralement avant la présentation d’un film) furent repris, enrichis et
retravaillés en fonction de nouvelles perspectives. Djeha de
Allalou, produite en 1926, constitua un événement d’importance capitale parce
que cette pièce jouée en arabe « dialectal » rompit avec le théâtre
en langue « littéraire » et transforma le sketch en un événement
artistique populaire. Rachid Ksentini fut l’initiateur d’une nouvelle manière
de jouer et le producteur de situations et de personnages originaux. Mahieddine
Bachetarzi qui rejoignit quelque peu tard l’art dramatique, organisa toutes les
tournées, dirigea pendant une assez longue période la troupe arabe de l’Opéra d’Alger
et introduisit des types sociaux marqués par la situation de l’époque.
L’Histoire du théâtre en Algérie est
intimement liée à celle de ces trois hommes qui permirent la mise en place d’un
appareil théâtral paradoxalement nouveau et marqué du sceau de la « tradition ».
Mais de ces trois personnages, le plus célèbre est sans nul doute Rachid
Ksentini qui dominait la scène avec une déconcertante facilité. Le public,
séduit et fasciné par les performances d’acteur de Ksentini, ne pouvait que se déplacer
en grand nombre pour célébrer ce prestidigitateur de la scène. Il l’adopta
vite. Même aujourd’hui, plusieurs auteurs revendiquent la paternité de cet
auteur- acteur-metteur en scène(au sens primaire du terme). Rouiched et Touri
nous semblent les plus proches sur le plan du jeu. Kateb Yacine, Alloula et
Slimane Bénaissa nous ont toujours parlé avec admiration de Ksentini, mais il
est exclu qu’on puisse placer dans la même direction des travaux finis de ces
auteurs-metteurs en scène, mieux formés et mieux outillés techniquement.
Ksentini avait peut-être du métier, mais manquait tout simplement de métier. Il
acquit une certaine popularité grâce à son jeu de mots, son improvisation et le
jeu de situations.
Nous allons tenter de présenter les
itinéraires de ces trois hommes, travail qui nous permettrait de mieux
approcher la situation du théâtre dans notre pays avant 1962. Allalou,
Bachetarzi et Ksentini marquèrent durablement l’art théâtral en Algérie.
1- ALLALOU, LA LEGENDE DE DJEHA
Allalou,
de son vrai nom Sellali Ali, est surtout connu pour avoir réalisé la première
pièce algérienne en langue populaire. Djeha permit aux hommes de théâtre qui
lui succédèrent de se mettre à l’écoute des pulsations de la vie quotidienne et
de la culture populaire. Il marqua la première phase du théâtre en Algérie.
1-Ses
débuts dans le monde artistique
Né le 3 mars 1902 dans un quartier
populaire d’Alger, La Casbah, Allalou qui perdit très tôt son père se mit dès
l’age de treize ans à travailler pour subvenir aux besoins de sa famille. Il
exerça successivement les m étiers de commis de pharmacie, de bouquiniste
et de traminot. Déjà, il découvrait les multiples facettes d’une vie à dompter et,
en quelque sorte, à mettre en boîte. Son intérêt pour la représentation
artistique se manifesta précocement. A l’age de quinze ans, il commença à
fréquenter le foyer du soldat où il jouait des sketches et faisait des tours de
chants(il était chanteur fantaisiste et comique excentrique). Les lieux de
spectacles ne lui étaient nullement étrangers. Il commença à se familiariser
avec l’art dramatique très tôt. Il ne pouvait ne pas assister aux galas
Karsenty et aux représentations données par les troupes égyptiennes de Georges
Abiad et Azzedine au début des années vingt. Cette rencontre avec le théâtre
lui donna l’idée de monter des pièces. Il se mit ainsi à produire des sketches
qui traitaient de sujets tirés essentiellement de la vie quotidienne : le
mariage, le divorce, l’alcoolisme…Ces thèmes furent d’ailleurs repris dans les
pièces mises en scène après 1926.
Les
contacts avec les européens et surtout Edmond Yafil, un grand connaisseur de la
musique classique algérienne qui consacra sa vie au développement de cet art,
lui firent connaître et apprécier la musique. Il décrit ce pan de sa vie dans
ses mémoires1 :
« Vivant en contact avec
les européens, j’ai eu des rapports amicaux avec eux et j’ai
pris part à leurs loisirs et
distractions. En les fréquentant, je pris goût à leur
musique et à leur chant.. Et
comme j’avais une assez jolie voix, je pris des leçons de
solfège pour bien
chanter. »
Edmond
Yafil n’hésita pas à admettre Allalou dans son cours et lui apprit les premiers
rudiments de solfège et les techniques musicales qui furent d’un considérable
apport à ce futur homme de théâtre qui intégrait le chant dans ses performances
scéniques. En 1921, Yafil et ses élèves dont Allalou reconstituèrent El
Moutribia (L’éducatrice) qui se chargeait fondamentalement de
l’organisation de concerts et de spectacles. Ce fut au cours d’un de ces
spectacles que le jeune Allalou mit en forme un nouveau genre de comique
troupier (tirailleur algérien), chantant et disant des monologues. Cette
pratique allait s’insérer dans la culture de l’ordinaire. L’idée de la
production d’une véritable pièce prit naissance dans ces conditions 2:
« J’ai aussi composé de
petites pièces d’un acte que je jouais avec mes amis Aziz
Traitaient de sujets comiques,
populaires ou d’actualité. Elles obtenaient énormé-
Ment de succès. »
2-La
production dramatique de Allalou
Allalou recourut énormément à la
littérature orale et à la vie quotidienne. Ses personnages étaient
essentiellement tirés de légendes et de contes populaires. Nous avons affaire à
une association de type « syncrétique » qui fait rencontrer
deux formes apparemment dissemblables et radicalement différentes : la
structure théâtrale et la culture populaire. Ainsi, cette situation
d’hétéroculture sert en quelque sorte de lieu d’articulation de la
représentation dramatique. Dans son œuvre, on retrouvait les thèmes et les
situations pris en charge dans ses sketches. Il utilisait le chant et la
musique. C’est grâce à sa première grande pièce, Djeha, qu’il fut
connu et apprécié. Quand on parle de théâtre en Algérie, Djeha,
considérée par de nombreux chercheurs comme le premier texte dramatique
algérien en langue populaire, devient
un passage obligé et un espace incontournable.
De 1926, année de réalisation de Djeha
à 1932, Allalou produisit sept pièces (une autre œuvre commandée par
Mahieddine Bachetarzi en 1945 ne sera montée qu’en 1976 dans une version
proposée par la télévision algérienne).
Djeha, pièce en trois actes et quatre
tableaux, jouée le 12 avril 1926, constitua un événement important. Des comédiens
jouaient pour la première fois une pièce en trois actes en arabe
« dialectal ». C’était également la première fois qu’on mettait en
scène un personnage aussi populaire, Djeha. Cette pièce provoqua un débat sans
précédent. Les tenants de la langue « classique » ne pouvaient pas
admettre qu’on s’exprimât sur les planches dans la langue populaire considérée
comme « vulgaire ». Cette polémique, parfois violente et agressive,
marginalisa l’élite lettrée qui finit par bouder définitivement le théâtre.
Djeha permit au public populaire de découvrir l’art scénique d’autant plus
qu’il se reconnaissait dans les personnages et les situations mis en scène et
provoqua l’échec du théâtre en arabe « littéraire ». Le sociologue
Abdelkader Djeghloul qui apporta énormément à l’analyse des phénomènes
culturels en Algérie, parle ainsi de Allalou1 :
« Ce qui a fait le succès
des pièces de Allalou auprès du public, c’est que c’est ce
public lui-même qu’il met en
scène. Le théâtre de Allalou ne produit pas sans
doute de forme culturelle
achevée mais il permet par le rire, même à un niveau
élémentaire, un processus de
reconnaissance de soi et en même temps de
distanciation cathartique. En
ce sens, le théâtre est très différent à la fois des
formes élitistes de culture
qui critiquent de l’extérieur l’indigence de la culture
populaire et de certaines
formes de la culture populaire qui s’épuisent dans une
crispation phantasmatique à la tradition islamique. »
Allalou puisait ses sujets et ses
personnages dans la culture populaire qu’il transformait en l’investissant de
sens et de contenus nouveaux. Il adapta des contes tirés des Mille et Une
Nuits et fournit aux légendes populaires une substance originale.
Il prenait d’extraordinaires libertés avec l’Histoire ; il transformait
les noms des personnages et leur attribuait des traits et des caractères tout à
fait contraires à l’idée qu’on se faisait de ces « héros »
paradoxalement craintifs mais généreux et tolérants. Ce théâtre parodique
entraînait le rire et l’adhésion du public et impliquait un jeu de miroirs
brisés avec l’Histoire, une histoire subjectivée, c’est à dire différente de
celle des livres, mais à l’écoute de la quotidienneté et de la culture
populaire. Dans Aboul hassan el moughafal ou le dormeur
éveillé, le prince Haroun er Rachid, célèbre pour sa force et sa
générosité, devenait Qaroun Ar Rachiq (Qaroun le corrompu), son porte-glaive,
Masrour portait le nom de Masrou’(l’abruti), son vizir se voyait appeler Ja’far
al Markhi(Ja’far le ramolli). Antar, héros légendaire et poète de grand talent,
portait les habits d’un pauvre barbier, fumeur de kif. Allalou subvertissait le
discours de la légende de Antar. L’auteur qui n’arrêter pas de
« titiller » l’Histoire annonçait déjà la couleur dès le titre, Antar
lehchaichi (Antar, le fumeur de kif) et orientait ainsi
la lecture de la légende dans le sens de la péjoration du héros populaire.
Ce jeu avec les noms, les situations et
l’Histoire obéissait surtout au souci de faire rire et d’interroger l’Histoire
en la parodiant. Allalou interpellait le quotidien, lui fournissait une
dimension artistique et esthétique. Il introduisit la danse et le chant et
permit à Rachid Ksentini de faire ses premiers pas dans le théâtre. C’est dans
Le mariage de Bou Akline que Ksentini joua son premier rôle, Mekidèche, le
serviteur de Bou Akline qui devait épouser une très jeune fille, mais au moment
du mariage, il se rendit compte qu’il pouvait avoir l’age de son père et
changea d’avis (les parents de la jeune fille refusèrent la rupture du contrat
tout en menaçant de l’attaquer en justice ; il se résigna et fut l’objet
de nombreuses mésaventures).
Allalou qui arrêta d’écrire pour le
théâtre en 1932-sa dernière pièce fut Aboul Hassan el moughafel- orienta
sérieusement l’activité théâtrale et proposa une autre manière de gérer
dramatiquement les faits historiques et la culture de l’ordinaire. Il fut,
certes avec de sérieuses maladresses, le premier homme de théâtre algérien à
s’intéresser aux techniques de mise en scène. Son travail sur les légendes et
les légendes populaires fut extrêmement important. Il réussit à mettre en forme
sa propre lecture des faits historiques.
Il faut remarquer également que Mohamed
Mansali(celui-ci, à son retour de Beyrouth, revint avec quelques textes que
Allalou reprît) aida grandement Allalou qui, parfois, ne fit qu’ « algérianiser »
des textes d’auteurs du Machrek, notamment Aboul Hassan el Moughafal
de Maroun en Naqqash. Allalou n’apporta pas de grands changements au texte
initial. Il conserva toute l’architecture de la pièce de Maroun en Naqqash.
D’ailleurs, il garda le même titre.
En 1932, Allalou fut obligé d’interrompre sa carrière théâtrale parce qu’il avait à choisir une des deux options : faire du théâtre ou continuer à travailler dans la société des tramways algériens. Il opta pour le métier de traminot.
2- MAHIEDDINE BACHETARZI,
L’HOMME
DES AVENTURES AMBIGUES
Mahieddine Bachetarzi reste encore
aujourd’hui un personnage parfois discuté. Mais personne ne peut contester son
rôle primordial dans l’organisation et la diffusion de la production théâtrale.
Certains chercheurs lui reprochent le fait de ne pas avoir pris explicitement
parti contre la colonisation, d’avoir chanté La Marseillaise, La cantate du
centenaire et le maréchal Pétain et de ne pas avoir quitté la direction de la
troupe de l’Opéra au moment du déclenchement de la guerre de libération(il
attendit 1956 pour abandonner ce poste). Autant de reproches qui semblent
éloignés de la problématique théâtrale. Mais le nom de Bachetarzi traversa
toute l’Histoire du théâtre en Algérie. Ses œuvres furent produites dans un
contexte socio-politique particulier : la montée du nationalisme. Faire le
procès de Mahieddine Bachetarzi, c’est critiquer la tendance assimilationniste
de la « bourgeoisie » algérienne -et de certains personnages
politiques et mouvements ayant rejoint tardivement la lutte armée tout en
prenant souvent par la suite la direction-, très peu inspirée par l’élan
patriotique du mouvement national algérien.
En parcourant son œuvre, nous
constatons la présence d’allusions au conteste politique et social de l’époque.
Dans Béni oui oui, l’auteur s’attaquait aux élus musulmans
dociles et soumis.
1-L’itinéraire
de Mahieddine Bachetarzi
Avant
de s’intéresser à l’art dramatique, Mahieddine Bachetarzi excellait dans le
chant. Il était doué d’un sens extraordinaire de l’organisation et n’arrêtait
pas d’animer des concerts et des spectacles un peu partout. Il se fit tout
d’abord connaître comme chanteur religieux et chanteur profane et auteur-acteur
ensuite.
Né le 15 décembre 1899 à Alger, de
famille bourgeoise d’origine turque, il s’initia très tôt au chant religieux.
En 1915, c’est à dire à l’age de seize ans, il devint lecteur du Coran (Hezzab)
avant d’accéder à la fonction de maître des lecteurs à vingt ans, chose rare et
exceptionnelle dans les milieux religieux. Edmond Yafil, séduit par sa
merveilleuse voix de ténor, lui conseilla de quitter la mosquée et de se
consacrer au chant profane. Ce qu’il fit sans hésiter. Il apprit le solfège et
travailla sa voix à l’école dirigée par Yafil, El Moutribia (L’Educatrice). Il
enregistra entre-temps de nombreux disques de chants religieux chez Gramophone
et anima plusieurs concerts. En 1921, l’association El Moutribia fut
reconstituée. Bachetarzi assura la présidence de la société après la mort de
Edmond Yafil. Il occupa également les fonctions de professeur de musique arabe
au conservatoire et de directeur des enregistrements phonographiques en Afrique
du Nord en 1929. Il ne se mit à pratiquer l’art scénique qu’en 1933. Il entama
sa carrière par l’adaptation d’un conte de Djeha, Djeha et l’usurier
qui eut beaucoup de succès.
2-La
balade dramatique de M.Bachetarzi
Les années trente virent la disparition
et l’éclipse progressive des hommes de théâtre qui avaient permis la
« naissance » du théâtre en Algérie. Allalou cessa d’écrire et de
jouer en 1932. Rachid Ksentini, las et quelque peu malade, ralentit
sérieusement le rythme de sa production. C’est le moment où Mahieddine
Bachetarzi allait entrer en scène. Les succès des pièces de Allalou et de
Ksentini l’incitèrent à ne pas barguigner et à faire le grand pas, celui de
monter sur scène et d’écrire des pièces. Il se mit ainsi à toucher à tous les
métiers du spectacle. S’il avait bien eu l’occasion de monter sur une scène, il
n’avait par contre jamais avant cette période écrit un seul texte. Ce ne fut
qu’après le retrait de Allalou qu’il mit en forme Djeha et l’usurier, une fable
populaire qui séduisit vite le public toujours ouvert aux formes et aux
personnages populaires.
L’idée de l’adaptation d’un conte de
Djeha lui vint au moment où Allalou jouait sa pièce. La réussite de cette œuvre
en 1926 fut le début d’une véritable odyssée. Ainsi, pour Bachetarzi, il était
nécessaire et utile d’écrire des textes ayant pour personnages principaux des
archétypes populaires qui mobilisent sans faute le grand public encore friand
de comique et d’une manière originale de se regarder, d’interpréter une sorte
de jeu de miroirs libérateur. Cette dimension cathartique apportait délivrance
et relaxation à des spectateurs dramatiquement agressés par un quotidien
extrêmement dur. Bachetarzi savait que seul le comique pouvait convaincre les
gens à aller au théâtre. C’est surtout pour cette raison qu’il choisit cette
voie et se mit à s’attaquer à certaines coutumes désuètes et aux fléaux qui
démobilisaient tragiquement le petit peuple. Djouhala mouddain fil ilm
(Les faux-savants), une comédie-farce, s’attaquait au
maraboutisme. Ce fut pour la première fois qu’un homme de théâtre osait
dénoncer aussi férocement les charlatans et les « faiseurs de miracles »
qui pullulaient dans les villes algériennes et qui constituaient une
exceptionnelle puissance. Déjà, dans cette pièce, se dégageait l’orientation
politique et idéologique de l’auteur et se manifestaient ouvertement ses
options esthétiques et artistiques. Sa conception moralisatrice et son regard
didactique se retrouvaient dans toutes ses pièces. Dans Phaqo par
exemple, une reprise d’une production de Ksentini, Bachetarzi raillait les
faux-dévots et les profiteurs de toutes sortes qui exploitaient la naïveté et
la niaiserie des petites gens pour s’enrichir. Le titre Phaqo ou Réveillez-vous
proposait une lecture politique du texte et inaugurait ainsi le protocole
d’exploration de la pièce. Celle-ci fut d’ailleurs vite interdite parce que
considérée par l’administration coloniale comme subversive. L’article d’un
journal en langue arabe, En Nadjah, donnait le coup d’envoi1 :
« Il paraît que les
auteurs veulent démasquer dans leur pièce tous ceux qui profitent
de la crédulité du peuple
algérien pour le gruger. Qui sont ces profiteurs ? »
Ce recours à des textes à allusions
politiques et sociales correspondait au discours d’une fraction de la
bourgeoisie algérienne. Le souci didactique dominait la représentation
dramatique. Dans ses pièces, Après l’ivresse, El Kheddaine
(Les traitres), Les Béni oui oui, Ennissa
(Les femmes), Zid Ayyat (Crie encore !),
Bachetarzi s’attaquait à l’alcoolisme, au maraboutisme, aux élus musulmans
dociles et prenait explicitement position pour l’éducation et l’instruction des
femmes. Ce qui était une nouveauté à l’époque dans une société sérieusement
marquée par le discours féodal. Ennissa (Les femmes),
une pièce qui a séduit le grand public, raconte l’histoire d’une jeune fille,
Salima, diplômée de l’université, qui rencontre dans son lieu de travail, à
l’hôpital, un jeune médecin européen, Marcel Leclerc qui tombe amoureux d’elle.
Ils décident de se marier, mais leurs parents s’y opposent fortement. Après moult
hésitations, leurs familles accordent enfin leur consentement. Un problème les
divise : quel prénom faut-il donner à l’enfant qui naît de cette
union ? C’est au gosse, décident-ils, qu’ira le dernier mot. Cette
production fut parfois sévèrement critiquée par les milieux nationalistes qui y
voyaient une pièce appelant à l’assimilation. Al ennif (Pour
l’honneur) est une fable sur le mariage mixte, El Kheddaine
(Les traitres) met en scène des élus musulmans malhonnêtes, Les
Béni oui oui raillent les profiteurs et les opportunistes, stupides et
vaniteux, mais ménage la colonisation considérée comme foncièrement positive et
enrichissante.
De nombreuses pièces de Bachetarzi
furent interdites par l’administration coloniale qui veillait au grain et n’admettait
aucune critique. El Kheddaine, Al ennif et Phaqo
connurent les foudres de la censure. Les rapports de Bachetarzi avec les
autorités étaient très ambigües : le calme et l’hostilité alternaient. A
plusieurs reprises, il reçut menaces, avertissements et mises en garde.
L’attitude de l’administration coloniale obéissait aux humeurs politiques du
moment. Le théâtre de Bachetarzi n’était pas très hostile à la présence
française en Algérie. La méfiance des autorités de l’époque n’était dictée par
aucune logique. La collaboration de l’auteur-acteur avec les tenants de
l’assimilation ne faisait aucun doute. Ses attaques visaient surtout les élus
musulmans, non le système colonial. Il organisa des activités théâtrales à la
demande du gouvernement de Vichy. Ce fut d’ailleurs durant cette périodequ’il
adapta des pièces de Molière : Slimane Ellouk (tirée du Malade
imaginaire), Les nouveaux riches du marché noir (Le
Bourgeois gentilhomme), El Mech’hah (L’Avare),
El Moujrim (Tartuffe) et Iouaz Ezzokté
(Les Fourberies de Scapin).
Mahieddine Bachetarzi eut le mérite
d’intégrer des archétypes et des types sociaux représentant diverses entités et
différentes strates de la société. Le personnage devient le lieu de
cristallisation du discours social. Ainsi, le signe se socialise et subit une
exceptionnelle transmutation qui fige certains de ses traits. L’espace est
délimité et affirme explicitement son identité. Certes, la forme reste celle du
conte, malgré la volonté manifeste de l’auteur de rompre avec cette manière de
faire qui caractérise la production dramatique. Les signes latents investissent
le territoire de la représentation et le marquent d’une certaine sécularité.
Bachetarzi cherchait à mettre en scène des personnages porteurs et producteurs
de manifestations sociales. Le signe se densifie et se dédouble. On retrouve le
mufti, l’homme de religion, le grippe-sou, le colon, le bourgeois parvenu…,
personnages prenant en charge l’univers collectif. Le mufti, le cadi… sont
tournés en dérision. Les paysans sont évoqués avec ironie. Des auteurs comme
Kateb Yacinre Rouiched et Touri, entre autres, vont réemployer ces personnages
en fonction de leurs objectifs esthétiques et idéologiques. Cette manière de
faire n’est pas nouvelle dans les pays arabes. Cette pratique a dominé la
représentation dramatique du Machrek durant la deuxième moitié du dix-neuvième
siècle et une grande partie du vingtième.1Allalou
évoque en ces termes l’itinéraire de Mahieddine Bachetarzi 2:
« Il était doué d’une voix
merveilleuse de ténor et avait acquis une grande réputation.
Jusqu’en 1932, il s’était
consacré au chant, particulièrement le classique andalou
dont il rehaussait la beauté
grâce au timbre de sa voix. Puis le voilà, lui aussi, pris
par le goût du théâtre. Il
devient auteur-acteur et à la tête d’une troupe, il joue des
pièces de son cru. Il opte
pour le genre comique et adopte le réalisme. Ainsi, il
emploie dans ses dialogues le
langage de la rue : l’arabe, le français, le kabyle et
même le sabir. Il crée un
personnage des plus cocasses, Si Kaci, qui est devenu
populaire et dans le rôle
duquel il est unique.
Au début, Mahieddine
s’attaqua à l’obscurantisme, aux coutumes désuètes et à
l’alcoolisme. Puis il se mêla
ouvertement de politique, ce qui lui causa de sérieux
ennuis. L’administration se
mit à entraver de manière multiforme ses activités et
l’accula à la faillite. »
Mahieddine
Bachetarzi qui dirigea de 1947 à 1956 (à l’exception de l’année 1949-1950) fut
surtout un grand organisateur et un exception agent de diffusion du théâtre en
Algérie. Grâce à lui, les troupes se produisaient dans des lieux reculés de
l’Algérie profonde. Il se déplaçait un peu partout et faisait programmer un peu
partout ses pièces. Ce qui ne fut que très rarement le cas après l’indépendance
qui vit envahir le théâtre par certains responsables bien coincés à leurs
sièges, lourdauds, sans projet.
Bachetarzi avait un sens extraordinaire
de l’organisation. C’est vrai qu’il aimait passionnément le théâtre et qu’il
cherchait à le faire aimer par tous les moyens. Il savait que l’art scénique ne
nourrissait pas son homme, mais il s’entêtait, malgré tout, à vouloir le
propager dans cette Algérie profonde, oubliée de toujours. L’indépendance
acquise, même s’il fit quelques petites apparitions au TNA avec Ma yenfaa
ghir Essah, il quitta définitivement la scène tout en apportant
généreusement son aide à ceux qui le sollicitaient. Bachetarzi était un
Ministère de la Culture à lui seul. Il n’y eut plus de ministère (au sens de
l‘efficacité et du travail s’entend, non au sens d’un bâtiment où parfois on
inaugure des murs, chrysanthèmes en bandoulière).
Quand on évoque le théâtre en Algérie,
le premier qu’on cite spontanément est incontestablement celui de Rachid
Ksentini. Dans tous les articles de presse et les travaux universitaires
consacrés à l’art dramatique, ce personnage est élevé au rang de mythe. On
privilégie souvent sa vie « aventureuse » et ses différents voyages.
Aussi, sa vie privée devient-elle le centre de débats et de préoccupations de
ceux qui parlèrent de Rachid Ksentini : alcoolique, aventurier,
voyageur…Très peu de chercheurs ou de journalistes s’occupèrent de son œuvre
qui nous semble intéressante et riche. Allalou qui découvrit en 1926 Ksentini
et le distribua dans une de ses pièces, Le mariage de Bou Akline,
première performance de Ksentini comme comédien, s’insurge contre cette vision
mythique 1:
« J’aurais souhaité, au
sujet de Rachid Ksentini, ne parler que de l’artiste et de ses
œuvres sans aborder sa vie
privée. Cependant, parmi ceux qui ont écrit sur lui,
certains en ont fait un
phénomène et lui ont attribué les aventures les plus
romanesques. Ils ont fait de
lui un nouveau Sindbad le marin. Une malheureuse
aventure est devenue une
odyssée où se côtoient le merveilleux et le ridicule :
Rachid a bord d’un cargo avait
fait le tour du monde, visité l’Europe, l’Amérique
Et l’Extrême-Orient. »
L’image d’un Ksentini aventurier, grand
buveur d’anisette, revient dans la plupart des écrits sur l’auteur. Dans leurs
Mémoires, Mahieddine Bachetarzi et Allalou tentent de le récupérer. Ils
prétendent que sans l’un ou l’autre, il n’aurait jamais pu exercer son métier.
1-L’itinéraire
de Ksentini
Né
le 11 novembre 1887 à Alger, Ksentini, fils d’une famille d’artisans, exerça
plusieurs métiers avant de se consacrer au théâtre : marin, pousse-pousse,
employé aux galeries Lafayette à Paris…Ce fut d’ailleurs dans la capitale
française qu’il découvrit sérieusement l’art scénique. Il lui arrivait de
fréquenter les théâtres (il fut même figurant). A son retour à Alger, il
rencontra Allalou qui lui demanda d’interpréter un petit rôle dans sa deuxième
pièce, Le mariage de Bou Akline. Il ne se fit pas prier. Il accepta de
bon cœur. L’aventure commença donc le 26 octobre 1926. Il joua tellement bien
qu’il fascina un public qui découvrait enfin son comédien qui riait et se riait
du monde tout en faisant rire. Sur les planches, il se mit à inventer des mots,
des phrases et à se lancer dans d’incroyables improvisations. Il possédait un
art consommé de trouver la bonne formule. Il ne cherchait pas, il trouvait. Il
recourait souvent aux scènes des conteurs populaires, son univers de
prédilection.
Comme Allalou, Rachid Ksentini
fréquenta juste l’école primaire Il apprit le métier de menuisier-ébéniste dans un atelier à Alger. Il était surtout
connu pour son non conformisme et son extraordinaire sens de la réplique.
2-La
production dramatique de Ksentini
La
première apparition sur scène de Rachid Ksentini fut réussie. Il se révéla dans
Le Mariage de Bou Akline comme un grand acteur. Sa manière de se
mouvoir de jouer et d’ « inventer » les situations les plus
cocasses étonnait les spectateurs qui en redemandaient. Ksentini n’arrêtait
jamais d’improviser. Tout se faisait sur scène. Le public réussissait souvent à
orienter ses sorties et son jeu. Il était là pour faire rire les gens. C’était
l’un de ses objectifs primordiaux. Chez lui, le signe se distord et se
reconstitue dans le mouvement dynamique de la parole, une parole qui consolide
la mimique. Les signes primaires et les signes globaux se
déterminent en fonction de la position du comédien sur scène.
En 1927, il décida de constituer une
troupe avec la collaboration de Djelloul Bachdjarah : El Hilal el
Djezairi. Sa première pièce fut un échec. El Ahd el Ouafi (Le
serment fidèle), drame en quatre actes, ne tint pas longtemps
l’affiche. Déçu, Ksentini arrêta pour un temps de faire du théâtre. El
Ahd el Ouafi fut la première pièce algérienne non précédée d’un concert
de chants. D’habitude, on présentait les pièces de théâtre juste après un tour
de chants. Ksentini voulut s’en passer, mais le public tenait à ses habitudes.
Ainsi, il apprit à ses dépens que le théâtre n’était pas encore ancré dans le
terrain social. Seule une forme « syncrétique » associant formes
populaires et structures théâtrale pouvait séduire le public. Cet échec eut un
sérieux impact sur sa production. Il se mit à écrire et à jouer des comédies.
La rupture avec le genre « sérieux » fut totale.
Le mariage de Bou Borma, comédie
burlesque en trois actes, jouée le 22 mars 1928 au cours d’une soirée donnée à
l’Opéra d’Alger par l’association El Moutribia réussit à attirer le grand
public qui n’arrêtait pas d’applaudir et de communiquer ( communier) avec la
scène. Victor Barrucand écrivit un compte rendu élogieux dans La Dépêche
Algérienne 1:
« Le mariage de Bou
Borma (L’homme à la marmite), écrite en dialectal
algérien et jouée par des
acteurs indigène de bonne volonté fut représentée avec
un gros succès devant un
public compact. Elle était portée au programme sous le
nom de M.Billakhdar, inscrit
d’autre part comme principal acteur sous le nom de
Rachid Ksentini, ne manque pas
de verve comique, ce qui semblerait indiquer qu’il
S’agirait d’un originaire de
Constantine. Auteur et acteur, R.Ksentini ne manque
Pas de verve comique, ni de
talent. Sa farce en trois actes rappelle à la fois le
Guignol lyonnais, les facéties
de Djeha et les drôleries des Mille et Une Nuits. On
Peut y voir une critique et
une moralité. »
Cette pièce raconte l’histoire de Bou
Borma, ivre et indigne, qui n’arrive pas à « consommer » son mariage.
Le frère et le cousin le travestissent en femme. Le cadi (le juge) refuse
naturellement d’accepter sa demande en divorce parce que la femme ne peut pas
faire pareille doléance. Bou Borma prend la place du juge et condamne tous les
plaignants au divorce. Toutefois, il décide de se marier. Depuis cette pièce,
fortement appréciée par le public, le nom de Ksentini domina la représentation
dramatique algérienne. Après sa mort, Bachetarzi adapta un grand nombre de ses
pièces.
Le répertoire de l’auteur, estimé à une
cinquantaine de pièces et à six-cents chansons, est de facture réaliste. Rachid
Ksentini, à l’écoute de la vie de tous les jours et des mouvements de sa
société, mettait en scène des situations vécues. C’était un théâtre vivant.
Chaque représentation était tellement réaména1gée
et retravaillée qu’on avait l’impression d’être en présence d’une autre pièce.
Effectivement, Ksentini improvisait sur scène en fonction des besoins du public
et de l’humeur du moment. Le signe théâtral prend une autre dimension, il
devient en quelque sorte élastique, le mouvement est continuel.
Les personnages peuplant son univers
dramatique se recrutaient dans les milieux religieux et marginaux :
l’amateur de sport, le faux-dévot, le mufti cupide, le faux-savant, le cadi
idiot, le conseiller municipal, l’ivrogne, le fumeur de kif.(1) Sa verve
satirique était légendaire. Il peignit sans complaisance les travers de la
société algérienne. Son discours n’était pas, contrairement à Bachetarzi,
nullement moralisateur. Il faisait voir et désignait au rire des personnages et
des situations cocasses et burlesques. Pour ce faire, il recourait aux jeux de mots,
aux quiproquos et aux retournements de situations.
Ksentini s’attaquait à l’obscurantisme,
aux bourgeois et aux cadis véreux. Dans Dar Lemhabel (La
maison des fous), il décrivait un asile d’aliénés mentaux. Baba
Kaddour Ettama’ était une sorte de pamphlet contre
l’avarice et l’arrivisme. Ach Kalou (Qu’ont-ils dit ?)
était l’histoire d’une famille qui, par excès de fanatisme, se laisse avoir par
un prétendu sorcier. Il écrivit de nombreux sketches qui abordaient des
sujets tirés du quotidien et leur donnaient une dimension comique : La
table mystérieuse, L’eau de vie, La vieille et le
fantome, Fahssi chez le cadi, Fahssi et la
mondaine, Le neurasthénique, Le vieux et la
vieille, L’ivrogne, Grellou (Le
cafard), Fakou (Ils ont compris). La lecture
des titres nous donne un aperçu sur les préoccupations dramatiques de l’auteur.
Le merveilleux et le fantastique se confondent avec l’écriture réaliste.
Ksentini « convoque » la structure du conte et déstabilise les
instances du temps et de l’espace. Nous sommes en présence d’un univers
mythique. Les personnages des sketches étaient réutilisés dans ses pièces. Le
choix de situations marginales correspondait à l’expérience et au vécu de
l’auteur. Le regard satirique porté sur la société algérienne, espace-cible du
théâtre de Ksentini, ne proposait pas un modèle, contrairement à Bachetarzi qui
se préoccupait surtout de la dimension didactique.
Le réalisme n’excluait pas la poésie.
Dans ses pièces, le vraisemblable côtoyait l’invraisemblable, le mythe piégeait
le réel, l’Histoire se voyait reprise en charge dans le sens de l’imagerie
populaire. Ce n’était plus l’Histoire écrite et enseignée qui était mise en
scène, mais celle de l’imaginaire collectif, récits merveilleux et légendes
transmises de bouche à oreille depuis des siècles. L’histoire comme récit
jouait ainsi des tours à l’Histoire des historiens marquée dans ses pièces du
sceau de l’illégitimité. Saadeddine Bencheneb écrivait à ce propos1 :
« Les œuvres algéroises
ne sont jamais des reconstitutions car les auteurs puisent
toujours leurs sources dans le
fonds commun que le peuple a
constitué de la
civilisation et de l’histoire
arabe. Dans la pièce, Loundja al andalousia dont les
personnages sont espagnols ou
maghrébins et dont l’action se déroule en Espagne,
l’auteur, Rachid Ksentini a
fait évoluer des personnages fictifs et brossé un tableau
de Grenade conforme seulement
aux souvenirs que la tradition populaire a
conservé dans certains récits
et un grand nombre de chansons, de sorte qu’à cause
même de l’imprécision des
données, rien ne contredit l’histoire, bien que beaucoup
de choses y soient
ajoutées. »
Ksentini prenait beaucoup de libertés
avec l’Histoire. Il ne se souciait nullement de l’exactitude des faits.
L’essentiel était de présenter sur scène un canevas type comedia dell’arte, qui
ne reposait pas sur la confection d’un texte définitif mais se suffisait
uniquement d’un canevas qui constituait l’unique document écrit. Tout se
faisait et se défaisait sur scène. La parole structurait la représentation et
ponctuait les performances de comédien. Justement, ce type d’écriture exigeait
la présence d’un acteur prêt à toutes les situations doté d’un talent
exceptionnel et d’une grande capacité d’improvisation. La structure du canevas
est simple : une intrigue banale, une action, des rebondissements et des
retournements de situations. Le rapport à la représentation fut transformé.
C’était sur scène que le texte s’écrivait. L’improvisation y occupait une
grande place. Chaque spectacle devenait ainsi une nouvelle pièce. La forme de
représentation proposée ne dépendait pas d’une construction dramaturgique
achevée. L’art du comédien dominait la représentation. Le jeu engendrait un
texte et un dialogue qui changeaient chaque fois qu’un autre public
apparaissait. Pour Ksentini, tout résidait dans le jeu, le texte n’était en fin
de compte qu’un simple support. C’était d’ailleurs pour cette raison que
Bachetarzi reprit facilement les pièces de l’auteur. C’est à partir d’un
canevas qu’il réécrivait les textes de celui qui est considéré en Algérie comme
l’un des plus grands hommes de théâtre du pays.
Auteur-acteur, chansonnier satirique,
Rachid Ksentini démontrait ainsi de façon concrète que texte et représentation
étaient inséparables. D’où l’importance de l’écriture scénique. C’était sur les
planches qu’on voyait le spectacle qui se réalisait graduellement. L’énoncé et
l’énonciation se confondaient. Ksentini enlevait et ajoutait des scènes au gré
des circonstances et des publics. Bachetarzi disait de Ksentini qu’il était un
auteur-acteur au sens plein du syntagme1 :
« Plutôt qu’un auteur à proprement
parler, Ksentini était un acteur qui écrivait lui-
même ses rôles. Il bâtissait
une pièce autour , et quand on lui donnait une toute
faite, il aimait autant ça
quitte à réécrire son texte.5…) Enfin que la pièce soit de
lui ou d’un autre, il ne se
privait jamais d’y ajouter au cours des représentations
toutes les blagues de son cru
qui lui passaient par la tête. (…)L’acteur-auteur
n’
était pas acteur APRES avoir
été auteur, il l’était EN MEME TEMPS. (…) Quand il
s’emparait d’un rôle, il le
faisait bien, quel que soit l’auteur de la pièce, l’auteur du
rôle était Ksentini. Car il
était parfaitement inutile de lui demander de respecter un
texte, il aurait aussitôt
rendu le manuscrit. Il n’interprétait pas le personnage d’un
auteur, il insérait de force
le personnage Ksentini dans une pièce. »
L’auteur puisait tous ses thèmes dans
la tradition orale. Sa formation scolaire, très insuffisante, ne lui avait pas
permis de traiter de thèmes métaphysiques. Son théâtre s’inspirait de la
culture de l’ordinaire, du quotidien. Le conte traversait toute la structure de
la représentation. Nous avons souvent affaire à un temps et à un espace
mythiques. Dans Loundja al andalousia, ni le temps, ni l’espace
n’étaient localisés. Aucun détail spatio-temporel n’était indiqué. La structure
du conte caractérisait la forme des pièces. Les répétitions, les mimiques, les
redites parcouraient la représentation. La dimension mythique obéissait à la
structure mentale et esthétique des conteurs et limitait également les
possibilités de cet art.
Rachid Ksentini, contrairement à une
idée répandue en Algérie, n’avait jamais été intéressé par une expérience
théâtrale « engagée ». Son souci majeur était de faire rire et
d’amuser le public. Son théâtre n’était pas du tout politique (dans le sens
étroit du terme). Farce et comédie de mœurs étaient intimement liées. Bachir
Hadj Ali a accordé énormément d’importance aux aspects politiques, non
apparents, du théâtre de Ksentini1 :
« Le théâtre de Ksentini,
théâtre moralisateur, est une étape de la révolte
sentimentale ; les causes
profondes d’un mal ne sont pas encore mises à
nu et le pessimisme n’est pas
absent de ce théâtre. Mais c’est un théâtre de
progrès et Ksentini est un
homme de génie. Son public est fait de marchands
de
légumes, de traminots, de petits
commerçants et sa langue est celle du portefaix.
Nous ne dirons jamais assez ce
que notre peuple doit à cet homme qui a tant
souffert pour le théâtre et
qui en a fait un instrument d’éveil des masses. A un
moment où les organisations politiques étaient clandestines, où
le code de
l’indigénat pesait sur le
peuple, Ksentini suggérait par des détails scéniques et à la
barbe des mouchards qu’on pouvait trouver des moyens de riposter
à l’injustice. Il
a utilisé le théâtre pour se
venger, protesté contre un grand de l’époque mais en
restant dans l’anonymat. Cela
ne suggère t-il pas le tract clandestin. »
Ces propos de Hadj Ali semblent tellement
exagérés qu’on pourrait penser que Ksentini était l’équivalent d’une
organisation politique.
Quand on parle de Ksentini, on évoque
toujours sa collaboratrice, Marie Soussan qui avait joué dans toutes ses
pièces. Elle occupa durant une période relativement longue les scènes
algéroises.
Rachid Ksentini marqua fortement
pendant un temps l’art scénique en Algérie, mais son impact se réduit comme une
peau de chagrin.
CHAPITRE 4
Le théâtre de langue
française
Très peu de pièces ont été jouées en langue française. Les algériens préféraient s’exprimer dans la langue populaire. Dans un pays où sévissait l’analphabétisme, écrire des pièces en français était presque une entreprise insensée, absurde, surtout quand les auteurs visaient le large public. Jean Déjeux dans ses Recherches bibliographiques, insiste, preuves et documents à l’appui, sur la présence d’un théâtre de langue française. Certes, le nombre des textes est très réduit. Les lettrés algériens écrivaient de préférence des romans, des essais et des poèmes. Ce n’est qu’après 1954 que les écrivains commencèrent à s’intéresser au théâtre. Kateb Yacine, Hocine Bouzaher, Henri Kréa, Ahmed Djelloul et Mohamed Boudia se mirent à exposer la tragédie algérienne et à exprimer les luttes séculaires de leur peuple en recourant à l’écriture dialogique.
Ecrire en français des textes dramatiques, c’est opter préalablement pour un public de culture française. Le choix était conscient, mais souvent imposé. La non maîtrise de la langue populaire obligeait beaucoup d’auteur à choisir le français comme langue d’expression artistique. Dire l’Algérie, témoigner de ses espoirs et de ses espérances, tels étaient les objectifs affirmés des auteurs qui ne cachaient nullement leurs intentions. Ils parlaient de la mise en œuvre d’un théâtre révolutionnaire prenant en charge les préoccupations de la société. C’est un peu l’histoire e Caliban et de Prospéro dans La Tempête de Shakespeare. Tant que le français était efficace et utile, il fallait s’en servir. Le drame réside surtout dans le fait que les pièces n’étaient pas jouées par les troupes qui cherchaient par tous les moyens à toucher le grand public. Mettre en scène une pièce en français, c’est inévitablement rompre avec le public populaire. Ce que les animateurs du mouvement théâtral ne voulaient pas. Cette situation provoquait un sentiment de frustration chez le dramaturge qui ne pouvait pas ainsi s’adresser à ses compatriotes. La barrière linguistique n’était pas la seule source du malaise de l’écrivain colonisé. Kateb Yacine, comme d’ailleurs Jean Amrouche, Malek Haddad (même si dans ses textes, il parle d’ « exil » et de « suicide » à propos du choix de la langue française comme outil d’expression), assume ses choix et revendique une sorte d’enrichissement au contact de la langue française1 :
« Les quelques algériens qui ont acquis la
connaissance de la langue
française n’oublient pas facilement qu’ils ont
arraché cette
connaissance de haute lutte, en dépit des barrières
sociales,
religieuses que le système colonial a dressées
entre nos deux peuples.
C’est à ce titre que la langue française nous
appartient et que nous
Entendons la préserver aussi jalousement que nos
langues
traditionnelles. (…)On ne se sert pas en vain d’une
langue et d’une
culture universelle pour humilier un peuple dans
son âme. Tôt ou tard,
le peuple s’empare de cette langue, de cette
culture, et il en fait les
armes à longue portée de sa libération. »
Le théâtre de langue française se trouvait exilé par la force des choses. Monter en Algérie des pièces de Kateb, de Boudia ou de Kréa était une entreprise impossible dans le contexte colonial de l’époque. Déjà, toute allusion à la politique était condamnée au silence. L’administration veillait au grain et considérée toute idée non conformiste comme subversive et suspecte. Toute parole libre était muselée, marquée du sceau de l’ « illégalité ». La censure et la répression marquaient le quotidien. Il eut fallu le courage de Jean Marie Serreau pour mettre en scène Le Cadavre Encerclé de Kateb Yacine. L’auteur de Nedjma raconte ainsi sa rencontre avec Serreau 2:
« Je n’avais jamais mis les pieds dans un
théâtre jusqu’au jour où l’on
a créé Le
Cadavre Encerclé. En effet, un matin, juste après la
publication de la pièce, on frappe à ma porte. Je
me suis demandé si
ce n’était pas un flic, car c’était la guerre et il
y avait des
perquisitions chez les Algériens. J’ouvre et je vis
un monsieur avec
des lunettes. C’était Jean Marie Serreau, un homme
extraordinaire
qui est malheureusement mort il n’y a pas très
longtemps. C’est la
personne qui a le plus fait pour aider des gens
comme Césaire, moi-
même, et les Africains en général. »
Les pièces de Kateb Yacine furent montées grâce à Jean Marie Serreau alors que celles de Boudia (Naissances et L’Olivier), de Bouzaher (Des voix dans la Casbah) et de Kréa (Le séïsme et Au bord de la rivière) ne connurent jamais la scène. Toutes ces pièces décrivaient la tragédie de l’algérie durant la colonisation. Le Cercle des Représailles, publié en 1959, qui est une sorte de suite tétralogique, se compose de trois pièces et un poème dramatique. La première, intitulée Le Cadavre encerclé, une tragédie en trois actes, raconte le drame des événements de mai 1945. Dans la rue des Vandales (titre initial du texte), cadavres et blessés sont par terre ; Lakhdar et Mustapha, éternels amants d’une insaisissable Nedjma, se trouvent parmi les révoltés. Blessé, Lakhdar est sauvé par la fille du commandant, Marguerite qui n’arrive pas à se faire admettre par le groupe d’amis. Mais quelque temps après, Tahar le poignarde et laisse son cadavre au milieu d’un polygone tragique, l’Algérie, une nation qui « n’a pas fini de venir au monde ». Les ancêtres redoublent de férocité, de veine tragique, met en situation deux personnages, Hassan et Mustapha à la quête du chemin du Ravin de la Femme Sauvage, lieu mythique où se trouve Nedjma, hantée par le vautour incarnant Lakhdar. Mustapha et Hassan réussissent à délivrer la Femme Sauvage, enlevée par un ancien soldat de l’Armée Royale marocaine. Hassan meurt, Mustapha est arrêté par l’armée ennemie.1
Le troisième volet de cette tétralogie est constitué par une pièce satirique, La Poudre d’Intelligence, qui tourne en dérision les arrivistes, les faux-dévots et les opportunistes. Nuage de fumée2, rencontre dans ses nombreuses balades mufti, cadi et marchands qu’il ridiculise et qu’il tourne en bourrique. Kateb Yacine réemploie plusieurs contes populaires qu’il « théâtralise », procédé qu’on retrouve d’ailleurs dans ses pièces jouées après l’indépendance. On ne sait si, à propos des pièce composant Le Cercle des représailles, on peut parler de suite trilogique ou d’une tétralogie. Fasciné par le théâtre grec (et surtout Eschyle), Kateb Yacine veut voir monter en même temps les trois pièces qui, d’ailleurs, sont complémentaires. Jacqueline Arnaud écrit ceci à propos du Cercle des représailles3 :
« L’ensemble(les trois premières pièces, c’est
à dire Le Cadavre
encerclé, La
Poudre d’Intelligence et Les Ancêtres redoublent de
férocité) se conclut sur un long « poème
dramatique », Le Vautour,
dont les thèmes prolongent sur un mode lyrique plus
personnel, ceux
des Ancêtres. Kateb donne ainsi une suite
théâtrale qui rappelle les
tétralogies
antiques. Il a toujours depuis souhaité qu’un metteur en
scène monte d’un seul tenant son Cercle des
représailles, ce qui n’a
jamais été réalisé, même par Jean Marie Serreau,
l’homme le plus
subtil à saisir les desseins profonds de Kateb,
celui qui a certainement
le mieux compris sa dramaturgie. Ce dernier était
tout prêt à admettre
l’alternance tragédie –satire -tragédie. »
Cet ensemble dramatique puisé dans l’Histoire de l’époque avec ses contradictions et ses ambiguïtés, caractérisé par la présence de traits lyriques et l’utilisation d’une langue simple, ne s’arrête pas uniquement à la dimension politique, mais la dépasse et interroge l’être algérien déchiré, mutilé. Le réseau des oppositions est large et traversé par un discours ambivalent1. Nous n’avons pas affaire, comme dans les pièces de Kréa, de Boudia ou de Bouzaher, à un antagonisme de type unique, colonisé-colonisateur mais à une série de contradictions illustrées par les rapports conflictuels entretenus par les personnages. Le parâtre Tahar poignarde Lakhdar, Mustapha tue Hassan, mais il est lui aussi arrêté par l’armée française. Ce réseau de systèmes conflictuels correspond à la situation politique et idéologique de l’époque. Kateb Yacine donnait à voir une tragédie : l’état de l’Algérie.
Jamais la réalité algérienne n’avait été aussi bien décrite que danss cet ensemble tétralogique. La tragédie est, chez Kateb Yacine, paradoxalement vouée à l’optimisme ; la mort donne naissance à la vie. Ainsi, quand Lakhdar meurt, c’est Ali qui poursuit le combat. Nous avons affaire à une tragédie optimiste qui associe la dimension épique au niveau de l’agencement narratif et de l’instance discursive. Tragique et épique se côtoient, se donnent en quelque sorte la réplique. Le « je » singulier (relation amoureuse de Lakhdar et de Nedjma par exemple) alterne avec le « nous » collectif (inscription du personnage dans le combat collectif). La disparition d’un personnage individuel (Lakhdar ou Mustapha) laisse place à l’émergence d’un personnage collectif : le peuple, la patrie. La fin est ouverte, jamais totalement négative. La mort n’est pas marquée du sceau de la négativité, elle arrive à créer les conditions d’un sursaut et d’un combat à poursuivre. Lakhdar est le lieu d’articulation de plusieurs temps (passé, présent et futur virtuel), il prophétise l’à-venir. Ses paroles prémonitoires sont le produit de son combat. Le chœur prend en charge le discours du peuple et s’insurge contre les sournoises rumeurs de la mort. Il est vérité éternelle : « Non, ne mourrons pas encore, pas cette fois ». L’histoire s’inscrit comme élément de lecture d’une réalité précise, d’un vécu algérien ambigu, piégé par ses propres contradictions. Ce n’est ni le passé, ni le présent qui sont surtout valorisés mais le futur, lieu de la quête existentielle et politique de l’Algérie incarnée par Nedjma ou la Femme Sauvage, ce personnage écartelé entre eux voies différentes, sinon opposées et porteur d’une mort productrice d’une vie nouvelle. Le paradigme féminin, noyau central des deux tragédies, fonctionne comme un espace ambigu, mythique. Nedjma, étoile insaisissable autour de laquelle tourne tous les protagonistes masculins, incarnerait l’Algérie meurtrie, terre à récupérer. Elle est également le symbole des femmes combattantes On ne peut oublier la fascination de Kateb Yacine pour cette reine berbère, la kahina ou Khenchela. L’auteur écrit ceci à propos de Nedjma :
« La bannière étoilée a retrouvé ses origines
C’est l’Algérie plus libre que jamais,
Elle a toujours été libre. »
Ce personnage impossible traverse toute l’œuvre de Kateb et fait fonctionner le récit des pièces tragiques. Nedjma, corps et lieu mythique, vit entre l’absence et la présence. Dans Le Cadavre encerclé et Les Ancêtres redoublent de férocité, les mêmes personnages reviennent et peuplent l’univers diégétique. L’histoire, espace réel côtoie la légende, lieu du mythe. Histoire et histoire s’entrechoquent et s’entremêlent. Histoire et légende semblent se répondre comme dans une sorte d’affabulation sublimée, paradoxalement vraisemblable. Le discours sur la nation suppose une diversité et une multiplicité des réseaux spatio-temporels. Le temps historique, paysage des référents existentiels (mai 1945, guerre de libération…), localisé dans des lieux clos (prison…) ou dans la ville laisse place au temps mythique, instance occupée sur le plan géographique par la campagne, le désert ou le ravin de la Femme Sauvage. Le déplacement de l’histoire à la légende se fait surtout par le retour à la tribu, source du vécu populaire et territoire-refuge de tous les personnages qui reviennent à cet espace afin de retrouver leur force. Jacqueline Arnaud écrit 1:
« Il me semble donc pouvoir affirmer que dans
le mythe tribal qui est
l’un des pôles de l’imagination de Kateb Yacine, il
ne faut pas se
contenter de voir un retour obsessionnel aux origines,
mais qu’il
exprime le désir de garder le contact avec le
peuple paysan à l’odeur
ancienne au parfum de plèbe en fleur, avec ses
pleurs, ses hantises,
ses rêves dont le poète se fait l’accoucheur et qu’il
partage. »
Le mythe tribal ne constitue pas nullement un retour aux sources mais une manière de se définir par rapport à un passé accoucheur d’un présent ambigu et abâtardi.
Le jeu avec le temps et l’espace, un des éléments essentiels de la dramaturgie en tableaux, est lié à la quête de la nation encore perturbée et insaisissable. La légende, lieu d’affirmation- interrogation de l’histoire, investit l’univers dramatique de Kateb Yacine.
La pièce satirique, La Poudre d’Intelligence, inspirée de la tradition orale, complète l’ensemble tétralogique, Le Cercle des représailles. On ne peut isoler ce texte des autres constituants du recueil. D’ailleurs, l’auteur avait commencé à écrire en même temps les tragédies et la satire :
« J’avais
commencé à écrire quelques scènes de la Poudre
d’Intelligence avec Le Cadavre encerclé,
mais il était plus urgent de
monter Le Cadavre parce qu’il y avait la
guerre. »
Nuage de Fumée, un personnage proche du conteur des places publiques, se met à ridiculiser les opportunistes et les faux dévots peuplant la société algérienne. Jacqueline a déjà bien abordé l’étude de ces pièces dans sa thèse de Doctorat d’Etat : Recherches sur la littérature maghrébine de langue française. Le cas de Kateb Yacine.
Durant la période 1954-1962, d’autres acteurs avaient senti la nécessité d’écrire des pièces de théâtre en français et de dire l’Algérie en guerre. Il nous semble que les textes en question ne possèdent pas la force dramaturgique du Cercle des représailles. Leur théâtre procède souvent d’une attitude manichéenne, d’un côté les méchants et de l’autre, les bons. Seul Mouloud Mammeri réussit à présenter un univers éclaté où les personnages fonctionnent comme des unités autonomes.. Dans Le Foehn, pièce marquée historiquement, il est question de la guerre, une guerre imposée. Boudia, Kréa et Bouzaher affirment dès les premières répliques leur projet politiques et leurs intentions idéologiques. Leur théâtre s’inscrit dans le cadre d’une littérature et d’un art de combat. Ecrire voulait dire témoigner, dire leur peuple. Dans tout témoignage, il y a toujours prise de parti. Naissances de Mohamed Boudia raconte l’histoire d’une famille marquée par la guerre. Des voix dans la Casbah de Hocine Bouzaher évoque la situation politique et sociale d’un quartier algérois ravagé par les bruits et les rumeurs militaires. Le Séisme de Henri Kréa met en scène l’Histoire de l’Algérie, avant et pendant la colonisation. C ‘est une tentative d’affirmation de l’être national algérien.
Tous ces textes, parfois pauvres sur le plan dramaturgique, se distinguent par la violence du ton et la présentation de deux espaces antagoniques : celui des colonisateurs et celui des colonisés. La conception manichéenne, par endroits simpliste, de l’histoire obéit au discours politique dominant et correspond à des nécessités historiques immédiates. L’essentiel pour les auteurs était de mettre en forme les idées du Front de Libération Nationale (FLN). C’était donc un théâtre d’information lié aux nécessités de la période de guerre. Déjà, Henri Kréa annonçait la couleur et affirmait sa position1:
« Je parle au nom d’un peuple à qui on a voulu
couper la langue, dont
on a voulu fracasser la nature. »
Pour Mohamed Boudia, les choses étaient claires, le théâtre ne pouvait et ne devait être que révolutionnaire. Par contre, Mouloud Mammeri voulait décrire sans complaisance ni parti pris la guerre. D’où les nombreuses critiques adressées à la pièce après sa représentation à Alger en 1967. Les conceptions du théâtre de Boudia, Bouzaher et Kréa étaient fort différentes de celle défendue par Mouloud Mammeri. Celui-ci s’expliquait ainsi 1:
« Je considère que le devoir d’un écrivain est
d’aller jusqu’à ce qu’il
croit être la vérité essentielle, celle qui,
justement, fonde les vérités
transitoires. C’est pour cela que j’ai campé les
personnages des Pieds
Noirs autant que j’ai pu, non pas comme des robots,
des mécaniques
qui répondraient à des définitions que l’on se fait
du colon-type, mais
avec toute la complexité, quelquefois l’ambiguïté
de la vie. J’aurais pu
faire une pièce du genre édifiant, comme on dit
d’une littérature
qu’elle est édifiante. »
Le théâtre de langue française des années de guerre était essentiellement un théâtre de combat. Des voix singulières, très peu nombreuses et quelque peu médiocres, abordèrent d’autres sujets. Kaddour M’hamsadji publia en 1955 La dévoilée, Ahmed Djelloul écrivit La Kahéna en 1957.
Après l’indépendance, quelques auteurs, certes trop peu nombreux continuèrent à écrire des pièces en langue française, même s’ils savaient pertinemment que leurs pièces n’allaient pas être mises en scènes dans les théâtres algériens. Quelques très rares textes furent montés par les structures étatiques : Le Foehn de Mouloud Mammeri en 1967 et Rouge l’aube de Assia Djebbar et Walid Carn. L’Homme aux sandales de Caoutchouc1 fut traduite en arabe « littéraire » avant d’être mise en scène par Mustapha Kateb. Ce n’est que vers les années quatre vingt que sous l’impulsion des centres culturels français en Algérie, des pièces comme celles de Slimane Bénaissa (Le Conseil de discipline…) et de la troupe de Ziani Chérif Ayad (dont Mille hourras pour une gueuse de Mohamed Dib et Fatma) ont été programmées au Festival des Francophonies de Limoges. D’autres expériences furent menées ici et là, notamment à Annaba, par des comédiens du Théâtre régional de cette ville, qui montèrent pour le compte du CCF, Rosalie. Cette situation paradoxale fut surtout encouragée par les conditions politiques de l’Algérie de la fin des années quatre-vingt et quatre vingt dix.
D’autres pièces sont jouées en France par des algériens installés dans ce pays depuis quelques années comme Arezki Metref par exemple et le talentueux Mohamed Zaoui.
Mais dans l’ensemble, en Algérie, le théâtre de langue française n’a pas encore un large public. C’est pour cette raison que les hommes de théâtre optèrent définitivement pour la langue arabe comme l’outil privilégié de l’expression théâtrale. Des dramaturges aussi prolifiques que Nourredine Aba qui écrivit de nombreuses pièces ne fut joué qu’une seule fois par une troupe d’amateurs. Nourredine Aba qui vécut le cauchemar de la seconde guerre mondiale dans sa chair, notamment en couvrant le procès de Nurenberg, consacra plusieurs textes à des sujets historiques. L’Histoire est au cœur de toute son œuvre. Le fantastique, le réel et le rêve sont mêlés. La tragédie palestinienne et les horreurs nazies constituent les thèmes-noyaux de son œuvre. Montjoie Palestine (1970), L’aube à Jérusalem (1979), Montjoie Palestine (1980) et Tell Zaatar s’est tu à la tombée du soir (1981)racontent les horreurs commises par les forces israéliennes contre les populations palestiniennes. La Récréation des clowns présente en quatre tableaux la torture subie par les algériens durant la guerre de libération. Comique et tragi-comique donnent à la pièce une dimension tragi-comique. De nombreux liens entre les actes commis en Algérie et les crimes commis par les nazis sont établis.
Si Nourredine Aba insiste surtout sur la résistance palestinienne, Laadi Flici expose essentiellement la lutte du peuple algérien contre le colonialisme français, notamment en milieu urbain. Les mercenaires (1973) est un hymne à la révolution. Plusieurs événements historiques (mort de Lumumba, lutte du peuple vietnamien, assassinat de Martin Luther King, Apartheil, guerre de libération en Algérie) s’enchaînent et donnent au texte une lecture idéologique précise. Djamal Amrani traite également du thème de la guerre de libération dans sa pièce, Il n’y a pas de hasard ( 1973). Hocine Bouzaher revient encore à des pièces sur la guerre de libération (L’honneur réconcilié, recueil de quatre textes, 1988).
Mais d’autres thèmes qui touchent l’actualité et les questions sociales intéressent également quelques auteurs comme Mustapha Haciane (A quoi bon fixer le soleil, 1974, Les Orphelins de l’empereur, 1978), Mouloud Mammeri (Le Banquet), Ahmed Azzegagh (La République des ombres, 1976) et bien d’autres auteurs comme Slimane Bénaissa qui s’est mis à écrire en langue française (Au delà du voile, 1991, Le Conseil de discipline, 1992).
Les auteurs émigrés écrivent souvent leurs pièces en langue française comme Fatima Gallaire (Ah ! vous êtes venus…là où il y a quelques tombes, 1988, Les co-épouses, 1990).
Le théâtre de langue française, faute d’un large public, est condamné au silence.
CHAPITRE 5
Analyse de deux pièces : Naissances
et L’Olivier
1)Présentation de
l’auteur
Connu essentiellement pour ses activités politiques et culturelles, Mohamed Boudia fut de tout temps un infatigable agitateur. De la politique, il allait au théâtre et revenait à la politique. Pour lui, les deux entités étaient intimement liées. Les pièces qu’il avait écrites obéissaient d’ailleurs à un schéma politique précis : la quête de l’indépendance de l’Algérie.
Il est né le 24 février 1932 à Alger, dans l’un des quartiers les plus pauvres de cette ville, La Casbah, de famille très modeste. De 1950 à 1952, il se retrouva à Dijon où il fit d’ailleurs son service militaire. Ce fut dans cette ville française qu’il commença à fréquenter les milieux nationalistes et à fréquenter les théâtres. C’est ainsi qu’il écrivit un certain nombre de textes dramatiques, souvent inédits. Quelque temps après, il ne pouvait rien faire d’autre que de rejoindre le FLN. Son destin était tout tracé. Arrêté en 1959 à Paris, incarcéré dans la même cellule qu’Etienne Bolo, il réussit tout de même à s’évader de la prison de Fresnes. Il écrivit durant ses années d’incarcération deux pièces : Naissances et L’Olivier. Et traduisit en arabe « dialectal » quelques textes dramatiques français. Il adapta notamment Molière.
Dès l’indépendance de l’Algérie, il exerça plusieurs fonctions et fut à l’origine de la publication de deux organes de presse : Novembre, revue culturelle et Alger ce soir, quotidien. Il fut également directeur général du Théâtre National Algérien (TNA) qu’il contribua à étatiser avec le regretté Mustapha Kateb. Le décret de janvier 1963 portant nationalisation des théâtres porte l’empreinte de ces deux hommes. Le 19 juin 1965, après le coup d’Etat du colonel Boumédiène, recherché, il dut quitter, grâce à des amis l’Algérie, pour s’installer en France et poursuivre ainsi ses activités artistiques, théâtrales et politiques. Sa rupture avec les milieux culturels et politiques algériens fut difficile à assumer.
Mohamed Boudia travailla au Théâtre de l’Ouest Parisien pendant quelques années avant de trouver la mort dans un attentat perpétré par les services de renseignements israéliens le 28 juin 1973. Ses funérailles furent organisées dans une semi-clandestinité à Alger. Aucun ministre (ou responsable politique) ne fit de déclaration. Seuls les Palestiniens organisèrent des manifestations lui rendant ainsi un hommage posthume. C’est vrai qu’il était très proche de Georges Habbache, responsable du Front Populaire pour la Libération de la Palestine (FPLP) et l’un de ses représentants les plus actifs en France. Son action politique et sa pratique culturelle donnaient à son théâtre une fonction d’agitation proche de l’Agit-Prop ».
2- Une lecture de la
pièce Naissances
Mohamed Boudia met en scène la vie d’une famille algérienne de la Casbah durant la guerre de libération. Tout se passe dans un lieu unique, la maison de Rachid. Les personnages musulmans, engagés dans la lutte armée, s’interrogent sur le devenir du pays, une fois l’indépendance acquise. Dans l’immédiat, ils cherchent les moyens pour en finir avec cette maudite colonisation. Plusieurs événement viennent relancer le dialogue et renforcer le discours idéologique des personnages qui semblent dominer l’espace qu’ils occupent. Un combattant du FLN, évadé de prison, est sauvé par Rachid, le personnage central du récit. Sa rencontre avec René apporte une dimension dramatique paroxystique à la pièce. La mort de Tahar en prison alors qu’il était soupçonné de trahison par ses compagnons, suscite un grand nombre d’interrogations sur les ambiguïtés et les contradictions du combat. Aïcha, la belle sœur et l’amante du personnage central, est enceinte. Elle met au monde un enfant qui prend ainsi la place de Rachid, arrêté par des soldats français. Ainsi, la dimension tragique se trouve rattrapée par une ouverture épique. Cette manière de faire est présente dans Le Cadavre encerclé de Kateb Yacine quand Lakhdar assassiné, Ali continue le combat.
La pièce fonctionne également comme tribune au combat mené par le Front de Libération Nationale. Les personnages, une dizaine, parlent d’une même voix. Rachid, Aïcha, Omar, Malika…développent la même idée, le même propos. Deux univers antagoniques marquent le fonctionnement du récit : les algériens et les colons.
a-Présentation dramaturgique
Naissances est constituée de trois actes. Le premier acte expose les faits, les situations et les personnages. Le dialogue s’articule autour de la guerre et de l’homme, évadé de prison, sauvé par Rachid. Plusieurs informations concernant la famille et la lutte de libération sont données (on sait que le père et le frère avaient été arrêtés et tués par les forces coloniales). Dès le premier acte, le conflit fondamental est mis en relief. Ainsi, ce combattant qui pénètre dans la maison de Rachid apporte une certaine légitimation et un certain sens à cet espace apparemment fermé, mais qui, paradoxalement s’ouvre sur une conception du monde et de la lutte. La fermeture du lieu est paradoxalement, ouverture, c’est à dire qu’elle permet la mise en branle des instances discursives et idéologiques. A partir de ce moment, le lecteur arrive à situer les tenants et les aboutissants du conflit qui ne peut être résolu qu’avec la victoire de Rachid et de son peuple. Ainsi, c’est le futur virtuel qui caractérise le récit. Tout le combat mené par les uns et les autres vise un à-venir, un futur indéfini.
La deuxième partie, plus courte, donne surtout à voir l’univers féminin représenté par trois personnages (Malika, la mère et Aïcha). Les femmes sont, elles aussi, partie prenante du combat et cherchent, par tous les moyens, à fonctionner comme des entités autonomes non assujetties au discours masculin. Ce désir d’un regard osmotique participe du discours idéologique d’ensemble qui met en relief la combativité des femmes. Le dialogue mère-René et Rachid-René rompt avec le discours manichéen de la pièce et apporte une certaine nuance au fonctionnement, parfois trop mécanique, du récit.
Le troisième épisode est constitué d’une suite métaphorique qui met en situation Omar et Rachid durant leur arrestation et Aïcha dans une période d’enfantement. Ces deux événements réunis apportent à la pièce une symbolique particulière et permettent de recourir encore une fois à l’idée d’insurrection présente dans un certain nombre de textes littéraires et dramatiques maghrébins. C’est dans cette partie que seront exposés les éléments constitutifs du copnflit opposant deux entités : les colonisateurs et les colonisés. Mais il reste que l’idée d’enfantement traverse toute la pièce et lui apporte des accents épiques. Rachid dit ceci à propos de la naissance du fils de Aïcha :
« Elle va accoucher…A peine huit mois…Ainsi,
tout à l’heure, un cri
nouveau retentira dans cette maison. Un bébé !
Il renouvellera
l’homme. Il repleurera. Peut-être qu’en cet
instant, un homme meurt,
une arme à la main, pensant à un sourire d’enfant
et se disant qu’avec
lui disparaîtra la violence. Aïcha, ton enfant
puisera dans ton sein des
forces qui se déchaîneront si la joie du pain frais
et blanc n’éclate pas
sur les routes de la vie, si dans les yeux rieurs
de nos filles n’apparaît
pas l’amour délivré. » (p.67)
Le titre au pluriel suggère la venue au monde de plusieurs naissances qui transformeront radicalement les choses.
b-Analyse de la situation
initiale
La pièce s’ouvre par un dialogue entre la mère et sa belle-fille, Aïcha qui évoquent Rachid, personnage central du texte. Les deux premières pages ouvrent le ton et inaugurent un protocole de lecture précis : il s’agit de la guerre. La phrase-seuil (« crois-tu que Rachid finira par rentrer ») suggère explicitement la suite du récit et expose déjà le personnage essentiel qui sera l’élément catalyseur des actions. Jean Dubois explique ainsi l’importance de l’incipit 1:
« C’est en son début que tout roman (ou
pièce, A.C) est le plus
étroitement confronté avec l’arbitraire de son
origine et de sa fiction.
C’est là qu’il est contraint d’établir le lieu de
son énonciation et le
protocole de sa lecture. »
L’actant essentiel est déjà connu : Rachid. C’est la mère qui introduit son fils dès la première phrase du texte. Le lecteur est ainsi informé du rôle central que va jouer Rachid dans le récit. Ce qui est exceptionnel dans ce texte, c’est la présentation rapide des faits saillants et des personnages qui marquent le récit. Cette manière de faire va rendre quelque peu prévisibles les éléments constitutifs de l’expérience diégétique et le déroulement narratif. Nous avons affaire à une sorte de mise en abyme qui caractérise le fonctionnement textuel et qui met en branle divers micro-récits qui concourent à l’élaboration du discours théâtral global. Aïcha présente dès l’entrée le sujet de la pièce :
« Il(Rachid, A.C) craint les lendemains
incertains que nous réserve la
guerre. Une fois qu’elle sera terminée, il songera
comme tout le
monde au foyer. Mais tant que durera la guerre… » (p.14)
L’action se passe en pleine guerre de libération. Il est question de l’avenir (lendemains incertains) et de l’impossibilité d’une vie familiale normale, thèmes que nous retrouvons tout le long du texte. Les mots guerre, incertitude, s’inquiéter, mort, malade, couvre-feu… peuplent les premières pages et annoncent déjà la suite du récit marquée par la violence du ton. Rachid est condamner à enterrer provisoirement son « je », sa singularité et sa vie privée pour participer à un combat collectif. Pour Aïcha, le « je » ne semble pas compatible avec le « nous » collectif révolutionnaire. Le militant perd en quelque sort sa singularité refoulée en attendant de la récupérer une fois sa quête de l’indépendance réalisée. Ainsi, le singulier se fond dans le pluriel et abandonne ainsi une partie de son identité et de sa mémoire.
Il y a « tension » et présence deux espaces antagoniques : celui du colonisé et celui du colonisateur. Le premier est explicitement présent dans le récit tandis que le second est surtout suggéré, présenté comme totalement négatif. S’il y a guerre, il y a évidemment opposition naturelle de deux entités en conflit. D’où parle t-on ? Du camp des colonisés. Le lieu d’énonciation du discours-parfois monologique- définit le champ diégétique et les réseaux discursifs. La première couche didascalique (un intérieur algérien. Côté jardin, un grand lit arabe en fer forgé…) indique l’espace producteur du discours des personages. C’est le point de vue algérien qui s’exprime.
Telle qu’elle est conçue, l’ouverture de Naissances installe un protocole de lecture précis. La curiosité du narrataire est stimulée par une certaine atmosphère de guerre. La phrase suivante de la mère introduit le mouvement narratif.
« La guerre ! tu me rappelles que l’heure
du couvre-feu est
passée. » (p.14)
La réponse de Aïcha permet de localiser l’espace : la Casbah.
« Tu
sais très bien que le couvre-feu ne signifie presque rien à la
Casbah… » (p.14)
Déjà, au début, plusieurs indices spatio-temporels sont donnés. On sait où et quand se déroule le récit. Tous ces éléments nous permettent de comprendre le fonctionnement du texte.
c-Temps et espace scénique
-La logique temporelle
La pièce se déroule durant la guerre de libération en Algérie. Plusieurs indices informent le lecteur sur le lieu et le temps du récit. Mohamed Boudia n’innove certes pas, tel n’était pas son objectif, mais tente tout en obéissant aux normes du théâtre conventionnel, mettre en scène le combat des colonisés et la terreur coloniale. Naissances est structurée selon le schéma classique : respect de la règle des trois unités(temps, lieu et action). Les personnages marqués par un amour en sursis, latent et le désir de libérer la patrie évoluent dans un espace unique : une maison dans la Casbah. Le temps historique et le temps de la fiction se confondent relativement. Nous sommes en présence d’une tentative d’une « reproduction » mimétique d’une action et d’une temporalité réelle.
La pièce commence par une couche didascalique où aucun élément temporel n’est indiqué et se clôture d’ailleurs avec le même décor : « même décor, la mère et Rachid sont en scène). L’ouverture et la clôture du récit avec les mêmes attributs scéniques met en évidence une certaine circularité au niveau de la structure et ferme le procès dramatique.
Les seuls moments marqués par des sauts elliptiques se trouvent entre les premier, deuxième et troisième actes. Le temps, dans cette pièce, comme au théâtre en général, n’est pas facilement saisissable. C’est vrai que le récit semble obéir à une sorte de continuité syntagmatique, c’est à dire respectant l’unité du temps. Cette illusion de linéarité donne au récit un certain mouvement. On sait que les actions se déroulent pendant la guerre après le premier novembre 1954. L’histoire se passe après 1956-1957. Certains éléments contenus dans les dialogues fournissent quelques informations relatives à l’instance temporelle :
Omar : Nous pouvons quand nous voudrons
engager une nouvelle
Bataille et immobiliser toutes ses troupes de choc
comme en 56-57.
(p.24)
En 1956-57, la bataille d’Alger engagée par les forces du FLN dans le but de faire connaître la lutte pour l’indépendance et de donner quelques spectaculaires coups durs affaiblit quelque peu les forces algériennes. La réaction de l’armée française fut très rapide, ce qui avait quelque peu désarçonné les combattants du FLN qui remportèrent, par contre, une indéniable victoire politique et diplomatique.
L’unité de temps marque le récit. L’histoire commence le
soir : « l’heure du couvre-feu.(…) Rachid rentre tous les soirs
tard » et se termine le jour. Cette unité temporelle va forcément
imposer une certaine unité au niveau spatial et concentrer les éléments du
récit dans un cercle précis, une sorte de structure contrainte. Anne Ubersfeld
explique ainsi le phénomène 1:
« L’unité du temps, c’est à dire cette
confrontation du temps réel et du
temps psychique, coupe aux deux bouts la
temporalité des rapports
humains, qu’il s’agisse de la durée socio-historique
ou de la durée
vécue. Individuelle, des rapports de l’homme et de
son passé, du
retour du passé comme refoulé. »
C’est dans l’extra-texte qu’on arrive à comprendre le rapport à l’Histoire d’ailleurs explicitement marqué dans le texte. Les événements historiques investissent l’histoire et l’installent dans un cercle investi par l’historicité des faits. Le discours est en quelque sorte contraint et obéit forcément aux contingences idéologiques de la période qui marque le récit et le parcours des personnages. Mais l’unité du temps n’exclut nullement la mise en branle de temps imaginaires et réels (passé ou futur essentiellement) qui travaillent le récit. Si les indications scéniques et l’installation des personnages dans des cercles temporels précis réduisent quelque peu la marge de manœuvre du récit condamné à emprunter une veine réaliste, elles ne peuvent neutraliser la dimension plurielle de personnages et de situations qui conservent une certaine complexité. Ainsi, le personnage, même s’il vit l’ici et le maintenant et est porteur de territoires historiques précis, est le lieu de cristallisation de plusieurs temps et de multiples fonctionnements convoquant les divers chaînes temporelles.
Les personnages (Rachid, Omar ou la mère) nous transportent parfois dans un temps ou dans un autre. Ils se réfèrent au passé dans le but d’appuyer une idée ou une action à entreprendre. Ils évoquent les temps futurs (« il craint les lendemains incertains que nous réserve la guerre »). Nous avons affaire à un temps qui inscrit le temps comme fatalité irréversible et empêche le lecteur-spectateur de reconstituer les rares « trous » temporelle de la pièce présentée comme un produit fini. Rien ne change. Il n’y a pas de coupure dans la chaîne temporelle. D’ailleurs, les couches didascaliques qui introduisent les trois scènes l’indiquent bien. Le texte, marqué historiquement, est avare en figures métaphoriques. Cette absence s’expliquerait tout simplement par le statut de ce théâtre qui s’inscrit dans le cadre du théâtre de combat. Ce qui importe le plus, c’est de dire la tragédie de l’Algérie. Le choix d’une langue simple et directe obéit au choix idéologique de l’auteur. Aucune image ne suggère le temps. Le discours est direct. C’est à travers les dires des personnages qu’on arrive à situer la durée des actions. Les couches didascaliques qui fournissent souvent dans le théâtre classique de nombreux indices de temporalité ne présentent aucun élément temporel.
Le récit se déroule après la bataille d’Alger à un moment où les résistants algériens rencontraient de grandes difficultés. En 1956-57, Alger fut le lieu de grandes opérations militaires et d’attentats multiples. L’armée française réussit à neutraliser le FLN à Alger et à rendre toute action extrêmement difficile. C’était une période sombre pour le Front de Libération Nationale. Alistair Horne écrit à ce propos 1:
« Pour le FLN, la conséquence immédiate des
événements fut de la
forcer à admettre une grave défaite et à réussir
complètement sa
stratégie. »
Les opérations à grande échelle dans la capitale furent abandonnées. Toute cette situation, expliquent certains historiens, provoqua de profonds désaccords internes. Cette situation se retrouve d’ailleurs prise en charge par le texte. Un personnage comme Omar accepte mal la non reprise des opérations à Alger et considère le calme que connaît cette ville comme insultant :
Omar : Je ne parle pas de la formation des
cellules politiques, mais de
l’action armée, ici, en ville. L’adversaire fait
croire partout que notre
ville est morte pour la révolution, que
l’organisation n’existe plus, que
tout est « pacifié ». Or, nous sommes en
mesure de lui infliger un
cinglant démenti. Nous pouvons, quand nous voudrons,
engager une
nouvelle bataille et immobiliser toutes ses troupes
de choc comme en
56-57. »
Rachid :
L’organisation ne doit certainement pas juger comme toi
puisqu’il n’est nullement question de rebomber la
ville, du moins pour
le moment. » (p. 25)
Les inquiétudes et les interrogations de Omar et de Rachid étaient celles des militants du FLN d’Alger de l’époque (la zone autonome d’Alger). Mohamed Boudia présente des faits ancrés dans un moment historique : l’après- bataille d’Alger.
Dans Naissances, une pièce en trois actes, l’intervalle temporel ne rompt pas la suite du récit, ni ne perturbe la durée, courte, des événements. Anne Ubersfeld le note justement 1:
« L’acte suppose l’unité, au moins relative de
lieu et de temps et surtout
le développement de données toutes présentes dès le
début : le
changement d’acte ne changera pas ces données
préalables ;
simplement d’acte en acte, elles se répartiront
autrement comme les
cartes dans les jeux successifs. »
Le passage d’un acte à un autre ne perturbe nullement la continuité syntagmatique. Le discours idéologique, unique et non contradictoire, traverse toutes les contrées de la pièce et donne à l’instance temporelle une sorte de statut de légitimation d’une entité et politique. Ainsi, le temps fonctionne comme lieu d’inscription de l’histoire (comme récit) dans l’Histoire.
Le projet de l’auteur est clair : dire l’Algérie. Le choix de la période traitée dans le texte obéit à une instance politique préexistante. Le préalable diégétique détermine forcément les instances temporelles et les inscrit dans un procès narratif précis. C’est le déjà là éternel et le « cela va de soi » transparent qui n’admet aucune perturbation temporelle. Omar et Rachid dessinent dans leurs discours, parfois stéréotypés, les limites temporelles et les circonscrivent dans une sorte de cercle peu productif. Tout doit suivre logiquement. Le syntagme diégétique et narratif n’est nullement rompu.
Le discours théâtral est essentiellement pris en charge par Rachid et Omar qui relancent et ralentissent parfois l’action. Ils fournissent le texte en informants temporels. Le théâtre-tract recourt souvent à la continuité de l’enchaînement syntagmatique : c’est l’émission d’une « vérité » qui préside à l’écoulement du temps.
-Les marques de
l’espace
Nous entreprendrons l’étude de l’espace à partir des données esquissées par Anne Ubersfeld dans son ouvrage, Lire le théâtre. Nous essaierons de découvrir à l’intérieur du texte les éléments spatialisés et/ou spatialisables qui permettent la mise en œuvre de la médiation texte-représentation. Ubersfeld écrit ceci à propos de l’instance spatiale 1:
« L’espace théâtral est l’icône d’une réalité
d’une représentation.
Il peut
avoir un rapport iconique a) avec l’univers historique dans
lequel il s’insère et dont il est la représentation
plus ou moins
médiatisée. B) avec les réalités psychiques :
en ce sens, l’espace
scénique peut représenter les différentes instances
du moi, c) avec le
texte littéraire. »
Tous les trois actes se passent dans une maison de la Casbah. Le quartier (La Casbah) est très chargé politiquement et historiquement. C’est dans ce lieu que se réfugiaient les militants du FLN. La première couche didascalique qui ouvre le texte indique le lieu avec précision :
« Un intérieur algérien. Côté jardin, un grand
lit arabe en fer forgé. Au
centre, un buffet sur lequel se trouve un plateau
de cuivre avec de
petites tasses. Côté cour, un canapé. Un peu avant,
une table basse,
« mida », et de petits bancs individuels.
Sur la table basse, un
quinquet.
Au lever de rideau, la mère fait reluire avec de la cendre
des objets de cuivre. Sur le canapé, Aïcha, sa
belle fille fait de la
couture. »
Nous sommes en présence d’un espace unique (la maison de la Casbah) représentant un groupe précis : les colonisés et un seul point de vue. Le regard porté sur les faits et les événements a comme unique point de départ cet espace occupé par la famille de Rachid. Le discours est donc forcément militant et anti-colonial. L’instance spatiale détermine naturellement les orientations discursives et resserrent sérieusement le mouvement narratif. Cette maison, lieu apparemment clos, reçoit les échos de l’extérieur et communique sans arrêt avec le dehors surtout investi par les forces coloniales. Le cercle n’est donc pas hermétiquement fermé, il est traversé par certaines ouvertures qui marquent et orientent le parcours narratif. Au théâtre, le clos n’est jamais définitivement clos, comme d’ailleurs toute ouverture se caractérise par une certaine clôture.
L’espace du colonisateur est suggéré, mais non figuré. Ce choix s’explique par le désir de l’auteur de faire connaître la vie des habitants de la Casbah à travers le microcosme d’une famille pleinement impliquée dans la guerre pour l’indépendance. Les soldats français incarnant le pouvoir colonial et la répression pénètrent dans un espace non A (non pouvoir), hostile, tandis que les habitants de la Casbah ne peuvent s’installer dans les lieux occupés par les français. La rue d’Isly (aujourd’hui, baptisé du nom du martyr, Larbi Ben M’hidi, arrêté et tué par les forces du sinistre Bigeard) et la rue Michelet (actuellement Didouche Mourad), investies par les colonisateurs, sont boudées par les colonisés.
« Rachid : Mère qui ne connaissait de la
rue que le chemin qui la mène
tous les vendredis au cimetière, était prête à
affronter la rue d’Isly et
la Rue Michelet pour que je devienne quelqu’un d’instruit. » (p.22)
Deux espaces, diamétralement opposés et antagoniques, investissent l’univers du réel. La parole de l’un exclut la parole de l’autre et se drape d’une certaine légitimité. Ici, dans ce texte, Le colonisé est le sujet de l’énonciation. Ainsi, c’est lui qui parle et qui donne à voir l’espace et explique les données du combat. Le dialogue entre René et la mère indique bien cette inéluctable séparation de l’espace en deux mondes et en deux réalités : le pouvoir et le non pouvoir. Rachid, Omar, la mère, Aicha et Malika sont très hostiles aux colonisateurs. Ils refusent de les reconnaître. A travers leurs discours, se met en forme cette dualité spatiale.
Rachid : « …pendant la grande guerre,
lorsque les avions allemands ou
italiens survolaient la ville, elle se mettait dans
un coin et marmonnait
des prières ponctuées de : « sur la
rue d’Isly ! sur la rue Michelet !
laissez notre Casbah tranquille ! jetez vos
bombes plus bas ! »
René : Et que dit-elle pour cette
guerre ?
Rachid :
Comme c’est la sienne, elle ne parle plus des quartiers
Européens.
René : Et toi, que dis-tu des quartiers
européens ?
Rachid : Des quartiers ou de leurs
habitants ? Remarque que c’est
pareil.
L’européen s’est fait sa petite Casbah confortable et bourgeoise.
Il se sent à l’aise, protégé par sa maison à
plusieurs étages, ayant
ascenseur, gaz, électricité et tout le modernisme
dont ils ne peuvent
plus se
passer. Comment ne pas lui reprocher son installation
provocante par rapport au bidonville du
Clos-Salembier, par
exemple. » (p.49)
Il y a d’un côté un espace peuplé par les musulmans (La Casbah ou Clos Salembier), pauvre, « traditionnel » et de l’autre, un univers européen « moderne » équipé d’installations nouvelles et occupé par les riches et les bourgeois. Cette opposition se manifeste au niveau discursif. Nous avons ainsi affaire à deux formations discursives opposées, antithétiques. Chaque espace produit son propre discours et met en branle les signes de son fonctionnement et de l’occupation de l’univers diégétique et narratif. La maison, comme lieu clos, est le lieu de constellation de discours antagoniques et l’élément-clé u récit dans la mesure où elle est le centre du mouvement narratif et la source physique des faits et ds événements essentiels. Cet espace clos-ouvert détermine le fonctionnement du texte et marque fortement les lieux de la parole et du couple pouvoir/non pouvoir.
La plupart du temps, les personnages emploient le pronom personnel « ils » quand ils parlent des européens. Ceux-ci ne sont souvent pas nommés. Donner un nom à son ennemi, c’est en quelque sorte lui reconnaître une certaine légitimité. Cet effacement de l’identité de l’Autre est l’expression du refus de tout ce qu’il charrie comme culture et comme comportements et attitudes. C’est le cantonner dans un statut d’ « étranger ». Ainsi, ce n’est pas seulement l’Arabe qui n’est pas nommé comme c’est le cas dans L’Etranger d’Albert Camus, mais également l’européen qui perd ainsi son identité dans le texte d’un écrivain algérien, Mohamed Boudia. Cette manifestation parodique est extrêmement pertinente d’autant plus qu’elle reflète un état de fait précis. Un seul européen, René, enseignant, est admis dans leur cercle. Ce qui atténue le regard manichéen de l’auteur. Certes, René ne rompt pas avec le discours humaniste d’une certaine culture française.
Les soldats pénètrent de force dans la maison et ressortent non sans avoir agressé les personnages musulmans et arrêté Rachid. René appartenant à l’espace A arrive à être accepté par les membres de l’espace non A, parce qu’il sympathise avec Rachid, partage avec lui certaines idées (on ne peut oublier le travail de l’école et la présence d’une culture commune acquise grâce au contact avec l’Europe) et reconnaît avec hésitation la justesse du combat de son ami. La mère s’adresse ainsi à René :
La mère : Tu es chez nous. Donc tu n’es pas un
ennemi. Tu partages le
café de maintenant et tu partageras le pain que nous
avons quand tu
voudras. » (p.51)
« Partager le pain », signifie dans les sociétés maghrébine une manière d’inclure la personne dans le cercle familial et le reconnaître comme faisant partie du groupe. Ainsi, René, même s’il est européen, va fonctionner comme espace médian.
La structure de la pièce est déterminée par la présence de deux univers contradictoires, l’un est figuré, l’autre est absent mais implicite.
-L’action des personnages
Dans Naissances, les personnages disent souvent le même discours et parlent d’une seule voix. Nous sommes en présence d’une structure monologique et de personnages débitant des propos où clichés et stéréotypes ne sont pas absents 1:
« Mais pour convaincre et éduquer les
spectateurs, Mohamed Boudia
leur assène un discours extrêmement
dogmatique ; ainsi, la discussion
entre Rachid et Omar (p. 21 à 26) sur les vertus de
l’organisation et
sur la nécessaire primauté du politique sur le
militaire semble tout
droit sortie d’un document interne du FLN. C’est
d’ailleurs, Rachid,
le plus militant de tous les personnages qui tient
les discours les plus
caricaturaux et les plus grandiloquents. »
Nous avons, certes, l’impression d’avoir exclusivement à une simple rencontre familiale, mais cet espace porte et produit le mouvement narratif et discursif. Les personnages sont souvent ancrés dans l’Histoire et reprennent parfois des éléments tirés essentiellement d’événements politiques comme ce débat houleux entre les responsables du FLN à propos de la primauté de l’appareil militaire ou politique dans l’organisation de la lutte de libération. Le champ lexical de la politique parcourt toute la pièce. Le langage stéréotypique est employé par tous les personnages masculins et féminins. Rachid, la mère, Aïcha, Omar, sa mère et Malika fonctionnent comme des mécaniques et obéissent à des préalables idéologiques précis. Ils ne sont doté d’aucune profondeur ou caractéristique psychologique forte. Ce sont uniquement des fonctions. L’inscription de l’auteur est évidente et envahissante. Mohamed Boudia ne se soucie pas du tout des facteurs psychologiques. Ce qui importe pour lui, c’est l’explication et la propagation de ses idées politiques. Schématiques, souvent sans vie, les personnages correspondent à la structure spatiale de la représentation. Seule, peut-être, la mère arrive à rompre, par moments, avec le réalisme « mécaniste » des autres personnages. Elle a peur pour son fils. Elle revendique le droit d’aimer Rachid, mais en présence de René, elle porte des « oripeaux » révolutionnaires.
Tout discours contradictoire est évacué. Les personnages sont positivement marqués, à l’exception des soldats français dont l’apparition est furtive. Boudia recourt souvent à la technique du monologue. On se justifie. On s’explique. La dimension didactique est un des éléments essentiels de ce théâtre. Rachid, le personnage central, comme d’ailleurs la mère, usent de longues tirades à plusieurs reprises.
Nous connaissons trop peu de choses du passé personnel des personnages, leurs frustrations et leurs amours. Ils sont parfois assimilés à des machines qui débitent des programmes politiques. Cette tirade de Omar est significative de cette réalité :
« Je ne parle pas de la formation des cellules
politiques, ais de l’action
armée, ici,
en ville. L’adversaire fait croire partout que notre ville est
morte pour la révolution, que l’organisation
n’existe plus, que tout est
« pacifié ». Or, nous sommes en mesure e
lui infliger un cinglant
démenti. Nous pouvons quand nous voudrons engager
une nouvelle
bataille et immobiliser toutes ses troupes de choc
comme en 56-57. »
(p.25)
Le lexique employé est donc emprunté au champ politique. Des mots comme cellules, révolution, guerre, drapeau et responsable par exemple reviennent comme des leitmotive. La structure stéréotypique du discours univoque des personnages correspond à la conception manichéenne du monde dictée d’ailleurs par les nécessités et les contingences du contexte politique de l’époque (combat anti-colonial) et le souci didactique de l’auteur qui vise à expliquer un programme politique.
Les personnages féminins (Aïcha, Malika, les mères de Rachid et de Omar) emploient également, dans de nombreux endroits, un langage stéréotypé à vocation politique. Aïcha, par exemple, s’exprime ainsi à la page18 :
« Mère, mère unique et
exceptionnelle !Notre périmètre de vie comme tu
a explosé en autant de chemins inconnus. Ecoute ce
que dit ce papier
(elle sort un tract). La femme est un moteur
nouveau, un rouage de
plus dans la marche de la révolution. Ouvrons,
ouvrons les portes et
nous verrons toutes les filles, toutes les femmes,
nos mères, nos sœurs
faire de leur voile un suaire pour l’ennemi,
marcher au fond des
vallées et grimper dans les montagnes, ceinturées
d’armes, porter au
creux de leurs bras mille remèdes à mille
souffrances, pétrir de leurs
mains le pain que mordra le combattant, signifier
par leur présence
aux portes des prisons et des camps, leur volonté
de lutter pour
l’indépendance de leur pays et le bonheur de leurs
enfants. Voilà la
femme algérienne aujourd’hui. »
Aïcha, Malika et les deux mères, hyper-conscientes, militantes convaincues, parlent comme on lit un tract. Elles développent, par endroits, un discours caricatural et schématique. On ne connaît absolument rien de leur passé. Le seul trait « humain » qu’on décèle chez Aïcha et Malika, c’est leur rapport amoureux, une relation différée, clandestine et ambiguë avec les deux personnages masculins. Pour elle, l’amour ne peut se réaliser qu’après le triomphe de la révolution.
Le personnage de René, le seul français admis dans l’espace familial, représente le courant anti-colonialiste européen. Instituteur sympathique, proche de Rachid, il réussit à briser le manichéisme de la pièce et servir en quelque sorte d’espace-tampon entre les deux formations discursives. Ses apparitions sont peu fréquentes. Il est là pour venir en aide à la famille de Rachid. Il partage certaines idées avec Rachid. Il n’est pas entièrement séduit par les méthodes violente de l’action armée. Il lit Gorki. Rachid, son ami, le présente ainsi :
« René m’aidera. C’est un brave type. Il
appartient à cette catégorie d’
hommes qui prennent n’importe quel risque pour
soulager une
et qui se défendent toujours de prendre une option
révolutionaire.(…)
Il me prêtait ses livres et je me rappelle très
bien du premier : « Ma
Vie d’enfant » de Gorki. Il me récitait
souvent à moi tout seul de longs
Poèmes de son pays. Il me parlait aussi de la
misère du mieux qu’il
Connaissait, je l’avoue, mieux que certains des nôtres. » (p.37)
Mohamed Boudia met en situation des personnages dont l’unique fonction semble d’expliquer le discours politique du FLN. Rachid et Omar posent des problèmes qui taraudaient l’esprit des combattants de l’époque : rapports du politique et du militaire, nécessité de la lutte armée. C’est un théâtre-tract, proche de l’agit-prop (agitation et propagande).
Le dialogue est souvent truffé de clichés et de stéréotypes, presque dépourvu d’images métaphoriques. Les seules métaphores existant dans ce texte se trouvent dans la lettre adressée par Tahar à Omar :
« De
vieilles images traversent mon cerveau ivre de retour. Et dans
l’éblouissement du renouvellement, l’amitié se pare
de costumes de
aux couleurs des cieux. Hors de ma vue transformée,
s ‘éloignent les
souvenirs de
fraternelles assemblées où planaient, maintenant, j ‘en
suis sûr, le sourire de Dieu. Sous l’écrasement
d’inutiles années à
venir, l’âme nostalgique tend à rechercher sur le
mur soudain lisse de
mon cœur les
douces aspérités propres à accrocher la foi. (…)Passé
plein de lumière, que ne puisses-tu prêter de la
clarté à ce présent
indigne et l’avenir presque assassiné. » (p.24)
Tahar, soupçonné de trahison par ses compagnons, est au bord du désespoir. Ce personnage de Tahar ressemble quelque peu à Bénerdji de Nazim Hikmet dans son roman inachevé : Pourquoi Bénerdji s’est suicidé ? qui raconte l’histoire d’un personnage que tout le monde prenait pour un traître. Les figures poétiques utilisées suggèrent la désillusion, le désenchantement et la déception. Le personnage de Tahar transporte encore une fois le lecteur dans l’Histoire événementielle : « la bleuite » qui est une opération montée de toutes pièces par les services psychologiques de l’armée française pour provoquer une certaine suspicion dans les rangs du FLN. Des milliers de cadres furent ainsi liquidés. Pour Tahar, le passé était lumineux mais le présent est le lieu de la mort et de la déchéance. Nostalgie, passé, vieilles images s’opposent à d’ « inutiles années à venir », à « présent indigne » et à « avenir presque assassiné ». Cette opposition au niveau lexical correspond à un niveau élevé de découragement. Plusieurs militants du FLN, injustement calomniés, furent assassinés après avoir été la cible de graves accusations, sans fondement.
Modèle actantiel : Nous essaierons d’adopter les propositions de Greimas relatives au modèle actantiel. Nous prendrons comme base d’application le personnage de Rachid. Cela va nous permettre de voir comment l’histoire s’investit dans nos textes.
Rachid est le personnage central de Naissances. Il fait fonctionner le récit et constitue le lieu d’articulation des séquences narratives et des instances discursives. C’est autour de lui que s’affirme le mouvement narratif et s’exprime l’énonciation. La parole tourne autour de ses performances, de ses prestations et de sa position dans le texte. C’est autour de lui que s’articulent les discours des autres personnages. Il apparaît fréquemment dans le récit. Il partage la double fonction de chef de famille et de responsable politique respecté, ce qui ouvre toutes les possibilités de manœuvre et d’interventions à différents moments de l’histoire. Il est également un personnage-modèle. Les autres n’existent qu’en fonction de son parcours et de ses idées.
Destinateur Sujet Destinataire
L’Algérie Rachid L’indépendance
Adjuvants Objet Opposants
Les
autres personnages
Indépendance
L’armée française
musulmans,
Omar (la colonisation)
La quête de Rachid est politique. Il veut libérer l’Algérie. Son vouloir se manifeste dans le dialogue. Rachid représente un collectif (le FLN, le peuple). Il ne trouve aucune opposition parmi ses compatriotes, son peuple. Seule l’armée coloniale l’empêche d’atteindre son objectif et de réaliser sa quête. Rachid arrêté, d’autres compagnons poursuivent le combat. Objet et destinataire se confondent. Ainsi, Rachid n’a pas de désir personnel. Il agit dans une perspective collective, celle de l’indépendance. Mais à l’intérieur de ce modèle manquent des personnages médians qui sont importants dans la représentation dramatique. Ainsi, René occupe cette fonction. Ce septième élément pourrait peut-être compléter le schéma de Greimas qui nous semble, dans sa version originelle, ne peut pas embrasser toute la structure syntaxique du texte.
Naissances, parfois manquant de force sur le plan dramaturgique, n’aporte pas beaucoup de choses à la représentation théâtrale. Nous avons choisi d’analyser ce texte essentiellement pour donner un aperçu d’un certain théâtre de combat. Boudia pose ici la problématique sartrienne de l’engagement et du rapport de l’être et de la collectivité. D’ailleurs, nous décelons dans ce texte la présence de traces qui nous rappellent la pièce de Jean Paul Sartre : Le diable et le bon Dieu. Cette réplique de Aicha s’inscrit fortement dans le registre sartrien :
« Les larmes pour Rabah, que Dieu ait son âme,
ne sont plus de notre
domaine exclusif. Rabah, comme tous les hommes qu’a
broyés
physiquement cette guerre, entre dans le malheur
collectif du pays.
(…)Pourquoi n’aurions nous pas mal pour remettre au
monde notre
liberté. »
Le point de vue sartrien parcourt tout le texte de Mohamed Boudia qui insiste sur la notion de responsabilité collective, cher à l’auteur de La Nausée.
3-Examen de l’Olivier
L’Olivier qui aborde également le thème de la lutte armée est à notre avis mieux construite que Naissances. Les personnages-ils sont quatre- fonctionnent comme des unités autonomes. Ce qui n’était pas le cas de Naissances qui recourait à un mode d’agencement « classique ». La fable est simple. Quatre personnages (Aissa, Si Kaddour, Zineb et le combattant) se retrouvent seuls dans un village complètement détruit par l’armée coloniale. Il ne reste plus qu’un olivier que refuse de quitter le vieux Si Kaddour qui ne peut se détacher de cet arbre nourricier et mythique. Ainsi, Kaddour représente une sorte de sécularité marquée par une continuité historique. Au moment de partir, il préfère rester auprès de son olivier au risque de connaître la mort. Seuls Aissa (16 ans) et Zineb (13ans) presque le chemin d’un autre lieu beaucoup plus sécurisant.
L’Olivier est la description vivante des atrocités de la guerre et de ses incidences sur la vie humaine. Zineb est folle. Le village est détruit. C’est aussi, l’histoire d’une prise de conscience.
a-Présentation dramaturgique
Le titre de la pièce L’Olivier propose déjà un protocole de lecture précis. C’est le symbole de la nation, de la vie et de la continuité historique. C’est également un espace de liberté et de paix. L’olivier signifie dans la tradition populaire un espace protecteur et une ouverture à la vie. C’est l’affirmation de l’identité et du moi profond. Le vieux Si Kaddour, porteur en quelque sorte de la mémoire séculaire, ne peut pas abandonner son arbre. Dans le village détruit, ne reste debout que l’arbre, synonyme de paix et mythe fondateur de la nation et espace privilégié de la conservation de la mémoire. D’ailleurs, Si Kaddour n’exprime t-il pas la profondeur symbolique de l’olivier dans ces deux phrases :
« Je ne suis pour personne, contre personne.
Ma maison et mon arbre,
je suis pour eux. Je reste pour les remercier des joies anciennes. »
(p.94)
L’olivier fonctionne ici comme élément rhétorique. C’est l’espace d’une double figure, métonymique et métaphorique. C’est la métonymie de la nation. Si Kaddour n’arrive pas à abandonner son olivier, sa patrie, c’est à dire sa raison de vivre. Il revient après qu’il eut tenté de quitté le village :
« Tu sais pourquoi je suis revenu ? A
cause de mon olivier. Je l’ai
beaucoup aimé quand il était tendre et vert, plein
de fruits et d’ombre.
Et maintenant qu’il est touché à mort, je le
fuirais ? Non !je me suis
Je me suis dit, si je le trahis, mon sang se
transformerait en lait
caillé. » (p.107)
L’arbre se retrouve dans un grand nombre de pièces. Chez Samuel Beckett, son texte, En attendant Godot, commence par cette courte didascalie : « Route à la campagne, avec arbres », l’arbre marque « un léger déroulement de temps, un espoir de croissance de vie (d’un acte à l’autre, des feuilles y poussent), un repère géographique et une pierre, signe de stabilité, de stérilité sur la terre nue »1.
Dans les deux textes, un arbre constitue l’unique objet sur scène. Du début à la fin, l’olivier dans la pièce de Boudia peuple l’univers mental de Si Kaddour. Comme dans En Attendant Godot, le vieux revient au même endroit comme s’il lui était impossible de marcher, de bouger. C’est une situation absurde. Là où il peut partir, il lui semble que les choses ne changent pas pour autant. Il reste autour de l’arbre qui marque la fixité et la stabilité d’un territoire, d’un chez soi, même s’il n’ y a pas trace de constructions. L’arbre est témoin et acteur en même temps. Si Kaddour est perdu dans cet univers injuste, un espace ouvert, mais paradoxalement presque sans issue. Il ne peut en sortir. Il est condamné à attendre.
L’olivier est un lieu qui met en situation les instances spatio-temporelles. Ainsi, si Naissances, est très marqué sur le plan de l’Histoire, L’Olivier constitue le repère temporel d’une mémoire nourricière, lieu de liaison entre le passé , le présent et le futur virtuel. Cet arbre est en quelque sorte l’univers fondateur de la nation et un repère spatial fondamental qui met en relief une relation ombilicale entre Kaddour et cet olivier. Le fonctionnement métonymique apporte une dimension fondamentale à cet arbre qui détermine le parcours temporel et l’inscrit dans une détermination spatiale précise. L’espace et le temps imaginaires marquent le récit. Ainsi , le titre précise déjà au départ les contours d’une lecture particulière.
b-Analyse de la situation
initiale
Une longue didascalie et un monologue de Aissa, un garçon de seize ans, ouvrent le texte. Les faits sont exposés. Dès la première phrase, le lecteur est au courant de l’univers dramatique :
« Avant le lever du rideau, on entend des
bruits de bombes, de
mitrailleuses, de maisons qui s’écroulent en tout
ce qui rappelle un
bombardement. » (p.89)
Déjà, on sait que nous sommes en temps de guerre. Les bombardements, les bombes et les mitrailleuses appartiennent évidemment au champ lexical de la guerre, de la destruction et de la mort. C’est dans ce décor lugubre que va se dérouler le récit. Du village, il ne reste plus que des pierres et un olivier. La deuxième partie de la première didascalie décrit l’horrible situation :
« Aissa, un garçon de seize ans, fort habillé
d’une vieille gandorrah et
d’un sérouel déchiré, quitte la cabane où il
s’était caché. Il est couvert
de sang et des croûtes sèchent sur son
visage . Il scrute peureusement
le ciel et fouille du regard tout autour de lui. » (p.89)
Cette longue didascalie ouvre le ton et oriente en quelque sorte la lecture. La violence y est déjà inscrite dès le début. La violence, la peur et la mort peuplent l’espace scénique. Des mots comme cauchemars, s’écroulent, mourant, calciné, sang, peureusement appartenant au champ lexico-sémantique de la guerre, donne un ton précis au récit. La première intervention d’un personnage dans le texte annonce la couleur ;
Aïssa : Ils sont tous morts. (p.89)
Il décrit son village, avec force détails, avant les bombardements de l’ennemis qui vont finir par le détruire. La parole devient une sorte d’ersatz de la mémoire et un espace de construction de l’imaginaire collectif. Une opposition lumière-obscurité caractérise le discours de ce personnage qui renforce par ses propos le contenu fort violent de la première couche didascalique. L’oxymore vie-mort articule le mouvement narratif et les formations discursives. Nous pouvons figurer dans ce tableau l’opposition lexicale vie-mort, obscurité-lumière :
Mort Vie
-Ils sont tous morts -Ceux du maquis…apportant avec
-Toutes les maisons…sont eux la vie.
Devenues des tombes. - Espoir
-Cadavres sanglants -Le bonheur futur
-Décapitant des enfants -Sourires chargés de couleurs
-Rythme lugubre des balles -Tu ne m’as pas tué
-Fauchaient les fuyards -Je ne suis pas mort
-Mort violente -Tu es vivante
-Il ne lâche pas la mort -Quand les femmes mettent au lit
les tout petits
-Comment naissait la lumière.
Les couches didascaliques sont fréquentes. Elles fournissent de très nombreuses indications sur les personnages et l’espace. Elles répètent parfois le discours des personnages. Cette redondance gène, par endroits, le déroulement de la lecture. Chaque fois qu’intervient un nouveau pesonnage, l’auteur indique ses traits caractéristiques. Zineb est ainsi présentée :
« Un long cri, moitié humain, moitié bête, vient
des coulisses. Aïssa fixe
l’endroit d’où il provient. Zineb, treize ans,
entre, hagarde, les yeux
fous de terreur. Sa robe de cotonnade imprimée est
sale et déchirée.
Ses cheveux sont épars, mal retenus par un morceau
de chiffon qui fut
Un foulard. Ses coudes, ses genoux, ses pieds saignent. » (p.90)
L’espace est occupé par un arbre, des blocs et des morceaux de terre. Le récit se passe pendant la guerre d’Algérie. Ici, le temps semble être une tentative de reproduction mimétique du temps réel. Rien ne vient perturber le déroulement de l’enchaînement temporel. Les personnages n’arrêtent pas de reprendre en décrivant leur village des « boucles » temporelles et de reproduire comme dans une sorte de puzzle ses éléments constitutifs. Ainsi, le temps imaginaire se substitue au temps réel et crée une sorte de fusion entre les instances temporelles engendrant une reconstruction imaginaire de l’espace perdu, mais paradoxalement retrouvable. Aïssa et Si Kaddour tiennent à remémorer les temps lumineux précédant la catastrophe, la destruction de leur village. L’olivier est le lieu de la « fixité » , synonyme d’un temps mythique et continu et espace d’articulation d’une Histoire séculaire. Le temps semble en quelque sorte réfractaire à toute tentative de récupération. Le combattant explique ainsi les choses :
« Pensez que je réglais le temps dans de
petites boites d’une mécanique
très précise. C’est pour cela que je me rendais
compte que le temps ne
nous appartenait pas, qu’il nous fuyait, que nous
ignorions sa vérité. »
(p.97)
Dans cet espace apparemment ouvert mais plutôt mi-clos, le village, rien ne se transforme. Le temps est prisonnier de l’espace, il reste piégé par ses propres limites. Même le départ ne constitue nullement un assouplissement ou un éclatement temporel. D’ailleurs, le vieux est en quelque sorte le gardien du temple du Temps. Il est là pour tenter d’arrêter la dynamique temporelle représentée par le mouvement et la jeunesse de Aïssa et de Zineb qui ont la possibilité d’aller en avant et de provoquer une nouvelle dynamique. Seuls Aïssa et Zineb réussissent à partir. Ils portent en eux l’espoir d’un changement, la virtualité d’une libération :
Aïssa : Comme nous allons marcher beaucoup, tu
auras moins mal.
Marchons. » (p.105)
La marche correspond à la découverte d’autres territoires et à la mise en branle d’un nouvel équilibre spatio-temporel. Si le temps semble s’arrêter pour le combattant rongé par la gangrène et Si Kaddour, un vieil homme, il en est autrement pour Aïssa(seize ans) et Zineb (treize ans) qui poursuivent la marche. La mort engendre la vie. On a affaire à une sorte de relais temporels et d’espaces virtuels à atteindre. C’est au moment où le combattant charge Aïssa d’une responsabilité (remettre un message à un moudjahid) que l’enfant naît réellement. Cette nouvelle naissance « convoque » le futur éventuel. Ainsi, l’enfant est en quelque sorte porteur d’un projet ouvert sur l’avenir. Le présent fonctionne comme une sorte d’appel métaphorique vers des temps à venir. Le temps met en branle un processus de métaphorisation de l’ensemble textuel et ouvre le récit à d’autres paramètres spatiaux.
c-Analyse des personnages
Les personnages de l’Olivier, peu nombreux, marqués par la guerre, ne détiennent pas la vérité. Ils sont humains. Ils ont peur. Ils sont décrits physiquement. Le lecteur est informé sur leur âge. Ils sont tout à fait différents des personnages stéréotypés de Naissances. Aïssa, Zineb, le combattant et Si Kaddour fonctionnent comme des unités autonomes. Si Kaddour ne semble pas du tout concerné par la guerre. C’est vrai qu’il évolue et qu ‘il se transforme graduellement, mais il ne deviendra jamais un combattant. Il tourne en rond. Il se garde d’abandonner son olivier, sa seule raison de vivre.Aïssa, 16 ans, est le dépositaire du discours du combattant. D’ailleurs, il est chargé de remettre une lettre secrète à un responsable du FLN. Il reprend ainsi le combat. Il rompt avec la tradition incarnée par Si Kaddour qui représente en quelque sorte la mémoire, une mémoire statique. Son comportement avec le vieux procède d’une attitude de rejet d’une certaine culture traditionnelle. Zineb, treize ans, est folle. Le combattant est peut-être l’unique personnage qui emploie, par endroits, un langage stéréotypé. Les autres utilisent un parler simple, parfois imagé. Cette rupture avec le discours stéréotypique de Naissances donne à la pièce une force et une vérité extraordinaires.
Le combattant : Tu es poète, mon frère.
Si Kaddour :
Comme tout fellah, la terre nous a imprégné. Elle nous
habite beaucoup plus que nous l’habitons. » (p.107)
L’Olivier est une fable simple. Sa langue est dépouillée. Les emprunts à la tradition orale et poétique sont fréquents.
Mohamed Boudia tente dans ces deux pièces (Naissances et L’Olivier) de mettre en scène la lutte anti-coloniale. Il expose son point de vue et fait acte d’engagement au sens sartrien du terme. C’est un théâtre qui prend parti et qui ne craint pas d’annoncer la couleur dès le début. Mais il ne rompt nullement avec la structure « classique » de l’écriture dramatique : respect de la règle des trois unités, monologues… L’influence de Camus, de Sartre et de Beckett est Remarquable. Il est étonnant de constater la présence de traces de l’œuvre de Samuel Beckett dans les pièces d’un auteur engagé directement dans le combat politique. Ce paradoxe s’expliquerait par l’humanisme de l’auteur condamné à prendre position contre une réalité précise : la colonisation. Si Kaddour dans L’Olivier vit dans un monde absurde, injuste. Il « subit », il ne peut rien changer à sa condition.
Les traces de Sartre sont évidentes dans les deux textes. Tous les personnages sont concernés par le destin du monde. Aïcha et Rachid ne cessent de le répéter dans la pièce, Naissances. Le combattant se sacrifie pour les autres. « Il est responsable de sa mort », pour reprendre Hugo dans Les Mains sales. Il nous rappelle également Le Diable et le bon Dieu 1:
Norsty : Tu en sacrifieras vingt mille hommes
pour en sauver cent mille.
Goetz :
Si seulement j’en étais sûr ! Norsty, tu peux me croire, je sais
ce
que c’est qu’une bataille : si nous engageons
celle-ci, nous aurons
cent chances contre une de la perdre.
Norsty : Je prendrai donc cette chance
unique.
La responsabilité est donc collective. Dans Naissances, Aïcha appuie cette idée et veut convaincre sa mère de la nécessité de soutenir le combat de son fils. Tout ce qui peut arriver dans un quelconque lieu concerne et touche toute la communauté. D’où l’obligation de s’engager pour changer les choses :
Aïcha : Tu as enfanté dans la souffrance, ce
qui allait devenir ta vie,
pourquoi n’aurions-nous pas mal pour remettre au
monde notre
liberté. (p.15)
Le combattant, Rachid, Omar…se donnent totalement à leur cause comme les personnages de Sartre dans Les Mains sales. Rien ne les arrête. L’essentiel, c’est d’atteindre l’objectif visé. Hugo comme le combattant ou Rachid appartiennent au parti, exécutent les ordres de leur organisation. Hoederer dans Les Mains sales exprime bien cette soumission au parti 1:
« Je me fous des morts. Ils sont morts pour le
Parti et le Parti peut
décider ce qu’il veut. Je fais une politique de
vivant pour les vivants. »
Mohamed Boudia adopte la problématique philosophique de Sartre. Nous décelons les traces de deux œuvres (Les Mains sales et Le Diable et le bon Dieu) dans les deux pièces étudiées. La présence de Beckett et de Camus, moins évidente, donne aux textes une dimension humaniste.
CHAPITRE 5
Réalités du théâtre après
l’indépendance
C’est un pays en pleine effervescence politique, meurtri par une effroyable guerre, attristé par les multiples batailles de clans au sein du pouvoir mais qui, porté par un extraordinaire enthousiasme, voulait changer les choses, transformer la réalité, c’est à dire se prendre pleinement en charge. Intentions, certes, généreuses, piégées par les calculs mesquins et l’irrémédiable soif du pouvoir d’hommes venus tout droit, après avoir séduit et fasciné le monde, s’emparer des cimes d’une direction trop sollicitées. Des couteaux s’aiguisaient un peu partout. Les blessures n’étaient pas encore sèches. On se mettait à comploter et à ériger la magouille en règle. L’atmosphère de l’époque était marquée par de multiples paradoxes. L’espoir était présent malgré cette délicate situation qui caractérisait l’Algérie pouvant balancer dans l’inconnu et l’imprévu. Le destin du pays se jouait entre lame et lamelle. Des catastrophes furent évitées de justesse. Mais il y eut des morts, des morts qui allaient laisser béantes des blessures marquées du sceau du fratricide. On sortait triomphants pour sombrer dans les mesquineries et les petitesses que la révolution n’avait pas prévues.
Au même moment, les nouveaux dirigeants commençaient à construire et à mettre en place les premiers édifices culturels. Ou plutôt, dans cette Algérie ambiguë, tout le monde était à la quête de la direction à emprunter. D’ailleurs, de grandes luttes et de grands débats caractérisèrent le monde culturel anémié par plus de cent trente deux années de colonisation et de tentatives d’effacement du substrat culturel national. Les algériens pensaient que c’était l’embellie et que les premières fractures, certes désastreuses, allaient définitivement se fermer.
1-Parcours historiques
C’est dans ce contexte confus illustré par un énorme élan d’enthousiasme et de profondes ambiguïtés politiques et idéologiques que furent prises les premières décisions relatives à l’art dramatique. Les choses devaient se stabiliser en 1963 où il était permis de mettre en chantier de grandes idées, trop généreuses, sur la mise en œuvre d’un espace culturel national. Déjà, le programme de Tripoli (juin 1962) avait théoriquement défini les contours de l’action culturelle, mais qui se souciait, dans un pays trop traversé par la ruralité, des traces écrites ? Des textes, certes, furent rédigés, mais ne purent jamais atteindre le stade de la réalisation.
Le théâtre eut l’incroyable chance d’être pris en mains par deux véritables hommes de culture, Mohamed Boudia et Mustapha Kateb, qui permirent la mise en place et la définition des fonctions et des objectifs des structures théâtrales. Durant les premières années de l’indépendance, la grande question alimentant tous les débats s’articulait autour de la fonction du théâtre dans une société ankylosée, exsangue, qui cherchait à récupérer son propre substrat culturel tout en restant ouverte aux changements. Quel théâtre faire ? telle est la lancinante interrogation qui parcourait les discours sur l’art scénique enfin pourvu de ses propres structures. Mohamed Boudia lançait l’idée du « théâtre populaire », syntagme non défini et très ambigu. Un théâtre « populaire » est-il réellement et forcément « révolutionnaire » ? A cette délicate interrogation, on s’abstint de répondre. Le silence était préférable. Les slogans et les discours démagogiques parcouraient le territoire culturel et politique. Les hommes de théâtre réclamaient avec sincérité l’établissement d’un « nouveau théâtre ouvert aux préoccupations du peuple ». Ce discours abstrait et peu pragmatique reflétait la mentalité d’une partie de l’élite intellectuelle obnubilée par l’emploi d’un langage « révolutionnaire » et encore trop peu à l’écoute des pulsations d’une société à la recherche d’elle-même, de ses propres repères. Le « peuple » était présent dans toutes les déclarations, mais dans les faits, il n’était même pas convié aux strapontins des salles de spectacles encore en porte- à faux avec la réalité de la majorité des algériens, trop longtemps marginalisés et dont l’écrasante majorité était analphabète. Le romantisme caractérisait le discours développé par certaines franges de l’élite intellectuelle s’érigeant à la fois en « peuple » et en éveilleur de consciences. Tout se jouait à huis-clos. Ces discours tenus sur la pratique théâtrale avaient-ils quelque incidence sur le fonctionnement et l’organisation de l’activité théâtrale en Algérie ? Certes, non, dans la mesure où dans l’immédiat d’après l’indépendance, l’essentiel était tout simplement de monter des spectacles.
Le 6 janvier 1963, l’Etat prit la décision de récupérer l’Opéra d’Alger (800 places) et les autres théâtres situés dans les grandes villes (Constantine, Oran, Annaba et Sidi Bel Abbès). D’autres structures théâtrales furent prises en charge par l’Etat mais souvent détournées de leur vocation initiale. Ce décret se présente ainsi 1:
« Titre I : Dispositions de caractère général
Article 1er : Le théâtre algérien est un service public
national
Titre
II :Du théâtre national algérien
Article 3 : Il est créé une
troupe de théâtre dénommée Théâtre
National Algérien, T.N.A, troupe dépendant de la direction des
affaires culturelles, du Ministère de l’Education Nationale. Cette
troupe est dirigée –pour une durée de
trois ans- et administrée
pour la même période par un directeur, un administrateur général,
tous trois nommés par arrêté de M. le Ministre de l’Education
Nationale, sur proposition de M. le
directeur des affaires
culturelles.
Titre
III : Du centre national du Théâtre Algérien
Article 4 : Il est créé un centre national du théâtre algérien,
dépendant de la direction des
affaires culturelles du Ministère de
l’Education Nationale.
Article 5 : Ce centre a pour objet de définir l’orientation du
théâtre,
sa propagation au sein des masses et en particulier, il a pour
mission de favoriser son développement par un travail de
prospection, d’études et de sélection des œuvres théâtrales. »
Le
volontarisme de Mohamed Boudia et de Mustapha Kateb ne résista pas au
désintérêt qu’affichait le pouvoir en place pour la question culturelle. C’est
grâce à l’enthousiasme et au dynamisme de ces deux hommes que le décret de 1963
fut adopté. Déjà, en 1962, ils rédigèrent un document réclamant la nationalisation
des théâtres : De l’Orientation. Cet article fut à l’origine
de la décision portant création du TNA.
La nationalisation des théâtres ne mit pas fin aux débats sur la représentation scénique. Les articles contradictoires et souvent polémiques publiés dans Révolution Africaine en 1963-64 mettaient l’accent sur le « nécessaire caractère populaire » du théâtre en Algérie. Un des intervenants, Henri Cordereau intitula tout simplement son texte : Pour un théâtre populaire. Cette orientation, à la limite populiste, marqua la production artistique des premières années de l’indépendance. Le Théâtre national algérien fonctionnait normalement, avec de nombreuses adaptations et des pièces originales. Cette situation fut à l’origine d’une grande polémique entre deux des plus célèbres hommes de théâtre algériens, Ould Abderrahmane Kaki et Mustapha Kateb, montrant ainsi les limites d’une politique trop portée par le volontarisme et le populisme. Le premier reprochait au second le fait d’adapter des pièces étrangères et de permettre alors qu’il était le premier responsable du théâtre national algérien la programmation de spectacles non algériens tout en ne prenant pas sérieusement en charge la production nationale. Ce regard contraignant marqué par une certaine étroitesse traversait la représentation culturelle algérienne trop ambiguë et se caractérisant par une forte ambivalence et d’interminables contradictions. Ainsi, les premières années de l’indépendance s’illustraient par des démarches, des situations ambiguës et des tentatives quelque éparses de définir les contours de l’activité théâtrale.
Cette
manière de voir les choses correspondait parfois à des querelles personnelles
et à des luttes qui opposaient les uns et les autres en fonction souvent d’
expériences passées, de
susceptibilités dans le domaine de
l’art dramatique. Ni Kaki ni Kateb ne désiraient rompre avec le legs dramatique
universel. Ces deux hommes maîtrisaient de manière extraordinaire les
techniques de la scène, même s’ils avaient connu des expériences et une
formation différentes. La divergence fondamentale, au delà des conflits d’ordre
individuel, résidait dans la conception du fonctionnement du théâtre national.
Durant, cette époque, les jugements hâtifs et l’étiquetage facile avaient
pignon sur coulisses. L’enthousiasme porte toujours dans son sillage l’excès et
l’exagération. Mustapha Kateb traitait rapidement Kaki de
« néo-colonialiste ». L’un et l’autre se renvoyaient les anathèmes et
revendiquaient la mise en place d’un théâtre populaire. Roselyne Baffet ne
semble pas avoir bien saisi la portée de ces conflits entre hommes de théâtre
algériens en les affublant d’une coloration idéologique et politique. Ce regard
réducteur évacue les dimensions esthétique et artistique. Elle parle
ainsi de ce désaccord tout en recourant à des extrapolations peu
convaincantes 1:
« Le
théâtre est marqué pour longtemps par l’idéologie centralisatrice.
Le pluralisme des options concernant le théâtre tel qu’il apparaît dans
le premier texte n’a t-il pas été lui-même étouffé ?
Le conflit qui, à l’époque, opposa Abdelkader Ould Abderrahmane
dit « Kaki » à Mustapha Kateb est révélateur des enjeux
idéologiques
des années 1963-64.
Il ne s’agit pas, bien sûr, d’un simple conflit de personnes, mais de
l’incarnation de ces personnages d’une confusion idéologique en
matière de théâtre et de culture, confusion qu’il ne faudrait pas
confondre avec un hypothétique « vide » culturel et
idéologique. »
Les hommes de théâtre, comme d’ailleurs la grande partie des intellectuels algériens, étaient à la quête de la bonne direction à prendre, de la meilleure voie à emprunter et des choix pertinents à faire. Le terrain était vierge. Certes, les conditions matérielles s’étaient largement améliorées, mais la question de la fonction du théâtre et de la démarche à suivre restait en suspens. Restait la manière de « décoloniser » le théâtre qui se posait avec une extraordinaire acuité. Kateb et Kaki défendaient finalement les mêmes options, même s’ils n’employaient pas les mêmes mots pour définir leur démarche. Certes, les choses n’étaient pas claires. Il est utile de relire les textes de l’époque pour mettre au jour les origines de ce « malentendu ». Une lecture sérieuse des textes dramatiques et de la réalité scénique des années 63-65 ferait ressortir une pluralité des expériences scéniques et une diversité sur le plan de l’écriture dramatique. La période citée connut une importante production dramatique. Des pièces « algériennes » (plus d’une dizaine) et étrangères (huit) furent mises en scène au TNA. Différents courants esthétiques et idéologiques se côtoyaient et dialoguaient dans un climat quelque peu serein. Jamais, le théâtre n’avait été aussi ouvert aux expériences nationales et aux œuvres étrangères (textes de Calderon, Shakespeare, Molière, Brecht, Tewfik el Madani, Roblès) que durant la période 1963-64, très fertile et très enrichissante.
En 1965, les choses devenaient de plus en plus difficiles. Un silence angoissant et pesant enveloppa la scène culturelle qui se trouvait atteinte d’aphonie. Mohamed Boudia, recherché par la police pour s’être opposé au coup d’Etat de Boumédiène, dut quitter le pays. D’autres intellectuels choisirent l’exil ou furent enfermés dans les prisons de Berrouaghia ou de l’Est Algérien. L’art scénique faisait ainsi une pause forcée. Ce fut une rupture qui allait relativement freiner durant plusieurs années l’itinéraire de la production dramatique qui connut un sérieux fléchissement. Même les débats sur l’activité théâtrale n’eurent plus droit de cité.
Les années 1963-65 virent la réalisation d’un certain nombre d’adaptations. Souvent, les auteurs algérianisaient les noms des lieux et des personnages et donnaient un caractère local à la représentation. Nous pouvons citer les titres suivants : Les Fusils de la mère Carrar de B.Brecht, La Vie est un songe de Calderon, Don Juan de Molière, Rose rouge pour moi de Sean O’Casey, La mégère apprivoisée de Shakespeare, Montserrat de Roblès, Es souktane el haïr ( Le roi souci ou inquiet)de Tewfik el Hakim et Les Chiens de Tone Brulin. Des journalistes et des auteurs-metteurs en scène contestèrent à l’époque le choix de l ‘adaptation et suggérèrent la mise en scène de textes d’auteurs algériens. A cette objection, la réponse fut cinglante : l’absence de pièces intéressantes dans le pauvre répertoire dramatique algérien. Ni les textes de Bachetarzi, ni ceux de Touri, ni encore moins de Ksentini ne pouvaient pallier les nombreuses lacunes dramaturgiques caractérisant les pièces. Certes, des textes de Touri et de Bachetarzi furent montés, mais ne purent pas s’imposer longtemps sur la scène.
De 1963 à 1965, seules cinq pièces d’avant l’indépendance furent mises en scène au TNA. Il s’agit de Ma Yenfaa ghir Essah de Mahieddine Bachetarzi, Le comédien malgré lui et Sellak el Wahline de Mohamed Touri, Deux pièces cuisine e Abdelkader Safiri et Montserrat d’Emmanuel Roblès. La rupture avec la pratique théâtrale d’avant 1962 était évidente. Celle-ci se retrouvait finalement bonne à être rangée dans un musée. Après 1962, l’émergence de nombreux faits dramatiques et idéologiques orientait l’art théâtral vers de nouvelles exigences esthétiques et artistiques et l’investissait de nouvelles fonctions. Les hommes de théâtre devenaient des « professionnels » qui possédaient leurs propres opres structures. Ainsi, ils se libéraient des contraintes économiques qui bloquaient la mise en œuvre d’expériences et de recherches originales. Il n’était donc plus possible de continuer à travailler avec les mêmes paramètres organisant la vie théâtrale durant la période coloniale. La direction du TNA s’illustrait par ses exigences de qualité et de professionnalisme. La rupture eut forcément lieu et permit la mise en branle d’un discours qui mettait parfois en avant les nécessités esthétiques et artistiques. La maîtrise des outils permet aux comédiens une meilleure fluidité et une sérieuse prise en charge de l’espace scénique. L’équipe artistique, constituée essentiellement d’éléments de la troupe du FLN et de certains comédiens formés notamment au service de l’Education Populaire apportaient un souffle nouveau au bâtiment qui, ainsi, allait se mettre à l’écoute des œuvres et des expériences dramatiques extérieures. C’est un saut qualitatif. Ainsi, les comédiens libéraient spontanément leurs énergies et commençaient à mettre en scène des textes qu’ils avaient toujours rêvés de monter. Les conditions de représentation, plus ou moins réunies, avaient favorisé le renouvellement des instances artistiques et esthétiques. Les membres de la troupe du TNA s’étaient mis enfin à poser les grandes questions relatives aux aspects techniques de l’art scénique et à exiger une formation permanente. D’ailleurs, la direction de l’époque avait invité de grandes personnalités du théâtre français pour organiser des séminaires de recyclage. Cet élan qualitatif incita naturellement quelques auteurs ou metteurs en scène à tenter un certain nombre d’expériences plus ou moins nouvelles et enrichissantes.
Après l’indépendance, les comédiens devenaient maîtres de leur propre destin. La situation avait changé de fond en comble. Pour les responsables de l’époque, l’art dramatique devrait constituer une des composantes « au service de l’éducation populaire et de l’édification d’une société socialiste ». Mais tous ces discours contenaient, en fait, leurs propres limites et ne correspondaient nullement à la pratique concrète des hommes de théâtre. Les auteurs et les metteurs en scène cherchaient surtout à traiter de sujets nouveaux et de mettre en scène des pièces de grands dramaturges ou de tenter de petites expériences individuelles. Les moyens matériels et humains étaient insuffisants, malgré la conquête et l’appropriation du bâtiment par les algériens qui utilisaient ainsi, pour leur propre compte, un édifice construit initialement au bénéfice d’une autre population. Mohamed Boudia qui fut directeur général du Théâtre National Algérien (TNA) avant de prendre le chemin de l’exil après juin 1965, définissait ainsi la nature du théâtre en Algérie1.
« Si le socialisme n’implique pas nécessairement la nationalisation
des
théâtres, il n’en reste pas moins que cette solution s’imposait dans le
cas de notre pays. Il fallait remettre entre les mains du jeune pouvoir
issu de la Révolution, le contrôle de la formation culturelle sans
laisser aucune prise à la contre-révolution. Il était nécessaire de
barrer la route à ceux qui avaient fait les riches heures du théâtre des
colons et qui continuent de gagner beaucoup d’argent dans un certain
nombre de pays africains. »
Mohamed Boudia, célèbre pour son ton polémique, règle ses comptes avec ses adversaires politiques qui ne se seraient pas engagés dans la lutte de libération et réduit considérablement les chances d’animateurs français de reprendre du service dans cette institution. Le discours est foncièrement idéologique. C’est vrai que les choix qui avaient permis la « nationalisation » des théâtres étaient sous-tendus par des considérations idéologiques et politiques. De 1963 à 1965, les luttes de personnes alimentaient les chroniques de la presse. Mais ces polémiques, souvent violentes et passionnées, révélaient cerytains conflits idéologiques latents qui agitaient le parcours de la jeune Algérie indépendante.
Cette période fut, malgré toutes les pressions politiques et les pesanteurs de la conjoncture, fertile sur le plan de la production théâtrale. De 1963 à 1965, 982 représentations furent suivies par plus de 441190 spectateurs. Une vingtaine de pièces furent programmées au TNA. Cette vitalité de l’art scénique durant cette période s’expliquerait surtout par l’ardent désir des hommes de théâtre d’aller à la rencontre du public, de prendre une sorte de revanche sur le système colonial et de tenter d’ancrer cet art dans la société algérienne. Comment réussir à séduire le grand public et imposer la présence du théâtre ? Telle était la question essentielle qui caractérisait le discours sur la pratique théâtrale. Sans public, tout art est voué à l’échec et à la disparition. Les réponses n’étaient pas du tout évidentes. Chacun cherchait, de son côté, à tenter une expérience qui risquerait de capter l’attention de nouveaux spectateurs. Cette tentative de conquérir l’espace public. De nombreuses expériences étaient menées dans le but de connaître les goûts et les besoins des spectateurs. Des questionnaires étaient élaborés par la direction du TNA.
Jusqu’en 1965, le théâtre connut une certaine vitalité. Mais l’absence d’une équipe de comédiens et de techniciens sérieusement formés, limita considérablement le travail, mais n’empêcha nullement la réalisation de pièces intéressantes. Certes, le noyau de l’équipe avait de grandes prédispositions techniques et artistiques, mais le reste du groupe n’avait jamais bénéficié de stages ou de séminaires. Ils apprenaient le métier sur la scène. Le manque flagrant d’auteurs de qualité ne manqua pas de poser un sérieux problème qui fut réglé en recourant aux traductions et aux adaptations. Cette carence en textes dramatiques en arabe « dialectal » obligea parfois Mohamed Boudia à encourager la réalisation de pièces en langue française. C’est ce qu’il fit avec Crainquebille d’Anatole France, mise en scène par Porte et interprétée par des acteurs algériens.
Il n’était pas facile de trouver ce public correspondant au discours développé par Boudia qui était surtout fasciné par une expérience de « théâtre populaire », type Jean Vilar et qui cherchait à faire de l’expression dramatique un instrument d’éducation. Cette dimension didactique n’était pas absente des pièces montées avant le déclenchement de la lutte de libération, mais la démarche et les objectifs étaient sensiblement différents. Pour Boudia, le théâtre devrait contribuer à l’éveil des consciences obéissant à une démarche politique et idéologique précise.
La conquête des spectateurs n’était pas une entreprise facile d’autant plus que la rupture avec la manière de jouer « traditionnelle » (improvisation, jeux de mots, type du conteur, personnages conventionnels…) des animateurs du théâtre de la période coloniale avait en quelque sorte éloigné un certain public de l’art de la scène, gagné par les premiers hommes de théâtre qui organisaient des tournées à travers toute l’Algérie. Il fallait reconquérir ce public en tentant de le séduire avec tact et douceur. Il aurait peut-être été plus « efficace » de mettre en scène des pièces convoquant les signes probants de la culture populaire, susceptibles d’attirer d’éventuels spectateurs qui retrouveraient ainsi leurs propres signes culturels sur scène. Le public avait toujours été au centre de l’expérience théâtrale. Les recherches de Kateb Yacine et de Alloula montrent qu’il est possible de regagner ce public en mettant en question le lieu et le mode d’agencement du récit, deux éléments fondamentaux de l’action dramatique. C’est une foule de paysans qui entourait l’espace scénique au moment de la représentation qui incita Alloula à transformer carrément le lieu théâtral en le dénudant et en lui donnant une forme ouverte. El Meïda fut une extraordinaire expérience qui donna à réfléchir à l’auteur sur les moyens de mettre en branle une relation active avec le public, de se délivrer des lourdeurs de la salle à l’Italienne et de se libérer des contraintes du récit et du discours conventionnel. Kateb Yacine, en introduisant la forme du conteur et en évoluant souvent dans des lieux ouverts, réussit à toucher des dizaines de milliers de spectateurs en Algérie et en France. Malheureusement, ces deux expériences ne trouvèrent pas d’explorateurs sérieux après la disparition de Kateb Yacine et de Abdelkader Alloula.
Ce développement ne signifie nullement que les comédiens jouaient dans des salles vides. Bien au contraire, mais le lourd appareillage matériel et les contraintes du dispositif scénique favorisaient la présence d’un public particulier, celui des lettrés des grandes villes. Certaines représentations attirèrent un très grand nombre de spectateurs. Ce fut le cas de Afrique avant un et Les Vieux de Kaki, Hassan Terro de Rouiched, Rose rouge pour moi de Sean O’Casey, mise en scène par Mustapha Kateb et Deux pièces-cuisine de Abdekader Safiri. Rouiched et Kaki représentaient deux tendances, deux démarches dramatiques qui développaient deux manières de faire et qui étaient issus de deux systèmes de formation tout à fait distincts. Le premier, Rouiched, continuait, en quelque sorte, le travail de Bachetarzi et de Ksentini. Son théâtre avait surtout pour vocation de faire rire. Ainsi, le comique traversait la représentation et séduisait sérieusement le public qui en redemandait davantage. Comme Ksentini et Touri, il était le centre de la pièce. Tout s’articulait autour de ce personnage, apparemment naïf, mais qui réussissait à se sortir de toutes les mauvaises situations. Comme Djeha, il employait des ruses pour ridiculiser ses adversaires. Ses pièces, de facture comique, abordaient souvent des sujets puisés dans le quotidien : mariage, divorce, crise du logement…Il réussit à créer un personnage archétypal, Hassan Terro, qui, malgré ses maladresses légendaires, arrivait à provoquer le rire dans les espaces où il évoluait. Dans ses pièces, comme d’ailleurs celles de Touri, des résidus du cinéma burlesque traversaient toutes ses représentations et singularisaient l’interprétation dramatique.
Le second, Ould Abderrahmane Kaki, qui bénéficia d’une formation « académique », apporta de belles choses à la production théâtrale algérienne. A l’instar du marocain Tayeb Saddiki, il réutilisa des éléments de la culture populaire qu’il intégra dans la structure théâtrale donnant à voir des représentations où les signes populaires convoqués fournissaient une sorte d’ancrage et d’inscription populaire. Cet homme, très ouvert, entreprit de nombreuses expériences et introduisit notamment Artaud et le théâtre de l’Absurde en Algérie. L’empreinte de B.Brecht est manifeste. Diwan el Garagouz et Diwan Essalhine, investies par les signes de la culture populaire et marquées par les espaces grec, élisabéthain et brechtien, illustrent bien cette formation plurielle de l’auteur qui n’arrêtait pas de chercher d’autres formes lui permettant d’atteindre cette « théâtralité totale » qui constitue le fondement de sa trajectoire dramatique. Les poèmes sarcastiques de Si Abderrahmane El Mejdoub, un poète populaire de l’Ouest de l’Algérie, de Ben M’saib, de Ben Sahla et de Mostéfa Ben Brahim étaient souvent repris dans les textes de Kaki qui mit également en scène des pièces « documentaires ». 132 ans se présente comme une fresque retraçant la lutte du peuple algérien contre l’occupation coloniale. Afrique avant un expose l’histoire des pays africains et leur combat contre le colonialisme. Le théâtre-document de Kaki qui fait appel à des matériaux historiques et à une dramaturgie fragmentée est un espace illustrant une thèse politique précise. Aussi, retrouvons-nous des traces de travaux de Peter Weiss qui s’était consacré à ce type d’écriture.
Mohamed Boudia qui dirigeait de main de maître le TNA était très ouvert aux expériences dramatiques étrangères et était surtout conscient de la formation lacunaire du personnel technique et artistique. C’est pour cette raison qu’il avait invité des artistes, à l’époque inconnus comme Dasté, Planchon, Gignoux et Garran, qui allaient être par la suite les animateurs de la décentralisation en France. Ces hommes de théâtre, extrêmement compétents et très dynamiques, organisèrent des cycles de formation et des séminaires pour les comédiens et les metteurs en scène algériens qui se familiarisèrent ainsi à leur contact avec les nouvelles techniques théâtrales.
Après 1965, l’enthousiasme des premières années s’émoussa dangereusement et laissa place à l’indifférence et à un ras-le bol généralisé marqué par une forte baisse de la production. En 1968 et 1971 et 1974, le TNA monta uniquement une seule pièce chaque année. Cette situation s’explique grandement par l’absence d’une législation régissant la profession, l’inexistence de possibilités de recyclage et de formation et d’une organisation sérieuse de l’entreprise théâtrale. Le sociologue algérien Wadi Bouzar décrit ainsi cette situation 1:
« A partir des années 1960 et durant les années 1970, le théâtre
connaîtra une certaine désaffection du public qui s’explique par
l’irrégularité de la production
et notamment par la rareté d’œuvres
de qualité, par une certaine dispersion et par un abandon certain des
hommes de théâtre par le fait que le cinéma a pris de l’essor et surtout
par l’envahissement presque quasi-total de la (non) vie culturelle par
la télévision. (…)Les conditions de travail sont déplorables. Parfois,
le
matériel n’a pas été renouvelé depuis une cinquantaine d’ années.
Les
artisans, les artistes et techniciens spécialisés, tels les décorateurs
ou
musiciens manquent. »
Le budget alloué par l’Etat aux différentes structures théâtrales suffit à peine à la masse salariale perçue par le personnel administratif pléthorique, artistique et technique. Des miettes sont attribuées à la production qui est paradoxalement considérée dans ces conditions comme accessoire. Il n’est donc pas facile de mettre en œuvre un programme artistique ou de réfléchir à des espaces de formation dans des lieux où le nerf de la guerre, l’argent, manque dramatiquement. La diffusion est souvent mal conçue, ce qui ne permet pas la rentabilisation des pièces produites souvent condamnées à ne vivre que le temps de quelques représentations. Certes, des exceptions qui ne confirment nullement la règle ne sont pas absentes.
En 1970, à l’instar de ce qui s’était fait en France, le gouvernement décida de réorganiser le théâtre en mettant en œuvre la décentralisation qui accordait un statut d’autonomie à quatre théâtre régionaux. A cette époque, la décentralisation était à la mode. Après la France, ce fut autour de l’Algérie et de la Tunisie de délocaliser l’ entreprise théâtrale qui ne transforma pas profondément les choses, même si elle permit la mise en œuvre de plusieurs projets dramatiques et la diversification des espaces scéniques et de la recherche. Cette mesure qui ouvrit la voie à de nombreux amateurs d’intégrer les structures étatiques ne pesa pas lourd devant cette absurde décision du ministre de l’information et de la culture de l’époque de fermer en 1973, pour des raisons obscures, l’école d’art dramatique et chorégraphique de Bordj el Kiffan, unique école de formation des acteurs en Algérie créée en 1964, grâce à Mustapha Kateb qui faisait vivre cet établissement en se faisant aider financièrement par le TNA dont il assurait la direction. Le conflit Mustapha Kateb (ami de M.S.Benyahia, ancien ministre) –Taleb El Ibrahimi connut un dramatique épilogue qui condamna le théâtre à se fermer au savoir et à la formation. A partir de ce moment, les théâtres se mirent à recruter de jeunes amateurs qui entraient vite dans la peau de comédiens « professionnels », c’est à dire percevant u salaire mensuel. Ce coup porté à la formation allait perturber durablement le fonctionnement de l’entreprise théâtrale qui se trouvait ainsi arbitrairement sanctionnée par un ministre qui devait, en principe, avoir pour fonction la promotion de la production culturelle.
Le théâtre, malgré les multiples tentatives de l’apprivoiser et de le neutraliser, est souvent resté réfractaire et rebelle à toute action politique. L’entreprise théâtrale étatique résista paradoxalement mieux aux sirènes de l’embrigadement politique que les troupes d’amateurs qui, dans leur grande majorité, se mirent à illustrer le discours politique officiel occultant ainsi les considérations esthétiques et artistiques.
Des séminaires, des journées d’études et des festivals sont périodiquement organisés dans quelques villes du pays. Les comédiens et les techniciens alertent régulièrement les pouvoirs publics sur la déplorable situation du théâtre, mais aucune oreille ne daigne prêter attention à ces incessantes demandes d’aide. Aujourd’hui, les choses se sont sérieusement empirées à tel point que les théâtres n’arrivent pas le plus souvent à réaliser une seule pièce par an. Les comédiens et les techniciens, souvent inactifs parce que peu sollicités, évoluent dans un environnement amorphe. Les représentations données dans les sept théâtres étatiques manquent sérieusement de force et de profondeur. Certes, quelques troupes privées constituées en coopératives réussissent de temps à temps à proposer des pièces intéressantes. C’est la cas de la coopérative de Bordj Ménail dirigée de main de maître par Omar Fetmouche, auteur et metteur en scène, la troupe Mohamed Yazid, celle de Sonia et de Mustapha Ayad (le fils de Rouiched), Bel Abbès (Fadéla Assous) …Des comédiens décidaient de quitter l’entreprise étatique et fondaient leur propre troupe. C’est l’expérience de Hassan el Hassani (Troupe du Théâtre Populaire,1967) et de Slimane Bénaissa qui ouvrirent la voie à ces nouvelles troupes privées qui tentent de conquérir le public. L’aventure de El Qalaa (La Citadelle) conduite par Ziani Chérif Ayad, un transfuge du TNA, fut une entreprise qui mobilisa de grandes potentialités, mais qui finit par être gagnée par l’immobilisme après le départ de l’équipe en France. Certains comédiens créent leur propre troupe tout en conservant le statut de salarié de l’entreprise étatique.
La situation se détériore gravement. Les pouvoirs publics ne semblent pas concernés par les affaires culturelles. Seuls Abdelkader Alloula, Mustapha Kateb, Ould Abderrahmane Kaki, Malek Bouguermouh, Rouiched, Taha el Amiri, Hadj Omar, Slimane Bénaissa et Kateb Yacine arrivaient à séduire un large public et à présenter des spectacles de qualité. Mais tout ce beau monde, à part Slimane Bénaissa installé en France depuis le début des années 90, disparut tragiquement, de mort naturelle ou assassiné. L’expérience du Théâtre Régional de Constantine (TRC) est également importante dans la mesure où elle réunit deux manières de faire, deux conceptions techniques apparemment antagoniques, empruntées au théâtre d’amateurs et au théâtre d’Etat. Des pièces comme Lagoual (Les dires) et Homk Selim ( une adaptation du Journal d’un fou de Gogol) de Alloula, Youm el djemaa, El Mahgour et Babor eghraq de Limane Bénaissa, Mohamed prends ta valise, La guerre de 2000 ans et Palestine trahie de Kateb Yacine, El Guerrab wa Essalhine et Beni Kelboune de Kaki, El Bouaboune (Les Concierges)et El Ghoula (L’Ogresse) de Rouiched… connurent une grande affluence et marquèrent le théâtre d’une profonde empreinte.
De 1965 à l’an 2000, de nombreuses pièces du répertoire universel furent traduites ou adaptées par les auteurs algériens qui tentaient souvent de fournir un cachet local à la représentation. De toute façon, l’œuvre représentée, même traduite, obéit aux contingences du contexte et à une lecture marquée par la conjoncture et les conditions de réception. Ainsi, La Bonne Ame de Sé-Tchouan de Brecht, par exemple, jouée à Alger par le TNA, subissait un déplacement de sens et de perspective qui lui permettait d’être lue comme un texte local, c’est à dire prenant en charge les préoccupations des Algériens. Mais c’était surtout la pauvreté du répertoire dramatique national qui poussait les auteurs et les metteurs en scène à recourir à l’adaptation et à l’actualisation, deux espaces fondamentaux de l’expérience théâtrale algérienne et arabe. Il existe également des textes très bien construits sur le plan dramaturgique et qui séduisirent critiques et public : les travaux de Alloula, de Kateb Yacine, de Slimane Bénaissa, de M’hamed Benguettaf, de Tayeb Déhimi et de Omar Fetmouche. D’autres auteurs comme Ahmed Rezag, un jeune diplômé de l’Institut national d’art dramatique de Bordj el Kiffan qui a écrit quelques pièces comme Ez zaim (Le chef) ou Essoussa, tentent de construire leurs textes à partir de nouvelles ou de prétextes littéraires.
Le théâtre en Algérie n’arrive pas encore à dépasser le stade de l’adolescence, du mégotage et du bricolage. Les théâtres d’Etat fonctionnent comme des machines administratives employant des comédiens transformés en simples fonctionnaires attendant parfois exclusivement leur salaire mensuel. L’organisation actuelle de l’entreprise théâtrale n’encourage pas la qualité, mais met en œuvre un nivellement par le bas qui désarticule le métier et sanctionne les bons comédiens qui se retrouvent placés au même titre que les acteurs médiocres qui profitent ainsi de cette aubaine et de cette absurde structuration de l’activité théâtrale. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les bons comédiens commencent à entreprendre des expériences hors les murs du secteur public qui vit une grave situation de blocage. Même les bâtiments, hérités de la période coloniale, ne résistent plus à l’usure du temps. Ainsi, les pouvoirs publics ont pris en charge la restauration des théâtres d’Alger, d’Oran, de Constantine et de Annaba qui n’avaient pas connu d’opérations de maintenance et d’entretien depuis 1962. Il faut savoir que depuis l’indépendance, aucun théâtre n’a été construit.
Le théâtre, surtout depuis les années quatre-vingt, se caractérise par un assourdissant silence. Les membres du personnel perçoivent toujours leurs salaires, mais sans production. Cette situation n’affecte pas uniquement l’art de la scène, mais touche toutes les disciplines artistiques vivant un incroyable abandon et une déplorable réalité. La production culturelle est marquée du sceau de l’absence. A partir de 1986, les dirigeants algériens qui optèrent pour une politique néo-libérale marginalisant les structures culturelles considérées comme non rentables n’accordèrent que trop peu d’importance à la pratique théâtrale. Cette politique fut à l’origine d’une catastrophe qui restreignit le champ du savoir et de la connaissance et empêcha la mise en œuvre de nouvelles traditions de production et de diffusion. Malgré cette situation trop peu reluisante, quelques auteurs et metteurs en scène poursuivirent des expériences d’écriture entamées dès le début des années quatre-vingt en donnant à voir des productions d’exceptionnelle qualité : Legoual (Les dires), Lejouad (Les Généreux), Litham (Le voile) et Arlequin, valet de deux maîtres (de Goldoni), mises en scène par Alloula, Les martyrs reviennent cette semaine, El Ayta (Le cri) et Mille Hourras pour une gueuse montées par Ziani Chérif Ayad au TNA et à El Qalaa (La Citadelle), Babor Eghraq ( Le bateau coule)de Slimane Bénaissa, Hafila Tassir, Alem el Baouche (Le monde des insectes) par Azzedine Medjoubi…La médiocrité du fonctionnement n’empêcha donc pas certains animateurs de talent de mettre intelligemment en scène des pièces et de poursuivre, avec les moyens du bord, leurs singulières recherches.
Les années quatre-vingt-dix qui virent l’apparition d’une presse privée, certes plus libre, mais trop médiocre et peu convaincue par son devoir de service public, allaient consacrer la disparition des chroniques théâtrales et des pages culturelles qui avaient pignon sur colonnes de presse avant l’arrivée de ce type de journaux qui se font abusivement et absurdement appelés « indépendants ». Cette catastrophe sera accompagnée par une autre hécatombe qui allait vider la scène théâtrale de ses principaux animateurs : le metteur en scène Malek Bouguermouh meurt dans un accident de la circulation, Kateb Yacine et Mustapha Kateb, décèdent en 1989, Ould Abderrahmane Kaki, déjà éprouvé par un accident de la route survenu en 1969 quitte définitivement la vie en 1994, Alloula et Medjoubi sont assassinés par des groupes terroristes, Agoumi, Bénaissa, Fellag, Ziani Chérif Ayad et bien d’autres artistes quittent le pays et s’installent en France où ils continuent à produire des pièces et à jouer dans des films. D’autres artistes font des va et vient incessants entre Paris et Alger. C’est le cas notamment de Himour du TRO, de Benguettaf et des comédiennes Dalila H’lilou et Sonia. De jeunes journalistes et écrivains vont tenter l’expérience de l’écriture comme les talentueux Mohamed Kacimi et Mohamed Zaoui qui apportèrent une autre manière de voir l’univers dramatique. Il y eut également Arezki Métref et Aziz Chouaki.
La scène théâtrale se fait de plus en plus aphone, même si de temps en temps, quelques voix s’élèvent de quelques structures et de quelques murs pour rappeler leur existence. L’instabilité politique et les graves événements connus par le pays durant la décennie 90 ne permirent pas au théâtre de retrouver la vitalité et l’enthousiasme des premières années de l’indépendance. L’absence de projet en matière culturelle et la médiocrité des responsables à la tête de ce secteur favorisèrent l’affairisme et les pièces-alibi qui détruisent l’entreprise théâtrale. Ainsi, la fin des années 90 et l’an 2000 connurent l’apparition un autre genre de représentation célébrant l’héroïsme guerrier et mettant en scène des personnages historiques. Cette mode prise en charge par des textes d’une médiocrité légendaire, sans aucune ligne dramaturgique rapporte certes à ses auteurs des bénéfices financiers, mais exclut le spectateur qui boude ce type de pièces qui, trop souvent, ne dépassent pas l’unique représentation. L’Histoire de l’Algérie, pervertie à outrance, devient lieu d’un jeu macabre mis en scène avec la bénédiction de structures étatiques et de l’argent public1.
2-Le fait théâtral
Une pièce de théâtre est un espace autour duquel et dans lequel s’articulent plusieurs métiers et de nombreux professionnels, du dramaturge au public en passant par le metteur en scène, le décorateur, le machiniste ou le musicien. L’œuvre se remet constamment en question, se transforme perpétuellement et acquiert, en dernière instance, une unité et une autonomie relatives. C’est l’ensemble des médiations qui marquent le passage de l’écriture dramatique à la réalisation concrète qui donne vie au processus de construction et de représentation d’une pièce théâtrale. Ainsi, le spectacle est le lieu de cristallisation et d’articulation de plusieurs éléments qui s’interpénètrent, s’interpellent et se complètent. Une fois, le produit fini, s’établit un réseau complexe et infini d’échanges qui investissent les lieux de la représentation et l’univers de la réception. Le public est le seul juge de la réussite ou de l’échec de la pièce. Il est investi d’un pouvoir discrétionnaire, souvent sans appel. C’est à travers une série de médiations qui apportent au texte sa légitimité, sa force et sa cohérence et qui permet au metteur en scène d’absorber le texte dramatique , un assemblage de signes figés, que se construit l’univers scénique porteur et producteur de signes mouvants. Chaque représentation s’impose comme une nouvelle présentation et peut correspondre à d’autres conditions de réception qui détermineraient la lecture de la pièce et qui redéfiniraient la relation entretenue avec le spectacle. La réaction du public orienterait le jeu de l’instant comme d’ailleurs, le comédien, malade, à l’aise ou fatigué pourrait transformer le rapport qu’entretient le spectateur avec le texte scénique. Toute représentation est donc relativement autonome et paradoxalement dépendante de multiples réalités extérieures et d’éléments matériels et physiques internes qui, réunis, construisent le spectacle théâtral et apporte une certaine cohérence au discours. L’absence d’un seul matériau influe sur le cours de la représentation et engendre la mise en branle de nouveaux signes et de nouvelles significations.
Un spectacle théâtral est donc tout simplement la réunion de nombreux paramètres et de lieux physiques concrets qui fabriquent du sens et investissent l’imaginaire. La mise en scène est l’espace centralisateur et fortement signifiant de la représentation. C’est l’élément fondamental qui cristallise en une unité ouverte des matériaux physiques, concrets et des univers imaginaires. C’est le metteur qui préside à la mise en œuvre de tous les métiers du spectacle et qui réussit la gageure de rassembler en un espace unique mais paradoxalement pluriel les différentes micro-unités appelées à donner vie à une grande unité ( ou macro-unité) et à une cohérence discursive. Patrice Pavis définit ainsi la mise en scène 1:
« Les différentes composantes de la représentation, souvent dues
à
l’intervention de plusieurs créateurs (dramaturge, musicien,
décorateur, etc.) sont assemblées et coordonnées par le metteur en
scène. Qu’il s’agisse d’obtenir un ensemble intégré (comme dans
l’opéra) ou au contraire un système où chaque art garde son
autonomie (Brecht), le metteur en scène a pour mission de décider du
lien entre les divers éléments scéniques, ce qui influe évidemment de
manière déterminante sur la production du sens global. (…) La mise
en scène doit former un système organique complet, une structure où
chaque élément s’intègre à l’ensemble, où rien n’est laissé au hasard
mais possède une fonction dans la conception d’ensemble. »
L’explication donnée par Patrice Pavis met en évidence la présence de nombreux entités physiques et matérielles dont la fonction de coordination est accordée au metteur en scène. Ainsi, nous allons montrer l’itinéraire qui mène de l’œuvre écrite à sa réalisation. Souvent, on confond texte et représentation, ce qui est à l’origine de plusieurs malentendus et de nombreuses méprises.
a-la place du dramaturge
Il est très courant de lire dans la presse ou dans les travaux universitaires que le théâtre en Algérie souffrirait d’une absence flagrante de textes dramatiques de qualité. Les journaux et les responsables des théâtres justifient souvent les problèmes de production en recourant à cet argument-massue qui ne semble pas résister à un examen sérieux. Certes, les textes d’auteurs algériens sont peu nombreux, mais il est possible de reprendre des pièces du répertoire universel comme font d’ailleurs la plupart des grands théâtres dans le monde qui font souvent appel aux « classiques » pour éviter la « pauvreté » des textes contemporains.
Depuis 1962, le nombre de textes d’auteurs algériens mis en scène dans les théâtres est très insuffisant. Les textes de Alloula, Kateb Yacine, Kaki, Benaissa, Fetmouche, Benguettaf, Stambouli, Déhimi sont acceptables, mais quatre ou cinq hommes peuvent-ils faire le printemps dans un univers anémié ? Quelques signatures commencent à se faire connaître depuis la fin des années 90. C’est le cas de Ahmed Rezag par exemple. Ces dramaturges mettent souvent en oeuvre la réalisation concrète de leurs œuvres.
Les romanciers sont très peu intéressés par l’expression dramatique, quelque peu complexe et qui exige une certaine maîtrise de l’art de la scène. Quelques tentatives furent faites par quelques écrivains. C’est le cas notamment de Mouloud Mammeri, de Mohamed Dib, de Assia Djebar, de Tahar Ouettar, de Mohamed Kacimi et de Aziz Chouaki. Mais des comédiens adaptèrent des textes littéraires algériens au théâtre. Souvent, les critiques confondent littérature et théâtre qui n’obéissent pas du tout aux mêmes structures d’écriture ni aux mêmes normes. Ce « malentendu » fut à l’origine de très médiocres pièces écrites par des écrivains et des poètes qui n’arrivaient pas à ressortir ce qui fait l’originalité d’une production dramatique : le dialogue. Les comédiens, les metteurs en scène et les critiques reprochent sans cesse aux écrivains le « désintérêt » qu’ils semblent porter pour la chose théâtrale. Comment peut-on mettre en forme des textes dramatiques alors que de nombreux écrivains algériens méconnaissent totalement les techniques de l’écriture dramatique ?
Mais depuis les débuts du théâtre en Algérie, ce sont les comédiens qui écrivent pour la scène. Ksentini, Touri et Bachetarzi étaient acteurs, auteurs et metteurs à la fois. Cette tradition se retrouve également aujourd’hui, même si de nombreux « écrivains » de théâtre ne maîtrisent pas les rudiments élémentaire de l’art d’écrire. Aussi, s’est-on surpris en présence de textes dramatiques manquant de force dramaturgique et organisant toute la représentation autour des entrées et des sorties des personnages et reproduisant souvent des schémas empruntés explicitement à d’autres pièces dont on évite de citer les auteurs. Des comédiens se mettaient à mettre en scène des textes rarement réussis qu’ils écrivaient. Zahir Bouzerar(TNA, Alger) donna vie à El Agra (La femme stérile). Mohamed Adar (TROran) produisit El bir el mesmoum (Le puits empoisonné), El Amkhakh (Les Cerveaux) et El Bayadek. Tayeb Déhimi monta ses propres créations. Djamel Hamouda (TRAnnaba) fit la même chose.
D’autres acteurs , séduits par l’écriture et les avantages financiers qui en découlaient, proposaient leurs textes aux commissions de lecture qui les acceptaient souvent sans un sérieux examen critique. La complaisance faisait le reste. Le comédien salarié réussissait l’exploit facile de glaner deux « cachets » financiers supplémentaires, l’un pour le texte et l’autre pour la mise en scène. Ainsi, tout le monde se mettait à écrire pour le théâtre qui ouvrait ainsi les portes à la médiocrité. C’est une décision ministérielle prise en 1974 (qu’on appelle souvent la grille Alloula, parce qu’il était à l’origine de sa rédaction), tendant à pousser les comédiens à se lancer dans l’aventure de l’écriture dramatique et scénique, pervertie par la suite et vidée de son sens initial. Souvent privés d’une formation de base, les comédiens donnaient souvent des textes sans vie, manquant de suite dramaturgique et se caractérisant par la présence d’espaces trop statiques et d’une langue calquée sur celle du quotidien, sans un travail de recherche préalable. Certains auteurs ne craignent nullement de « lyncher » des textes d’auteurs étrangers les vidant de leur substance dramaturgique. Les transitions sont souvent mal assurées comme d’ailleurs les « trous » qui restent paradoxalement béants, ce qui perturbe la continuité dramatique et disperse les différents signes de la représentation désarticulant ainsi le regard du récepteur.
Certes Alloula, Kaki, Bénaissa, Benguettaf, Fetmouche…sont eux aussi d’anciens comédiens, mais qui disposent d’une sérieuse formation théorique et d’une capacité certaine à construire des univers dramatiques. D’ailleurs, ces auteurs qui montent souvent leurs pièces, de formation différente, arrivent à explorer divers lieux de l’écriture théâtrale et à proposer des expériences originales et singulières. Kateb Yacine, après avoir écrit des pièces en langue française (Le Cercle des représailles et L’Homme aux sandales de Caoutchouc) s’est lancé dans une expérience en arabe « dialectal » où il reprend la structure de La Poudre d’Intelligence. C’est un auteur confirmé qui choisit pour des raisons idéologiques d’arpenter les lieux de la scène. Il réussit, comme Alloula, Kaki et Bénaissa à influer profondément sur la pratique théâtrale en Algérie.
Les années soixante-dix virent l’apparition d’un nouveau mode d’écriture : la « création collective ». Le théâtre régional d’Oran (TRO), grâce à Abdelkader Alloula, fut le premier à recourir à ce type d’entreprise. Ce sont surtout des réalités extra-théâtrales qui avaient imposé ce type d’écriture prisonnier du discours politique ambiant et transformant l’acte théâtral en action politique. Cette vision réductrice de la représentation théâtrale correspondait à une époque et à une certaine manière de concevoir la fonction de l’art théâtral. Le Théâtre régional de Constantine (TRC), avec, certes plus de réussite, monta des pièces qui, même, étaient écrites et réalisées collectivement, réussissaient parfois à donner à voir des espaces spectaculaires et à éviter, par endroits, l’embastillement politique du discours théâtral. Cette manière de faire ne fut heureusement pas dominante dans les théâtres d’Etat, mais marqua très sérieusement la pratique des troupes d’amateurs qui se présentaient comme des tribunes politiques. D’ailleurs, leurs références renvoyaient à la politique ou aux relations qu’entretenaient celle-ci avec l’art théâtral : le discours politique officiel (Révolution Agraire, Gestion Socialiste des Entreprises, Médecine gratuite), Brecht, Piscator et l’Agit-Prop.
Ces dernières, les troupes recourent aux textes dramatiques étrangers. Les auteurs se lancent surtout dans l’adaptation et l’actualisation.
b- L’espace de l’acteur
En Algérie, le comédien exerce dans un théâtre et perçoit une indemnité mensuelle fixe. Ainsi, il a le même statut que tous les salariés du pays. Ce qui n’était pas le cas avant l’indépendance où de nombreux comédiens étaient bénévoles, d’autres, notamment les auteurs-acteurs, pouvaient se partager les bénéfices des représentations. Mais les choses changèrent quand la section arabe de l’Opéra d’Alger dirigée par Mahieddine Bachetarzi fut créée. Les comédiens étaient rémunérés par la direction. A la radio, les animateurs et les acteurs recevaient une allocation financière.
Après l’indépendance, l’Etat prit la décision de nationaliser les théâtres et de considérer les comédiens comme des employés de l’entreprise qui fonctionnait comme les autres institutions publiques. Jusqu’à présent, il n’existe aucun texte spécifique au métier de comédien. Les acteurs et les techniciens remettent souvent sur la sellette la question des garanties sociales (droit à la retraite par exemple)et de l’absence de textes législatifs régissant leur fonction. Aujourd’hui, des troupes privées commencent à voir le jour et à remettre en question la gestion actuelle des théâtres d’Etat trop marqués par la médiocrité. Ainsi, regroupés dans des noyaux, les éléments des troupes reçoivent souvent une contre-partie financière en fonction des prestations fournies et des recettes perçues par la formation artistique. Le mérite est ici souvent récompensé, contrairement aux structures d’Etat , qui, héritant d’un statut salarial et d’un mode d’organisation dépassés, n’accordent aucun intérêt à l’effort. D’ailleurs, les responsables des théâtres publics se confortent trop bien dans cette situation qui fait trop de mal à l’entreprise théâtrale algérienne1. Des comédiens des théâtres d’Etat ne s’empêchent pas d’aller interpréter des rôles dans des pièces montées par des troupes privées. C’est une situation fort paradoxale que connaît l’activité théâtrale en Algérie2.
Jusqu’à présent, le statut social du comédien est marqué du sceau de la dévalorisation et de la péjoration. D’ailleurs, nombreux, surtout les actrices, sont ceux qui, découragés et démoralisés, s’en vont ailleurs, à la quête d’un gagne-pain « sérieux ». Le théâtre ne serait pas une bonne affaire dans une société traversée par la suspicion et l’intolérance.
Le salaire perçu par les comédiens est assimilé à une rente. Il existe des acteurs, salariés dans les établissements publics, qui ne se produisent plus depuis de très longues années. La minorité agissante, celle qui anime la production existante, est souvent déstabilisée et mal rémunérée, si l’on tient compte des efforts et des prestations fournis ( premiers rôles, présence permanente…). De nombreux comédiens qui supportent mal cette situation qui ne bénéficie qu’aux rentiers et aux médiocres ne cessent de dénoncer le fonctionnement de l’entreprise théâtrale encore traversée par les stigmates de l’anarchie et du laisser-aller et appellent à une véritable révolution de ces lieux.
Il est, de notoriété publique, que les théâtres d’Etat, machines trop lourdes, sont incapables de prendre sérieusement en charge les nouvelles réalités en matière culturelle. Ainsi, l’organisation traditionnelle, surtout marquée par l’application du Statut Général du Travailleur (SGT)1 qui pervertit la fonction artistique et les missions de l’entreprise, devrait être remise en question et remplacée par une structuration plus souple, plus opératoire et correspondant aux exigences de l’art théâtral. Les conditions d’exercice du métier devant inévitablement changer, les pouvoirs publics ont le pouvoir de réajuster le statut juridique de l’entreprise théâtrale tout en prenant conscience de la fonction de service public du théâtre qui est une affaire d’état, pour reprendre Kateb Yacine, qui a besoin, comme dans les pays européens, de subventions et d’aides conséquentes de l’Etat tout en conservant son autonomie.
Les théâtres, héritage de la colonisation, restent souvent fermés, inemployés. Ce qui montre la pauvreté et le manque d’imagination de beaucoup de ceux qui ont eu à diriger ces entreprises. Aucun théâtre n’a été construit depuis l’indépendance. D’ailleurs, à quoi serviraient-ils dans ces conditions ?
D’où viennent les comédiens ? Des théâtres comme ceux de Annaba, Béjaia, Bel Abbès, Constantine, Oran et Batna recrutent surtout d’anciens amateurs et quelques diplômés de l’école de Bordj el Kiffan. Le TNA qui fut durant une assez longue période constitué des anciens de la troupe du FLN et du service de l’Education Populaire, puisa également une partie de sa composante dans le vivier de l’INADC (Institut national d’art dramatique et chorégraphique) de Bordj el Kiffan dont la section « Art Dramatique » fut fermée en 1973 sans aucune explication par le ministère de la culture et de l’information.
Les comédiens sont souvent issus des couches populaires. Ce qui n’était pas le cas de certains pionniers de l’art théâtral en Algérie : Mahieddine Bachetarzi et Mustapha Kateb. Les lettrés ont depuis très longtemps été peu tentés par l’aventure théâtrale. D’ailleurs, les premières troupes constituées de lettrés en arabe ou en français disparurent rapidement. Les tabous sont toujours vivaces et tenaces. Faire du théâtre, c’est faire le « guignol » (au sens péjoratif du terme, ce qui montre le mépris affiché à l’égard des hommes de théâtre).
Le métier reste encore peu ouvert aux femmes qui commencent, certes, à s’imposer ces dernières années, grâce à des valeurs sûres comme Sonia. Celles qui osent se lancer dans cette pratique artistique sont généralement mal vues, assimilées à des femmes de mœurs faciles, surtout dans l’Algérie profonde. Les metteurs en scène évitent souvent de monter des pièces où évoluent de nombreux personnages féminins. Est-il possible de mettre en scène Les Bonnes de Jean Genet ou Les Trois sœurs d’Anton Tchékhov dans les théâtres régionaux qui n’emploient le plus souvent qu’une ou deux comédiennes chacun ? Seul le TNA d’Alger peut le fair. D’ailleurs,il avait fait le rappel de toutes ses actrices pour monter La Maison de Bernarda Alba de Fédérico Garcia Lorca. Les auteurs et les metteurs en scène optent souvent pour des pièces ne comportant pas un grand nombre de personnages féminins. Babor Eghraq (Le bateau coule) de Slimane Bénaissa ne fait appel qu’à des hommes. La présence de la femme est certes obsédante dans l’espace théâtral et l’imaginaire des personnages masculins, mais elle est physiquement absente de la scène concrète. L’univers théâtral exclut la femme du champ de la représentation. Elle est souvent le lieu où se manifestent les fantasmes masculins. L’absence des personnages féminins n’est en fait que l’expression de la situation des femmes en Algérie.
c- L’univers de la mise en scène
La mise en scène est une discipline récente en Algérie. Trop peu de metteurs en scène maîtrisent les lieux et les outils de la mise en scène. Aujourd’hui encore, les réalisateurs ne s’occupent le plus souvent que des entrées et des sorties occultant les fonctions centrales de cette discipline qui permet la mise en relation de tous les éléments du spectacle. Ainsi, monter un spectacle, c’est réussir à provoquer la jonction entre la musique, le décor, le texte, la musique et le jeu des comédiens. Ce travail n’est pas simple, il existe une sérieuse formation que ne possèdent pas beaucoup de ceux qui se sont convertis, faute de techniciens qualifiés, en metteurs en scène de circonstance. Souvent, des comédiens se convertissent, du jour au lendemain, en metteurs en scène, sans formation préalable. Les nécessités de l’époque permettaient donc à certains acteurs de se transformer, en quelque sorte, en régisseurs centraux du spectacle théâtral. Certes, de grands metteurs en scène comme Mustapha Kateb, Allel el Mouhib, Hadj Omar, Abdelkader Alloula, Ould Abderrahmane Kaki et quelques autres, formés souvent sur le tas ou dans des séminaires et des stages de recyclage, apportèrent une incroyable fraîcheur à la manière de composer les spectacles. Mais, il faut reconnaître que même s’ils n’avaient pas bénéficié d’une formation approfondie, ils apprirent leur métier grâce au contact de grands metteurs en scène et de grandes expériences dramatiques européennes et américaines. La lecture était aussi u élément fondamental qui contribua grandement à leur formation. Aujourd’hui, les mises en scène de ces hommes sont considérés comme des modèles. Les rares techniciens formés à Bordj el Kiffan (Ziani Chérif Ayad par exemple) et à l’étranger quittent souvent le métier et parfois le pays. C’est le cas de Hachemi Nourredine, de Allel Kherroufi, de Hamida Ait el Hadj…Des hommes comme Bouguermouh (il mit en scène plusieurs pièces dont El Mahgour de Bénaissa) et El Hachemi Nourredine (La Bonne Ame de Sé-Tchouan et Tekhti rassi, ce n’est pas mon affaire, d’après Les Incendiaires de Max Frisch) exerçaient à la télévision alors qu’ils étaient titulaires de diplômes de metteurs en scène, obtenus pour le premier à Moscou et pour le second, en Allemagne de l’Est. Bouguermouh finit par prendre la direction du théâtre régional de Béjaia avant de trouver la mort dans un accident de la circulation en 1989 alors que El Hachemi Nourredine quitta définitivement le pays pour s’installer en Allemagne. Allel Kherroufi, après une formation, rentre au pays mit en scène quelques pièces au TNA et déçu, prit la direction du Canada. Hamida et Faouzia Ait el Hadj, de retour de l’ex-Union Soviétique, firent une expérience au TNA avant de se séparer de cet établissement, l’une, Hamida, pour aller en France et l’autre, Faouzia, pour changer de lieu en montant des spectacles pour l’office national pour la culture et l’information (ONCI) à Alger. Des valeurs sûres comme Brahim Noual, un scénographe de qualité, n’est pas très sollicité. Des jeunes formés à l’institut d’art dramatique e Bordj el Kiffan commencent à apporter leur petite empreinte à la mise en scène. C’est le cas de Ahmed Rezag qui mit en scène trois pièces ces dernières années (Essoussa, Mabrouka et Ez zaim), mais le fait de toucher à tout et de ne pas prendre son temps avant d’écrire scéniquement ses textes le dessert sérieusement et donne à voir des travaux parfois superficiels.
L’Etat envoyait, dans le cadre de bourses de coopération, des étudiants dans de grandes écoles, surtout dans l’ex-URSS et les pays de l’Est, mais à leur retour au pays, toutes les portes leur étaient fermées. L’environnement hostile et les résistances de certains anciens qui risqueraient de perdre des plumes finissaient souvent par provoquer le désenchantement et la désillusion. Certains se retrouvent enseignants à l’Institut national d’art dramatique de Bordj el Kiffan rouvert ces dernières années.
Avant l’indépendance, les comédiens-auteurs ignoraient souvent les techniques élémentaires de la réalisation. Mahieddine Bachetarzi ne s’en cache pas 1:
« Accusez le théâtre que j’ai dirigé de tout ce que vous
voudrez. Dites
que nous ne répétions pas assez, que nous ne savions pas toujours nos
rôles, que nous n’avions que des
notions très vagues de la mise en
scène. Allalou, quand il réglait ses premières pièces, ne s’inquiétait
que des rentrées et des sorties. Mansali seul savait préciser les
mouvements de scène. Ksentini déchaîné
dans son personnage, se
lançait à travers choux. »
La formation artistique des comédiens et des techniciens n’étaient pas au point. L’essentiel était d’organiser le spectacle et de contrôler les entrées et les sorties. Certes, Mohamed Mansali qui fit des études à Beyrouth connaissait quelque peu certaines techniques de mise en espace, mais même dans les pays du Machreq, les problèmes de formation et de maîtrise technique se posaient avec acuité. Il fallut attendre longtemps avant de voir des hommes comme Mustapha Kateb, en contact permanent avec les européens, s’intéresser sérieusement à l’art de composer des pièces et à la manière de coordonner et d’organiser les différents éléments du spectacle. Les années quarante et cinquante constituaient en quelque sorte un tournant important dans l ‘appropriation des techniques d’ écriture scénique. Ainsi, certains hommes de théâtre arrivaient donc à mieux gérer l’espace et à entreprendre des calculs et des esquisses géométriques. Les pièces étaient donc mieux construites. Ce qui n’était pas le cas avant où tout s’articulait autour du jeu du comédien. Ksentini, par exemple, évoluait sur scène comme un véritable conteur qui séduisait l’assistance par un usage intelligent de jeux et de tournures linguistiques. Avec Mustapha Kateb, la représentation s’illustrait par une certaine rigueur et une continuité au niveau dramaturgique. Certes, au même moment, d’autres, continuaient à fonctionner de la même manière que Ksentini ou Allalou. C’était le cas de Touri par exemple.
Après l’indépendance, d’autres noms, plus qualifiés et mieux formés, investissaient la scène : Alloula, Kaki, M.Kateb, Hadj Omar, Bouguermouh, Hachemi Nourredine, Allel el Mouhib,etc. Ces metteurs en scène apportaient une certaine opriginalité et une extraordinaire force à la représentation dramatique aklgérienne. Chacun tentait, en fonction de sa formation, de mettre en œuvre une mise en scène qui rompait avec les sentiers battus et tant rebattus des entrées et des sorties, en recourant à l’imagination et en intégrant une sorte de grain de folie qui apportait fantaisie et originalité. Certains s’étaient illustrés par des expériences singulières comme Alloula ou Bouguermouh par exemple. Ils s’étaient lancées dans des travaux de recherche qui remettaient en question le mode d’agencement conventionnel et le lieu théâtral dominant. Alloula cherchait à utliser les éléments de la culture populaire qu’il investissait d’historicité. Il s’expliquait ainsi sur sa conception de la halqa (forme populaire sous forme de cercle) 1:
« La halqa constitue une possibilité dramaturgique susceptible
de
contribuer à la création de nouveaux rapports représentation-public.
Le théâtre amateur, en recourant à
l’usage des tableaux dans ses
pièces, tente de rompre avec le théâtre aristotélicien qui, d’ailleurs,
correspond à un certain discours idéologique. Dans le théâtre, le
le travail sur la voix et le corps peut
nous aider à accéder à des
niveaux supérieurs d’abstraction. »
Si Alloula recourt à la culture populaire et essaie de rompre avec le style d’agencement aristotélicien et en mettant en question le lieu théâtral, Slimane Bénaissa articule son travail autour d’une série d’oppositions : conflits entre deux espaces incompatibles, fonctionnement antagonique de personnages incarnant des univers parallèles. Kateb Yacine fragmentela scène, de telle sorte à ce que Djeha-conteur, soit le cœur de toutes les situations et le catalyseur du récit et des changements scéniques. L’espace est morcelé, ouvert où plusieurs éléments cohabitent : musique, chants, parole et gestes. Hadj Omar accorde une importance particulière à la cohérence et à la correspondance des signes déterminant expression gestuelle, physique et orale.
Les questions sociales déterminent la mise en relation des matériaux techniques et mettent souvent en œuvre deux instances spatiales et un univers à deux niveaux correspondant à la stratification de la société en deux ensembles opposés, distincts, à la limite antagoniques. Cette fragmentation et ce morcellement de la scène, lieu où parole et image se côtoient, obéissent à une logique idéologique prévalant dans l’Algérie de l’indépendance. Ainsi, la mise en scène est marquée par les soubresauts idéologiques et les contingences sociologiques. La mise en scène est en quelque sorte une mise en espace de réalités sociales précises et une lecture particulière des conflits qui secouent la société, interprétation animée par les interstices de l’imaginaire. D’ailleurs, le travail de mise en scène est le lieu où s’investissent durablement et fortement l’imaginaire social et l’imaginaire individuel. Les techniques brechtiennes, souvent associées à des éléments de la culture populaire, dominent le travail de certains metteurs en scène qui ne négligent pas pour autant le maître d’œuvre de l’écriture scénique, Stanislavski. D’autres courants animent les territoires scéniques. Les traces éparses de Grotowski, Kantor, Vilar ne sont pas absentes du travail technique d’un certain nombre de metteurs en scène.
Il est à signaler que de nombreux comédiens convertis à la mise en scène ignorent souvent les rudiments élémentaires de la mise en forme d’un cahier de mise en scène ou de régie. Cette situation rend le travail du chercheur extrêmement difficile dans la mesure où il n’arrive pas à trouver des documents lui permettant de suivre le fonctionnement de la mise en scène. On passe parfois du texte à la scène sans un travail préalable concourant à la mise en branle des éléments participant de la mise en relation des éléments du spectacle et à l’interpellation des espaces médiateurs entre texte et représentation. Ainsi, souvent, les auteurs mettent en scène leurs textes sans tenter de tracer les contours géométriques de la scène ou tenter une écriture scénique qui absorberait le texte et qui fonctionnerait de manière autonome. On passe à la lecture à l’italienne et on se met à se balader sur le plateau sans aucune interrogation des instances spatiales et temporelles. Les autres éléments de la représentation, figés et statiques, ne viennent le plus souvent que pour « illustrer » le texte. Leur présence est ainsi accessoire et ne contribue pas grandement à l’élaboration du sens. Décor « réaliste » ou suggestif, il n’apporte pas un « supplément d’âme » au spectacle qui ne compte le plus souvent que sur les performances des comédiens. Certes, on utilise les autres matériaux scéniques, mais on ne réussit pas souvent à les mettre en relation et à provoquer une certaine unité. On a parfois affaire à une lecture à l’italienne bis sur scène. L’écriture scénique exige un travail minutieux et rigoureux où chaque détail conserve son importance et adhère au discours théâtral global et contribue ainsi à l’élaboration du sens général de la représentation.
Des expériences intéressantes comme celles du Théâtre de la mer ou de Théâtre et Culture, formations évoluant vers la fin des années soixante-début des années soixante-dix, proposèrent une écriture scénique originale qui recourait à l’image comme lieu fondamental de la théâtralité. Temps et espace éclatés, démultipliés qui contribuaient à la dissémination des signes et à la mise en condition du sens, synthèse de toutes ces relations unissant jeux corporels et gestuels, images et expression dialogique et vocale. Ainsi, la poétique du corps (mime, pantomime, objectivation de l’objet) articulait la représentation et se manifestait le plus souvent par la réappropriation d’images et de figures métaphoriques.
La notion de mise en scène est encore mal assimilée en Algérie. Mais les années 90 ont permis, malgré la pauvreté de la production dramatique, de mettre au jour l’apparition de quelques noms qui commencent à maîtriser les lieux quelque peu escarpés de la réalisation. De nombreux jeunes metteurs en scène formés dans de grandes écoles étrangères apportent aujourd’hui leur savoir-faire, comme d’ailleurs quelques anciens comédiens qui ne craignent pas de tenter quelques judicieuses expérience. Mais les choses restent encore difficiles. Ce n’est pas un groupe de papillons qui fera le printemps théâtral. L’absence de formation et le manque de production favorisent le marasme de la représentation artistique. Les problèmes rencontrés par nos hommes de théâtres se retrouvent
également dans les autres pays arabes qui, malgré la présence ancienne de troupes et de structures de formation, n’arrivent pas encore à dépasser la médiocrité ambiante et de rompre avec le bricolage.
d)La formation du personnel artistique
Le thème de la formation artistique revient comme un leitmotiv dans tous les textes officiels. Quel est le ministre de la culture qui n’évoqua pas cette question ? Dans un pays à tradition orale, tous les ministres de la culture qui se sont succédé depuis 1962 n’arrêtèrent pas de proférer des paroles bavardes et « tonifiantes » sans souvent rien apporter de nouveau à la représentation culturelle. Aucune nouvelle structure théâtrale ne fut construite depuis 1962 à tel point que de nombreux hommes de culture s’interrogent sur l’utilité du ministère de la culture peuplé d’une armée de fonctionnaires et de secrétaires promptes à tourner les pouces. De temps à autre, des étudiants sont envoyés à l’étranger dans le cadre de la coopération. A leur retour, le désenchantement et la déception les acculent à la passivité et à la démission.
La fermeture en 1973 de la section « Art Dramatique » dépendant de l’école d’art dramatique et chorégraphique condamna le théâtre à vivre dans la marge du professionnalisme et du sérieux. L’école d’art dramatique et chorégraphique vit le jour en 1964 grâce à la bonne volonté de quelques hommes de théâtre dont M.Kateb et M.Boudia. Patronné à ses débuts par le Théâtre National Algérien (TNA), s’occupant exclusivement de la formation de danseurs et de comédiens dont deux promotions sortirent en 1967 et 1968, il fut par la suite rattaché aux services du ministère e l’information et de la culture. En 1973, la branche « théâtre » disparut au profit d’une section « musique » qui admit durant une certaine période des élèves de l’Institut National de Musique (INM) appelés peu après à évacuer les lieux.
La section « Art Dramatique » assura la formation d’une trentaine de comédiens. Paradoxalement, le diplôme de fin d’études n’est toujours pas reconnu alors que les étudiants suivirent une formation quelque peu sérieuse avec l’apport d’enseignants étrangers comme les égyptiens Saad Ardache, Alfred Faraj et Karam Moutawa’ et français. En 1975, l’institut forma des animateurs culturels (cycle de formation de deux années) spécialisés dans les disciplines suivantes : audio-visuel, arts scéniques, musique et peinture. Les jeunes diplômés de cet établissement devaient être affectés dans des maisons de la culture qui n’existaient pas. Ils se retrouvèrent souvent condamnés à exercer dans des administration ou au chômage. Le statut régissant ce nouveau métier est encore indisponible.
Aujourd’hui, l’institut revient à sa vocation initiale (les arts scéniques), mais rencontre de très sérieuses difficultés : absence d’encadrement compétent et performant, ambiguïté du statut, manque d’organisation, insuffisance des moyens financiers et matériels. Certes, quelques enseignants arrivent, grâce à leur dévouement, à entreprendre un travail intéressant. Placée sous la tutelle du ministère de la culture, cette institution forme des comédiens, des techniciens et des critiques. Les étudiants suivent un enseignement « théorique » ou général et un cursus pratique, technique.
Il y avait également, à une certaine époque, des conservatoires à Oran et à Alger qui assuraient des cours d’art dramatique.
Les pouvoirs publics ne semblent pas avoir pris conscience de l’importance de autres métiers constitutifs de la représentation théâtrale : éclairage, décor, musique, costumes, scénographie, etc. La décennie 90 vit le retour, après la fin de leurs études à l’étranger, de quelques techniciens de la scène : scénographes, metteurs en scène, critiques…Nombre d’entre eux exercent à l’institut national d’art dramatique de Bordj el Kiffan.
A l’université, les départements de français et d’arabe assurent des cours de théâtre souvent donnés par des enseignants qui ne maîtrisent pas la matière et qui n’ont jamais visité un édifice scénique de l’intérieur. D’où cette confusion souvent entretenue par méconnaissance du fonctionnement de l’art scénique entre théâtre et littérature. Le théâtre est considéré par de nombreux enseignants de ces départements comme partie intégrante de la littérature. Il n’existe pas encore de programme précis. A l’université d’Oran, existe depuis quelques années, un département de théâtre, mais l’absence d’un encadrement sérieux pose problème. Des étudiants des instituts de sociologie et de communication traitent de sujets relatifs à l’activité théâtrale dans le cadre de leurs mémoires de fin d’études.
Ainsi, l’art scénique reste mal vu et vit encore à l’ère du bricolage. Peut-on faire fonctionner des théâtres sans comédiens et techniciens formés en conséquence ?
CHAPITRE 5
Problèmes de langues
Depuis les débuts du théâtre en Algérie, la question linguistique a toujours constitué l’un des points essentiels du débat sur la représentation théâtrale. Quel est l’auteur auteur algérien qui ne connu/connaît pas ce problème. Ni Bachetarzi, ni Ksentini, ni Alloula, ni Kateb Yacine, pour ne citer que ces auteurs, ne purent s’en sortir sérieusement de ces questionnements ininterrompus sur la langue à utiliser dans leurs textes. Quelle langue faut-il choisir ? L’arabe littéraire, l’arabe parlé, le tamazight ou le français. Le choix n’est décidément pas facile. Le débat reste toujours d’actualité. Les auteurs, les journalistes, les chercheurs et les comédiens continuent encore à évoquer cette question qui reste toujours posée dans tous les pays arabes et africains. Opter pour l’une ou l’autre langue, c’est s’exposer aux foudres de l’une ou de l’autre tendance.
La polémique est parfois sous-tendue par des relents idéologiques. Les tenants de l’arabisme ne pouvaient/peuvent admettre l’adoption d’une langue autre que la langue « littéraire ». Pour eux, les idiomes populaires sont incapables d’exprimer l’être, la nation. La langue arabe, sacralisée et figée, pouvait/peut, selon des lettrés conservateurs, traduire les pensées et les destinées des grands personnages tragiques. Le discours de ce courant marqué le plus souvent par des relents xénophobes, se voit, de temps en temps, s’imposer sur la scène culturelle officielle, mais ne semble pas encore fort pour investir durablement la sphère théâtrale1. Un réformateur algérien très connu parle ainsi de l’usage fait à la langue arabe par l’élite conservatrice 2:
« Il en résulte que la langue arabe, divinisée, ne peut plus
évoluer et
l’adoration de ses adeptes rend intangible une syntaxe irrévocable-
ment réduite à une quinzaine de formes, au point qu’il est devenu
sacrilège de constituer une forme nouvelle au moyen des préfixes
appropriés. Ce qui serait parfaitement possible dans l’esprit même de
cette langue. »
Les adeptes des idiomes populaires (surtout l’arabe « algérien ») pensent que l’arabe « classique » exclurait du théâtre le large public et altèrerait considérablement la communication. Faut-il faire du théâtre pour une élite dont une partie n’a que mépris pour les valeurs populaires véhiculées par l’art dramatique ? Le choix est tout à fait clair et simple : il ne s’agit nullement d’une entourloupette idéologique mais d’une décision née de la relation qu’entretiennent les hommes de théâtre avec leur public. Il n’est pas question d’évacuer du champ de la représentation théâtrale les couches populaires qui, dans leur grande majorité, ne maîtrisent pas la langue « classique ». Il ne faut pas perdre de vue que le théâtre en Algérie est le fait d’hommes issus du « peuple ». Rachid Ksentini, Allalou, Touri sont d’origine populaire. Comment pouvaient-ils se permettre d’exclure de leur espace de représentation les gens auxquels ils s’adressaient ? Entre le « peuple » et l’élite cultivée , ils avaient choisi le « peuple ».
C’est le récepteur qui détermine la langue à employer. Ce n’est ni un décret gouvernemental, ni d’obscurs principes qui imposeraient l’accessoire au détriment de l’essentiel, la communication avec les différents publics. Ces derniers temps, le kabyle commence à s’imposer en Kabylie où des pièces sont montées dans cette langue. Ainsi, des festivals de théâtre en kabyle sont régulièrement organisés à Tizi Ouzou et Béjaia.
I-Une brève introduction à la situation linguistique en
Algérie
La situation linguistique en Algérie est hétérogène. Les quatre langues en présence (l’arabe « littéraire », le français, l’arabe « algérien » et le tamazight avec ses variantes) dans le champ socio-culturel s’affrontent, se heurtent en vue de prendre en charge le pouvoir symbolique. Les grandes manifestations de 1980(grèves des étudiants « arabisants » suivies quelque temps après par le mouvement de revendication des cultures populaires animé par des étudiants et des militants politiques à dominante kabyle des universités d’Alger et de Tizi Ouzou) mirent sérieusement en relief la complexité de la question linguistique souvent mal traitée dans les discours politiques officiels. Au nom de l’arabisation, les cultures et les langues populaires furent souvent marginalisées, voire interdites.
L’absence d’une politique linguistique transparente provoque de grands conflits et de profondes tensions opposant, pour reprendre J.M.Benoit, deux pôles, « celui d’une singularité déconnectée et celui d’une unité peu respectueuse des différences ».
On assista au début des années 80 à un antagonisme violent entre les deux camps : les champions du particularisme et les adeptes du rejet des cultures populaires et de l’adoption d’une langue unique, supranationale : l’arabe « littéraire ». Mostéfa Lacheraf mettait dans un article publié dans l’hebdomadaire, Algérie-Actualité, dos à dos les deux tendances 1:
« Il ne convient pas aux intégristes musulmans ou conservateurs
arabisants de notre temps de se réclamer indûment de générations
dont la qualité enrichissante, communicative et éclairée des brassages
ethniques, et la démarche détendue, sans complexe et autonome de
la foi et de la culture devaient tout à elles-mêmes et, plus encore, à
des
faits socio-économiques constituant l’une des bases majeures, l’un des
moteurs déterminants de l’évolution ou du choix des peuples dans le
Moyen-Age. De la même façon, un sectarisme opposé serait à bannir
s’il s’avisait de remettre en cause l’histoire vécue par les siens en
privilégiant uniquement une époque plus ancienne qui est censée être,
à l’exclusion de toute autre, un paradis perdu, une source inaltérée de
l’authenticité, un titre de noblesse, alors qu’elle est commune à tous
au delà des langues adoptées après coup ou conservées depuis les
origines. »
En Algérie, nous sommes en présence d’une situation de bilinguisme avec diglossie. Définisons les termes. Le bilinguisme suppose la présence d’un locuteur ou d’une communauté « maîtrisant » deux systèmes linguistiques tandis que la diglossie se définit par l’utilisation de deux langues de manière alternative et complémentaire dans des conditions culturelles différentes.
a)Les langues en présence
Nous allons essayer de présenter les langues en présence sur le marché linguistique : l’arabe « littéraire », l’arabe « algérien », le tamazight et le français. Pour ce faire, nous empruntons au sociolinguiste marocain Ahmed Boukous sa répartition des attributs aux langues en présence (au Maroc, la situation sociolinguistique s’apparente avec celle de l’Algérie) :
a)Le tamazight (avec toutes ses variantes, le kabyle, le chaoui, le mozabite…) n’est pas standardisé, mais il est doué d’autonomie, d’histoire et de vitalité.
b)L’arabe « marocain“ (ou « algérien », dans notre cas) n’est pas standardisé, il n’est pas non plus autonome car il entretient des rapports d’hétéronymie avec l’arabe « littéraire » : il est cependant vital car il sert de vernaculaire principal.
c)L’arabe « littéraire » est évidemment standardisé, il est autonome et historique, mais ne fonctionnant pas comme langue maternelle, il n’est pas doué de vitalité.
d)le français et l’espagnol sont des langues étrangères imposées par le protectorat, ils sont standardisés, historiques, autonomes, mais non vitaux dans la communauté (pour le cas de l’Algérie, nous ne pouvons parler de langue espagnole).1
Ces attributs s’appliquent bien à la situation linguistique algérienne. Le tamazight et l’arabe « algérien », langues maternelles, appartiennent à des catégories culturelles et linguistiques bien précises. Orales, apprises dans le milieu familial et groupal, considérées par le pouvoir officiel comme « basses » par rapport au français et à l’arabe « littéraire », elles servent de moyen d’expression aux contes, aux légendes, à des poèmes et à d’autres formes littéraires et artistiques comme le théâtre et le cinéma. Elles sont utilisées dans la vie quotidienne. Frappées souvent d’interdit ou péjorées, ces deux langues restent encore en dehors d’un certain nombre de pratiques sociales. Les manifestations de 1980, essentiellement dominées par les kabyles de l’algérois, mirent en avant la « nécessaire » réappropriation des cultures populaires. Le pouvoir fit des concessions en acceptant de rétablir la chaire de berbère supprimée en 1973 et en insistant sur l’importance du patrimoine populaire. Aujourd’hui, plusieurs travaux de linguistes montrent la possibilité d’une transcription de ces langues. Dans un passé récent, les textes tamazight étaient écrits en arabe ou en caractères latins. Un problème se posait : le tamazight comprend des phénomènes qu’on ne trouve pas dans les systèmes alphabétiques arabe et latin. Il existerait en Algérie entre quatre et cinq millions de tamazightophones répartis entre la Kabylie (le kabyle), les Aurès (le chaoui), le M’zab (le mozabite), le Sahara (peuplé de touareg utilisant le tifinagh). Un grand nombre de linguistes algériens travaillant sur le tamazight semblent privilégier le tifinagh comme2 moyen de transcription.
La politique berbère, dirigée par les autorités coloniales, utilisa cette question dans le but évident de diviser les algériens et favorisa les conflits et les tensions entre les arabophones présentés comme des nomades venus d’Arabie et les berbérophones, prétendument originaires d’Europe.
L’arabe « littéraire », langue officielle écrite mais non utilisée dans la vie courante, présentée comme langue unique et unificatrice, est affublée du statut de langue nationale. C’est une langue supranationale. Elle est le lieu d’expression de l’héritage arabo-musulman utilisée dans un grand nombre d’appareils idéologiques (radio et télévision, presse, justice, enseignement…), elle est considérée comme un espace de pouvoir. Sa légitime récupération obéit à une logique historique.
Le français occupe une place de choix même si son champ d’usage se réduit de plus en plus. Introduite par le colonialisme qui est une « pathologie de l’Histoire », la langue française, présente surtout dans les circuits économiques et considérée comme le véhicule de la « modernité », est presque absente du champ théâtral et artistique. Mais de nombreux textes littéraires, historiques et universitaires sont toujours écrits dans cette langue. Qui a dit que la littérature algérienne d’expression française est condamnée à mourir jeune ?
Le français et l’arabe, idiomes standardisés, constituent les seuls espaces « légitimes » de la parole, aux yeux du pouvoir. La maîtrise d’une de ces deux langues est indispensable pour l’exercice du pouvoir. Ahmed Boukous parle ainsi du phénomène de la reconnaissance d’une langue dominante 1:
« L’acte d’officialisation de la langue est un acte politique
d’une
importance cruciale car il confère un statut privilégié à une variété
linguistique parmi d’autres et partant, frappe d’interdit les autres
variétés puisque la première seule est légitimée. »
b)Un peu d’histoire
Pour comprendre la situation linguistique en Algérie, un bref aperçu historique est nécessaire.
-La langue arabe : Langue du Coran, introduite en Algérie après l’arrivée des arabes au septième siècle, l’arabe s’imposa graduellement dans la société algérienne. Les historiens admettent l’existence de deux phases dans l’arabisation de l’Algérie. Zohra Siagh écrit à ce propos 2:
« Au premier siècle hégirien/septième siècle J.C, l’arabisation
toucha
d’abord les grands centres urbains : Constantine, Béjaia, Alger,
Tlemcen, Oran, etc. Puis, ces cités arabisèrent à leur tour l’arrière-
pays (généralement montagneux) avec lequel elles entretenaient des
relations. (…)
Les parlers issus de cette première phase d’arabisation ont été
dénommés « parlers
préhilaliens » et se subdivisent à leur tour en
« parlers citadins » et « parlers villageois » ou
« parlers djeballa ».
(…). Au cinquième siècle/onzième siècle J.C, l’arrivée des tribus
bédouines(Béni Hillal et Soulaym
principalement) par le Sud-Est du
pays et remontant vers le Nord, va contribuer de manière plus étendue
à l’arabisation de la population autochtone. »
L’arabe parlé dans la vie quotidienne est sensiblement différent de la langue « classique ». Chaque région possède son propre parler. L’adoption de l’arabe ne modifia pas entièrement les structures socio-culturelles autochtones. Les populations « berbérophones » ne résisteront pas fortement à la pénétration culturelle arabe. L’invasion ottomane poursuivit dans le sens des activités religieuses et encouragea l’ouverture d’écoles religieuses et la constitution de confréries islamiques. A la veille de la colonisation, existaient plusieurs établissements scolaires dispensant essentiellement un enseignement religieux. La conquête coloniale française ralentit sensiblement cet enseignement. Plusieurs écoles furent fermées. Alexis de Tocqueville écrit dans un rapport en 1847 1:
« Partout, nous avons mis la main sur
ces revenus (des habous) en les
détournant en partie de leurs anciens usages. Nous avons réduit les
établissements charitables, laissé tomber les écoles, dispersé les
séminaires. »
Mais durant la colonisation, et surtout après 1920, les organisations nationalistes mirent en avant la revendication linguistique : de l’Etoile Nord-Africaine(ENA), au Front de Libération National, l’Association des Oulama, le Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques(MTLD). D’ailleurs, les Oulama, sous la direction de Abdelhamid Ben Badis, ouvrirent des écoles et des centres culturels. L’enseignement de l’arabe y fut exclusivement dispensé. La devise de cette association était la suivante : l’Algérie est notre patrie, l’Islam notre religion et l’arabe notre langue.
L’indépendance acquise, cette revendication revient dans tous les discours officiels. Les congrès de Tripoli et d’Alger, la Charte Nationale et les différentes sessions du comité central de l’ex-parti unique, le FLN, insistent sur « l’arabisation effective » de l’Algérie et « la réappropriation de la langue arabe » considérée comme unique et unificatrice, « conformément au cours de l’histoire, aux exigences de notre révolution et à celles de notre époque »2. Ce discours de l’unité est explicite dans la charte nationale (1976) 3:
« La langue arabe est un élément essentiel de l’identité
culturelle du
peuple algérien. On ne saurait séparer notre personnalité de la langue
qui l’exprime. Aussi, l’usage généralisé de la langue arabe et sa
maîtrise en tant qu’instrument fonctionnel créateur est une des tâches
primordiales de la société algérienne au plan de toutes les
manifestations de la culture et à celui de l’idéologie
socialiste. »
Aujourd’hui, plusieurs secteurs sont arabisés : l’enseignement, la justice…mais d’autres domaines restent encore réfractaires à cette opération.
Les langues maternelles
Jusqu’à l’arrivée des arabes, le tamazight était l’unique langue de la population algérienne. Mais son extension se réduisait au fur et à mesure que l’arabe s’imposait :Gilbert Grandguillaume propose une lecture particulière :
« Les dialectes tamazights sont issus des langues parlées au
Maghreb
avant la conquête arabe au VIIIème siècle. Celle-ci a entraîné
l’arabisation dialectale de la majeure partie du Maghreb,
principalement les
villes. »
Les langues populaires sont orales, non écrites et souvent chargées de marques négatives. Les autorités coloniales ont tout fait pour péjorer ces deux idiomes (tamazight et arabe « algérien »). Dans un souci de division, le colonialisme a voulu opposer arabophones et berbérophones. Aujourd’hui, les langues maternelles demeurent encore non reconnues, non enseignées.
Le français
La colonisation française imposa la langue française dans tous les secteurs d’activités (enseignement, média, administration…). Les rares algériens, admis à fréquenter l’école française, ne purent avoir droit à un enseignement en arabe. Au début, il y eut une sérieuse résistance. Mais petit à petit, les autochtones prirent conscience de la nécessité d’aller à l’école de l’Autre. Le français fut réellement imposé comme langue unique, mais cela ne veut nullement dire que les portes de l’enseignement étaient ouvertes à tous les algériens. C’était tout à fait le contraire. En 1962, plus de 85% des algériens étaient analphabètes. Le français, après l’indépendance, voyait ses champs d’intervention connaître un fléchissement à la suite de la mise en œuvre d’une politique d’arabisation. Dans les textes officiels, le syntagme « langue étrangère » remplace paradoxalement le terme « français ». Ce fonctionnement par allusion exprime la volonté des dirigeants algériens de considérer au même titre toutes les langues étrangères. Mais le français est doté d’un statut particulier dans la société algérienne et ses champs d’usage sont encore larges. Le journal El Moudjahid(en langue française) tirait à lui seul dans les années 80 plus que tous les titres en arabes confondus. On sait également que le français reste encore la langue de l’enseignement technique et scientifique. Les derniers débats sur l’arabisation montrent bien que le français est très utilisé dans certains secteurs. La correspondance inter-entreprises se fait souvent en français. Des romans et des poèmes y sont toujours publiés. Leur nombre augmente sensiblement.
2-Quelle langue faut-il choisir ?
Le débat marque le territoire culturel. La question des langues traverse tout le champ théâtral. Depuis les premiers balbutiements du théâtre en Algérie, le choix linguistique pose problème. C’est avec Djeha de Allalou que l’option pour l’arabe « dialectal » fut affirmée avec force. Mais ce choix ne pouvait qu’être discuté et contesté par l’élite intellectuelle arabisante de l’époque qui décida ainsi de bouder définitivement le théâtre. Il existait encore dans les années dix-vingt quelques troupes qui jouaient leurs textes en arabe « littéraire ». Les associations culturelles et religieuses de Blida et de Médéa mirent en scène des textes en arabe « classique » : Feth el Andalous, Mc Beth de Shakespeare, Le meurtre de Hussein, fils de Ali, Salah Eddine el Ayyoubi, Jacob le juif, etc. Le public qui fréquentait ce théâtre était essentiellement constitué de lettrés. Les gens du peuple y étaient exclus. Cette exclusion d’ordre linguistique correspondait à une certaine stratification de la société.
En 1926, Allalou monta Djeha, l’histoire d’un personnage populaire. Ce fut la première pièce en arabe « dialectal » et une grande révélation. Pour la première fois, le public retrouvait son vécu et s’identifiait à des personnages incarnés par des comédiens algériens qui lui parlaient de son quotidien. A partir de cette année, les auteurs se mirent à jouer leurs textes en arabe « populaire ». Abdelkader Djeghloul écrit ceci à propos de la langue utilisée par Allalou 1:
« Avec Djeha, la culture cesse d’être un acte normatif pour
devenir
spectacle. Au sérieux d’une éloquence mal à l’aise dans son habit
occidental ou machrékien, il substitue le rire. Jeu des acteurs mais
aussi jeu de mots. Langue remise au travail, disant à nouveau le réel
vécu à partir de la mise en œuvre de plusieurs niveaux de langue.
Langue populaire, certes, mais non pas langue vulgaire, dans laquelle
s’expriment les valets, mais aussi les rois. »
Les pièces de Allalou, écrites en arabe « dialectal, empruntaient au « peuple » sa langue, ses jeux de mots, ses tournures syntaxiques et sa poésie. Les algérois se retrouvaient enfin dans des œuvres dramatiques et s’identifiaient à des personnages puisés dans l’imaginaire populaire. Les jeux de mots participaient de la parodie des situations et des récits mythiques : Haroun er Rachid devint Qaroun (le corrompu), son porte-glaive Masrour se fit appeler Masrou’ (l’abruti), un savetier prit le nom du héros légendaire, Antar, etc. Allalou subvertissait les mythes arabes, les détournait de leur sens initial pour leur substituer une signification particulière, remettant ainsi en question une certaine lecture du passé, rompant tout simplement avec un héroïsme guerrier qui marque le parcours officiel.
L’élite intellectuelle de l’époque, trop nourrie de mythes passéistes, s’attaquait violemment au théâtre de Allalou considéré comme vulgaire et indigne de la littérature. Abou Khalil el Qabbani connut les mêmes difficultés en Syrie. Après l’incendie qui avait détruit son théâtre provoqué par des pyromanes se recrutant dans les rangs conservateurs, il dut s’exiler en Egypte. Seule, selon les lettrés de l’époque, la langue « littéraire » était apte de véhiculer le discours des grands personnages tragiques. Ils oubliaient vite que les premières tentatives en arabe « classique » échouèrent lamentablement, faute de public. Ali Chérif Tahar écrivit trois pièces sur l’alcoolisme, Ach chifa ba’d et âna (La guérison après l’épreuve), Khadi’at el gharam (La duperie des passions) et Badi. El Mouslih (Le réformateur) et Fi Sabil el Watan (Au service de la patrie) furent jouées en 1921-1922. La langue utilisée dans ces textes était inaccessible au grand public qui bouda ces représentations qui, d’ailleurs, développaient des thèses sociales et philosophiques que les spectateurs avaient de la peine à comprendre, en l’absence d’une sérieuse connaissance de l’arabe « populaire ». Le public populaire entretenait donc une relation d’étrangeté avec les textes se réduisant à de simples lectures dramatiques.
Avec Allalou, Ksentini et Bachetarzi, le théâtre choisit la langue du quotidien. De temps à autre, une pièce en arabe « classique » était réalisée dans quelque ville d’Algérie. Mais le public avait tout simplement opté pour la langue « dialectale ». Ainsi s’exprimait Allalou dans ses mémoires 1:
« Il est incontestable que l’arabe parlé dont nous usions a
rendu le
théâtre accessible au grand public.
Cette langue appelée à tort « vulgaire » était à l’époque une
langue
usuelle purement arabe. Pour l’essentiel, elle n’était différente de la
langue classique que par le non-respect de
la syntaxe et de la
morphologie. C’était une langue populaire par excellence et nos
poètes s’en sont toujours servi pour toucher le peuple. On peut citer,
pour preuve, les innombrables poèmes et les chansons élaborés depuis
des siècles concurremment à la littérature en arabe classique. (…)
C’est un fait indubitable, l’arabe usuel que nous avons utilisé dans
nos pièces a contribué à intéresser le public algérien au théâtre. Le
spectateur comprenait les dialogues, y trouvait du plaisir ainsi qu’un
délassement contrairement à certaines pièces ardues, en arabe
classique qu’on ne comprend qu’avec peine. »
Le théâtre rencontrait ainsi son public. Les gens comprenaient enfin ce qui se disait sur scène. C’étaient leurs mots, leurs proverbes et leur langue qu’ils retrouvaient dans la bouche des comédiens. Déjà en 1932, Mahieddine Bachetarzi disait ceci dans le journal, Oran Matin 2:
« Voyez-vous, nous ne sommes pas arrivés à résoudre d’une façon
définitive une question pourtant essentielle et qui continue à nous
embarrasser considérablement. C’est la suivante : comment devons-
nous écrire nos pièces ? En arabe littéraire ou en arabe
parlé ?
Quelques premiers essais en arabe littéraire n’ont été compris que par
Quelques lettrés en arabe. La grande foule s’en est éloignée.
Nous avons tenté des essais en arabe parlé qui ont obtenu des
succès d’affluence certains, mais ce sont là des succès un peu faciles
qui ne nous ont nullement satisfait. Des applaudissements venant d’un
public plus cultivé, plus compréhensif nous auraient flattés davantage
et mieux encouragés à persévérer. Or l’élite arabe et arabisante nous
a, au contraire, adressé des reproches : »Pourquoi, nous a
t-on dit,
descendez-vous au niveau de la foule ignorante, alors que vous
devriez l’élever vers vous, affiner son goût, lui insuffler l’amour de
l’arabe littéraire qui se meurt ? ». Aussi, avons-nous
longtemps hésité
puis finalement, nous nous sommes arrêtés au compromis suivant :
dans la même pièce, nous avons fait voisiner l’arabe littéraire et l’
arabe parlé. Pour les scènes d’un comique facile, nous avons laissé la
place à l’arabe vulgaire, mais pour les dialogues un peu plus relevés-
dialogues d’amour, discours ou conversations de personnages
occupant une certaine situation, etc…-nous nous sommes servis de
l’arabe littéraire. »
Bachetarzi et Allalou ont une conception différente de la langue
parlée. Le premier, de souche bourgeoise, très proche des thèses
assimilationniste, la considère comme une « langue vulgaire »
tandis que le second parle de « langue du peuple » (il répond
à Bachetarzi en employant le groupe de mots « à tort »
placé devant « langue vulgaire »). Mahieddine Bachetarzi
distingue donc deux langues : l’arabe « classique » et
l’arabe « vulgaire ». L’ « arabe vulgaire »
serait la langue parlée par le « peuple », apte uniquement à prendre
des situations primaires et primitives, pauvres alors que l’arabe littéraire se
verrait marquée positivement, « noble » et « supérieure ».
Seules les pièces jouées en arabe « dialectal » réussissent à drainer
le large public qui retrouve ainsi sa langue. C’est pour cette raison
essentielle que les auteurs algériens choisirent d’écrire dans la langue
« populaire ». L’exemple des pièces de Allalou, de Ksentini et de
Touri confirme cette thèse. Alloula, Kaki, Kateb Yacine, Benguettaf et Bénaissa
démontrent qu’on peut écrire de grandes œuvres artistiques en arabe
« dialectal ». La question ne se pose pas en termes de langues(s)
mais dans la maîtrise des techniques de la scène. Souvent, ce sont des gens qui
n'exercent pas dans les métiers du théâtre qui sortent leur étendard de
défenseurs de la "pureté" linguistique. Cette manière de réduire
l'art théâtral à l'outil linguistique provoque de sérieux malentendus. Le langage théâtral ne se
limite pas uniquement à la langue mais embrasse toute une série de médiateurs
sans lesquels il n y aurait pas de représentation.
Le débat sur la langue à
utiliser durant la période coloniale était très animé, souvent houleux.
Aujourd’hui, après l’indépendance, la question linguistique est toujours à 1’ordre du jour,,Dans tous les débats, les tables rondes et les festivals, la question linguistique est souvent le lieu et l’enjeu de discussions et de polémiques sans fin.
Le choix de l'arabe
"dialectal" détermina pendant la colonisation l'adoption des genres
comiques : le vaudeville, la farce et la comédie. Il était inconcevable de
mettre en scène des personnages ou des pièces « classiques » ou
tragiques. Les personnages tragiques s’expriment exclusivement dans la langue
littéraire. L’expérience de Rachid Ksentini, El ahd el Oaufi(Le
serment fidèle),une tragédie en trois actes, fut un
retentissant échec. Toutes les pièces tragiques furent jouées en arabe
« classique". L’association des Oulama encouragea les auteurs qui
mettaient en situations des personnages historiques et des événements du passé
glorifiant l’Islam, les combattants de
la foi et de la "nation" arabe.
Le théâtre de langue classique entrait dans le cadre de leur programme
de scolarisation et d'enseignement de la langue arabe. Des pièces comme Othello
et Mc Beth de Shakespeare, Antigone de Sophocle
furent interprétés par des élèves de Médersa (écoles) dirigées par les Oulama.
La méfiance des "élites arabisées" à l'égard de la
langue"dialectale" ne disparut pas. Bien au contraire, elle
s'exprimait bruyamment dès qu'une pièce historique était montée à Alger, Oran
ou Constantine. Arlette Roth décrit ainsi les polémiques de 1947 à propos du
choix linguistique 1:
"La question du
choix de la langue rebondît dès 1947 à 1’occasion de pièces historiques, et de
drames traduits. Les polémiques s’enchaînaient dans la presse. Quelques troupes
s'efforcèrent de créer un répertoire en langue classique. Il se jouait environ
cinq ou six pièces annuellement à l'Opéra d'Alger. Ces représentations ne connaissaient pas de succès d’affluence et
le public dans sa plus grande partie ne suivait pas. Leurs partisans
déclaraient que toute pièce mettant en scène des héros légendaires devait être
écrite en arabe littéraire, seul susceptible par sa richesse, d’exprimer de
nobles sentiments et de conserver aux personnages leur majesté et leur
dignité. Les partisans de la langue
arabe classique n'optaient d’ailleurs pas pour l'arabe littéraire figé, mais
pour l’arabe moderne et vivant tel qu’il a cours en Orient. »
Cette querelle d'ordre
linguistique-également idéologique-rebondissait souvent dans les mêmes termes.
La même polémique évoquait la question de l'esthétique au théâtre. Ni Rachid
Ksentini, ni Allalou, encore moins Bachetarzi et Touri ne pouvaient apporter
une dimension esthétique à cette langue populaire utilisée par des hommes
considérés, à juste raison, comme les pionniers et les promoteurs de l’art
scénique en Algérie. Leur champ lexical était souvent très limité. Les auteurs
ayant une formation rudimentaire ne pouvaient se permettre d'entreprendre un
quelconque travail sur la langue. Cette incapacité à rendre l'arabe populaire
plus accessible aux différents publics éventuels de la représentation théâtrale
constituait un écueil important altérant la communication.
Les premiers hommes de
théâtre comme Allalou, Ksentini ou
Bachetarzi ont ln mérite
d’avoir introduit la langue arabe populaire dans le théâtre.
3-Le choix définitif de
l'indépendance
Durant les premières années
de I’indépendance, les responsables du
théâtre en Algérie voulaient faire "un théâtre populaire"
ouvert aux larges masses et à l'écoute des
pulsations de la société. Pour ce faire, les auteurs écrivaient leurs pièces en
arabe populaire. Quelques pièces seulement furent écrites en arabe
« littéraire » et en francaîs. L’exception ne faisait nullement la
règle. Mais cela ne veut nullement dire que le débat sur le choix linguistique
était clos. De temps à autre, des universitaires « arabisants »
s’attaquent à l'usage de l'arabe "dialectal" dans le théâtre et
suggèrent l'emploi exclusif de la langue « littéraire ». Même un
ministre de la culture en exercice à l'époque s' était insurgé contre l’emploi
de la langue populaire sans s'interroger sur les véritables causes de son
adoption par les hommes de théâtre arabes. Les dramaturges du Machrek, dans
leur majorité, écrivent leurs pièces en arabe "populaire » local.
Certains arrivent même à rédiger deux
textes, le premier pour la publication en arabe « littéraire » et le
second dans la langue populaire pour la scène. Tewfik el Hakim cherchait une
voie médiane ou tierce. Le phénomène ne se limite donc pas uniquement à
l'Algérie mais s’étend à tous les pays arabes et africains. Les réalités diglossiques caractérisent le
terrain linguistique. Jusqu'à présen ? tles théâtres montent très rarement
des pièces écrites en arabe "classique ».
Les troupes algériennes
n’utilisent que dans de très rares occasions l’arabe « littéraire ».
Le français n'est plus actuellement à l'ordre jour. Certes, ces dernières
années, vers la fin des années 80 et le début des années 90,des pièces furent
traduites en français et jouées le plus souvent dans les centres culturels
français(CCF). Ziani Chérif Ayad, Slimane Bénaissa et des comédiens du
TRA(Annaba) montèrent des spectacles en français en Algérie et en France pour
les deux premiers notamment dans les
rencontres francophones de Limoges. Le tamazight ou le berbère (sa variante
kabyle) s’impose de plus en plus en Kabylie, surtout depuis les événements de
1980 (revendication de la langue et de la culture berbère).
De nombreux textes furent
mis en scène par des amateurs et même des professionnels(c’est le cas de Mohamed
Fellag qui monta une pièce à Béjaia au TRB). Des festivals et des séminaires du
théâtre en berbère sont organisés de temps à
autre en Kabylie.
Nous pouvons déceler
plusieurs variétés dialectales. Nous avons affaire à un espace linguistique
hétérogène. Chaque auteur, chaque théâtre régional présente un idiome
particulier. Les auteurs recourent à plusieurs niveaux de langue. Dans les
pièces du théâtre d’ amateurs, par exemple, chaque personnage emploie un
langage particulier. L'intellectuel,le
syndicaliste et l’homme politique
"progressiste" utilisent une langue « intermédiaire » pour
reprendre le linguiste M.Belkaid. Le
paysan dont l'espace de parole est réduit utilise souvent une langue
"pauvre",trop marquée par l'accent et de nombreux bégaiements,
onomatopées et hésitations. Les femmes emploient une langue où se trouvent
mélangés le français et l'arabe « dialectal ».
Pour faire réaliste,
plusieurs auteurs reprennent la langue « brute » de la rue sans la
retravailler, l’investir d'oripeaux esthétiques ni la considérer comme un
élément intégrant du travail théâtral. Cette confusion "langue de la
rue"/langue du théâtre est à l'origine de la pauvreté de nombreuses
oeuvres dramatiques. L’usage du cliché et du stéréotype est abondant dans la grande
partie des pièces produites par les troupes d'amateurs et quelques textes du
théâtre professionnel. Zobra Siagh, dans une remarquable thèse de troisième
cycle, arrive à cette conclusion à propos du théâtre d’amateurs, remarques que
nous pouvons étendre à certaines pièces des théâtres d'État 1:
"C'est un théâtre
certes en arabe parlé, mais le statut qu' il réserve le plus souvent au
tamazight-être un « accent » ou un support à chansonnettes-rend
compte de son statut
politique-un dialecte appelé
à être effacé ou à la rigueur à survivre comme élément folklorique-plutôt que
de sa situation réelle comme instrument de communication pour au moins 20% de
la population algérienne.
Dans les situations formelles, dans certaines relations de
travail, les personnages de théâtre utilisent exclusivement l’arabe classique
ou bien une langue moyenne (que nous avons appelé arabe classique moyen) entre
le premier et l’arabe parlé, alors que les personnages sociaux réels
utiliseraient au moins pour moitié le français, étant donné le nombre de
lettrés dans cette langue l’utilisant exclusivement dans le travail. »
Si l'on excepte Alloula, Kaki, Kateb Yacine,
Benguettaf, Bénaissa et Fetmouche, nous pouvons dire que les auteurs
algériens emploient une langue manquant
souvent de poésie et de force. Dans la plupart des cas,
nous sommes en présence d’un mélange linguistique hétéroclite qui désarticule le jeu théâtral et piège la
communication. Ce "brouillage », caractéristique essentielle de
nombreuses productions, influe négativement sur le jeu et l'interprétation et
fausse la relation entre scène et public(s).On a l'impression que certains auteurs procèdent en
recourant à une sorte d'analogie peu opératoire entre le temps de la
représentation et le temps réel
ou de la "rue" et considèrent le théâtre comme une reproduction
directe du vécu. D’où ce mélange quelque peu biaisé de l'arabe
de la rue, c’est à dire non retravaillée, du français, de l’arabe
« classique » et du berbère, dans certains cas. La compétence
linguistique est souvent absente. L’unique souci de nombreux auteurs de pièces
est de respecter la vraisemblance et de faire oeuvre « réaliste ».
Le théâtre en Algérie est un
théâtre bavard. La parole l'emporte sur le jeu. Nous sommes beaucoup plus en
présence d'une mise en paroles que d'une mise en scène prenant en charge tous
les attributs du spectacle. Les personnages, trop bavards, n'arrêtent pas de
parler. Dans Lejouad et Legoual, deux
expériences très originales,,un ou deux personnages investissent la scène, la parole fait fonctionner le
récit, lui permet d’être incisif et de retrouver sa
cohérence. Alloula innove, produit une autre langue ancrée dans le réel
mais également obéissant à la lettre aux besoins et aux nécessités de la
communication théâtrale et aux exigences des instances temporelles et
spatiales. La parole n’est plus l’esclave et l’otage du temps direct du vécu
mais elle se trouve synthétisée et analysée proposant un nouveau moule non
dépourvu de poésie. Ici, le choix de la parole correspond à un désir conscient
de l'auteur de réintroduire la voix(e) du gouwal(conteur)et de la halqa
(cercle) et de remettre en selle une nouvelle relation avec le public. Il n'est
pas inutile de rappeler que c'est le public, lors d'une représentation d'El
Meida (La Table)devant des paysans qui po»sa Alloula à
tenter ce type d’expériences. La réception est à l’honneur. Chez Kaki, la
poésie suggère l’image et lui apporte une indéniable dimension dramatique.
L’héritage poétique des aèdes populaires,Ben M’saîb, Ben Brahîm, Ben Khlouf ou
Si Abderrahmane El Médjdoub détermine cette manière de faire de cet auteur qui,
d’ailleurs, emploie souvent le mot Diwan(reoueil de poésies lyriques) dans ses titres :
Diwan el Garagouz, Diwan Essalhine ou Diwan
Lemlah. L’option poétique est claire mais cela n'exclut nullement la
présence en force dans les mises en scènes d’autres attributs formels qui
donnent à l'image poétique une force et une puissance extraordinaires. Certes,
la parole ou le mot structure la pièce mais ne limite nullement la manifestation
d'autres éléments langagiers. Diwan Essalhine est un texte
construi à partir de quelques poèmes de Abderrabmane El Mejdoub, un grand poète
populaire maghrébin. Le discours des personnages correspond à la structure
poétique des textes d'El Mejdoub. L’impac du théâtre grec et plus
particulièrement d' Eschyle dans l'architecture dramatique des pièces de Kaki
est très perceptible. Kateb Yacine fait également appel à la parole qui
structure le récit et à l’aide de contes de Djeha, fait du verbe une dimension
langagière importante de son spectacle. Le verbe fait éclater la scène et lui
permet de mieux gérer le discours théâtral fondé sur la parole deu
conteur-comédien. Parole giratoire, lieux et enjeux de toutes les situations
dramatiques, elle est faite de mélange de plusieurs niveaux de langues. Ce
côtoiement linguistique apporte au texte une grande ouverture sur la société et
une aptitude à jouer et à se jouer de nombreux registres.
Slimane Bénaissa crée une
sorte de dynamique entre le mot et l'expression du comédien, une
métamorphose s'opère et permet au récepteur d'apprécier la profondeur et les
non-dits du discours. Images fortes et poésie populaire, tels sont les
éléments-clé de la langue de cet auteur comme d'ailleurs, un jeune auteur de théâtre
de Constantine Mohamed Tayeb Déhimi qui, recourant à l’imagerie populaire et
historique, inscrit sa langue dans une sorte de durée mythique. Omar Fetmouche
de Bordj Ménaiel synthétise dans la bouche des personnages des situations
linguistiques et thématiques. M’hamed Benguettaf allie le verbe poétique à une
langue populaire rendue plus proche de l'arabe « classique », c’est à
dire obéissant souvent aux normes syntaxiques de l’arabe
« littéraire ». Rouiched emprunte jeux de mots, dictons populaires et
tournures syntaxiques originales et expressions à la culture de l’ordinaire, au
quotidien.
En Algérie, la parole est
reine. Le gouwal(diseur) raconte des histoires et narre des événements vécus.
Le meddah (un conteur qui vante les mérites de tel ou tel personnage de telle
ou telle tribu) fait appel essentiellement à la parole. Il faut aussi
comprendre que le théâtre dans les pays arabes fut emprunté essentiellement à
la France, pays où émergea ce "théâtre e la parole",,expression chère
à Artaud. L’une des critiques les plus sévères faîtes aux pièces de Corneille,
de Racine et bien d'autres auteurs dramatiques français par Antonin Artaud(Le
théâtre et son double) est cette propension à accorder une place
prépondérante à la parole et au verbe au détriment du jeu.
C’est ainsi que les
dramaturges algériens, marqués par le
conte populaire, divers jeux
dramatiques populaires et le théâtre français, ont conçu leur manière de
construire leurs textes, privilégiant la parole aux dépens du jeu physique et
de l’image corporelle et gestuelle. Ecartelés entre la nécessaire parole du
conteur « traditionnel » et les exigences du théâtre d’origine
européenne, les auteurs dramatiques mettent en situations des personnages
parfois bavards qui se jouent de leur propre verbe. Les jeux de mots, les
proverbes et les dictons populaires peuplent l’univers dramatique algérien.
Un grand nombre d’auteurs recourent à une langue « intermédiaire »
que définit ainsi le linguiste algérien, M.Belkaid :
« L’arabe intermédiaire, c’est à dire l’usage
conjugué d’un arabe non
dialectal et d’une certaine variété de dialectal,
est une langue encore
instable, trop différenciée selon les locuteurs,
les niveaux culturels et
la situation. Il est patent que tel sujet emploiera
une forme dialectale
où quelqu’un d’autre sera porté à produire une
forme du « classique »
sans que le critère de différenciation soit
décisif. »
Encore une fois, nous insistons sur l’hétérogénéité des niveaux et des
systèmes linguistiques. Les troupes n’utilisent pas essentiellement l’
« arabe intermédiaire », mais intègrent d’autres niveaux
linguistiques et d’autres langues comme le français, le tamazight ou l’arabe
« classique ». Slimane Bénaissa emploie pas moins de quatre idiomes
dans sa pièce, Babor Eghraq (Le Bateau coule ou fait
naufrage) : l’arabe « dialectal », l’arabe
« littéraire », le français et le berbère. Def el Goul wel Bendir du
théâtre régional de Constantine (TRC) fait parler les personnages en plusieurs
langues. L’arabe « littéraire » se transforme en un espace de
nostalgie et de pérégrinations oniriques. Le français intervient pour
interrompre le récit et provoquer un processus de distanciation.
Ces dernières années, particulièrement la période des années
soixante-dix, apparut une forme d’écriture « collective ». Quelques
membres d’une troupe se constituent en noyau et se mettent à construire, après
une enquête préliminaire, leur pièce. Mais souvent, cette écriture est
effectivement prise en charge par le ou les animateurs de l’équipe. Il y a
toujours une ou deux personnes qui dominent et orientent le groupe. L’empreinte
de Abdelkader Alloula est très marquée dans des textes dits collectifs, El
Mentouj (Le produit) et El Meida (La
Table basse), deux pièces produites par le théâtre régional d’Oran. Ce
style particulier d'écriture propre au théâtre d’amateurs ( certaines
expériences de ce type furent tentées par les troupes régionales de Constantine
et d’Oran)produit généralement un texte "incohérent qui fait cohabiter de
manière anachronique plusieurs niveaux de langue. D’où d'ailleurs la présence
manifeste et obsédante de discours stéréotypés et de clichés désuets. El
Meida et El Mentouj sont truffés de mots et de phrases
tirés directement de la presse. L'objectif de ces pièces était d'expliquer les
chartes de la Révolution agraire et de la Gestion Socialiste des entreprises.
Ce souci didactique favorise l’emploi d’une langue stéréotypée, marquée du sceau
du discours politique dominant.
Dans plusieurs pièces algériennes, nous avons affaire à un discours monologique. Tous les personnages parlent d’une même voix et produisent des discours redondants et répétitifs. Il n’y a plus de dialogue possible. C’est une suite de longs monologues. Le théâtre en Algérie use énormément de phrases passe-partout et de jeux de mots sans grande force.
Ce qui est nouveau, c’est la
réalisation de pièces jouées entièrement en kabyle. La décision de Brecht fut
traduite en kabyle et présentée au
festival du théâtre d'amateurs de Mostaganem.
Mohamed, prends ta valise de Kateb Yacine, Les
piliers par Issoulas, Adhlas Bougdhoudh..., furent directement montées
en kabyle. Fin des années 80-90,,une série de pièces est mise en scène en tamazight.
Le théâtre de Béjaia ne lésine pas sur les moyens pour marquer sa présence sur
ce terrain. L'une des premières expériences fut tentée par le comédien Mohamed
Fellag qui adapta une pièce de Mrozek. En
1997,le festival de théâtre d’expression amazigh est à sa quatrième
édition. Il y eut une dizaine de productions. Lors de la trente-troisième
édition du festival de Mostaganem (août 2000), une troupe de Tizi Ouzou joua
une pièce en kabyle. Comme d’ailleurs durant le mois théâtral organisé par le ministère
de la communication et de la culture en avril 2000 où le théâtre de Béjaia fut
représenté par une troupe qui interpréta un texte en berbère.
4-L’emploi
des langues en présence dans la société algérienne
Nous ne trouvons pas souvent dans la pratique
théâtrale les langues utilisées dans l’espace social. Seul l’arabe
« dialectal », idiome choisi pour faciliter la communication directe
avec le public, est le plus souvent employé dans les pièces algériennes. Ni le
français, ni l’arabe « littéraire », ni encore le tamazight (même si
cette langue réussit ces dernières années une relative incursion dans le champ
théâtral) n’arrivent pas à s’imposer dans le paysage dramatique algérien. Nous
allons tenter d’exposer brièvement le fonctionnement des langues dans la
pratique théâtrale algérienne.
a-L'arabe
"dialectal":Cette langue est utilisée dans la grande partie des textes dramatiques
depuis les années 20. Le répertoire du théâtre en Algérie se caractérise par
l'emploi de plusieurs variétés régionales.
Cette hétérogénéité du système linguistique s'expliquerait par
l'existence de nombreux parlers dans la société£ algérienne. Le discours du
paysan, souvent truffé de dictons populaires, de périphrases et de proverbes
est tout à fait différent du langage du technicien et du syndicaliste qui
emploient une langue à cheval entre le « classique » et le
« dialectal » Dans certaines pièces, la quête de 1’homologie
"langue de tous les jours/langue du théâtre" constitue un élément
essentiel de la théâtralité. Généralement, les utilisateurs de la « langue
intermédiaire » occupent l'espace le plus important de la parole.
Cette langue « médiane »,
un condensé de l'arabe « littéraire » et du
« dialectal » conserve souvent les structures syntaxiques de la
langue « classique ».Les textes de Alloula, Kaki, Benguettaf,
Déhimi et bien d'autres intègrent parfois une langue poétique quelque peu
travaillée et dépouillée et restent marqués par les traces -fort nombreuses- de
l’arabe « médian » Cette variante linguistique se retrouve
également dans de nombreux textes d'auteurs moyen-orientaux. Le travail sur la
langue reste déterminé par les effet et les scories de la diglossie et de l’expérience « réaliste ».
b-L'arabe
« classique » : Très peu utilisé dans le théâtre en Algérie. Les premières pièces furent écrites en arabe
« classique ». le choix de l’arabe « dialectal »
nempêcha nullement la réalisation ponctuelle de pièces en langue
« littéraire ». D’ailleurs, des auteurs comme Bachetarzi, Allalou et
Ksentini faisaient parler les
personnages marqués socialement (élite
arabisante ou hommes de religion) dans un arabe très proche du
« classique ». Quelques pièces furent montées en arabe
« littéraire ».Les Oulama, par exemple, encourageaient les auteurs à
écrire leurs textes dans la langue « classique ». Mohamed Laid
El KhelifA ou Tewfik el Madani, pour ne citer que ces deux auteurs, rédigèrent
des textes, certes manquant souvent de force dramaturgique, pour la scène. Rédha Houhou proposa
également quelques pièces. La plupart des textes écrits en arabe
« littéraire » n'ont pas été mis en scène. Le problème essentiel
reste la pauvreté de la construction dramaturgique de ces pièces beaucoup plus proches de la littérature que du théâtre.
Abderrahmant Madoui, Aboul' Id Doudou et Abdellah Rékibi firent quelques
tentatives plus ou moins heureuses. Trop peu de pièces furent montées après
l'indépendance. Mustapha Kateb mit en scène Le cadavre encerclé et
L'homme aux sandales de caoutchouc en arabe littéraire.
Aujourd'hui, l’arabe « classique »
est souvent pris en charge par des personnages représentant le pouvoir
politique ou religieux. Péjorée, la
langue littéraire devient le lieu privilégié de la caricature du discours dominant. Ses apparitions sont très
peu fréquentes et figent souvent la oommunication. Certains auteurs tentent
d'utiliser l'arabe de la Presse, c’est à dire une langue simple dépourvue des
images et des formules alambiquées.
c-Le français:Quelques pièces furent
jouées en français durant les premières années de l'indépendance. Actuellement,
jouer un texte en français ne drainerait pas la grande foule. C’est vrai que
vers la fin des années 80 et le début des années 90, des pièces, en dehors des
théâtres d’Etat, furent jouées en français notamment dans les centres culturels
français. Slimane Bénaissa et parfois Ziani Chérif Ayad donnent des
représentations en France où ils sont établis en langue française. Certains
autres auteurs comme Mohamed Kacimi, Arezki Metref et Aziz Chouaki font jouer
leurs textes en français.
Mais la langue française intervient dans 1a grande partie
des pièces algériennes. Des mots, des phrases parsèment les représentations. Ce
sont surtout les personnages féminins qui s’expriment le plus souvent en
français. Elle est considérée comme un espace d’acculturation et d’aliénation.
Le personnage s’exprimant en langue française est souvent marqué d’une charge
négative. Ce phénomène s’expliquerait par des contingences sociologiques et
historiques. La longue présence coloniale en Algérie imposa l’usage du français
dans de nombreuses situations de parole, surtout en milieu urbain. d-Le
tamazight :Cette langue-ou plutôt, le kabyle, une de ses variantes-
apparaît dans quelques pièces sous forme de chansons ou de phrases
entrecoupant des énoncés discursifs en
arabe dialectal. Chez Kateb Yacine, le
procédé est courant. Cette manière de procéder correspond au discours
idéologique de cet auteur. Des pièces sont jouées directement kabyle depuis
1980. Il existe aussi des festivals de théâtre en langue amazigh. Chez
Bachetarzi comme chez d’autres auteurs, c’est l’accent qui fait connaître le
kabyle. Ainsi, le kabyle se transforme en un espace où se manifeste parfois la
dimension comique. C’est l’univers rural. Péjoration?
Le théâtre en Algérie opta donc définitivement pour la langue « dialectale » mais de nombreux auteurs continuent à chercher une troisième voie, entre l’arabe « littéraire » et le « dialectal ». Les expériences de Alloula, de Kaki et quelques autres entrent dans ce cadre. Ce choix est tout à fait normal et logique. Les dramaturges insistent sur le fait qu'on ne peut dialoguer avec le large public qu'en parlant sa langue. Kateb Yacine qui a abandonné le français pour le « dialectal » s’expliquait ainsi1:
« Maintenant que
J’ai franchi le barrage, je reviens à ce que J'ai toujours désiré faire, un
théâtre politique dans la langue populaire. Si on me laisse faire, je m’engage
à écrire dans une seule année autant de pièces en arabe populaire que faire ne
peut. Grâce à la télévision, je pourrai m’adresser au public le plus large. »
Pour Kateb Yacine comme d'ailleurs pour Abdelkader Alloula
,Ould Abderrahmane Kaki, Slimane Bénaissa, M’hamed Benguettaf et Omar
Fetmouche, le choix linguistique obéit naturellement au discours développé dans
les pièces. Dans La Guerre de 2000 ans, Palestine trahie
ou Le Roi de l’Ouest, l’arabe populaire prend une autre
dimension. La structure syntaxique normative ou conventionnelle est souvent
subvertie, violentée. Ce n’est nullement l’arabe de la rue qu’on retrouve dans
les pièces de Kateb, mais une nouvelle langue obéissant à la structure du
travail dramatique. Les jeux de mots, les métaphores, les oxymores et
différentes images poétiques investissent la représentation. La langue devient
le lieu d’articulation de tous les éléments du langage théâtral.
Abdelkader Alloula (surtout dans ses dernières productions)
entreprenait un extraordinaire travail sur la langue, sa rythmique, sa
prosodie, ses images et sa syntaxe. Simple, sans fioritures, rappelant parfois
la parole des poètes populaires, la langue de Alloula, condensée et
synthétisée, donne à voir un univers extrêmement ouvert remplissant ainsi les
« trous » de la représentation et évitant les redites, les clichés et
les stéréotypes. Legoual (Les dires), Lejouad
(Les Généreux) et Litham (Le voile)
s’inscrivant dans la quête d’une nouvelle forme et d’une nouvelle démarche
dramaturgique ouverte aux jeux dramatiques populaires et à la pratique
théâtrale conventionnelle, se définissaient comme des espaces de rupture avec
le moule d’agencement « aristotélicien ». Alloula parlait
ainsi de son expérience 2:
« Je fais un travail sur le langage. Dans le
discours théâtral, plusieurs
éléments entrent en jeu. Ceux-ci obéissent à un agencement
réalisé
par un collectif. Mon travail sur la phrase est le
résultat de l’écoute
attentive de la formulation linguistique d’une
situation donnée.
J’interviens dans la musicalité et le rythme du
mot. Je fais un travail
d’artisan. Néruda que j’admire beaucoup parle à ce
propos, de mots
qu’il cisaille, qu’il perce. Je ne suis pas du tout
un spécialiste de la
linguistique et je n’ai pas l’intention de le devenir.
Je choisis des mots
qui peuvent avoir un impact dans la mémoire et
l’écoute du
spectateur. Le verbe est considéré comme un
élément-clé. Ce travail
sur le mot ne s’arrête jamais.
Nous
tentons de nous rapprocher le plus possible des signes
culturels du patrimoine. Lorsqu’on prête une
oreille profonde aux
parlers populaires, on se rend compte de
l’existence de métaphores et
d’images riches, extrêmement riches. »
Slimane Bénaissa articule son travail sur et autour de la
parole, une parole souveraine rythmant et structurant le récit. C’est à travers
le jeu linguistique que se construisent les espaces et que s’articulent les
différentes péripéties temporelles. La poésie n’est nullement absence de
l’univers dramatique, elle investit le texte. Chaque personnage met en oeuvre
son propre langage, sa rythmique et sa prosodie. Slimane Bénaissa s’exprime
ainsi sur son expérience 1:
« Il
est complètement absurde d’isoler la langue parce qu’au théâtre, il
y a d’abord le personnage impliqué dans une
situation qui détermine
obligatoirement une façon de parler précise. Le
travail sur la langue
est
l’expression de l’harmonie entre le personnage et son discours.
D’un autre côté, la langue dialectale que nous
utilisons au théâtre est
une langue essentiellement parlée. Quand j’écris
une pièce, elle subit
une entorse parce qu’on l’investit de formes
grammaticales qui ne lui
pas naturelles. Dans la phase de réalisation, il
faut lui faire retrouver
toute sa fraîcheur et sa spontanéité orale. C’est
là le plus grand
travail qu’exige la langue, ou tu la connais ou tu
ne la connais pas.
On ne fait pas de recherche sur la langue pour
parler uniquement.
Pour être inventif, il faut connaître la langue
elle-même. On a pris
l’habitude de considérer que tout ce qui appartient
au peuple est
facilement maîtrisable. Le peuple a ses ressources
et sa manière de
connaître.
On se réfère au rythme. Ceci est très intéressant
dans la mesure où
Il nous permet de donner à l’acteur une grande
aisance à dire son
texte. »
Chez Alloula et Bénaissa, la parole poétique traverse la
représentation. Les assonances et les allitérations, les expressions imagées et
une forme versifiée investissent le discours théâtral. Sélim dans Homk
Sélim (une adaptation du Journal d’un fou de Gogol) ou
Boualem dans Boualem Zid el Goudem (Boualem, avance !)
utilisent une langue poétique très proche de celle des conteurs et des
poètes populaires. Quatre langues (l’arabe populaire, l’arabe
« littéraire », le français, le kabyle et parfois le chaoui)
manifestent leur présence dans l’univers dramatique. Elles sont souvent en
conflit. Les personnages parlant l’arabe « classique » et le français
sont souvent marqués d’une charge négative. Leur langue se caractérise par une
floraison de clichés et de stéréotypes qui altèrent toute communication et
neutralisent le propos. Le tamazight (kabyle ou chaoui) est surtout pris en
charge par le chant (surtout chez Kateb Yacine).
A côté de ces pièces en kabyle, des textes, certes trop peu
nombreux, sont joués en chaoui (les Aurès). Le kabyle et le chaoui commencent
ces dernières années à investir la production artistique. La fin des années 90
a vu la réalisation de trois longs métrages en kabyle : La
Colline oubliée de Abderrahmane
Bouguermouh, une adaptation cinématographique d’un roman de l’écrivain Mouloud
Mammeri, Machaho de Belkacem Hadjadj et La Montagne de Baya
de Azzedine Meddour.
Pour conclure ce chapitre, nous pouvons dire que les
conflits linguistiques, apparents dans la société algérienne, ne s’affirment
pas avec force dans la représentation théâtrale. Des auteurs comme Kateb Yacine,
Slimane Bénaissa, Abdelkader Alloula, Ould Abderrahmane Kaki, M’hamed
Benguettaf, Tayeb Déhimi, Omar Fetmouche, Ahmed Rezag, etc. arrivent à mettre
en situation les langues en présence dans le pays et à leur donner un statut
dramatique, c’est à dire dépendant des autres éléments du langage théâtral.
DEUXIEME PARTIE
Les traces de l’emprunt
CHAPITRE 1
De l’emprunt
Il n’y a pas de culture vierge. Toute culture emprunte à une autre des traits et des éléments correspondant à son vécu et à son besoin social. On ne peut vivre hors du monde. Les choses s’interpénètrent, s’entremêlent et se complètent. Ainsi, toute culture reste redevable à d’autres représentations culturelles et subit de plein fouet les transformations et les changements. Nous sommes en présence d’une situation d’hétéroculture qui met souvent côte à côte les traces et les conduites de schèmes culturels différents. La notion d’indépendance est elle-même marquée du sceau de l’indéfinissable et de l’illusoire. Aujourd’hui, est il-possible de parler d’indépendance en matière culturelle ? L’Histoire de l’humanité est l’espace privilégié de différents métissages, de multiples rencontres voulues ou parfois imposées et de divers lieux syncrétiques.
L’adoption du théâtre par les algériens correspond à une nécessité sociale et historique et à des manifestations latentes. Ce sont souvent les nations dominantes et hégémoniques qui imposent leur regard, leur façon de voir. Il es, certes, question d’interdépendance, mais dans des situations limites. Il n’y a pas d’échanges égaux entre peuples. C’est le « puissant qui « oblige » les autres à lui emprunter ses attitudes, ses comportements et ses valeurs. L’emprunt est souvent vécu par les peuples dominés comme une sorte d’excroissance suspecte ou un espace d’aliénation négative. Ainsi, le théâtre fut au départ considéré comme l’expression d’une culture dominante, coloniale qui risquerait de détourner l’autochtone de ses valeurs originelles. C’est pour cette raison que cet art, comme d’ailleurs les autres formes culturelles occidentales, rencontra de vives résistances avant d’être adopté par certaines élites urbaines. C’est au contact de la colonisation que fut découvert l’art de la scène qui comportait quelques similitudes avec quelques structures populaires, mais n’obéissant pas aux même schèmes d’organisation. C’était une discipline nouvelle. Les « échanges » ne sont pas, tout le temps, imposés et inégaux. Les sociétés, ouvertes par définition, communiquent leur savoir, leurs connaissances et leurs passions.
Si on examine de plus près les conditions d’émergence de l’art théâtrales dans les pays anciennement colonisés, on comprendra vite que cet art fut découvert et adopté dans une période de déclin et de décadence. C’est vers la fin des années 1840 et le début des années 50 que le théâtre fit son apparition au Proche Orient à la suite de quatre événements majeurs : expédition de Bonaparte et arrivée de troupes européennes en Orient ; la Nahda ou Renaissance ( qui n’était qu’une tentative d’appropriation des structures culturelles européennes) ; construction d’une armée unie et apparition des premiers embryons d’un Etat National ; départ en France d’étudiants égyptiens pour s’initier à diverses disciplines scientifiques, techniques et artistiques. L’Algérie, comme d’ailleurs les autres pays du Maghreb, connut la même situation sauf qu’ici, les autochtones n’admirent pas facilement ces nouvelles formes qui risquaient, selon eux, d’effacer leur propre culture. Si les élites du Machreq prirent vite en charge, fascinés par l’Europe, les formes artistiques occidentales, les algériens, trop méfiants, ne durent accepter ces nouvelles structures qu’après le passage de troupes égyptiennes qui légitimaient ainsi cette appropriation. L’Afrique Noire et le Maghreb découvrirent l’art théâtral durant l’ère coloniale. Mais la représentation associait en quelque sorte les éléments du terroir qui traversaient toute la société et la nouvelle structure qui apportait de nouvelles données et imposait sa propre forme.
L’appropriation du théâtre n’excluait pas la présence de faits culturels autochtones qui caractérisaient le fonctionnement de la représentation. Ainsi, des pièces « syncrétiques » où se faisaient voir les gestes du conteur et l’espace théâtral. Nous retrouvons souvent dans les pièces algériennes la structure du conte, les personnages des légendes populaires, Les Mille et Une Nuits et bien d’autres formes littéraires orales. La littérature orale dialogue avec Molière.
Le théâtre s’imposa au Maghreb vers le début du siècle. Redouté et suspecté, l’art scénique fut finalement adopté, assimilé par une partie de l’élite qui trouvait ainsi un moyen d’expression privilégié lui permettant d’entreprendre une communication avec le public et la diffusion de ses idées. Cet art qui fut accepté par une minorité s’imposa vite et atteignit les villes algériennes où se constituaient des troupes qui allaient monter des pièces et des sketches. Le théâtre arrivait à gagner les cœurs des algériens et s’intégrait ainsi à l’univers culturel national. Maxime Rodinson explique ainsi la question de l’emprunt :1
« Ce sont toujours, au départ, des
individus ou des groupes limités qui
empruntent. Ces emprunts n’acquièrent une signification que si
l’ensemble de leur société les adopte dans une mesure assez large. A
l’intérieur de chaque sous-système de la vie sociale, l’emprunt n’est
accepté que s’il intègre sans trop de difficultés dans le sous-système
existant, à moins que celui-ci ne soit en voie de transformation. Il
faut
que l’emprunt n’entraîne pas un
conflit trop grave avec
l’organisation, les valeurs, les modes d’existence du grand
emprunteur d’abord, de la société où il s’insère ensuite ou avec le
processus de leur transformation. »
La thèse de Maxime Rodinson semble se vérifier dans le cas algérien où les formes européennes furent tout d’abord adoptées par quelques lettrés qui empruntèrent des éléments n’entrant pas en conflit avec la culture locale. L’art théâtral rencontra un écho positif parce qu’il s’intégrait de manière relativement aisée dans le système culturel national où existaient déjà des formes de représentation presque similaires. La domination coloniale facilita, en imposant ses propres formes et en péjorant les valeurs culturelles nationales, l’adoption de l’art théâtral. Depuis l’adoption du théâtre, de nombreux traits et éléments appartenant à différentes cultures s’interpellent, s’entrechoquent et s’interpénètrent dans la représentation dramatique. La rupture totale avec les formes culturelles originelles n’est nullement possible. Certes, les structures empruntées dominent, mais n’effacent pas de l’imaginaire collectif les espaces culturels autochtones qui refont surface dans toute situation de communication. C’est d’ailleurs dans ces conditions qu’apparaissent dans les textes dramatiques des résidus et des stigmates d’une mémoire populaire réfractaire à tout embastillement et à toute fermeture.
Après une farouche résistance contre tout ce qui incarnait la présence française, une partie des algériens, sous la pression des événements et des conditions sociales et politiques de l’époque, acceptèrent, souvent à contre-cœur, d’emprunter quelques formes de représentation européennes. L’emprunt est ainsi imposé par les circonstances et la présence coloniale, non consentie. La découverte de l’Autre s’était faite tragiquement. Ce ne fut donc pas de gaieté de cœur que les autochtones s’approprièrent certaines pratiques culturelles et politiques.
Il fallait attendre le début du siècle pour voir les choses prendre une autre tournure. Les nécessités historiques et les contingences sociologiques de l’époque engendraient d’autres relations et une autre manière d’appréhender les formes de représentation occidentales. L’emprunt fut synonyme de marginalisation et de disparition progressive des formes culturelles populaires, surtout dans les villes. Les villages, peu perméables aux nouvelles réalités et aux changements, n’étaient pas du tout, au départ, concernés par ces nouveaux mouvements qui marquaient l’espace urbain, mais finirent par la suite par y succomber à leur tour, condamnant presque définitivement les structures artistiques autochtones à une mort lente.
1-La tradition aux aguets
Comme nous l’avons déjà signalé, le théâtre, tel qu’il fut et est pratiqué en Algérie, est un art d’emprunt, adopté dans des conditions précises, marqué par les circonstances de son appropriation. C’est surtout un art d’ « importation » adopté tardivement par les algériens qui n’arrivent pas encore à le prendre sérieusement en charge et à lui apporter une sorte de légitimité ou de caution nécessaire à sa reconnaissance nationale. Cette situation ambiguë caractérise le paysage artistique algérien qui vit une sorte de réalité hétéroculturelle complexe.
C’est une élite algéroise qui s’empara de cet art et qui se mit à monter des pièces. Ce qui était nouveau, donc un objet de curiosité. Mais cet « art d’importation » n’empêcha/n’empêche nullement la présence d’éléments empruntés à la « tradition » orale qui investissaient/investissent la représentation. L’assimilation du modèle français n’effaça pas les lieux culturels populaires qui se manifestaient dans les pièces écrites par les auteurs trop marqués par l’imaginaire collectif et les stigmates de la littérature populaire. C’est vrai que plusieurs formes « traditionnelles » connurent une disparition certaine, une fois le théâtre adopté par les algériens, et surtout sous la pression des changements et des événements qui secouaient de fond en comble la société algérienne. C’est ce que le sociologue tunisien appelle « hypothèque originelle » et Jean Duvignaud pour décrire ces nouvelles réalités, nomme « les mythes et les idéologies dramatiques ».
Si l’on interroge la réalité du théâtre en Algérie durant le début du siècle, on s’aperçoit que Allalou, Ksentini et Bachetarzi qui empruntèrent le moule européen ne purent se détacher sérieusement de la force magnétique que constituait le fonds dramatique populaire qui investissait l’imaginaire et la culture de ces trois auteurs. La pièce théâtrale obéissait, certes, à la forme européenne d’agencement, mais devenait également un lieu qui cristallisait, volontairement ou non, les signes latents de la culture populaire. La structure du conte investissait toute la représentation. La poésie, souvent présente dans les espaces populaires, articulait le texte et devenait le centre de l’action. Comme d’ailleurs, la parole qui imprégnait le jeu et les performances des comédiens et déterminait les grandes figures géométriques et les déplacements scéniques. La mémoire s’introduisait par effraction dans un univers nouveau qui ne pouvait résister à cette incursion qui transformait la structure théâtrale. Profondément ancrés dans l’imaginaire populaire, les faits culturels originels se réveillent, de façon désordonnée et éparse, au contact de valeurs et de formes extérieures. La latence est marquée par la durée. Les signes latents caractérisent le vécu social et restent en éveil, en attente. Mais Arlette Roth qui ne semble pas avoir examiné la question évacue évasivement le problème en insistant uniquement sur le manque de formation des premiers auteurs. Elle écrit ceci 1:
« On se borna à adopter l’idée de jouer de petits sketches et à
insérer
ces productions dans un spectacle comportant des chants et des
danses présentées sous le nom de « fêtes mauresques ». »
Cette explication nous semble donc incomplète car elle évacue un élément important, la manifestation de l’imaginaire collectif et la sécularité des sociétés et des formes populaires enfouies, à l’état latent, dans le subconscient et qui se révèlent, à des moments peu précis d’ expressions culturelles et sociales. La culture populaire, prétendument disparue et considérée comme définitivement morte, se métamorphose subitement et réussit jusqu’à transformer les formes dites savantes. C’est surtout l’inattendu qui caractérise cette intrusion dans des espaces apparemment fermés. Ainsi, l’emprunt, souvent latent, parcourt les lieux peu « hermétiques » et accueillants de la forme empruntée. Les marques extérieures ou exogènes ne peuvent donc effacer, de manière définitive, les structures internes ou endogènes. Ces structures, productions investies de savoir et d’histoire, investissent la représentation dramatique algérienne. Les textes de Allalou, de Ksentini ou de Bachetarzi contiennent, bon gré mal gré, les résidus de la culture originelle qui obéit tout simplement au primat de l’appareil théâtral.
Les auteurs-acteurs qui comprenaient bien leur public et accordaient une grande importance à la réception mirent en scène des personnages tirés des contes populaires et de la littérature orale et écrite. Les thèmes s’inspiraient souvent du quotidien, des féeries et des contes. Les Mille et Une Nuits et les aventures de Djeha constituaient parfois des éléments-clés du spectacle. La première pièce algérienne en arabe « dialectal » décrivait les exploits et les ruses d’un personnage légendaire, Djeha, très apprécié dans les milieux populaires.
Les pièces obéissaient fondamentalement, sur le plan de l’agencement, à la structure théâtrale de type européen, mais se caractérisaient souvent par un fonctionnement circulaire, lieu du conte populaire, qui mettait également en œuvre le fantastique et le merveilleux. Découpées en actes (de un à cinq), les pièces reprenaient souvent des thèmes et des situations puisés dans l’univers du conte populaire. Les redondances, la forme en spirale, la primauté du verbe sur le jeu, l’importance du conteur, l’usage d’accessoires simples (la canne par exemple) étaient autant d’éléments qui investissaient le spectacle théâtral. C’était un théâtre du verbe, de la parole. Les comédiens se substituaient souvent au gouwal ou au meddah. Tout reposait sur la verve et l’habileté de l’acteur et sa capacité à employer et à maîtriser le jeu de la parole et de la réplique qui fait mouche. La réussite de Ksentini ou de Touri s’expliquent par cette propension à se lancer dans d’interminable improvisations qui mettent à l’aise le public habitué à ce type de situations retrouvant ainsi son conteur et la place publique ou le marché. Ainsi, la place publique s’introduisait par effraction dans le théâtre. Le spectateur la transportait dans les salles de spectacles. Le jeu de l’imaginaire est un élément important dans le fonctionnement de la représentation et de la réception.
Certes, le lieu physique et concret de la scène différait de l’espace ouvert du meddah ou du gouwal, mais une fois, au théâtre, les contingences culturelles et historiques déterminaient la relation qu’entretenait le spectateur avec la scène qui subissait ainsi de subtiles et de substantielles transformations marquées par l’intrusion de l’imaginaire du public. L’acteur de théâtre évoluait dans un espace clos alors que le meddah ou le gouwal jouait dans les souks et les places publiques des villes et des villages.
La satire sociale investit le parcours narratif du conte. Ainsi, les récits de Djeha dénonçaient la malhonnêteté des muftis, la cupidité de certains cadis et des riches, l’hypocrisie et les travers de la société algérienne. De nombreux thèmes et des personnages puisés dans le fonds populaire se retrouvaient réinvestis dans les pièces de Allalou, Bachetarzi, Ksentini, Touri et même Rouiched. Kateb Yacine articulait la structure narrative autour du personnage de Djeha (devenu, pour la circonstance Nuage de Fumée ou Moh Zitoun) qui se transformait radicalement sur scène et qui devenait le centre d’événements actuels. Cette association syncrétique de deux formes apparemment antithétiques marquait la représentation artistique et littéraire algérienne. Kateb Yacine, Abdelkader Alloula, Ould Abderrahmane Kaki et Slimane Bénaissa représentent largement ce courant qui reprend volontairement certains éléments de la culture populaire. Ainsi, ils donnaient naissance à une autre théâtralité, à une autre forme de théâtre mariant « tradition » et « modernité ». Kateb Yacine qui faisait appel à Djeha, tentait de briser le quatrième mur , de démultiplier les espaces et les temps en fragmentant le récit et de provoquer une relation tout à fait productive avec le public (de nombreuses représentations de ses pièces furent données en plein air). Abdelkader Alloula introduisait le gouwal (conteur) tout en reproduisant sur scène, avec ses limites, l’organisation concrète de la halqa (cercle) qui se trouvait prisonnière de l’espace scénique conventionnel. Nous pouvons citer quatre pièces qui allaient dans le sens de cette originale expérience : Homk Sélim, Legoual, Lejouad et Litham. Slimane Bénaissa se lançait dans d’extraordinaires jeux avec une parole qui mettait en œuvre l’organisation de l’espace et les différents mouvements des personnages et qui construisait graduellement le discours théâtral. Ould Abderrahmane Kaki célébrait un heureux mariage, Brecht et la culture populaire (Le porteur d’eau et les trois marabouts). Le verbe donnait à voir l’image et façonnait les différents niveaux scénique et les règles géométriques et scénographiques.
Le temps mythique, celui du conte, agitait les contours d’instances temporelles actuelles, concrètes et se conjuguait avec des espaces souvent précisés, déterminés par l’auteur et le metteur en scène. La démultiplication des temps et des espaces et la présence du merveilleux et du fantastique apportaient aux pièces une dimension poétique et engendrait un morcellement du parcours narratif. Les premières expériences algériennes investissaient leurs personnages et les situations mythiques d’un contenu puisé dans la culture de l’ordinaire. Allalou mettait en scène des pièces tirées des Mille et Une Nuits, mais reprenaient surtout les récits de ce chef d’œuvre tels que pris en charge par l’imaginaire populaire. Dans ses pièces, Aboul Hassan el Moughafal (Le dormeur éveillé), El Khalifa wa Essayad (Le calife et le pêcheur), Hallaq Gharnata (Le Barbier de Grenade) et Antar Lehchaichi (Antar, le fumeur de kif), il employait certes le schéma d’organisation conventionnel (découpage en actes, entrées et sorties des comédiens, construction d’un décor, costumes…), mais conservait les personnages, les situations et les instances spatio-temporelles. Il écorchait quelque peu les noms des personnages (Haroun er Rachid devint Qaroun er Rachiq) et renversa les rôles : Antar connu pour son courage légendaire et sa passion amoureuse se transformait, par la grâce de Allalou, en un homme craintif, indigne et peu fréquentable. La légende et l’histoire se voyaient subverties et investies d’un nouveau contenu et d’une nouvelle structure. « Tradition » et « modernité » se chevauchaient et dialoguaient dans une sorte d’univers de glace. Le discours originel laissait place à une transmutation dramatique qui mettait l’une à côté de l’autre deux conceptions du monde et de l’écriture dramatique. Cette transmutation des signes opérait un surinvestissement du sens et mettait en mouvement un geste double, mais paradoxalement concourant à la mise en œuvre d’une unité discursive. Ce nouveau mode d’écriture qui séduisait souvent le large public, se mettait paradoxalement au service d’une structure externe ou exogène qui imposait sa primauté au niveau de la représentation définitive. Les signes portaient et produisaient un système de représentation engendrant une sorte d’ambivalence discursive. Saadeddine Bencheneb expliquait ainsi l’apport de la « tradition » orale au théâtre en Algérie 1:
« L’histoire à laquelle puisent les auteurs algérois est
constituée de
récits merveilleux et légendes dorées transmises depuis des siècles de
bouche à oreille, non par des textes. Cette particularité tient sans
doute au caractère purement populaire du théâtre algérois (qui
est
un théâtre comique) dont les auteurs ne sont pas des érudits. (…) Les
œuvres algéroises ne sont pas des reconstitutions car les auteurs
puisent toujours leurs sources dans le fonds commun que le peuple a
constitué de la civilisation et de l’histoire arabe. »
Plusieurs auteurs utilisaient donc des récits et des histoires puisés dans le patrimoine littéraire. Ce n’étaient, certes, pas tous les comédiens qui s’inspiraient explicitement de la culture populaire, mais des éléments tirés de la culture populaire, marquaient de très nombreux textes dramatiques. Aujourd’hui, les choses commencent à changer quelque peu parce que le phénomène de l’occidentalisation s’amplifie fortement et gagne de nombreux espaces. Mais il y a des auteurs qui veulent réutiliser les anciennes formes dramatiques (la halqa, le gouwal, le meddah, Aissaoua…). Ainsi nous retrouvons dans le théâtre en Algérie des personnages et des situations tirés des Mille et Une Nuits et des contes populaires. Djeha, devenu Moh Zitoun chez Kateb Yacine, est très réemployé dans le théâtre. Actuellement, les auteurs arabes et africains s’intéressent sérieusement à la réadaptation des formes populaires. Les dernières productions algériennes sont souvent ponctuées par de fréquents appels à l’histoire ancienne et aux différentes structures dramatiques nationales. La pièce du théâtre régional de Constantine (TRC), Def el goul oual bendir (chauffes la parole) de Tayeb Déhimi transpose un certain nombre de formes anciennes (le gouwal, le meddah, les aissaoua, le Boughandja…) sur une scène et un espace clos qui surdétermine les signes de la représentation et les fait mouvoir dans une structure conventionnelle. H’mida Layachi, auteur, comédien, metteur en scène et journaliste, réussit dans ses travaux à provoquer la mise en œuvre d’une articulation pertinente d’une parole puisée dans le fonds poétique de l’Ouest Algérien et un jeu faisant appel à l’expression corporelle et visuelle. Les signes culturels populaires sont annonciateurs d’une sorte d’épopée et d’une remise en question du langage conventionnel. Les normes fléchissent, et s’assouplissent devenant moins contraignantes sous la pression de formes dramatiques empruntées à un autre univers culturel. Deux modes de représentation se mêlent et fabriquent une image syncrétique qui, parfois, met face à face deux systèmes de signes singuliers mais qui finissent par contribuer à la mise en œuvre du sens global et à la définition du discours global. La mise en scène, espace où se cristallisent différentes instances discursives particulières, se nourrit d’une ambivalence et d’une dualité spectaculaire qui, paradoxalement, produit un discours théâtral cohérent. Peter Brook travaille dans cette direction. « Théâtre ouvert », expérience originale du festival d’Avignon, en mettant en pièces l’espace clos, désarticule la conception dominante de l’art de jouer et de monter des textes. Ce type d’écriture est au cœur du débat dans les pays africains et arabes.
Le chant et la danse occupent, dans la plupart des cas, une place fondamentale. Il est évident que le lecteur décèlera trop peu de traces de la culture populaire dans certaines productions trop marquées par les expériences du théâtre conventionnel. Après la seconde guerre mondiale, des comédiens-auteurs eurent la possibilité de suivre des cours d’art dramatique dans des centres de formation français ( le centre régional d’art dramatique et le service de l’Education Populaire, notamment) et tentèrent de reproduire le mode d’agencement dominant dans l’entreprise théâtrale française. Mustapha Kateb et Abdelhalim Rais, venus au théâtre vers les années quarante, n’accordèrent qu’une place infime à la « tradition » orale. Leurs choix esthétiques sont formels : réemploi des techniques théâtrales conventionnelles d’écriture. Ils avaient une bonne maîtrise de l’écriture scénique qui leur permettait, malgré la lourdeur du dispositif scénique et l’insistance sur les capacités vocales, de construire des espaces originaux. Malgré les options explicites de ces deux hommes de théâtre en matière de mise en scène, il n’était pas exclu de retrouver des traces sensibles de traits et de caractéristiques du conte populaire. D’ailleurs, Mustapha Kateb réutilisa le personnage de Djeha dans la pièce, Djeha baa H’marou (Djeha a vendu son bourricot) qu’il mit en scène au Théâtre National Algérien (TNA) en 1983.
Le monologue ou le one man show, très utilisé durant les années 80 et 90 ne puise t-il pas sa sève dans la culture populaire, c’est à dire dans les récits des conteurs. C’est bien vrai que l’actualité politique et sociale est l’espace de focalisation de son discours qui détermine le parcours narratif et met en œuvre différents sens. La manière de narrer, le jeu avec l’ellipse, la démultiplication des entités spatio-temporelles et l’usage de certains accessoires rappellent sensiblement les techniques employées par les conteurs populaires. Mohamed Fellag réussit à associer deux instances narratives qui s’intègrent l’une dans l’autre et produisent un discours satirique qui est la marque fondamentale des récits de Djeha. Certes, Fellag reprend les techniques du théâtre conventionnel (clown, costume…), mais articule tout son travail scénique autour de la parole qui démultiplie les espaces et détermine les options temporelles. Layachi H’mida s’investit totalement dans cette entreprise de réappropriation de divers éléments empruntés au patrimoine culturel oral. Hakim Dekkar, un jeune comédien qui s’impose sérieusement sur la scène théâtrale algérienne, réinvestit l’espace du conteur et joue merveilleusement bien des mots, des mimiques et des gestes, à l’image de Ksentini et Touri ou de ces conteurs qui peuplent les places publiques. Ces comédiens peuvent évoluer sans problèmes dans des espaces ouverts. D’ailleurs, la performance de l’acteur et le jeu avec le verbe constituent les lieux-clé de la prestation spectaculaire.
L’adoption du théâtre ne se fit pas d’un seul coup, mais se caractérisa par une progression sinueuse et des ruptures constantes. De nombreux éléments techniques furent assimilés de manière progressive : le lieu scénique, le décor, le costume, la mise en place, etc. Cette évolution correspondait aux besoins et à la demande du public, souvent imprégné de culture française et des traces de sa propre culture et à la formation acquise par les hommes de théâtre.
Aujourd’hui, les auteurs insistent de plus en plus sur l’emploi des formes populaires . La « convocation » de la halqa (cercle), des Aissaoua ( hommes en transes) et du conteur (gouwal ou meddah) obéit à une volonté de remettre en question le genre théâtral et à un désir de rompre avec le mode d’agencement de la narration et le lieu scénique actuel considérés comme sclérosants et contraignants. Alloula intégrait la halqa et le gouwal dans le fonctionnement de ses pièces, mais ces formes se désintégraient vite, en l’absence d’un espace ouvert et un univers plus réceptif.
2-Passage de l’Orient
Il n’est nullement possible de faire abstraction en évoquant le parcours du théâtre en Algérie de l’important apport des auteurs et des troupes du Machreq à la représentation dramatique algérienne. Les pays du Machreq et du Maghreb possède un fonds culturel et une histoire à peu près similaires, du moins depuis l’arrivée des arabes et l’adoption de l’Islam en Afrique du Nord. La longue présence ottomane (turque) et l’existence de certaines formes dramatiques communes (le théâtre d’ombres, le garagouz, le mime, l’imitateur, le conteur…) consolident les liens et les rapports, déjà forts, qu’entretiennent ces deux groupes dans le domaine artistique. Le hakawati et le mouqallid (imitateur) comme le meddah et le gouwal racontaient des histoires et narraient des événements en se servant d’une gestualité particulière et en émaillant leurs récits d’agréables et plaisantes anecdotes. D’ailleurs, par la suite, les auteurs arabes intégrèrent ces formes dramatiques populaires dans la structure d’ensemble de leurs pièces proposant un autre type de représentation théâtrale singulier associant des éléments tirés de la culture orale et les réalités théâtrales dominantes.
Le comique dominait le spectacle « traditionnel » dans les deux cas. Ainsi, les premiers hommes de théâtre s’occupèrent de cette dimension qui allait marquer la représentation et mettre en œuvre un regard « syncrétique ». Mais il faut bien savoir que le théâtre apparut au Machreq bien avant les pays du Maghreb qui ne durent adopter cet art que grâce aux relations qu’ils entretenaient avec les auteurs et les troupes du Proche-Orient apportant ainsi une sorte de légitimité et une certaine caution à cette discipline découverte au contact de la colonisation. Certes, des théâtres français existaient en Algérie depuis le dix-neuvième siècle, mais les algériens refusaient d’assimiler les formes de représentation de l’Autre. Il fallut attendre le début du siècle et les tournées des troupes en 1907 de Qardahi et de AbdelQadir el Masri pour que les algériens commencent à s’intéresser à la représentation théâtrale. Les moyen-orientaux découvrirent l’art théâtral grâce à la France qui était présente, à la même époque, en Algérie, comme puissance coloniale. Les algériens redécouvraient ainsi la culture française par le truchement des élites du Machreq.
Le théâtre apparut au Moyen-Orient en 1848 bien avant son adoption par les algériens vers le début du siècle. La première pièce produite en Syrie (le Liban faisait partie à l’époque de la Syrie, comme d’ailleurs la Jordanie et la Palestine) était une adaptation de L’Avare de Molière, écrite par Maroun en Naqqash (1817-1855) et jouée en 1848 dans son domicile à Beyrouth. Un double processus avait précédé l’adoption de cet art : arrivée de troupes européennes au Machreq et visite de l’Egypte par des personnalités qui faisaient ainsi connaissance avec le théâtre. La première production de Maroun en Naqqash allait orienter sérieusement le théâtre qui allait emprunter les sentiers pluriels du comique. Jacob M.Landau le souligne bien 1:
« Il n’en demeure pas moins que cette œuvre (celle de Marun En
Naqqash) a tracé la voie au théâtre arabe en l’orientant vers le chant,
familier au public, et comique à la nature d’un peuple railleur
cherchant dans le rire un moyen de se décharger de l’oppression
politique et sociale dont il est victime. »
En Algérie, le théâtre adopta définitivement le genre comique, surtout après les années vingt et subit à ses débuts une extraordinaire influence des troupes Moyen-Orientales. Les premières pièces montées dans notre pays l’avaient été bien avant dans les pays comme l’Egypte, la Syrie et le Liban. Les textes mis en scène étaient souvent envoyés d’Egypte ou de Syrie par des lettrés du Machreq qui entretenaient des relations épistolaires régulières avec des amis algériens. Mohamed Mansali qui partit étudier à Beyrouth amena, à son retour à Alger, de nombreux textes dramatiques que joua Allalou avec sa troupe, La Zahia Troupe. Georges Abiad, un grand homme de théâtre d’Egypte, adressa quelques pièces à des algériens lettrés qu’il aurait rencontrés à Paris. L’Emir Khaled entretenait des relations amicales avec cet auteur. Mc Beth de Shakespeare (traduction de Mohamed Haft), Al mourou’a wal wafa (Vertu et fidélité) et Chahid Beyrouth (Le martyr de Beyrouth), textes adressés par Georges Abiad à l’Emir Khaled, furent montés à Médéa, à Blida et à Alger. Ces pièces furent jouées par des associations culturelles et religieuses.
En 1921, la troupe égyptienne de Georges Abiad débarqua en Algérie et présenta deux pièces : Salah Eddine el Ayyoubi, inspirée des Burgraves de Victor Hugo et Thawratou el arab, drame historique tiré du roman, Le Talislman de Walter Scott. Une année après, ce fut au tour de l’ensemble dramatique de Azzedine de présenter deux nouvelles œuvres au public algérois : Jules César et Roméo et Juliette de Shakespeare. Les tournées de Qardahi et et de Abdel Qadir al Masri, de Georges Abiad et de Azzedine contribuèrent grandement à l’adoption du théâtre par les élites algériennes. Juste après la tournée de Georges Abiad, un algérien, du nom de Tahar Ali Chérif, mit en scène trois drames sociaux : ach chifa ba’d al ànà (La guérison après l’épreuve), Khadi’at el gharam (Les déceptions de l’amour) et Badi. Saadeddine Bencheneb parlait ainsi à propos de Georges Abiad 2:
« Cette utopie devint vite une réalité et ce souhait fut exaucé
par une
troupe égyptienne qui avait inclus l’Algérie dans une de ses tournées
à l’étranger. Les jeunes algériens furent au comble de la joie. Ils
entourèrent les artistes, leur posèrent mille questions, leur soumirent
des projets, leur demandèrent des conseils et reçurent de vifs
remerciements. Après le départ des Egyptiens, ils tentèrent de jouer
une pièce. Ils se donnèrent beaucoup de mal à répéter les rôles, à
trouver des décors dans le magasin du Théâtre municipal de la
capitale, à lancer des invitations et placer de rares billets. Un public
restreint d’étudiants, d’amis, de parents et de gens poussés par la
curiosité donna à ces promoteurs du théâtre arabe en Algérie
l’illusion que leurs efforts n’avaient pas été inutiles. »
Ces tournées égyptiennes firent paradoxalement connaître l’art théâtral aux jeunes algériens qui, ainsi, pouvaient pratiquer cette nouvelle discipline qui leur permettait de dire leur vécu et de mettre en scène leurs préoccupations et leur passé mythifié. Leur impact sur la production dramatique des premières décennies fut considérable. Ainsi, les auteurs du Machreq orientèrent le jeu eu les options thématiques et esthétiques des hommes de théâtre algériens qui considéraient les auteurs du Moyen-Orient comme leurs modèles attitrés. De très nombreuses pièces écrites par des auteurs égyptiens et syriens furent montés par des algériens qui s’identifiaient aux personnages mis en scène. Les algériens rencontraient ainsi la France à travers la production moyen-orientale qui reproduisait le schéma dramatique français et reprenait souvent des pièces entières. Bien avant la première tournée de la Comédie Egyptienne (El Komidia el masria) à Tunis et à Alger bien avant Qardahi en 1907 et présenta des pièces européennes : Roméo et Juliette (Shakespeare), Cinna et Le Cid (Corneille), des contacts réguliers entre les élites algériennes et égyptiennes marquaient la scène culturelle. Le séjour de l’égyptien Yacoub Sanua, en Algérie dans le but de convaincre les élites maghrébines d’accepter le fait colonial et de préparer l’Exposition coloniale de Paris ne pouvait passer inaperçu d’autant plus que les lettrés de l’époque connaissaient ses activités théâtrales et journalistiques.
Il est très possible que les algériens qui avaient accueilli au début du siècle des troupes égyptiennes avaient commencé à monter des pièces bien avant 1907, dans les associations culturelles, religieuses et sportives. Jusqu’à présent, trop peu de traces existent, même si certains articles font mention de petites représentations théâtrales. D’autres équipes théâtrales d’Egypte comme celles de Hijazi et de la troupe comique égyptienne organisèrent des tournées à Alger et à Tunis. De nombreuses pièces furent reprises par des associations algériennes : Pour la couronne de François Copée, mise en scène par Salama Hijazi avant d’être montée par une troupe de Médéa en 1920, Al mourou’a wal wafa (Vertu et Fidélité) de Khalil el Yaziji, représentée au Caire en 1870 et reprise par l’association culturelle et religieuse de Médéa dirigée par le poète Mohamed Ben Kadi Abdelmoumen. La grande partie des œuvres produites dans les années 1900 et 1910 avaient déjà été jouées au Moyen-Orient.
Les égyptiens inscrivaient toujours sur les tablettes de leurs tournées l’Algérie. Salama Hijazi, Fatima Rochdi, Aziz ‘Id et Rihani connurent un grand succès à Alger et laissèrent d’indélébiles traces dans le paysage théâtral. Un personnage comme Kech Kech bey fit de nombreux émules à Alger. Ksentini, Touri et bien d’autres auteurs-acteurs reprirent ce personnage archétypal, trop comique et rusé, autour duquel s’articulait toute la représentation. L’empreinte de Hijaji et de Rihani est évidente. De nombreux textes d’auteurs égypto-libanais furent interprétés par des algériens qui retrouvaient ainsi le répertoire français réadapté pour les besoins de la scène proche-Orientale. Alger, Médéa et Blida étaient considérés comme les lieux de prédilection de cette écriture théâtrale. Les relations fréquentes entre les élites du Maghreb et du Machreq favorisaient l’emprunt et permettaient la mise en œuvre de schèmes de représentation communs. L’Emir Khaled entretenait des liens d’amitié avec de nombreux lettrés égyptiens dont Georges Abiad qui envoya, à plusieurs reprises, des textes dramatiques à des amis d’Alger qui se faisaient un plaisir évident de les jouer sur scène. C’est du moins ce que soutient un des pionniers du théâtre en Algérie, Mahboub Stambouli.
Comme en Egypte et en Syrie, les auteurs algériens puisaient souvent leurs thèmes et leurs structures dans la littérature orale et reproduisaient certains de leurs récits des Mille et Une Nuits qu’ils retravaillaient en les investissant d’un nouveau contenu et d’une nouvelle forme. Ainsi, les auteurs proche-orientaux contribuèrent grandement à la mise en œuvre d’éléments thématiques et de réseaux esthétiques déterminés. Le comique constituait le pivot central de la représentation. Le personnage archétypal allait, au contact des troupes égyptiennes, faire son apparition et marquer durablement le théâtre.
Le chant et la danse, exigés par le public, pimentaient la représentation et assuraient, en quelque sorte, la ponctuation du spectacle et l’aération de la pièce tout en fonctionnant parfois de manière relativement autonome. Le genre comique dominait le jeu. Ce n’est pas sans raison que Allalou reprit tous ces éléments dans sa pièce inaugurale, Djeha, qui orienta sérieusement la production dramatique algérienne. Tout reposait sur l’habileté et la performance du comédien qui, souvent, devenait le lieu de cristallisation de tous les événements du récit. Il devait maîtriser le chant. Ksentini aurait composé plus de 500 chansons. Cette tradition du comédien -chanteur caractérisait la production théâtrale égyptienne.
Les pièces de Allalou, tirées des Mille et Une Nuits, n’étaient souvent que des reprises d’œuvres déjà jouées au Machreq. Un membre de la troupe, Mohamed Mansali, retourna au pays après un long séjour à Beyrouth, il n’oublia pas d’amener quelques textes dramatiques qu’il offrit à Allalou. Celui-ci n’hésita pas à les exploiter. Aboul Hassan el Moughafal (Le dormeur éveillé) de Allalou n’était en fin de compte qu’une simple reprise de la pièce du même nom du libanais Maroun en Naqqash. Nous proposons ici deux résumés succints de la pièce : le premier est tiré de l’ouvrage de Atia Abul Naga, Les sources françaises du théâtre égyptien (1870-1939), le second est extrait des Mémoires de Allalou (L’aurore du théâtre algérien).
Atia
Abul Naga Résumé de la pièce de En Naqqash) Aboul
Hassan el Moughafal (1850) |
Allalou Résumé de la pièce de Allalou Aboul
Hassan el Moughafal (1927) |
« La deuxième comédie de Naqqash, Abul Hassan el Moughafal, s’inspire d’un conte des Mille et Une Nuits. Toutefois, Naqqash apporta d’heureux changements et des additions. Abul Hassan est un personnage à mi-chemin entre le rêve et la réalité. Il se croit calife avant de le devenir réellement pour un jour et reste obsédé par le Califat après que Harûn ar-Rachid et son ministre l’eurent détrompé… »(p.58) |
« Abou Hassan rencontra Haroun er-Rachid avec son vizir Djaafar qui faisaient une ronde, déguisés en marchands de Mossoul. ( …)Il lui demanda de lui dire sans se gêner ce dont il avait besoin ou ce qu’il souhaitait. (…) Egayé et voulant bouffonner, Abou Hassan lui dit que la seule chose qu’il souhaitait était d’être un jour seulement commandeur des croyants pour châtier les cadis corrompus et les faux témoins. Alors Haroun er-Rachid décide d’exaucer son vœu de châtier les coupables et de se divertir par la même occasion en versant dans son verre un narcotique. Abou Hassan fut ainsi transporté au palais, endormi. Il fut ébahi le lendemain de se trouver dans ce riche palais entouré de serviteurs et de servantes auxquels le calife avait donné ordre de le traiter comme s’il était vraiment le Commandeur des Croyants et de lui obéir. » (p.52-53) |
La source est la même, Les Mille et Une Nuits et les ressemblances sont trop flagrantes. Les trois textes de Maroun en Naqqash furent regroupés, à l’époque dans un ouvrage intitulé Le Cèdre du Liban. Mansali se serait vraisemblablement débrouillé un exemplaire du livre de l’auteur libanais. Malheureusement, le texte de Allalou est indisponible puisqu’il avait détruit toutes ses pièces. Mais cela ne veut nullement dire que Allalou n’apporta pas des changements consistants à la pièce originelle. Bien au contraire. Il s’était souvent inspiré des Mille et Une Nuits : Le pêcheur et le génie, Le Barbier de Grenade, Aboul Hassan ou le dormeur éveillé…
L’intérêt pour le chant, la musique et la littérature populaire se retrouvait également chez les auteurs algériens qui, comme leurs homologues égyptiens et syriens, étaient obligés de satisfaire la demande et les besoins du public qui exigeait l’introduction de ces deux éléments dans les productions dramatiques. Les tentatives de mettre en scène des pièces sans chants et danses furent de lamentables échecs. Georges Abiad et Rachid Ksentini durent, après une expérience ratée, revenir à la raison et reprendre ces deux éléments nécessaires à la représentation théâtrale arabe et à la séduction du public. Les spectateurs du Machreq et du Maghreb, habitués à la chanson, ne pouvaient facilement admettre ce genre nouveau qu’est le théâtre sans ces effusions lyriques qui reproduisaient ainsi ses traditionnelles rencontres festives.
Dans les deux régions, le problème linguistique fut réglé en recourant à l’arabe « dialectal », comprise par le public populaire. Ce fut dans les deux cas le public qui imposa le choix de la langue populaire. Les auteurs savaient que s’ils montaient leurs pièces en arabe « littéraire », ils n’attireraient que quelques lettrés.
Les auteurs continuèrent à entretenir des relations régulières jusqu’à la veille de la seconde guerre mondiale. Certes, après 1945, les tournées des troupes égyptiennes ralentirent quelque peu. Youssef Wahbi débarqua à Alger en 1954 et fut séduit par le public algérois.
3-Présence de Molière
Molière est sans doute l’auteur français qui conquit, de manière exceptionnelle, la scène arabe et africaine. Les premiers auteurs connaissaient ses textes et étaient souvent séduits par la veine comique et le choix des thèmes qui leur semblaient familiers. Aussi, cherchaient-ils à adapter ses pièces et à leur donner un caractère local en modifiant noms de lieux et de personnages, mais en conservant la structure d’ensemble. Molière était un modèle idéal. D’ailleurs, la première pièce montée par un arabe s’inspirait largement d’un de ses textes, L’Avare, devenue Al Bakhil (An Naqqash, 1848). En Algérie, la grande majorité des auteurs reprenait des textes de l’auteur français sans citer leur source. Jean Baptiste Poquelin faisait l’affaire de nombreux acteurs et fascinait le public qui retrouvait ainsi un rire libérateur. Il fallut attendre 1940 pour que Mahieddine Bachetarzi monta L’Avare. C’était la première fois qu’on citait le nom de Molière dans la fiche technique. Mais les traces de son œuvre investissaient la représentation depuis les années vingt. Déjà, dans Djeha de Allalou, pièce jouée en 1926, la présence de Molière est évidente. Nous retrouvons les traces du Médecin malgré lui et du Malade imaginaire. Djeha devenait médecin malgré lui. Il était obligé de jouer le rôle de médecin au service du sultan qui lui demandait de soigner son fils. Arrivé au palais, il rencontra le prince Maimoun qu’il devait guérir, mais il se rendit vite compte que le prince n’était pas réellement malade. Il simulait tout simplement la maladie pour ne pas épouser une femme qu’il ne connaissait pas. La deuxième pièce de Allalou s’inspirait de L’Etourdi (sans oublier l’élément dramatique fondamental tiré des Mille et Une Nuits).
Allalou et Ksentini articulaient leurs représentations autour du comique des situations, du quiproquo, de la farce et de l’étude des mœurs. Leur théâtre était attentif à l’actualité et aux rumeurs et aux bruits de la vie quotidienne. Ils raillaient les hypocrites, les faux-dévots et les cadis cupides. Molière était bien avant eux :
« attentif aux problèmes sociaux de son époque, notamment ceux
que
pose la société bourgeoise, il placera ceux dont il veut peindre les
travers, les ridicules ou les vices au milieu de parents et d’amis, eux-
mêmes fortement caractérisés, vivants et vrais et dont l’ensemble,
autour du héros principal, constituera un milieu social naturel aux
aspects divers, où les personnages s’opposeront les uns aux autres et
réagiront les uns sur les autres. »
Jusqu’en 1940, Molière fut réutilisé, adapté par de nombreux auteurs qui ne citaient jamais son nom et qui n’hésitaient pas à reproduire des thèmes, des jeux de situations et la structure des pièces de ce grand écrivain français vite adopté par les algériens qui s’y retrouvaient dans sa manière de traiter les questions sociales et des problèmes humains (amour, amitié, jalousie…) et qui s’identifiaient rapidement à des personnages en butte avec l’hypocrisie, le mensonge et la lâcheté. Ces sujets étaient déjà abordés dans les contes et les récits de la littérature orale. Le comique attirait le public populaire qui voyait sur scène les « maîtres » ridiculisés et fragilisés par des procédés comiques exceptionnels.
De nombreux auteurs traduisirent et/ou adaptèrent des pièces de Molière. L’Avare, Tartuffe, Le Malade imaginaire, Le bourgeois gentilhomme, Le médecin malgré lui et Les Fourberies de Scapin sont les textes les plus joués en Algérie. En l’an 2000, au festival du théâtre d’amateurs de Mostaganem, une jeune troupe de Miliana présenta devant un nombreux public, Le Bourgeois gentilhomme, déjà montée à plusieurs reprises. L’adaptation la plus connue est celle de la troupe du théâtre populaire (TTP) de Hassan el Hassani, Belgacem el bourgeoisi. Les auteurs modifient souvent les titres : Tartuffe devient Slimane Ellouk (Bachetarzi), Le Bourgeois gentilhomme change de titre, Les nouveaux riches du marché noir (Bachetarzi), Le médecin malgré lui porte un nouvel intitulé, Moul el Baraka (Mohamed Errazi), etc. Les titres choisis correspondent au contexte social de l’époque de l’adaptation et obéit au discours de l’auteur qui actualise ainsi le propos de la pièce en lui faisant porter de nouveaux oripeaux plus conformes aux « traditions » locales.
Les auteurs-acteurs procèdent souvent à une adaptation du discours théâtral originel aux réalités algériennes. Les noms des personnages changent, les coutumes et les mœurs portent un caractère local. Le récit se déroule dans une ville algérienne, les costumes sont historiquement et socialement marqués. Certains passages faisant allusion à la religion disparaissent de la version algérienne. Les proverbes, les dictons populaires et le chant peuplent le récit qui obéit parfois à la structure du conte. Les dramaturges prennent de grandes libertés avec le texte originel. Les personnages s’expriment dans une langue où proverbes et dictons côtoient le dialogue simple, proche du langage quotidien. Abdel Nour Jabbour décrit ainsi le travail effectué par les auteurs arabes 1:
« Le texte arabe ajoute à chaque acte des scènes importantes,
une
introduction poétique destinée à être chantée d’après un air
déterminé. Par ailleurs, la traduction ne garde que le sens général et
sacrifie les nuances de l’expression française. »
La traduction et l’adaptation des œuvres de Molière dénaturerait, selon le chercheur Atia Abul Naga dans son ouvrage, Les sources françaises du théâtre égyptien, le discours théâtral. Les remarques de Abul Naga s’appliquent également au théâtre en Algérie. Les auteurs, Bachetarzi, Touri, Gribi ou Errazi, enlèvent ou ajoutent des scènes, réécrivent certains passages et neutralisent la structure dramatique originelle. Cette pratique, très fréquente, obéit à la tentative d’ « algérianisation » du récit (réduction des longs monologues, suppression des passages se référant à la religion, etc. Bachetarzi inaugure son texte « El Mech’hah » (L’Avare) par un prologue en vers qui apporte une série d’informations sur le fonctionnement de l’intrigue. Dans Docteur Allel (une adaptation du Médecin malgré lui), il opère de la même manière en présentant au début les différents personnages et les événements importants du récit. Le tunisien Mohamed Aziza explique ainsi l’intérêt porté à l’adaptation des œuvres de Molière 1:
« Partout, dans le monde arabe, on tente de s’approprier
l’expérience
théâtrale de l’Autre. On
« libanise », on « arabise », on « syrianise »,
on « marocanise » un peu tous les auteurs. Mais c’est Molière
qui se
révèle la providence de tous les adaptateurs parce que ses
personnages sont plus ouverts, ses
situations les plus transposables et
ses préoccupations les plus partagées. »
Les auteurs algériens, séduits par la verve comique et la fluidité du récit lui empruntèrent ses sujets, ses procédés narratifs, ses personnages et même son comique de situations, mais ne réussirent pas tout à fait à transposer sur scène le génie de Molière. Certes, ils arrivèrent à toucher le grand public qui se reconnaissait dans les situations présentées, mais ne réussirent pas à reproduire la dimension poétique des textes et la portée morale et sociologique des textes de Molière.
L’adaptation des pièces de Molière ne plus pas à tout le monde. Certains chroniqueurs français dénonçaient cette réécriture des textes français. Ainsi, Edmond Brua écrit ceci à propos de la pièce, Le Malade imaginaire, montée par Mustapha Gribi en 1950, sous la direction du CRAD 1:
« Hier aux champs Elyséens
Victor Hugo dit à Molière
Voyez, le progrès marche à pas cyclopéens.
On traduit, adapte en arabe vulgaire
Votre malade imaginaire
Argan s’y nomme Si Salah
Moi, d’imaginer sa mimique.
Je suis malade !N’en dites pas plus long
Eh bien, je professe et je crois
Que le crad marche à reculons !
Car chaque peuple a son génie
Qu’il exprime en sa langue, et le même sujet
Quand un autre l’a déjà fait
Doit faire une autre comédie.
Le vrai théâtre Algérien
Sera donc créateur ou ne sera rien.
« Malade imaginaire » appelle boutade.
-Spectre, cria Hugo, fantôme, Djin, esprit.
Parle! Quel est ce mot ? Puis il dit : j’ai compris
Imagination malade. »
Ce long texte exprime paradoxalement un point de vue porteur d’informations sur la nature et la pratique de l’adaptation durant la période coloniale. Molière fut extrêmement exploité par les auteurs qui appréciaient énormément la dimension comique et la pertinence des sujets traités dans ses textes. L’aspect satirique et le choix des personnages constituaient les éléments-clés permettant de transposer deux formes dramatiques dans une sorte d’espace syncrétique. Le rire, dans les pièces de l’auteur français, n’est jamais gratuit. Molière devenait, grâce à la force dramaturgique et à la dimension comique, un écrivain « algérien ». Le discours des auteurs algériens se caractérise par son caractère didactique et pédagogique. Molière correspondait trop bien à cet objectif.
4-Du côté de chez Brecht
Ce n’est que vers les années soixante que le hommes de théâtre arabes découvrent concrètement l’expérience dramatique et dramaturgique de l’auteur allemand Bertolt Brecht. Ses textes, traduits et/ou adaptés, dominèrent la scène à un certain moment du parcours théâtral algérien. Ould Abderrahmane Kaki, Hadj Omar, Hachemi Nourredine, Abdelkader Alloula et bien d’autres s’intéressèrent sérieusement à ce champ dramatique qui leur permit de revoir de fond en comble leur propre pratique. Ainsi, un homme comme Alloula reprit un certain nombre d’éléments esthétiques et techniques et de supports idéologiques pour mettre en œuvre sa propre expérience. Les réalités historiques de l’Algérie incitaient certains hommes de théâtre à adopter le discours brechtien et à mettre en scène certaines de ses pièces. Le propos de l’œuvre de Brecht correspondait au discours politique de l’Algérie indépendante. Il était donc presque naturel pour certains auteurs algériens, très marqués par le discours politique et social de l’époque, de recourir à la l’adaptation de textes traitant de problèmes liés à l’édification d’une société socialiste.
Mais c’est surtout après 1960 et les années 1970 que les troupes algériennes allaient mettre en scène des pièces de l’auteur allemand ou s’inspirer de son expérience dramaturgique. Les troupes d’amateurs n’arrêtaient pas dans leurs interventions ou lors des débats publics de citer ou de brandir le nom de Brecht comme pour se donner une âme de « révolutionnaire » ou s’investir d’un espace de légitimation. Il est considéré comme une sources de référence essentielles de l’activité théâtrale en Algérie. Les troupes du théâtre d’amateurs montèrent plusieurs pièces de Brecht ces vingt dernières années. C’est surtout l’élément de distanciation, souvent malmené, qui fut le plus employé par les troupes tout en le dépouillant de son contexte esthétique et historique. Cette écriture dramatique qui prend pour point de départ l’expérience épique de Brecht se trouve souvent piégée par l’absence d’une sérieuse formation théâtrale, nécessaire à la compréhension de l’acte théâtral épique. Tout le monde, certes, se proclamait disciple de l’auteur allemand, mais on arrivait rarement à comprendre les tenants et les aboutissants de cette écriture brechtienne qui remettait profondément en question les conventions et les normes du théâtre dominant. Trop peu de comédiens et d’animateurs connaissaient le parcours dramatique de Brecht dont ils n’avaient pas lu les textes théoriques. Lors d’une session du festival du théâtre d’amateurs à Mostaganem, nous avions demandé à une centaine de personnes de nous citer les titres de ses ouvrages théoriques, cinq participants réussi à apporter des réponses justes.
Le choix de la forme épique et du fonctionnement par tableaux empruntés à Brecht permettent aux comédiens de rédiger collectivement leurs textes. On sait que la « création collective » est un élément essentiel de la pratique des amateurs. Le phénomène de « participation » (et du gestus social) renforce la dimension didactique, préoccupation majeure des troupes et met en œuvre un climat propice au dialogue (feed-back). La quête de la communication directe passe ici par l’usage souvent abusif de trouvailles techniques et d’outils théoriques brechtiens mal assimilés dans la plupart des cas. Il n’est pas rare de voir évoluer sur scène des comédiens portant des banderoles sur lesquelles sont inscrits des slogans puisés dans le discours officiel (« Vive la révolution agraire » ; « La terre à ceux qui la travaillent »).
La traduction ou l’adaptation en arabe, souvent marquée par une excessive moralisation, annihile parfois la force subversive des textes de Brecht qui perdent ainsi leur caractère idéologique et les repères esthétiques fondamentaux. La traduction se fait à partir du français, non de l’allemand. Le Cercle de craie caucasien, monté en 1969 à Alger par le Théâtre National Algérien (TNA), vit sa puissance dramaturgique et son discours idéologique se neutraliser à la suite de la suppression de quelques scènes de la première partie du texte, considérée comme essentielle dans la mesure où elle permet la mise en branle de tout le système de significations et l’élaboration du sens global. C’est vrai que Brecht fait allusion au jugement de Salomon, une référence difficilement admise à Alger. La mise en abyme, élément fondamental dans le fonctionnement du récit, disparaît et se trouve remplacée par une écriture linéaire qui désarticule le discours théâtral originel. Groucha devient un personnage bon, mais socialement non défini. Ce qui dénature le propos de l’auteur. Groucha est un personnage dynamique et agissant. Bernard Dort l’explique bien 1:
« La bonté de Groucha, son acte naïf et bon, se sont inscrits
dans
l’Histoire et s’y sont réalisés, transformant le cours du monde, ils ont
réussi les « liens du sang qui sont les plus forts de tous les
liens ». Il
y a bien là selon l’heureuse expression employée par Philippe Ivernel,
« maternité sociale » au double sens du terme : maternité
qui se fait
non à travers la société, et en même temps, l’accouchement d’une
nouvelle société qui échappe à toute nature, d’une société qui se fait
elle-même. »
Brecht est souvent dénaturé, marqué du sceau moral dans la grande partie des adaptations entreprises en Afrique Noire et dans les pays arabes. Les personnages fondamentaux obéissant à une lecture et à une logique matérialiste se retrouvent vêtus d’un oripeau moral, ce qui transforme radicalement le propos de l’auteur qui s’inscrit dans une optique idéologique précise. Les choix esthétiques sont, dans l’expérience brechtienne, déterminées par les contingences idéologiques. Ainsi, les pièces perdent leur substrat idéologique et voient la fonction des charges esthétiques détournées du sens initial pour obéir à un discours de type moral. C’est le cas de la relation équivoque entre Puntila et Matti dans Maître Puntila et son valet Matti, montée par le théâtre régional d’Oran (TRO), de Groucha et du juge Azdak dans Le Cercle de craie caucasien, de la mère Carrar dans Les Fusils de la mère Carrar et de Chen-té dans La Bonne âme de Sé-Tchouan, toutes trois montées par le Théâtre National Algérien (TNA) ou les agitateurs de La Décision, adaptée par un groupe d’amateurs d’Alger. Le travail de Brecht sur les personnages (« division » des personnages, dédoublement, éclatement) et l’espace (présence d’espaces antagoniques) est souvent gommé, parce que nécessitant souvent une certaine culture théorique et exigeant une très bonne maîtrise des techniques d’écriture scénique et d’interprétation. Ainsi, Brecht était construit dans un moule conventionnel qui lui sied très mal et contre lequel il avait bâti son expérience. Cette perte d’identité marque la grande partie des traductions et des adaptations. La Bonne âme de Sé-Tchouan de Nourredine el Hachemi privilégie le discours moralisateur et utilise la structure du conte popûlaire. La dimension sociale et idéologique semble prise au piège d’une écriture linéaire desservant l’œuvre et perturbant sa cohérence interne et sa logique narrative. La fragmentation du récit dans l’œuvre de Brecht n’est pas un procédé fortuit, mais obéit à des considérations esthétiques et idéologiques. Ce que ne semble pas avoir saisi les adaptateurs qui sacrifient la dimension poétique sur l’autel d’une relation dialogique truffée de proverbes et de dictons populaires. Tous les passages se référant à la religion sont transformés ou définitivement supprimés. Les « dieux » subissent un sérieux glissement lexico-sémantique. Ils sont traduits par « les bienfaiteurs » ou Dieu au singulier. Ce discours à caractère moral et didactique n’est pas uniquement le fait de Nourredine el Hachemi, mais correspond à une tradition inaugurée par les pionniers du théâtre en Algérie. Zoubida Chergui considère dans son mémoire de fin d’études que la traduction dénature le texte originel 1:
« Les traducteurs n’ont pas respecté la structure du vers libre
qu’ils ont
retranscrites sans alinéas, comme de la prose, et la traduction mot à
mot des images, des tournures de phrases donne un texte a-poétique
ou carrément incompréhensible. L’extrême simplicité de cette poésie,
son caractère informatif, en ce sens qu’elle use du fait que les
traducteurs n’ont pas cru devoir
la tenir pour poétique mais pour
simple discours d’ensemble de la pièce. La traduction ne semble pas
avoir saisi la réflexion politique qui s’exprime derrière la parabole,
et l’on demande quel but elle
poursuivait en ne retenant que la
parabole. »
Les pièces traduites ou adaptées de textes de Brecht ne correspondent pas souvent au discours idéologique de l’auteur et réduisent substantiellement la portée des instances esthétiques. Même sur le plan du récit, le mode d’agencement brechtien marqué par des ruptures successives et fonctionnant comme une suite de micro-récits laisse souvent place à une structure linéaire dénaturant tout simplement le discours théâtral initial. La dimension poétique, élément fondamental de l’œuvre, disparaît au profit de répliques sèches et sans vie qui empêchent la mise en œuvre de situations épiques. De nombreux auteurs et metteurs en scène, détournent le sens profond de l’œuvre et lui ôtent sa dimension politique. En n’employant que l’effet de distanciation, d’ailleurs, souvent mal assimilé, ils ne réussissent pas à rendre claire l’œuvre brechtienne qui fonctionne comme un tout. Tous les éléments du langage théâtral, incontournable et interdépendants, concourent à l’élaboration du sens et mettent en œuvre les différentes significations de la pièce. Les tableaux fonctionnent, certes, de manière relativement autonome, mais convergent vers la mise en œuvre d’une unité discursive et narrative.
Certaines adaptations, comme celles de Ould Abderrahmane Kaki, apportent une certaine fraîcheur au texte brechtien et se caractérisent par une mise en relation de deux logiques narratives, l’une empruntée à Brecht, l’autre à la littérature orale. Le travail prend un caractère personnel. Kaki maîtrise les techniques du théâtre de Brecht, mais possède aussi une sérieuse connaissance du fonds culturel populaire. Cette association syncrétique met en œuvre une rencontre originale et paradoxales de deux univers dramatiques, apparemment incompatibles. Kaki réalisa une intéressante adaptation de La Bonne âme de Sé-Tchouan. Il reproduisit carrément l’architecture structurale du texte de l’auteur allemand tout en donnant un cachet local à la pièce en recourant à une légende populaire intitulée Les Trois marabouts et la femme aveugle. Ce jeu avec le texte originel était marqué par une transformation des noms des lieux et des personnages et la cristallisation des événements dramatiques dans un espace et un temps mythique. Cette pièce aborde un problème métaphysique, celui de la bonté et met à nu les superstitions populaires souvent exploitées par des charlatans ou des milieux véreux. Cette construction syncrétique réunissant des éléments extraits de deux logiques narratives différentes permet la mise en œuvre d’un discours théâtral original et d’une mise en scène ouverte, inscrite dans une logique de communication qui interpelle le public retrouvant, par la même occasion, les signes de sa culture populaire. L’effet de distanciation et l’agencement du récit en tableaux sont des faits caractéristiques communs aux expériences dramatiques brechtienne et populaire. Kaki apporte la preuve qu’à partir d’un texte de Brecht, il est possible de produire une nouvelle pièce porteuse et productrice de nouveaux signes ancrés dans le vécu et la culture de l’ordinaire.
Si Kaki assume la part de l’héritage de Brecht dans son théâtre, Kateb Yacine cherche souvent à en minimiser l’importance. L’auteur de Nedjma est, certes, en désaccord avec Brecht sur un certain nombre de points, mais il n’en demeure pas moins que son théâtre emprunte à celui de nombreux procédés techniques. Les relations continues qu’entretenait Kateb avec Jean Marie Serreau, l’artisan de la découverte du dramaturge allemand en France et le metteur en scène des premières pièces de l’auteur algérien, ne pouvaient que laisser d’indélébiles traces dans son théâtre. Kateb Yacine découvrit le travail théâtral et le métier de la mise en scène grâce à sa rencontre avec Jean Marie Serreau. Le fonctionnement en tableaux, le dédoublement des personnages, l’absence de coulisses et la présence constante des musiciens et des comédiens et sur scène jouant ou attendant leur tour et l’usage des songs, des éléments du théâtre brechtien qu’on retrouve dans l’expérience théâtrale de Kateb Yacine, notamment celle des années 1970, entamée par la réalisation de sa pièce, Mohamed, prends ta valise. Il interroge l’Histoire dans une perspective matérialiste et recourt souvent à des personnages réels qu’il associe à des entités imaginaires : Mohamed prends ta valise, L’homme aux sandales de caoutchouc, La guerre de 2000 ans, Palestine trahie, Le Roi de l’Ouest…). L’effet de distanciation marque toute son expérience. Ainsi, la fragmentation du récit (ainsi que l’usage d’un ton didactique) permet l’éclatement des instances du temps et de l’espace caractérisés par un certain fourmillement sémiotique et une dissémination du sens. La mise en pièces des différentes entités temporelles et spatiales provoquent l’effet de distanciation consolidé par le jeu particulier des comédiens et les digressions au niveau du récit. Mais Kateb Yacine ne semble pas très convaincu de la possibilité de transposer l’univers brechtien dans l’espace dramatique algérien 1:
« Le théâtre de Brecht, comme force de théâtre politique, nous
intéresse
dans la mesure où c’est un théâtre de combat. Mais pour nous lancer
dans la théorie du théâtre de combat, je pense qu’il faut être
prudent ;
le public petit bourgeois de l’Allemagne est tout à fait différent du
nôtre. (…) chez nous, il n’y a rien à expliquer, les gens sont
convaincus au départ de l’injustice. Le discours qu’on tient à un
ouvrier n’est pas le même de celui du petit bourgeois ; pour nous, le
théâtre doit participer à une lutte vitale.
La distanciation est dangereuse parce qu’elle mène à un jeu de
l’esprit auquel on participe ou on ne participe pas. Je pense qu’on a
été très loin dans la mesure où ce sont les événements qu’on met sur
scène, ce ne sont ni les individus ni les groupes humains analysés en
profondeur et dans la mesure où le public s’identifie à tel ou tel
personnage. (…) C’est excellent, ici, la distanciation ne tient pas
debout. (…) L’ironie amuse les intellectuels, mais pas ceux qui sont
concernés, si nous montrons une situation comme le chômage, le
public s’engage avec nous. (…)
Le seul point où nous sommes tombés en désaccord avec Brecht,
c’est la notion du tragique. (…) Pour lui, il n’y a pas de tragédie
possible dans un théâtre militant, il y a toujours une issue : donc
il
n’y a pas de tragédie, c’est vrai, mais c’est vrai aussi qu’il y a
parfois
des impasses et qu’il y a des situations tragiques, lui il n’avait pas
vu
de l’optimisme dans ma pièce (il s’agit du Cadavre encerclé), qu’il
y avait une issue. »
Ce long extrait tiré d’un entretien de Kateb Yacine avec une universitaire syrienne, Marie Elias, révèle clairement les options esthétiques et artistiques de l’auteur de Nedjma et fait découvrir les diverses facettes de la tragédie katébienne. C’est vrai que le problème du tragique reste encore posé dans des sociétés vivant des situations tragiques. L’Algérie connaissait une véritable tragédie, une douloureuse expérience durant la période coloniale. C’est pour exprimer cette réalité que Kateb Yacine avait écrit des pièces tragiques racontant les blessures d’un peuple : Le Cadavre encerclé ou Les Ancêtres redoublent de férocité. Nous retrouvons d’ailleurs la même manière de faire dans le théâtre de l’antillais, Aimé Césaire qui, dans ses pièces Le Roi Christophe, Une Saison au Congo ou Une Tempête mettait en scène des personnages et des situations tirés de l’Histoire tragique de l’Afrique. Kateb considérait ses pièces comme des tragédies optimistes, ouvertes, laissant le procès narratif ouvert. Ses pièces sont l’expression d’un vécu tragique marqué par une extrême violence. Ses personnages, vivant une situation double se meuvent tantôt dans l’épique tantôt dans le tragique, se caractérisent par leur combat pour la survie, même leur fin tragique est une ouverture vers la vie, la résurrection. Ainsi, dans Le Cadavre encerclé, Ali continue le combat entamé par Lakhdar, son père. Mais au delà du désaccord autour de la notion du tragique, la déclaration de Kateb Yacine prête, par endroits, à équivoques. Le regard qu’il porte sur l’effet de distanciation nous semble trop schématique et peu opératoire. D’ailleurs, ce procédé n’est nullement absent dans le théâtre de Kateb Yacine. Les comédiens prennent souvent un certain recul avec les personnages qu’ils interprètent, jouent plusieurs rôles, communiquent directement avec le public, arrêtent le récit puis le reprennent tout en provoquant une sorte de césure, espace fondamental de l’effet V. Nous ne sommes pas du tout convaincu par le jugement négatif porté sur ce procédé, fortement présent dans l’espace narratif du conteur populaire. Les critiques pouvant être éventuellement adressées à Brecht concerneraient plutôt les conditions réelles, c’est à dire mentales de la réception. La relation cathartique, contrairement au discours de Brecht, traverse toute la représentation et met en œuvre de multiples manifestations affectives et émotionnelles du spectateur. Sur le plan pratique, les choses sont plus complexes. Il faut comprendre également que le théâtre ne se libère pas aussi facilement de schémas séculaires concourant à son émergence.
Les troupes algériennes adaptèrent de nombreux textes de Brecht et lui empruntèrent ses procédés et ses techniques dramatiques. Mais la mise en scène, souvent embryonnaire, restait incapable de rendre sur scène la substance thématique et esthétique de l’œuvre brechtienne. En 1982, le centre culturel de la wilaya d’Alger monta Le Procès de Lucullus qui, traduite en arabe « dialectal » fut amputée de sa dimension politique et idéologique. Des mots et des expressions importants furent tout simplement supprimés ou transformés pour épouser les contours du discours moral, mettant entre parenthèse les paramètres sociaux. Les comédiens, trop crispés, ne réussirent pas à démystifier le héros ni la notion d’héroïsme individuel, au cœur du procès narratif et discursif du texte originel. Brecht s’en prend à l’héroïsme individuel, il propose une nouvelle lecture du mouvement historique, sans héros. Pour Brecht, il n’y a pas de héros parce que celui-ci nie l’homme. Dans la mise en scène du centre culturel de la wilaya d’Alger, la dimension comique et le processus de démystification du héros ne furent pas mis en évidence.
Nous allons essayer d’examiner la pièce, Maître Puntila et son valet Matti, traduite par trois comédiens du Théâtre Régional d’Oran (T.R.O) et jouée en 1983.
ANALYSE DE LA PIECE
Maître Puntila et son valet Matti, une pièce de Bertolt Brecht, traduite par trois comédiens du Théâtre Régional d’Oran, Chekroun, Fethi et Boudheb fut présentée à Alger au mois de janvier 1983.
a)La traduction :Le texte en arabe « dialectal » ne semble pas avoir respecté la dimension idéologique de l’œuvre réduite à une simple relation de type moral. Cette « moralisation » excessive du récit s’expliquerait, à notre avis, par un certain manque de maîtrise des différents outils techniques et dramaturgiques brechtiens. Les traducteurs prirent la liberté de supprimer d’importants passages, nécessaires à la mise en relation des différents tableaux et à la continuité syntagmatique du texte qui souffre ainsi d’une sérieuse absence de transitions. Les songs, éléments importants dans la structuration du récit et dans la mise en œuvre de l’effet de distanciation, disparurent purement et simplement de la traduction oranaise. Les termes et des expressions, détournés de leur sens initial, dépouillés de leur connotation idéologique et politique, subirent un sérieux glissement de sens dénaturant le propos de l’auteur allemand. Un « rouge » (Puntila traitant son chauffeur de « rouge ») devint un « socialiste ». Les récits finnois furent partiellement supprimés. Ce passage, mettant en situation quatre femmes racontant leur vie, apportent un éclairage crucial sur le fonctionnement des instances spatio-temporelles et des visées idéologiques des personnages. Les traducteurs introduisirent un ensemble de mots et d’expressions populaires qui atténuèrent lourdement la dimension sociale et la « division » de l’espace. Ainsi, la structure du conte investissait la représentation et désamorçait le discours idéologique originel. Les répétitions, la manière de clamer et de déclamer, les dissonances rythmiques, l’occupation anarchique de l’espace et le jeu des comédiens, trop marqués par le verbe, desservent le discours théâtral et le rendent plus proche de la construction structurale du conte trop traversée par les lieux mythiques de la représentation. La circularité du mouvement narratif et discursif, soutenue par les prestations des comédiens se confondant avec le jeu des conteurs, donne à voir une lecture mythique des événements du récit et du développement des actions. Le personnage se transforme sans cesse en conteur. Un texte, dont l’empreinte politique et idéologique est manifeste, se voit enrobé dans une enveloppe « morale ».
b)Les contours de la fiction : Maître Puntila et son valet Matti met en situation le propriétaire d’un des plus grands domaines de Tavatland qui connaît une vie paradoxalement contradictoire : ivre, Puntila « fraternise » avec ses employés et devient ainsi accessibles aux émotions et aux sentiments humains. Sitôt dessaoulé, il se transforme en être « responsable de ses actes », pour reprendre la propre expression de Puntila. Il ne voit dans ces moments de « lucidité » de son chauffeur qu’un employé doublé d’un « rouge » et il renonce à toutes les largesses de la veille. Il décide, une fois ivre, de donner sa fille et une partie de sa propriété à Matti, un personnage essentiel, son antithèse, constamment collé aux basques de son maître. La rupture, - d’ailleurs, aucune amitié sérieuse n’est possible dans le texte de Brecht-, sera consommée lorsque Surkhala, le rouge, sera mis à la porte. Matti refuse l’idée de trahir un prolétaire. Il arrête donc de travailler chez Puntila et dénonce la « division », arme privilégiée de la classe à laquelle appartient son « maître ».
Puntila n’est nullement un inconscient et un insouciant, comme le suggèrent les comédiens d’Oran, mais un homme qui sait ce qu’il fait, puissant mais également fragile dans des moments précis du récit. Il inonde la scène par sa forte présence mais ne réussit pas à corrompre son « valet » Matti qui rejette toute idée de collaboration avec son « maître » quand il estime que les intérêts des prolétaires sont en jeu. Au T.R.O, Matti devient servile sans aucune autonomie dramatique. Ce qui dénature la portée idéologique du texte. Matti subit les contrecoups de sa fonction dans les rapports maître-esclave, il doit profiter de toutes les situations pour conserver son boulot. Sa relation avec Puntila est conflictuelle. Il participe d’une formation idéologique et discursive radicalement opposée à celle de Puntila. Aucune rencontre n’est possible entre ces deux personnages appartenant à deux espaces distincts, antagoniques. Matti réagit aux propos de son maître en travailleur exploité, non en ami. Puntila dit à son valet :
« Je voudrais être sûr
qu’il n’y a plus de fossé entre nous. Dis qu’il n’ y
a plus de fossé. »
Et Matti répond :
« Je le prends comme un ordre, M.Puntila, il n’y a plus de fossé. »
Dans la pièce du TRO, Puntila et Matti sont présentés comme des « frères », des amis alors que toute relation vraie et toute amitié est impossible dans le texte de Brecht. La méconnaissance des enjeux idéologiques et esthétiques de l’écriture brechtienne désarticule les conflits marquant le parcours dramaturgique. La rencontre de Puntila avec le juge, l’avocat et le pasteur est banalisée à l’extrême et montrée sous u mauvais jour. Chez Brecht, une rélle solidarité de classe existe entre eux. Les récits finnois-une grande partie fut supprimée- constituent une composante fondamentale du mouvement narratif. Dotées d’une présence dramatique autonome, les fiancées auxquelles Puntila avait promis le mariage en leur plaçant un anneau de tringle au doigt, repartaient après avoir été chassées par le maître, sans révolte, ni rancune. Elles avaient fait le trajet Kurgela- domaine de Puntila, non dans le but d’épouser Puntila, mais de manger un bon repas. Elles savaient qu’elles n’avaient aucun pouvoir et qu’elles se faisaient quotidiennement posséder par les maîtres. Pour Brecht, « elles sont les plus nobles figures de la pièce ». Au T.R.O, elles sont insignifiantes. Elles sont ridicules. Elles viennent tout simplement profiter d’une occasion : épouser Puntila. Mais le mariage est impossible.
c) Côté mise en scène : Dans la pièce du Théâtre Régional d’Oran, L’espace, sans consistance, est anarchiquement occupé, occultant la dimension double de l’univers dramaturgique et les relations antagoniques qu’entretiennent les personnages. Puntila et Matti sont logés à la même enseigne, évoluant dans le même univers scénique. L’agencement du lieu scénique place dans les mêmes conditions géométriques et scénographiques le maître et son valet. Ce qui dénature le discours théâtral brechtien. Un triangle scénographique se forme avant de se déstructurer rapidement à la suite de déplacements inopportuns des comédiens et de l’obsédante présence de Puntila. Souvent, Matti est immobile, statique. Est-ce un choix volontaire des metteurs en scène (Fethi et Boudheb) ou simple incapacité à interpréter des rôles aussi complexes ?
La disparition presque totale des « songs » altère le rythme du texte et fausse le(s) rapport(s) personnages-public(s). Les personnages marqués par un extraordinaire dédoublement se retrouvent banalisés par la mise en scène qui évacuent cette importante caractéristique du théâtre de Brecht. Puntila, l’exploiteur, apparaît comme un homme bon, généreux et sympathique qui arrive même à offrir dix marks à Surkhala qui les accepte. Les traducteurs, en effaçant les propos de Puntila où il expliquait qu’il devait donner à son employé la paye de trois mois en prélevant les dix marks qu’il lui avait offerts quand il était saoul, dénaturent le discours théâtral originel. La discontinuité du personnage de Puntila n’est pas bien mise en exergue.
Les années quatre-vingt dix marquèrent un sérieux recul par rapport à l’intérêt porté à l’œuvre de Brecht qui se retrouvait essentiellement remplacé par le recours à l’absurde d’autant plus que l’Algérie vivait une lamentable situation de violence. Les nouvelles pesanteurs sociologiques, les marques idéologiques caractérisant cette période illustrée par la domination du discours néo-libéral et l’effacement progressif de l’art de la scène expliqueraient le recul de l’influence directe brechtienne. Mais cela n’exclut nullement la présence de traces dans la représentation dramatique de cette période et des productions de l’année 2000 par exemple. Alloula, assassiné en 1994, a tenté de s’approprier certaines idées de Brecht dans le but évident de rompre avec le moule d’agencement « aristotélicien » considéré comme contraignant tout en apportant une lecture personnelle caractérisée par une certaine discontinuité des instances spatio-temporelles. Legoual (Les dires), Lejouad (Les Généreux) et Litham (Le Voile) correspondent aux enseignements de Brecht, mais s’inscrivent dans une autre logique narrative et discursive, d’ailleurs non absente dans le fonctionnement de l’œuvre brechtienne, associant deux formes de représentations apparemment trop peu compatibles. Ce n’est nullement une relation de type osmotique ou synthétique qui caractérise le texte de Alloula mais une écriture discontinue fonctionnant par tableaux relativement autonomes donnant à voir un ensemble syncrétique porté par les différentes formes le composant et l’investissant d’une certaine cohérence dramatique. Brecht est bien présent dans le théâtre en Algérie.
A côté de Brecht, d’autres hommes de théâtre manifestent leur présence dans le territoire scénique et dramatique algérien. Antonin Artaud séduisit quelques metteurs en scène comme Kaki qui avait été le premier à mettre en pratique les idées de l’auteur du Théâtre et son double. Le théâtre de la cruauté permet la « convocation » d’éléments dramatiques puisés dans la culture populaire. Artaud réussissait ainsi, malgré ses limites, de réconcilier l’homme de théâtre avec la fête. Kaki s’était lancé dans sa pièce, Avant-théâtre (La Cabane et Le Filet) à d’enrichissantes recherches plastiques et esthétiques. C’était la redécouverte des manifestations cérémonielles.
Samuel Beckett et Eugène Ionesco gagnent du terrain dans un espace social marqué par les incertitudes et les angoisses du quotidien. Mais le théâtre de l’absurde n’est pas une nouveauté. Ould Abderrahmane Kaki qui fut le premier à monter une pièce du courant de « l’absurde » mit en scène en 1958 La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco. Le désenchantement et la désillusion, nés de la défaite de juin 1967 et de la violence qui avait brisé l’Algérie dans les années 80 et 90, favorisèrent l’émergence d’un discours nihiliste, lieu de déception et d’impuissance. Les personnages s’interrogent, abasourdis et désabusés, sur l’utilité d’une existence sans issue et d’un monde injuste les embastillant dans une situation d’impuissance et de désarroi. C’est ainsi qu’apparurent diverses pièces qui mettaient en scène des situations où aucun espoir n’était permis. Mohamed Fellag, Slimane Bénaissa et M’hamed Benguettaf donnent souvent à voir un monde où il n’y a absolument rien à attendre. L’Algérie se transforme en un univers en désagrégation. Avenir sans issue, désespoir, désarroi, vaines attentes et impasses constituent les éléments-clé de la représentation artistique. La parole, vide et sans profondeur, articule le discours et se transforme parfois en un espace de thérapie. Galou Laarab Galou (Les Arabes ont dit), une adaptation de Azzedine Medjoubi et de Ziani Chérif Ayad d’une pièce du dramaturge syrien, Mohamed El Maghout (El Mouharej ou Le Clown) présente un monde arabe trop prisonnier des chimères et des traces mythiques de son passé condamné à vivre de tragiques réalités. Le désespoir et la désillusion traversent toute la représentation. Sid Ahmed Agoumi monta En Attendant Godot (Fi Intidhar el Mehdi) en 1976 au Théâtre Régional de Annaba (T.R.A).
Les traces de Piscator (surtout le théâtre d’amateurs), du théâtre élisabéthain et de Grotowski sont également présentes dans le théâtre en Algérie. Ces dernières années, des expériences nouvelles comme celles tentées aux Etats Unis (Le living, l’Open…) commencent à investir la scène. Grotowski revient en force dans un pays où les hommes de théâtre ressentent la nécessité de laisser libre cours aux manifestations du corps conçu parfois comme un objet autonome.
5-L’Histoire en représentation
L’hIstoire inspire de nombreux auteurs et marque profondément la création dramatique. La mise en scène de faits historiques obéit au souci de réhabiliter le passé et de revaloriser un certain nombre de personnages « oubliés » de l’hagiographie officielle et ignorés par l’historiographie coloniale ou marginalisés et péjorés par les autorités politiques d’après l’indépendance.
Deux catégories de pièces historiques caractérisent le mouvement théâtral : des représentations dont le support essentiel est tiré de l’Histoire et de la mythologie arabe et des pièces qui, en utilisant un événement historique, proposent un modèle politique et social inscrivant le sujet traité dans le présent du spectateur.
La première catégorie a pour unique préoccupation de réhabiliter un passé non reconnu et d’affirmer une identité quelque peu niée. Des textes comme Fath el Andalous (La Conquête de l’Andalousie), jouée vers les années dix (10), Fi Sabil el Watan (Au service de la patrie) ou El Mawlid (La Naissance du Prophète) et Hannibal, tentent de mettre en relief l’existence d’une culture algérienne spécifique, marquée par l’appartenance à une ère arabo-islamique. Ce repli sur soi, cette farouche volonté de prouver son existence constituent des réponses au discours historique colonial et à l’ethnologie considéré comme un espace au service de la colonisation. Frantz Fanon apporte la lecture suivante1 :
« On sait que la majorité des territoires arabes a été soumise à
la
domination coloniale. Le colonialisme a déployé dans ces régions les
mêmes efforts pour ancrer dans les esprits des indigènes que leur
histoire d’avant la colonisation était une histoire dominée par la
barbarie. La lutte de libération nationale s’est accompagnée d’un
phénomène culturel connu sous le réveil de l’Islam. La passion mise
par les auteurs arabes contemporains à le rappeler à leur peuple est
une réponse aux mensonges de l’occupant. »
Ce recours à l’Histoire et à la mythologie s’explique par ce désir de mettre en lumière sa propre existence et d’affirmer sa propre culture illustrée par la présence de deux éléments paradigmatiques essentiels, l’arabité et l’islamité, deux thèmes récurrents revenant sans cesse dans la production dramatique des années dix, vingt et trente. Il est utile de souligner l’apport fondamental des associations religieuses et culturelle dans le traitement des sujets historiques louant souvent la force et la générosité de héros ancrés dans l’imaginaire populaire (Salah Eddine el Ayyoubi, Antar, etc.). Allalou, très imprégné de culture islamique et ouvert aux sollicitations culturelles nationales, emprunta au peuple d’Alger sa vision du passé, quelque peu traversée par de vivantes réminiscences et d’amusantes transformations. Le sociologue Abdelkader Djeghloul le souligne dans sa préface aux mémoires de l’auteur 1:
« Certes, le théâtre de Allalou est lui aussi imprégné d’Islam
mais de
manière différente. Histoire islamique décrispée, banalisée, ramenée
aux proportions de la quotidienneté du petit peuple d’Alger. Histoire
qui continue à faire rêver mais fait aussi sourire. »
le héros légendaire, Haroun er Rachid, devient Qaroun er Rachiq (Qaroun le corrompu). Ce regard parodique, d’ailleurs présent dans l’œuvre de Kateb Yacine, exprime un évident rejet d’un illusoire retour aux sources et une volonté de démystification du passé. Allalou reprend la version populaire de l’Histoire arabe tant mythifiée par les élites lettrées.
La deuxième catégorie de pièces fait appel à l’Histoire non comme espace figé, mais comme élément dynamique susceptible d’élucider des faits d’actualité. Après l’indépendance, de nouveaux dramaturges, souvent séduits par l’enseignement théorique brechtien, vont utiliser les faits historiques comme arrière-fond d’une lecture politique et actuelle des réalités algériennes. L’Histoire devient en quelque sorte prétexte à une interrogation du présent et à une introspection de l’être algérien confronté aux vicissitudes d’un présent un peu dur. Le passé se mue en un simple cadre temporel. Ould Abderrahmane Kaki, Abdelkader Alloula, Slimane Bénaissa et Mohamed Tayeb Déhimi mettent souvent en scène des pièces qui recourent à des faits historiques, lieux allégoriques et métaphoriques, élucidant des questions présentes. Cette manière de faire, réfractaire à toute tentative de reconstitution, fonctionnant par allusions, donne à voir un présent que le spectateur reconstitue comme une sorte de puzzle. La réception demeure l’espace fondamental de la représentation. C’est au lecteur-spectateur de découvrir les lieux latents d’un récit souvent éclaté renvoyant au moment de la réception. Dans 132 ans et Afrique avant un, Kaki tente de mettre en forme une lecture de l’Histoire de l’Algérie et de l’Afrique en recourant à des documents historiques significatif du parcours de ce continent. C’est un théâtre-document. Les différents tableaux composant ces deux pièces, construits de manière non linéaire, donnent à voir un univers marqué par la lutte anti-coloniale. La fin des deux récits est ouverte. Les personnages de El Alleg (Les Sangsues), Lejouad (Les Généreux) ou El Khobza sont historiquement déterminés. Situées dans le temps présent, les pièces tentent d’expliquer des situations actuelles en faisant appel à des événements historiques. Cette démarche s’inscrit dans la continuité historique. Les faits du présent entretiennent des relations étroites et dynamiques avec les éléments du passé pouvant contribuer à la lecture de l’actualité. Le personnage est le produit d’une Histoire et d’une conjoncture précise. Les instances temporelles et spatiales produisent des systèmes de signes complexes.
Kateb Yacine mêle passé et présent, histoire et actualité, mythe et réel. Ses pièces transportent les personnages dans de multiples espaces géographiques et historiques. Cette pluri-spatialité et cette pluri-temporalité obéissent à la logique idéologique de l’auteur de Nedjma chargé de discours matérialiste. De la Kahina, on passe à la Révolution Agraire, en faisant des détours par le Vietnam, la Révolution Russe, mai 1945, etc. La dramaturgie en fragments brise toute possibilité de détermination spatio-temporelle et exclut toute logique narrative linéaire. Pour lui, tous les mouvements révolutionnaires participent d’une seule et même lutte : le combat pour le socialisme au niveau planétaire. Les premiers textes de Kateb Yacine portent essentiellement sur le mouvement historique algérien (pièces contenues dans Le Cercle des représailles). L’Histoire apporte un nouvel éclairage au présent. Ainsi, les éléments tirés du passé façonnent le discours théâtral et lui donnent un sens nouveau. Il n’est pas question de reconstituer les événements historiques. C’est ce qu’explique fort justement Jacqueline Arnaud 1:
« La première période est dominée d’une part par une quête
mythique
où le message a pour objet
l’affirmation d’une entité nationale, et
d’autre part, par un refus d’une situation d’oppression. L’affirmation
de la nation passe par un « repli sur soi » illustré par le
choix du
retour aux origines, présent
dans l’œuvre à travers les images de la
tribu, les ancêtres, le vautour…comme des éléments de sauvegarde.
Cette solution de repli répond à une faille historique. »
Cette quête de l’identité nationale caractérisant les premiers écrits de Kateb Yacine va laisser place à des thèmes nouveaux et à une nouvelle manière de voir le monde. La révolution nationale est considérée comme partie intégrante d’un ensemble global : la révolution mondiale. Ce jeu avec le temps et l’Histoire correspond en fait à l’idée que se fait l’auteur du théâtre politique (une autre forme de dialogue et de débat). Qu’entend-il par théâtre politique ?2
« Ce que j’entends par théâtre politique, c’est un théâtre qui
sort des
sentiers battus du théâtre traditionnel, qui ne prend à ce dernier ce
qui, volontairement, sacrifie le côté culturel à la politique proprement
dite et plonge au cœur des événements. »
Le théâtre de Kateb, même s’il ne présente souvent que des événements historiques, est avant tout politique. Le recours à l’Histoire est nécessaire à l’interrogation et à la compréhension des faits actuels. L’actualité n’est jamais absente. Elle est au cœur du fait historique. La dramaturgie en tableaux permet la mise en relation de plusieurs situations et le maintien de l’aspect dialectique de la représentation. Dans les pièces de Kateb Yacine, nous sommes en présence de plusieurs types de personnages souvent puisés dans le parcours historique : personnages archétypaux, personnages historiques aux dimensions planétaires (Lénine, Marx, le Christ…), personnages légendaires (Djeha), etc.
Le théâtre de Kateb Yacine a séduit beaucoup de troupes d’amateurs qui lui empruntèrent de nombreux procédés techniques. Vers les années soixante-dix, plusieurs pièces mettant en scène la Révolution Agraire, la Gestion Socialiste des Entreprises et la médecine gratuite, des « réalisations » politiques officielles, étaient produites un peu partout. Ce théâtre, didactique et essentiellement politique, puise ses thèmes dans l’Histoire et dans l’actualité vivante dans le but d’expliquer et de justifier la « légitimité » de décisions prises par le pouvoir en place à l’époque. Dans Eftah essaf’ha (Ouvre la page), par exemple, les comédiens des 3T (Troupe des Travailleurs du Théâtre) de Constantine exposent, sous forme de tableaux, les différentes phases de l’Histoire de l’Algérie, mettant exergue le processus de déculturation. Les amateurs déclarent ceci dans un séminaire organisé à Saïda dans l’Ouest Algérien du 31 mars au 10 avril 1:
« Pour l’essentiel, les séminaristes se prononcent pour une
action
théâtrale qui facilite la compréhension des problèmes qui se posent
à nos masses pour que cette action, didactique et unificatrice,
recherche et appelle la participation concrète de son public, non
seulement dans le sens de la participation de l’action théâtrale mais
au sens de l’influence en retour. »
Cet extrait tiré d’une brochure du théâtre d’amateurs met en évidence la vocation politique de ce théâtre qui réemploie l’Histoire pour aborder des questions politiques. Le théâtre d’amateurs se définit comme éminemment politique. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons tenu à faire un détour par le théâtre d’amateurs.
L’Histoire est souvent associée à la politique. Elle vient souvent justifier des actions politiques. Le choix d’éléments historiques participe d’une redéfinition de l’actualité et d’une mise en relation des instances du passé et du présent. L’Histoire et la politique constituent les deux sources essentielles d’inspiration du théâtre de Slimane Bénaissa. Boualem Zid el Goudem (Boualem, avance !) met en situation deux personnages dont les itinéraires sont radicalement opposés. L’un est musulman pratiquant, féodal, passéiste, l’autre est socialiste, résistant et ouvert. Deux mondes, deux rêves et deux espaces s’entrechoquent, se heurtent et se confrontent. Boualem désire atteindre le but de son voyage : un monde idéal où l’exploitation est bannie. Sekfali ne veut pas marcher, il refuse le progrès. Youm el Djem’a kharjou Leryem (Les Gazelles sont sorties le vendredi) est l’histoire de trois personnages (Boualem l’ouvrier, le fou et l’américain) incarnant trois espaces sociaux bien délimités et occupant trois lieux scéniques précis. Boualem représente le travailleur algérien en butte aux contradictions du système socialiste et avec ses propres convictions. Le fou ne se retrouve pas dans un univers cauchemardesque, absurde, étrange et étranger. L’américain ne vit que dans les rêves. Il est désarçonné, désaxé, vivant en dehors du réel et conjuguant ses désirs au temps mythique du rêve. C’est le lieu de l’aliénation, par excellence. El Mahgour décrit une sorte de virtuelle gestion démocratique de la famille. Babor Eghraq (Le bateau coule) est le récit de trois personnages piégés dans un bateau en pleine mer. Rien ne va plus, le navire risque de couler. Au terme de la pièce, un des trois comédiens lit une longue tirade où il prend à témoin l’Histoire qui interpelle fortement le présent. Le récit se drape souvent d’oripeaux historiques pour dire un présent souvent amer, difficile et absurde. L’Histoire est ici mise au service d’une histoire (au sens de récit), profondément ancrée dans la réalité. Le jeu avec les événements historiques participe d’une démarche synchronique interpellant les signes du quotidien.
Dans Echouhada yaoudouna hada el ousbou’ (Les Martyrs reviennent cette semaine), adaptée d’une nouvelle de l’écrivain algérien Tahar Ouettar et mise en scène par Ziani Chérif Ayad, les personnages, déçus, marqués par le désenchantement racontent un présent absurdement misérable. Cheikh el Abed, le personnage central, quelque peu décontenancé par le cours des choses, semble égaré dans ce territoire peuplé de corruption, d’opprtunisme et de mensonge. Il faut signaler que l’auteur introduisit des passages entiers extraits d’une pièce de Mohamed Dib, d’ailleurs montée quelques années plus tard par le même metteur en scène. Mille hourras pour une gueuse traite également du thème de la désillusion. La troupe El Qalaa (La Citadelle) qui mit en scène le texte de Dib exploita encore ce thème dans El Ayta (Le Cri) et Baya, fortement contestée par une grande partie des critiques et des spectateurs qui y voyaient une sorte de réhabilitation de la colonisation. Les auteurs convoquaient le passé pour exposer la misère des temps actuels. Ainsi, la désillusion parcourt l’expression théâtrale de ces dernières décennies. Passé et présent se conjuguent, s’opposent parfois tout en évoluant dans deux temps distincts : lutte de libération et indépendance. Deux temps et deux espaces se confrontent et s’entremêlent.
L’Histoire traverse la représentation dramatique. De nombreux auteurs recourent au passé, souvent glorieux et fraternel, pour dire un présent amer et absurde. Def el Goul de Mohamed Tayeb Déhimi (Théâtre Régional de Constantine), expose trois itinéraires de personnages réels ou légendaires (Antar, El Hallaj et Othello) qui partent à la quête utopique de territoires absents dans l’univers arabe : la démocratie et la liberté. L’actualité, souvent difficile et délicate à dire, est ainsi prise en charge par l’Histoire. L’allégorie, la parabole et la métaphore sont les éléments poétiques les plus employés dans l’écriture dramaturgique algérienne. Le symbole et le référent historique prennent de nouvelles significations et se transforment en véritables espaces de dissimulation et de révélation du discours théâtral. Les auteurs entreprennent un détour par l’Histoire tout en greffant dans le récit des événements tirés du réel, pour exprimer une désillusion, décrire une situation difficile à mettre en scène.
Aujourd’hui, les choses deviennent de plus en plus faciles. L’expression est moins contraignante, plus libre. Les années quatre-vingt dix sonnèrent le glas, malgré la violence du quotidien, d’une certaine culture de la clandestinité, à l’origine de nombreux dégâts et de blessures parfois profondes. Malgré tous ces aléas, l’Algérie a toujours été l’unique pays arabe où il était plus aisé de s’exprimer et de mettre en scène des textes critiques. D’ailleurs, il n’existait pas de commission de censure, contrairement à tous les autres pays arabes.
Les lieux de
l’adaptation
L’AVARE de Molière
Adapter un texte de théâtre, ce n’est pas chose aisée,
d’autant plus qu’il est exigé une connaissance approfondie du texte-source. Les
premiers auteurs arabes, africains et algériens ne firent tout simplement que
reproduire l’architecture et certaines situations-clés. Leur manque de
formation ne leur permettait nullement une lecture sérieuse des pièces
françaises. Certes, il y eut de nombreuses adaptations, mais souvent les
auteurs ne faisaient qu’actualiser et algérianiser le texte d’origine. Patrice
Pavis définit ainsi l’actualisation :
« Opération qui consiste à adapter au temps
présent un texte ancien, en
tenant compte des circonstances contemporaines, du
goût du nouveau
public et des modifications de l’histoire que
l’évolution de la société
rend nécessaires.
L’actualisation ne change pas la fable
centrale, elle préserve la
nature des relations entre les personnages. Seuls
la datation et
éventuellement le cadre de l’action sont modifiés. Il
peut y avoir
actualisation d’une pièce à plusieurs
niveaux : depuis la simple
modernisation des costumes jusqu’à une adaptation à
un public et une
situation
socio-historique diffétrents. »
L’adaptation prend
de larges libertés avec le texte originel et peut parfois transformer
radicalement la pièce-source qui ne fonctionne dans ces conditions que comme un
simple élément dramaturgique. Ainsi, le travail sur l’Avare de
Molière correspond à une sorte de réécriture du texte tout en gardant les
grands ensembles structuraux.
Molière est de loin l’homme de théâtre le plus joué dans les
pays arabes. Au Maghreb comme au Proche-Orient, son impact sur la production
dramatique est considérable. Depuis de nombreuses décennies, ses pièces sont
traduites, adaptées, actualisées et jouées en arabe « dialectal » et
parfois, en arabe « littéraire ».
L’Avare est certainement le texte qui a le
plus séduit metteurs en scène, dramaturges, traducteurs et adaptateurs arabes.
Plusieurs versions existent. La première pièce de théâtre jouée dans un pays
arabe n’est rien d’autre qu’une adaptation de ce texte-phare de Molière : Riwayat
el bakhil. Amin Sidqi, Jalal, Najib Haddad et bien d’autres auteurs
adaptèrent ou traduisirent l’œuvre de Molière. En Algérie, nous pouvons tout
simplement citer les noms de Mahieddine Bachetarzi, de Mohamed Errazi, de
Mahboub Stambouli, de Mohamed Touri, de Rédha Houhou, de Mohamed
Boudia…D’autres, plus nombreux, ne firent, certes, pas mention du nom de
l’auteur français, mais reproduisirent de très nombreuses scènes, ses procédés
comiques et son architecture dramatique.
Cet engouement pour ce texte s’expliquerait par deux faits
simples : le thème de l’avarice est souvent traité dans la littérature
orale et même écrite (de nombreux écrivains arabes comme El Mas’oudi et El
Jahiz ont abordé ce sujet dans leurs écrits, Le Livre des Avares
d’El Jahiz en est une parfaite illustration), les effets comiques utilisés par
Molière, rapidement adoptés par le public arabe, séduisent également les
metteurs en scène et les auteurs.
Les traducteurs et les adaptateurs reprirent surtout les
séquences et les situations du texte de Molière considérées comme simples et ne
posant pas de problème d’incompatibilité religieuse et morale. Chacun opérait
selon une conception et une méthode particulière. Si quelques auteurs sont
restés quelque peu fidèles au texte originel, d’autres l’ont transformé en le
plaçant dans un autre contexte, en l’arabisant et/ou en modifiant sa structure
et son architecture. C’est le cas des algériens Mahieddine Bachetarzi et
Mohamed Touri. Nous tenterons une lecture des pièces de ces deux auteurs tout
en interrogeant le phénomène de l’adaptation.
El Mech’hah (L’Avare) de
Mahieddine Bachetarzi et El bakhl aw Si Kaddour el Mech’hah
(L’Avarice ou Si Kaddour l’avare) de Mohamed Touri empruntent les
procédés comiques de Molière, « algérianisent » les noms et le
langage, habillent les personnages d’un costume local et situent les actions
dans un cadre algérien. Les textes de Bachetarzi et de Touri diffèrent parfois
de la pièce de Molière d’autant plus que ces deux auteurs simplifient
sérieusement les intrigues et évitent toute allusion à des situations qui
risqueraient de choquer en terre algérienne. La structure d’ensemble, les
grandes séquences et le fonctionnement de certains personnages du texte-source
se retrouvent réemployés dans la pièce-cible, avec trop peu d’aménagements et
de changements et investissent toute la représentation dramatique fournissant
au texte une certaine cohérence discursive.
L’ « algérianisation » des noms et des
personnages n’apportent aucun cachet original au texte qui se retrouve amputé
de quelques séquences et réduit à trois actes. Les libertés prises avec le
texte initial s’expliqueraient en grande partie, selon nous, par la difficulté
à traduire correctement des jeux linguistiques et langagiers parfois complexes
et à prendre en charge des intrigues quelque peu fréquentes et multiples. Les
auteurs condensent parfois des scènes entières ou suppriment tout simplement
des passages leur paraissant difficiles à traduire. Ils voulaient surtout
donner au public des situations de « gros » comique , des dénouements
heureux et gais arrangeant ainsi tout le monde. Nous sommes en présence d’une
excessive moralisation du discours théâtral.
Ces deux pièces proposent des univers extraits de la culture
de l’ordinaire et marqués du sceau du quotidien. Ce qui explique l’intrusion de
personnages populaires et des éléments de la « tradition » orale dans
le récit.
1-El Mech’hah de
M.Bachetarzi, les péripéties d’un avare acariâtre.
Présentée à Alger pour la première fois en décembre 1940, la
pièce de Bachetarzi constituée de trois actes et de vingt et une scènes (avec
un prologue et un épilogue chantés par les comédiens). L’auteur aime souvent
introduire un discours moralisateur qui lui permet d’orienter le
lecteur-spectateur. Cette pratique se retrouve chez un grand nombre d’écrivains
de théâtre en Algérie et dans les pays arabes. L’intention est donc didactique.
Le théâtre a ici une fonction éducative.
a)analyse du prologue :
C’est une sorte de préface de la pièce que devrait présenter
l’auteur lui-même ou un acteur de la troupe qui s’adresse directement au public
et lui expose les événements, les faits, les personnages et apporte des
informations jugées utiles. Ainsi, M.Bachetarzi, imitant quelque peu Molière
dans la présentation de sa pièce, L’Impromptu de Versailles, après avoir
souhaité la bienvenue au public, tente de lui expliquer le thème, de l’aider à
comprendre certaines situations et de saisir son intention didactique.
L’analyse du début est importante et permet de mieux cerner la suite du texte.
L’incipit (ou le début) inaugure le protocole
de lecture. Le prologue marque
le passage de l’action du
discours social à la réalité scénique. Il ne fait finalement que transporter le
spectateur dans l’espace « fabriqué » pour la circonstance et lui
démontrer l’ingratitude et la mauvaise foi des avares. Le public est informé au
départ du parti à prendre. Il sait qu’il s’agit de l’histoire d’un cynique
avare. Il « anticipe » en quelque sorte l’action. Tout doit donc se
situer à un niveau ludique. Patrice Pavis va dans notre sens 1:
« le prologue donne le ton de la pièce par
analogie ou par contraste. Il
présente les différentes couches du texte ou de la
représentation,
manœuvre le spectateur en l’influençant
directement, comme dans le
mystère ou chez Brecht, en proposant un modèle de
réception plus ou
moins clair. Il contient, dans son utilisation actuelle, tout un discours
sur la troupe, son style, son engagement, l’état de
ses finances, etc. Le
prologue est essentiellement un discours mixte
(réalité/fiction,
description/action, sérieux/ludique, etc.) Il joue
le rôle d’un
métalangage, c’est à dire d’une intervention
critique avant et dans le
spectacle. »
L’auteur expose les éléments essentiels du
récit, mais prend en charge, à travers les performances des personnages, le
discours global et les diverses médiations déterminant la réalisation de l’idée
de départ illustrée par la dénonciation de l’avarice. Ce prologue qui n’existe
pas dans le texte originel donne à voir les contours du récit et oriente
fatalement la lecture. Il commence ainsi :
« Avec la langue du peuple, nous jouons L’Avare
Nous la jouons aux jeunes qui veulent écouter les bons
conseils.
C’est la pièce du savant Molière, le grand auteur
français
Qui nous apprend que la bonté ne vient jamais de
l’avare. »
Cette introduction fournit quelques informations précises et suggère une lecture particulière de la pièce. Le lecteur-spectateur connaît préalablement les tenants et les aboutissants de la pièce. Il reste à l’auteur de « meubler » en quelque sorte son texte. Ainsi, l’effet de surprise est définitivement évacué, du moins pour le dénouement. Le prologue participe d’une sorte de fermeture du récit dont l’issue est connue dès les premières paroles. Dire, c’est agir, c’est, dans ce cas, investir un espace circulaire qui fait immanquablement penser à l’univers du conte. Bachetarzi reprend justement dans ses pièces les techniques narratives du conte populaire.
Dès les premiers mots, nous sommes informés que le texte est
une adaptation de la pièce du même titre de l’auteur français, Molière. Même le
public-cible est défini. Il s’agit des « jeunes » qui voudraient
écouter les « bons » conseils. Cette attitude moralisante n’est pas
uniquement propre à Bachetarzi mais se retrouve dans la grande partie des
textes algériens (Allalou, Ksentini, Touri, etc.). Nous constatons également
l’admiration que l’auteur porte pour Molière qualifié de « savant »
et de « grand auteur français ».
Ce prologue est un violent réquisitoire contre l’avarice et
les avares. Il fonctionne comme un cours d’éducation morale et civique. L’avare
est, cela va de soi, marqué d’une charge négative. Toutes ses tares sont
exposées dans ce prologue de seize vers qui investit toute la représentation et
permet au lecteur de saisir aisément les éventuels possibles narratifs et de
déterminer ainsi les fonctions des personnages et des autres éléments du récit.
Le champ lexical du mal domine ce passage chanté par les comédiens. Le chant a
toujours occupé une place importante dans le spectacle théâtral en Algérie et
dans les pays arabes. Sa fonction essentielle est souvent de provoquer les
transitions, d’illustrer les situations et de tenir en haleine le public. Le
vocabulaire religieux (Dieu, Satan…) y est abondant. Le ton est donc donné dès
les premiers vers : El Mech’hah est une pièce didactique.
L’incipit oriente la lecture et constitue, en quelque sorte, la phase
d’exposition. Tous les indices de temps et d’espace, les références aux
personnages, les allusions à l’histoire et aux événements participent
évidemment de la logique narrative d’ensemble et portent et produisent les
signes, à l’origine de l’élaboration du sens.
L’incipit oriente donc nécessairement la lecture et suggère
ainsi la fin du récit. Dès le départ, le lecteur est informé de la morale de la
pièce. L’auteur confectionne les situations permettant la mise en évidence du
cynisme des avares. C’est à travers un certain nombre de médiations que se
construit la structure diégétique et se manifeste le thème central.
b)L’espace, les actions :
Le récit composée de trois actes et de dix-neuf scènes se
déroule dans une ancienne maison arabe située dans la campagne. La première
couche didascalique qui nous fournit cette information installe au départ les
événements dans un lieu précis qui impose certaines situations. C’est le monde
rural.
On sait également qu’il s’agit de l’histoire d’un avare,
H’sayen (l’homologue d’Harpagon) qui ne peut pas supporter la présence d’une
quelconque personne aux abords du jardin, lieu où il cache son argent. H’sayen
se construit donc un espace inviolable ou considéré comme tel. Il nourrit une
sorte de paranoïa. Il voit tous les autres comme des ennemis potentiels prêts à
lui voler sa cassette. Suspicieux, impitoyable, H’sayen est ridicule, marqué du
sceau de la négativité. Il est la risée de tous les personnages. Il réagit
ainsi à l’idée que M’bara, son serviteur, lui dérobe son bien. Le verbe
« voler » le met dans tous ses états :
« M’bara : Mon Dieu, périsse ce misérable
grippe-sou, ce crève-la
faim ! Ah si je pouvais le voler ;par
Sidi Bilal, je serais sûrement
pardonné !
H’sayen : (l’entendant)Hein ? Hein ? Hein?
M’bara: Quoi? Hein ? Hein ?
H’sayen :Qu’est-ce
que tu parles de voler ?
M’bara :
Je me disais que je ne vous volerais jamais. A présent, vous
pouvez me fouillez de la tête aux pieds.
H’sayen :
Ce n’est pas de la tête aux pieds que je m’en vais te fouiller,
mais partout.
M’bara :
Mon Dieu ! Mon Dieu ! La peste soit de ceux qui ont de
l’argent et qui sont avares !
H’sayen :
Et qui sont-ils, ces avares ?
M’bara : Ce sont les êtres que Dieu a créés
comme un malheur pour
l’humanité et qui ne sont bons à rien. »
Ce dialogue entre H’sayen et M’bara ouvre le récit et expose
les contours des conflits et des intrigues caractérisant la pièce. Ces deux
personnages représentent deux espaces antithétiques, antagoniques. H’sayen,
incarnant le mal, investit un univers marqué d’une charge négative alors que
M’bara représente un monde positivement décrit. Cette opposition structure le récit
et détermine les lieux de la parole. Enoncé et énonciation se donnent à voir
simultanément. D’ailleurs, ce qui est réellement exposé, ce sont les conditions
de production du discours, d’autant plus que l’issue est connue dès le début.
Le dénouement influe forcément sur le déroulement de l’action, le
fonctionnement des personnages et la mise en évidence des situations
conflictuelles et des médiations dramatiques. H’sayen change et se transforme à
la fin. Ce qui n’est nullement de L’Avare de Molière qui aboutit
à une fin logique : harpagon ne change pas, il ne subit aucune
transformation.
L’intrigue est simple : le fils et le père veulent
épouser la même fille, Aïda. La question essentielle autour de laquelle
s’articule le récit s’inscrit dans cette interrogation qui consiste à savoir
qui des deux épousera la jeune fille. Ainsi, nous sommes en présence d’une
situation triangulaire. Tout tourne autour de H’sayen qui imagine des scénarii
qui ne se réalisent pas. Il est le lieu fondamental de la fable. Sa parole est
action, même si elle manque de crédibilité.
Il voit le monde, à travers le prisme de l’intérêt
personnel. Il considère ses enfants comme de simples marchandises. Ainsi, il
décide de marier son fils, Madjid, avec une femme aisée d’une cinquantaine
d’années et sa fille, Leila, avec un vieil homme qui possède de nombreuses
propriétés. Les choses se compliquent. Trois mariages en perspective. Il
réussit tout simplement à unir tout le monde contre lui. Les opposants voient
leur nombre s’élargir. H’sayen se retrouve seul, sans aucun soutien. Dans L’Avare
de Molière, Elise et Mariane sont secrètement éprises de Valère et de Cléante.
Harpagon veut épouser Mariane et décide en même temps de marier ses deux
enfants avec deux hommes, certes âgés, mais riches. D’ailleurs, l’argent est
l’élément catalyseur du personnage de l’avare. Bachetarzi simplifie l’action et
supprime de nombreux éléments du récit initial. Leila, l’homologue d’Elise,
n’évoque nullement le mariage. Elle s’oppose seulement à l’idée de se
voir imposer un homme qu’elle ne connaît pas. Il n’est pas question d’amour
quand il s’agit de Leila. Déjà, refuser d’obtempérer à un ordre de son père,
c’est déjà une petite révolution. Bachetarzi ne pouvait transposer le
personnage d’Elise dans son intégralité. Les contingences idéologiques et
sociologiques de l’époque interdisaient à l’auteur de faire parler ses
personnages féminins d’amour ou de sexualité. Leila ne pouvait qu’exprimer son
refus d’épouser un homme sans son consentement. Quelques pièces des années
trente-quarante posaient le problème du mariage forcé des jeunes filles et
appelaient les parents à cesser ce type de pratiques. Leila était donc un
personnage révolutionnaire qui réussit à tenir tête à son père :
« Leila : je ne pourrais jamais épouser
le caïd Tartabech ! Père, c’est
impossible !
H’sayen :
Moi, je te dis que tu l’épouseras ;dans un mois, tu seras chez
toi. Fille,
moi, je sais bien où est ton intérêt, toi pas.
Leila : Encore une fois, père, je ne
l’épouserai point.
H’sayen :
Et moi, je te répète que tu l’épouseras (…)
Leila :
Je le répète encore une fois, je ne l’épouserai pas. Dans une
affaire comme celle-ci, je ne vous obéirai jamais.
H’sayen :
Tu me dois obéissance en tout, même à contre-cœur.
Leila :
Je me tuerai plutôt que d’épouser cet homme.
Ce court extrait
met en conflit deux personnages centraux du récit, représentant deux espaces
précis : le père et la fille. Si la fille s’exprime, en usant de négations
(ne…pas), H’sayen emploie des affirmations. Ainsi, l’avare se trouve confronté,
pour la première fois, à une révolte de Leila qui refuse d’obéir à son père,
quitte à se suicider. La mort constitue, en quelque sorte, une frontière
tragique. Ce retournement de situation donne au récit une certaine coloration
et installe le récit dans une sorte d’écriture prévisible.
Mais il n’en demeure pas moins que l’opposition entre H’sayen
et Madjid constitue l’élément catalyseur de l’action. La rivalité entre ces
deux personnages engendre la présence de deux espaces et de deux univers
discursifs opposés qui s’affrontent et confrontent leurs présupposés
idéologiques. La structure diégétique est quelque peu simple et installe deux
formations discursives. Chaque champ produit ses propres signes et marque son
univers de charges précises. Madjid est le lieu de possibles changements alors
que H’sayen est le réceptacle de toutes les forces conservatrices. Ainsi, deux
mondes se heurtent, s’entrechoquent donnant à voir une société en pleine
ébullition. C’est un avare, en perte de vitesse, dénudé de son pouvoir
symbolique qui fait, en grande partie, fonctionner le récit, mais les autres
protagonistes commencent graduellement à s’imposer et à bénéficier de quelques
pans du pouvoir. C’est autour du personnage de H’sayen que les intrigues se
nouent et se dénouent. Il construit, par ses réactions et ses répliques en
porte à faux avec la réalité, les lieux autour desquels s’articulent le rire,
le fonctionnement des personnages et la dynamique des actions. Le rire a une
fonction pédagogique. Il permet au lecteur-spectateur de mieux ridiculiser le
personnage de l’avare et de rire de ses travers.
La simplification des actions (ainsi que leur réduction)
obéirait peut-être aux besoins et au sollicitations du public. Le comique des
situations, les bastonnades, le grossissement et l’exagération des traits de
certains personnages ne correspondent-ils pas au discours théâtral de l’époque
et ne reproduisent-ils pas les schémas idéologiques et sociologiques de cette
période ? Il est évident que le public-cible de Bachetarzi n’est pas celui
de Molière. Oublier cette vérité, c’est perdre de vue l’essentiel de
l’adaptation et ignorer les pesanteurs sociologiques dont le poids est
déterminant dans la représentation dramatique.
Les procédés comiques utilisés sont très grossiers. C’est ce
qu’explique Rachid Bencheneb :
« La manière très caricaturale dont Bachetarzi
a conçu son H’sayen l’a
entraîné, comme dans L’Avare, à multiplier les
procédés comiques,
aux effets un peu gros, mais toujours
efficaces : menaces, jurons,
injures, imitation du parler campagnard chez
‘Usman, jargons
bariolés du juif Chmû’il et du nègre M’bâra. Mais
il a poussé
l’imitation à l’exagération cocasse : ainsi,
il a amplifié inutilement
l’épisode de la fouille du serviteur par le méfiant
vieillard et la scène
de contestation entre le père et la fille. En
sacrifiant aux bouffonneries
du spectacle forain traditionnel, l’adaptateur a
cherché manifestement
à maintenir sa pièce dans le ton de la farce
populaire. »
Bachetarzi a modifié la structure du texte de Molière, d’abord en réduisant le nombre des actes (de cinq à trois), ensuite en supprimant des scènes, en ajoutant d’autres et en empruntant la forme du conte et de la farce traditionnelle. C’est un récit fermé qui se conclut par un dénouement heureux et qui transforme radicalement le discours de Molière. H’sayen s’est en quelque sorte délivré de ses tares, comme par enchantement. Madjid finit par épouser Aïda et Leila s’en sort à merveille. La fin rétablit la stabilité et l’équilibre initial et donne à H’sayen un autre statut. Il change positivement. Cette évolution est tellement rapide qu’elle est invraisemblable. Trop peu d’éléments indiquent cette brusque transformation. Le personnage subit, en quelque sorte, le diktat de l’auteur qui décide unilatéralement de le libérer de ses défauts et d’homogénéiser l’espace d’intervention et de manifestation des personnages.
Dans L’Avare
de Molière, les choses se passent autrement. Harpagon ne change pas, il est
toujours prisonnier de ses vices et de ses tares. Cléante et Valère réussissent
à déjouer les plans de Harpagon et à épouser les femmes de leur choix. Leur
quête n’a abouti que parce qu’ils possédaient un moyen de chantage : la
cassette. Bachetarzi construit un univers homogène, statique, marqué par une
certaine cohésion illustrée essentiellement par l’aboutissement de la quête des
personnages.
Le conflit dont les soubassements sont alimentés par une
question d’argent est résolu à la fin de la pièce. Tout rentre dans l’ordre.
Les personnages voient leurs projets et leurs vœux réalisés.
Les deux fins (celles de Bachetarzi et de Molière) sont
différentes (voir tableau) :
Dernières répliques de la
pièce de Bachetarzi |
Dernières répliques de la
pièce de Molière |
Acte 3, Scène 6
(dernière scène) Bouguelmouna :Eh
entêté, je leur avais bien dit que je réussirai à marier ton fils avec ton
argent. H’sayen : Marier
mon fils Madjid, ma fille suivra dans quelque temps. Et si Dieu le veut, ils
ne connaîtront que des jours de fête ! Je demande à Dieu de me pardonner
et je le remercie pour sa générosité ; je ferai la charité et je
contenterai les pauvres. |
Acte 5, Scène 6 (dernière scène) Harpagon : Il faut me donner conseil, que je
vois ma cassette. Cléante : Vous la verrez saine et entière. Harpagon : Je n’ai point d’argent à donner en
mariage à mes enfants. Anselme : Hé bien ! J’en ai pour eux, que cela ne vous inquiète pas. Harpagon : Vous obligerez-vous à faire les frais
de ces deux mariages ? Anselme : Oui, je m’y oblige, êtes-vous
satisfait ? Harpagon : Oui, pourvu que pour les noces, vous
me fassiez faire un habit. (…) Harpagon : Vous paierez donc le
commissaire ? Anselme : Soit. Allons vite faire part de notre
joie à votre mère. Harpagon : Et moi, voir ma chère cassette. |
Le dénouement de la pièce de Mahieddine Bachetarzi est conforme
au ton didactique du travail théâtral de l’auteur. H’sayen est radicalement
transformé. Il devient, en quelque sorte, un autre personnage. Cette mue subite
est illogique ; elle correspond, certes, au discours de l’auteur, mais ne
prend nullement en considération l’évolution du personnage. La logique
narrative obéit au discours moralisateur de Bachetarzi qui, dans de nombreux
cas, évacue les espaces conflictuels et déshumanisent ses personnages qui ne
peuvent dans des conditions normales connaître ce type de transformation. De
négatif, H’sayen va devenir un élément positif. Ce retournement sans transition
est caractéristique de la pauvreté dramaturgique du texte et de l’absence d’une
étude serrée des personnages. L’intention didactique et morale a pris le pas
sur les considérations narratives et esthétiques. Les personnages trouvent avec
une déconcertante facilité des solutions à tous leurs problèmes. Les actions et
les intrigues se caractérisent par des lourdeurs et des lenteurs qui perturbent
toute relation dialectique entre les personnages. L’espace est souvent
anarchiquement occupé par les uns et les autres sans calcul, ni construction
géomérique.
-Le milieu social
L’action se déroule dans une maison d’une famille aisée.
H’sayen, le personnage central du récit, exagérément avare, impitoyable et sans
scrupule, exploite, de manière éhontée, ses employés qui, sous-payés et
conscients de la malhonnêteté de leur « maître », cherchent tous les
moyens possibles et imaginables pour lui rendre la monnaie de sa pièce. Ce
n’est pas un conflit d’ordre social ou idéologique, mais moral. Ni M’bara, ni
Osman ne remettent en cause son pouvoir. Leur unique objectif, au delà de la
vengeance légitime, est d’apporter un soutien actif à son fils, Madjid, qui désire
épouser Aida, également convoitée par le vieillard. C’est ici que réside le
nœud de l’action. C’est autour de cette quête que se font et se défont les
situations. L’univers familial, menacé par les facheuses conséquences de
l’avarice du maître, se stabilise à la fin du parcours diégétique. Tout
redevient normal, même si le retour au calme de la situation finale n’est plus
celui du début. Beaucoup de chose s’étaient, entre-temps, passées. H’sayen
semble avoir appris les leçons de sa néfaste attitude. Malgré toutes les
incohérences du parcours des personnages, l’espace et le temps, dotées d’une
dynamique interne, provoquent des transformations dans l’univers narratif et
impriment un mouvement incessant aux actions. Certes, la contestation est
absente, mais H’sayen se remet en question et admet certaines choses qu’il
n’acceptait pas au départ.
Le discours religieux, absent du texte de Molière, marque
l’itinéraire dramatique de Bachetarzi. Au début, comme à la fin de la pièce,
H’sayen remercie Dieu de l’avoir délivré de son vice. El Mech’hah n’est pas une
satire de la bourgeoisie mais un discours-pamphlet dénonçant les avares et
exposant les méfaits de l’avarice. A aucun moment, l’auteur ne fait allusion à
un conflit d’ordre social, mais insiste souvent sur la solidité des liens entre
les personnages qui évoluent dans un univers stable marqué par une
extraordinaire stabilité et une généreuse solidarité. Les serviteurs, très liés à leurs maîtres dont ils ne remettent
jamais en question le pouvoir, les servent avec fougue et enthousiasme. M’bara
s’ingère, sans aucune retenue, dans les affaires de la famille et est presque
un membre à part entière de celle-ci. Il est l’adjuvant fondamental de la quête
de Madjid. Il tente, par tous les moyens, à venir en aide au fils dans son
intention de réaliser son désir : épouser Aida. Les différences sociales
sont effacées. Les uns et les autres s’aiment et s’admirent. Nous sommes en
présence d’un univers mythique qui occulte toute allusion au temps et à
l’espace réels. Ainsi, la structure du conte parcourt la représentation et
inscrit le récit dans une perspective circulaire marquée par une désactivation
du réel.
c) Présentation
dramaturgique
El Mech’hah est un discours-pamphlet attaquant
les vices et le cynisme de H’sayen, un avare qui n’en démord pas et qui rend la
vie impossible aux membres de sa famille. C’est autour de ce personnage,
envahissant et ridicule, que s’articulent les éléments du récit.
Certes, Bachetarzi reprend en grande partie la structure du
texte de Molière, mais il s’arrange pour intégrer quelques éléments du conte
populaire. Ce qui apporte au travail une certaine singularité. Il reprend les
actions essentielles de L’Avare. La pièce de Bachetarzi emprunte
de nombreux ingrédients et fonctions au conte populaire, met en scène un
personnage, avare et rustre de surcroît, qui n’est pas étranger de l’univers
familier des spectateurs éventuels. Le caractère réaliste marque l’écriture et
le discours linguistique. Ainsi, l’auteur reproduit souvent proverbes, dictons
et expressions populaires et met en scène des situations tirées du quotidien.
Cette manière de faire est souvent dictée par les contingences de la réception
et les préoccupations du public. Le facteur sociologique détermine les options esthétiques
et thématiques et dessine les contours de la représentation artistique. Les
costumes, les accessoires et les mouvements suggérés par les différentes
couches didascaliques s’inscrivent dans le cadre de l’
« algérianisation » du texte et de la mise en œuvre du cachet local
de la représentation.
Déjà, le prologue indique clairement les intentions et les
désirs de l’auteur : il s’agit de mettre à nu les avares et de dénoncer
l’avarice. Le travail dramaturgique reste sommaire et illustre le manque de
formation sérieuse. Le découpage des scènes correspond tout simplement aux
entrées et aux sorties des personnages. D’ailleurs, Mahieddine Bachetarzi ne
manque jamais d’évoquer la question de l’insuffisante maîtrise des techniques
scéniques et scénographiques. Le lieu des événements est unique : une
maison arabe ancienne dans la campagne. L’unicité de l’espace physique règle le
problème du décor et de la complexité du passage d’une réalité scénique à une
autre. L’élément central qui structure la représentation est représenté par la
parole qui fonctionne souvent au premier degré, c’est à dire ne recourant que
très rarement aux figures poétiques et aux images métaphoriques. Les clichés et
les stéréotypes ne sont pas absents. Si l’espace est représenté par une maison,
d’ailleurs imprécise et réduite aux simples membres de la famille et aux
serviteurs, le temps n’est nullement indiqué. Même la maison qui n’est
nullement située géographiquement correspond à un espace mythique. Comme
d’ailleurs le temps qui obéit à la structure circulaire du conte. Le texte
respecte néanmoins la règle des trois unités.
La démarche dramaturgique est dominée par le constant désir
de l’auteur de mettre à nu les avares et de développer un discours didactique
et moral. Son travail est traversé par l’obsédante volonté de donner des leçons
et d’ « éduquer » les spectateurs. Même le rire contribue à la
réalisation de cet objectif. Le prologue et l’épilogue appuient le discours
théâtral, consolident la dimension didactique et clôturent le cercle. Ces deux
séquences sont en quelque sorte des mises en abyme permettant aux signes de se
renvoyer leur propre reflet.
Description de la pièce(résumés
des scènes)
Remarques : Les deux premières scènes de l’Avare
de Molière sont supprimées. Les deux scènes (1et 2) mettant en situation Elise et
Valère (Sc.1) et Cléante-Elise (Sc.2) ne pouvaient être utilisées dans le
contexte algérien de l’époque. Une jeune fille n’avait aucune possibilité dans
la société algérienne de s’exprimer librement d’amour. Bachetarzi ne pouvait,
compte-tenu de ses a-priori idéologiques et des contingences sociologiques,
construire un personnage féminin plus libre. Déjà, telle que présentée, Leila,
par exemple, remettant en question le pouvoir paternel quant au choix de son
éventuel mari, est en soi une petite révolution. Il n’était pas évident à
l’époque pour une fille de décider de son avenir. Elle était condamnée à
refouler ses fantasmes et ses désirs. Elle devait donc obéissance aux hommes.
Le terme « amour » était banni de son vocabulaire. Les traditions,
trop pesantes et contraignantes, limitaient considérablement toute prise de
parole féminine. Bachetarzi s’était donc interdit de s’aventurer à reproduire
les deux premières scènes du texte de Molière contenant des positions et des
tirades qui pouvaient heurter les sentiments des algériens et provoquer des
réactions inattendues.
Mahieddine Bachetarzi, en conformité avec le discours
dominant de l’époque (le texte a été joué en 1940), ne pouvait que gommer toute
manifestation publique de l’amour féminin. D’ailleurs, de très nombreux traits
de Valère disparaissent dans cette
adaptation (Khlil, l’homologue de Valère devient un serviteur n’entretenant
aucune relation avec Leila).
La pièce de Bachetarzi prend comme point de départ la scène
3 de l’Avare (Harpagon-La Flèche, M’bara-H’sayen). La scène 4 est divisée en
trois parties (Sc. 2, 3, 4), de même que la scène 5 (Sc. 5, 6, 7). Ainsi,
Bachetarzi restructure certaines séquences en les découpant en trois parties.
Les scènes dans le texte de l’auteur algérien sont courtes et correspondent à
une demande du public qui ne semble pas friand de longs monologues. Des tirades
sont carrément supprimées. Certes, l’auteur conserve la structure d’ensemble,
mais ne s’empêche nullement de simplifier le texte en réduisant les intrigues
et en écourtant les dialogues. L’auteur supprime donc certaines scènes, en
réduit d’autres et ajoute des passages entiers.
Chaque sortie d’un personnage est le prélude d’une nouvelle
scène. La dernière réplique du dialogue informe souvent le lecteur-spectateur
du changement de scène. Des expressions comme « je sors », « je
vais sortir », « sors d’ici », « dégage » qui abondent
dans le texte alourdissent le discours des personnages et engendrent un trop
plein de paroles inutiles et vaines. Ces formules redondantes ont la prétention
de favoriser les transitions entre les scènes. Le mot se transforme ainsi en
une sorte d’ersatz du geste ou du jeu. Mahieddine Bachetarzi se limite tout
simplement à régler les entrées et les sorties des personnages.
L’absence d’une formation sérieuse empêche l’auteur de bien
saisir certaines instances dramaturgiques.
d) Les personnages,
l’algérianisation des noms et du langage
Mahieddine
Bachetarzi ne conserve du texte originel que huit personnages. Il apporte des
informations précises sur les « acteurs ». Il indique l’âge des
quatre personnages importants (H’sayen, 70 ans, Madjid, 20 ans, Khlil, 50 ans,
Bouguelmouna, 50 ans). Il ne garde qu’un seul protagoniste féminin. Cette
situation s’expliquerait essentiellement par l’absence de comédiennes à
l’époque de la rédaction du texte et de l’impossibilité d’aborder un sujet
aussi délicat que l’amour. Ni Frosine, une femme d’intrigue, ni Mariane
n’apparaissent dans le texte. Comment se présente H’sayen dans El
Mech’hah ?
Agé de soixante-dix ans, H’sayen est un avare doublé d’un
usurier, impitoyable, sans scrupule. Il porte un amour démesuré pour l’argent.
Il est veuf, père de deux enfants, Madjid et Leila qu’il veut marier à de très
riches mais vieilles personnes. Son unique préoccupation est de veiller à bien
protéger qu’il cache dans son jardin. Paranoïaque, il suspecte tout le monde et
n’arrive pas à trouver le sommeil. Comme tous les vieillards, riches de
surcroît, il veut épouser une très jeune fille qu’aime d’ailleurs également son
fils. Mais ce mariage est avant tout perçu comme une affaire juteuse. Naïf, idiot, sans personnalité, H’sayen
décide à la fin comme par enchantement de se délester de son vice et de
solliciter le pardon général. Il n’a pas beaucoup de ressemblances avec
Harpagon de Molière qui évolue progressivement et évolue logiquement dans son
univers. Ce qui n’est pas le cas de H’sayen qui est un personnage superficiel,
sans force. Rachid Bencheneb abonde dans le même sens 1:
« Il
n’a aucune parenté avec Harpagon, grand bourgeois parisien,
soucieux de mener un train de vie conforme à sa
condition et qui
veut se remarier non par caprice ou par passion,
mais parce qu’il
ne sied pas
à un personnage de son rang et de son âge de se montrer
au bras d’une jeune et jolie femme. »
H’sayen est tout à fait différent de Harpagon. Il n’est pas réellement
ancré dans son milieu social et fonctionne comme non marqué par son
appartenance sociale. Ainsi, ses réactions ne semblent pas correspondre aux
réalités sociologiques. Il n’est pas un bourgeois de la ville, mais un
campagnard, une sorte d’arriviste que tous les serviteurs méprisent. L’espace
urbain est évacué au profit du monde rural. Pourquoi Bachetarzi a t-il opéré
cette transformation ? Il ne voulait peut-être pas s’attaquer à des
personnes appartenant à sa classe sociale. H’sayen entretient des rapports
conflictuels avec tous les autres personnages. Il est paranoïaque, psychopathe
et seul, sans ami. Il provoque souvent le courroux et le mépris des autres qui,
d’ailleurs, n’arrêtent pas de chercher à se venger d’un être grotesque qui les
exploite impitoyablement. Leur objectif est aussi moral : ils veulent
l’aider à se libérer de son vice : l’avarice. Ils réussissent tout de même
à le guérir de sa maladie et à le transformer radicalement à tel point qu’il
devient méconnaissable. Ce qui n’est pas le cas de Harpagon qui reste conforme
à son statut social et marqué par un vice qui ne peut disparaître du jour au
lendemain.
Leila et Madjid ne fonctionnent pas comme des entités
autonomes. Ils reproduisent, à une phrase près, le même discours. Ils
s’opposent très timidement à leur père, tyrannique et envahissant. Nous avons
affaire à un discours monologique. Les dialogues s’assimilent à des monologues.
Le manque de force des personnages provoquent souvent une présentation
monologique comme si le texte ne comportait qu’une voix unique, ou peut-être
deux (avec celle de H’sayen). Sept personnages développent le même propos,
obéissent à la même logique discursive.
Bouguelgouna, un intermédiaire quelque peu particulier, est,
nous semble t-il, la réplique imparfaite de Frosine. Il ne vient à l’aide de
Madjid que pour mieux apprécier sa vengeance. Le courtier, Ch’mu’il, un juif
cynique, douteux et profiteur (les stéréotypes du juif profiteur et
opportuniste étaient en vogue à Alger durant la période de Vichy) fait des
affaires louches avec H’sayen. C’est M’bara, le fidèle serviteur noir, qui s’en
tire à bon compte. Il réussit à trouver le subterfuge-miracle qui va provoquer
le mariage de Aida et de Madjid.
Les personnages de Bachetarzi, manquant de force et de
profondeur, appauvrissent la construction dramaturgique et ne s’imposent pas
sérieusement dans le parcours narratif. Ils restent prisonniers de certains
schémas préétablis qui fragilisent leur discours et engendrent des figures
superficielles. Cette manière de faire se retrouve dans la plupart des pièces
de l’époque et est surtout marquée par le poids de la farce qui dominait la
représentation dramatique. Donc, les auteurs n’insistaient pas beaucoup sur la
construction des personnages qui fonctionnent comme de simples archétypes.
Les huit personnages évoluent dans un espace qui les broie,
en quelque sorte, et qui ne leur permet pas de s’exprimer aisément et de
refléter le milieu qui les conditionne. Nous avons affaire à des personnages
sans âme. H’sayen, appelé à « doubler » Harpagon, malgré son cynisme
outrancier et ridicule, est très naïf et très grotesque.
Bachetarzi fournit de nombreuses indications sur ses
personnages, modifie leur parcours par rapport au texte de Molière et les situe
dans un contexte arabo-musulman. Ce
déplacement sociologique et géographique engendre inévitablement de nouvelles
attitudes et produit de nouveaux signes. Ainsi, le personnage se drape de
nouveaux oripeaux et se découvre un espace différent du premier. Ce qui
provoque la manifestation de situations syncrétoiques.
Nous essaierons de présenter dans le tableau suivant les
traits caractéristiques des huit personnages.
Personnages |
Age |
Marié Non Marié |
Quête |
Traits Psycho logiques |
Traits physiques |
Sexe |
Traits affectifs |
Fonctions |
Etat conflictuel |
|
H’sayen |
70 ans |
Veuf |
Cacher son or |
Naïf, grotes- que, avare |
Vieux, le corps tordu |
M |
Veut épouser Aïda |
Maître de maison |
Il s’attaque à tout le monde |
|
Madjid |
20 ans |
Non marié |
Epouser Aida |
Géné- reux |
|
M |
Amou- reux de Aïda |
Fils de H’sayen.Fonction
détermi-née |
S’oppose timide-ment à son
père |
|
Leila |
Non déterminé |
Non mariée |
Ne pas se marier avec le
caïd |
Généreu-se |
|
F |
Aucune informa-tion |
Fille de H’sayen, ne
travaille pas |
Rejette le choix de son
père |
|
Kh’lil |
50 ans |
Non déterminée |
|
Fort |
|
M |
Aucuneinforma-tion |
Oncle de Leila, non
déterminée |
Joue l’arbitre |
|
Bouguelmouna |
50 ans |
Marié sans enfants |
Se venger de l’avare |
Intrigantmenteur |
|
M |
|
Greffier |
Après l’échec de ses ruses,
il veut se venger de H’sayen |
|
Ch’mu’il |
Non déterminé |
Non déterminé |
Se venger de l’avare |
Douteux |
|
M |
|
Courtier juif |
|
|
M’bara |
Non déterminé |
Non marié |
Aider Madjid dans sa quête |
Rusé, fidèle |
Boîteux,noir |
M |
|
Serviteur de Madjid |
N’aime pas l’avare |
|
Osman |
Non déterminé |
Non déterminé |
Aider Madjid dans sa quête |
Craintif, cynique |
|
M |
|
Cuisinier |
S’oppose à M’bara |
|
Mahieddine Bachetarzi réduit donc le nombre de ses
personnages, « algérianise » les noms et le langage. Il introduit
proverbes, dictons et jeux de mots et donne une facture réaliste à sa pièce. Les
noms subissent une sérieuse transformation et correspondent au discours de
l’auteur qui investit le texte de marques locales. Cette volonté de localiser
la pièce va naturellement pousser l’auteur à situer son récit dans une ère
arabo-musulmane et de recourir à des
personnages tirés du quotidien. Bachetarzi prend ainsi de grandes libertés avec
le texte de Molière.
Les procédés employés par Bachetarzi ne sont nullement
nouveaux dans les pays arabes. La plus grande partie des adaptateurs de Molière
« arabisent le texte originel tout en insérant des éléments tirés de la
vie quotidienne. Lee costume porte également un caractère
« autochtone ».
Il est évident que l’Avare de Molière perd
énormément de sa force dramaturgique dans cette adaptation. Le choix du style
de la farce populaire désarticule le texte initial et donne à voir de nouveaux
effets esthétiques qui n’ont pas la même dimension plastique et dramaturgique
que dans la pièce originelle. La conception du rire n’est pas la même chez les deux
auteurs.
Peut-on parler d’ « algérianisation » quand on
affuble uniquement les personnages de noms locaux et quand on les fait parler
en arabe « dialectal » ?
2-KADDOUR EL MECH’HAH
Les mésaventures d’un avare
Mohamed Touri ne s’éloigna pas beaucoup du texte originel.
Il conserva la grande partie des scènes, mais ne garda que dix personnages.
Comme Mahieddine Bachetarzi, il réduisit le nombre des actes qu’il ramena de
cinq à trois. Il modifia le lieu et situa son récit dans les années 1900. Ce
changement apparu dans les instances spatio-temporelles s’expliquerait par la
présence de quelques similitudes avec le dix-septième siècle français. Le metteur
en scène de la pièce, Hadj Omar(il la monta en 1966 au Théâtre National
Algérien à Alger), Hadj Omar parle ainsi de cette adaptation 1:
« Nous avons choisi de situer l’action de
cette comédie vers les années
1900. Ceci nous permet de retrouver des mœurs, des
traditions, un
style très représentatif de la personnalité
algérienne et qui, pourtant,
tendent de nos jours à disparaître. D’autre part,
la société algérienne
de cette époque semble correspondre assez bien à
celle pour qui
Molière avait écrit sa pièce. Cependant, pour faire
de cette comédie
bourgeoise du dix-septième siècle une pièce
algérienne, nous avons
dû opérer certaines modifications, retirer
certaines scènes et les
remplacer par d’autres. Autrement dit, nous avons
enlevé tout ce qui
ne correspondait pas à nos mœurs et traditions.
Toutefois, pour que
l’œuvre conserve son unité, nous avons remplacé ces
passages par
d’autres afin que le déroulement logique de
l’action n’en soit pas
gêné. (…) Notre but était de traduire la pensée de
Molière selon nos
conceptions et nos mœurs et d’en souligner par là
la portée
universelle. En effet, malgré les modifications que
nous avons dû
apporter à la pièce originale de par les besoins de
notre société, nous
avons eu soin de conserver l’esprit de la pièce, de
mettre en valeur les
idées et la pensée de Molière. Cette pensée, nous
avons voulu la
rendre accessible au peuple algérien ou plutôt nous
avons tenté de
nous l’approprier, de la faire nôtre, prouvant
ainsi son universalité. »
a)
Les limites de la
traduction
Traduire n’est pas une entreprise aisée. La traduction
suppose une maîtrise parfaite des deux systèmes linguistiques en présence. Ce qui,
dans ce cas de figure, ne semble pas le cas. D’ailleurs, c’est pour cette
raison que l’auteur recourt à l’actualisation- adaptation qui lui permet de
passer outre les contraintes linguistiques. Aussi, est-il beaucoup plus facile
de conserver les grandes lignes du texte et d’en construire une pièce
« facile » à comprendre et à mettre en scène. Mohamed Touri supprime
les mots et les phrases qu’il n’arrive pas manifestement à traduire
correctement. Il condense les tirades et les scènes. La suppression et la
contraction des scènes « inutiles » à l’action, exigeant plutôt une
bonne connaissance de la langue française pour les besoins de la
traduction, « brise » la
structure et la logique narrative du texte. D’ailleurs, les transitions sont
souvent mal assurées ; ce qui donne l’impression d’être en présence d’un
texte inachevé, caractérisé par la présence de nombreux sauts elliptiques. La
première scène Valère-Elise (Yahia-Zoubida) est exagérément réduite. La
référence au champ lexico-sémantique de l’amour est absente. Des considérations
sociologiques et idéologiques pourraient éventuellement justifier cette
omission qui transforme radicalement le sens du texte originel et lui enlève sa
dimension humaine. Le langage religieux marque l’itinéraire des personnages et
apporte au texte une dimension morale et didactique. Les proverbes et les
dictons populaires parsèment le parcours narratif et installent le récit dans
une perspective circulaire. Les lieux du conte donnent une autre portée au
texte. Les personnages perdent ainsi leur autonomie. Les monologues sont
souvent supprimés ou condensés. La tirade (34 lignes) de Harpagon appelant
« au voleur » dans l’acte 4, scène 7 de l’Avare de
Molière est réduite à une dizaine de lignes dans la pièce de Touri.
Dans l’acte 1, scène 1, Yahia et Zoubida s’entretiennent de leurs relations.
Cette scène n’est en fait de compte une reprise très condensée de la première
scène de L’Avare de Molière : Valère-Elise. L’auteur
supprime toutes les formules, les jeux de mots et les figures métaphoriques
qu’il n’arrive pas vraisemblablement à traduire en arabe « dialectal.
Cette pratique n’est pas nouvelle. Elle caractérise une partie importante des
« traductions » et des « adaptations » arabes.
El Bekhl ou Si Kaddour El Mech’hah Acte 1, Scène 1 (Touri) |
L’Avare (Œuvres complètes, t. 3 Acte 1, Scène 1 (Molière) |
(Madjid et Zoubida évoquent
la question du mariage et de l’avarice de Si Kaddour) Yahia : Tu
n’arrêtes pas de penser ces derniers temps. Regrettes-tu la promesse que tu
m’as faite ? Zoubida : Jamais !
je ne reviendrai jamais sur ma parole, surtout quand je me rappelle le jour
où tu t’es jeté à la mer pour me sauver. C’est normal que j’y pense en vous
voyant porter l’uniforme de domestique de mon père. Cette preuve de
générosité et de sacrifice ne peut évidemment que me toucher et m’affecter. |
Valère : Hé
quoi ? Charmante Elise, vous devenez mélancolique, après les obligeantes
assurances que vous avez eu la bonté de me donner de votre foi ? Je vous
vois soupirer, hélas, au milieu de ma joie ! Est-ce du regret,
dites-moi, de m’avoir fait heureux, et vous repentez-vous de cet engagement
où mes feux ont pu vous contraindre ? Elise : Non,
Valère, je ne puis pas me repentir de tout ce que je fais pour vous. Je m’y
sens entraîner par une trop douce puissance, et je n’ai pas la même force de
souhaiter que les choses ne fussent pas. Mais, à vous dire vrai, le succès me
donne de l’inquiétude et je crains fort vous aimer un peu plus que je ne
devrais. (p.324) |
Dans L’Avare de Molière, il n’y a aucune trace
d’indication scénique dans la première scène. Ce qui n’est pas le cas de L’Avarice
ou Si Kaddour el Mech ‘hah. La première couche
didascalique (Madjid et Zoubida évoquent la question du mariage et de
l’avarice de Si Kaddour) inaugure un protocole de lecture précis. On
sait de quoi il s’agit. L’auteur, comme si son texte manquait de transparence,
le bourrait de précisions qui, nous semble t-il, n’avait pas de raison d’être
dans la mesure où le dialogue pouvait développer les thèmes évoqués dans la
couche didascalique. Ces formules redondantes et volontaristes
n’apportent pas un autre éclairage au texte, mais l’alourdissent davantage. Il
n’est pas question de détails techniques, comme c’est souvent le cas dans les
indications scéniques.
Le récit va donc s’articuler autour du mariage et de
l’avarice de Si Kaddour. Ce thème se retrouve également dans le titre qui met
en avant tous les éléments marquent le fonctionnement du parcours narratif. Le
personnage principal ne peut-être que Si Kaddour qui va focaliser autour de lui
l’attention de tous les autres personnages. Il est le lieu de cristallisation
et de focalisation de tous les regards et le catalyseur central de la parole.
Ses tirades orientent le dispositif narratif et donnent à voir des situations
précises. L’incipit engage le récit dans des lieux narratifs non originaux.
Tout est presque connu dès le départ. L’issue est dictée par la première couche
didascalique et le titre qui laissent trop peu de marge de manœuvre à un
élargissement de l’action et à des possibilités narratives inattendues.
Le dialogue est simplifié à l’extrême. Touri évacue, comme
d’ailleurs Bachetarzi, une partie importante du dialogue Valère-Elise. Ce qui
atténue la force subversive et poétique du récit qui perd ainsi sa dimension
révolutionnaire. Le verbe « aimer » qui est une sorte de prédicat
narratif et discursif, est effacé du texte. Cette omission désarticule le texte
et désamorce son côté subversif. Une femme musulmane est condamnée ainsi à ne
pas pouvoir exprimer son amour et à s’assumer comme être humain. Cet effacement
déshumanise, en quelque sorte les personnages, qui fonctionnent beaucoup plus
comme des marionnettes. Ainsi, encore une fois, apparaît la difficulté de
mettre en forme des personnages composés en chair et en os. Le contexte de
l’époque déterminait les conditions d’énonciation et orientait les divers
réseaux thématiques. Vers les années quarante, le public, conservateur et peu ouvert
à tout changement de statut des femmes, n’accepterait pas facilement des idées
novatrices concernant la condition féminine. Le metteur en scène, Hadj Omar
l’explique parfaitement en mettant en avant l’objectif de son travail qui
consistait à « traduire la pensée de Molière selon nos conceptions et
nos mœurs ». Les modifications apportées au texte originel
correspondaient, dans la plupart des cas, aux attentes supposées des éventuels
spectateurs et étaient souvent le résultat d’une « analyse » sommaire
des « besoins » du public. Mais cette manière de faire relevait
souvent d’une entreprise idéologique. Mais il reste que la réception marque
sérieusement le fonctionnement de la représentation dramatique.
La première indication scénique de la pièce de Touri donne
le ton et introduit le lecteur dans un univers narratif précis qui laisse trop
peu de place à la dimension poétique. La force poétique de l’entretien entre
Valère et Elise est carrément évacuée pour laisser place à un échange
linguistique plutôt pauvre. L’effet de surprise est également répudié. Les
couches didascaliques changent de statut . Elles deviennent une sorte de
succédané au prologue. Ainsi, les indications scéniques occupent, ici, une
fonction didactique, « commentative », condensent et contractent
certaines parties du dialogue les rendant « aptes » à être assimilées
par le public. Ce qui donne une idée sur le public ciblé par l’auteur.
La multiplication de ces indications scéniques restreint le
champ de lecture et d’interprétation de l’œuvre dramatique et provoque la mise
en branle d’un discours contraint et de procès narratifs limités. Cette
attitude réduit la marge de manœuvre du spectateur qui se retrouve ainsi
condamné à ne pas dépasser une lecture première. D’ailleurs, tous les éléments
contribuant à apporter une dimension poétique au texte dramatique et à le
rendre plus ou moins complexes les actions sont tout simplement supprimées. Ce
qui dessert la structure dramatique marquée par des transitions boiteuses et
illogiques. L’auteur retire l’acte 4 considéré comme complexe et difficile et
ne conserve que la scène 7, scène où Harpagon appelle « Au voleur ».
Celle-ci est d’ailleurs amputée d’une grande partie. Chez Touri, Madjid (la
réplique de Cléante) et Richa (La Flèche) découvrent la cassette et la
dissimulent dans un endroit sûr. Ce qui n’est pas du tout le cas dans L’Avare.
Cléante n’est nullement impliqué dans cette situation. Cet ajout, conséquence
naturelle de la suppression de six scènes de l’acte 4, altère la logique
dramaturgique du texte de Molière.
De nombreuses incohérences et de multiples anachronismes
marquent cette adaptation. Nous pouvons citer deux faits pour illustrer notre
propos :
Acte III, Scène 1 : Apprenant qu’il a été volé,
Si Kaddour, l’avare, appelle son domestique, Kouider et lui ordonne d’aller
chercher la police. Kouider est ainsi informé du vol (dans la pièce de Touri,
les scènes, à l’exception de la première, ne sont pas numérotées)
Acte III, une autre scène : Alors que Kouider
avait été informé du vol par Si Kaddour lui-même qui l’avait chargé d’alerter
la police, il semble ici ignorer le vol de la cassette. L’auteur choisit
probablement cette scène pour ses effets comiques qu’il n’arrive d’ailleurs pas
à restituer convenablement dans son texte. Mohamed Touri semble avoir oublié le
dialogue Si Kaddour-Kouider de la première scène (révélation du vol). Une des
deux scène est inutile.
Acte III, la dernière scène : On ne sait pas
comment Slimane (Anselme) est arrivé à reconnaître son fils Yahia (Valère).
Dans L’Avare de Molière, les choses s’éclaircissent de manière
graduelle et logique alors que dans El bekhl ou si Kaddour
el mech’hah, aucun événement ne justifie cette rencontre.
b) Le temps et l’espace « transposés »
Le récit se déroule à Alger vers 1900 dans
un lieu clos, une maison. Les indications scéniques (au début de chaque
acte, plus particulièrement) apportent de nombreuses précisions et introduisent
l’acte en fournissant des informations et des renseignements pouvant faciliter
et simplifier la lecture du texte. Paradoxalement, ce n’est qu’au début du
deuxième acte que la couche didascalique indique le lieu de l’action.
Acte I : Madjid et Zoubida discutent de la question du
mariage et de l’avarice de Si Kaddour.
Acte II : Madjid fait les cent pas dans une chambre
jusqu’au moment où Richa fait son entrée.
Acte III : Après que Madjid et Richa eurent préparé leur
affaire et dissimulé les louis d’or, Si Kaddour, n’ayant pas retrouvé son
trésor, pénètre comme un fou dans la chambre.
Généralement, les indications scéniques fournissent de
nombreux indices sur le temps et l’espace. Ce qui n’est pas le cas dans cette
pièce dont les couches didascaliques se caractérisent par une sorte de contraction
du récit. Ainsi, les indications scéniques constituent des mises en abyme du
texte . Les rares informants spatio-temporels sont apportés par les personnages
et la didascalie introductive du deuxième acte. Les indications scéniques des
premier et troisième acte condensent et résument certaines scènes du texte de
Molière. Elles ont également une fonction « elliptique ».
Deux temps s’enchevêtrent, s’entrechoquent et
s’entrecroisent. Il s’agit du temps réel et du temps mythique. Ces deux
instances finissent par se neutraliser et favoriser la mise en orbite du temps
mythique qui, d’ailleurs, convoque un espace mythique. La chambre, certes
close, manifeste également son ambivalence et projette une sorte de présence
dans un monde fermé. L’étau se resserre autour des instances
spatio-temporelles. Ainsi, Touri emprunte au conte populaire sa manière de
prendre en charge le temps et l’espace. La circularité narrative détermine la
mise en branle de schémas structuraux clos, circulaires et favorise la présence
d’un temps et d’un espace mythique.
c)Les actions, les
personnages, leur balade
L’auteur conserve
dix personnages. Mariane apparaît sous un autre visage. Elle se transforme
radicalement. Mériem, la réplique de Mariane, est le personnage qui focalise
l’attention de tous les autres et articule les actions du récit. Sa parole est
porteuse de sens. Madjid et son père, Si Kaddour, l’avare, désirent épouser la
même personne. Madjid tient à demander sa main parce qu’il éprouve des
sentiments amoureux sincères alors que l’avare veut se marier avec elle par
intérêzt. Cette situation est à l’origine de nombreux quiproquos et de
multiples jeux de mots. L’absence de Mériem de l’espace textuel-comme
personnage physique- alimente une sorte de jeu énigmatique et engendre un
sentiment de frustration et de manque. Elle atteint la dimension d’un mythe et
réussit à articuler les grandes actions du récit. Toutes les actions semblent avoir comme point de départ Mériem
qui est à la fois un élément catalyseur et un personnage indécis, incapable de
prendre en charge son propre destin. Son absence ne révèle pas un sentiment de
vide mais provoque paradoxalement une envahissante présence dans l’univers
narratif.
Madjid, le fils de Si Kaddour, fort apprécié pour sa
générosité et sa bonhomie, amoureux fou de Mériem sans l’avoir jamais connu ou
rencontré, s’oppose à son père, concurrent et rival qu’il réussit à terrasser
en usant d ‘un subterfuge qui lui permet d’épouser celle qu’il aime,
Mériem. Dans L’Avare, Cléante n’est pas impliqué dans l’affaire
du vol. Ce qui n’est nullement le cas dans le texte de Touri.
Les autres personnages qui ne supportent pas du tout Si
Kaddour qui leur rend la vie très pénible soutiennent Madjid dans son désir
d’épouser Mériem. A l’exception du courtier juif, Cham’oun, qui entretient des
rapports distants –de l’extérieur- avec la famille, le reste des
« acteurs » veut mettre fin à la tyrannie de ce père ou de ce maître
qui n’arrête pas de semer la terreur. La voyante ou El Guezzana (Frosine), ayant
tout fait pour réaliser les épousailles de Si Kaddour avec Mériem, est vite
mise à la porte par l’avare qui ne veut surtout pas entendre parler de prêt.
Elle va prendre ainsi position contre lui et s’allie ainsi avec ses
adversaires. Elle se retourne contre lui :
El Guezzana : …Ah ! Espèce d’avare ! Je n’ai pas réussi à l’avoir…Que
Dieu te donne la fièvre ! (…) Tu tomberas bien entre mes mains…
La voyante est un
personnage ridicule, rusé, opportuniste qui ne lésine pas sur les moyens pour bénéficier
de toutes les situations et pour tirer profit de n’importe quelle transaction,
immorale soit-elle. Tel l’arroseur arrosé, elle ne réussit qu’à être méprisée
par Si Kaddour qui l’expulse manu-militari de la maison. Yahia, devenu
domestique à cause de l’amour qu’il voue à Zoubida, se voit obliger de jouer la
comédie. Nous sommes en présence du théâtre dans le théâtre. Son objectif est
clair : épouser la fille Si
Kaddour que le père destine à un homme, certes âgé, mais très riche. C’est une
transaction commerciale. Mais coup de théâtre inattendu, Yahia reçoit une
lettre de son père qui, apprenant que son fils est toujours en vie alors que la
rumeur le donnait mort, lui lègue vingt millions. Ainsi, Kaddour accepte la
demande en mariage de Yahia dont le père , Mohamed Ahmed Ennabili, un riche
négociant qui habite Baghdad :
« Que pourrais-je vous dire ? Voici mon
histoire. Nous étions, il y a si
longtemps, mon père et moi, dans un navire.
Subitement, un vent
violent nous
secoua violemment à tel point que le navire ne pût
résister au choc et fit naufrage. Malgré tout cela,
je réussis à éviter
le naufrage. Je me mis à la recherche de mon père
dont j’avais la
conviction qu’il était en vie. Vous savez, c’est le
jour où j’avais sauvé
votre fille de la noyade que je me mis à l’aimer.
Il m’était impossible
de me séparer d’elle. Ainsi, je me mis à travailler
chez vous comme
domestique.
Aujourd’hui, les choses se sont ainsi arrangées. Pouvez-
vous accepter ma demande en mariage ? »
Dans L’Avare, Anselme et Valère se confrontent et se reconnaissent à la suite de la narration de leurs aventures. Chez Touri, seul Yahia est présent dans l’espace textuel. Le père est absent.
Comme chez Bachetarzi, aucun personnage ne conteste l’ordre
établi ni la légitimité de Si Kaddour qui, dans la pièce de Touri, ne change
pas. Si Kaddour est la risée de tout le monde. Il est stupide, naïf, avare et
sans scrupule. Il possède donc les mêmes attributs que le personnage de
Bachetarzi. L’avarice de Si Kaddour alimente le récit et se présente comme le
centre du dialogue et le lieu privilégié de cristallisation de la parole.
L’univers présenté est stable et cohérent, il ne subit pas
de grands bouleversements. Si Kaddour, même s’il est négativement présenté,
évolue dans un espace stable. Aucun personnage n’ose remettre en question son
pouvoir ou sa légitimité. C’est la nature des choses. Ainsi semble aller la
vie. Yahia n’épouse sa fille qu’après que le père eut constaté que son gendre
était réellement riche (héritage de son père).
d)Le milieu social
C’est l’histoire d’une famille bourgeoise d’Alger composée du père et de deux enfants. Des domestiques y sont employés. Mais l’univers est stable, sans aucune contestation. Le seul point de divergence est représenté par le problème de mariage : qui épousera Mériem, une jeune fille issue d’une famille pauvre. L’objet du conflit n’est autre que Mériem, mais les choses rentrent vite dans l’ordre puisque la pièce se conclut par un accord parfait entre tous les protagonistes.
Chez Bachetarzi comme chez Touri, il n’y a nulle trace de
rejet de l’autorité de l’avare. L’univers est homogène. Les personnages
cherchent, en empêchant le mariage de Si Kaddour avec Mériem, à éviter un
certain désordre préjudiciable à la cohésion familiale et sociale. Les
domestiques font consciemment le jeu des « maîtres » et ne remettent
nullement en question l’ordre établi. Ils contribuent donc à concilier le fils
et le père, à l’origine d’un conflit virtuel qui aurait désarticulé l’ordre
familial et social et aurait mis un terme à la légitimité du « maître »
considéré comme le garant et le catalyseur de toutes les actions. Malgré le cynisme et la mauvaise foi
évidente de Si Kaddour, son pouvoir n’est pas contesté. Il est certes méprisé
mais conserve tous les attributs du patron qui désire régenter toutes les
affaires selon sa convenance et ses intérêts.
L’argent est un objet fondamental qui fait fonctionner le
récit et caractériser le discours des personnages. Il est le centre autour
duquel gravite l’attention de tous les protagonistes. Si Kaddour n’arrive pas à
trouver le sommeil de peur de se voir voler sa cassette. Les autres personnages
qui s’allient contre lui utilisent son amour exagéré pour l’argent comme une
arme pouvant les soutenir dans leur quête. C’est l’argent qui pollue l’atmosphère
de cette famille. Madjid emprunte de l’argent, Yahia hérite de vingt millions,
Si Kaddour ne cesse de penser à sa cassette. Ainsi, l’argent est un lieu de
hiérarchisation sociale.
e) Les grandes séquences
Pièce en trois actes, une dizaine de personnages, un lieu unique, El bekhl ou Si Kaddour el Mech’hah comporte trois grandes séquences. Une couche didascalique ouvre chacune d’elles.
Séquence I : L’idée du mariage
Si Kaddour fait connaître son désir d’épouser Mériem et de marier ses deux enfants avec deux vieilles personnes. L’idée de s’opposer à ce choix commence à’imposer. C’est la quête d’un subterfuge. Touri expose faits et événements et esquisse les éléments narratifs fondamentaux.
Séquence II : Nœuds et intrigues
Madjid, à court d’argent, voulant en emprunter pour pouvoir régler son problème de mariage, découvre, impuissant et désabusé, que c’est son père qui se trouve être l’usurier. De son côté, l’avare hâte les préparatifs de son mariage. Une interrogation et une énigme parcourent le récit : qui épousera Mériem ? Madjid ou son père. Les mécanismes du récit prennent une autre tournure faite de quiproquos, de jeux de mots et d’intrigues.
Séquence III : Le dénouement
Madjid et Richa dissimulent la cassette dans un lieu sûr. Kaddour, comme un fou, appelle sans attendre la police et les supplie d’arrêter tout le monde. Entre-temps, Yahia reçoit une lettre de son père. Il est l’heureux héritier de vingt millions. La pièce se termine bien : Madjid épouse Mériem et Yahia convole en justes noces avec Zoubida. Les choses finissent bien. Nous avons affaire à la mise en œuvre d’un nouvel équilibre.
Comme Bachetarzi, Touri entreprend l’ « algérianisation » des noms et du langage et le déplacement du récit. Ainsi, Maître Simon devient Ch’mou’il, Mariane se transforme en Mériem,etc.
Touri reprend systématiquement une bonne partie des scènes de L’Avare tout en simplifiant les dialogues et en supprimant les monologues. Ainsi, le texte perd un des atouts de son écriture et se drape tout simplement des oripeaux de la farce et du conte. Ce sont les entrées et les sorties qui entraînent les changements de scène et ponctuent le récit. Le choix d’un « décor » unique favorise cette option déterminée par les conditions de production et d’énonciation.
Montée en 1966 au Théâtre National Algérien (TNA, Alger) par Hadj Omar, cette pièce connut un succès considérablement et séduisit grandement le large public.
3-Quelques remarques générales
Bachetarzi et Touri, en adaptant L’Avare de Molière, ont surtout cherché à mettre en scène un sujet que déjà d’autres auteurs algériens ont traité : le mariage. L’avarice est également un sujet porteur qui séduit constamment les publics arabes. D’ailleurs, Kitab el Boukhala (Le Livre des avares) d’El Jahiz aborde cette question.
a) Plusieurs changements ont été apportés aux deux textes. Des scènes ont été supprimées alors que d’autres ont été arbitrairement supprimées. Le nombre des personnages a été réduit (à huit pour Bachetarzi et à dix pour Touri). Bachetarzi et Touri condensent quelques passages et simplifient exagérément le récit en atténuant le discours et en diminuant la force dramaturgique des action dénaturant ainsi la structure initiale. Bachetarzi conclut sa pièce par la mise en situation de deux mariages alors que Touri termine par l’organisation de trois mariages.
b) Bachetarzi affiche un regard moral et didactique. Le prologue et l’épilogue constituent des éléments d’explication et fournissent des informations et des renseignements sur le parcours narratif. A la fin de la pièce, H’sayen, comme par enchantement, se libère de son vice et se transforme subitement en un homme honnête qui voit les traits négatifs le caractérisant au début subir une surprenante et radicale mue. Ce qui n’est pas du tout le cas de Si Kaddour qui, comme Harpagon, ne change pas.
c) Le thème de l’amour est éludé dans les deux textes. Cette attitude se justifierait par des considérations sociologiques et idéologiques. La langue est simple, trop peu recherchée. L’usage des images et des métaphores est très rare. D’ailleurs, les monologues du texte initial où pullulent les figures de style sont supprimés ou contractés pour faciliter la traduction. Les expressions populaires, les proverbes et les dictons sont vraisemblablement employés pour engendrer une communication fluide avec les éventuels spectateurs.
Les auteurs algérianisent les noms des personnages et des lieux. C’est ainsi que Harpagon, devient H’sayen chez Bachetarzi et Si Kaddour chez Touri. Les « acteurs » portent souvent les attributs et les fonctions des contes populaires. La culture populaire traverse toute la représentation dramatique et investit la structure diégétique et le fonctionnement des personnages.
d) L’espace et le temps : Les deux récits se déroulent vers le début du siècle. Des informations précises situent le récit dans le temps, même si la structure du conte subvertit le temps réel pour le plonger dans un espace mythique. Cette ambivalence caractérise les deux textes dramatiques. L’univers social est stable. Si le malentendu résultant du problème du mariage et de la mauvaise foi de l’avare brise l’équilibre à un moment donné de l’histoire, celui-ci est vite rétabli (nouvel équilibre). Aucune contestation ou remise en question de l’espace social n’est présente.
e) Nous avons affaire à la présence d’une double structure, celle de la farce et du conte. Cette construction de type « syncrétique » provoque une lecture double du territoire narratif. Les effets comiques produits par les jeux de mots et de situations se manifestent surtout dans la structure de la farce et du conte. Le chant intervient dans les deux pièces. Mahieddine Bachetarzi inaugure et clôture son texte par deux chants condamnant les avares et vantant les mérites des honnêtes gens.
CHAPITRE
3
Brecht relu
Trois pièces de
Kaki
Bertolt Brecht marqua profondément la pratique théâtrale et imposa une autre manière d’écrire et de mettre en scène les spectacles dramatiques. Son expérience fut une véritable révolution. C’est ainsi que de nombreux hommes de théâtre s’y inspirèrent et revendiquèrent ouvertement sa paternité. En Algérie, Ould Abderrahmanre Kaki réadapta l’architecture brechtienne à son travail. Cette manière de faire se retrouve essentiellement dans ses trois importantes pièces : El Guerrab wa Essalhine (Le porteur d’eau et les trois marabouts), Béni Kelboune et Koul Wahed wa houkmou (A chacun sa justice).
Abdelkader Ould Abderrahmane dit Kaki est l’un des auteurs dramatiques les plus connus en Algérie. Né à Mostaganem, une ville très ouverte au théâtre, il découvre très tôt l’art scénique. Il fait ses études primaires à Mostaganem et ses premiers pas dans le théâtre au sein des Scouts Musulmans Algériens (S.M.A). Il interprète de petits rôles dans son quartier d’origine, Tijditt. Véritable passionné de l’art dramatique, il s’inscrit à de nombreux stages de formation théâtrale. Il participe notamment à un cycle de formation organisé par le service de l’Education Populaire sous la direction de Henri Cordereau qui continua à donner des cours d’art dramatique en Algérie après l’indépendance et dans d’autres pays africains. Après 1962, Kaki écrit et met en scène plusieurs pièces. Il est l’auteur de nombreuses pièces. Ses œuvres les plus connues sont incontestablement celles qu’il a réalisées après l’indépendance : El guerrab wa essalhine (Le porteur d’eau et les trois marabouts), Béni Kelboune, 132 ans, Afrique avant un, A chacun sa justice et Masrah el garagouz. Sa dernière production, Diwan Lemlah, ne retint pas l’attention du public et de la critique. Elle passa inaperçue.
Kaki qui maîtrise bien les techniques de l’écriture dramaturgique et scénique s’intéressait énormément à l’Histoire et à la littérature orale. Ses pièces, 132 ans et Afrique avant un, font partie de ce qu’on appelle communément théâtre-document. Ces deux pièces fonctionnant par tableaux constituent en quelque sorte des allégories historiques. L’Histoire vient au secours de l’affirmation de soi et de la reconnaissance de son identité. Ainsi, l’auteur met côte à côte de nombreux documents tirés de l’Histoire de la colonisation en Algérie et en Afrique. Le théâtre-document ne se limite pas exclusivement à la description des événements et des faits historiques, mais va au delà de la simple reconstitution en accordant une grande importance à l’analyse critique. D’ailleurs, le fonctionnement par tableaux donne une autre dimension au syntagme narratif et met en œuvre la juxtaposition des signes dans l’élaboration du sens et la construction du récit.
Kaki n’était pas un homme de théâtre enfermé dans un moule unique mais ouvert à plusieurs expériences. Il toucha à tout. Il s’y frotta au théâtre de l’absurde avec La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco et au théâtre de la cruauté (Antonin Artaud), Avant-théâtre. Sa découverte de Brecht et du Berliner Ensemble le marqua intensément. Il dut lire tout Brecht. C’est à partir de cette rencontre qu’il décida de mettre en forme sa version presque définitive de son théâtre à partir d’El Guerrab wa Essalhine qui fut très bien reçue par le public. L’influence de l’auteur allemand est évidente dans les textes où il reprend des éléments de la culture orale qu’il associe à la structure théâtrale : El Guerrab wa Essalhine, Béni Kelboune, Koul wahed wa houkmou. D’ailleurs, notre travail consistera à examiner ces trois pièces et à mettre en évidence les éléments médiateurs de l’adaptation. Kaki réfute cette idée d’adaptation qu’explique ainsi Patrice Pavis 1:
« Travail dramaturgique à partir du texte destiné à être mis en
scène.
Toutes les manœuvres textuelles imaginables sont permises :
Coupures, réorganisation du récit, réduction du nombre de
personnages, concentration dramatique de quelques moments forts du
roman, ajouts de textes extérieurs, montage et collage d’éléments,
modification de la conclusion, etc…L’adaptation, à la différence de
l’actualisation, jouit d’une grande liberté ; elle ne craint pas de
modifier le sens de l’œuvre originale, de lui faire dire le contraire
(cf.
les adaptations brechtiennes-Bearbeitungen-de Shakespeare, Molière
et Sophocle). Adapter, c’est réécrire entièrement le texte considéré
comme simple matériau. »
Kaki n’admet
donc qu’il ait adapté ses textes à partir d’œuvres extérieures. Il s’insurge
contre cette idée alors que les œuvres dramatiques ne sont finalement que le
produit d’autres textes antérieurs. Il préfère parler d’emprunt et de
re-création. Il s ‘explique ainsi dans un texte de présentation de sa
pièce, Mesrah el Garagouz 2:
« C’est
alors qu’éprouvant le besoin d’être nous-mêmes, nous nous
sommes mis en quête d’un mode d’expression qui fût nôtre. C’est un
voyage
bien fantaisiste que nous entreprenons aujourd’hui. Nous
sommes allés à Venise chercher une pièce d’un dramaturge qui a écrit
pour la commedia dell’arte, Il signor Carlo Gozzi, et cette pièce
s’intitule, L’Oiseau vert.
Il signor Gozzi a vécu au siècle de la piraterie et l’histoire de
L’Oiseau
vert n’est autre qu’un conte des Mille et Une Nuits. Le
passé comme le 18ème siècle avait permis au vénitien de
régionaliser
(pour les besoins d’une certaine dramaturgie) ce conte arabe que
nous lui reprenons (pour les besoins d’une dramaturgie algérienne).
Il est certes vrai que ce n’est pas seulement le conte que nous lui
Reprenons mais c’est aussi la trame dramatique. Le voleur est volé.
Justice est faite. Nous avons créé Diwan el garagouz, c’est à dire que
Cette pièce n’est ni une traduction ni une adaptation. »
Kaki a raison d’insister sur le fait évident qu’une adaptation n’est tout simplement qu’une recréation, une nouvelle production. L’auteur peut prendre de grandes libertés avec le texte-source et le transformer à sa guise en fonction de ses objectifs. Il peut reconsidérer de manière radicale et intégrale le texte initial, reprendre sa démarche dramaturgique, ajouter ou supprimer des scènes ou d’autres éléments et condenser le récit. Ainsi, la question de la définition et de la détermination du champ de l’adaptation pose problème dans la mesure où tout texte est le produit de centaines d’années d’art dramatique et de littérature. La définition proposée par Patrice Pavis nous semble plus ou moins opératoire, même s’il y a toujours un flou définitoire. Quelle est la frontière entre adaptation et actualisation, « création » et « recréation » ? Cette fragilité définitoire place la question de l’emprunt et de l’intertexte au devant d’une actualité ontologique et épistémologique. Comment devons-nous, par exemple, considérer les textes de Bertolt Brecht ? Avec Kaki, la question reste posée. En reprenant L’Oiseau vert de Carlo Gozzi ou La Bonne âme de Sé-Tchouan de Bertolt Brecht, il faisait un travail d’adaptation, au sens donné par Pavis, même s’il rejetait continuellement cette idée. Si nous reprenons à notre compte la définition de Patrice Pavis, Kaki, n ‘avait fait, en fin de compte qu’adapter ces deux pièces. Emprunter la « trame dramatique », c’est reprendre tout bonnement la structure d’ensemble du texte dramatique. Nous avons donc affaire à une adaptation pure et simple. Même si nous considérons tous les textes dramatiques comme des adaptations à des degrés divers. Ici, Kaki part de deux textes dont la présence est explicite. Ses pièces sont aussi traversées par des traces implicites d’autres textes et d’autres réalités culturelles. Nous ne comprenons pas pourquoi Kaki s’était toujours insurgé contre l’idée d’adaptation. Pour lui, le mot était peut-être chargé d’un caractère péjoratif. Ce qui enlèverait à la production artistique toute originalité. Ce regard minorant est surtout produit par la relation entretenue avec la « création » considérée comme un espace mythique et idéelle, sans ascendance ni passé.
Tout texte porte des traces implicites d’autres lieux artistiques et des éléments explicites souvent revendiqués par l’auteur. Ainsi, Kaki empruntait un grand nombre de matériaux dramatiques à la tragédie grecque (essentiellement Eschyle) et à la culture orale et réemployait souvent les poèmes de Si Abderrahmane El Mejdoub, un poète populaire qui inspira également l’homme de théâtre marocain Tayeb Saddiki. D’autres bardes populaires comme Ben Khlouf, Ben M’saib ou Mostéfa Ben Brahim marquèrent profondément l’auteur. L’apport de ces poètes à l’écriture dramatique est considérable. Ainsi, la langue est parfois versifiée et traversée par un rythme et une musique particulières. Ce n’est d’ailleurs pas sans raison que l’auteur emploie de nombreuses figures de style : métaphores, métonymies, oxymores, chiasmes…On ne peut parler de Kaki sans évoquer la place de la poésie populaire dans son écriture comme on ne peut ignorer l’apport de Henri Cordereau dans sa formation, notamment dans sa relation avec la littérature orale.
Nous retrouvons le meddah, le chœur et le chant dans de nombreuses pièces de Kaki. Le meddah possède les mêmes caractéristiques que le coryphée. Il relance, décélère et accélère les actions et raconte les événements tout en participant à la disposition spatiale. Il provoque une sorte de distance avec le spectateur qu’il interpelle et pousse à la participation. Le chœur joue aussi ce rôle de catalyseur du récit. Les fonctions du conteur subissent un glissement sérieux et déplacent les réseaux sémantiques tout en s’enrichissant avec la mise en oeuvre des attributs du coryphée et du chœur qui s’intègrent dans le discours théâtral global. Cette association d’éléments provenant de divers univers dramatiques donnent paradoxalement au texte une certaine unité et produit un texte original. Certes, la structure théâtrale (européenne) est dominante, mais il réussit la gageure d’inclure des élément, à première vue, incompatibles.
Chez Kaki, la littérature orale et les éléments tirés du théâtre (Eschyle, Brecht…) se rencontrent pour mettre en forme un texte ouvert, non clos qui ne craint pas de prendre en charge des espaces apparemment dissemblables. Mais il reste que les résidus de la littérature orale s’intègrent dans le discours théâtral et perdent leur identité en obéissant au primat de l’appareil théâtral (européen). Le risque de voir le meddah vêtir les oripeaux conventionnels du comédien de théâtre est inévitable. Mais l’expérience est intéressante, d’autant plus que Kaki avait cherché à mettre en œuvre un travail original qui associerait les traces de plusieurs cultures. Cette tentative aurait eu une autre dimension si Kaki qui, d’ailleurs, en était conscient, avait quitté les lieux conventionnels. Son travail s’arrêtait presque exclusivement au niveau de l’agencement du syntagme narratif.
Notre travail tentera d’interroger les éléments empruntés à diverses cultures. Comment entreprend-il le traitement de ces emprunts ?
AUTOUR DE TROIS PIECES
Trois pièces retiendront notre attention : El Guerrab wa Essalhine (Le porteur d’eau et les trois marabouts), Béni Kelboune et Koul wahed wa houkmou (A chacun sa justice). Ces textes posent le problème de l’adaptation et de l’écriture syncrétique qui caractérise le fonctionnement de nombreux textes dramatiques maghrébins, arabes et africains. Ainsi, l’auteur met côte à côte des éléments dramatiques tirés de divers univers culturels et leur permet en quelque sorte d’entretenir un dialogue permanent. Cette manière de faire associe deux réalités culturelles qui, certes, s’entrechoquent et s’enchevêtrent pour donner vie à un texte essentiellement marqué par le discours théâtral conventionnel. Le signe théâtral acquiert une nouvelle dimension et se retrouve travaillé par deux univers culturels qui contribuent à l’élaboration du sens et à la mise en œuvre du discours théâtral global. Ainsi, le signe « primaire », celui de la culture originelle n’en est un, c’est à dire définitivement construit, qu’au moment où s’effectue la réalisation concrète, ce qui donne lieu à la formation du signe « global ».
Le théâtre de Ould Abderrahmane Kaki se caractérise donc par la mise en condition de plusieurs signes. Comment s’opère l’élaboration du sens et la construction du discours global ? C’est à travers l’interrogation des éléments « médiateurs » que nous comprendrons peut-être les tenants et les aboutissants d’un choix esthétique qui reste prisonnier des espaces conventionnels de la représentation. Kaki savait que son expérience ne pouvait aboutir que s’il ne questionnait pas tous les éléments essentiels de la représentation. Le lieu est l’espace privilégié de toute cette investigation parce qu’il interpelle obligatoirement un autre univers aussi sensible, la réception. Toutes ces recherches sur l’intégration dans l’écriture théâtrale des formes littéraires et spectaculaires populaires visaient naturellement à atteindre le grand public, souvent réfractaire au théâtre. Comment arriver à séduire les spectateurs ? N’est-il pas utile de les toucher en utilisant les signes de la culture populaire. Ce n’est pas sans raison que Kaki réemployait le meddah, le chant et la poésie populaire. Aussi, cherchait-il à provoquer une forme de reconnaissance, un déclic qui les pousse à découvrir le théâtre à travers les signes de leur propre culture. Dans une situation d’hétéroculture, il y a une sorte de rupture entre les élites urbaines et le grand public.
Ces pièces que nous analysons apportent un certain nombre d’éléments d’informations sur cette crise, cette tension qui marque l’écriture dramatique et parfois la neutralise, lui retirant son terreau, l’aspect spectaculaire. Mais Kaki, conscient des problèmes rencontrés, tentait, en recourant à Eschyle et à Brecht qui connut des situations presque semblables, à ne pas négliger la structure dramaturgique.
1-El Guerrab wa Essalhine
C’est une pièce en trois actes et plusieurs tableaux (les entrées et les sorties indiquent le début et la fin d’un tableau). L’histoire est tirée d’une légende populaire algérienne et de la pièce de Bertolt Brecht, La Bonne Ame de Sé-Tchouan. Kaki, dans ses entretiens, réfute l’idée d’avoir adapté le texte de l’auteur allemand, mais il emprunte bel et bien la structure dramatique de cette pièce.
Le récit : Trois marabouts descendent sur terre. Ils cherchent asile chez les habitants d’un village, Dehane qui connaît une période misérable marquée par la disette et la famine. Au hasard de leurs pérégrinations, ils rencontrent le porteur d’eau, Si Slimane, qui va en quelque sorte leur servir de guide en les accompagnant dans leur balade. Personne ne daigne les recevoir. Les temps sont durs. La générosité et l’hospitalité ne sont plus désormais que de furtifs souvenirs. Seule une femme, aveugle de surcroît, daigne les recevoir. Elle ne possède qu’une chèvre chétive et maigrichonne, à peine vivante qu’elle sacrifie d’ailleurs pour les recevoir, privant ainsi le couple, El Hachemi et Aïcha, de nourriture (le lait) qui, n’en pouvant plus, décide de quitter le village.
Le repas fini, les marabouts décident de rentrer chez eux. A leur départ, Halima recouvre miraculeusement la vue et son cousin revient à la maison après un long et dur exil de dix années, suite à une injuste expulsion du village décidée par les autorités. Subitement, en possession d’une telle fortune, elle se met à construire trois mausolées (qobbas) à la mémoire de trois saints, Sidi Abdelkader, Sidi Boumédiène et Sidi Abderrahmane et charge son cousin, Safi dit Fassi d’organiser des festivités quotidiennes pour célébrer ces trois marabouts. Tous les habitants du village profitent de cette aubaine inattendue et sombrent lourdement dans l’oisiveté. Dehane, le village, devient un lieu permanent de fête et de débauche. Le cadi, le mufti, le caïd et le « serviteur » en font un commerce juteux et s’enrichissent exagérément en organisant des visites payantes dans les lieux saints. El Fassi qui prend conscience de tous ces faits raconte à sa tante ce qu’il a vu et lui conseille d’arrêter ce type de festivités absurdes et d’inciter ainsi les gens du village au travail. Entre temps, Lekhdim (serviteur) est arrêté alors que, paradoxalement, les notables (le juge, le caïd et le mufti) rétablissent l’ordre.
Ce résumé, trop schématique et quelque peu rapide, suggère tout simplement la présence évidente de Brecht. Le récit est également inspiré d’une légende populaire. L’auteur s’insurge contre l’idée d’adaptation de la pièce de l’auteur allemand, La Bonne Ame de Sé-Tchouan. Il tente de nier cette influence en insistant sur le recours à la culture populaire. Il s’expliquait ainsi :
« Je me suis inspiré de la légende des Trois
marabouts et la femme
aveugle, légende
nord-africaine que content les meddahs dans les
souks : trois marabouts descendent sur terre,
dans un village en
période de
disette afin de voir comment va le monde. Ils demandent
asile aux habitants. La seule personne qui consent
à leur venir en aide
est le porteur d’eau lui-même sans abri. Celui-ci
frappe à toutes les
à la
recherche d’un villageois qui veuille bien recevoir les trois
envoyés du ciel. Mais toute la population se
dérobe, à l’exception
d’une femme aveugle et très pauvre. Celle-ci n’a
pour toute fortune
qu’une
chèvre qu’elle tue pour nourrir ses hôtes. Afin de récompenser
cette bonne âme et lui permettre de diffuser sa
bonté, Dieu, à la
demande des marabouts, accomplit pour elle un
miracle : la vue lui
est rendue
et elle devient propriétaire d’une fortune. »
Kaki ne cache pas donc la présence marquante du conte populaire, mais passe sous silence Brecht. Ainsi, il réemploie le conteur qui conserve sa fonction de narrateur, mais se perd dans le « manteau » du personnage de théâtre. Il ne fait, dans ce cas, que porter essentiellement les charges de la structure théâtrale se dévêtant de ses propres oripeaux.
La poésie est en quelque sorte l’alliée obligée de l’espace du conte. L’auteur y recourt ouvertement. Il fait appel à des aèdes populaires connus notamment Si Abderrahmane El Mejdoub. Ce qui permet donc aux dialogues d’être très imagés et chargés poétiquement. Les métaphores et les paraboles constituent des éléments poétiques essentiels apportant au texte une certaine originalité et consolidant la dimension humaine des personnages qui ne s’enferment nullement dans une fonction mimétique et analogique du réel. La parole est traversée par une pluralité sémantique et une densité poétique. Le signe théâtral est ici marqué par sa dispersion et la dissémination singulièrement porteuse d’informations et de poésie. Ce qui lui donne un indéniable caractère populaire. Ce n’est d’ailleurs pas sans raison que l’auteur use et parfois abuse de dictons populaires et de proverbes qui inscrivent le récit dans une ère spatiale déterminée, mais qui, paradoxalement, le situent dans des instances mythiques, parce que les données sont trop imprécises.
La poésie est également un vecteur d’informations. La parole est aussi dire. Parler, c’est informer, agir. Le meddah, le chœur et parfois Slimane, le porteur d’eau, sont investis d’une même fonction : présentation des faits et prise en charge des commentaires. C’est la parole qui fait fonctionner le récit. Elle est porteuse d’action.
La pièce s’ouvre sur une scène où le meddah, le derwiche (le bouffon), les choreutes et Slimane conversent, commentent la légende et exposent les faits, les événements et les personnages. C’est le meddah qui apporte le grand nombre d’informations. C’est un narrateur. Il connaît les événements qu’il raconte. Il es donc omniscient et omnipotent. Il joue en quelque sorte le rôle de metteur en scène. Avec le meddah, s’inscrit dans le récit le théâtre dans le théâtre. Il est le lieu de réverbération des personnages et du récit. C’est lui qui installe tous les éléments de l’action dramatique, organisetoutes les instances du récit et structurent l’espace. Sa fonction fondamentale est de raconter les événements passés. Rien n’est explicitement indiqué, ni le temps, ni le lieu, ni l’espace. Tout est dit sous une forme poétique. On sait, néanmoins, à travers le discours du chœur que les trois marabouts descendent du paradis. Dès la première scène, le lecteur est informé du fait que les trois saints vont débarquer dans un village-enfer duquel sont exclues la générosité et la bonté.
Le chœur 1 : Où vont-ils ?
Le chœur 2 : Ils sortent du paradis
Le chœur 1: Où vont-ils donc ? En
enfer ?
Le chœur
2 : Presque
Le chœur 1 : Ils ont laissé le paradis. Ils
vont se diriger vers l’enfer de
Satan.
Le chœur 2 : Ils ne vont pas en enfer.
Ils veulent visiter la terre et voir
Comment vivent les gens.
La première scène expose les faits et les événements. C’est au quatorzième siècle hégirien (vingtième siècle) que le récit se déroule. Les événements sont donc présentés dès les premières répliques. Cette manière de faire reprend la configuration du théâtre grec et du récit populaire. Le meddah donne à voir les éléments essentiels du récit avant la présentation définitive des faits. Nous avons affaire à une sorte de mise en abyme. Le récit amplifie le discours du Meddah. Les poètes populaires opèrent également de la même manière.
Le village, Dehanne, où débarquent les trois marabouts connaît des moments difficiles. La misère et le désarroi constituent sont lot quotidien. Ses habitants sont condamnés à l’exil vers d’autres lieux, plus salvateurs. Comble du désespoir et de la misère, même le bouffon qui incarne une force symbolique fondamentale, quitte le village. Le compagnon habituel du porteur d’eau, aveugle, et sa femme le suivent. La vie se conjugue à l’extrême pauvreté. C’est la désolation. Rester à Dehanne, c’est attendre impuissant une mort certaine. La seule issue possible demeure l’exil. Mais aller où ?
L’arrivée des trois marabouts n’est pas du tout la bienvenue dans un lieu où les ventres crient famine. D’ailleurs, ils vont rapidement s’en rendre compte et apprécier l’étendue du désespoir. La bonté déserte la cité. Seule Halima accepte d’héberger ces « saints » qui n’arrivent pas à comprendre ce qui se passe dans ce monde devenu aussi cruel. L a misère durcit les cœurs et transforme radicalement les êtres humains.
Cette pièce de Kaki emprunte à la tragédie grecque et à Bertolt Brecht un certain nombre d’éléments dramatiques comme l’introduction du chœur et de l’effet de distanciation. Les instances spatio-temporelles relèvent plutôt de la dimension mythique du conte.
a)analyse des personnages
Les personnages de la pièce de Kaki ne sont pas les mêmes que ceux de Bertolt Brecht. Ils sont plutôt les produits de la culture populaire. Le meddah et le derwich conservent les caractéristiques du conte, même s’ils se retrouvent piégés, en dernière instance par le primat de l’appareil théâtral conventionnel. Il est certes tantôt participant à l’action, tantôt narrateur, extérieur au récit. Ce dédoublement caractérise le procès narratif et fournit au discours théâtral une double orientation sur les plan de l’espace et du temps. Ce jeu entre le dedans et le dehors provoque un effet de distanciation et engendre un discours paradoxalement marqué par une sorte de neutralité opératoire conjuguant le subjectal et l’objectal dans une sublime affabulation. L’instance « traditionnelle » prend souvent en charge la ou les attributions des couches didascaliques et ponctue le récit. Il insère le lecteur-spectateur dans un espace qu’il choisit ou plutôt indique des lieux « imposés » puisqu’il ne fait que rapporter des histoires que d’autres conteurs ont narrées avant lui. Il prend parti pour les pauvres et les déshérités. Il est omniprésent. Il utilise un langage poétique. Sa parole circonscrit le récit et l’inscrit dans un cadre circulaire. Il prend une certaine distance avec sa propre parole et son propre récit, mais il ne s’interdit pas, dans certains cas, de s’approprier le statut d’acteur. Ce va et vient entre le dedans et le dehors aère le récit et clôture le récit. D’ailleurs, le conteur-narrateur clôt ainsi la pièce :
« Les récits des conteurs
Sont tantôt merveilleux, tantôt amers.
Tout ce qu’ils disent sur le lion est bon
Tout ce qu’ils disent sut l’hyène est mauvais
Et mauvais.
Cette histoire est sans fin, sans clôture.
La vie est pleine de leçons pour ceux qui s’y
donnent la peine d’être
attentifs,
Essafi qui n’est pas originaire de Fès
le cousin de Halima, du vrai nom d’Essafi est une
bonne âme.
Il ne peut arrêter ni le mufti, ni le caïd ni le
cadi, ni le « serviteur ».
Qui a entrepris une bonne action ?
Halima ?
Ou Essafi qui entame une bonne œuvre ?
Qui a raison ? Amar et El Hachemi ou Mériem ou
Aouicha ?
Ceux qui travaillent ont bien fait, Slimane ne peut
affirmer le
contraire
L’aveugle s’est mué en Muezzin et Imam.
Nous ne cessons pas de clamer que le mot juste se
conjugue avec le
travail.
Et l’avenir est aux mains du travailleur. »
Ce long monologue en vers, dit par le meddah, fournit une interprétation morale du texte et indique une direction de lecture précise : seul le travail libèrerait l’individu. La fin reste ouverte, malgré la circularité de la structure du récit et l’affirmation finale selon laquelle l’avenir serait aux mains des travailleurs. Cette fin n’est-elle pas volontariste et ne correspond-elle pas au discours dominant pendant la rédaction de la pièce ?
Le meddah n’est jamais décrit physiquement ; il est porté par la beauté de son verbe et la singularité du parcours narratif qu’il propose au lecteur-spectateur. Le chœur intervient souvent pour suppléer le conteur et Slimane qui, par endroits, ont tendance à se répéter et à se chevaucher. Ce qui altère, par moments, la communication. Les passages redondants et les formules récurrentes enlèvent toute autonomie à certains personnages et freinent l’action. Slimane prend souvent le relais du conteur pour reproduire son discours et insister sur le fait qu’il n’ignore nullement ses « recommandations ». Ainsi, le meddah se confond avec Slimane. Les mêmes attributs discursifs se retrouvent chez l’un et l’autre. Il est peut-être admis ici de parler de discours monologique (tautologique ?) ou de personnages parlant d’une même voix et incarnant une voix unique. Le narrateur oriente le dialogue tout en esquissant les contours de l’espace et du temps. Il propose en quelque sorte une maquette préliminaire d’une mise en scène virtuelle. Il distribue la parole et contribue à la ponctuation du récit et à la délimitation des grandes séquences narratives. L’espace pris en charge par le conteur est en quelque sorte un micro-récit qui met en branle les lieux et les espaces de son amplification. Le syntagme narratif est marqué par les différentes interventions du conteur qui arrête l’action pour commenter telle ou telle action, décélérer ou accélérer le récit et provoquer une certaine distance.
L’aveugle Halima et son cousin sont les seuls personnages positifs que la corruption et la méchanceté, érigées en lieux communs dans le village, n’affectent pas. Ils incarnent la bonté intégrale. Halima n’a d’autre souci que de faire du bien. Elle veut contenter tout le monde. Elle est loin de s’imaginer toutes les divisions et les contradictions provoquées par sa gestion de la fortune héritée de sa rencontre avec les trois marabouts. D’une générosité et d’une hospitalité légendaires, elle est capable de sacrifier sa vie pour bien recevoir les pauvres. Elle en fait l’expérience en égorgeant son unique chèvre, chétive et squelettique, pour accueillir ses trois invités imprévus. Elle faisait vivre ses voisins, El Hachemi et Aïcha qui quittent le village après la visite des trois sages. Sa bonne action va paradoxalement détruire un autre foyer qui, vivant dans l’oisiveté, comptait sur les maigres restes de la pauvre chèvre de Halima. Mais elle ne sait pas gérer sa richesse. Elle va déstabiliser le village et renforcer involontairement les autorités du village (mufti, caïd et cadi) qui se sont lancées dans un incroyable trafic. Halima, c’est en quelque sorte Chen-Té de La Bonne Ame de Sé-Tchouan , mais celle-ci se dédouble et se transforme parfois en Choui-Ta, mauvaise femme aux mœurs légères. Ce qui n’est pas le cas de Halima qui reste, du début à la fin, investie de traits positifs. Certes, elle déstabilise le village et contribue involontairement à l’enrichissement des autorités en organisant des festivités régulières qui deviennent un lieu de débauche et d’oisiveté. Mais elle le fait, en croyant faire une bonne action à la mémoire des trois saints. Le mufti, le caïd et le cadi, corrompus et opportunistes invétérés, profitent sans scrupule de cette aubaine et se remplissent la poche et la panse.
Dès que le cousin de la « bonne âme » décide, avec l’accord de sa cousine, de mettre un terme à ces fêtes et d’inciter ainsi les gens à reprendre le travail, les personnages, détenteurs du pouvoir réel, se convertissent en « bons » samaritains et en responsables exemplaires et jettent en prison leur complice de toujours, Lekhdim (le serviteur). C’est une manière pour le pouvoir de se dédouaner de ses fautes et de se blanchir en expédiant un lampiste en prison. Les hommes du pouvoir reprennent donc l’initiative et recouvrent leur autorité. Essafi et Halima, les détenteurs du pouvoir économique ( ils possèdent d’énormes biens et richesses), ne peuvent s’opposer au mufti, au cadi et au caïd, qui, en plus du pouvoir symbolique, ont vu leur fortune s’accroître grâce aux trafics et aux transactions douteux que leur permettaient les fêtes organisées par Halima. Celle-ci, comme d’ailleurs Essafi, ne remettent jamais en question les détenteurs du pouvoir religieux et politique. Ils s’en accommodent. Leur objectif est simple : faire du bien tout simplement. A aucun moment, l’espace du pouvoir n’est contesté. D’ailleurs, Essafi et Halima rétablissent l’ordre et la stabilité du village. La contestation ne pouvait être à l’ordre du jour. Même quand ils « distribuent » la richesse en organisant les festivités à la mémoire des trois marabouts, ils favorisent involontairement les autorités qui profitent de cette occasion inattendue d’enrichissement illicite. Malgré la possession de considérables richesses, Halima ne peut être admise dans l’espace du pouvoir représenté par le cadi, le caïd et le mufti qui excluent d’ailleurs le serviteur, « indigne » de faire partie de leur univers. Lekhdim est emprisonné.
Le récit met en avant un discours insistant sur la nécessité du travail sans pour autant expliciter les rapports conflictuels apparaissant nécessairement dans toute société. Pour Kaki, la société est bonne, ce sont les hommes et l’argent mal utilisé qui la corrompent. La quête individuelle marque le procès discursif et narratif. Ainsi, chaque personnage veut vivre dans de bonnes conditions sans penser aux autres. L’initiative est individuelle. Chacun veut s’en sortir tout seul. Le désir individuel prévaut et marque le fonctionnement de tous les personnages.
Les contingences sociologiques engendrent des comportements singuliers. Les habitants du village sont négativement présentés. La misère les rend hostiles, agressifs, égoïstes et inhospitaliers. A leur arrivée dans le village, les marabouts se rendent compte de cette hostilité qui caractérise le comportement de tous les personnages qui leur ferment la porte au nez. Au moment des ziyarate (visite dans les mausolées des saints), ils se transforment en « affairistes ». Il n’y a plus de bonté dans cet espace rongé par l’hypocrisie et la méchanceté. Kaddour, un habitant du village, refuse de recevoir les trois « saints » :
« Celui qui vit dans l’aisance et le bonheur
ne ferme pas sa porte. Mais
celui qui côtoie la misère comme moi doit bien
s’armer contre
l’intrusion de l’orage qui peut emprunter sa porte,
son cœur et ses
oreilles. Et maintenant, adieu et que Dieu vous
vienne en aide ! Ne
revenez plus frapper à ma porte. »
Ainsi, le contexte social semble déterminer le fonctionnement des personnages qui cherchent, par tous les moyens, à subvenir à leurs besoins. Kaddour est insensible aux plaintes et aux doléances des marabouts. Marqué par son extrême pauvreté, il ne peut accepter d’héberger des étrangers qui risqueraient de partager sa maigre pitance. Son cœur prend les allures d’une pierre. Aucun brin d’humanité n’est perceptible dans ses propos, comme d’ailleurs dans le discours des villageois.
Slimane qui accompagne les « saints » dans leurs pérégrinations est un personnage ambivalent. Il reçoit bien ses hôtes, leur offre de l’eau et leur décrit les misérables conditions du village. Mais, une fois les marabouts partis, il profite des privilèges de cette rencontre pour faire des « affaires » et s’enrichir sur le dos de ses concitoyens, naïfs et niais. Il est à la fois acteur et récitant. Il connaît toutes les misères de son village. C’est lui qui raconte les conditions de vie des habitants qui voient leur existence condamnée par la singulière conjugaison de la misère et de la disette. Il prend parfois la place du meddah qui s’efface devant sa parole paradoxalement crédible. Il apporte des informations que ne disent pas le meddah et les choreutes. Il répète parfois les mêmes propos et se fait l’écho de la parole du meddah. Il est narrateur mais aussi acteur. Ce dédoublement est caractéristique de sa personnalité marquée par une ambivalence, à l’origine du redéploiement singulier du sens et de la parole. Il est en tant qu’acteur pris entre deux feux : être généreux et ne pas partager sa maigre pitance, espace de survie. Sa parole est le lieu par excellence de justification des faits et actes des habitants. Il est en quelque sorte le supplétif d’une parole première, celle des meddahs, et l’œil qui observe sa communauté.
Les marabouts, personnages mythiques, sont en quelque sorte des revenants dont l’objectif essentiel est de voir comment vivent les gens. Ils ne sont pas décrits physiquement ou psychologiquement. Ils débarquent dans un monde qu’ils ne reconnaissent plus, tellement englué dans sa misère et dans sa pauvreté. Il sont extrêmement déçus. Ils ne s’attendaient nullement à découvrir cette vie cauchemardesque et ce comportement inhumain des habitants de ce village qui ne daignent pas leur offrir le gîte. Ils sont en porte à faux par rapport aux autres personnages. Ce sont des personnages mythiques qui viennent d’ailleurs, sans temps ni espace précis, et qui s’adaptent mal à cet univers qui possède ses propres repères spatio-temporels. Deux visions du monde, du temps et de l’espace se heurtent, s’entrechoquent et indiquent ouvertement une incompatibilité de vues et la présence de deux regards antagoniques et antithétiques. Tout dialogue est impossible. Chaque univers possède ses propres repères et construit son propre sens. Ainsi, cette dualité altère la communication et met en branle la constitution de deux formations discursives.
C’est à travers le regard de ces trois marabouts, porteurs d’une parole sacrale et producteurs d’un dire crédible,- mais dans les conditions de misère, il reste peu audible-, que le lecteur-spectateur jauge et juge les personnages et le vécu quotidien. Ainsi, le sacré semble, ici, dans un monde rongé par la misère, peu opératoire et peu crédible. Il perd ses attributs traditionnels. Les marabouts ne sont reconnus comme dignes d’une commémoration et recouvrant donc leur statut sacral qu’une fois partis et les villageois retrouvant la richesse, grâce aux festivités célébrant leur mémoire. Ils accélèrent et décélèrent le rythme du récit, orientent, par moments, le processus narratif et contribuent à la transformation de l’univers villageois. Leur présence apporte au récit une certaine cohérence et permet aux actions de connaître de singulières bifurcations.
Ils ne sont pas envahissants. Ils n’imposent pas leurs vues ni n’orientent les autres personnages. Quand ils récompensent la « bonne âme », ils ne lui indiquent pas le chemin à suivre, mais lui laissent une entière liberté. Ce qui permet au récit de prendre une direction inattendue : les actions de Halima (organisation des festivités notamment) dévoilent encore plus la vraie nature des villageois et la perversité des autorités.
c)Regards
sur l’adaptation
El Guerrab wa Essalhine présente un univers marqué par l’extrême dureté des personnages vivant une instabilité chronique et conjuguant leur existence à une aléatoire survie. La misère est la cause essentielle de cette situation qui enfante méchanceté et cruauté. L’auteur qui n’explique pas les causes réelles de cette tragédie défend un discours, à la limite mythique, puisque en porte à faux avec les considérations sociologiques : le travail libère l’homme. Pour Kaki, les pauvres sont, certes, malheureux mais peuvent transformer leur condition en retroussant les manches et en se mettant au travail. Ce discours essentialiste marque toute la pièce. Cette phrase de base du texte dramatique élude un élément fondamental de l’analyse brechtienne : la relation dialectique entre les personnages et les classes sociales. Certes, Brecht et Kaki prennent le même prétexte dramatique : le message des « dieux ». Dans les deux cas, les « dieux » chargent la femme d’une tâche précise : être bonne dans un monde où ils n’ont pas trouvé de « gens qui aient réussi à mener une existence digne de l’homme », montrer que la bonté n’est pas impossible. Pour les deux personnages féminins, lieux centraux de la focalisation des instances discursives et diégétiques, la quête est d’ores et déjà définie et bien délimitée. Si Halima est en quelque sorte « unique », c’est à dire fonctionnant comme un bloc homogène, Chen-Té, chez Brecht, n’est pas du tout certaine d’atteindre son objectif.
« Mais je ne suis pas sûre de moi, dieux illustres.
Comment faire pour
être bonne quand la vie est si chère. »
Les problèmes économiques ne regardent pas les « dieux ». Ils ne s’en soucient pas à tel point qu’ils ne réussissent pas à comprendre la dureté et la cruauté des gens. Même Halima qui ne s’inquiète nullement de la situation économique et sociale ne s’embarrasse pas de trop de calculs. D’ailleurs, elle est à l’origine de la « mise à sac » de son village poussé involontairement à l’oisiveté et à la débauche. Fataliste, elle cherche sa délivrance ailleurs que dans le combat et la lutte pour transformer son existence. Sa quête est d’ordre moral. Elle veut faire le bien sans se soucier de l’impossibilité de la tâche et sans s’interroger sur les relations sociales et les conflits existant dans le village. Ce n’est pas le cas chez Brecht qui privilégie les rapports sociaux et pose le problème en termes de classes.
Si dans El Guerrab wa Essalhine, la femme est aveugle et sans autre ressource qu’une chèvre malingre et presque sans vie, dans La Bonne Ame de Sé-Tchouan, c’est une prostituée qui prend en charge le récit. Dans la pièce de l’auteur allemand, le personnage se caractérise par l’éclatement et la division. La prostituée est à la fois Chen-Té et Choui-ta. Elle est double et ambivalente. Elle est bonne et méchante en même temps. A la fin, Choui-ta décide d’en finir avec Chen-Té, son double qu’elle tue :
« Choui-Ta et Chen-Té, je suis les deux
Votre ordre de naguère
Etre bonne et continuer de vivre,
M’a déchirée comme l’éclair en deux parties. »
Halima ne se pose pas ces questions. Elle n’agit pas, elle ne pense absolument pas à changer les choses. Son unique désir est de contribuer à faire le bien sans se soucier des conséquences de ses gestes. Rien ne s’oppose à sa quête. Elle ne se bat pour changer les choses. D’ailleurs, elle a acquis sa fortune grâce à un heureux hasard : l’arrivée des trois marabouts. Malgré son inactivité, elle réussit à mettre un terme à la disette, à rétablir l’équilibre, un moment rompu, du récit et à installer une certaine stabilité. Elle réalise aussi que la bonté n’est pas facile à assumer. Le village, décimé au début par la famine, va grâce à Halima se transformer en un havre de richesse et de paix. Mais pas pour longtemps, car les hommes sont ce qu’ils sont, ils se mettront à faire des affaires juteuses et à ignorer les autres. Les habitants sont, en quelque sorte, corrompus de nature. Ils sont incapables de se transformer et de transformer le monde. Les autorités ne verront jamais leur pouvoir contesté par les habitants qui semblent satisfaits de leur sort. Le fatalisme est un trait caractéristique fondamental des personnages. Cette idée est en flagrante contradiction avec le discours brechtien qui insiste sur la nécessaire transformation du monde.
Si Kaki ne semble pas prêt à assumer les options idéologiques et la construction quelque peu complexe des personnages de Brecht, il emprunte, par contre, l’architecture dramatique de ses textes. Sa pièce fonctionne par tableaux. Le syntagme narratif se caractérise par sa fragmentation. Les songs qui constituent des éléments essentiels de distanciation jouent un rôle important dans le texte de l’auteur algérien. Les chants pris en charge par le chœur ou Slimane ponctuent le récit, provoquent un effet de distanciation et freinent ou relancent l’action. Le meddah reprend les mêmes attributs du narrateur brechtien. Il raconte des histoires et des faits tout en prenant du recul par rapport aux événements. Le narrateur et le meddah introduisent le récit et jouent parfois le rôle de « metteur en scène » virtuel qui présente les événements et organise le récit. Kaki reproduit la même configuration spatiale, mais en la délestant de sa dimension sociale et de sa dynamique interne. Il moralise le récit et le désocialise, exposant ainsi un récit mythique.
c)Autour de la légende
Brecht s’inspire d’une légende chinoise très connue, mais qui est présente dans plusieurs cultures. Kaki tire sa pièce d’un conte populaire algérien tout en reprenant à l’auteur allemand et à Eschyle un certain nombre de procédés techniques lui permettant de le porter sur scène et de lui apporter une dimension dramaturgique, absente du conte. Nous savons depuis V.Propp que le conte a ses fonctions propres qui se distinguent de celles du roman ou du théâtre. Ainsi, Kaki va entreprendre un travail d’adaptation l’incitant à « convoquer » des techniques d’écriture particulières, c’est à dire correspondant à l’installation du texte sur scène. Le plus important dans le traitement des formes populaires réside dans le passage à l’acte théâtral. Ainsi, il est naturel d’interroger les éléments médiateurs qui ont permis de transformer la légende, le mythe ou le conte en texte dramatique. Le signe, dans le texte dramatique, est virtuel. Il est ouvert. Il est toujours en attente d’une réalisation concrète qui s’obtient tout simplement sur scène et qui fait appel à toute une équipe de mise en scène.
Les légendes chinoise et algérienne, points de départ et prétexte dramatique des deux pièces, sont presque similaires. De nombreux éléments se retrouvent dans les deux contes. Les mêmes personnages et le mêmes situations sont présents dans les deux récits qui emploient des fonctions communes. Brecht donne un autre contenu au conte correspondant à ses options esthétiques et idéologiques tandis que Kaki s’en tient à la démarche et à la logique narrative initiale. Ces deux légendes qui se caractérisent par leur ressemblance partageant attributs et fonctions similaires suggèrent la présence d’un fonds culturel commun. Deux légendes de peuples très différents, et très éloignés l’un l’autre sont racontées ici et là de la même manière et semblent provenir d’une source commune.
Les personnages des saints et des derwiches reviennent dans de nombreux contes maghrébins. Kaki les transporte sur scène et leur attribue des fonctions théâtrales. Ainsi, ils se transforment en personnages de théâtre perdant au passage leurs attributs originels. Ils passent d’un espace ouvert à un autre, clos1 et investissent un autre temps(celui de la représentation théâtrale par exemple) qui n’est nullement celui du conte. Ils se délestent donc de certains attributs pour en porter d’autres et ils opèrent dans un espace étrange et étranger à la littérature orale. Ce qui enlève au conte sa quintessence structurale qui va ainsi automatiquement épouser les contours de la démarche scénique. Le conteur du marché ou de la place publique change de look et de lieu, il obéit en quelque sorte au primat de l’appareil théâtral et à une lourde machinerie scénique. Le meddah (le conteur public) structure le récit, intervient rarement et apporte au personnage une dimension populaire. Certes, le conteur se transforme et épouse les contours du personnage de théâtre, mais conserve néanmoins certains traits qui le singularisent et le rendent reconnaissables. Ce n’est d’ailleurs pas sans raison que les premiers hommes de théâtre ont introduit les formes populaires dans leurs pièces. Cette manière de faire a pour objectif essentiel d’attirer le public qui risquerait de se reconnaître dans le situations et les personnages populaires présentés. Allalou, par exemple fit appel à Djeha et à des personnages des Mille et Une Nuits. Kateb Yacine réutilisa également Djeha. Alloula réemploya la forme circulaire de la halqa et transposa sur scène le gouwal. Kaki se réappropria le meddah et la poésie populaire. Ce choix est dicté par les sollicitations des spectateurs et le désir de faire connaître l’art théâtral en recourant à ce type de manifestations.
Mais le meddah joue un rôle très important. C’est autour de lui que se focalise et se structure la représentation. Il est le centre de gravité du spectacle, c’est à dire celui qui peut, à tout moment, faire bifurquer le récit et lui donner une autre direction, parfois inattendue. Il relance les actions, apporte des informations et des renseignements sur les personnages, délimite l’espace et le temps et ponctue les différentes séquences du récit. Il entretient souvent des relations d’extériorité avec les autres personnages.
d)Une petite halte à
propos des rajouts
L’auteur ajoute deux scènes dans le but, nous semble t-il, de renforcer son propos et de poser le problème de la condition féminine. Les séquences de Mériem et de son mari, Amar et de Aouicha et Halima nous paraissent constituer en quelque sorte des développements digressifs n’apportant pas grande chose au fonctionnement du récit et à la manifestation de la logique narrative et du procès discursif. Ces digressions dispersent le récit. Elles sont souvent le produit d’une réflexion volontariste de l’auteur qui veut évoquer un sujet qui le tient à cœur mais que le récit ne peut pas prendre en charge. Cette habitude de vouloir aborder plusieurs thèmes à la fois est très présente dans l’expérience dramatique arabe.
Kaki, en recourant à ces faits quelque peu étrangers à la logique de son récit, voulait insister sur l’importance du travail des femmes dans la société. C’est un plaidoyer pour l’emploi des femmes. Ici, l’intervention de Kaki se fait trop voyante et singulièrement apparente. Cette pratique fait donc cohabiter deux réseaux discursifs qui mettent en jeu la parole explicite et manifeste de l’auteur et les traces implicites. D’ailleurs, l’auteur délègue son discours à plusieurs personnages, mais il le fait souvent de manière discrète.
Séquence 1 : Mériem a l’intention d’aller travailler chez Essafi, mais son mari s’ oppose fortement au début parce qu’il ne peut supporter les commérages des villageois. Finalement, grâce à l’intervention d’El Hachemi et de sa femme, il prend la décision de laisser Mériem se prendre en charge et ainsi sceller son destin.
Séquence 2 : Le fils d’El Hachemi et de Aouicha converse avec Halima.
Il n’est pas du tout évident qu’un mari puisse, durant les premières années de l’indépendance, admettre que sa femme aille seule chercher du travail. Cette subite prise de conscience est très surprenante ; elle obéit au désir de l’auteur de parler de la condition féminine en insistant sur le droit au travail. Ce type d’attitudes brutales caractérise parfois le fonctionnement de certaines situations et de certains personnages qui ne connaissent pas une évolution progressive ou un changement graduel de statut. Kaki violente le récit en lui imposant un discours extérieur à la démarche globale. Cet ajout extra-diégétique correspond donc au désir de l’auteur de participer à un débat d’actualité.
El Guerrab wa Essalhine reprend essentiellement la configuration structurale de l’œuvre de Bertolt Brecht et des éléments narratifs du conte populaire. Ainsi, Kaki a entrepris la mise en œuvre d’une association « syncrétique » d’instances culturelles différentes et contribué à un glissement sémantique et structural de la « tradition » orale. Cette expérience a certes montré ses limites mais elle a permis la production d’une bonne performance spectaculaire.
2-Koul wahed aw Houkmou
et Béni Kelboune
Koul wahed aw Houkmou est l’histoire d’un très commerçant qui envisage de prendre une quatrième épouse, jeune et jolie. Naturellement, la jeune fille refuse de vivre avec ce vieux polygame du nom de Djebbour. N’en pouvant plus et incapable de résister aux pressions de ses parents qui voudraient bien faire une transaction juteuse, elle décide de mettre un terme à ses jours, elle se jette à la mer et se noie. Djebbour ne comprend pas pourquoi Djouher a rejeté son offre et préféré un jeune homme sans ressource. Il n’arrive pas à admettre cette humiliation alors qu’il avait commencé les préparatifs du mariage. Il prend la décision de porter l’affaire devant les djins.
Encore une fois, Ould Abderrahmane Kaki recourt à un conte populaire. D’ailleurs la structure circulaire du texte dramatique reprend certains éléments de la configuration formelle du conte et réemploie quelques personnages légendaires dans la fiction. Des répétitions, des digressions et des expressions imagées inondent le texte et participent de l’écriture dramaturgique. Les formules redondantes apportent une caution et une légitimité « populaire » à un texte qui emploie une structure circulaire et marque a préférence pour les personnages légendaires.
Kaki reprend des thèmes déjà abordés dans la littérature orale et le théâtre et leur donnent un nouveau contenu. Le sujet du mariage se retrouve dans de nombreuses pièces de l’auteur qui prend position pour les personnages féminins souvent dotés d’une certaine force et d’une puissance. Les femmes articulent le récit. Ce thème n’est pas nouveau, il a déjà servi de prétexte dramatique à des pièces d’auteurs reconnus en Algérie comme Allalou, Bachetarzi, Ksentini, Touri et bien d’autres. Comme d’ailleurs dans El Guerrab wa Essalhine qui voit Halima au centre du débat, Koul wahed wa Houkmou présente des personnages féminins dignes et exemplaires. Ce texte est un pamphlet contre la polygamie et une dénonciation d’une pratique encouragée par de faux dévots. Le conteur ou meddah (meddah peut-être traduit par encenseur), El bekhar(el bekhar vient du mot bkhour qui veut dire encens, encenseur) ridiculise le riche commerçant traité de tous les noms. Le rire, procédé souvent utilisé par le meddah a ici une double fonction : dénonciation et purgation. C’est à travers le prisme de la satire que sont dévoilés les jeux malsains et les projets maléfiques d’un vieillard, certes riche mais d’une incroyable laideur, qui tente de briser les rêves innocents d’une jeune fille sans défense. La mort est en quelque sorte une délivrance, une libération et un défi contre l’immoralité. Son suicide signifie paradoxalement en partie l’aboutissement de la quête de Djouher qui n’accepte pas d’être souillé par un vieux gâteux qui pensait tout obtenir avec l’argent. Il le comprend vite, mais à ses dépens. Il essuie ainsi un cuisant échec. Ainsi, Djouher le remet à sa place et l’installe devant son propre miroir. C’est la désillusion. Elle sait qu’elle ne peut se libérer de l’emprise du vieux qu’en mettant un terme à ses jours. Elle ne peut accepter d’intégrer un espace qui n’est pas le sien. Ainsi, elle sort, malgré sa mort, victorieuse de son tête à tête singulier et non voulu avec le vieux prétendant. L’amour prend le dessus. Kaki parle ici de la question de l’amour. Ce qui était nouveau à l’époque.
Djabbour est un personnage qu’on retrouve dans de nombreuses pièces algériennes, notamment chez Ksentini et Bachetarzi. Il est ridicule. D’ailleurs, le comique vise à le mettre à nu et à dénoncer ses pratiques inhumaines et immorales. Le rire participe d’un processus de dévoilement et de dénonciation. Il n’est nullement gratuit.
Les personnages féminins et les enfants ne sont souvent pas nommés. Ce procédé, courant dans une partie importante du théâtre des pays d’Afrique, vise à étendre et à élargir le propos de l’auteur. La singularité et la non-nomination participent donc d’une amplification du discours. Ainsi, toutes les femmes et les enfants sont condamnés à subir le sort de Djouher et de Saadi. La mort de Djouher est en soi un début de révolte contre l’ordre rétabli et certaines traditions rétrogrades qui font de la femme une simple marchandise. C’est également l’expression du refus et du rejet de tout un système d’idées.
Paradoxalement, la « tradition » populaire est appelée à la rescousse pour dénoncer cet état de fait. Le conteur change de statut et devient en quelque sorte révolutionnaire. Il prend parti pour la jeune fille. Il raconte les événements du récit tout en ne manquant pas de s’y impliquer et d’exposer son point de vue. Il décrit les événements, dessine l’espace, ponctue le texte, accélère et ralentit l’action et porte des jugements sur les personnages et les situations. Le dedans (vision avec) et le dehors (vision de l’extérieur) se rencontrent dans certains cas et provoque une certaine distance propre au conte populaire. Le regard que porte le meddah est double, ambivalent : il est narrateur et acteur en même temps. Ce dédoublement du personnage engendre une série de ruptures qui ne manquent pas de fractionner le syntagme narratif et de contribuer à l’élaboration d’un nouveau sens. Ainsi, Kaki, en employant les techniques du conte populaire, remet en question le mode d’agencement conventionnel et met en œuvre un autre système de représentation qui répudie la linéarité et la chronologie des événements et des faits comme il rejette la fameuse règle des trois unités. L’auteur met en œuvre une heureuse association entre le meddah et le coryphée grec qui, lui aussi, a souvent pour fonction de décrire les situations et de commenter les événements tout en prenant parti avec les victimes et les malheureux.
Les procédés du conte, réemployés à bon escient, déterminent donc en partie les options esthétiques et investissent grandement le discours théâtral. Le fantastique et le merveilleux caractérisent le fonctionnement des personnages et du récit et participent d’une certaine façon à démontrer le côté rétrograde et injuste de certaines traditions. La présence des Mille et Une Nuits est manifeste et correspond tout simplement aux canons esthétiques de l’œuvre de l’auteur qui ne dissimulait jamais la fascination qu’exerce sur lui ce chef d’œuvre de la littérature arabe. Le vieillard a l’outrecuidance de porter plainte devant les djins , pas devant les autorités. Djouher ressemble aux fées et aux anges qui peuplent les récits légendaires des Mille et Une Nuits. Devant le pouvoir de l’argent, la seule issue reste la mort. Mais la résurrection n’est pas loin. Djouher refuse d’intégrer l’espace du pouvoir incarné par le vieux commerçant qui n’arrive pas à saisir la portée symbolique et la signification de l’acte de la jeune fille qui se suicide pour garder intact et pur son amour pour un jeune garçon, certes pauvre, mais digne. Le suicide constitue en soi une révolte contre un espace contraignant et répressif, celui du vieillard et une forte affirmation des sentiments amoureux pour un jeune homme sans ressource. Le choix est donc clairement établi : Djouher ne veut nullement quitter son espace (non pouvoir) et n’a aucun désir de s’introduire dans l’univers du pouvoir, c’est à dire celui de Djabbour. Les deux univers spatiaux s’excluent. Ainsi, Djouher se suicide et refuse d’emprunter la voie(x) qui la mène vers le champ du pouvoir considéré comme indigne et sans morale.
Les noms des personnages sont sciemment choisis. Ils ne sont pas gratuits. Djouher signifie perle alors que le conteur, El Bekhar est l’encenseur. Le jeune homme s’appelle Saadi, ce qui voudrait dire le bonheur (de essaad ou essaada). Le nom du vieux suggère la tyrannie et l’idiotie en même temps(jebbar et jabri en même temps). Tous ces lexèmes ou groupes lexicaux transportent le récit dans l’univers du conte et contribuent à mettre en branle les réseaux thématiques et à élaborer les différentes structures significatives. Déjà, les noms suggèrent la position des personnages dans l’économie générale du récit et portent et produisent du sens. Ils fonctionnent comme des figures poétiques(métaphoriques et métonymiques) et orientent la lecture.
La deuxième pièce, Béni Kelboune, traite du thème de la bonté, de l’impossibilité d’être bon dans une société corrompue. C’est un postulat de base de la production dramatique de Kaki qui rend responsables tous les groupes sociaux considérés comme un bloc monolithique de la misérable situation des individus presque obligés à vivre ainsi sans une possibilité de changer les choses. Ce qui est en contradiction avec Brecht qui insiste sérieusement sur l’idée de la transformation et de la réversibilité. Si les personnages de Kaki sont quelque peu statiques dans la mesure où ils sont peu actifs et fatalistes, ceux de l’auteur allemand se caractérisent par un dynamisme et une évolution perpétuels.
Béni Kelboune est l’histoire de Omar et de Fettouma, trop intègres et trop sincères pour pouvoir vivre paisiblement et honnêtement dans un village, Béni Kelboune, qui se caractérise par l’hypocrisie et la méchanceté de ses habitants. Ainsi, Omar est vite expulsé du village. Il prend le chemin de l’exil, étudie le droit et finit par devenir cadi (juge). Il est chassé d’un autre village parce qu’il a osé faire son devoir de juge en inculpant le fils du chef, accusé de meurtre.
C’est un monde sans scrupule ni pitié. L’hypocrisie est la règle la mieux partagée dans ce village qui ne croit qu’au pouvoir de l’argent et de la corruption, uniques attributs pouvant permettre à l’individu de grimper dans la hiérarchie sociale. Les valeurs humaines sont tout simplement évacuées de cet univers sans consistance marqué par une sorte de réification qui affecte le fonctionnement des individus. Seuls Omar et Fettouma, et à un degré moindre leur ami Seddik échappent à cette logique. Ils sont considérés comme étranges et sont souvent condamnés à l’exil. Deux espaces se heurtent et s’entredéchirent, l’un représenté par les habitants du village et l’autre incarné par ces trois personnages qui sont en quelque sorte anormaux dans la mesure où ils ne s’inscrivent pas dans la même logique que les autres villageois. A aucun moment, les habitants ne contestent le pouvoir du chef qui se permet d’ « acheter » les témoins et à corrompre tout le monde. Le policier qui représenterait l’appareil répressif d’Etat joue en quelque sorte le valet du maître, il n’est là que pour protéger les intérêts du « patron », les pauvres ne l’intéressent guère.
Ainsi, deux espaces, inconciliables et incompatibles, se partagent l’univers diégétique : le chef, les autorités et le policier essentiellement et les autres personnages qui ne se reconnaissent pas dans l’image du « patron » (Omar, Fettouma et Seddik). Cette division de l’espace en « bons » et en « méchants » se retrouvent dans toutes les pièces de notre corpus. Ce regard presque manichéen caractérise toute la production de Kaki qui met souvent en situation deux univers qui s’opposent et se rejettent. Mais le mal vient surtout de ceux qui gouvernent (mufti, caïd, cadi, chef, policier…) et qui ne finissent jamais de s’opposer à toutes les bonnes actions. Omar rencontre plusieurs opposants durant sa traversée du désert (le chef du village, les témoins et les autorités), mais d’autres personnages, trop peu nombreux certes, le soutiennent et l’appuient dans l’accomplissement de sa difficile mission : être bon dans une société rongée par la corruption et l’injustice et vivre en exerçant dignement et correctement son métier. Sa quête n’aboutit que partiellement : la méchanceté ne le tente nullement, ce qui le pousse à émigrer d’un village à un autre. Comme les trois marabouts de El Guerrab wa Essalhine, Omar et Fettouma, bons et généreux, ne sont pas admis dans un univers où « l’hyène se nourrit de l’hyène ».
L’auteur fait appel à deux meddahs et à un chœur qui commentent les actions et ponctuent le récit. La technique d’écriture consiste en une présentation du récit par les meddahs qui se relaient. Ils narrent les événementsqui se sont déroulés à Béni Kelboune et fournissent des informations sur l’espace et le temps et orientent la lecture. On peut parler ici, pour paraphraser Roland Barthes, de « neutralité opératoire ». Le meddah et le gouwal racontent certes l’histoire à la troisième personne, mais n’évitent jamais de s’impliquer dans le récit, de prendre position et d’exprimer ouvertement leurs points de vue. Ainsi, ils orientent le discours des personnages et alimentent les relations qu’ils entretiennent entre eux. Ils sont les porteurs et les producteurs des signes pertinents de la représentation. Ils font évoluer les personnages dans l’aire de jeu qu’ils déterminent préalablement. Ils sont également les témoins privilégiés des actes qu’ils présentent. Le personnage devient en quelque sorte le dépositaire de la parole du conteur qui s’exprime souvent au nom du scripteur. Il y a une sorte de mise en abyme.
« Meddah 1 : Je pouvais dire et raconter
toutes les choses que tu viens
d’évoquer, mais tu m’as devancé. Ils laissent Béni
Kelboune
abandonné à son propre sort et partent à la
recherche d’une humanité
possible, virtuelle.
Meddah 2 : Le poème de Omar et Fattouma
se clôture ainsi !
Meddah 1 : Non, ce n’est pas fini. Nous
les accompagnerons jusqu’à
la frontière et nous verrons comment ils se
débattent pour se
débarrasser
du mépris, de l’injustice et de la pauvreté. Omar a étudié
le droit et a toujours été épris de justice. Il
veut appliquer sur terre ses
principes mais les habitants de Béni Kelboune l’ont
trahi. »
Les deux conteurs dialoguent et complètent leurs informations. Leurs connaissances sont parcellaires. Nous avons en quelque sorte affaire à deux récits qui s’enchâssent et s’enchevêtrent. Les meddahs accompagnent les personnages, ils ne font que les suivre. Le choix des conteurs semble tiré de certaines tragédies grecques qui emploient parfois deux coryphées ou deux ou plusieurs chœurs ou demi-chœurs. Dans la culture populaire algérienne, il n’y a pas de trace de la présence de deux conteurs à la fois, exception faite de meddahs aveugles qui utilisent souvent le rebab (sorte de violon à deux ou trois cordes) et le bendir (à percussion) comme instruments d’accompagnement musical. Les conteurs tracent les contours scéniques et définissent souvent les déplacements des personnages. C’est à travers leur dialogue que nous comprenons le discours de l’auteur. Ils conjuguent le récit au passé, au présent et dans certains cas, au futur. Ils accompagnent de loin les personnages, ce qui « objective » leur propos, mais vite, ils se transforment en acteur, ce qui les ramène à une dimension subjective. On peut parler d’objectivité subjective ou de neutralité subjective ou opératoire.
Les personnages, souvent marqués par des traits précis et codés, opèrent dans un espace hostile, déshumanisant. Tout se marchande et se négocie, même les relations humaines. Ainsi, la seule voie pour s’en sortir, c’est l’exil, c’est à dire la découverte d’un nouvel espace qui implique une transformation positive. C’est l’espace qui détermine les comportements et les attitudes. Ainsi, Béni Kelboune (kelboune vient de kelb qui signifie chien) est un univers fermé à toute mue positive. L’espace physique joue donc un rôle important dans la définition des rapports sociaux. Omar, Fettouma et Seddik, bons et intègres, sont en porte à faux avec les habitudes du village. Ils ne correspondent pas aux normes établies du village. Ils sont étranges et étrangers. La fuite demeure la seule solution pour ne pas sombrer dans l’hypocrisie ambiante. Paradoxalement, l’exil devient ici synonyme de délivrance et de libération. Etre honnête dans une cité peuplée exclusivement de « mauvaises âmes » relève de l’innommable et de l’inexplicable. C’est être condamné à une sorte d’auto-mutilation permanente. Le personnage observe sa propre destruction et vit sans gêne l’oblitération de son moi. Béni Kelboune est un univers marqué du sceau de l’injustice et de la corruption imposées par les autorités qui bénéficient évidemment de cet état de fait.
La marche et la fuite des deux personnages (Fattouma et Omar) suggèrent la quête, au demeurant, inaccessible du bonheur. Ils cherchent une voie(x) positive, un paysage humain. Leur recherche est infinie. Ils n’arrêtent pas de chercher un monde sans injustice. Omar est juge mais ne réussit pas à appliquer la vraie justice, une « justice juste ». C’est une situation absurde. Ainsi, les personnages vivent des moments d’extrême absurdité. Rien ne les dispose à changer, ils se confortent dans leur ignominie. Rien n’est réglé. La route est longue. Elle ne semble mener nulle part. Y-a t-il une issue ? Nous décelons les traces du théâtre de l’absurde, notamment Ionesco et Beckett.
Les meddahs, d’habitude omniscients, ne connaissent pas toute l’histoire. D’ailleurs, souvent, le temps du récit des conteurs se confond avec celui du récit des personnages. Les temps se juxtaposent. Les temps de l’acteur et du narrateur se confondent pour brouiller les pistes. Certes, deux espaces clairement définis marquent le récit (celui des conteurs et celui des personnages), mais les temps se donnent parfois l’accolade provoquant une sorte de va et vient entre deux temps et deux situations diégétiques. Les meddahs observent parfois discrètement les personnages. Le regard porté sur les personnages est donc parfois instantané. Les conteurs sont en panne de certitudes, même si parfois, certaines locutions ou expressions nous donnent l’impression qu’ils maîtrisent tous les contours du récits et connaissent toutes les pérégrinations des personnages.
« Meddah 2 : Nous avons trop parlé. Comme
si on allait prendre la
place des comédiens.
Meddah 1 : Tu as raison. Nous sommes
ici pour présenter ce qui s’est
Passé et ce qui va se passé.
Même les conteurs se rendent vite compte du fait qu’ils risquent de monopoliser la parole et de prendre la place des personnages et des comédiens. Ainsi, leur discours ne laisse qu’une autonomie restreinte aux personnages et pousse le récit à répéter parfois les propos des meddahs et à obéir en quelque sorte à une ligne narrative rectiligne empêchant tout effet de surprise ou une quelconque nouveauté.
3-Constantes dans les trois
pièces
Ould Abderrahmane Kaki s’intéressait énormément à la littérature orale et à la tragédie grecque. Il lisait beaucoup. Il toucha en quelque sorte à tous les genres. Sa formation au service de l’Education Populaire sous la direction de Cordereau lui permit de se familiariser avec les techniques d’écriture et de plonger dans la « tradition » populaire. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on retrouve dans son théâtre des résidus de toutes ses expériences passées. Il réussit surtout à « marier » trois structures dramatiques, apparemment éloignées l’une de l’autre : formes populaires, Eschyle et Brecht. C’est un théâtre « syncrétique ». De nombreuses instances esthétiques se rencontrent, s’entrechoquent et s’interpénètrent.
La littérature orale constituée essentiellement de contes et de poèmes populaires fournit à Kaki un matériau dramatique de première importance. La structure de ses pièces obéit à double logique narrative : la forme circulaire du conte et la structure théâtrale. Le récit s’inspire souvent de la légendes populaires et puise dans la saga poétique orale ses images, ses paraboles et ses métaphores. Ben Khlouf, Ben M’saib, Khaldi, Sidi Abderrahmane el Mejdoub et Mostéfa Ben Brahim contribuèrent à enrichir sérieusement la langue de l’auteur et à lui donner une indiscutable dimension poétique. Ainsi, les mots obéissent à une certaine musique interne et à un rythme précis.
A côté de l’usage des formes dramatiques populaires, l’auteur recourt à des techniques empruntées à différents types de théâtre : tragédie grecque, la comédie de Plaute, Molière, drame élisabéthain, Artaud, Absurde et Brecht. Son texte est en quelque sorte un lieu où se retrouvent agencés plusieurs procédés dramatiques qui donnent au discours une dimension plurielle. Ce qui caractérise Kaki, c’est sa maîtrise de l’écriture dramatique et sa capacité de regrouper ensemble plusieurs expériences dramatiques souvent considérées comme incompatibles. La forme se révèle ouverte, se compose et se recompose pour produire une structure « syncrétique ».
L’usage du conteur sert à mieux éclairer les lecteurs-spectateurs sur les intentions, les différentes péripéties du récit et l’itinéraire des personnages.
a)Le thème de la bonté
Les personnages centraux semblent être trop bons et trop intègres pour vivre dans une société rongée par la corruption, la méchanceté et la malhonnêteté. Halima (El Guerrab wa Essalhine), Djouher (Koul wahed wa houkmou) et Omar et Fettouma (Béni Kelboune) ne se retrouvent plus dans ce monde déshumanisé et déshumanisant. Ils préfèrent la fuite, le départ vers une lieu inconnu. Leur installation dans le village les pousserait à entrer dans la peau des autres, à ressembler aux autres, à être donc des monstres. Ce sont des personnages qui semblent chargés d’une mission particulière, prendre en charge le discours du scripteur. Djouher trouve sa voie dans le suicide. Omar quitte la ville à la recherche d’une cité idéale. Halima est perdue dans sa solitude. Rien n’indique un quelconque changement. Les quêtes restent ouvertes.
Les autorités des trois villages n’ont qu’un seul objectif : s’enrichir. Pour ce faire, ils exploitent les villageois, font de juteuses affaires aux dépens des habitants niais et incapables de comprendre ce qui leur arrive. Ils détiennent deux armes favorites : le pouvoir symbolique et l’appareil répressif. Le policier ne fait que protéger leurs intégrer. Sa présence n’est nullement rassurante pour le petit peuple.
Les personnages marqués positivement ne veulent pas se battre pour changer les choses mais préfèrent tout simplement prendre la fuite à la recherche d’un paradis virtuel. Halima est gagnée par le fatalisme, Djouher préfère mettre un terme à son existence et Omar ne cesse pas de courir après un paradis impossible où paradoxalement il pourrait juger les gens en toute justice.
La quête d’un espace plus humain et moins oppressif caractérise le cheminement des personnages positifs qui n’arrêtent pas de chercher un gîte idéal. La bonté n’est pas, selon ces trois textes, une simple panacée ou une valeur en vogue dans des sociétés frappées de plein fouet par de profondes crises culturelles et morales. Les marabouts, étranges et étrangers, ne comprennent absolument rien à ce village, Dehanne, qui, en guise d’hospitalité, n’expose que désolation et ignominie. Mais cette misérable situation profite aux autorités (représentant les pouvoirs exécutif, religieux et judiciaire, caïd, mufti et cadi) qui ne reculent devant rien pour gagner plus d’argent.
Les trois récits mettent en situation des personnages positifs prisonniers d’un monde qui les broie et les condamne à l’immobilisme. Ils sont trop petits pour pouvoir changer les choses. Ils font penser quelque peu au personnage de Don Quichotte de Cervantès. C’est un monde absurde marqué par l’immobilisme, le désarroi et la cupidité gratuite.
b)L’espace rural et
l’univers du conte
Les personnages sont installés dans un espace rural qui, souvent, « convoque » le temps mythique. C’est dans le village de Dehanne que se produisent les actions d’El Guerrab wa Essalhine. Béni Kelboune (Béni Kelboune)est un village fort éloigné de la ville. Dans les trois cas, nous avons affaire à des villages isolés, situés loin des bruits et des rumeurs du monde extérieur. C’est en quelque sorte un univers mythique, celui du conte populaire. De nombreux ingrédients techniques participent de toute évidence de la structure et du fonctionnement du conte. Les personnages populaires se caractérisent souvent par un fatalisme outrancier et un légendaire immobilisme. C’est d’ailleurs le ces des personnages de Kaki passifs et impuissants. Ils ne protestent que très rarement contre leur sort. Ils acceptent sans rechigner leur existence. Halima, Omar et Djouher s’enferment dans une voie solitaire menant certainement vers l’automutilation. La libération n’est donc possible que dans la mort, le suicide ou la fuite.
Le temps n’est jamais précisé. L’espace rural se caractérise par une misère chronique. Cette imprécision du temps marque une sorte d’impuissance et une propension au fatalisme. Même quand Halima se voit récompensé par les marabouts, elle ne fait rien pour changer les choses dans son village, Dehanne.
c)Une structure « syncrétique »
Kaki réemploie essentiellement des éléments tirés de la tragédie grecque, du théâtre épique brechtien et du conte. Mais d’autres procédés tirés d’autres expériences marquent le parcours dramatique de l’auteur. Le fonctionnement du chœur dans les trois pièces rappelle celui des tragédies d’Eschyle. L ‘architecture dramatique (dramaturgie en fragments) est évidemment empruntée à l’auteur allemand, Bertolt Brecht. Le meddah est en quelque sorte un ersatz des conteurs des places publiques et des souks. Il structure le récit et commente les événements. Il se présente comme un narrateur, un « diseur » de récits passés. Ses apparitions, fréquentes, provoquent un effet de distanciation qui permet de ponctuer les différentes séquences du récit, de freiner ou d’accélérer l’action. Il est parfois hors-cadre. Il s’efface parfois devant l’univers fictif des personnages avec lesquels il prend une certaine distance. Il prend souvent en charge l’acte de narration tout en conservant une grande liberté de manœuvre. Ce regard de l’extérieur se conjugue avec une « vision avec » qui installe dans une même perspective le discours du conteur et celui du personnage. Ainsi, l’un et l’autre fonctionnent parfois comme des acteurs. Ce va et vient entre ces deux instances caractérise le fonctionnement du récit. Mais souvent, les indications scéniques et les instances spatio-temporelles sont prises en charge par cet acteur qui n’hésite pas à prendre parti pour les pauvres et les déshérités sans pour autant remettre en cause les différents pouvoirs(exécutif, religieux et judiciaire). Les meddahs orientent et mettent en branle les situations dramatiques, interviennent à la fin des scènes et permettent une meilleure articulation des séquences. Ce qui confère à la logique narrative une certaine cohérence. L’histoire ne se fonde pas, comme dans l’écriture dramatique, sur une linéarité ou une progression continue d’une courbe dramatique, mais est marquée par une certaine fragmentation du récit en séquences relativement autonomes qui concourent à l’élaboration du discours théâtral global. Nous pouvons reprendre cette idée de Walter Benjamin relative au théâtre de Brecht qui correspond au travail de Kaki 1:
« Le théâtre épique, semblable en cela au
film, avance par à-coups. Les
situations isolées, détachées s’y heurtent les unes
aux autres donnant
à ce théâtre sa forme fondamentale qui naît du
choc. »
Ainsi, Kaki reprend un certain nombre de procédés épiques et les utilise dans une perspective de dévoilement. D’ailleurs, l’usage du narrateur participe de cette « épisation » de l’univers théâtral. Le conteur porte souvent un regard critique à la fable.
Le chœur et les meddahs ont souvent tendance à développer le même discours. L’auteur fait appel aux proverbes, aux dictons populaires et aux chants, autant d’éléments qu’on retrouve dans la littérature orale.
Certains personnages ne sont pas nommés. Cette technique, présente dans le théâtre de Brecht, suggère une extension et un élargissement du propos et engendre une sorte de distance.
d)Le théâtre de Kaki est également didactique. Les meddahs racontent , certes, des événements et proposent à la fin de chaque pièce un discours moral, un enseignement : être bon et le rester malgré toutes les ignominies et les abominations sociales.
e) les entrées et les sorties ainsi que les interventions des meddahs indiquent les changements de scènes.
f)Les personnages féminins sont souvent positivement présentés. Halima (El Guerrab wa Essalhine) est l’unique bonne « ame » du village de Dehanne qui ose recevoir les marabouts. Djouher (Koul wahed wa houkmou) est une innocente victime d’une justice « injuste ». Fettouma est le seul personnage qui soutient Omar dans sa quête (Béni Kelboune). Les personnages féminins sont très souvent porteuses d’espoir.
En guise de conclusion : usages de la culture populaire
En Algérie, certains auteurs empruntent de nombreux éléments à la littérature orale. Ksentini, Allalou, Touri, Kateb Yacine, Alloula, Bénaissa, Kaki etc., réemploie les formes populaires et les retravaillent en fonction de leurs options esthétiques et idéologiques. Djeha de Allalou est l’expression vivante de cette manifestation dramatique. L’usage de l’arabe « dialectal » présuppose ce type de choix et « convoque » inévitablement diverses instances de la culture populaire appelée à la rescousse pour renforcer un discours théâtral précis. Rachid Ksentini, en recourant aux formules redondantes, aux répétitions de mots, d’expressions et de situations et à la parole comme lieu d’articulation et d’invention du spectacle , parvenait à un heureux « mariage » : oralité et théâtre. Bachetarzi et Touri intègre la langue populaire dans une structure populaire souvent noyée dans la machinerie théâtrale conventionnelle. L’adaptation de L’Avare par Mahieddine Bachetarzi et Mohamed Touri ne se caractérise pas uniquement par l’algérianisation des noms et du langage, mais elle semble marquée par le jeu de mots et des formules empruntées au conte populaire.
Le support « traditionnel » perd souvent une partie de ses repères sur scène et se retrouvent ainsi délestés de ses traits pertinents. Le lieu pose également problème dans la mesure où les deux espaces semblent incompatibles et prêtent sérieusement à équivoque. L’univers du conteur est clos alors que celui de la structure théâtrale est ouvert.
Abdelkader Alloula, un grand auteur algérien qui s’était beaucoup intéressé à la culture orale, utilisait dans ses pièces, Legoual, Lejouad et Litham une technique empruntée à la halqa (cercle), une forme dramatique populaire et le goual (conteur). Le rire est u élément essentiel de ce théâtre qui raconte, à la manière de Brecht, des événements et des récits passés. Dans Lejouad (Les généreux), Djelloul Lef’haimi, le personnage principal, impliqué dans des situations investies par l’actualité, parle, dit des vérités et utilise comme arme de dévoilement et de mise à nu le rire et un humour caustique. Il s’adresse à un public qui ne l’entoure pas, comme dans la halqa, mais qu’il observe comme un comédien du théâtre conventionnel. La parole de Djelloul lef’haimi articule le récit et l’organise. Le comédien n’incarne pas directement le personnage mais se contente de dire et de parler en se fiant à sa propre logique narrative. C’est une structure circulaire qui met en œuvre une série de médiations permettant d’installer côte à côte deux formes dramatiques foncièrement différentes.
Alloula, même s’il avait entrepris cette expérience d’association « syncrétique » dans un village qui avait vu les spectateurs(des paysans) entourer la scène, n’a pas remis en question le lieu théâtral et n’a pas réussi à briser le « quatrième mur », objectif essentiel de l’auteur. Se pose clairement la question de la relation public-représentation et des conditions d’énonciation. La séparation scène-salle n’est pas évidente. Est-il possible d’installer la halqa dans un espace fermé comme les salles à l’Italienne par exemple ? Le gouwal, le meddah se produisent souvent sur des places publiques, c’est à dire en plein air, même si le lieu de la représentation est rigoureusement délimité. Les déplacer sur des scènes closes, c’est occulter la dimension esthétique essentielle de l’art populaire, c’est supprimer tous les éléments constitutifs du processus de dramatisation. L’espace clos désarticule et pervertit la logique narrative originelle et déforme les éléments-clé du spectacle populaire. Parler de halqa ou de bsat sans remettre en question le lieu théâtral, c’est forcément intégrer le cadre d’ensemble de la grammaire théâtrale conventionnelle. Déjà, le lecteur-spectateur qui regarde ce type de pièces, même sur une place publique, déplace dans ce nouvel espace la structure fermée de la salle. Ce type d’expériences devrait prendre en compte l’importance des espaces imaginaires dans la mise en œuvre de la représentation. Ce n’est pas en plaçant un comédien au centre de la scène entouré d’autres acteurs qu’on peut parler de halqa, de bsat, de haklawati ou de « théâtre cérémoniel ». Cette forme populaire est apparue dans un contexte socio-culturel précis. Les contingences sociologiques sont primordiales. Peter Brook qui a tenté des expériences similaires mais en contestant le lieu théâtral conventionnel est conscient des limites de cette entreprise. D’autres auteurs africains et arabes et européens sont également tentées par ce type d’aventures qu’on ne peut confondre avec les expériences entreprises aux Etats Unis qui nous semblent correspondre à des réalités socio-culturelles particulières : le living theatre, les happenings, Bread and Puppet…
Des expériences visant la réappropriation des formes artistiques populaires sont menées un peu partout en Algérie, surtout depuis Abdelkader Alloula qui imposa en quelque sorte ce type de théâtre. A Constantine, Tayenb Déhimi fait également appel à certains structures « traditionnelles » comme le boughanja (une sorte de conte joué), les aissaoua (un groyupe d’ « acteurs racontant des histoires religieuses tout en entrant en transes) et des figures historiques et légendaires comme Antar (un poète anté-islamique), El Hallaj et Othello (Shakespeare). Le temps et l’espace ne sont pas précisés. Il Ya une sorte de va et vient entre plusieurs temps qui se répondent comme dans une sorte d’affabulation sublimée marquée par la présence d’éléments merveilleux et fantastiques. Ainsi, le récit fait éclater les instances spatio-temporelles et interpelle l’image plastique et le jeu de la parole. Cette dissémination des instances du récit s’expliquerait par l’enjeu thématique : la liberté.
L’usage des formes populaires qui est très fréquent dans les pays arabes marque le début d’une nouvelle ère dans la pratique dramatique. Les metteurs en scène commencent à s’interroger sur leurs propres expériences et à se lancer dans des aventures leur permettant peut-être de nouer des liens solides avec un nouveau public.
Les formes dramatiques populaires obéissant à leurs propres normes et mettant en œuvre une autre lecture, particulièrement enrichissante et novatrice, de la structure conventionnelle dite savante, permettent l’établisement d’une nouvelle représentation et la contestation de certains éléments fondateurs du spectacle théâtral : le lieu par exemple. On peut parler de relation dynamique et d’articulation de diverses constellations et de différents mouvements dialectiques agissant sur l’autonomie du signe et proposant une nouvelle vision du théâtre moins canonique et moins rigide.
TROISIEME PARTIE
La
représentation en question
CHAPITRE 1
Les voies de la réception
Il serait illusoire d’évoquer le théâtre sans interroger les publics et les conditions de sa réception. En Algérie, le rapport représentation-public est extrêmement complexe.
On ne
peut comprendre le niveau d’ancrage de cette discipline artistique dans ce pays
si on ne tente pas une balade de type diachronique nous permettant de savoir
comment le théâtre fut adopté et pris en charge par les élites et les
populations. L’absence de documents et de travaux sérieux sur le sujet limite
considérablement notre champ de recherches. Les comptes-rendus de la presse
nous donnent un furtif aperçu, peu fouillé etnon approfondi, ne nous informant
souvent pas sur les conditions d’émergence de cet art ni sur les les lieux
d’énonciation du discours théâtral. Ce qui rend notre travail quelque peu
difficile et délicat. Les recoupements d’informations glanées dans différentes
sources (témoignages, articles de presse, thèses ou mémoires) permettent
parfois de « boucher » les trous et de mettre en évidence les axes
principaux de la réception.
Les
thèses disponibles et les rares travaux de recherche se caractérisent souvent
par d’abusives généralisations abusives, une flagrante partialité et une très
réduite documentation. Nous prenons, à notre compte ce qu’écrivait Jean Déjeux
à propos de la réception et de l’approche critique de la littérature
maghrébine 1:
« Trop de critiques
généralisent indûment, faisant croire à une vaste
recherche systématique. On a lu quelques comptes rendus et on fait
comme si on avait dépouillé toute la presse parlant de tel roman (ou
de telle pièce, note de l’auteur), ou
l’on croit de bonne foi sans doute,
avoir fait le tour de la question et posséder d’une manière exhaustive
toutes les critiques sur telle œuvre ou tel auteur.
De même traiter des écrivains de « bourgeois » ou de
« petits
bourgeois » ne peut tenirlieu de critique littéraire, d’autant plus
que
celui qui vitupère ainsi se croit indemne, parmi les purs, et non
atteint
par le pêché originel « petit bourgeois ». »
Le
discours « idéologique » a souvent marqué les travaux consacrés au
théâtre en Algérie. La question du/des publics n’a jamais été sérieusement
abordée. Un mémoire de magister et une thèse de doctorat de Makhlouf Boukrouh
sont les trop rares travaux consacrés à ce sujet1.
Les théâtres ne disposent pas encore d’une documentation sérieuse. Les archives
sont souvent indisponibles. Ces nombreuses carences ne permettent pas au
chercheur de mieux cerner l’environnement immédiat des représentations.
Nous
allons tenter, malgré ces failles, de suivre l’évolution du public,
d’interroger la relation représentation-public(s) et d’examiner les lieux de la
réception et les expériences esthétiques. On ne peut comprendre les espaces de
la réception du théâtre en Algérie sans évoquer la genèse de la représentation
théâtrale en Algérie. Comment les algériens ont adopté cette forme
artistique ? Comment les publics de ce genre nouveau se sont
constitués ? Pour quelles raisons, l’arabe « dialectal »
et le genre comique se sont imposés comme espaces dramatiques dominants ?
Nous essaierons de répondre à ces questions essentielles pour la mise en
évidence de la réception et des expériences esthétiques. Patrice Pavis définit
ainsi ces deux dernières notions 2:
« La théorie de la réception examine les formes de l’engagement
émotionnel et intellectuel du public dans des phénomènes tels que la
catharsis, la distanciation, le tragique ou le comique. L’expérience
esthétique doit donc nécessairement faire entrer en ligne de compte
les attentes du public, la place du théâtre dans sa vie, l’inscription
du
mode de réception dans l’œuvre elle-même. »
Il ne peut exister de théâtre sans public. Toute représentation dramatique reste tributaire de la présence de spectateurs qui, souvent, déterminent les options esthétiques des auteurs et des metteurs en scène. Elle n’est réalisée qu’en fonction d’un public. La lecture du fonctionnement du/des public(s) est extrêmement importante.
I-GENESE,
UN THEÂTRE A LA RECHERCHE D’UN PUBLIC
a)Les
premiers balbutiements
Comme nous l’avons déjà signalé, le théâtre n’a été adopté en Algérie que vers les années dix-vingt, comme d’ailleurs toutes les formes d’expression dites « modernes ». C’est donc un art importé, étranger aux « traditions » algériennes. La conquête du public était évidemment une entreprise extrêmement difficile. Tous les témoins des débuts de l’expérience théâtrale en Algérie mettent en exergue l’absence du public algérien encore très attaché aux formes populaires (la halqa, le gouwal, le meddah…) et peu ouvert à l’expression occidentale, trop suspecte à ses yeux.
L’absence d’une intelligentsia ne permit pas à ce genre de s’imposer rapidement en Algérie. Les « lettrés » de l’époque étaient informés de l’existence de cet art dans les pays du Moyen-Orient mais étaient peu séduits par la sècheresse des pièces jouées dans les autres pays arabes. Déjà, en Algérie, existaient des théâtres dans plusieurs villes, réservés exclusivement aux français. Certes, par moments, un algérien se faufilait « clandestinement » pour goûter ce fruit exotique, quelque peu insaisissable. Il sortait de la salle à l’Italienne, étonné, surpris mais séduit et fasciné par cette nouvelle forme de représentation très différente des espaces dramatiques populaires. Bachetarzi et Allalou, pionniers de l’art scénique, évoquent dans leurs mémoires avec une certainte nostalgie ces moments d’éblouissement volés à la sauvette au coonisateur.
Les élites de culture française, trop peu nombreuses, connaissaient certes Corneille, Racine et Molière mais n’osaient pas se lancer dans une aventure périlleuse consistant à mettre en scène les textes de ces grands auteurs, faute d’une nécessaire maîtrise technique de la mise en scène. De jeunes amateurs formés en arabe, en contact permanent avec les auteurs égyptiens, syriens et libanais, tentèrent à Médéa, à Alger et à Blida de monter des pièces envoyées du Caire et de Beyrouth mais ils déchantèrent vite car leurs textes (Mac Beth de Shakespeare notamment) dits dans une langue « littéraire » emphatique ne réussirent pas à séduire le public constitué essentiellement de « lettrés ».
La question linguistique va d’ailleurs poser énormément de problèmes aux premiers hommes de théâtre qui ne comprirent pas vite que l’art théâtral nécessite la présence de spectateurs nourris de la culture de l’emetteur. Toutes les pièces jouées en arabe « littéraire » connurent, selon différents témoignages, de cuisants échecs. Le grand public boudait ces représentations. Saadeddine Bencheneb, ancien doyen de la faculté des Lettres d’Alger écrivit ceci à ce propos 1:
« Cette utopie, jouer une
pièce en arabe, devint vite une réalité et ce
souhait fut exaucé par une
troupe égyptienne qui avait inclus l’Algérie
dans une de ses tournées à
l’étranger. Les jeunes algériens furent au
comble de la joie. Ils
entourèrent les artistes, leur posèrent mille
questions, leur demandèrent
des conseils et reçurent de vifs
encouragements. Ils se
donnèrent beaucoup de mal à répéter les rôles,
à emprunter des costumes aux
antiquaires d’Alger, à trouver des
décors dans le Théâtre
Municipal de la capitale, à lancer des
invitations et placer de rares
billets. Un public restreint d’étudiants,
d’amis, de parents et de gens
poussés par la curiosité donna à ces
promoteurs du théâtre arabe en
Algérie l’illusion que leurs efforts
n’avaient pas été inutiles.
(…)
Le déficit de la recette
devait mettre un frein à leurs ambitions et la
petite société qu’ils avaient
fondée disparut bientôt, comme elle était
née, sans faire de bruit et
sans laisser de traces. »
Toutes les expériences en arabe « littéraire », de fades imitations des pièces jouées par les troupes égyptiennes en tournée en Algérie, ne réusirent pas à séduire le public populaire, plus ouvert au comique des situations qu’aux drames historiques. Même les troupes égyptiennes, plus aguerries et mieux formées, n’étaient pas arrivées à connaître le succès. Chahamatou el Arab (La générosité des arabes) et Salah Eddine el Ayyoubi, tiré du roman de Walter Scott, Le Talisman, deux pièces données par l’ illustre acteur égyptien, Georges Abiad, attirèrent un petit nombre de spectateurs : 300 pour Chahamatou el Arab et 200 pour Salah Eddine el Ayyoubi. Sans le considérable soutien de l’Emir Khaled qui tenta de faire un travail de promotion de ces spectacles en sensibilisant amis, intellectuels et étudiants, l’échec aurait été plus prononcé. Cette année 1921 permit à des jeunes comme Bachetarzi et Allalou de découvrir sérieusement la représentation théâtrale.
Les tournées égyptiennes, même si elles n’avaient pas attiré un grand nombre de spectateurs, eurent un grand impact sur les élites. Des algériens se mirent à monter des pièces. En 1922, la troupe Ettemthil el arabi (Le Théâtre arabe), dirigée par Mohamed Mansali qui avait vécu durant une période relativement longue au Moyen Orient, présenta deux pièces en arabe « littéraire » : Fi Sabil el watan (Au service de la patrie), comédie dramatique en trois actes et Fath el Andalous (La Conquête de l’Andalousie). Un autre algérien, Tahar Ali Chérif monta trois pièces : Achifa ba’d el âna (La guérison après l’épreuve) en 1921, Khadi’at el gharam (Les déceptions de l’amour) et Badi’ (en trois actes) en 1924. Ces mélodrames ne connurent aucun succès d’affluence. Bachetarzi et Allalou expliquèrent l’absence du public par l’usage de l’arabe « littéraire »1.
« Ces louables tentatives
en faveur du théâtre n’intéressent cependant
qu’un public restreint de
lettrés en arabe classique. Découragés,
Tahar Ali Chérif et Mohamed
Mansali abandonnèrent leur tâche. »
Mohamed Mansali et Tahar Ali Chérif ne pouvaient continuer à monter des spectacles pour un public restreint de lettrés. Ils décidèrent d’arrêter. Une pièce comme Fi Sabil el Watan (Pour la Patrie) n’attira que 300 spectateurs dont la grande partie était constituée d’invités. Ces échecs successifs découragèrent sérieusement les adeptes des drames historiques et mirent en évidence la question du choix linguistique. La nécessité de rompre avec ce type de théâtre « élitiste » se fit grandement sentir. Il était impensable de continuer à présenter des pièces pour un nombre aussi restreint de spectateurs.
b-1926,
le grand démarrage
Les premières expériences ne pouvaient pas évidemment aboutir, faute de public. Les algériens, trop attachés à leurs pratiques culturelles, n’étaient pas suffisamment armés pour adopter ce type de représentation étranger à leurs formes d’organisation artistique. Ni l’édifice,ni le drame, ni d’ailleurs la langue employée n’étaient familiers à l’écoute et au regard des habitants, en grande partie analphabètes, habitués aux rythmes, aux récits circulaires et à l’espace ouvert du conteur populaire. Dans le théâtre à l’Italienne, le spectateur perd sa liberté, il devient passif.
C’est cette attitude passive qui semble avoir le plus découragé les algériens à adopter rapidement le théâtre. Il ne faut pas également négliger les considérations historiques marquant la présence coloniale. Les raisons religieuses, invoquées par certains chercheurs, ne semblent pas opératoires2. Allalou assimila les leçons de tous ces échecs et comprit que le théâtre est avant tout un art de communication sociale. On ne peut dialoguer avec les autres que si on emprunte leur langage. En 1926, il monta Djeha, pièce en trois actes et quatre tableaux, racontant les aventures du célèbre personnage populaire. Jouée en arabe populaire, Djeha recourut à de nombreux ingrédients de la culture populaire : personnage légendaire, comique de situations, structure circulaire empruntée au conte, etc.
Ce qui ne manqua pas de provoquer l’adhésion du grand public qui reconnaissait ses héros et se reconnaissait dans les événements de la fable et le mouvement narratif. L’usage de la langue populaire constituait une rupture avec les drames historiques dits en arabe « littéraire » qui rebutait le « petit peuple », incapable de déchiffrer les poussées emphatiques de cette langue. On ne peut s’étonner outre-mesure du succès de cette pièce. Tous les témoins et les chercheurs considèrent Djeha comme le point de départ du théâtre en Algérie. Bencheneb s’exprime ainsi sur cette situation 1:
« Après ce faux départ
aux environs de 1922, il y eut une nouvelle
tentative qui connut le succès
et réussit notamment à attirer le
grand public au théâtre. Des
comédies écrites dans le dialecte
algérois et mettent en scène
des types aussi populaires que Djeha,
Antar et Haroun Rachid,
donnèrent l’impression que cette fois un
théâtre algérien était né.
Depuis cette date-1926-, ce genre littéraire
existe et les auteurs
algériens ont écrit et fait jouer des centaines de
pièces. »
Avec Djeha, le théâtre en Algérie commença à intéresser les gens. Cette pièce va influer sur le fonctionnement de toute la représentation dramatique algérienne. Le choix de l’arabe populaire comme espace définitif d’expression fut adopté par l’écrasante majorité des auteurs algériens. Allalou choisit de s’adresser au grand public et non limiter son propos à quelques lettrés qui virent d’un mauvais œil l’adoption de la langue « dialectale ». Les personnages populaires de la pièce de Allalou s’exprimaient dans une langue comprise par les algériens. Le public, de culture orale, retrouvait ses personnages et le rire qui manquaient dans les drames historiques empruntés aux troupes égyptiennes possédant déjà leur clientèle. Il faut ajouter également le fait que le théâtre fût adopté au dix-neuvième siècle par les moyen-orientaux (La Nahdha ou la Renaissance).
Dans les pièces qui suivirent Djeha, les auteurs continuèrent à exploiter le « filon » de Allalou. Les personnages étaient familiers du public. Le récit empruntait de nombreux éléments au conte populaire (circularité, répétitions, jeux de mots et de situations, personnages légendaires…) et comblait les failles «structurales » en puisant dans les comédies de Molière. Cet amalgame syncrétique exprime l'originalité de ce théâtre vite adopté par les populations citadines. Même le grotesque permet cette paradoxale alliance.
L'histoire est elle-même prise en charge dans sa dimension
populaire, démythifiée, transformée en un espace parodique où le rire le
dispute au grotesque. Dans Abou
Hassan El Moughafel (Abou Hassan ou le dormeur éveillé),
comédie en 4 actes et 6 tableaux,
Allalou eut 1’outrecuidance jusqu’à écorcher les noms de grandes figures de
l’histoire arabe : le calife Haroun Rachid se fit appeler Qarûn Ar rachiq
(Oârun le corrompu) ; son redoutable ministre devint Ja’ffer le ramolli,
un petit savetier prit le nom du grand héros, Antar. La dérision est l'arme du
peuple. Les auteurs de l’époque
avaient énormément exploité ce « créneau ».
c - La rencontre du grand public
Djeha de Allalou permit aux
auteurs de découvrir le grand public et de comprendre ses gouts et ses
besoins. Le choix de l'arabe « dialectal »
et du genre comique allait consommer la rupture avec l'élite intellectuelle
trop obnubilée par le faste de la langue « classique » et des
drames historiques ou tragiques. Mahiëddine Bachetarzi expliquait ainsi cette
attitude 1:
« Il a fallu le succès de Djeha pour
nous faire réfléchir. Qu'est ce qui
servirait mieux le Théâtre Algérien ? Nous faire
applaudir par 150
intellectuels (dont 149 invités) ou réunir 1200 spectateurs
venus
entendre une pièce qu’ils comprennent ? Nous ne
pouvions pas
hésiter ! Le succès de Djeha n'a pas
convaincu les intellectuels ? Bien
sûr, ils n’avaient pas à faire nos comptes.
D’ailleurs, ce n'était pas
une question de gros sous qui nous guidait.( ... )
Mais nous nous
étions mis dans la tête d’implanter un théâtre sur
ce sol d'Algérie qui
n'en avait jamais vu pousser. Ce n'était pas tant
de réaliser une
oeuvre d'art qui nous importait.
Nous voulions insuffler le gout du théâtre au
peuple algérien, en
tirer un public.
Ce n’était déjà pas facile. La
première condition était
de lui offrir un théâtre
« compréhensible ». »
Allalou, Ksentini et
Bachetarzi permirent au théâtre de séduire le public populaire. Les salles
étaient, selon les témoins de l’époque interrogés par nos soins, souvent prises
d'assaut par les gens du peuple qui venaient rire de leur sort et se regarder
dans le miroir de la représentation. Le Kursaal, théâtre construit sur
l’esplanade de Bab el Oued en 1903 et démoli en 1928 et l’Opéra d’Alger,
quelques années plus tard, accueillaient énormément de monde.
Les pièces étaient
souvent suivies de chants. Tout « oubli » de la partie-concert
menait son auteur à l’échec. Rachid Ksentini l’apprit à ses dépens quand il
réalisa El Ahd el ouafi (La fidélité au serment). Il joua la pièce sans la partie consacrée aux
chants et aux danses. Ce drame en quatre actes fut, selon Allalou et
Bachetarzi, un véritable fiasco. Nous n'avons trouvé aucun article de presse de
l'année 1927 rendant compte de cette pièce.
L’objectif essentiel des premiers hommes de théâtre était
simple : séduire le public.Tous les moyens étaient bons à exploiter. Comme le
chant était une expression très populaire, Bachetarzi, Allalou et Ksentini
programmaient toujours un concert de chants dans la deuxième partie du
spectacle. Les auteurs, sentant que de nombreux algériens étaient favorables à
leur travail, montaient pièce sur pièce. Le pêcheur et le génie, Djeha
et l'insurier, Le mariage de Bouborma, Boucebsi,
Faqo, Aicha ou Bandou, Loundja El Andalousia,
El Khedaine (Les traitres.) ... ne sont que
quelques titres parmi les dizaines de pièces réalisées dans la période allant
de 1926 à 1951. Grâce aux pionniers que sont Bachetarzi, Allalou et Ksentini et
certains autres comme Errazi, Touri, Kateb, Keltoum, etc., le théâtre en
Algérie s'était constitué un public et avait investi la scène nationale. De
nombreux comédiens furent formés.
Des tournées étaient souvent organisées dans de très
nombreuses villes d’Algérie. Ce qui renforçait encore plus l’audience du
théâtre. Un nom comme celui de l’auteur- comédien, Rachid Ksentini était connu
un peu partout. Bachetarzi nous confia juste avant sa mort que la où ils
allaient, le public leur demandait de jouer leurs pièces. Ils n'arrêtaient pas
de se produire.1
« Il y-avait 800 à 1000 personnes qui venaient
assister aux spectacles.
Il y avait les femmes qui allaient au théâtre. Les
gens étaient en
sécurité. Seul Rouiched a suivi la voie de
Ksentini : toucher le peuple.
Les auteurs et les comédiens d’aujourd'hui sont
loin du peuple. Ce
n'est pas en jouant dans une usine qu'on est proche
du peuple. (... )
Aujourd'hui, on parle de l'absence d'auteurs.
J'étais pendant la colonisation délégué de 1’Afrique
française à la
société des Auteurs. Il y avait 384 auteurs algériens inscrits. Sur les
384, il y a au moins trente qui avaient écrit
réellement des pièces. Il y
avait à l'époque une représentation par semaine à
Alger, une tous les
quinze jours à Oran et tous les mois à Constantine.
Il y-avait pendant
ce temps là cinq quotidiens à Alger, deux à
Constantine et trois à
Oran.
Tous les journaux parlaient du théâtre arabe. La
publicité était non
payante. »
La conquête du public était faite. Les gens se retrouvaient
au théâtre, découvraient leurs vices et leurs qualités. Même les femmes étaient
séduites par ce nouveau type de représentation. La pièce Tabib Eskalli,
jouée en 1939, au Majestic, une salle de
plus de 1500 places, attira un
public féminin extrêmement nombreux. Ce
que ne manqua pas de relever
un journaliste d'Alger Républicain 2:
« Qu'un
public aussi nombreux, dont un quart de femmes musulmanes,
ait répondu à l'appel des
dirigeants de cette association, cela montre
que la population indigène
d'Alger est consciente de ses devoirs, et
qu'elle tient désormais par sa
présence et sa contribution matérielle à
encourager les mouvements de
la jeunesse.
Que des enfants, filles et garçons, animés d'un même désir
d'apprendre, se réunissent
pour étudier en commun différentes
branches de l'art arabe, voilà
une belle perspective pour l'Algérie de
demain, émancipée et éduquée
non sans raffinement. »
Les hommes de théâtre s'étaient donc assurés la présence d'un public qui s’était mis à se déplacer pour assister à des représentations. D’ailleurs, même les troupes égyptiennes ne furent plus boudées, contrairement aux permières tournées qui étaient un véritable fiasco. La comédienne Fatima Rochdi s'était rendue compte de cette métamorphose quand elle avait présenté deux pièces (La mort de Cléopatre et Le Fou de Leyla) en 1932. Le public était extrêmement nombreux. Le théâtre acquit ses lettres de noblesse. Un peu partout, des troupes se constituaient. En 1947, la municipalité d'Alger accorda une subvention au « théâtre arabe » et le droit de se produire une fois par semaine à l'opéra d’Alger. Une belle aubaine. M.Bachetarzi fut nommé directeur de la section du théâtre d’expression arabe. Les municipalités d’Oran et de Constantine suivirent l'exemple d'Alger et aidérent les troupes locales.
d-La presse, témoin actif de
l'évolution du théâtre
La presse joua un rôle essentiel dans le développement de
l’art scénique en Algérie. Plusieurs titres existaient pendant la colonisation.
Plusieurs quotidiens (5 à Alger, 2 à Constantine et 3 à Oran) et de nombreux
périodiques(hebdomadaires et mensuels notamment) consacraient régulièrement des
colonnes au théâtre. Des comptes -rendus, des critiques de fond, des entretiens marquaient
le paysage des pages culturelles. Il nous a été pratiquement impossible de
recenser la totalité des « papiers » sur le théâtre. Les articles des
années vingt étaient souvent marqués par une sorte de curiosité. Les
journalistes semblaient célébrer la naissance d’un art original dans une
société découvrant les délices du théâtre. Le mot « naissance »
revenait dans la grande partie des textes. La curiosité n’était pas du tout
absente. Victor Barrucand, l’un des meilleurs critiques dramatiques de l’époque
(avec Victor Audisio et son fils Gabriel) fut l’un des premiers journalistes à
rendre compte d’un spectacle dramatique monté par des algériens1 :
« A 1’occasion de la fin du jeûne du Ramadhan,
la société "El
Moutribia" avait organisé au théâtre, une soirée fort
curieuse et un
peu mélangée. Pour commencer,
une sorte de comédie burlesque, La
folie de Bou Borma (L’homme à la marmite)
écrite en dialecte
algérien et jouée par des
acteurs indigènes de bonne volonté, fut
représentée avec un gros
succès devant un public compact. »
A.Sarrouy de l'Echo d'Alger ne tarissait pas d’éloges
sur Antar lehchaichi et ne dissimulait pas son étonnement devant
« cette « ingénuité » qui nous touche, nous Européens »
2. Les critiques de cette époque étaient
beaucoup plus fascinés par l’exotisme des situations que par la représentation
proprement dite. Regard extérieur sur
un monde différent. L'étonnement et la surprise constituaient les éléments
essentiels qui ressortaient des comptes-rendus. Des textes hostiles à
l'expansion du théâtre en Algérie n'étaient pas absents. Arthur Pellegrin, dans
L’Echo d'Alger, ne croyait pas à un ancrage du théâtre dans la société
algérienne habituée, selon lui au « tam tam , la danse du ventre
et le karagouz » ( cet auteur confondait les genres et les lieux, le
tam tam n’a rien à voir avec la culture algérienne). Le racisme ordinaire
caractérisait les écrits de nombreux journalistes qui voyaient mal des
algériens s’emparer de l’art scénique.
Si M.Pellegrin rejetait l'existence d'un théâtre en Algérie,
d'autres publications dénonçaient le contenu jugé « immoral »
de ces pièces qui montraient sans complaisance la
société algérienne. L'organe officiel des marabouts El Balagh El Djezairi
partit en guerre en 1932 contre les hommes de théâtre3 :
« En plein Ramadhan, des théâtres sont organisés, représentant
des
scènes de bouffonnerie dans les salles de spectacle
vers lesquelles
affluent des gens, par groupes ou isolés, et on
voit parmi eux des
femmes de diverses catégories. Des femmes honnêtes
cotoient des
prostituées qui n'ont rien à voir de la miséricorde
de Dieu. »
De nombreuses publications algériennes encourageaient le
théâtre et ses animateurs. L’Ikdam, La lutte Sociale, Alger
Républicain, Egalité, Liberté, El Oumma...
consacraient régulièrement des chroniques théâtrales, donnaient souvent la
parole aux auteurs et aux comédiens et passaient gratuitement les encarts
publicitaires envoyés par les troupes. Certains titres, plus que d’autres, ont
consacré en permanence des colonnes entières aux représentations théâtrales. Les journaux qui ont le plus évoqué les
aventures de l'art dramatique en Algérie étaient relativement nombreux. Nous
pouvons en citer quelques uns.
Nous empruntons ce tableau à
Roselyne Baffet 1:
Liste non exhaustive des Journaux
De 1920 à 1939 De
1939 à 1945
L'Afrique du Nord
illustrée La
Dépêche Oranaise
L'Algérie Dernières
Nouvelles
L'Avenir de Bougie Le
Messager
La Brèche
Le Parlement Algérien
Le courrier Nord
Africain La
Quatrième République
La Défense
Pour vous
La Dépêche Algérienne
L’Echo de
la Presse Musulmane De
1945 à 1954
La lutte Sociale
Le Mutilé Algérien Ach
Chihab
L’opinion Libre
Alger soir
Oran matin L’Algérie
Libre
Oran Républicain
Dernière heure
Le Parlement Algérien L’Echo d’Alger
Le Petit Oranais
Egalité
La Presse Libre
Le Jeune Musulman
La Presse nord
Africaine
Le Journal d’Alger
Progrès
Liberté
Le Républicain
Oran Républicain
Le Réveil Bônois
République Algérienne
Er Rihala La Voix des
Jeunes
Attaqadoum
La Voix indigène
Les articles n’étaient
certes pas très fouillés ni approfondis mais nous permettent de nous informer
sur l’évolution du théâtre, du public et des comédiens. Les comptes rendus
réguliers des représentations (lieu du spectacle, fréquentation du public,
genre, censure, contrainte, problèmes matériels, réactions... nous fournissent
une lecture relative de l'histoire de l'art dramatique en Algérie.
e- Contrainte, censure et
tabous
Le théâtre en Algérie a énormément souffert de nombreuses
contraintes. Déjà, vers les années
vingt, il lui fallut rompre avec les élites qui ne lui pardonnaient pas le choix
de la langue populaire et du genre comique. Cette option lui valut l’hostilité
des lettrés de l’époque. L'absence de moyens matériels confinait ce théâtre
dans une entreprise périlleuse : jouer dans un espace relativement vide et
attirer un public non habitué à ce type de représentation. Les malheurs allaient
s'accentuer avec la censure coloniale et la résistance de certains Oulama qui
voyaient d,un mauvais oeil l'émergence de cette discipline artistique1.
Plusieurs pièces furent interdites dans les années trente et quarante. Phacro, El Khedaine (Les traitres), Ma yenfaa
ghir Essah... furent « mises au pilon » par les
autorités coloniales. Une grande partie
de la presse coloniale faisait également partie de la cabale contre les auteurs
algériens. Ce petit extrait d’un article publié dans
le journal Le Petit Oranais indique bien la tendance de certains titres2:
« D'Alger,
partent régulièrement chaque saison, les tournées
Mahieddine qui, dans chaque
village et chaque ville, donnent des
représentations théâtrales
arabes( ... ). Mais, subitement, elles
viennent d'être interdites par
décision de M. le Gouverneur Général(
... ). C'est parfait. Voilà un acte d'autorité dans la défense des
menées
anti françaises en
Algérie. Il a fallu pour cela 1#action
personnelle
d'un maire de village. »
II- PRESENCE DU PUBLIC ET LIEUX DE LA RECEPTION
Les décennies précédant 1’indépendance ont permis de mettre
en place un public, de « relativiser » l'étrangeté de la
représentation scénique et de susciter des expériences esthétiques
particulières. Le genre comique et la
langue « dialectale » semblent s'imposer sur la scène
dramatique. La question linguistique, lieu et enjeu de sérieuses luttes vers les
années vingt, ne constitue plus un obstacle fondamental. Cette « hypothèque
paradoxale » n'est plus posée par les hommes de théâtre qui
considèrent depuis Djeha de Allalou que le théâtre est avant tout
un art populaire.
Après l’indépendance, même si très peu de travaux ont été
faits sur la question du ou des public(s), le théâtre s'impose comme genre
autonome avec ses structures, ses fonctions, ses comédiens et son public. L'entreprise théâtrale possède les moyens
nécessaires pour monter des spectacles et parvenir à répondre aux besoins des
spectateurs. Nous tenterons ici de déterminer les publics fréquentant les
salles de spectacles, d'interroger leur fréquence, leurs besoins et leurs goûts
et d'étudier les lieux de la réception critique (presse, travaux
universitaires... ) 1 .
a - Un public mis en condition ?
Dès les premières années de l'indépendance, s'est posée la
question de savoir quel public faut-il toucher ? L’art théâtral doit-il être un
espace de diffusion d’un discours idéologique précis ou doit-il fonctionner de
manière autonome ? Toutes ces questions revenaient sans cesse dans les propos
des responsables des structures théâtrales et des comédiens. Déjà, en 1963, Alger
Républicain et Révolution Africaine ouvrirent un débat contradictoire
sur tous ces problèmes. Mais on sentait que les nouvelles autorités avaient
opté pour la fonction pédagogique et politique du théâtre. Les termes « sensibiliser »,
« mobiliser », « participer » (à
l'édification) revenaient comme un leitmotiv dans les textes officiels et les
articles de presse.
Le Manifeste du TNA de 1963 insiste sur la fonction politique et pédagogique de
l'expression théâtrale 2:
« Aujourd’hui,
dans l'Algérie qui construit le socialisme, le théâtre
algérien reste la propriété du
peuple et sera au service de celui-ci un
outil efficace (... ). Il sera
partisan du réalisme révolutionnaire ( ...
). La mission qui incombe au
théâtre est trop importante pour notre
peuple pour ne pas le mettre
exclusivement à son service. Il était
inconcevable que le théâtre
puisse être entre les mains des entreprises
privées. (…) C'est lui éviter
la dégradation d'être uniquement un
divertissement et par le jeu
de la concurrence de tomber dans la
facilté et le vulgaire. »
La dimension politique a énormément marqué le
discours des hommes du théâtre et des différentes troupes. Les années 70
restent encore les moments les plus forts de ce théâtre dont la mission
principale est d'éduquer le public. Le
théâtre d'amateurs avait pour objectif essentiel d'expliquer les « tâches
d’édification nationale »1.
Le public est souvent considéré par les troupes et la presse
comme une assemblée d'élèves prête à écouter les maîtres. Cette conception du
public est tributaire du discours politique officiel et des structures du
pouvoir. On ne peut affirmer que tous les hommes de théâtre ont la même conception
du public et de l'art dramatique. Les options explicites (déclarations,
interviewes... ) des auteurs ne peuvent, à elles seules, déterminer la
diversité des spectacteurs ni les contours des « récepteurs ».
Le spectacle produit dépasse les intentions du metteur en scène ou de 1 'équipe
de réalisation. C'est à travers un réseau complexe de médiations que s'élabore
la communication théâtrale. Ce qui rend souvent peu opératoires les
orientations de type idéologique qui occultent, par méconnaissance, la
complexité de la réception de 1'art scénique.
A travers les déclarations des uns et des autres, on peut
avoir une idée sur la conception du public et les présupposés idéologiques
sous-tendant les représentations. Mohamed Boudia, premier responsable du TNA,
militait pour un public populairell(notion ambigüe et peu claire, non définie).
La quête du public devenait une nécessité.
Au TNA, les options changeaient en fonction des responsables. Kateb
Yacine, en créant sa troupe, L’Action Culturelle des Travailleurs (A.C.T),
avec l'aide du Ministère des Affaires Sociales, en 1972, voulait un théâtre
pour les travailleurs, un art qui amènerait les couches populaires à prendre
conscience de leur situation d'opprimés 2:
« Le
public, ce n'est pas une chose dans l'absolu (... ). Nous avons joué
pour eux (travailleurs), et
avec de jeunes travailleurs, nous allions
dans les centres
professionnels, dans les lycées. Dans les lieux où on
peut rencontrer des jeunes
travailleurs, des jeunes en général (... ).
Pour une troupe comme la
nôtre, et pour ce qu'on veut faire, il faut
définir ce public. C’est pour
ça que nous ne voulons pas affronter ce
qu'on appelle le grand public. »
Le choix de Kateb Yacine est clair. Mais on ne peut
dire avec exactitude si l’auteur de Mohamed, prends ta valise a
réellement touché son public. L'absence
d'une sociologie du public nous interdit de déterminer avec précision la nature
des publics du théâtre. Le fonctionnement de la représentation Katébienne
(effet de distanciation, référents historiques multiples, symboles... n'exclut
nullement les couches sociales auxquelles Kateb refuse intentionnellement de
s’adresser.1
« Les
intellectuels ne savent plus rire. Pour le peuple, rire est important.
C'est déjà détruire. Le rire
est préfiguration de ce qu'il fera en acte. »
Les rares enquêtes ou sondages approximatifs que nous avons
faits auprès d'un certain nombre d' « intellectuels »
nous permettent d’avancer que sur une centaine d'universitaires interrogés, 72
déclarent avoir assisté à des représentations de Kateb.2Par contre, les ouvriers, public visé
par Kateb, n'ont pas assisté en grand nombre aux représentations données par la
troupe de L'Action Culturelle des Travailleurs (A.C.T). Une
enquête effectuée au complexe sidérurgique d'El Hadjar, en avril 1988, nous a indiqué que sur une
centaine de travailleurs interrogés, seuls huit ouvriers ont pu se déplacer au
théâtre pour voir une pièce de Kateb Yacine. L'absence de
tradition théâtrale sérieuse, l'origine rurale des ouvriers et les difficultés
matérielles semblent être les espaces dissuasifs à toute rencontre avec le
théâtre. Les intentions de Kateb, comme Brecht d'ailleurs, si
généreuses et naives, n'ont pu convaincre le public « ciblé »
à aller voir ses pièces. Ce sont surtout les lettrés de culture française qui,
paradoxalement, continuent à célébrer le théâtre katébien.
Alloula Abdelkader, un des hommes de théâtre les plus
reconnus, auteur de plus d'une dizaine de pièces, insiste souvent sur la
dimension didactique du théâtre et la rupture avec le théâtre dit « aristotélicien ». Il fonde son travail sur une sorte de
réappropriation de l'héritage culturel 1:
« La
halqa constitue une possibilité dramaturgique susceptible de
contribuer à la création de
nouveaux rapports représentation - public(
... ). Nous voulons que notre
travail serve de révélateur à toutes les
préoccupations et les
aspirations des masses populaires, prenne en
charge la réalité sociale et
politique de notre peuple et contribue au
développement des consciences. »
Alloula tente en faisant appel à la halqa (cercle)
et à la tradition orale de pousser à l'instar de Brecht, le spectateur à
regarder de manière critique la représentation. Cette conception de la fonction
dramaturgique qui emprunte à Bertolt Brecht l’effet de distanciation est-elle
réellement opératoire ? Dans les faits, le spectateur reste souvent piégé par
le « primat de L'appareil », c’est à dire tous les espaces
scénographiques et visuels.
Contrairement à Kateb Yacine et à Abdelkader Alloula, Slimane
Benaissa, l’auteur de pièces à succès comme Boualem Zid El goudem,
El Mahgour, Youm el
djemaa Khardiou Leryem ou Babor Ghraq (Le bateau a
coulé) ne semble pas « cibler » un public précis. Contestataire, son théâtre arrive, grâce au
rire, à drainer le grand public. Il ne rejette nullement l'identification et la
force cathartique de la représentation.
« Je
crois que le théâtre a aussi un aspect fête, une communion entre la
scène et la salle qui doit
être la plus forte possible. Personnellement,
quand j4écris, je n4ai pas en
tête des recettes pour satisfaire un public
donné. Je suis en prise avec le désir de
m'exprimer, de faire aboutir
ce travail et tout ceci dans
une atmosphère de crainte du public. Dans
les moments de travail, on n'a
pas forcément une idée du public qui
serait représentée par une
foule dans une salle qui applaudit, qui
rit. »2
Le théâtre en Algérie se
voulait didactique. Ce qui le
distinguai d'ailleurs du théâtre de la période précédant l'indépendance. Les
auteurs déterminent souvent les lieux de la réception avant et pendant la
représentation. Le discours politique ambiant conditionnait en quelque sorte le
fonctionnement des structures dramatiques. Les années 60 et 70 ont connu un
théâtre « politique » qui reproduisait souvent les thèmes
dominants du pouvoir en place. Le
public était considéré comme une « masse » à éduquer et à
laquelle on transmet le discours des gouvernements. 1
Ce rapport pouvoir-représentation-public surdétermine toute
la communication scénique. On ne peut dire que tous les auteurs et tous les
metteurs en scène suivirent cette conception monolithique. Le TNA, en suivant
la voie de Bachetarzi, Ksentini et Touri, subvertit le discours officiel sur la
culture en favorisant un théâtre dit « bourgeois ».
Adaptations et reprises de pièces de Touri et de Bachetarzi ne manquaient pas
au répertoire du Théâtre National Algérien. C'est ce type de pièces souvent
interprétées par Rouiched, un auteur comédien de la trempe de Rachid Ksentini
qui, d'ailleurs, eurent le plus de succès populaire. Le public riait et
adhérait à ces spectacles.
La question de la réception
pose le problème de l’autonomie de la représentation artistique. Jusqu'au début
des années 80, les pièces présentées reproduisaient en grande partie des thèses
politiques. Quelques exceptions peuvent néanmoins être signalées : Théâtre
et Culture, Théâtre de la Mer, le TNA (certaines pièces), Benaissa,
Ziani Chérif ... La décennie 80 permit à des troupes privées de voir
le jour et de poser autrement leurs relations avec le public.
b)A la découverte des publics
L'absence de travaux sociologiques sérieux sur les publics
du théâtre ne nous permet pas de fournir une lecture exhaustive du monde des
spectateurs, extrêmement complexe. Les
« bonnes » intentions des auteurs, des metteurs en scène et
des comédiens apportent trop peu d’éléments de réponse à notre problématique
qui consiste à interroger les publics des théâtres. Quels publics fréquentent les salles ? Quelles sont les
catégories sociales les plus séduites par l’art scénique ? Quels
sont les lieux qui attirent le plus de spectateurs ? Certains éléments chiffrés
(rares documents existant dans les structures étatiques d,art dramatique),
seules informations que l'on peut obtenir auprès des théâtres, nous fournissent des renseignements sur le nombre
des spectateurs, les lieux de spectacles, les genres, les jours et les horaires
de représentation.
Quel public va au théâtre ?
Mohamed Aziza, dans son travail que nous estimons trop rapide, évoque la
présence de quatre catégories de publics : public urbain/public rural, public
masculin/public féminin 1. Cette
analyse oculte la différenciation sociale et les conditions de réception.
L'absence d’une documentation fiable et de travaux universitaires ou
journalistiques sérieux explique en partie la faiblesse de cette catégorisation
du public. Les algériens, surtout avec la démocratisation de l'enseignement,
« regardent » le théâtre, se déplacent dans les salles en
nombre restreint certes mais leur nombre ne cesse de croitre. Ce qui faisait le
bonheur des hommes de théâtre, des troupes privées esentiellement (La Qalaa
de Ziani Chérif Ayad, un ancien du TNA ou la troupe de Slimane Benaissa).
Les théâtrales en trois actes (pièces égyptiennes) et
« Au théâtre ce soir » seraient, selon les responsables de la
télévision nationale, très suivies par les familles. Les « intellectuels »
(de nombreux journalistes, universitaires, lecteurs des journaux à travers le
courrier) ont souvent protesté contre la programmation de ce théâtre de
boulevard. Plusieurs pièces algériennes
ont été filmées par l'ENTV (l'unique chaîne de télévision) et présentées aux
téléspectateurs.
En 1962, le théâtre avait hérité d’un public séduit et
façonné par les pièces de Allalou, Ksentini, Bachetarzi et Touri
notamment. Il restait aux comédiens la difficile tâche de conserver ces spectateurs
déjà acquis. Pour la période allant
d'avril 1963 à juin 1965, le TNA acceuillit 116 565 spectateurs pour 311
représentations (Tableau).
Ce qui représente une
moyenne de 373 spectateurs par représentation.
Les pièces étrangères, essentiellement françaises, étaient également
appréciées. 49294 spectateurs assistèrent à ces représentations au nombre de
146.
TABLEAU I
Nbre de Nbre de
Moy de spect/
représent
spectateurs représentation
Théâtre
Algérien 311 116565 373
Théâtre
Etranger 146 49294 343
Ces « entrées » qui ne comptabilisent pas
les représentations scolaires et
officielles, très fréquentes durant ces 21 mois, fournissent des
renseignements sur le nombre de spectateurs mais ne nous permettent pas de
connaître les différentes catégories fréquentant la salle (ex-l'opéra) du TNA.
On peut dire, à la lecture de ces chiffres, qu'un public de théâtre existait
bel et bien à Alger et dans certaines villes du pays (Annaba, Constantine, Oran,
Blida... ) qui eurent le privilège d'accueillir les tournées de la troupe du
théâtre National Algérien.
Après le coup d'Etat de juin 1965, Mohamed Boudia, 1'un des
promoteurs du TNA fut emprisonné puis exilé en France. Il y eut une rupture au
niveau de la mise en oeuvre d'une politique théâtrale. Il n'y eut plus de tentative de connaître
les publics par le biais de questionnaires ou d'enquêtes sur le terrain, comme
c’était le cas entre 1962 et 1965. Le
public, choqué par ce changement brusque, ne manifesta pas beaucoup
d'enthousiasme pour les représentations théâtrales pendant un peu plus d’une
année. Le nombre de spectateurs diminua. Il y eut moins de pièces produites
durant cette période. On avait affaire à de nombreuses reprises. 22 pièces algériennes
et plus d,une vingtaine de pièces étrangères furent présentées au public entre
1963 et 1965. 165859 assistèrent aux représentations données au TNA. Le nombre
de spectacles joués pendant cette
période dépasse
de loin l'ensemble des productions des années 65 à 72.
Cette situation s’explique par l’enthousiasme et le
dynamisme de l'équipe qui dirigeait le théâtre. Des débats sur l'art de la scène étaient souvent organisés. Des troupes étrangères, invitées par la
direction du TNA, présentaient leurs pièces à Alger et dans d'autres villes
(Oran et Constantine notamment). Des metteurs en scène français connus comme
Garran, Chéreau, Serreau, Planchon séjournaient souvent à Alger et
conseillaient les animateurs algériens. La période 65 - 72 fut moins riche
(voir tableau 2). Nous allons tenter de
montrer les signes de l'évolution du public 1963 jusq'à la décentralisation
(1972) et de 72 à 2000.
TABLEAU 2
Période 1963-1972
Titre
des pièces |
Nombre de spectateurs |
Nombre de représentations |
Moyenne des spectateurs |
ANNEE |
Les enfants de la Casbah |
1358 |
8 |
169 |
1963 |
Afrique avant un |
1628 |
8 |
204 |
1963 |
Hassan
Terro
|
6037 |
12 |
503 |
1963 |
La vie est un songe |
1106 |
9 |
123 |
1963 |
Les Fusils de la mère
Carrar |
2536 |
11 |
231 |
1963 |
L’exception et la
règle |
2371 |
11 |
216 |
1963 |
Le Serment |
2252 |
11 |
205 |
1963 |
132 ans |
Absence d’informations |
|
|
1963 |
Don Juan |
Absence d’informations |
|
|
1963 |
Rose rouge pour moi |
8812 |
37 |
238 |
1964 |
Les Vieux |
4271 |
16 |
267 |
1964 |
El Ghoula (L’Ogresse) |
12976 |
23 |
564 |
1964 |
La mégère apprivoisée |
5276 |
16 |
330 |
1964 |
Sellak el Wahline |
Absence d’informations |
|
|
1965 |
Le comédien malgré lui |
1810 |
11 |
165 |
1963 |
Ma yenfaa ghir Essah
(Seule la vérité prime) |
10338 |
24 |
431 |
1965 |
Essoultane el hair |
4112 |
9 |
457 |
1965 |
Les chiens |
5976 |
22 |
272 |
1965 |
Deux pièces cuisine |
16734 |
55 |
304 |
1965 |
Diwan el Garagouz |
6403 |
18 |
356 |
1965 |
Montserrat |
1146 |
8 |
144 |
1965 |
Anbaça (Ruy Blas) |
1274 |
8 |
159 |
1966 |
El Guerab wa Essalhine (Le
porteur d’eau) |
4271 |
16 |
267 |
1966 |
Si Kaddour el Mech ‘hah (L’Avare) |
12931 |
26 |
497 |
1966 |
El khalidoun (Les
Eternels) |
1308 |
10 |
130 |
1966 |
Le Foehn |
2718 |
14 |
194 |
1967 |
Koul wahed wa Houkmou (A
chacun sa justice) |
3312 |
15 |
221 |
1967 |
Monnaies d’or |
4924 |
34 |
145 |
1967 |
Le Cadavre encerclé |
508 |
8 |
64 |
1968 |
Slimane Ellouk |
2591 |
6 |
432 |
1969 |
Rouge l’aube |
1953 |
7 |
279 |
1969 |
Le cercle de craie
caucasien |
2836 |
15 |
189 |
1969 |
Bliss laouer kayen mennou
(Le Diable aveugle existe) |
5581 |
15 |
431 |
1970 |
El Bouaboune (Les
concierges) |
9641 |
15 |
643 |
1970 |
Er’hil (Le voyage) |
|
|
|
1971 |
El wahch |
|
|
|
1971 |
Homk Selim |
|
|
|
|
L’homme aux Sandales de caoutchouc |
|
|
|
|
Le tableau (2) nous permet d'avoir une idée sur les choix et
les besoins du public fréquentant le théâtre. De 1963 à 1972, il n'existait
réellement qu'un seul théâtre fonctionnel le TNA. Les autres salles ne constituaient que des annexes sans aucune
autonomie financière et administrative. Ce n'est qu'en 1972 que les textes
portant « décentralisation » des théâtres furent signés.
Ce qui porta le nombre
des salles
opérationnelles à cinq Alger, Oran,
Constantine, Annaba et Bel
Abbés. Les chiffres figurant dans ce
tableau ne concernent donc que l'ex-opéra d'Alger qui organisait de nombreuses
tournées dans les principales villes algériennes. La fréquentation du
TNA par les spectateurs reste tributaire du type de pièces présentées. Les
comédies drainent énormément de monde.
Environ 76000 personnes se déplacèrent pour assister à des
représentations « comiques » contre 45000 pour les pièces dramatiques et 2461 pour les tragédies.
Cette tendance du public demeure presque identique les années suivantes, c'est
dire les décennies 70-80. D'ailleurs,
la pièce de
Rouiched El Bouaboune (Les concierges) fut reprise plusieurs fois par les
comédiens du TNA. Elle était à l'affiche en 1992, avec un taux de
fréquentation presque similaire. A la lecture de ces chiffres, on comprend que
le théâtre, malgré toutes les péripéties et les mésaventures qui ont accompagné son évolution, n'a pas perdu son
public. Les goûts des spectateurs n'ont
pas trop changé.
L'enthousiasme pour les pièces comiques était resté le même.
Une pièce comme Ma Yenfaa Ghir Essah (Seule la vérité prime)
déjà montée par Mahiedine Bachetarzi en 1939 fut reprise avec succès en 1965.
En 24 représentations, cette comédie attira 10338 spectateurs. Ce qui
représente une moyenne de 431 personnes par représentation. Z’it M’it ou Neggaz El Hit de
l’auteur-comédien Mohamed Touri, reprise en 1977 connut le même engouement
populaire. Ces deux exemples de pièces, déjà montées avant 1954 avec succès, et
reprises avec la même réussite en 1965 et 1977, montrent que les besoins du
public n’ont pas trop changé. La
comédie attire toujours de nombreux spectateurs.
Les pièces de Rouiched, un auteur-comédien extrêmement
populaire, considéré comme le véritable continuateur de l'oeuvre de Rachid
Ksentini, attirent énormément de spectateurs. Ses textes joués au TNA ou en dehors
d'Alger séduisirent un public très nombreux. Hassan Terro, El
Ghoula, El Bouaboune (Les concierges) ou Hassan
Taxi furent de véritables succès populaires. En 1979, sur 64
représentations, Ah Ya Hassan fut jouée plus d'une trentaine de
fois, attirant plus de la moitié des spectateurs de la saison théâtrale
79. Les recettes de l'année 79
connurent une progression de 400% par rapport à l’année 78, grâce à la
production de Rouiched Ah Ya Hassan.
Kateb Yacine, Abdelkader
Alloula, Slimane Banaissa, Ziani Chérif Ayad, Safiri et Touri restent, avec
Rouiched, les auteurs qui continuent toujours à drainer les grandes foules.
Nous avons affaire à plusieurs publics. Les étudiants, les « intellectuels »
préfèrent souvent Kateb Yacine, Alloula ou Benaissa. Les jeunes, les couches populaires sont séduits par la verve
populaire et le comique de situation de Touri, Safiri et Rouiched. De petites
enquêtes élaborées à la fin des représentations de pièces de ces auteurs nous
permirent de déterminer les différents publics. Nos « sondages » ne
peuvent en aucun cas être considérés comme très précis. Dans notre travail,
nous n'avions pas utilisé les outils nécessaires de la sociométrie.
On ne peut dire que d4autres
auteurs comme Kaki n'aient pas attiré le grand public. Dans certains cas, le
lieu théâtral stimule la curiosité. Kateb Yacine put toucher en 1975 plus de
70000 sahraouis (du Sahara Occidental). Mohamed prends ta valise,
en tournée en France pendant quatre mois en 1972, reçut la « visite »
de plus de 65000 spectateurs. Le théâtre
de Kateb Yacine (Mohamed prends ta valise, La guerre
de 2000 ans, Palestine trahie, Le Roi de l'ouest)
fut suivi par plus d'un million de spectateurs, selon l'auteur de Nedjma.
Le théâtre d'amateurs qui jouait souvent en dehors des salles à l’italienne toucha,
en l'espace d'une décennie, des dizaines de milliers de spectateurs.
En 1976, lors du festival de Mostaganem, plus de 15000 spectateurs se déplacèrent pour assister à une des 44 représentations programmées. L'absence de chiffres viables nous contraint à limiter notre exploration à des estimations peu sûres. La décennie 70 vit se jouer plus d'un millier de représentations données par des troupes d'amateurs. Ce qui représente une moyenne appréciable. Les théâtres régionaux, apparus juste après les textes portant décentralisation des structures existantes, produisirent plus de 120 pièces (de 1972 à 2000). Le théâtre Régional de Constantine, par exemple, monta, en l'espace de onze ans (1980 à 1991) 18 pièces et donna 729 représentations.
Tous ces chiffres indiquent que le niveau de fréquentation
des salles de théâtre « classiques » est tout juste moyen. Les
lieux ouverts (places publiques, hangars, cités universitaires, usines)
accueillent plus de personnes dans des hangars ou des places publiques. Les
évènements d'octobre 88 qui virent défiler dans la rue de grands mouvements de
foule prenant comme cible principale le pouvoir en place et le parti unique, le
FLN, ralentirent paradoxalement l'activité artistique.
Les autorités politiques ne cherchaient qu'à sauver leurs têtes abandonnant ainsi le terrain culturel. Le festival de Mostaganem, lieu de rassemblement des amateurs, fut arrêté. La production dramatique chuta considérablement dans les théâtres d’Etat. Les années 89-95 connurent une baisse extraordinaire du public et des représentations. Un certain nombre de paramètres (horaires, jour, transport ... ) sont à interroger pour déterminer les contours de la représentation.
-Horaire des représentations : Le TNA donnait ses représentations à 21
heures les jours de semaine et à 15 heures les jeudis et les dimanches. Une
fois, la décision du nouveau week-end adoptée (jeudi-vendredi), il y eut un
léger déplacement. Ces horaires semblent arranger peu de monde. Quand on sait
qu'une ville comme Alger « éteint » ses lumières vers vingt
heures, on ne peut que deviner l'absence du grand public, d'autant plus que les
cadres (fonctionnaires, ingénieurs, étudiants) habitent souvent dans la
banlieue.
Il faut ajouter également le manque de moyens de locomotion.
Du temps de Mohamed Boudia (63-65), le théâtre assurait le transport. Des
contrats étaient signés avec la régie des transports d'Alger. Cette expérience
a montré l'importance d'une relation continue théâtre-compagnie des transports.
La fréquentation des salles de spectacle avait doublé, selon les chiffres du
TNA.
Les théâtres régionaux préfèrent 20 heures pour les jours
ouvrables et 15 heures pour le lundi et le vendredi. Le problème n'est toujours
pas réglé. Les directions des édifices étatiques cherchent continuellement à
adapter leur programmation en fonction du mouvement de la ville et des
transports, très aléatoires. Les deux matinées de 15 heures furent très suivies
durant les années 80, contrairement à la période 63-72 qui vit les gens
préférer plutôt 21 heures (tableau
FREQUENTATION DU T.N.A EN
FONCTION DES HORAIRES (63- 72)
Heure Nbre de spectateurs Pourcentage
21heures 62919 71,65
20h 30 20494 23,33
20h 318 0,36
15h 4118 4,68
Ce tableau permet de nous informer sur la relative animation de la ville d,'Alger durant décennie allant de 63 à 72. Jusqu'à la fin années 70, 70% des représentations se donnaient à 20 heures. La décennie 80 vit s’imposer l'horaire de 20 heures (problème du nsport et insécurité). L'horaire des représentations change également en fonction des mois.
Jours des représentations : Les chiffres, à notre disposition, montrent
que c’est le jour de fin de semaine qui détient la palme de 1a meilleure
fréquentation (samedi et jeudi après l'adoption du nouveau week-end). Le lundi
puis le samedi (nouveau week-end) sont les jours qui voient affluer le moins de
monde au théâtre. Nous signalons que parfois, de brusque « sautes
d’entrées » sont permises quand 1e public a affaire à une pièce très
populaire. El Bouaboune, El
Ghoula, Lejouad, Babor Eghraq ont
paradoxalement enregistré la présence d’un nombreux public en début de semaine
(samedi et lundi). Cette exception ne
constitue nullement une règle.
-L'apport des
festivals : Plusieurs
festivals du théâtre furent organisés en Algérie. La manifestation la plus
importante reste 1e festival du théâtre d'amateurs de Mostaganem. Alger, Oran, Constantine, El Asnam, Blida
Annaba, Biskra, Batna, Bordj Bou Arreridj Skikda ... connurent des
manifestations de ce type.
Ces rencontres sont très irrégulières. Le festival du théâtre professionnel d’Alger n’a vécu que l'espace de deux saisons. Celui de Annaba a connu deux éditions. Le public se déplaçait en grand nombre. Les salles étaient souvent trop petites pour contenir tous les spectateurs. Les données chiffrées manquent sérieusement (nous avions assisté depuis 1974 à toutes les manifestations théâtrales données e Algérie) . La présence du public s'expliquerait par la disponibilité des moyens de transport et la publicité faite autour de ces manifestations. Des débats, des tables rondes et des discussions avec le public étaient souvent programmés. Ce qui provoquait une sorte de « feed-back » entre les artisans des pièces présentées et le public. Cette manière de faire démythifie le comédien et la pratique théâtrale.
-Les marques de la
promotion : Les spectateurs t souvent programmés sans grand tapage
publicitaire. Ce qui limite la portée
publique représentations. Les années 60
constituent véritable exception. Durant cette période, stait un service chargé
des relations avec public. Ce
"secrétariat" s'occupait entiellement des contacts avec le public, la
action des prospectus publicitaires et des orts avec la presse. Mohamed Aziza qui a travaillé au TNA parle
ainsi de ce service 1:
« Il faut signaler les
efforts que tente le Théâtre National Algérien pour
connaître son public et
essayer de cerner ses besoins. Dans chacun
des programmes qu’il distribue
gratuitement au début de chaque
représentation une page
entière est consacrée au service des relations
avec le public. »
Des affiches, des encarts publicitaires dans 3ournaux, des prospectus constituaient les éléments fondamentaux du travail de promotion repris par le TNA durant cette décennie. Les années 70 virent les théâtres abandonner cette politique de prospection. La raison souvent invoquée par les responsables des établissements réside dans l'insuffisance du budget alloué par l'Etat à ces entreprises. La masse salariale dépasse parfois le montant de l'enveloppe budgétaire. A titre indicatif, la subvention accordée au théâtre régional de Constantine est de lfordre de 450 millions de centimes alors que les salaires atteignent 777 millions. La même situation est vécue par les autres structures étatiques. Ce qui rend difficile tout travail de promotion des spectacles.
La publicité dans les
organes de presse est devenue payante. ce qui n'était pas le cas pendant la
colonisation. La radio et la télévision
consacrent trop peu de place à la production culturelle. Ces dernières années,
la R.T.A a commencé à filmer les pièces algériennes et à les diffuser de manière
aléatoire.
13 des 18 productions du
théâtre de Constantine ont ainsi passé le cap du petit écran. mais la
réalisation, faute de spécialistes formés en conséquence, dessert souvent le
produit théâtral et sa promotion. Le
« téléphone arabe » reste encore le moyen le plus efficace de
la diffusion d’un spectacle artistique.
Le système de location est trop traditionnel. Les billets sont vendus au théâtre. Il n'existe ni abonnement ni contrat avec des collectivités ou
des entreprises.
La période des années 60
était plus active. service des relations avec le public spectait toutes les
possibilités d'impliquer lycées, l'université et les sociétés ionales dans
l'opération de diffusion (sous e de contrat).
La bureaucratisation de la ction théâtrale empêche tout contact sérieux
c le public.
- lieux de représentation. Il existe en érie plusieurs théâtres construits pendant
colonisation. Aucune autre structure de
ce e n'a été édifiée après l'indépendance.
Sept tres régionaux et quelques structures nales, souvent non
entretenues 1 issent à une gestion
bureaucratique: sonnel administratif pléthorique, absence e organisation
rationnelle des lieux.
officiellement, ce sont des
entreprises liques à caractère industriel et commercial IC le même statut que
celui des autres étés nationales comme la SNS
ou la trach). L'ambigüité du statut de
ces eprises pose de sérieux problèmes au sonnel artistique et détermine les
relations le public.
Théâtres à J"Italienne (à scène frontale). Ces structures peuvent contenir entre 400 e 1200 spectateurs.
- Alger 800 places - Annaba 1200 places
- Constantine : 500 places
- Oran : 500 places
- Bel Abbés : 500 places
- Bejaia : 400 places
- Batna : 400 places
-Skikda : 400 places
Abdelkader Alloula, ancien directeur du TNA et un des meilleurs dramaturges
algériens décrit ainsi la situation des structures étatiques 1:
« Les
lieux de diffusion du spectacle, à savoir le cadre et le support
naturels de l'activité
théâtrale, sont dans notre pays caractérisés par
le manque d'hygiène et de sécurité, l'inconfort, le manque de
matériel
de scène et des aires de jeu
non fonctionnelles. Des salles construites
initialement pour l'art
théâtral, particulièrement dans les grandes
villes, ont été détournées de leur vocation. (... ) Des
édifices de théâtre
tels ceux de Sétif et de
mascara menacent, faute d'entretien, de tomber
en ruines. Des théâtres de plei air datant de 1#époque
romaine tel
que celui de Hippone sont
complètemen abandonnés ou dénaturés. »
Les théâtres datent donc de la colonisation.
répondent souvent aux goûts et aux besoins n public précis. ce sont des salles
rarchisées, construites souvent vers la fin dix-neuvième- début du vingtième
siècle, qui roduisent et perpétuent la ségrégation iale. Des difficultés psychologiques ravent le
rapport public représentation. Le ard se
transf orme en f onction du lieu où le ctateur est placé.
Le grand public, habitué aux espaces ouverts places
publiques et des hangars, sans sibilité de discrimination sociale, se méfie
salles fermées, sérieusement hiérarchisées. spectateur "populaire"
n'a droit souvent à une vue panoramique qui limite la réhension du spectacle. Installé au ième ou au troisième balcon, il
perçoit les nés de sa marginalisation, d'autant plus il est obligé de faire un
effort sérieux r entendre les comédiens ou suivre leurs vements. (L'acoustique
et la visibilité sont ent défectueuses, les salles ne sont pas retenues).
Les sept théâtres régionaux ne peuvent donc accueillir un public précis déjà conditionné la passion de l'art scénique et une tion culturelle "conséquente". Les formes ulaires, jouées dans les lieux ouverts, ettent une meilleure communication.Les ériences du théâtre d'amateurs, de Kateb ine et de Alloula montrent l'importance du lieu théâtral ouvert et la nécessité d découvrir d'autres univers scéniques, proche de la tradition populaire. Abdelkader Alloul décrit dans un entretien qu,'il nous a accord "son'y aventure personnelle lors de 1a présentation d'une pièce dans un villag agricole en 1972 1:
« Nous sommes partis à Aurès El Meida (village
agricole) avec un
camion-décor c'est à dire qui correspond à celui
utilisé sur les scènes
de théâtre.
Parti d'une réflexion théorique, notre travail initial se
voyait mis en question sur le terrain. Les
spectateurs nous recevaient
sur notre plateau. Nous jouions en plein air, nous
nous changions en
public. Les spectateurs s'asseyaient autour des
comédiens, ce qu fait
penser à la halqa (cercle). Cette réalité nous obligeait à supprimer
progressivement certains éléments du décor (surtout
là où le public
nous regardait de dos). Certains spectateurs nous
regardaient avec un
air hautain. Une attitude gestuelle ou verbale
remplaçait tout élément
ou objet supprimé. (... )
Nous nous rapprochions
graduellement du meddah (conteur
populaire). Celui-ci
est dans la tradition un personnage seul,
solitaire, qui raconte une épopée utilisant ma mimique, le
geste, la
phonation. »
Cette expérience de Abdelkader Alloula lui a permis
en quelque sorte de réfléchir sur la stion du lieu théâtral et sur la
cessaire" suppression de la rampe morale est le quatrième mur. Le public, non iliarisé avec la structure
close, habitué jeux dramatiques du gouwal (conteur) ou de halqa (cercle), ne
peut adhérer facilement à représentation donnée dans une architecture
'Italienne, trop contraignante.
Deux types de regards, deux
modes de eption marquent l'univers du spectateur : un ard
"participatif" (halqa, espace ouvert) et regard "passif"
(théâtre à 1,'Italienne). oula, Kateb Yacine et certaines troupes du théâtre
d'amateurs ont tenté de régler cette question en associant les deux formes dans
une sorte d'univers syncrétique. Ce qui
donne souvent l'impression d'assister à une représentation où deux formes
dramatiques se télescopent, s'entremêlent et se croisent forçant ainsi
l'inquiétude du spectateur. Cette quête d'un autre lieu n'est pas
nouvelle. Rough Théâtre (théâtre brut)
ou espace vide Peter Brook, Bread and Puppet, Magic Circus, enings théâtre
ouvert de Lucien Attoun tentent de découvrir d'autres lieux de représentation,
plus ouverts et moins contraignants. Ce qui provoque naturellement un nouveau
rapport avec le public. Les tentatives
troupes algériennes ont été surtout encouragées par deux phénomènes
complémentaires : l'idée d'aller
vers le public (très peu de salles
existent) et la découverte de publics encore attachés aux traditions
populaires (expérience de Alloula). La pièce El Meida(La table basse) produite par le Théâtre Régional
d'Oran et dirigée essentiellement par Alloula fut par la suite donnée dans les
coopératives, des chantiers et
des usines. Plus de 80
représentations. Cette manière de faire peut provoquer la mise en oeuvre de
nouveaux rapports représentation-public (s).
Kateb Yacine a donné
plusieurs représentations en plein air, avec des moyens scéniques
peu nombreux (quelques accessoires). Il explique ainsi sa conception du
théâtre 1:
« C'est
le temps du théâtre, du grand public. Maintenant, je pense que le
théâtre peut aller à la rue,
au stade... Si les autorités locales ne sont
pas encore ouvertes à ce
sujet, il faudrait qu'elles s'y ouvrent. La
culture, c'est qu'on laisse le
théâtre sortir, il faudrait qu'elles s'y
ouvrent. La culture, c'est qu'on laisse le théâtre
sortir dans la rue. On
l’ a f ait. A Hamr El Ain(village situé à l’Est
algérien) par exemple.
Pour attirer le public, on a
pris quelques comédiens et on a commencé
à chanter dans la rue. Et tout
de suite, le public était là. on a donné
des spectacles dans les
douars, les domaines de la révolution agraire.
On "pêche" le public
à la source. Une fois, nous etion allés àKhemissa
(village dans l’Est Algérien) et
comme nous étions arrivés à la tombée
de la nuit et que nous étions
obligés de partir, nous n'avions joué que
vingt minutes, éclairés par les phares des gendarmes. Une courte
rencontre qui était
extraordinaire. Nous avons également joué dans
les cités universitaires. Nous
avons touché une très grande force des
étudiants qu'on ne peut
négliger. »)
Les troupes du théâtre d'amateurs présentent souvent leurs
spectacles dans des lieux ouverts. Ce qui nécessite la présence de moyens
matériels légers et un décor peu encombrant. Cette pratique met en évidence
l'importance du verbe et de la parole. Nous assistons à une sorte de "mise
en scène" de la parole qui favorise le travail du comédien (l’absence
de formation des "acteurs" rend l'entreprise difficile et limite sa
portée). Les spectateurs entourent les "joueurs", se déplacent,
peuvent quitter le lieu et revenir quelque temps après. Cette attitude
s'apparente sensiblement à la représentation populaire (conteurs,cercle..). Le
choix du lieu ouvert est souvent déterminé par la difficulté de se produire
dans des salles fermées (location...).
Notre expérience nous a
montré que le public est différent d'un lieu à un autre (celui du T.N.A n'est
souvent pas celui de la place publique ou du hangar). La réception est tout à
fait différente d’un espace à un autre.
-La préférence de l'arabe populaire : Quatre langues sont utilisées dans le
théâtre : l'arabe populaire, l'arabe "classique", 1e
Kabyle et le français. La préférence va essentiellement à l'arabe "populaire". Cette réalité date de 1926, année de la représentation de la première pièce algérienne dans
cette langue. Il s'agit de Djeha de Allalou. Avant 1926, les
pièces étaient jouées en arabe "classique". C'est le public
qui a déterminé 1e choix de la langue populaire. La communication était facile.
Les gens se reconnaissaient dans les personnages qui utilisaient ce moyen
d’expression que les spectateurs comprenaient. Il était évident que les hommes
de théâtre allaient reprendre, après l'indépendance, l'usage de cette langue
comprise par les algériens. De 1962 à 2000, les théâtres d’Etat ne produisirent
qu'une seule pièce en français : Le Foehn de Mouloud Mammeri,
mise en scène par Jean Marie Boeglin. il y eut 14 représentations (1967). L'arabe "classique" fut
également peu utilisé : moins de sept pièces pour toute cette période avec
moins de quarante représentations. Une seule pièce en kabyle fut montée par le
théâtre Régional de Béjaia (Petite Kabylie), Sinni (Ces deux-là),
une adaptation du texte de Mrozek, Les émigrés.
Un texte aussi beau que
celui de Kateb Yacine, Le Cadavre Encerclé joué en arabe « classique »
en 1968 et en 2000 et mis en scène par le grand homme de théâtre Mustapha
Kateb(première version), le cousin de Kateb Yacine et Driss Chekrouni (dernière
version), trop peu d’expérience en matière de mise en scène, n’attira pas le
grand public. En 1968, cette pièce fut jouée pendant huit représentations, avec
une moyenne de 64 personne par spectacle.
Les troupes d'amateurs de pièces en kabyle durant la
décennie 80. Des troupes privés (Mesrah El Qalaa, troupe disparue en
1996 à la suite de désaccords, Slimane Bénaissa, Théâtre Nouveau) se
produisent en français depuis 1990 en Algérie et en France. Ce qui provoque de
sérieuses polémiques dans la presse.
Les pièces jouées en arabe populaire attirent toujours le grand public. Même la politique d’arabisation lancée par le défunt président Houari Boumèdiène n'a pu venir à bout de cette vérité. Le choix linguistique semble acquis. Même si, par moments, les chantres de l’arabisation rapide et sans préparation réagissent en tentant de mettre question cette option. La réalité des chiffres et des goûts du public les fait basculer dans la marginalité.
III- RECEPTION ET TRAVAUX
CRITIOUES
Le théâtre en Algérie reste encore un terrain trop peu exploré par les
universitaires. Les travaux critiques consacrés 1'art scénique, par manque de
documentation et d'outils spécifiques d'analyse, sont souvent sommaires, peu
approfondis. On peut dire que le théâtre est le parent pauvre de l'université.
Le département de français consacre un module (un semestre) au théâtre. Une
filière d’art scénique a été ouverte à l’université d’Oran. L’Institut national
d’art dramatique de Bordj el Kiffan a repris la formation en quatre années
d’acteurs et de critiques.
Si les
chercheurs accordent une moindre importance à la représentation dramatique, la
presse semble plus ouverte à 1 'expression théâtrale. Certes, les articles ne
vont pas souvent au fond des choses mais apportent néanmoins au lecteur
quelques informations sur le spectacle présenté. Ce qui permet au chercheur de
« découvrir » des pistes éventuelles de recherche. Le théâtre
ne connaît pas la même audience critique de la littérature. On connaît Kateb
Yacine, l'auteur de Nedjma mais on ignore complètement le
dramaturge (La guerre de 2000 ans ou Palestine
Trahie par exemple).
Les chercheurs accordent peu d’importance aux textes dramatiques : Mille Hourras pour une gueuse, adaptation du roman La danse du roi eut peu d’échos critiques par rapport au roman1. A notre avis, la question linguistique reste posée, du moins pour les départements de lettres (arabes ou françaises) qui préfèrent ne pas aborder (quand on le fait, on le fait timidement) les oeuvres « populaires ». De vrais spécialistes de la sociologie culturelle, à l'exception de Wadi Bouzar, n'existent pas. Ce qui rend les choses difficiles. La formation universitaire fournit une image péjorative de la représentation dramatique souvent considérée conne un appendice de la littérature.
a)La presse et l'activité
théâtrale
Les média algériens consacrent parfois des colonnes à l’activité
théâtrale. Le travail se limite souvent
à la couverture ordinaire des représentations.
L'absence ou l'irrégularité des rubriques culturelles ne permet pas une
approche sérieuse de la critique journalistique souvent prise en charge par des
journalistes qui écrivent en même temps sur l’agriculture, l’ économie ou
la politique. L’absence d'une
formation des rédacteurs limite la portée des « papiers »,
souvent peu fouillés et manquant dramatiquement d’informations. Les
journalistes insistent surtout sur le contenu politique et idéologique et
occultent souverainement, par méconnaissance des règles de l'art scénique, les
contours de la représentation dramatique.
Jean Déjeux a bien raison de signaler ce phénomène 1:
« En
suivant de prés certaines critiques dans la presse nationale au
Maghreb, on a parfois
l’impression d'une critique en quelque sorte
schématisée d’avance, si l'on
peut se permettre ce terme, en ce sens
qu'on insiste sur le contenu
idéologique, avec obsession, de même
parfois, semble t-il, il faut
avant tout affirmer fortement quand on est
contre l’art pour l’art, qu’on
est engagé et militant, que la littérature
sert le « peuple »
et le transforme en jouant un rôle politique… »
Souvent émaillées de jugements de valeur, les critiques
privilégient les aspects moraux du théâtre en fonction du discours idéologique
dominant. Sur 200 articles de la période 1972-80 (El Moudjahid, Révolution Africaine, Echaab),
relus par nos soins pour les besoins de la recherche, plus d’une centaine se limitent à une lecture schématique du discours idéologique
(avec comme « primes » de nombreux clichés et stéréotypes
tirés du discours politique de l'époque). Le verbe « devoir »
revient plus de 400 fois. Une étude des titres serait très
intéressante à faire. Nous nous limiterons à proposer quelques titres tirés de
comptes rendus de presse : Un théâtre de combat ; Une pièce révolutionnaire ; Un
théâtre militant ; Pour un théâtre engagé ; A l’écoute
des masses... Les titres suggèrent une lecture idéologique des
représentations. Celle-ci reflète le discours politique ambiant.
Nous avons souvent affaire à une critique à fleur de peau
qui répond rarement aux questionnements et aux attentes que pourrait attendre
le lecteur : lieu du spectacle, récit, présentation des personnages et des
conflits ... Des journaux et des hebdomadaires consacraient des colonnes
régulières aux manifestations théâtrales. Algérie-Actualité et Révolution
Africaine ainsi que les suppléments culturels d’El Moudjahid et d’Echaab
ont ouvert leurs pages aux écrits sur l'art scénique, grace aux initiatives
personnelles de journalistes spécialisés ou ayant pratiqué le théâtre. 1
De 1963 à 1972,
quatre journaux (El Moudjahid, Echaab, Algérie-Actualité
et El Moudjahid hebdo) totalisent
l'équivalent de 200 « papiers » sur le théâtre. La totalité de
ces articles se limite à des
représentations. Tout commence par un malentendu : les journalistes se
suffisent souvent de la couverture médiatique de la « générale »
qui n'est en fait qu’une répétition générale.
Ce qui altère la communication. Cette manière de faire, prisonnière de
l’instant de la « générale » qui ne constitue en aucun cas un
produit fini, ne permet pas de cerner et de saisir le mouvement de la
représentation théâtrale.
Si la presse écrite s'intéresse quelque peu au théâtre, la
radio et la télévision accordent trop peu d’importance à cet art. On se
contente de diffuser des théâtrales égyptiennes en trois actes ou Au
théâtre ce soir. Certes, ces derniers temps, quelques rares
journalistes et réalisateurs commencent à porter un certain intérêt pour cet
art. Plusieurs pièces ont été filmées. Certaines autres productions ont été
censurées comme celles de Kateb Yacine ou de Slimane Bénaissa.
b)Recherches et théâtre en
Algérie
Le théâtre en Algérie a trop peu intéressé les chercheurs. De rares travaux ont été consacrés à l'art scénique. Ce n'est qu'en 1966 qu’une première thèse sur le théâtre fut soutenue. Il s'agit du travail d’ Arlette Roth, Le théâtre algérien en langue dialectale. L’université, trop fermée, considérait le théâtre comme un appendice de la littérature. Ce qui réduisait le champ d'action de la recherche. L’absence de textes dramatiques (édités) ne pouvait que rendre la tâche encore trop difficile. Les chercheurs sont souvent trop habitués à travailler sur des textes figés. La représentation saisie comme mouvement ne pouvait les intéresser. Il faut ajouter à cela le manque de traditions théâtrales sérieusement ancrées dans la société algérienne. Avant l'indépendance, quelques travaux furent consacrés à l'activité dramatique en Algérie. On peut citer à titre exemple les recherches de Victor Audisio, de Rachid et de Saadeddine Bencheneb et de Emmanuel Roblès. Ces textes apportent des informations importantes sur la genèse et l’évolution du théâtre en Algérie. Victor Audisio décrit notamment les conditions de fonctionnement de cet art et les principales étapes qui caractérisent son évolution. Rachid Bencheneb dans ses articles très bien fouillés 2 analyse les thèmes principaux du théâtre tout en mettant en relief l'apport fondamental des auteurs-comédiens des années 20-30, Rachid Ksentini et Allalou. Emmanuel Roblès aborde le théâtre algérien en soulignant le caractère populaire de cet art balloté entre la tradition orale et le moule européen. Ce texte nous semble capital pour la connaissance de l'évolution de l'art scénique en Algérie. Des situations sont décrites ainsi que le parcours des hommes à l’origine de l'apparition de cette forme en Algérie. Après l'indépendance, le théâtre n’intéressa pas grand nombre d'universitaires.
Des mémoires et des thèses, trop peu nombreux, ont été
soutenus. La plupart des travaux
prenait comme point de départ le texte et négligeait la représentation
mouvante, donc peu saisissable. Ce
choix s’explique par la manière
d’enseigner le théâtre dans les universités algériennes. L'absence d’une documentation suffisante ne permet pas une approche sérieuse du
phénomène théâtral en Algérie. Les rares recherches entreprises jusqu’à présent souffrent de
l’insuffisance des sources. Arlette Roth, la première universitaire à avoir
consacré sa thèse au théâtre algérien en langue « dialectale »,
entreprit un travail de pionnière, si 1'on tient compte des carences sérieuses
au niveau documentaire. Elle utilisa comme source essentielle les témoignages
d'un acteur du théâtre en Algérie, Mahieddine Bachetarzi, témoignages souvent
contestés par d’autres auteurs-comédiens qui marquèrent l'art de la
représentation en Algérie. Ce qui réduit l'impact de ce travail considéré,
malgré ses nombreuses failles, comme un point de référence pour toutes les
recherches entreprises jusqu'à présent (marqué par une partialité et une
subjectivité liées au choix des témoins). 1
Cette première thèse permit la mise en relief de
l'itinéraire de ce théâtre, de ses hommes et de ses structures. C’est une lecture-éclairage de l'histoire de
l’art dramatique dans ce pays d'Afrique du Nord. Une autre française,
Roselyne Baffet, traita dans sa thèse le thème de la contestation dans la
production dramatique algérienne (Tradition théâtrale et contestation en
Algérie). Elle explora le territoire de la pratique théâtrale tout en
insistant sur le caractère « contestataire » des oeuvres
de Kateb Yacine et de Slimane Bénaissa sans définir ce qu'elle entend par
« contestation ». La thèse ne s'intéresse qu’au contenu des
pièces et néglige souvent la structure des représentations. Nous avons
l'impression d’avoir affaire à une lecture manichéenne opposant deux types de
structures : théâtre d'Etat- théâtre « privé » (ce dernier
considéré comme « contestataire »). Cette manière de faire ne nous semble pas opératoire dans la
mesure où ces deux auteurs ont produit une grande partie de leurs textes dans
des théâtres d'Etat: Slimane Bénaissa était directeur du théâtre régional de
Annaba tandis que Kateb Yacine était responsable de celui de Sidi Bel
Abbés. El Mahgour (une
adaptation de l'Apôtre houspillé de Makaionok), Youm el
Djemaa Kharjou leryem (Le vendredi sortent les gazelles)
de S.Bénaissa et Palestine trahie et Le roi de l'ouest
de Kateb Yacine ont été réalisées dans des théâtres d'Etat.
Cette opposition factice entre deux structures, à notre avis
complémentaires, est extrêmement discutable.
Si les travaux de Baffet et de Roth interrogent l’Histoire
ou un aspect socio-politique du théâtre en Algérie. Zohra-Bouchentouf-Siagh,
s’intéresse au théâtre d’amateurs et à ses pratiques linguistiques. L’auteur a
tenté de questionner les pratiques linguistiques telles qu’elles apparaissent
dans le théâtre d’amateurs. Sa thèse (Les usages linguistiques dans le
théâtre amateur Algérien,1978-1981, ParisV, 1984, thèse de doctorat de
troisième cycle) comporte trois parties :
1 - Situation linguistique actuelle à la lumière des textes officiels et du questionnement de l4usage quotidien.
2
- Méthode d'approche et matériaux soumis à l'analyse.
3 - La
langue du théâtre avec présentation préalable de celui-ci. Le troisième volet
est le plus important parce qu'il permet d'interroger la parole et le discours
linguistique en fonctionnement. La distribution des langues ne correspond pas
du tout à l'usage linguistique quotidien, elle est en adéquation avec le
discours officiel sur le statut des langues. Cette recherche consacrée à un
élément de l'expérience théâtrale met en lumière les jeux linguistiques mais ne
pose pas la question de la relation de la langue avec les autres « unités »
composant la représentation.
Des sociologues se sont intéressés à la représentation
théâtrale. M'Hamed Djellid, dans un mémoire de magister très fouillé, analyse
l’activité théâtrale en Oranie (1949-1980) tout en interrogeant la dynamique de
groupe qui caractérise les troupes. L’auteur qui subdivise les groupes
d’amateurs en trois grands ensembles s’est servi d’une intéressante
documentation (surtout de très nombreux documents et archives des troupes
d’amateurs et sur le théâtre d’amateurs).
Premier ensemble : groupes primaires, c'est à dire des troupes qui ne
durent pas longtemps.
Deuxième ensemble : groupes transitoires, c’est à dire des troupes qui s'articulent
autour d'un animateur essentiel.
Troisième groupe : troupes autonomes vivant très longtemps, proposant des textes finis
dans leurs représentation.
Nous estimons que cette classification en sous ensembles,
basée essentiellement sur la durée de vie et le discours politique développé
par les troupes, est trop schématique. Quelle est la frontière réelle qui
sépare, par exemple, groupes trans1itoires
et groupes autonomes ? Mais il n’en demeure pas moins que ce volumineux mémoire
de D.E.A nous apporte de nombreuses informations sur le théâtre d’amateurs.
Ahmed Hamoumi propose, dans son mémoire de magister, une
approche socio-historique de ce même théâtre 2.
Makhlouf Boukrouh3
interroge les lieux de la réception du théâtre en Algérie en prenant comme
exemple le théâtre National Algérien (1963-1972). Ce mémoire de magister, bien documenté, nous permet de saisir le
fonctionnement des publics et les principales tendances esthétiques
caractérisant la production du TNA. Ce
mémoire constitue le premier et 1’unique travail sur la sociologie du
public. Il met en relief l’importance
de la réception dans la représentation théâtrale. (1) Sa thèse de doctorat
d’Etat, soutenue en 1998 à l’université d’Alger, Le fait théâtral et le public,
plus fouillée, apporte de très sérieuses informations sur la question du
public.
Mahieddine Sabiane, dans un mémoire de magister (Les
tendances du théâtre arabe en Algérie,
Université de Damas, 1985) tente de cerner les principales tendances du
théâtre en Algérie (I945-I980). Pour
cet universitaire, le théâtre était, avant l'indépendance, dominé par deux
grandes tendances (courant réformiste, social et tendance « révolutionnaire »). Après 1962, trois grands thèmes auraient
marqué le parcours du théâtre en Algérie.
1 -Tendance « sociale
et populaire »
2 - Traitement du « patrimoine »
populaire
3 - Le réalisme socialiste
Cette distinction, arbitraire, ne fait aucunement mention des grands genres dramatiques ni d’une argumentation valable qui indiquerait la pertinence ou la non pertinence de cette classification. L'absence de définition des termes employés et d'expériences aussi importantes que celle de Slimane Bénaissa par exemple, réduit la portée de ce travail qui insiste sur l'importance de l’importance moyen-orientale et les limites de l'impact du théâtre français. Une analyse sérieuse de l'évolution de 1'art scénique nous indique le contraire. D'ailleurs, plusieurs pièces françaises furent montées par les premiers auteurs-comédiens du Machreq et du Maghreb (celles de Molière par exemple ... ).Les témoins de l'époque (Bachetarzi, Allalou et Bencheneb notamment) reconnaissent dans leurs écrits cette réalité. 4
De nombreux chercheurs ont consacré leurs recherches au
théâtre de Kateb Yacine. On peut citer notamment les travaux de Jacques
Alessandra et de Marie Elias qui interrogent la représentation katébienne.
Marie Elias, dans sa recherche (Le théâtre de Kateb Yacine ,
Université de Paris III, 1978, Thèse de troisième cycle) propose de
"retrouver le mouvement de l’oeuvre tout en tenant compte des éléments qui
1'ont influencée". Mais le théâtre de Kateb Yacine pose problème parce que
c’est un théâtre en mouvement, en transformation. Il reste que le travail ne situe pas le théâtre de Kateb Yacine
dans l'Histoire dramatique algérienne ni n’interroge ses sources d’inspiration.
Marie Elias a essentiellement utilisé comme outils d'analyse les propositions
de Anne Ubersfeld contenues dans son ouvrage : Lire le Théâtre. Jacques Alessandra (Le théâtre de
Kateb Yacine, Nice, 1980)
interroge également la représentation en privilégiant le discours
dramaturgique. Denise Louanchi, propose dans sa thèse (Un essai de
théâtre populaire - l'homme aux sandales de caoutchouc, Thèse de 3ème
cycle, Aix en Provence, 1977) une lecture socio-historique de cette
pièce de Kateb Yacine. L'Histoire semble prendre plus de place que l'analyse proprement dite de
la représentation, ce qui réduit ce texte à une sorte de « reflet »
illusoire de 1'Histoire.
De nombreux travaux sur Kateb Yacine ont été réalisés dans
plusieurs universités. Nous pouvons
citer entre autres : Eléments
pour une analyse de la productivité du texte satirique (Dalila Mekki,
D.E.A, Université d'Alger, 1985), La
tradition orale dans la poudre d'intelligence (Fadila Laouar,
D.E.A.,
1975,
Alger-Constantine), De la
blessure à la révolte, Kateb Yacine dramaturge (Caen, 1976 , Michel
Couenne), L'univers théâtral de Kateb Yacine dans le Cercle des
Représailles (A. Anglais.
Montpellier III-1971), Le discours mythique dans le cercle des
représailles (K. Nekkouri -
Thèse de 3ème cycle, Université d'Aix en Provence 1977).
La thèse de Jacqueline Arnaud (Recherches sur la
littérature Maghrébine: le cas de Kateb Yacine, Thèse de doctorat
d'Etat, Université de Paris VIII) apporte de précieuses informations sur le
théâtre de Kateb Yacine, ses pièces, sa troupe, ses thèmes et son itinéraire.
De nombreux mémoires de fin de magister ou de licence sont
soutenus ici et là dans les universités algériennes : Hafnaoui Baali, Le
théâtre amateur en Algérie, Magister, Université de Annaba, 1998) ;Rachid
Debouci, Le théâtre amateur à travers le festival de Mostaganem,
1982 ; Zoubida Chergui, Le théâtre Algérien (1965-1975),
Université d'Alger, 1979 ; Boualem Ramdani, Le théâtre Algérien,
entre le passé et le Présent, Université d'Alger ... ).
D'autres études, plus ou moins intéressantes, ont été
publiées dans des revues étrangères, en arabe essentiellement : El
Arabi (Novembre 1974, Koweit) ; El Aklam (Mars 1980,
Baghdad) ; Questions arabes (Décembre 1980, Beyrouth) ; El
Moustaabel El arabi (No 17-Août 1979) ont consacré des analyses parfois
pertinentes mais manquant d'informations. L'UNESCO a organisé un colloque sur
le théâtre Arabe, sous la direction de Nada Tomiche qui apporte un éclairage
nouveau sur la représentation dans les pays Arabes (1969, Paris).
Le congrès mondial des littératures de langue Française
(Padoue - 23 - 27 Mars 1983) a permis à Roselyne Baffet de présenter une
communication tirée essentiellement de sa thèse : De l'animation à la
contestation, sur deux pièces de Bénaissa.
Des thèses de doctorat ont été soutenues à Moscou et à Berlin Est (ex- R.D.A). Ecrites en allemand et en russe, langues que nous ne maîtrisons pas, ces recherches abordent souvent, selon leurs auteurs, les questions sociologiques et esthétiques de l'art scénique en Algérie (nous tenterons dans notre bibliographie critique de cerner les lignes générales en nous basant sur les déclarations des auteurs de ces thèses).
On ne peut ignorer l’existence de quelques textes analysant
le théâtre Arabe dans son ensemble. Certaines constantes se retrouvent dans
tous les théâtres des pays arabes. Art
importé : l'art scénique fut introduit dans les pays arabes, grâce à la
France (19ème siècle pour le
Moyen Orient et début du vingtième pour l'Algérie). On reconnaît ici et là les
mêmes influences. Mohamed Aziza, dans sons ouvrage Regards sur le théâtre
Arabe contemporain (MTE, TUNIS, 1970) propose une lecture, très rapide,
des expériences théâtrales ( acteur, auteur, thèmes, public ... ). L'image
et l'islam(Albin Michel, Paris, 1978)
met en lumière les relations, parfois ambiguës, de l'image dans les
sociétés islamiques. Ouvrage de référence, ce texte va à contre-courant des
idées souvent répandues sur l'interdiction de l'image en Islam. Comme
d’ailleurs, Le théâtre et l’Islam (SNED, Alger, 1970) qui
présente certaines formes populaires et examine la relation de l’art théâtral
et de l’Islam.
La russe Tamara Alexandrovna Betitcheva 1 essaie de cerner l'évolution du « théâtre arabe » mais de nombreuses informations imprécises et fausses fragilisent son travail.
Ce parcours dans l'univers de la réception du théâtre en Algérie nous permet de comprendre que le public reste encore à conquérir, si l'on prend en considération les multiples reculs constatés ces dernières années. L'absence d'une documentation viable rend les choses difficiles et décourage souvent les universitaires intéressés par ce créneau.
La réception est l'élément central autour duquel s'articule
toute la représentation. Le spectateur oriente souvent les options thématiques
et esthétiques des auteurs, des metteurs en scène et des comédiens. Sans
public, il ne peut y avoir de théâtre. La thématique et les
genres sont souvent choisis en fonction
des besoins du public.
CHAPITRE 2
Les réseaux thématiques
L'interrogation des lieux de la réception nous a permis de comprendre les besoins du (des) public(s) et l’importance de la réaction des spectateurs dans le choix des axes thématiques et esthétiques. Nous essaierons dans ce chapitre de retrouver les thèmes qui reviennent de manière récurrente. Déjà, le chapitre précédent a déterminé les grands ensembles qui caractérisent la représentation dramatique en Algérie.
Les conflits sociaux constituent en quelque sorte le noyau
autour duquel s'articule une grande partie des textes dramatiques. On ne peut comprendre cette attitude si on
ne prend pas en considération la personnalité des véritables pionniers du
théâtre en Algérie. Issus du peuple, .
des hommes comme Rachid Ksentini, Allalou ou Mohamed Touri ne pouvaient que
mettre en scène les situations tragi-comiques du quotidien. Après l'indépendance, le théâtre ne cessa
pas de traiter en permanence les questions sociales.
Les problèmes du quotidien sont souvent abordés avec une verve satirique extraordinaire. Le rire n'était jamais absent. on rit de soi-même en quelque sorte comme les personnages populaires qui peuplent l'imaginaire des Algériens. ou comme Charlot que vénèrent les comédiens Algériens. Nous avons l'impression d'avoir affaire à des personnages syncrétiques mi-charlot mi-Djeha.
Le choix de la comédie comme genre de représentation n’est pas fortuit. Djeha
de Allalou eut le mérite en 1926 d'imposer en quelque sorte le comique et le
satirique dans l'univers dramatique algérien.
L'adoption de cette forme esthétique marginalisa la tragédie et le drame
historique qui, même, après l'indépendance, n'attirent qu'un public extrêmement
restreint.
Nous tenterons dans ce chapitre de déterminer les grands
axes thématiques autour desquels s/articulent les représentations dramatiques
et de cerner les différentes expériences esthétiques caractérisant le théâtre
en Algérie.
Dépister les thèmes généraux
caractérisant les textes dramatiques est une entreprise qui nous parait difficile
et arbitraire. Isoler des thèmes est
quelque peu problématique. on ne peut facilement déchiffrer les différentes
composantes thématiques de 1,'oeuvre dramatique sans risquer de tomber dans le
piège du jeu de l’interprétation extra-littéraire. Patrice Pavis souligne cette difficulté dans son Dictionnaire du
théâtre et propose une grille de lecture, à notre avis, convenable1.
"En extrayant de la pièce certains thèmes, on
se livre davantage à une opération extra-littéraire de commentaire ou
d'interprétation qu'à une analyse scientifique de 1,'oeuvre.( ... )
« Le thème est un schéma plus ou moins conscient et obsessionnel du texte.
Il appartient au critique de dépister ces structures thématiques, mais aussi de
décider au moyen de quels thèmes
l'oeuv
moyen
de quels thèmes l’œuvre est la plus facilement explicable ou productive
(polysémie du texte et de la scène, ouverture des significations concevables). »
Conscient de ces problèmes,
nous essaierons de déterminer les structures thématiques fondamentales,
résultantes des différents thèmes contenus dans les oeuvres dramatiques
algériennes. Une catégorisation
primaire de ces ensembles thématiques nous permettra, avec tous ses paradoxes,
de déterminer les grandes lignes directrices du théâtre en Algérie.
I Le théâtre d’avant
l’indépendance
1 - Un regard rapide
sur la production dramatique avant l'indépendance
Cette balade dans l'univers
dramatique la période coloniale nous permettra de mieux saisir les contraintes
et les pressions qui ont caractérisé le fonctionnement de l'art scénique et le
choix des différents thèmes. Plusieurs
paramètres historiques ont imposé le choix de tel ou tel sujet. Avant 1926 et Djeha
Allalou, les thèmes historiques marquaient le paysage dramatique.
La réussite de Djeha permit également au genre
comique et à 1'arabe "dialectal" de s'imposer sur la scène
théâtrale. Langue, genre et thème
semblent donc extrêmement liés.
Notre entreprise tentera de
délimiter, même artificiellement, les thèmes généraux marquant la
représentation dramatique. Avant 1926, année capitale dans l'histoire du théâtre en Algérie, les drames
historiques dominaient sérieusement la scène algéroise.
Plusieurs textes furent
montés par de jeunes lettrés à Blida, Médéa et Alger. Mac Beth de Shakespeare, vertu et fidélité de
Khalil El Yaziji, Chahid Beyrouth (Le martyr de
Beyrouth) de Hafeh Ibrahim et La mort de Hussein, fils de
Ali et Jacob le Juif furent réalisés vers les années
1910. Les titres de ces pièces
suggèrent déjà la source thématique de ces représentations. L'histoire des arabes et l'épopée musulmane
constituent les sujets essentiels de ces pièces qui, parfois, s’inspirent
directement du Coran. Mahboub
Stambouli, un pionnier du théâtre en Algérie remarque ceci 1:
« Les premières pièces données vers les années
dix en arabe classique mettaient en
scène des sujets historiques, des drames religieux. »
Jacob le juif, par exemple, racontait la
légende de Youssef (Jacob), une histoire tirée essentiellement du texte
coranique. A travers le personnage de
Youssef, c’est l'idée de la foi et de la bonté qui est mise en évidence
La mort de Hussein, fils de Ali décrivait
l'histoire tragique du fils d'un des « Khoulafa » (héritiers
du prophète) et montrait la trahison de
ceux qui avaient assassiné Ali et son fils (c'est à partir de ce fait que sont
apparus les tazié). D’autres pièces
historiques furent également jouées devant un public de lettrès qui
appréciaient spécialement les thèmes historiques et religieux. Nous citons, entre autres, Fi Sabil el
Watan (Pour la 'Patrie ) Fath El Andalous (La
Conquête de l’Andalousie).
Tous ces textes furent déjà joués au Moyen-Orient. L’égyptien Georges Abiad avait adressé une
série de pièces à l'Emir Khaled et à certains lettrés algériens. Il n'est donc pas étonnant de retrouver les
mêmes thèmes et les mêmes textes. La
fascination des sujets
historiques et religieux, très ancrée Egypte, en Syrie et au Liban,
caractérisait l'univers dramatique algérien.
La période d'avant 1926 était surtout marquée par un
discours arabiste qui mettait en évidence l'appartenance de l’Algérie à l'ère
arabo-islamique. La glorification des splendeurs de l’Histoire arabe et
islamique, lieu de réseaux thématiques particuliers, tenait le haut du pavé. La
référence au passé ancien était en quelque sorte symptomatique d'une
impossibilité de traiter les problèmes contemporains, trop complexes.
L'absence d’un discours politique nationaliste favorisait
l'émergence de ce "théâtre aux souvenirs". L'honneur et 1a fidélité constituaient les
éléments -clés de ces pièces en arabe classique jouées devant un parterre de
lettrés trop fascinés par la Nahda
(Renaissance Arabe).
Les titres des textes confirment d'ailleurs cette volonté de montrer le courage et la générosité des arabes. A travers ces pièces historiques, les auteurs tentaient d'illustrer la misère du présent marqué par la décadence culturelle et politique. Ce n’est d'ailleurs pas pour rien qu'ils firent appel à des personnages historiques qui occupaient une place de choix dans l'imaginaire des arabes.
Un auteur algérien, Tahar Ali Chérif prit L'initiative de
traiter d'autres sujets et de prendre ses distances avec le drame historique
qui n'attirait qu’un public extrêmement restreint. Il aborda des thèmes nouveaux : alcoolisme, amour... Le genre
mélodramatique interpellait le quotidien.
Trois pièces furent proposées aux rares spectateurs des salles du Kursaal
et de l'opéra d'Alger : Ach- chifa baad el gharam (La
guérison après l’épreuve), Khadi’at el gharam (Les
déceptions de l’amour) et Badi’, toutes jouées entre 1921 et 1924.
Jusqu’en 1926, les thèmes historiques et religieux
marquèrent l’univers scénique algérien. Ce fut en quelque sorte une
reproduction mimétique des pratiques dramatiques des théâtres du Moyen-Orient
(Egypte, Syrie, Liban). Le retour au
passé suggérait également une sorte de désillusion, une déception due surtout à
la misère politique et intellectuelle que vivaient les arabes pendant cette
période (colonisation, décadence culturelle ... ).
Ce sentiment de frustration les incitait à chercher dans le passé des figures emblématiques (Haroun El Rachid, Tarak Ibn Ziad, Antar ... ) qui exprimaient en quelque sorte la force, le courage et la générosité des arabes. Seul, Tahar Ali Chérif tenta de sortir de cette thématique tournée vers le passé pour emprunter les voies(x) de la quotidienneté.
Les pièces jouées en arabe littéraire revendiquaient et
assumaient l’ appartenance à l'univers arabo-islamique. Les sujets abordés correspondaient donc à
des choix idéologiques précis.
2/ Le quotidien sur scène
Tahar Ali Chérif fut en
quelque sorte le premier homme de théâtre algérien à avoir abordé les problèmes
de la vie quotidienne sur scène. Mais
l’usage de l'arabe "classique" ne lui permit pas d'attirer un
large public, ce qui le poussa à abandonner la pratique théâtrale. Ce fut donc
Allalou qui tenta d’exploiter les richesses de la langue populaire et les
thèmes déjà traitées par Ali Chérif .
Djeha, jouée en 1926, constitua une véritable
rupture avec le théâtre historique. Les thèmes historiques étaient d'ailleurs
utilisés en fonction de l'imaginaire populaire et de la réalité de
l'époque. Le discours intellectualiste
laissa place à des pratiques dramatiques puisées dans la vie de tous les
jours. Dans Djeha,
Allalou posait le problème du mariage forcé.
Le succès de cette pièce marginalisa définitivement le drame historique et incita les auteurs à traiter des problèmes de la vie quotidienne en empruntant la verve satirique.
Cette manière de faire fut adoptée par l'écrasante majorité
des auteurs algériens. Allalou, Mahieddine Bachetarzi et Rachid Ksentini puisèrent dans la société les sujets de
leurs pièces. C'était en quelque sorte
un théâtre de dénonciation sociale. Les
auteurs-comédiens mirent en scène des situations cocasses et burlesques,
contestant certaines coutumes et traditions.
Le maraboutisme, le mariage, la dot, le divorce, l'hypocrisie et la
cupidité des puissants furent tour à tour traités par les hommes de théâtre de
l’époque. Tout y passait : l’analphabétisme des femmes, le pharisaisme des
dévots, l’alcoolisme, etc. Djeha s’attaquait au mariage forcé des femmes sans
leur consentement. consentement. Le
mariage de Bou Borma dénonçait les méfaits de l’alcoolisme. Antar El Hachaichi (Antar
le drogué) traitait des dangers de drogue. Le mariage de Bou Akline
abordait problème de la "fidélité" et de la "ruse" des
femmes.
a - La tranquille
intrusion des thèmes politiques
A côté des pièces montrant
les problèmes sociaux, existaient des textes qui s'intéressaient timidement à
la politique. Mahieddine Bachetarzi monta entre 32 et 39 une série de pièces
souvent censurées par les autorités coloniales. Faqo (ça ne prend plus), Al ennif (Pour l'honneur), Béni oui oui,
El Khéddaine (Les traîtres) et En nissa
(Les femmes) prenaient pour cibles les élus musulmans,
collaborateurs zélés de l’appareil colonial.
On ne remettait pas en question colonisation mais on tentait de décrire certains maux qui caractérisaient la société algérienne de l'époque. On exprimait en quelque sorte les espoirs et les revendications du Front Populaire qui permit vainement à de nombreux intellectuels de rêver à de réels changements dans la société algérienne et dans la politique coloniale. L'échec du Front populaire et les frustrations ressenties après la non prise en charge des doléances des élites algériennes poussèrent les hommes de théâtre à illustrer sur scène ce désenchantement et cette déception.
Les thèmes politiques traités dans les pièces de M.Bachetarzi (rivalité entre les colons européens et les gros propriétaires musulmans, paupérisation des algériens, opportunisme de certains élus musulmans... ) ne s’éloignaient nullement des idées assimilationnistes d’une partie des lettrés algériens. Ce n'était donc pas une dénonciation franche du colonialisme mais une manière de revendiquer sa différence.
Les pièces n’étaient pas très virulentes à 'égard du pouvoir
colonial. Faqo (ça
ne prend plus) s'attaquait à certains hommes politiques musulmans sans
remettre en question les structures institutionnelles françaises. Les Béni oui oui fustigeait
les marabouts et les collaborateurs patentés du pouvoir colonial. Al ennif (Pour
l'honneur). traitait de la "barrière des races" et de
la possibilité d'unions mixtes réussies.
El Kheddaine (Les traîtres) retraçait
l'itinéraire de certains dirigeants arrivistes prêts à vendre leur âme pour
assouvir leurs intérêts personnels. En
nissa (Les femmes) est un texte qui
s'insurgeait contre certains dignitaires algériens qui ne permettaient pas
l’instruction des femmes.
Ces pièces, pourtant censurées par les autorités coloniales,
ne contestaient nullement la présence
Française en Algérie mais
soutenaient en quelque sorte l’idée souvent dénoncée par les partis
nationalistes d’un « mariage mixte » et d’une conciliation. Ce thème
de la rencontre des deux cultures se retrouvait dans le discours du Front
Populaire et du projet Blum-Violette.
Les auteurs greffaient dans leurs textes de nombreux
thèmes secondaires, parfois
digressifs,une technique qui
rappelle celle des contes populaires. Ce théâtre de situations ne soutient pas
une thèse mais met en scène des faits tirés la réalité quotidienne. une
phrase-clé, souvent précisée à la fin (épilogue-moralité) marque le récit et
appuie le thème central autour duquel s'articulent la fable et le mouvement des
personnages.
Le discours est souvent moralisateur, sans grande
consistance sociologique. Dans Ennissa
(Les femmes) par exemple, M.Bachetarzi expose un constat
et répond aux adversaires de l'instruction des femmes en s'appuyant sur le mode
satirique et comique. Il Il n'interroge nullement les déterminations
idéologiques qui poussent les marabouts et certains élus à refuser l'éducation
des jeunes filles. Une phrase-clé
(instruction indispensable des femmes) provoque la mise en oeuvre d’autres
phrases catalyses (cupidité des marabouts et des élus, ignorance, etc . ) qui
complètent le modèle actantiel. Destinateur et destinataire se rencontrent.
b - Un schéma modèle
Dans ces pièces de type social ou
socio-politique, le modèle actantiel est traversé dans la grande partie des cas
par les mêmes actants et les mêmes structures actorielles. Les opposants sont
souvent bien définis : les arrivistes, les marabouts, certains élus. Les
adjuvant sont représentés par le bon sens, un personnage positif ou une
situation exceptionnelle.
L'objet des quêtes est moral : condamnation de
l'alcoolisme, dénonciation de l'avarice et de 1'ignorance, rejet de la drogue,
éducation des filles... Nous avons l'impression, à la lecture des textes
disponibles, qu’on a affaire à la même structure de
représentation. Les personnages étaient
souvent stéréotypés, marqués par une propension à schématiser les groupes
sociaux. Le comique des situations et les différents quiproquos permettaient
l'exagération et le grossissement des traits physiques et sociaux s
personnages.
Le rire, élément essentiel de la présentation, jouait en
quelque sorte la fonction d'accélérateur de la fable et de lieu de ponctuation
du récit. L'ironie et la parodie
contribuaient au déroulement diégétique et ridiculisaient les personnages
opposants à la quête centrale, souvent morale.
Dans Les Faux savants de M.Bachetarzi, une pièce en un
acte, l’auteur vitupérait les marabouts qui prétendaient être les seuls
détenteurs du savoir en les faisant
traîner dans la boue par le personnage naïf, paradoxalement doué du sens de la
répartie extraordinaire. L’essentiel
était de mettre en quesation ces "faux savants" et de montrer
'importance de l'instruction et de l'éducation. Djeha et l'usurier reprenait les facéties de ce
personnage dans un but éducatif. Lucienne Darrouy écrivait ceci dans Le journal,
L’Echo d’Alger 1:
« C’est la rencontre fatale et comique d’un
naïf, crédule et
impécunieux, avec le rusé fripier qui veut se jouer
de sa simplicité.
Par un artifice qui sauvegarde la moralequi
triomphe, employant
sousair d’innocence plus de malice que le trompeur
de
professionnels. La supériorité de Djeha lui permet
d’ailleurs de
garder le beau rôle et de se montrer
généreux. »
Djeha, grâce à son ironie caustique et à sa générosité, réussit à mettre en œuvre la phrase-clé de la pièce : seules la bonté et la générosité paient.
Le théâtre de Bachetarzi, de Ksentini, de Allalou, de Touri, d’Errazi et debien d’autres auteurs était surtout intéressé par les questions morales et sociales. On insistait sur « l’éducation des gens ». Les thèmes obéissaient à cette option dramatique.
PRINCIPALES PIECES
1926-1954
Axes thématiques
Titres
|
Année |
Thèmes ou sujets |
Djeha de Allalou |
1926 |
Farce satirique mettant en scène un personnage populaire. |
Aboul Hassan el Moughafal de Allalou |
1927 |
Tirée des Mille et Une Nuits, ce texte met en scène un personnage fantasque qui prit la place du prince Haroun Er Rachid pendant une journée. Difficultés et corruption du pouvoir |
Le mariage de Bou Borma de Rachid Ksentini |
1928 |
Farce en trois actes, cette pièce traîte de la « ruse » des femmes et des conséquences néfastes de la boisson |
Zrghirrebane de Rachid Ksentini |
1929 |
Alcoolisme et déchéance |
Faqo de R.Ksentini, M.Bachetarzi et Chaprot) |
1934 |
A travers le récit d’un personnage naïf et illetré qui se faisait avoir par divers profiteurs , il est question de la crédulité et de la naïveté du petit peuple. |
Al Ennif (Pour l’honneur) de M.Bachetarzi |
1934 |
Effacement des barrières raciales et mariages mixtes |
El Kheddaine (Les traîtres) de M.Bachetarzi |
1937 |
Critique de certains arrivistes et « élus » qui trompent leurs compatriotes |
Ma yenfaa ghir Essah (Seule la vérité compte) de M.Bachetarzi |
1939 |
Cette pièce met en scène Allal, un paysan qui débarque en ville et renie ses parents analphabètes, une fois face aux lumières de la ville. Conflits de génération et exode rural |
Khaled ou le Samson algérien de M.Bachetarzi |
1940 |
Le courage eyt la générosité |
Docteur Allel de Mohamed Touri |
1940 |
Comédie tirée du Médecin malgré lui de Molière. |
El Mech’hah(L’Avare) de Errazi |
1950 |
Une adaptation de L’Avare de Molière |
Zait Mait de M. Touri |
1950 |
Mésaventures d’un groupe de voleurs naïfs, égarés dans la ville. |
El Ouadjib (Le devoir) de M. Bachetarzi |
1951 |
Critique des élus musulmans et de l’opportunisme. |
L'indépendance acquise, le pouvoir en place avait défini les
grandes options thématiques du théâtre en Algérie mais les textes officiels
n'avaient pas empêché les hommes de théâtre de l'époque de reproduire les mêmes
thèmes en vigueur durant la période coloniale.
Les comédiens du TNA étaient en grande partie des élèves de
M.Bachetarzi. Plusieurs pièces furent reprises, surtout celles qui avaient été
réalisées par Abdelhalim Rais entre 58 et 62 pour la troupe du FLN. Les mêmes schémas thématiques et esthétiques
refaisaient leur apparition après l'indépendance.
Le public appréciait énormément les pièces qui mettaient en
scène des conflits sociaux ou moraux.
L'échec de certaines adaptations (Brecht, El Hakim ... ) qui posaient
les problèmes en termes politiques favorisa la prise en charge des sujets à
caractère « éducatif » et didactique. Allalou, Bachetarzi et
Ksentini ne S'étaient pas trompés en abordant ces thèmes très populaires. Rouiched et Touri furent en quelque sorte
les continuateurs de ce courant animé durant la colonisation par les trois
« pionniers » du théâtre en Algérie.
On peut dire que le théâtre connut deux périodes importantes
(de 1963, année de la nationalisation des théâtres à 1972 et de 1972 à nos
jours) ponctuées de ruptures plus ou moins cruciales. Chaque période
correspondait à des choix politiques et esthétiques précis. Quatre catégories thématiques
caractérisèrent l'art scénique: conflits sociaux, conflits moraux, conflits de type
historique, thèmes politiques. Cette
classification semble, comme toute schématisation, arbitraire. Une pièce de théâtre peut être le confluent
de toutes ces catégories comme elle peut se trouver à la lisière de deux
tendances thématiques.
Cette catégorisation, aussi discutable soit-elle, nous
permet néanmoins d'affiner notre analyse et de ressortir les lignes thématiques
essentielles du théâtre en Algérie.
1 - Période allant de 1963 à
1972
Cette période est dominée
par trois grands ensembles thématiques : sujets à caractère social, moral et
historique. Toutes les pièces de
professionnels furent mises en scène par le TNA, le seul théâtre qui existait à
l'époque. La grande majorité des
comédiens avait fait ses classes chez Bachetarzi et/ou dans la troupe du
FLN. On peut citer, entre autres,
Rouiched qu'on compare souvent à Ksentini, Mustapha Kateb, Keltoum...
L'impact de la formation de Bachetarzi est
obsessionnellement présent dans la production dramatique. Ses traces sont visibles. Les débats des années 60 ne remettaient nullement en question les options thématiques des
pionniers du théâtre en Algérie mais abordaient souvent les questions
esthétiques. Seul Mohamed Boudia tenta,
dans son manifeste, d'orienter le débat sur les problèmes thématiques1.
« Le théâtre osera attaquer tous les phénomènes
négatifs qui vont à l'encontre des
intérêts du peuple. Il n'évitera
pas les contradictions. Il ne versera
pas dans le conformisme béat ou l'optimisme stupide. Qui dit art dramatique dit
existence de conflits. Autrement, nous
parviendrons à montrer des personnages sans vie et sans relief, alors que la
vie de notre peuple est riche, illimitée dans la variété »
Les hommes de théâtre ont poursuivi en quelque sorte le
travail déjà entrepris par leurs prédécesseurs. Si l’on excepte certaines pièces qui, d'ailleurs, connurent peu
de succèss, comme les adaptations de Brecht ou les textes historiques, on peut
affirmer que le théâtre prit en charge les « phénomènes négatifs »
dont parle Mohamed Boudia.
Une reprise de Ma Yenfaa Ghir Essah ou Seule
la vérité compte) qui pose le problème de l’arrivisme, eut un
succès extraordinaire lors sa présentation en 1965 (10338 spectateurs
en 24 représentations, soit une moyenne de 431 personnes par spectacle). Cette pièce, déjà jouée en 1939, aborde un
sujet toujours actuel en 1965. Ce
n’est pas pour rien que la structure des pièces de Rouiched semble très proche
de celles de Bachetarzi et de Ksentini.
Le public reste toujours attaché aux textes qui tirent leurs thémes du
quotidien. L'échec "public"
des pièces de Berlolt Brecht montre que les sujets trop abstraits, aux yeux de
nombreux spectateurs, n’attiraient pas le grand public.
Nous essaierons d'analyser les grand ensembles thématiques
qui caractérisèrent la période 1963-1972.
1.1Thèmes historiques
Les dramaturges et metteurs en scène algériens semblent avoir assimilé les leçons des échecs successifs des pièces historiques. De 1963 à 2000, trop peu de pièces traitant de l'histoire nationale ou des mouvements de libération furent mises en scène dans le établissements étatiques. Certes, les années 90 ont vu un certain nombre de poètes se transformer en dramaturges et quelques théâtres et metteurs en scène, pour des raisons financières, réaliser ce qu’ils appellent pompeusement des « épopées », souvent trop mal ficelées techniquement et ne visant trop souvent que les bénéfices financiers soutirés des entreprises publiques productrices comme le Ministère des Moudjahidine (Anciens combattants) et l’organisation des moudjahidine. Souvent, ce type d’ « épopées », juteuses pour leurs initiateurs ne dépasse pas l’unique représentation. Ainsi, les héros de la guerre de libération sont souvent malmenés par des entreprises et des « metteurs en scène » qui, souvent, considèrent l’Histoire et l’art théâtral comme accessoires.
Kateb Yacine qui, paradoxalement, reprit 1’idée de Djeha
et de Hassan El Moughafal (Le dormeur
éveillé), peut séduire le large public. Les troupes d'amateurs
abordèrent également des sujets historiques, mais avec moins de succès.
L'histoire n'était, pour les amateurs, qu'un espace d'illustration et de
légitimation du présent et des décisions politiques du pouvoir en place.
1.1.1-Lutte de libération
nationale
Malgré les appels incessants
pour 1a réalisation de pièces traitant de la lutte d libération nationale, le
nombre de textes mis en scène par 1es hommes de théâtre algériens est
extrêmement réduit. Ce qui est anormal, d’autant plus qu’il existe des auteurs
pouvant monter ce type historiques, en dehors des tentatives dérisoires et
absurdes de ces « épopées », mal documentées et sans public. Sur une dizaine d pièces traitant de cette
question, quatre sont des reprises : Les enfants de la Casbah, le Serment
et les Eternels de Abdelhalim Rais et Le Cadavre enceclé
de Kateb Yacine, monté à deux reprises par le TNA en 1968 et en 2000. Ces
quatre pièces, nées d’une forte conviction et participant d’un projet
idéologique et esthétique clair et cohérent, arrivent à donner une image
positive de la lutte de libération nationale algérienne, souvent schématisée
par des « épopées », certes encouragées par les pouvoirs publics, qui
dénaturent la portée de la lutte révolutionnaire nationale pour l’indépendance.
D'autres textes furent montés à des fins de célébration
d’anniversaires : 5 juillet, 1er Novembre. Ce fut le cas
notamment de Soumoud (Résistance), montage poétique
joué et Errafd (Le Refus)1. Contrairement au cinéma et à la
littérature par exemple, le théâtre n’aborda pas sérieusement, et en nombre
suffisant, cette question.
Pièces traîtant de la lutte de libération nationale
(1963-1990)
Titres des pièces |
Année |
Lieux |
Sujet-thème |
Les Enfants de La Casbah (Abdelhalim Rais) |
1963 |
TNAAlger |
La pièce raconte le combat dans les villes et les
difficultés de la clandestinité durant la guerre de libération |
Hassen
Terro (Rouiched) |
1963 |
TNA
|
La lutte dans la ville. Un personnage, simple et
rusé, se retrouve engagé, malgré lui, dans le combat pour l’indépendance. |
Le serment (Abdelhalim Rais) |
1963 |
TNA |
C’est l’appel à des changements après
l’indépendance et la nécessité d’une réforme agraire |
132 ans (Ould Abderrahmane Kaki) |
1963 |
TNA |
Pièce-document retraçant l’histoire de la
colonisation française en Algérie. |
El Khalidoun (Abdelhalim Rais) |
1966 |
TNA |
La lutte dans les maquis durant la guerre de
libération |
Le Foehn (Mouloud Mammeri) |
1969 |
TNA |
A travers l’histoire d’une famille, la pièce
évoque la participation des algériens à la révolution, leurs souffrances. |
Le Cadavre encerclé (Kateb Yacine) |
1968 |
TNA |
Le drame des événements de mai 1945 et l’Histoire
de l’Algérie |
Soumoud (Résistance) de S.El Wahid et
A.Ouriachi |
1979 |
TNA |
Montage poétique décrivant la résistance du peuple
algérien |
Er Rafd (Le Refus) – Création collective |
1982 |
TRC-Constantine |
La guerre de libération |
Toutes ces pièces, exceptée Hassan
Terro, insistaient en quelque sorte sur l'historicité des faits. Les Enfants de la Casbah, El
khalidoun (Les Eternels) et Le Serment de
abdelhalim Rais, déjà jouées entre 1958 et
1962, ont pour cadre de
représentation la Ville. Rais, l'auteur
de ces trois pièces, inscrit son travail dans le cadre de la lutte de
libération nationale.
Le regard est manichéen.
Nous avons affaire à deux espaces antithétiques : les bons et les
méchants. Cette dichotomie spatiale correspond,
cela va de soi, au discours politique et idéologique de l'auteur. Si Abdelhalim Rais propose un univers
manichéen, Mammeri, Assia jebar et
walid Carn montrent surtout le caractère meurtrier et injuste de la
guerre. Le ton n'est pas le même. Mammeri dénonce surtout le caractère absurde
de cette guerre . La présentation de ses personnages suggère la résence d'un
faisceau d'humanité dans les deux camps.
Assia Djebar et Walid Carn présentent la violence coloniale tout en montrant
également les absurdités des atrocités militaires françaises. La pièce Rouge
l'Aube se termine ainsi :
« Comme toi, j e ne peux rien voir, ni le bourreau, ni le martyr.
Seulement le ciel et la pourpre de l’aube.
Une aube rouge au dessus
du sang de mon frère. »
Ould Abderrahmane Kaki propose un montage d'événements qui
caractérisèrent la présence coloniale en Algérie. C'est ce qu'on appelle le
théâtre -document. La pièce la plus populaire demeureure sans conteste Hassan
Terro de Rouiched qui, comme Les enfants de la Casbah,
traite du Thème de la résistance dans la capitale, Alger. Hassan, un
personnage, mi-naïf mi-sérieux, peu engagé au départ, se retrouve pris dans
l’engrenage de la lutte de libération, bien malgré lui. Il finira par la force des choses Hassan
Terro (le terroriste). C'est un peu
l’itinéraire de la mère dans Les fusils, de la mère Carrar de
Berlolt Brecht.
Ce qui retient l'attention, c'est le caractère comique de la
représentation et la personnalité problématique du personnage ; c’est le
comique de la représentation et l’aspect problématique du personnage. C’est le
rire qui structure le récit. Paradoxalement, la peur, vraie ou simulée,
articule le discours du personnage central, trop prisonnier de concours de
circonstances, de quiproquos et de jeux de mots. Le comique des situations et
du verbe donne à cette pièce une tonalité exceptionnelle : Hassan Terro
est l’unique pièce qui traite de l’Histoire en faisant appel au genre comique.
Son succès populaire, au théâtre comme au cinéma, indique clairement que
l'importance dans le traitement de l'histoire réside dans le de représentation.
Déjà, dans le passé, les pièces qui respectaient trop la
chronologie des faits tout en respectant la « vérité »
historique avaient subi de sérieux échecs.
Seul Allalou, en recourant à la parodie et à la satire, pouvait séduire
le grand public. A la lecture des
chiffres sur la fréquentation des théâtres, on peut avancer, sans grand risque
de nous tromper, que les goûts du public n'ont pas fondamentalement
changé. Hassan Terro qui
reprend les techniques du conte (circularité du récit, répétitions, personnage
de Hassan-ersatz du conteur, etc. ) est très proche sur le plan du traitement
de l'histoire des pièces de Allalou ou de Ksentini, Aboulhassan El
Moughafel ou Antar Lehchaichi).
Le héros est un homme du peuple, sans grandes qualités physiques ou intellectuelles. I1 est simple, parfois naïf, comme d'ailleurs les personnages de Ksentini, de Allalou ou de Bachetarzi. Rouiched assumait totalement cet héritage, d'autant plus qu'il était l’élève de Bachetarzi. Cette pièce, contrairement aux autres textes traitant de la même question, connut une réussite populaire extraordinaire : en I2 représentations, plus de 6037 personnes, soit une moyenne de 503 spectateurs par spectacle.
Les autres pièces, empruntant une structure classique ou trop marquée par leur caractère 'propagandiste", n'attirèrent pas grand monde. Les trois pièces de A.Rais, fonctionnant avec des personnages stéréotypés et proposant une quête généreuse (l'indépendance), construites sur un mode dramatique traditionnel, furent peu suivies par les spectateurs qui, souvent, préféraient les pièces comiques à des textes où historicité est marquée. Ce qui fut d’ailleurs le cas des représentations à thèmes historiques produites vers les années vingt. Nous avons l’impression, à la lumière de ces informations, que les goûts du public sont presque identiques. d'ailleurs le cas des représentations à thèmes historiques produites vers les années 20. Nous avons l'impression, à la lumière de ces informations, que les goûts du public, sont presque identiques.
On pourrait prendre la
liberté d'extrapoler en soutenant que la tradition du conteur investit de
manière brutale l'imaginaire du spectateur.
Ce qui le rend réfractaire à toute représentation linéaire, marquée par
la tyrannie de l'expression didactique.
Une pièce comme Les Enfants de la Casbah fut
"visitée" par 1352 spectateurs en 8 représentations (une moyenne de
169 personnes par spectacle). Le
Foehn de Mouloud Mammeri ne put rassembler plus de 2718 spectateurs en
8 reprises (une moyenne de 194 par représentation). Rouge l'aube,
pièce jouée en français, présentée durant sept fois, réalisa un score
très moyen : une moyenne de 279 spectateurs par spectacle.
Certains textes comme Soumoud
(Résistance) ou Errafd (Le refus),
montées respectivement en 1979 et en 1982, ne dépassèrent pas la centaine de
spectateurs. Le thème de la guerre de
libération ne suscita pas, outre-mesure, l'enthousiasme des hommes de théâtre,
malgré la présence au sein du T.N.A des animateurs de la troupe du FLN. Cette
situation paradoxale s'expliquerait également par un phénomène essentiel :
la censure. Se transformant en un lieu
de légitimation du pouvoir, l'Histoire, otage du régime, fut tout simplement
abandonnée par des dramaturges qui avaient une autre lecture du mouvement
historique national. La guerre des wilaya (grandes régions mises en place par
l’ALN pour les besoins de
l’organisation de la lutte nationale), les dissensions internes et les
désaccords entre les acteurs du mouvement national ne facilitèrent pas les
choses. Le traitement de l'Histoire posait également problème. Fallait-il mettre en scène ce qu'on appelle
communément « l'épopée du peuple » en recourant à une multitude de
personnages ou opter pour des destinées individuelles? Rouiched choisit la deuxième voie en
proposant l'itinéraire d'un résistant malgré lui, naïf mais foncièrement engagé,
Hassan Terro. C'est à partir de ce
personnage, sorte de sergent Shweik que tout s’articule et que le
lecteur-spectateur découvre l'atrocité des faits. Rouge l'aube de Assia Djebar
et de Walid Carn, insistait sur le caractère collectif de la lutte.
1.1.2Pièces traitant-des mouvements de libération
Le discours politique des
années 60 et 70 insistait souvent sur le soutien de l'Algérie aux mouvements de
libération nationale. Cette pratique du
pouvoir fut peu suivie par les hommes de théâtre qui préféraient souvent
traiter des questions sociales et- politiques touchant la société
algérienne. Très peu de pièces furent
montées par les établissements étatiques.
Les dramaturges algériens, habitués à aborder des sujets sociaux, ne
purent s'engager dans cette opération politique. On limita souvent à l'adaptation
de certains textes étrangers : Montserrat d’Emmanuel Roblès,
Les Fusils de la mère Carrar de Bertolt Brecht et Les
Chiens de Tone Brulin. Ces trois pièces traitaient de sujets tirés de
l’Histoire de l’Espagne et de la colonisation en Afrique. Montserrat
évoque la présence espagnole en Amérique Latine. Les Chiens
interroge la présence coloniale dans le continent africain tandis que Les
Fusils de la mère Carrar aborde la guerre civile en Espagne. Seuls Kaki
et Kateb Yacine tentèrent d’investir cet univers, chacun avec ses objectifs et
sa conception dramaturgique, et de montrer les liens étroits qu’entretiennent
les révolutions. Le premier, Kaki, emprunte à Artaud sa manière de faire en
insistant sur l’élément physique et cérémoniel. Le second, Kateb Yacine,
utilise la satire et le rire comme armes pour ridiculiser et dévaloriser les
oppresseurs tout en empruntant à Brecht certains artifices et procédés
dramatiques (songs, effet de distanciation, éclairage…). Kateb Yacine explique
ainsi son projet 1:
« J’ai toujours rêvé de faire une pièce qui
rend compte d’une révolution
mondiale, chose qui dépasse un individu et qui
demande une assez forte
documentation, une pièce qui rend compte des luttes
du monde.
Comment il
change ? C’est un théâtre politique. Les grands axes du
monde sont portés directement sur scène. Il nous faut
cette logique.(…)
Avec peu d’accessoires et de moyens, nous essayons de
montrer ce qui
se passe en
Algérie et dans le monde. »
Pièces traitant des mouvements de libération
Titres
des pièces
|
Année |
Thème-sujet |
Afrique avant un de Ould Abderrahmane Kaki |
1963 |
Pièce-document retraçant
l’Histoire de l’Afrique et des mouvements de libération africains |
Montserrat d’Emmanuel Roblès |
1965 |
Récit de la conquête
espagnole en Amérique Latine |
Les Chiens de Tone Brulin-Kaki |
1965 |
La discrimination raciale |
L’Homme aux sandales de
caoutchouc
de Kateb Yacine |
1972 |
La lutte du peuple
vietnamien |
Palestine trahie de Kateb Yacine |
1978 |
Pièce traitant de
l’histoire de la Palestine et la corruption des pouvoirs arabes |
Le Roi de l’Ouest de Kateb Yacine |
1979 |
Description de la
situation au Maroc : répression, révoltes, Sahara Occidental et
dénoànciation des régimes arabes |
a) La vision
internationaliste de Kateb Yacine
Kateb Yacine mettait en scène les luttes de libération tout en
insistant sur leur nécessaire interdépendance. Discontinuité de l’espace en même
temps discontinuité du temps : ensemble d’images simultanées apparemment
hétérogènes obéissant à une seule logique : montrer les relations étroites
unissant les révolutions. Cette dramaturgie en tableaux, empruntée à Bertolt
Brecht, permet à l’auteur de « convoquer » librement des éléments
d’Histoire (Vietnam, Cuba, Palestine…) et de les inscrire dans une sorte de
révolution mondiale.
Les tableaux fonctionnent de manière relativement autonome et provoquent un effet de distance qui laisse au lecteur-spectateur la possibilité de reconnaître à travers les signes opaques ou transparents, les lieux de l'historicité, souvent marqués par la juxtaposition de faits et d'évènements historiques manifestes et par l'espace de la théâtralité dominée par la puissance des images utilisées.
L'homme aux sandales de caoutchouc, Palestine
trahie, Le Roi de l'Ouest et La Guerre de 2000 ans,
oeuvres épico-satiriques, donnent à voir l'histoire comme une suite
ininterrompue de faits et d'événements appuyant le propos essentiel de l'auteur
: nécessité des luttes anti-impérialistes. On passe du Vietnam de Ho Chi Minh à
Nasser, à 1’ OLP, au Roi Hassan II... La présence de tant d'événements
historiques obéit en quelque sorte à un incessant cycle rotatoire, caractéristique
des épopées et des contes donnant plus de poids au discours global de
l'œuvre et permet la nécessaire mise en
relation des fragments d'histoire mis en scène.
Cette manière de faire se retrouve également chez Aimé
Césaire :
« Le plus important en histoire, ce ne sont pas
les faits ; ce sont les
relations qui les
unissent ; la loi qui les régit; 1a dialectique qui les
suscite »
Chaque fragment ou tableau
expose une réalité historique.
L'ensemble de ces « flashes »., possédant leur propre
dynamique, leurs propres personnages,
contribue à la mise en évidence du discours global.
On ne peut sérieusement comprendre les pièces de Kateb Yacine que si on interroge les multiples références historiques se manifestant dans ses textes. Le lecteur-spectateur éprouve de sérieuses difficultés pour reconnaître les faits cités et mettre ainsi en relation différents événements qui structurent le récit.
Dans l'Homme aux
sandales de Caoutchouc, l'insurrection des soeurs Trung, se confond,
par un jeu de juxtaposition des événements, avec les soulèvements dirigés par
Kahina et sa sœur Khenchela.
L'expérience vietnamienne n'est pas considérée comme étrangèreà la réalité historique algérienne. Documents et fiction se complètent concourant au même objectif : montrer
l'interdépendance des révolutions.
Cette manière de faire se
retrouve également dans les autres pièces de Kateb Yacine. Palestine
trahie décrit en quelque sorte le drame palestinien tout en le liant
ave diverses expériences révolutionnaires dans le monde. Le Roi de
l'ouest, construite à partir d'une sérieuse documentation, tente de
comprendre le fonctionnement des régimes « réactionnaires » arabes à
travers les liens qu'ils entretiennent avec d'autres forces
« impérialistes ». La Guerre de 2000 ans retrace
l’Histoire de l’Algérie tout en la confondant avec celles d’autres peuples.
Les événements historiques sont en quelque sorte employés
pour étayer une thèse, celle de
la communauté de destin des mouvements de libération et des peuples.
L'Histoire nationale n'est pas, dans 1es œuvres dramatiques de Kateb Yacine, étrangère aux
événements qui secouent le monde. Jacqueline Arnaud le montre bien dans sa
thèse 1:
« Les
pièces seront donc de vastes fresques
embrassant l'histoire
mondiale, et auxquelles l'écrivain se
prépare par un énorme travail
de documentation, puis de schématisation
et de dramatisation
(Kateb a mis trois ans pour écrire sa
pièce sur le Vietnam et plus
encore pour celle sur la Palestine).
Il se donne pour tâche de
« détribaliser » ses compatriotes en leur ouvrant la perspective
internationaliste, en leur proposant des exemples de réalisations
socialistes et en démystifiant des
idéologies réactionnaires ».
L'optique internationaliste
semble orienter le discours de Kateb sur 1es mouvements de libération. L'analyse des pièces nous permet de
retrouver dans le fonctionnement actantiel des éléments communs à tous 1es
actants. Si le sujet peut être
particulier, l'objet se caractérise souvent par la présence d’actants
similaires (libération nationale). Les adjuvants et les opposants restent essentiellement les mêmes. Les forces
« progressistes » et « révolutionnaires »
constituent en quelque les appuis essentiels du sujet dans sa quête lors que
les "réactionnaires" soutenus par les « impérialistes »
s'opposent au désir des peuples de se libérer et de construire une société socialiste. Destinateur et destinataire se confondent
parfois. Nous retrouvons la même
structure dans tous les textes de Kateb Yacine, mis en scène après 1970, année de son retour en Algérie1.
« J'ai
toujours rêvé de faire une pièce qui rend
compte d'une
révolution mondiale, chose qui dépasse un individu et qui demande
une assez forte organisation et une volumineuse documentation, une
pièce qui rend compte des luttes du monde.
Comment il change ?
C'est un théâtre politique. Les grands axes du monde
sont portés
directement sur
scène. Il nous faut cette logique.( ... ) Avec peu
d'accessoires, nous essayons
de montrer ce qui se passe en Algérie
et
dans le monde. Toucher un point, c'est
toucher le tout. Tout est
sensible. Tout est en train de changer. C’est extraordinaire
mais
c'est très difficile. Tout ça est étroitement lié. »
Le théâtre de Kateb Yacine se veut militant et politique. Le traitement des luttes de libération correspond à la conception idéologique de l'auteur qui considère que toutes les révolutions entretiennent entre elles des relations extrêmement étroites. Ses derniers textes sur Mandéla et la Révolution française obéissent à ce schéma idéologique et esthétique. C'est pour cette raison, d'ailleurs, que des critiques vont jusqu'à dire qu'il est l'auteur de la même oeuvre. Cette idée ne semble pas résister à l'analyse.
C'est vrai que de nombreuses séquences son présentes dans
toutes les pièces de Kateb. Des
tableaux entiers sont réintégrés dans différents textes. La référence au combat des vietnamiens se
retrouve dans Palestine trahie, La Guerre de 2000 ans
ou Le Roi de l'Ouest par exemple. Cette réutilisation de tableaux tirés d'autres pièces correspond
au discours d l'auteur qui insiste souvent sur le caractère
« international » des luttes de libération et leur interdépendance. De nombreux flashes contenus dans La
poudre d'intelligence sont réemployés dans Mohamed prends ta
valise et les autres textes mis en scène après 1970. La Guerre de
2000 ans expose la lutte du peuple algérien à travers les siècles en
liaison avec d'autres combats (Vietnam, Palestine ... ). Cette manière de faire
caractérise tout le travail dramatique de Kateb Yacine qui, en réutilisant des
tableaux repris de pièces antérieures, veut montrer la puissance des liens
unissant les luttes de libération.
b-Le théâtre-document de Kaki
Ould Abderrahmane Kaki a,
dans ses deux pièces, proposé 1 'examen de l’itinéraire de la colonisation
en Afrique en utilisant deux
perspectives esthétiques différentes. Afrique
avant un, essentiellement inspiré par le Nô Japon le
style d'Antonin Artaud, est une suite de tableaux qui racontent la tragédie
coloniale en Afrique. En collants de
travail, les comédiens, usant du chant et de la danse , et privilégiant le
langage corporel, tentent de mettre en scène les différents moments qui ont
caractérisé la présence coloniale en
Afrique, en utilisant des techniques proches du Nô Japonais et du théâtre de la
cruauté d'Artaud, en accordant une importance particulière à l'expression du
corps et à l'engagement physique de l'acteur. Chaque tableau restitue en
quelque sorte une période précise de l'histoire de l'Afrique.
Le titre inaugure déjà en
quelque sorte le protocole de lecture. Afrique
avant un met en scène des personnages qui racontent l'histoire
Africaine avant l'indépendance en procédant à une sorte de collage d'événements
réellement vécus, de faits et de situations pris en charge par des comédiens
qui empruntent les techniques de la danse africaine et du chant pour exprimer
les grands mouvements de ce continent.
Le choix de l'expression corporelle obéirait à un désir de revenir aux
sources originelles de la culture africaine.
L'usage des banderoles, de
diapositives et d'images tirées de faits vécus indique le désir de l'auteur de
coller à l'actualité. Il faut signaler que durant les premières années de
l'indépendance, le pouvoir en place, à travers ses journaux et ses structures,
développait un discours proche de celui défendu par la pièce de Kaki.
Comme Kateb Yacine, en montant un texte posant les problèmes
de toute l'Afrique, l'auteur semble
insister sur les liens unissant tous les peuples africains. ce n’est d'ailleurs
pas pour rien que Kaki réemploie 1es techniques dramatiques traditionnelles.
L’autre pièce de Kaki, une adaptation des Chiens du dramaturge
belge, Tone Brulin traite de la discrimination raciale en Afrique du Sud. C’est
l'histoire d'une famille féodale de couleur blanche en Afrique du Sud. Le père,
véritable tyran, ne laisse aucune liberté à ses enfants qui supportent très mal
ce comportement. Profitant du passage d'un journaliste dans la région, le cadet
de la famille l'interpelle et lui décrit la tragique situation des noirs dans
le pays. Kaki veut, à travers la vie
d'une famille, montrer que le racisme violente l'opprimé et l'oppresseur. Nous vivons en quelque sorte une double
discrimination : le père tyrannise ses enfants et réprime 1es Noirs. Cette pièce prend explicitement position
contre les pratiques racistes du gouvernement sud-africain et met en relief la
lutte des noirs pour leur libération. Kaki, en adaptant la pièce de Tone Brulin,
donne une dimension continentale à la question de la discrimination.
c-Les autres pièces
Montserrat d'Emmanuel Roblès, pièce jouée et
rejouée à plusieurs reprises, décrit la répression espagnole en Amérique
Latine. Les auteurs algériens, séduits par la force de cette pièce, la mirent
en scène à plusieurs reprises contre la volonté des autorités coloniales qui,
saisissant le sens profond d’un tel texte, prirent la décision de l'interdire.
Ce n'est pas pour rien que la troupe du FLN la monta en pleine guerre de
libération nationale.
L'indépendance acquise, le
TNA, rendant hommage à Emmanuel Roblès qui s'était toujours intéressé au
théâtre en Algérie, reprit Montserrat. Un des responsables de la troupe du FLN expliquait ainsi le choix
de cette pièce dans le répertoire de son groupe 1:
« Montserrat ,
même si les faits se déroulent en Amérique Latine, est
une pièce qui raconte également
la répression coloniale en Algérie.
On ne pouvait pas ne pas faire le
lien. La pièce de Roblès parlait de
l'Algérie et de la violence
coloniale. Montserrat représentait pour
nous le courage et le refus de
toute oppression. Ce jeune officier
n'est pas uniquement espagnol,
ses traits lui donnent un caractère
universel. »
Cette pièce séduisit énormément de monde lors de sa représentation.
Les troupes d’amateurs mirent également
en scène des textes traitant des mouvements de libération. On peut citer
notamment les pièces suivantes : L’Oncle Sam, Le Voyageur et Ils ont pris conscience
par la troupe des 3T (Troupe des travailleurs du théâtre de Constantine), Rih Ettaqadoum par le Prolet-Kult
de Saida…Les noms de certaines troupes montrent également l’intérêt porté à ce
thème : groupe Agostino Néto, Prolet-Kult, Patrice Lumumba,etc. Ce sont
des dénominations à caractère politique et idéologique. Ces pièces qui
reprennent en charge le discours politique ambiant dénoncent, avec clichés et
stéréotypes en renfort, l’impérialisme américain.
1-1-3-Le social et le politique dans le théâtre en Algérie
Les
thèmes sociaux dominent la production dramatique en Algérie. Plus de 80% des
pièces de la période de l’indépendance traitent de sujets sociaux ou
politiques. On peut dire que presque tous les auteurs d’avant 1954 puisaient
leurs thèmes dans la vie quotidienne. Bachetarzi, Allalou, Ksentini, Touri et
Errazi, par exemple, préféraient mettre en forme des « textes »
abordant les questions sociales, ce qui correspondait d’ailleurs fort bien aux
goûts du public qui boudait les représentations historiques. Les premières
expériences furent de vrais échecs parce que les auteurs n’avaient pas compris
que le public populaire ne se reconnaissait nullement dans les sujets historiques.
Djeha de Allalou fut, en
quelque sorte, le lieu de rupture fondamental avec le théâtre historique
emprunté notamment à l’égyptien Georges Abiad et aux troupes moyen-Orientales.
A partir de 1926, les auteurs algériens négligèrent les thèmes historiques pour se
consacrer aux faits de société. Ce qui
permit de séduire le grand public qui découvrait enfin ses problèmes sur
scène. Le choix de la langue populaire
et du comique poussa cette tendance à puiser dans le quotidien les sujets des
pièces montées par les différentes troupes.
L'indépendance acquise, il était tout à fait naturel de
continuer à privilégier les questions sociales. Les comédiens faisant partie des différentes troupes existant avantl'indépendance
allaient prendre en charge l'animation du nouveau Théâtre National Algérien
(TNA). Sur une quarantaine de pièces
produites par le TNA de 1963 à 1972, 26 textes traitaient de problèmes sociaux. Même après 1972, année qui allait voir la
promulgation de nouveaux textes juridiques et politiques en Algérie, les choses
ne changèrent pas radicalement. Il eut, certes, une intrusion de pièces
politiques qui, d'ailleurs, développaient un discours social. Les théâtres d'Oran et de Constantine
prirent en charge des sujets politiques (Révolution Agraire, médecine
gratuite…) ayant des soubassements sociaux certains. Ce type de théâtre
« politico-social » se développa surtout vers les années
soixante-dix. Les troupes d’amateurs optèrent pour ce type de théâtre qui fut
sérieusement critiqué par de nombreux analystes le considérant comme un ersatz
du discours politique dominant. Abdelkader Alloula qui était l’un des
défenseurs de ce courant durant la décennie 70 s’expliquait ainsi :
« Il faut situer ces travaux dans leur
contexte, leur vraie
mesure. Au départ, notre intention n'était pas
d'aboutir à
un discours politique mais de
mettre en branle toutes les
possibilités créatrices du
théâtre avec toutes nos limites.
afin de faire jouer sa vraie
fonction sociale l'art scénique.
Les premières transformations
sociales (Révolution
Agraire, Gestion socialiste
des entreprises) nous avaient
dicté la nécessité de traiter
ces importants sujets et
d’oeuvrer à la mise en
application de ces mesures. Pendant
toute cette période, un grand
élan d'enthousiasme dominait
l'environnement social. Il nous était difficile de prendre du
recul pour aborder toutes ces
questions. »
Jusqu'en 1972, les hommes de théâtre abordaient les
questions sociales sans les lier avec des décisions politiques. Après cette année, on se mit, en quelque
sorte, pour reprendre Abdelkader Alloula à « expliquer » des
mesures politiques. Le TNA, installé à Alger, ne tomba pas dans le piège du
théâtre « politico-social », il continua à adapter des pièces
traitant des problèmes du quotidien. Les comédiens « amateurs »,
trop portés sur le style politique, le qualifièrent trop vite de « théâtre
bourgeois », étiquette considérée comme grave durant les années de
plomb (70).
On peut constater que trois manières d’aborder les problèmes
sociaux caractérisèrent l’expérience dramatique algérienne depuis 1962 :
conflits sociaux d’ordre collectif, conflits individuels ou moraux et discours
socio-politique. Les tableaux suivants nous permettront de saisir ces courants
thématiques.
PROBLEMES DE SOCIETE
Titres des pièces |
Année |
Lieu |
Thème-sujet |
El Ghoula (L’Ogresse) de Rouiched |
1964 |
TNA |
Satire dénonçant l’arrivisme |
Les Concierges de Rouiched |
1970 |
TNA
|
Atravers la vie d’un
quartier populaire, la pièce décrit les multiples contradictions de la ville
(logement, circulation, hypocrisie). |
Deux pièces cuisine de Abdelkader Safiri |
1965 |
TNA |
Un infirmier quitte son
village pour s’installer en ville. Déception, exode rural. |
Les Vieux de Kaki |
1964 |
TNA |
Cette pièce en onze
tableaux expose les transformations survenues après l’indépendance et dénonce
la survivance de certaines valeurs archaïques. |
Homk Sélim (adaptation du Journal
d’un fou de Gogol) de Abdelkader Alloula |
1972 |
TNA |
Critique acerbe de
l’appareil administratif caractérisé par le clientélisme, le népotisme et le
régionalisme. |
Les Sangsues de Abdelkader Alloula |
1970 |
TNA |
Satire de la petite
bourgeoisie, du service public et l’appareil administratif à travers le vécu
d’un personnage, H’mida. |
Mir ou Rabi Kbir de A.Rabia |
1981 |
TNA |
Le personnage central veut
à tout prix devenir maire. Il emploie maints subterfugespour arriver à ses
fins. |
El Jelsa Merfou’a (La
Séance est levée) de Mohamed Bakhti |
1985 |
TRSBA Sidi Bel Abbès |
Désarroi de deux
personnages dû à l’absence d’une vie culturelle et de perspectives
civilisationnelles. |
Hafila Tassir (Le Voleur
d’autobus)
de Boubekeur Makhoukh |
1985 |
TNA |
Chérif Ezzouali (Chérif le
pauvre), le personnage central de la pièce raconte ses souffrances et les
absurdités de la société. |
Ettarous (Le Chien de
chasse) de
Hamid Gouri |
|
|
C’est l’histoire d’un
homme déraciné, piégé par les illusoires lumières de la ville, à la quête de
son identité et d’une vie simple. |
CONFLITS INDIVIDUELS ET MORAUX
Titres des pièces |
Année |
Sujet-thème |
Le comédien malgré lui de Abdelkader Safiri |
1963 |
Une adaptation du Médecin malgré lui
de Molière. Une femme impose à son mari le rôle de comédien malgré lui.
Egoïsme et paraître. |
Sellak el Wahline de Kaki |
1965 |
Une adaptation des Fourberies de Scapin.
Conflit ds générations. |
Diwan
el Garagouz de Kaki |
1965 |
Une princesse, par jalousie, jette à la mer deux
orphelines. L’auteur insiste sur les conséquences de la jalousie et
l’hospitalité des gens humbles. |
El Guerrab oua Essalhine (Le porteur d’eau et
les trois marabouts) de Kaki |
1966 |
Des marabouts débarquent dans un village. Seule
une femme, pauvre et aveugle, daigne les recevoir. Bonté et cupidité. |
Koul ouahed wa hakmou (A Chacun sa justice)
de Kaki |
1967 |
Une jeune fille obligée par son père d’épouser,
pour des raisons matérielles, un vieillard se suicide. Situation des femmes. |
Hzam el Ghoula (La ceinture de l’ogresse) de Omar
Fetmouche |
1986 |
Une adaptation libre de la Quadrature du cercle de
Valentin Petrovitch. Traite de la vie de jeunes étudiants, amis, partageant
une chambre au bout d’un couloir obscur. Promiscuité, angoisse. |
Stop de M’hamed Benguettaf |
1979 |
Utilisation d’un poste de responsabilité à des
fins personnelles. Corruption, hypocrisie. |
Kahwa ouela tay (Café ou thé) de Djamel Hamouda |
|
Cette pièce met en scène deux voisins qui
n’arrivent pas à se comprendre. Absence de communication. |
CRITIQUE SOCIALE ET POLITIQUE
Titres
des pièces
|
Année |
Lieu |
Thème-sujet |
El Meïda (La Table basse)-Création
collective |
1972 |
TRO Oran |
Atravers une campagne de
volontariat agricole, la pièce traite de la « Révolution Agraire ». |
El Mentouj (Le produit)-Création
collective |
1974 |
TRO Oran |
Le texte aborde la
« gestion socialiste des entreprises ». |
El Khobza (Le Pain) de
Abdelkader Alloula |
1973 |
TRO |
La lutte des travailleurs,
à travers la misérable situation d’un écrivain public. Pièce proche du texte
de Tewfik el Hakim, Ta’am likouli fem (De la nourriture
pour chaque bouche) |
Rih Essamsar (Le Vent des
mandataires)-Création collective |
1980 |
TRC Constan tine |
Situation du système de
commercialisation à travers une critique des mandataires. |
Boualem zid el goudem de Slimane Benaissa |
|
Sonelec |
La pièce met en situation
deux personnages, Boualem et Sekfali, incarnant deux projets de société
opposés (“valeurs progressistes”/ “valeurs rétrogrades”). |
Youm el Djema Kharjou
Leryem (Le
Vendredi, les gazelles sont sorties) de Slimane Benaissa |
1977 |
TRA Annaba |
Le récit se déroule dans
une chambre où cohabitent trois personnages qui s’affrontent, chacun
représentant un espace idéologique précis. Lecture des courants traversant la
société algérienne. |
Lejouad(Les Généreux)de
Abdelkader Alloula |
1985 |
TRO |
A travers l’histoire de
quatre personnages, la pièce raconte les problèmes vécus par les citoyens. |
Litham (Le Voile) De Abdelkader Alloula |
1988 |
TRO |
Un ouvrier, contre toute
attente, répare une machine. Les responsables, habitués à faire appel aux
sociétés étrangères, veulent l’éliminer. Corruption et répression. |
Les Martyrs reviennent
cette semaine de M.enguettaf, Adaptation de Tahar Ouettar |
1988 |
TNA |
Un martyr
« revient » au village. C’est la panique. Les responsables ont peur
qu’il dévoile leur passé. Opportunisme, hypocrisie, arrivisme. |
a) Les problèmes de société
Les pièces traitèrent souvent de sujets qui collent à la réalité sociale. Cette manière de faire est en quelque sorte empruntée aux hommes de théâtre d'avant 1954 qui abordèrent souvent ces questions.
On ne pouvait attirer
le public que si on posait ses problèmes sur scène. Cette leçon fut bien assimilée par les
auteurs algériens qui mirent en scène les problèmes de la vie quotidienne des gens. L'exode rural, la crise du logement, la
démographie, le chômage, le mariage "forcé", la polygamie... sont
autant de sujets traités par les auteurs.
Les pièces abordant ces thèmes furent d'ailleurs très
populaires. El Ghoula et
les Concierges de Rouiched, pièces maintes fois reprises,
suscitant un engouement populaire extraordinaire, mettent en scène des
questions sociales qui traversent le quotidien : exode rural, bureaucratie,
opportunisme, drame démographique... Deux pièces cuisine de
Abdelkader Safiri raconte l'histoire d'un infirmier qui quitte son village pour
se retrouver dans l'enfer de la ville, synonyme d'hypocrisie et de
malhonnêteté.
Cette opposition village-ville est présente dans un certain nombre de romans algériens (ceux de Mouloud Feraoun par exemple). Safiri, à travers cette réalité antagonique monde rural-univers urbain, mettait également en lumière certains travers de la société (vente illicite des biens de l'Etat, hypocrisie des responsables ... ).
Les Vieux de Ould Abderrahmane Kaki expose
certaines traditions rétrogrades qui existent ans la société algérienne. Ibliss laouer (Le Diable
aveugle) est un véritable pamphlet contre la bureaucratie, un mal qui ronge toujours l'Algérie. Afrit ou Hafouh (Ils ont
eu le diable), Ah Ya Hassan,Hafila tassir (Le
Voleur d’autobus) ou Ettmaa Iffessed et baa (La
Gourmandise corrompt) posent, avec humour, les problèmes de la société.
Le rire est en quelque sorte partie intégrante du théâtre de
critique sociale. Il facilite la communication et permet de ridiculiser ceux
qui" roulent" continuellement le petit peuple. Dans ces pièces, contestataires, à leur
manière, le héros principal demeure le petit peuple qui réussit toujours à
déjouer les manoeuvres de ses ennemis.
La critique sociale permet de dévoiler les travers de la société et de
montrer sans complaisance, en usant souvent d’une extraordinaire verve
satirique, les faiblesses des puissants du jour souvent identifiés aux hommes
du pouvoir. Des pièces comme El Ghoula (L’Ogresse)de
Rouiched ou Deux pièces cuisine de Abdelkader Safiri dénoncent le
pouvoir fustigeant « les trafiquants de la confiance populaire »,
pour reprendre Mohamed Aziza et les « voleurs » des biens
vacants incarnés par certains
dirigeants de l’époque1.
Rouiched, Safiri, Benguettaf, Alloula, Adar ou Nourredine
El Hachemi mettent en scène, par le biais de l'humour, du jeu de situations et
de la parole, les mécanismes régissant le fonctionnement des institutions
sociales.
L'arbitraire, le népotisme,
l'opportunisme et l'hypocrisie sont dénoncés avec une extraordinaire causticité satirique. Les personnages fonctionnent comme des figures sociales. L'infirmier de Deux pièces cuisine
de A.Safiri est, en quelque sorte, le représentant d'une catégorie de
villageois qui a quitté le village pour s'installer dans des conditions
misérables dans la ville pensant découvrir l’Eldorado tant rêvé, une sorte de
miroir aux alouettes. Des situations
cocasses permettent de dévoiler 1es « magouilleurs » et les
opportunistes peuplant les institutions
de l'Etat.
Le théâtre de la critique sociale est un théâtre du
dévoilement et de la dénonciation. Deux mondes s'affrontent : celui des
profiteurs et celui du petit peuple qui souffre de la présence de ces
"suceurs de sang" pour reprendre le titre d'une pièce de Abdelkader
Alloulà (Les Sangsues).
Un point commun caractérise toutes ces pièces : leur caractère
comique. C'est à travers l'itinéraire
d’un personnage principal qui use énormément de formules et de dictons
populaires que les maux sociaux sont présentés au spectateur « obligé »
de prendre position en proposant un discours moralisateur. Plus de 50% des
textes se terminent par une adresse au public transmettant ainsi le
"bon" point de vue aux spectateurs.
Contrairement à ce qu 'avancent un certain nombre de
critiques qui considèrent ce théâtre comme inoffensif, nous pouvons dire, après
lecture des textes ou d'un certain nombre de représentations, que ce théâtre
contribua grandement à mettre à nu les pratiques sociales malsaines et à
fustiger les dirigeants qui violent les consciences populaires. Une lecture
attentive de plus de 150 textes nous a permis de découvrir que les thèmes
souvent abordés mettaient en scène des
situations où les hommes au pouvoir sont dénoncés. Les sangsues de Alloula dénonce, de manière
virulente, les opportunistes et les démagogues qui pullulent dans les appareils
de l'Etat. Hafila tassir
(adapté du voleur d'autobus de l'écrivain égyptien Ihsan
Abdelqoudous) s'attaque à différents maux sociaux caractérisant la société algérienne: le logement, l'affairisme…
L'auteur n'hésite pas à pointer son doigt accusateur vers le
pouvoir. L'arme du rire permet à ces
auteurs de ridiculiser les puissants et les différents serviteurs zélés du
pouvoir. Les thèmes sociaux
interpellent directement les institutions politiques, souvent responsables des
grands « trafics » qui marquent le quotidien. Deux espaces antagoniques s'affrontent. Le premier univers est incarné par un
personnage du peuple, parfois rusé, cherchant par tous les moyens à quitter son
monde. Mais l’impossibilité d’intégrer le second espace, celui de la richesse
et des multiples « trafics », le pousse à mépriser ses « locataires »,
arrivistes, sans foi ni loi et souvent protégés par le pouvoir politique et à
réintégrer son espace. On peut affirmer que la grande partie des pièces obéit
en quelque sorte à ce schéma.
On décèle plusieurs
variantes. Abdelkader Alloula considérait que1 :
« Il existe deux tendances qui
s’affrontent ; la première veut traiter dans
un style didactique les problèmes de la société
avec des maladresses
inhérentes aux réalités actuelles de la
production. Un autre courant
aborde, par sauts elliptiques, les questions
nationales. »
b) Quêtes individuelles,
conflits moraux
Les pièces traitant de conflits individuels ou moraux mettent souvent
en scène des personnages à la recherche de plus de richesse individuelle et de
puissance leur permettant de dominer les autres. Ce type de quêtes n’est pas
nouveau. De nombreuses pièces de Bachetarzi, de Ksentini ou de Touri
proposaient sur scène des itinéraires individuels et se terminaient souvent par
une adresse au public qui mettait en exergue la position de l’auteur.
Après l'indépendance, certains dramaturges comme Ould
Abderrahmane Kaki suivirent cette voie en améliorant la forme et en empruntant
les techniques de la tradition orale et des éléments de théâtralité puisées
dans les expériences de Brecht et du théâtre de la décentralisation en France.
Si le propos reste très proche de celui de Bachetarzi ou de Touri, la manière
de traiter les destinées individuelles
changea radicalement. La reprise de la
pièce de Bachetarzi Ma venfaa ghir essah (Seule la vérité
compte) fut un énorme succès en 1965. Le véritable représentant de
cette tendance thématique est sans doute Ould Abderrahmane Kaki qui aborda
surtout dans ses pièces des sujets abstraits en engageant la responsabilité
individuelle de ses personnages.
Le recours constant aux légendes et aux contes populaires donnent une
dimension mithique à ses récits.
D'ailleurs, le meddah (le conteur) ne dit-il pas, dans une de ses
pièces, les Vieux :
« Il sera décidé entre le derwich et
les deux vieux que cette pièce ne
se passera ni hier parce qu'il est mort ni aujourd'hui parce qu'il
compte sur demain, ni demain
qui est une espérance. »
Le temps et l'espace sont souvent désintégrés, ce qui
"universalise" la quête de ses personnages qui n'arrêtent pas de
chercher un lieu de libération, souvent identifié à une orte de quête des
origines.
Kaki propose aux
spectateurs-lecteurs un tableau mettant en lumière la perversion de ertaines
valeurs humaines. Dans El Guerrab
wa essalhine (Le porteur d'eau et les trois marabouts),
trois marabouts débarquent dans un petit village. Personne ne daigne les recevoir. Seule une aveugle, pauvre de
surcroît, les invite dans sa maison et les prend en charge. Les villageois
semblent perdre le sens de l'hospitalité considéré comme une des valeurs originelles
de l'algérien. Kaki qui, empruntant
cette légende à la tradition orale, fustige l'égoïsme qui caractérise désormais
les relations sociales. L'aveugle est
en quelque sorte l'exception qui ne confirme pas la règle. L’hypocrisie et
l’égoïsme marquent les rapports sociaux.
Koul wahed wa houkmou (A chacun sa justice)
s'attaque aux parents qui considèrent leurs filles uniquement comme des
marchandises à « vendre » au plus offrant. C'est l'histoire d'une jeune fille qui,
refusant d'épouser un vieux gâteux ayant déjà trois femmes et douze enfants,
préfère se suicider que de contracter
mariage avec un homme qu'elle n'aime pas. Elle était éprise d'un beau
jeune homme mais l’amour n'était pas une chose bien appréciée par le père. Son suicide est un désaveu et une
dénonciation de l'oppression des femmes. La jalousie est l’un des thèmes centraux de Diwan el Garagouz.
Ould Abderrahmane Kaki porte sur scène des sujets humains
qui interpellent l'individu. La jalousie, l'amour, l'égoïsme, l'hypocrisie sont
autant de thèmes mettant en situation des personnages vivant dans un un univers
extrêmement perverti. Ni l'aveugle du Porteur
d'eau et les trois marabouts ni la jeune fille dans Koul wahed wa
houkmou ni les deux orphelines de Diwan el garagouz
réussissent à changer les choses et à
réinstaller les valeurs originelles désormais rejetées par une mentalité
individualiste et rongée par le profit et le mercantilisme immoral. L'égoïsme et l'hypocrisie investissent
dangereusement l'espace social.
Le discours moral et les formules moralisantes peuplent les
récits et agissent comme des catalyseurs du propos de l'auteur qui ne dissimule
point ses positions. Des situations
similaires se retrouvent dans d’autres pièces comme les adaptations de Molière
ou Ma Yenfaa ghir essah (Seule la vérité compte) de
Mahieddine Bachetarzi qui traite souvent de sujets « abstraits »
(égoisme, avarice, conflits de générations, amour ... ).
Ma Yenfaa ghir essah raconte l'histoire d’un
jeune homme, Allal, qui renie son père, se présentant comme le fils d'un grand
intellectuel, ancien étudiant de l'université égyptienne El Azhar. Les gens vont vite découvrir le pot aux
roses (Si Allal est issu d’une famille extrêmement pauvre). A la fin de la pièce, le personnage
principal, humilié et intimidé, se réconcilie avec son père. Bachetarzi tente
de poser le problème du conflit de générations et de dénoncer cette tendance à
favoriser le « paraître » au détriment de « l'être ».
Le choix de
l'adaptation des textes de Molière.correspond essentiellement au désir des
auteurs de proposer aux spectateurs un théâtre éducatif et moral. Plusieurs pièces de Molière furent adaptées
sur scène. On assista à algérianisation des noms des personnages, des lieux et
des situations mais on conserva les idées essentielles autour desquelles
s’articulaient les récits du grand auteur français. Ce n’est pas pour rien que
le TNA mit en scène Si Kaddour el mech’hah (tiré de l’Avare),
Slimane Ellouk (Le Malade imaginaire), Le
Médecin malgré lui et Don Juan.
Nous avons affaire, dans ce type de théâtre à des quêtes
individuelles et d'ordre moral. Les adresses au public, prises en charge par le
conteur ou un personnage, indiquent bien le choix didactique des auteurs qui,
souvent, déclarent explicitement que leur théâtre est avant tout éducatif. Les
récits reprennent souvent des thèmes tirés des contes populaires. Les pièces de Kaki sont bâties autour de
légendes et de mythes. Leur traitement scénique contribue à l'actualisation du
discours et à l’instrumentation dynamique de la culture populaire.
c-Un lieu d'expression du discours politique
Les années 70 permirent à un autre type de théâtre de voir
le jour. Certains comédie se mirent à illustrer le discours politique officiel
en montant des pièces sur la « Révolution Agraire », la
« gestion socialiste entreprises » ou la médecine gratuite, actions
politiques décidées par le pouvoir de l'époque. D'autres hommes de théâtre,
moins conformistes, préféraient mettre en oeuvre un théâtre de contestation.1Ces deux tendances coexistaient à
l’intérieur du théâtre d’Etat, contrairement aux informations données par
Roselyne Baffet 2
Ilustration de thèses politiques
Plusieurs
décisions politiques furent entreprises vers le début des
années 70 par le pouvoir dirigé à l’époque par Houari Boumédiène. Cette période
fut marquée par l'apparition de
thèmes nouveaux
liés à l'actualité agrair
Politique (« révolution agraire », « gestion socialiste des entreprises » et médecine gratuite).
Les troupes d'amateurs et certains hommes de théâtre « professionnels »
comme Abdelkader Alloula n'hésitèrent pas à porter sur la scène ce que des journalistes et les militants de gauche appelaient « les
taches d'édification nationale ».
Les pièces produites par ces auteurs durant la décennie 70 obéissait aux
schémas du discours officiel. Le théâtre régional d'Oran monta deux textes
traitant de la « révolution agraire » et de la « gestion
socialiste des entreprises » :
El Meida et El Mentouj ( Le produit).
El Meida (La table basse), traitant de la
révolution agraire, dénonce les autorités locales et les notables qui
s’opposent à cette décision politique, pas du goût d’une partie du
pouvoir. C'est à travers une campagne de volontariat
étudiant que l’auteur s’évertue à démontrer le bien fondé de la révolution
agraire, mesure sournoisement combattue le FLN et les féodalités
locales. El Meida renvoie
au nom d'un village agricole et à une table traditionnelle, signes de pratiques
« démocratiques ». El
Mentouj (Le produit) porte sur « l'indispensable
participation travailleurs à la gestion des entreprises économiques ». Cette pièce en vingt tableaux fustige
certains responsables de l'Etat tout en dirigeant les accusations contre des
pays étrangers qui manipuleraient des responsables locaux.
Crées collectivement, ces
deux pièces ne sont que des
tentatives d'explication de textes politiques, même si des responsables de
l’Etat sont mis en cause. Le discours
tenu par les personnages, truffé de clichés et de stéréotypes, ressemble à
celui de la presse. Abdelkader Alloula, le principal animateur du groupe qui
mit en scène ces deux textes justifie ainsi l'existence de ce théâtre
illustration de thèse politique 1:
« Il faut situer ces travaux dans leur
contexte, leur vraie mesure. Au
départ, notre intention n’était pas d’aboutir à un
discours politique
mais de mettre en branle toutes les possibilités
créatrices du théâtre
avec toutes nos limites afin de faire jouer sa
vraie fonction sociale à
l’art scénique. Les premières transformations
(révolution agraire,
gestion socialiste des entreprises) nous avaient
dicté la nécessité de
traiter ces importants sujets et d’œuvrer à la mise
en application de
ces mesures. Pendant toute cette période, un grand
élan
d’enthousiasme dominait l’environnement social. Ces
premières
grandes transformations révolutionnaires nous obligeaient
à nous
occuper sérieusement de l’explication de ces
tâches. »
Ce théâtre de propagande domina la scène vers les années 70. Le théâtre régional de Constantine et les troupes d’amateurs travaillèrent énormément dans ce sens. On peut citer les pièces du TRC :Hada Ijib Hada(A chacun son tour), Rih Essamsar (Le Vent des Mandataires) et Ness el Houma (Les habitants du quartier) ou celles du théâtre d’amateurs : La Terre à ceux qui la travaillent (Groupe de l’Action Théâtrale d’Alger), El Meqsoud ou Ce qui est visé (L’Avenir de Saida), Rab Esseheb (Le Roi de la steppe, Prolet-Kult de Saida).
Les pièces du TRC, mieux construites, fonctionnat par
tableaux, utilisant le rire et l’humour, traitèrent également d’autres sujets
comme la bureaucratie, la corruption ou la question du logement. Les
personnages, très critiques, correspondant,
quelque sorte, à des catégories sociales déterminées, employaient un
langage populaire imagé et cherchaient beaucoup plusà séduire qu’à expliquer.
Cette fonction « séductive » ou « conative »
pour reprende Jakobson n’est guère présente dans les textes du TRO et de la
grande partie des troupes du théâtre d’amateurs.
Toutes ces pièces furent réalisées collectivement. Ce type
d’écriture fait appel à une abondante documentation puisée essentiellement dans
la presse. Ce qui expliquerait en partie l’usage d’un langage stéréotypé et la
présence de personnages peu réalistes. L’essentiel résidait dans l’explication
et l’illustration du discours politique dominant. Avec la remise en question de
la « Révolution agraire » et de la « Gestion
socialiste des entreoprises », juste après le décès de
Boumédièn e, ancien président de la république, ce type de théâtre n’eut
plus droit de cité. Il fut sérieusement attaqué et censuré par les nouvelles
autorités qui ne voulaient plus en entendre parler. Les troupes qui
représentaient cette tendance théâtrale furent expulsées du festival du théâtre
d’amateurs de Mostaganem par les dirigeants du FLN, parti unique1 qui n’ admettaient pas les critiques
contre le parti unique considéré par les amateurs et de nombreux comédiens et
intellectuels comme un espace peuplé d'opportunistes et d'opposants à la
liberté d’expression. Les pièces
mettaient souvent en scène des responsables du FLN et les membres du Conseil de
la Révolution (dont Chadli Bendjedid) montrés sous un angle négatif.
La désignation du colonel Chadli à la tête de l'Etat allait
mettre un terme à la révolution agraire et à la gestion socialiste des entreprises,
thèmes de circonstance qui n’auront plus droit de cité dans le théâtre ni
d'ailleurs, dans la presse, trop occupée à hanter les mérites du nouveau
locataire de la Présidence. Ces thèmes
de circonstance sont condamnés à disparaître, juste après des changements
politiques. L'expérience du théâtre militant dans plusieurs pays occidentaux ou
de l'Est l'atteste. Une dynamique,
exclusivement militante, ne survit pas aux contingences historiques.
Ces pièces deviennent, en quelque sorte, des lieux-témoins
d'une période précise. Contrairement à ce qu'avance un certain nombre
d'universitaires, les tensions et les conflits ne sont pas absents de cet
univers dramatique. Nous avons souvent affaire à une lutte entre deux mondes,
deux sociétés qui s’ entredéchirent. El Khobza (Le pain) ou Laalègue (Les ,Sangsues) de Abdelkader Alloula, par exemple,
mettent en situation deux mondes qui s'entrechoquent, se malmènent.
Les sentiers de la critique socio-politique
Le théâtre en Algérie n'a pas uniquement mis en scène des
pièces de propagande traitant
exclusivement de la révolution agraire ou de la gestion socialiste des
entreprises comme l'affirme Roselyne Baffet dans sa thèse 1.
Les théâtres d'Etat réalisèrent uniquement trois textes abordant
directement ces sujets. Une lecture attentive des pièces produites dans les
établissements étatiques ou publics nous permet d'affirmer que les thèmes
sociopolitiques sont numériquement plus
importants.
Les théâtres publics prennent souvent leurs distances à l'égard
du discours politique officiel. Ce qui
n’est pas le cas du théâtre d'amateurs,trop engagé dans les luttes
politiques.Le choix des pièces obéit, en grande partie, aux options esthétiques
des auteurs. Le nombre important
d'adaptations et de recréations confirme cette donnée. Les thèmes traités ne correspondent pas à un
schéma politique et idéologique défini, mais ils sont souvent liés à
l'actualité sociale. La crise du logement,
les problèmes du quotidien, l'absence de communication entre les gens, la
situation des intellectuels, la condition féminine, les abus du pouvoir, la
corruption, la bureaucratie sont autant de thèmes abordés dans les structures
étatiques de 1962 à 2000.
Très critiques, les pièces mettent en scène des situations
puisées dans le quotidien tout en dénonçant les abus commis par les pouvoirs
successifs. La présence de nombreux
clivages permet de déterminer certaines positions conflictuelles s'exprimant
souvent aux niveaux politique, social ou linguistique. Les pièces de Slimane
Bénaissa, de Kateb Yacine ou de Abdelkader Alloula proposent souvent une
lecture politique directe de la réalité sociale. Ce sont souvent les conflits d'ordre idéologique qui déterminent
le récit. Par contre, chez Benguettaf,
Bouguermouh, Dehimi et d'autres auteurs, les antagonismes sociaux structurent
la représentation.
d) Une lecture politique directe
Kateb Yacine, Abdelkader Alloula, Slimane Bénaissa et Ziani
Chérif Ayad (Les martyrs reviennent cette semaine,
adaptation d'une nouvelle de Tahar Ouettar) privilégient la critique
politico-idéologique. Dans les pièces
de Kateb Yacine, les conflits se situent à un niveau idéologique (antagonisme
de classes ou opposition imperialisme-réaction contre socialisme-progressisme). Les conflits internes seraient l'expression
d'une contradiction fondamentale capitalisme-socialisme. Dans Palestine trahie ou
Le Roi de l'Ouest, par exemple, l'auteur montre les relations
qu'entretiennent les rois et les nouveaux chefs d'Etats arabes qui oppriment
leurs peuples avec les forces impérialistes.
Kateb Yacine articule ses textes à partir de présupposés idéologiques
précis. Ses intentions sont
explicites : montrer les luttes du peuple.1
« Un théâtre de combat, c'est la seule chose
qui m'intéresse : porter
des témoignages, parler de
ceux qui luttent, et qui veulent
construire leur pays. Je crois que c'est la seule mission. Le
théâtre est de son temps, s'il
trahit, s'il prend une direction
contraire, c'est la déchéance. (... ) Le pays a besoin d'un
théâtre
comme cela, sans compromis,
sans faiblesses, parce qu'il faut
opérer à vif sur la société. »
Abdelkader Alloula qui,
après la réalisation de pièces sur la révolution agraire (El Meida)
et la gestion socialiste des entreprises (El Mentouj),
découvrit les vertus du théâtre critique. Le théâtre de Alloula, utilisant
souvent des éléments de la tradition orale (halqa ou cercle), met en scène des
personnages mi-marginalisés, mi-conteurs, vivant des situations extrêmement embarrassantes. Leiouad (Les
Embarrassantes. Lejouad (Les Généreux) tente, en
quatre tableaux, de
montrer, à travers
l'itinéraire de quatre personnages, Habib Rebouki, un gardien d'un zoo, Akli
Menouar, un infirmier, Djelloul, un travailleur de la santé et une femme,
Sakina, les problèmes quotidiens des travailleurs et des gens du peuple :
corruption, bureaucratie, inadéquation des services sanitaires, question
féminine. Lagoual (Les
dires) est une mise en paroles de situations sociales. Laalegue (Les sangsues),
très différente des deux pièces déjà citées, est une lecture critique du
"service public". C'est une
satire très caustique de la petite bourgeoisie opportuniste qui s'allie avec
tous les pouvoirs.
Slimane Benaissa, quant à lui, s'inspire de la réalité
politique et sociale et propose une analyse critique de la société
algérienne. Ses pièces se présentent
comme une suite logique marquée par la successivité des évènements. On peut parler
à propos de Boualem Zid el Goudem (Boualem, va de l'avant),
Youm el djemaa Kharjou leryem (Le
vendredi sortent les gazelles) et Babour Eghraq (Le
bateau coule) de trilogie. Slimane Bénaissa explique ainsi l'itinéraire
de ses trois textes qui présentent une lecture politique de la
société algérienne traversée par plusieurs tendances idéologiques1:
« Dans Boualem zid el goudem, on
tendait vers quelque chose.
L'Algérie était là, riche de ses ressources, riche d'espoir, d'une
indépendance encore franche.
On allait vers cet élan. Boualem Zid
el goudem était le symbole de cet élan. Il refuse les douleurs
passées, il n'est qu'avenir,
futur. C'est là que réside la force de
cette pièce.
Dans Youm el djemaa...,
il atteint enfin la ville de ses
rêves et, l'espoir
s'amincissant, il se retrouve enfermé dans un
étau. Déjà, dans Youm el
djemaa..., Boualem refuse de demeurer
dans cette ville et dit : "si c'est comme ça, je reviens au
douar". Dans
Babour Eghraq,
j'ai tenté d'expliquer le pourquoi de cet échec. On
s'est retrouvé dans un cercle
fermé ou quelque part enfermé ; il se
trouve qu'il y a une sclérose quelque part, parce qu'on a joué
des
jeux faussés. C'est la situation de Babour Eghraq »
Le théâtre de Slimane Bénaissa priviligie la parole qui, en
quelque sorte, structure le
récit et met en situation des espaces opposés, antagoniques. Cette distinction spatiale et territoriale
oriente la mise en scène. C'est
justement, la présence de conflits qui donne aux personnages une dimension
exceptionnelle. Le personnage de
Boualem, socialiste, idéaliste, ouvrier de son état, est présent dans les trois
pièces. C'est à travers son discours
que se font et se défont les itinéraires des autres personnages. Il est en quelque sorte le trait d'union
entre les trois pièces et le lieu de continuité du combat national. Boualem
s'oppose dans Boualem zid el Goudem à Sekfali, un bourgeois
réactionnaire incarnant les forces rétrogrades. Dans Youm el diemaa, il est aux prises avec deux
personnages, « l’américain » lieu de l'aliénation et le fou
qui ne se retrouve plus entre ces deux mondes. Babour Eghraq le
met en situation de dévoiler les "magouilles" de deux autres
personnages, un affairiste et un intellectuel d'un type spécial. De deux espaces d'oppositions possibles,
deux projets de société éventuels, on passe dans les deux dernières pièces à
trois territoires antagoniques.
Bénaissa aborde les problèmes politiques (conflits entre
divers projets de société, problèmes de langues, démocratie) dans une
perspective culturelle. Ses personnages
sont culturellement situés. A côté de
la trilogie, existe une pièce qui traite de la gestion socialiste à travers les
contradictions et le vévu d'une famille (El Mahgour, une
adaptation de L’ Apôtre
Housipillé de Makaionok). Ziani Chérif Ayad tente dans sa pièce les
martyrs reviennent cette semaine (une adaptation d'une
nouvelle de l'écrivain Tahar Ouettar) de mettre en scène les dégâts causés à
l'Algérie indépendante par les opportunistes et les arrivistes du parti unique
et des autres institutions de l'Etat.
Nous avons affaire à une sorte d'aller-retour passé (lutte de libération
nationale)- présent. C'est à travers le
"revenant", Cheikh Abed, que se reconstitue le puzzle de la
désillusion de l'Algérie indépendante "confisquée" par des traîtres
et des opportunistes notoires.
Ce thème de la désillusion se retrouve dans plusieurs textes
dont Mille hourras pour une gueuse de Mohamed Dib. D'ailleurs, Ziani Chérif Ayad reprend
certains passages de la pièce de Dib en changeant uniquement les noms des
personnages. Arfia devient
Khedidja. Les personnages de Mille
hourras ... Slim, Bassel et
Nemiche prennent d'autres noms. La
désillusion est le sujet principal des autres pièces réalisées par la troupe
privée dirigée par cet auteur-metteur en scène : El Qalaa (La citadelle). Le Cri (El Ayta)
et Fatma reprennent ce thème. La troupe Théatre et Culture
présenta vers la fin des années 60 et le début des années 70 des pièces
traitant de la situation économique de l'Algérie et de la condition féminine.
La censure veillait au grain. Les représentations de La situation de la
femme en Algérie furent rapidement interrompues par les autorités de
l'époque. Cette troupe soutenue par des
intellectuels de renom comme Kateb Yacine, Jean sénac, Jean Déjeux, Mohamed
Khadda, Omari Wahid et de nombreux universitaires, abordaient sans aucune
complaisance les sujets d'actualité : pouvoir, problèmes économiques, condition
féminine...La scène du viol dans La situation de la femme en Algérie
fut un retentissant scandale.
e- Un regard sociologique
Si des auteurs comme
Bénaissa, Kateb, Alloula ou même parfois le duo Ziani-Benguetaf privilégient la
dimension politico-idéologique en mettant en situation des projets de société
antagonistes, d'autres dramaturges et metteurs en scène proposent une lecture
sociologique de la société. La dimension politique n'est certes pas évacuée
mais devient en quelque sorte le produit de toutes les convulsions et les
pesanteurs sociales. Hafila
tassir (une adaptation d'une nouvelle de Abdelqoudous, Le voleur
d'autobus), Mir ou rabi Kbir (Je serai maire, Dieu
est Grand), Def el goul ouel Bendir (Tape sur les dires) ou Journal
d'une femme insomniaque de Rachid Boudjedra ... traitent sans
complaisance de problèmes de société : arrivisme, situation de la femme,
exode rural et excroissances du développement, ambivalence culturelle. A travers le jeu d'un personnage, les
contradictions se font et se défont dans une société caractérisée par une sorte
de schizophrénie collective. Les récits se déroulent dans un espace urbain
(ville).
Hafila Tassir est l’histoire de Chérif
Ezzouali, à la limite de la paranoïa, qui n ‘arrête pas de raconter ses
souffrances dans un autobus-symbole. Journal d’une femme insomniaque est un
récit poignant mettant en scène la condition féminine en Algérie. Homk
Sélim (Journal d’un fou) décrit l’itinéraire d’un
personnage confronté aux mille et une vicissitudes de la vie quotidienne et
d’une société désaxée. La folie se transforme en un lieu structurant les
différents récits.
Les réseaux thématiques
L'interrogation des lieux de la réception nous a permis de comprendre les besoins du (des) public(s) et l’importance de la réaction des spectateurs dans le choix des axes thématiques et esthétiques. Nous essaierons dans ce chapitre de retrouver les thèmes qui reviennent de manière récurrente. Déjà, le chapitre précédent a déterminé les grands ensembles qui caractérisent la représentation dramatique en Algérie.
Les conflits sociaux constituent en quelque sorte le noyau
autour duquel s'articule une grande partie des textes dramatiques. On ne peut comprendre cette attitude si on
ne prend pas en considération la personnalité des véritables pionniers du
théâtre en Algérie. Issus du peuple, .
des hommes comme Rachid Ksentini, Allalou ou Mohamed Touri ne pouvaient que
mettre en scène les situations tragi-comiques du quotidien. Après l'indépendance, le théâtre ne cessa
pas de traiter en permanence les questions sociales.
Les problèmes du quotidien sont souvent abordés avec une verve satirique extraordinaire. Le rire n'était jamais absent. on rit de soi-même en quelque sorte comme les personnages populaires qui peuplent l'imaginaire des Algériens. ou comme Charlot que vénèrent les comédiens Algériens. Nous avons l'impression d'avoir affaire à des personnages syncrétiques mi-charlot mi-Djeha.
Le choix de la comédie comme genre de représentation n’est pas fortuit. Djeha
de Allalou eut le mérite en 1926 d'imposer en quelque sorte le comique et le
satirique dans l'univers dramatique algérien.
L'adoption de cette forme esthétique marginalisa la tragédie et le drame
historique qui, même, après l'indépendance, n'attirent qu'un public extrêmement
restreint.
Nous tenterons dans ce chapitre de déterminer les grands
axes thématiques autour desquels s/articulent les représentations dramatiques
et de cerner les différentes expériences esthétiques caractérisant le théâtre
en Algérie.
Dépister les thèmes généraux
caractérisant les textes dramatiques est une entreprise qui nous parait
difficile et arbitraire. Isoler des
thèmes est quelque peu problématique. on ne peut facilement déchiffrer les
différentes composantes thématiques de 1,'oeuvre dramatique sans risquer de
tomber dans le piège du jeu de l’interprétation extra-littéraire. Patrice Pavis souligne cette difficulté dans
son Dictionnaire du théâtre et propose une grille de lecture, à notre avis,
convenable1.
"En extrayant de la pièce certains thèmes, on
se livre davantage à une opération extra-littéraire de commentaire ou
d'interprétation qu'à une analyse scientifique de 1,'oeuvre.( ... )
« Le thème est un schéma plus ou moins conscient et obsessionnel du texte.
Il appartient au critique de dépister ces structures thématiques, mais aussi de
décider au moyen de quels thèmes
l'oeuv
moyen
de quels thèmes l’œuvre est la plus facilement explicable ou productive
(polysémie du texte et de la scène, ouverture des significations concevables). »
Conscient de ces problèmes,
nous essaierons de déterminer les structures thématiques fondamentales,
résultantes des différents thèmes contenus dans les oeuvres dramatiques
algériennes. Une catégorisation
primaire de ces ensembles thématiques nous permettra, avec tous ses paradoxes,
de déterminer les grandes lignes directrices du théâtre en Algérie.
I Le théâtre d’avant
l’indépendance
1 - Un regard rapide
sur la production dramatique avant l'indépendance
Cette balade dans l'univers
dramatique la période coloniale nous permettra de mieux saisir les contraintes
et les pressions qui ont caractérisé le fonctionnement de l'art scénique et le
choix des différents thèmes. Plusieurs
paramètres historiques ont imposé le choix de tel ou tel sujet. Avant 1926 et Djeha
Allalou, les thèmes historiques marquaient le paysage dramatique.
La réussite de Djeha permit également au genre
comique et à 1'arabe "dialectal" de s'imposer sur la scène
théâtrale. Langue, genre et thème
semblent donc extrêmement liés.
Notre entreprise tentera de
délimiter, même artificiellement, les thèmes généraux marquant la
représentation dramatique. Avant 1926, année capitale dans l'histoire du théâtre en Algérie, les drames
historiques dominaient sérieusement la scène algéroise.
Plusieurs textes furent
montés par de jeunes lettrés à Blida, Médéa et Alger. Mac Beth de Shakespeare, vertu et fidélité de
Khalil El Yaziji, Chahid Beyrouth (Le martyr de
Beyrouth) de Hafeh Ibrahim et La mort de Hussein, fils de
Ali et Jacob le Juif furent réalisés vers les années
1910. Les titres de ces pièces
suggèrent déjà la source thématique de ces représentations. L'histoire des arabes et l'épopée musulmane
constituent les sujets essentiels de ces pièces qui, parfois, s’inspirent
directement du Coran. Mahboub
Stambouli, un pionnier du théâtre en Algérie remarque ceci 1:
« Les premières pièces données vers les années
dix en arabe classique mettaient en
scène des sujets historiques, des drames religieux. »
Jacob le juif, par exemple, racontait la
légende de Youssef (Jacob), une histoire tirée essentiellement du texte
coranique. A travers le personnage de
Youssef, c’est l'idée de la foi et de la bonté qui est mise en évidence
La mort de Hussein, fils de Ali décrivait
l'histoire tragique du fils d'un des « Khoulafa » (héritiers
du prophète) et montrait la trahison de
ceux qui avaient assassiné Ali et son fils (c'est à partir de ce fait que sont
apparus les tazié). D’autres pièces
historiques furent également jouées devant un public de lettrès qui
appréciaient spécialement les thèmes historiques et religieux. Nous citons, entre autres, Fi Sabil el
Watan (Pour la 'Patrie ) Fath El Andalous (La
Conquête de l’Andalousie).
Tous ces textes furent déjà joués au Moyen-Orient. L’égyptien Georges Abiad avait adressé une
série de pièces à l'Emir Khaled et à certains lettrés algériens. Il n'est donc pas étonnant de retrouver les
mêmes thèmes et les mêmes textes. La
fascination des sujets
historiques et religieux, très ancrée Egypte, en Syrie et au Liban,
caractérisait l'univers dramatique algérien.
La période d'avant 1926 était surtout marquée par un
discours arabiste qui mettait en évidence l'appartenance de l’Algérie à l'ère
arabo-islamique. La glorification des splendeurs de l’Histoire arabe et islamique,
lieu de réseaux thématiques particuliers, tenait le haut du pavé. La référence
au passé ancien était en quelque sorte symptomatique d'une impossibilité de
traiter les problèmes contemporains, trop complexes.
L'absence d’un discours politique nationaliste favorisait
l'émergence de ce "théâtre aux souvenirs". L'honneur et 1a fidélité constituaient les
éléments -clés de ces pièces en arabe classique jouées devant un parterre de
lettrés trop fascinés par la Nahda
(Renaissance Arabe).
Les titres des textes confirment d'ailleurs cette volonté de montrer le courage et la générosité des arabes. A travers ces pièces historiques, les auteurs tentaient d'illustrer la misère du présent marqué par la décadence culturelle et politique. Ce n’est d'ailleurs pas pour rien qu'ils firent appel à des personnages historiques qui occupaient une place de choix dans l'imaginaire des arabes.
Un auteur algérien, Tahar Ali Chérif prit L'initiative de
traiter d'autres sujets et de prendre ses distances avec le drame historique
qui n'attirait qu’un public extrêmement restreint. Il aborda des thèmes nouveaux : alcoolisme, amour... Le genre
mélodramatique interpellait le quotidien.
Trois pièces furent proposées aux rares spectateurs des salles du
Kursaal et de l'opéra d'Alger : Ach- chifa baad el gharam (La
guérison après l’épreuve), Khadi’at el gharam (Les
déceptions de l’amour) et Badi’, toutes jouées entre 1921 et 1924.
Jusqu’en 1926, les thèmes historiques et religieux
marquèrent l’univers scénique algérien. Ce fut en quelque sorte une
reproduction mimétique des pratiques dramatiques des théâtres du Moyen-Orient
(Egypte, Syrie, Liban). Le retour au
passé suggérait également une sorte de désillusion, une déception due surtout à
la misère politique et intellectuelle que vivaient les arabes pendant cette
période (colonisation, décadence culturelle ... ).
Ce sentiment de frustration les incitait à chercher dans le passé des figures emblématiques (Haroun El Rachid, Tarak Ibn Ziad, Antar ... ) qui exprimaient en quelque sorte la force, le courage et la générosité des arabes. Seul, Tahar Ali Chérif tenta de sortir de cette thématique tournée vers le passé pour emprunter les voies(x) de la quotidienneté.
Les pièces jouées en arabe littéraire revendiquaient et
assumaient l’ appartenance à l'univers arabo-islamique. Les sujets abordés correspondaient donc à
des choix idéologiques précis.
2/ Le quotidien sur scène
Tahar Ali Chérif fut en
quelque sorte le premier homme de théâtre algérien à avoir abordé les problèmes
de la vie quotidienne sur scène. Mais
l’usage de l'arabe "classique" ne lui permit pas d'attirer un
large public, ce qui le poussa à abandonner la pratique théâtrale. Ce fut donc
Allalou qui tenta d’exploiter les richesses de la langue populaire et les
thèmes déjà traitées par Ali Chérif .
Djeha, jouée en 1926, constitua une véritable
rupture avec le théâtre historique. Les thèmes historiques étaient d'ailleurs
utilisés en fonction de l'imaginaire populaire et de la réalité de
l'époque. Le discours intellectualiste
laissa place à des pratiques dramatiques puisées dans la vie de tous les
jours. Dans Djeha,
Allalou posait le problème du mariage forcé.
Le succès de cette pièce marginalisa définitivement le drame historique et incita les auteurs à traiter des problèmes de la vie quotidienne en empruntant la verve satirique.
Cette manière de faire fut adoptée par l'écrasante majorité
des auteurs algériens. Allalou, Mahieddine Bachetarzi et Rachid Ksentini puisèrent dans la société les sujets de
leurs pièces. C'était en quelque sorte
un théâtre de dénonciation sociale. Les
auteurs-comédiens mirent en scène des situations cocasses et burlesques,
contestant certaines coutumes et traditions.
Le maraboutisme, le mariage, la dot, le divorce, l'hypocrisie et la
cupidité des puissants furent tour à tour traités par les hommes de théâtre de
l’époque. Tout y passait : l’analphabétisme des femmes, le pharisaisme des
dévots, l’alcoolisme, etc. Djeha s’attaquait au mariage forcé des femmes sans
leur consentement. consentement. Le
mariage de Bou Borma dénonçait les méfaits de l’alcoolisme. Antar El Hachaichi (Antar
le drogué) traitait des dangers de drogue. Le mariage de Bou Akline
abordait problème de la "fidélité" et de la "ruse" des
femmes.
a - La tranquille intrusion
des thèmes politiques
A côté des pièces montrant
les problèmes sociaux, existaient des textes qui s'intéressaient timidement à
la politique. Mahieddine Bachetarzi monta entre 32 et 39 une série de pièces
souvent censurées par les autorités coloniales. Faqo (ça ne prend plus), Al
ennif (Pour
l'honneur), Béni oui oui, El Khéddaine (Les
traîtres) et En nissa (Les femmes)
prenaient pour cibles les élus musulmans, collaborateurs zélés de l’appareil
colonial.
On ne remettait pas en question colonisation mais on tentait de décrire certains maux qui caractérisaient la société algérienne de l'époque. On exprimait en quelque sorte les espoirs et les revendications du Front Populaire qui permit vainement à de nombreux intellectuels de rêver à de réels changements dans la société algérienne et dans la politique coloniale. L'échec du Front populaire et les frustrations ressenties après la non prise en charge des doléances des élites algériennes poussèrent les hommes de théâtre à illustrer sur scène ce désenchantement et cette déception.
Les thèmes politiques traités dans les pièces de M.Bachetarzi (rivalité entre les colons européens et les gros propriétaires musulmans, paupérisation des algériens, opportunisme de certains élus musulmans... ) ne s’éloignaient nullement des idées assimilationnistes d’une partie des lettrés algériens. Ce n'était donc pas une dénonciation franche du colonialisme mais une manière de revendiquer sa différence.
Les pièces n’étaient pas très virulentes à 'égard du pouvoir
colonial. Faqo (ça
ne prend plus) s'attaquait à certains hommes politiques musulmans sans
remettre en question les structures institutionnelles françaises. Les Béni oui oui fustigeait
les marabouts et les collaborateurs patentés du pouvoir colonial. Al ennif (Pour
l'honneur). traitait de la "barrière des races" et de
la possibilité d'unions mixtes réussies.
El Kheddaine (Les traîtres) retraçait
l'itinéraire de certains dirigeants arrivistes prêts à vendre leur âme pour
assouvir leurs intérêts personnels. En
nissa (Les femmes) est un texte qui
s'insurgeait contre certains dignitaires algériens qui ne permettaient pas
l’instruction des femmes.
Ces pièces, pourtant censurées par les autorités coloniales,
ne contestaient nullement la présence
Française en Algérie mais
soutenaient en quelque sorte l’idée souvent dénoncée par les partis
nationalistes d’un « mariage mixte » et d’une conciliation. Ce thème
de la rencontre des deux cultures se retrouvait dans le discours du Front
Populaire et du projet Blum-Violette.
Les auteurs greffaient dans leurs textes de nombreux
thèmes secondaires, parfois
digressifs,une technique qui
rappelle celle des contes populaires. Ce théâtre de situations ne soutient pas
une thèse mais met en scène des faits tirés la réalité quotidienne. une
phrase-clé, souvent précisée à la fin (épilogue-moralité) marque le récit et
appuie le thème central autour duquel s'articulent la fable et le mouvement des
personnages.
Le discours est souvent moralisateur, sans grande
consistance sociologique. Dans Ennissa
(Les femmes) par exemple, M.Bachetarzi expose un constat
et répond aux adversaires de l'instruction des femmes en s'appuyant sur le mode
satirique et comique. Il Il n'interroge nullement les déterminations
idéologiques qui poussent les marabouts et certains élus à refuser l'éducation
des jeunes filles. Une phrase-clé
(instruction indispensable des femmes) provoque la mise en oeuvre d’autres
phrases catalyses (cupidité des marabouts et des élus, ignorance, etc . ) qui
complètent le modèle actantiel. Destinateur et destinataire se rencontrent.
b - Un schéma modèle
Dans ces pièces de type social ou
socio-politique, le modèle actantiel est traversé dans la grande partie des cas
par les mêmes actants et les mêmes structures actorielles. Les opposants sont
souvent bien définis : les arrivistes, les marabouts, certains élus. Les
adjuvant sont représentés par le bon sens, un personnage positif ou une
situation exceptionnelle.
L'objet des quêtes est moral : condamnation de
l'alcoolisme, dénonciation de l'avarice et de 1'ignorance, rejet de la drogue,
éducation des filles... Nous avons l'impression, à la lecture des textes
disponibles, qu’on a affaire à la même structure de
représentation. Les personnages étaient
souvent stéréotypés, marqués par une propension à schématiser les groupes
sociaux. Le comique des situations et les différents quiproquos permettaient
l'exagération et le grossissement des traits physiques et sociaux s
personnages.
Le rire, élément essentiel de la présentation, jouait en
quelque sorte la fonction d'accélérateur de la fable et de lieu de ponctuation
du récit. L'ironie et la parodie
contribuaient au déroulement diégétique et ridiculisaient les personnages
opposants à la quête centrale, souvent morale.
Dans Les Faux savants de M.Bachetarzi, une pièce en un
acte, l’auteur vitupérait les marabouts qui prétendaient être les seuls
détenteurs du savoir en les faisant
traîner dans la boue par le personnage naïf, paradoxalement doué du sens de la
répartie extraordinaire. L’essentiel
était de mettre en quesation ces "faux savants" et de montrer
'importance de l'instruction et de l'éducation. Djeha et l'usurier reprenait les facéties de ce
personnage dans un but éducatif. Lucienne Darrouy écrivait ceci dans Le
journal, L’Echo d’Alger 1:
« C’est la rencontre fatale et comique d’un
naïf, crédule et
impécunieux, avec le rusé fripier qui veut se jouer
de sa simplicité.
Par un artifice qui sauvegarde la moralequi
triomphe, employant
sousair d’innocence plus de malice que le trompeur
de
professionnels. La supériorité de Djeha lui permet
d’ailleurs de
garder le beau rôle et de se montrer généreux. »
Djeha, grâce à son ironie caustique et à sa générosité, réussit à mettre en œuvre la phrase-clé de la pièce : seules la bonté et la générosité paient.
Le théâtre de Bachetarzi, de Ksentini, de Allalou, de Touri, d’Errazi et debien d’autres auteurs était surtout intéressé par les questions morales et sociales. On insistait sur « l’éducation des gens ». Les thèmes obéissaient à cette option dramatique.
PRINCIPALES PIECES
1926-1954
Axes
thématiques
Titres
|
Année |
Thèmes ou sujets |
Djeha de Allalou |
1926 |
Farce satirique mettant en scène un personnage populaire. |
Aboul Hassan el Moughafal de Allalou |
1927 |
Tirée des Mille et Une Nuits, ce texte met en scène un personnage fantasque qui prit la place du prince Haroun Er Rachid pendant une journée. Difficultés et corruption du pouvoir |
Le mariage de Bou Borma de Rachid Ksentini |
1928 |
Farce en trois actes, cette pièce traîte de la « ruse » des femmes et des conséquences néfastes de la boisson |
Zrghirrebane de Rachid Ksentini |
1929 |
Alcoolisme et déchéance |
Faqo de R.Ksentini, M.Bachetarzi et Chaprot) |
1934 |
A travers le récit d’un personnage naïf et illetré qui se faisait avoir par divers profiteurs , il est question de la crédulité et de la naïveté du petit peuple. |
Al Ennif (Pour l’honneur) de M.Bachetarzi |
1934 |
Effacement des barrières raciales et mariages mixtes |
El Kheddaine (Les traîtres) de M.Bachetarzi |
1937 |
Critique de certains arrivistes et « élus » qui trompent leurs compatriotes |
Ma yenfaa ghir Essah (Seule la vérité compte) de M.Bachetarzi |
1939 |
Cette pièce met en scène Allal, un paysan qui débarque en ville et renie ses parents analphabètes, une fois face aux lumières de la ville. Conflits de génération et exode rural |
Khaled ou le Samson algérien de M.Bachetarzi |
1940 |
Le courage eyt la générosité |
Docteur Allel de Mohamed Touri |
1940 |
Comédie tirée du Médecin malgré lui de Molière. |
El Mech’hah(L’Avare) de Errazi |
1950 |
Une adaptation de L’Avare de Molière |
Zait Mait de M. Touri |
1950 |
Mésaventures d’un groupe de voleurs naïfs, égarés dans la ville. |
El Ouadjib (Le devoir) de M. Bachetarzi |
1951 |
Critique des élus musulmans et de l’opportunisme. |
L'indépendance acquise, le pouvoir en place avait défini les
grandes options thématiques du théâtre en Algérie mais les textes officiels
n'avaient pas empêché les hommes de théâtre de l'époque de reproduire les mêmes
thèmes en vigueur durant la période coloniale.
Les comédiens du TNA étaient en grande partie des élèves de
M.Bachetarzi. Plusieurs pièces furent reprises, surtout celles qui avaient été
réalisées par Abdelhalim Rais entre 58 et 62 pour la troupe du FLN. Les mêmes schémas thématiques et esthétiques
refaisaient leur apparition après l'indépendance.
Le public appréciait énormément les pièces qui mettaient en
scène des conflits sociaux ou moraux.
L'échec de certaines adaptations (Brecht, El Hakim ... ) qui posaient
les problèmes en termes politiques favorisa la prise en charge des sujets à
caractère « éducatif » et didactique. Allalou, Bachetarzi et
Ksentini ne S'étaient pas trompés en abordant ces thèmes très populaires. Rouiched et Touri furent en quelque sorte
les continuateurs de ce courant animé durant la colonisation par les trois
« pionniers » du théâtre en Algérie.
On peut dire que le théâtre connut deux périodes importantes
(de 1963, année de la nationalisation des théâtres à 1972 et de 1972 à nos
jours) ponctuées de ruptures plus ou moins cruciales. Chaque période
correspondait à des choix politiques et esthétiques précis. Quatre catégories thématiques caractérisèrent
l'art scénique: conflits sociaux, conflits moraux, conflits de type historique,
thèmes politiques. Cette classification
semble, comme toute schématisation, arbitraire. Une pièce de théâtre peut être le confluent de toutes ces
catégories comme elle peut se trouver à la lisière de deux tendances
thématiques.
Cette catégorisation, aussi discutable soit-elle, nous
permet néanmoins d'affiner notre analyse et de ressortir les lignes thématiques
essentielles du théâtre en Algérie.
1 - Période allant de 1963 à
1972
Cette période est dominée
par trois grands ensembles thématiques : sujets à caractère social, moral et
historique. Toutes les pièces de
professionnels furent mises en scène par le TNA, le seul théâtre qui existait à
l'époque. La grande majorité des
comédiens avait fait ses classes chez Bachetarzi et/ou dans la troupe du
FLN. On peut citer, entre autres,
Rouiched qu'on compare souvent à Ksentini, Mustapha Kateb, Keltoum...
L'impact de la formation de Bachetarzi est
obsessionnellement présent dans la production dramatique. Ses traces sont visibles. Les débats des années 60 ne remettaient nullement en question les options thématiques des
pionniers du théâtre en Algérie mais abordaient souvent les questions
esthétiques. Seul Mohamed Boudia tenta,
dans son manifeste, d'orienter le débat sur les problèmes thématiques1.
« Le théâtre osera attaquer tous les phénomènes
négatifs qui vont à l'encontre des
intérêts du peuple. Il n'évitera
pas les contradictions. Il ne versera
pas dans le conformisme béat ou l'optimisme stupide. Qui dit art dramatique dit
existence de conflits. Autrement, nous
parviendrons à montrer des personnages sans vie et sans relief, alors que la
vie de notre peuple est riche, illimitée dans la variété »
Les hommes de théâtre ont poursuivi en quelque sorte le
travail déjà entrepris par leurs prédécesseurs. Si l’on excepte certaines pièces qui, d'ailleurs, connurent peu
de succèss, comme les adaptations de Brecht ou les textes historiques, on peut
affirmer que le théâtre prit en charge les « phénomènes négatifs »
dont parle Mohamed Boudia.
Une reprise de Ma Yenfaa Ghir Essah ou Seule
la vérité compte) qui pose le problème de l’arrivisme, eut un
succès extraordinaire lors sa présentation en 1965 (10338 spectateurs
en 24 représentations, soit une moyenne de 431 personnes par spectacle). Cette pièce, déjà jouée en 1939, aborde un
sujet toujours actuel en 1965. Ce
n’est pas pour rien que la structure des pièces de Rouiched semble très proche
de celles de Bachetarzi et de Ksentini.
Le public reste toujours attaché aux textes qui tirent leurs thémes du
quotidien. L'échec "public"
des pièces de Berlolt Brecht montre que les sujets trop abstraits, aux yeux de
nombreux spectateurs, n’attiraient pas le grand public.
Nous essaierons d'analyser les grand ensembles thématiques
qui caractérisèrent la période 1963-1972.
1.1Thèmes historiques
Les dramaturges et metteurs en scène algériens semblent avoir assimilé les leçons des échecs successifs des pièces historiques. De 1963 à 2000, trop peu de pièces traitant de l'histoire nationale ou des mouvements de libération furent mises en scène dans le établissements étatiques. Certes, les années 90 ont vu un certain nombre de poètes se transformer en dramaturges et quelques théâtres et metteurs en scène, pour des raisons financières, réaliser ce qu’ils appellent pompeusement des « épopées », souvent trop mal ficelées techniquement et ne visant trop souvent que les bénéfices financiers soutirés des entreprises publiques productrices comme le Ministère des Moudjahidine (Anciens combattants) et l’organisation des moudjahidine. Souvent, ce type d’ « épopées », juteuses pour leurs initiateurs ne dépasse pas l’unique représentation. Ainsi, les héros de la guerre de libération sont souvent malmenés par des entreprises et des « metteurs en scène » qui, souvent, considèrent l’Histoire et l’art théâtral comme accessoires.
Kateb Yacine qui, paradoxalement, reprit 1’idée de Djeha
et de Hassan El Moughafal (Le dormeur
éveillé), peut séduire le large public. Les troupes d'amateurs
abordèrent également des sujets historiques, mais avec moins de succès.
L'histoire n'était, pour les amateurs, qu'un espace d'illustration et de
légitimation du présent et des décisions politiques du pouvoir en place.
1.1.1-Lutte de libération
nationale
Malgré les appels incessants
pour 1a réalisation de pièces traitant de la lutte d libération nationale, le
nombre de textes mis en scène par 1es hommes de théâtre algériens est
extrêmement réduit. Ce qui est anormal, d’autant plus qu’il existe des auteurs
pouvant monter ce type historiques, en dehors des tentatives dérisoires et
absurdes de ces « épopées », mal documentées et sans public. Sur une dizaine d pièces traitant de cette
question, quatre sont des reprises : Les enfants de la Casbah, le Serment
et les Eternels de Abdelhalim Rais et Le Cadavre enceclé
de Kateb Yacine, monté à deux reprises par le TNA en 1968 et en 2000. Ces
quatre pièces, nées d’une forte conviction et participant d’un projet
idéologique et esthétique clair et cohérent, arrivent à donner une image
positive de la lutte de libération nationale algérienne, souvent schématisée
par des « épopées », certes encouragées par les pouvoirs publics, qui
dénaturent la portée de la lutte révolutionnaire nationale pour l’indépendance.
D'autres textes furent montés à des fins de célébration
d’anniversaires : 5 juillet, 1er Novembre. Ce fut le cas
notamment de Soumoud (Résistance), montage poétique
joué et Errafd (Le Refus)1. Contrairement au cinéma et à la
littérature par exemple, le théâtre n’aborda pas sérieusement, et en nombre
suffisant, cette question.
Pièces traîtant de la lutte de libération nationale
(1963-1990)
Titres des pièces |
Année |
Lieux |
Sujet-thème |
Les Enfants de La Casbah (Abdelhalim Rais) |
1963 |
TNAAlger |
La pièce raconte le combat dans les villes et les
difficultés de la clandestinité durant la guerre de libération |
Hassen
Terro (Rouiched) |
1963 |
TNA
|
La lutte dans la ville. Un personnage, simple et
rusé, se retrouve engagé, malgré lui, dans le combat pour l’indépendance. |
Le serment (Abdelhalim Rais) |
1963 |
TNA |
C’est l’appel à des changements après
l’indépendance et la nécessité d’une réforme agraire |
132 ans (Ould Abderrahmane Kaki) |
1963 |
TNA |
Pièce-document retraçant l’histoire de la
colonisation française en Algérie. |
El Khalidoun (Abdelhalim Rais) |
1966 |
TNA |
La lutte dans les maquis durant la guerre de
libération |
Le Foehn (Mouloud Mammeri) |
1969 |
TNA |
A travers l’histoire d’une famille, la pièce
évoque la participation des algériens à la révolution, leurs souffrances. |
Le Cadavre encerclé (Kateb Yacine) |
1968 |
TNA |
Le drame des événements de mai 1945 et l’Histoire
de l’Algérie |
Soumoud (Résistance) de S.El Wahid et
A.Ouriachi |
1979 |
TNA |
Montage poétique décrivant la résistance du peuple
algérien |
Er Rafd (Le Refus) – Création collective |
1982 |
TRC-Constantine |
La guerre de libération |
Toutes ces pièces, exceptée Hassan
Terro, insistaient en quelque sorte sur l'historicité des faits. Les Enfants de la Casbah, El
khalidoun (Les Eternels) et Le Serment de
abdelhalim Rais, déjà jouées entre 1958 et
1962, ont pour cadre de
représentation la Ville. Rais, l'auteur
de ces trois pièces, inscrit son travail dans le cadre de la lutte de
libération nationale.
Le regard est manichéen.
Nous avons affaire à deux espaces antithétiques : les bons et les
méchants. Cette dichotomie spatiale
correspond, cela va de soi, au discours politique et idéologique de
l'auteur. Si Abdelhalim Rais propose un
univers manichéen, Mammeri, Assia jebar
et walid Carn montrent surtout le caractère meurtrier et injuste de la
guerre. Le ton n'est pas le même. Mammeri dénonce surtout le caractère absurde
de cette guerre . La présentation de ses personnages suggère la résence d'un
faisceau d'humanité dans les deux camps.
Assia Djebar et Walid Carn présentent la violence coloniale tout en
montrant également les absurdités des atrocités militaires françaises. La pièce
Rouge l'Aube se termine ainsi :
« Comme toi, j e ne peux rien voir, ni le bourreau, ni le martyr.
Seulement le ciel et la pourpre de l’aube.
Une aube rouge au dessus
du sang de mon frère. »
Ould Abderrahmane Kaki propose un montage d'événements qui
caractérisèrent la présence coloniale en Algérie. C'est ce qu'on appelle le
théâtre -document. La pièce la plus populaire demeureure sans conteste Hassan
Terro de Rouiched qui, comme Les enfants de la Casbah,
traite du Thème de la résistance dans la capitale, Alger. Hassan, un
personnage, mi-naïf mi-sérieux, peu engagé au départ, se retrouve pris dans
l’engrenage de la lutte de libération, bien malgré lui. Il finira par la force des choses Hassan
Terro (le terroriste). C'est un peu
l’itinéraire de la mère dans Les fusils, de la mère Carrar de
Berlolt Brecht.
Ce qui retient l'attention, c'est le caractère comique de la
représentation et la personnalité problématique du personnage ; c’est le
comique de la représentation et l’aspect problématique du personnage. C’est le
rire qui structure le récit. Paradoxalement, la peur, vraie ou simulée,
articule le discours du personnage central, trop prisonnier de concours de
circonstances, de quiproquos et de jeux de mots. Le comique des situations et
du verbe donne à cette pièce une tonalité exceptionnelle : Hassan Terro
est l’unique pièce qui traite de l’Histoire en faisant appel au genre comique.
Son succès populaire, au théâtre comme au cinéma, indique clairement que
l'importance dans le traitement de l'histoire réside dans le de représentation.
Déjà, dans le passé, les pièces qui respectaient trop la
chronologie des faits tout en respectant la « vérité »
historique avaient subi de sérieux échecs.
Seul Allalou, en recourant à la parodie et à la satire, pouvait séduire
le grand public. A la lecture des
chiffres sur la fréquentation des théâtres, on peut avancer, sans grand risque
de nous tromper, que les goûts du public n'ont pas fondamentalement
changé. Hassan Terro qui
reprend les techniques du conte (circularité du récit, répétitions, personnage
de Hassan-ersatz du conteur, etc. ) est très proche sur le plan du traitement
de l'histoire des pièces de Allalou ou de Ksentini, Aboulhassan El
Moughafel ou Antar Lehchaichi).
Le héros est un homme du peuple, sans grandes qualités physiques ou intellectuelles. I1 est simple, parfois naïf, comme d'ailleurs les personnages de Ksentini, de Allalou ou de Bachetarzi. Rouiched assumait totalement cet héritage, d'autant plus qu'il était l’élève de Bachetarzi. Cette pièce, contrairement aux autres textes traitant de la même question, connut une réussite populaire extraordinaire : en I2 représentations, plus de 6037 personnes, soit une moyenne de 503 spectateurs par spectacle.
Les autres pièces, empruntant une structure classique ou trop marquée par leur caractère 'propagandiste", n'attirèrent pas grand monde. Les trois pièces de A.Rais, fonctionnant avec des personnages stéréotypés et proposant une quête généreuse (l'indépendance), construites sur un mode dramatique traditionnel, furent peu suivies par les spectateurs qui, souvent, préféraient les pièces comiques à des textes où historicité est marquée. Ce qui fut d’ailleurs le cas des représentations à thèmes historiques produites vers les années vingt. Nous avons l’impression, à la lumière de ces informations, que les goûts du public sont presque identiques. d'ailleurs le cas des représentations à thèmes historiques produites vers les années 20. Nous avons l'impression, à la lumière de ces informations, que les goûts du public, sont presque identiques.
On pourrait prendre la
liberté d'extrapoler en soutenant que la tradition du conteur investit de
manière brutale l'imaginaire du spectateur.
Ce qui le rend réfractaire à toute représentation linéaire, marquée par
la tyrannie de l'expression didactique.
Une pièce comme Les Enfants de la Casbah fut
"visitée" par 1352 spectateurs en 8 représentations (une moyenne de
169 personnes par spectacle). Le
Foehn de Mouloud Mammeri ne put rassembler plus de 2718 spectateurs en
8 reprises (une moyenne de 194 par représentation). Rouge l'aube,
pièce jouée en français, présentée durant sept fois, réalisa un score
très moyen : une moyenne de 279 spectateurs par spectacle.
Certains textes comme Soumoud
(Résistance) ou Errafd (Le refus),
montées respectivement en 1979 et en 1982, ne dépassèrent pas la centaine de
spectateurs. Le thème de la guerre de
libération ne suscita pas, outre-mesure, l'enthousiasme des hommes de théâtre,
malgré la présence au sein du T.N.A des animateurs de la troupe du FLN. Cette
situation paradoxale s'expliquerait également par un phénomène essentiel :
la censure. Se transformant en un lieu
de légitimation du pouvoir, l'Histoire, otage du régime, fut tout simplement
abandonnée par des dramaturges qui avaient une autre lecture du mouvement
historique national. La guerre des wilaya (grandes régions mises en place par
l’ALN pour les besoins de
l’organisation de la lutte nationale), les dissensions internes et les
désaccords entre les acteurs du mouvement national ne facilitèrent pas les
choses. Le traitement de l'Histoire posait également problème. Fallait-il mettre en scène ce qu'on appelle
communément « l'épopée du peuple » en recourant à une multitude de
personnages ou opter pour des destinées individuelles? Rouiched choisit la deuxième voie en
proposant l'itinéraire d'un résistant malgré lui, naïf mais foncièrement
engagé, Hassan Terro. C'est à partir de
ce personnage, sorte de sergent Shweik que tout s’articule et que le
lecteur-spectateur découvre l'atrocité des faits. Rouge l'aube de Assia Djebar
et de Walid Carn, insistait sur le caractère collectif de la lutte.
1.1.2Pièces traitant-des mouvements de libération
Le discours politique des
années 60 et 70 insistait souvent sur le soutien de l'Algérie aux mouvements de
libération nationale. Cette pratique du
pouvoir fut peu suivie par les hommes de théâtre qui préféraient souvent
traiter des questions sociales et- politiques touchant la société
algérienne. Très peu de pièces furent
montées par les établissements étatiques.
Les dramaturges algériens, habitués à aborder des sujets sociaux, ne
purent s'engager dans cette opération politique. On limita souvent à
l'adaptation de certains textes étrangers : Montserrat
d’Emmanuel Roblès, Les Fusils de la mère Carrar de Bertolt Brecht
et Les Chiens de Tone Brulin. Ces trois pièces traitaient de
sujets tirés de l’Histoire de l’Espagne et de la colonisation en Afrique. Montserrat
évoque la présence espagnole en Amérique Latine. Les Chiens
interroge la présence coloniale dans le continent africain tandis que Les
Fusils de la mère Carrar aborde la guerre civile en Espagne. Seuls Kaki
et Kateb Yacine tentèrent d’investir cet univers, chacun avec ses objectifs et
sa conception dramaturgique, et de montrer les liens étroits qu’entretiennent
les révolutions. Le premier, Kaki, emprunte à Artaud sa manière de faire en
insistant sur l’élément physique et cérémoniel. Le second, Kateb Yacine,
utilise la satire et le rire comme armes pour ridiculiser et dévaloriser les
oppresseurs tout en empruntant à Brecht certains artifices et procédés
dramatiques (songs, effet de distanciation, éclairage…). Kateb Yacine explique
ainsi son projet 1:
« J’ai toujours rêvé de faire une pièce qui
rend compte d’une révolution
mondiale, chose qui dépasse un individu et qui
demande une assez forte
documentation, une pièce qui rend compte des luttes
du monde.
Comment il change ? C’est un théâtre politique.
Les grands axes du
monde sont portés directement sur scène. Il nous faut
cette logique.(…)
Avec peu d’accessoires et de moyens, nous essayons de
montrer ce qui
se passe en Algérie et dans le monde. »
Pièces traitant des mouvements de libération
Titres
des pièces
|
Année |
Thème-sujet |
Afrique avant un de Ould Abderrahmane Kaki |
1963 |
Pièce-document retraçant
l’Histoire de l’Afrique et des mouvements de libération africains |
Montserrat d’Emmanuel Roblès |
1965 |
Récit de la conquête
espagnole en Amérique Latine |
Les Chiens de Tone Brulin-Kaki |
1965 |
La discrimination raciale |
L’Homme aux sandales de
caoutchouc
de Kateb Yacine |
1972 |
La lutte du peuple
vietnamien |
Palestine trahie de Kateb Yacine |
1978 |
Pièce traitant de
l’histoire de la Palestine et la corruption des pouvoirs arabes |
Le Roi de l’Ouest de Kateb Yacine |
1979 |
Description de la situation
au Maroc : répression, révoltes, Sahara Occidental et dénoànciation des
régimes arabes |
a) La vision
internationaliste de Kateb Yacine
Kateb Yacine mettait en scène les luttes de libération tout en
insistant sur leur nécessaire interdépendance. Discontinuité de l’espace en
même temps discontinuité du temps : ensemble d’images simultanées
apparemment hétérogènes obéissant à une seule logique : montrer les
relations étroites unissant les révolutions. Cette dramaturgie en tableaux,
empruntée à Bertolt Brecht, permet à l’auteur de « convoquer »
librement des éléments d’Histoire (Vietnam, Cuba, Palestine…) et de les
inscrire dans une sorte de révolution mondiale.
Les tableaux fonctionnent de manière relativement autonome et provoquent un effet de distance qui laisse au lecteur-spectateur la possibilité de reconnaître à travers les signes opaques ou transparents, les lieux de l'historicité, souvent marqués par la juxtaposition de faits et d'évènements historiques manifestes et par l'espace de la théâtralité dominée par la puissance des images utilisées.
L'homme aux sandales de caoutchouc, Palestine
trahie, Le Roi de l'Ouest et La Guerre de 2000 ans,
oeuvres épico-satiriques, donnent à voir l'histoire comme une suite
ininterrompue de faits et d'événements appuyant le propos essentiel de l'auteur
: nécessité des luttes anti-impérialistes. On passe du Vietnam de Ho Chi Minh à
Nasser, à 1’ OLP, au Roi Hassan II... La présence de tant d'événements
historiques obéit en quelque sorte à un incessant cycle rotatoire,
caractéristique des épopées et des contes donnant plus de poids au discours
global de l'œuvre et permet la
nécessaire mise en relation des fragments d'histoire mis en scène.
Cette manière de faire se retrouve également chez Aimé
Césaire :
« Le plus important en histoire, ce ne sont pas
les faits ; ce sont les
relations qui les
unissent ; la loi qui les régit; 1a dialectique qui les
suscite »
Chaque fragment ou tableau
expose une réalité historique.
L'ensemble de ces « flashes »., possédant leur propre
dynamique, leurs propres personnages,
contribue à la mise en évidence du discours global.
On ne peut sérieusement comprendre les pièces de Kateb Yacine que si on interroge les multiples références historiques se manifestant dans ses textes. Le lecteur-spectateur éprouve de sérieuses difficultés pour reconnaître les faits cités et mettre ainsi en relation différents événements qui structurent le récit.
Dans l'Homme aux
sandales de Caoutchouc, l'insurrection des soeurs Trung, se confond,
par un jeu de juxtaposition des événements, avec les soulèvements dirigés par
Kahina et sa sœur Khenchela.
L'expérience vietnamienne n'est pas considérée comme étrangèreà la réalité historique algérienne. Documents et fiction se complètent concourant au même objectif : montrer
l'interdépendance des révolutions.
Cette manière de faire se
retrouve également dans les autres pièces de Kateb Yacine. Palestine
trahie décrit en quelque sorte le drame palestinien tout en le liant
ave diverses expériences révolutionnaires dans le monde. Le Roi de
l'ouest, construite à partir d'une sérieuse documentation, tente de
comprendre le fonctionnement des régimes « réactionnaires » arabes à
travers les liens qu'ils entretiennent avec d'autres forces
« impérialistes ». La Guerre de 2000 ans retrace
l’Histoire de l’Algérie tout en la confondant avec celles d’autres peuples.
Les événements historiques sont en quelque sorte employés
pour étayer une thèse, celle de
la communauté de destin des mouvements de libération et des peuples.
L'Histoire nationale n'est pas, dans 1es œuvres dramatiques de Kateb Yacine, étrangère aux
événements qui secouent le monde. Jacqueline Arnaud le montre bien dans sa
thèse 1:
« Les pièces seront donc de vastes
fresques embrassant l'histoire
mondiale, et auxquelles l'écrivain se
prépare par un énorme travail
de documentation, puis de schématisation
et de dramatisation
(Kateb a mis trois ans pour écrire sa
pièce sur le Vietnam et plus
encore pour celle sur la Palestine).
Il se donne pour tâche de
« détribaliser » ses compatriotes en leur ouvrant la perspective
internationaliste, en leur proposant des exemples de réalisations
socialistes et en démystifiant des
idéologies réactionnaires ».
L'optique internationaliste
semble orienter le discours de Kateb sur 1es mouvements de libération. L'analyse des pièces nous permet de
retrouver dans le fonctionnement actantiel des éléments communs à tous 1es
actants. Si le sujet peut être
particulier, l'objet se caractérise souvent par la présence d’actants
similaires (libération nationale). Les adjuvants et les opposants restent essentiellement les mêmes. Les forces
« progressistes » et « révolutionnaires »
constituent en quelque les appuis essentiels du sujet dans sa quête lors que
les "réactionnaires" soutenus par les « impérialistes »
s'opposent au désir des peuples de se libérer et de construire une société
socialiste. Destinateur et destinataire
se confondent parfois. Nous retrouvons
la même structure dans tous les textes de Kateb Yacine, mis en scène après
1970, année de son retour en
Algérie1.
« J'ai toujours
rêvé de faire une pièce qui rend compte d'une
révolution mondiale, chose qui dépasse un individu et qui demande
une assez forte organisation et une volumineuse documentation, une
pièce qui rend compte des luttes du monde.
Comment il change ?
C'est un théâtre politique. Les grands
axes du monde sont portés
directement sur
scène. Il nous faut cette logique.( ... ) Avec peu
d'accessoires, nous essayons
de montrer ce qui se passe en Algérie
et
dans le monde. Toucher un point, c'est toucher le tout. Tout est
sensible. Tout est en train de changer. C’est extraordinaire
mais
c'est très difficile. Tout ça est étroitement lié. »
Le théâtre de Kateb Yacine se veut militant et politique. Le traitement des luttes de libération correspond à la conception idéologique de l'auteur qui considère que toutes les révolutions entretiennent entre elles des relations extrêmement étroites. Ses derniers textes sur Mandéla et la Révolution française obéissent à ce schéma idéologique et esthétique. C'est pour cette raison, d'ailleurs, que des critiques vont jusqu'à dire qu'il est l'auteur de la même oeuvre. Cette idée ne semble pas résister à l'analyse.
C'est vrai que de nombreuses séquences son présentes dans
toutes les pièces de Kateb. Des
tableaux entiers sont réintégrés dans différents textes. La référence au combat des vietnamiens se
retrouve dans Palestine trahie, La Guerre de 2000 ans
ou Le Roi de l'Ouest par exemple. Cette réutilisation de tableaux tirés d'autres pièces correspond
au discours d l'auteur qui insiste souvent sur le caractère
« international » des luttes de libération et leur interdépendance. De nombreux flashes contenus dans La
poudre d'intelligence sont réemployés dans Mohamed prends ta
valise et les autres textes mis en scène après 1970. La Guerre de
2000 ans expose la lutte du peuple algérien à travers les siècles en
liaison avec d'autres combats (Vietnam, Palestine ... ). Cette manière de faire
caractérise tout le travail dramatique de Kateb Yacine qui, en réutilisant des
tableaux repris de pièces antérieures, veut montrer la puissance des liens
unissant les luttes de libération.
b-Le théâtre-document de Kaki
Ould Abderrahmane Kaki a,
dans ses deux pièces, proposé 1 'examen de l’itinéraire de la colonisation
en Afrique en utilisant deux
perspectives esthétiques différentes. Afrique
avant un, essentiellement inspiré par le Nô Japon le
style d'Antonin Artaud, est une suite de tableaux qui racontent la tragédie
coloniale en Afrique. En collants de
travail, les comédiens, usant du chant et de la danse , et privilégiant le
langage corporel, tentent de mettre en scène les différents moments qui ont
caractérisé la présence coloniale en
Afrique, en utilisant des techniques proches du Nô Japonais et du théâtre de la
cruauté d'Artaud, en accordant une importance particulière à l'expression du
corps et à l'engagement physique de l'acteur. Chaque tableau restitue en
quelque sorte une période précise de l'histoire de l'Afrique.
Le titre inaugure déjà en
quelque sorte le protocole de lecture. Afrique
avant un met en scène des personnages qui racontent l'histoire
Africaine avant l'indépendance en procédant à une sorte de collage d'événements
réellement vécus, de faits et de situations pris en charge par des comédiens
qui empruntent les techniques de la danse africaine et du chant pour exprimer
les grands mouvements de ce continent.
Le choix de l'expression corporelle obéirait à un désir de revenir aux
sources originelles de la culture africaine.
L'usage des banderoles, de
diapositives et d'images tirées de faits vécus indique le désir de l'auteur de
coller à l'actualité. Il faut signaler que durant les premières années de
l'indépendance, le pouvoir en place, à travers ses journaux et ses structures,
développait un discours proche de celui défendu par la pièce de Kaki.
Comme Kateb Yacine, en montant un texte posant les problèmes
de toute l'Afrique, l'auteur semble
insister sur les liens unissant tous les peuples africains. ce n’est d'ailleurs
pas pour rien que Kaki réemploie 1es techniques dramatiques traditionnelles.
L’autre pièce de Kaki, une adaptation des Chiens du dramaturge
belge, Tone Brulin traite de la discrimination raciale en Afrique du Sud. C’est
l'histoire d'une famille féodale de couleur blanche en Afrique du Sud. Le père,
véritable tyran, ne laisse aucune liberté à ses enfants qui supportent très mal
ce comportement. Profitant du passage d'un journaliste dans la région, le cadet
de la famille l'interpelle et lui décrit la tragique situation des noirs dans
le pays. Kaki veut, à travers la vie
d'une famille, montrer que le racisme violente l'opprimé et l'oppresseur. Nous vivons en quelque sorte une double
discrimination : le père tyrannise ses enfants et réprime 1es Noirs. Cette pièce prend explicitement position
contre les pratiques racistes du gouvernement sud-africain et met en relief la
lutte des noirs pour leur libération. Kaki, en adaptant la pièce de Tone
Brulin, donne une dimension continentale à la question de la discrimination.
c-Les autres pièces
Montserrat d'Emmanuel Roblès, pièce jouée et
rejouée à plusieurs reprises, décrit la répression espagnole en Amérique
Latine. Les auteurs algériens, séduits par la force de cette pièce, la mirent
en scène à plusieurs reprises contre la volonté des autorités coloniales qui,
saisissant le sens profond d’un tel texte, prirent la décision de l'interdire.
Ce n'est pas pour rien que la troupe du FLN la monta en pleine guerre de
libération nationale.
L'indépendance acquise, le
TNA, rendant hommage à Emmanuel Roblès qui s'était toujours intéressé au
théâtre en Algérie, reprit Montserrat. Un des responsables de la troupe du FLN expliquait ainsi le choix
de cette pièce dans le répertoire de son groupe 1:
« Montserrat ,
même si les faits se déroulent en Amérique Latine, est
une pièce qui raconte également
la répression coloniale en Algérie.
On ne pouvait pas ne pas faire le lien. La pièce de Roblès parlait de
l'Algérie et de la violence
coloniale. Montserrat représentait pour
nous le courage et le refus de
toute oppression. Ce jeune officier
n'est pas uniquement espagnol,
ses traits lui donnent un caractère
universel. »
Cette pièce séduisit énormément de monde lors de sa représentation.
Les troupes d’amateurs mirent également
en scène des textes traitant des mouvements de libération. On peut citer
notamment les pièces suivantes : L’Oncle Sam, Le Voyageur et Ils ont pris conscience
par la troupe des 3T (Troupe des travailleurs du théâtre de Constantine), Rih Ettaqadoum par le Prolet-Kult
de Saida…Les noms de certaines troupes montrent également l’intérêt porté à ce
thème : groupe Agostino Néto, Prolet-Kult, Patrice Lumumba,etc. Ce sont
des dénominations à caractère politique et idéologique. Ces pièces qui
reprennent en charge le discours politique ambiant dénoncent, avec clichés et
stéréotypes en renfort, l’impérialisme américain.
1-1-3-Le social et le politique dans le théâtre en Algérie
Les
thèmes sociaux dominent la production dramatique en Algérie. Plus de 80% des
pièces de la période de l’indépendance traitent de sujets sociaux ou
politiques. On peut dire que presque tous les auteurs d’avant 1954 puisaient
leurs thèmes dans la vie quotidienne. Bachetarzi, Allalou, Ksentini, Touri et
Errazi, par exemple, préféraient mettre en forme des « textes » abordant
les questions sociales, ce qui correspondait d’ailleurs fort bien aux goûts du
public qui boudait les représentations historiques. Les premières expériences
furent de vrais échecs parce que les auteurs n’avaient pas compris que le
public populaire ne se reconnaissait nullement dans les sujets historiques. Djeha de Allalou fut, en
quelque sorte, le lieu de rupture fondamental avec le théâtre historique
emprunté notamment à l’égyptien Georges Abiad et aux troupes moyen-Orientales.
A partir de 1926, les auteurs algériens négligèrent les thèmes historiques pour se
consacrer aux faits de société. Ce qui
permit de séduire le grand public qui découvrait enfin ses problèmes sur
scène. Le choix de la langue populaire
et du comique poussa cette tendance à puiser dans le quotidien les sujets des
pièces montées par les différentes troupes.
L'indépendance acquise, il était tout à fait naturel de
continuer à privilégier les questions sociales. Les comédiens faisant partie des différentes troupes existant
avantl'indépendance allaient prendre en charge l'animation du nouveau Théâtre
National Algérien (TNA). Sur une
quarantaine de pièces produites par le TNA de 1963 à 1972, 26 textes traitaient
de problèmes sociaux. Même après 1972,
année qui allait voir la promulgation de nouveaux textes juridiques et
politiques en Algérie, les choses ne changèrent pas radicalement. Il eut,
certes, une intrusion de pièces politiques qui, d'ailleurs, développaient un
discours social. Les théâtres d'Oran et
de Constantine prirent en charge des sujets politiques (Révolution Agraire,
médecine gratuite…) ayant des soubassements sociaux certains. Ce type de
théâtre « politico-social » se développa surtout vers les années
soixante-dix. Les troupes d’amateurs optèrent pour ce type de théâtre qui fut
sérieusement critiqué par de nombreux analystes le considérant comme un ersatz
du discours politique dominant. Abdelkader Alloula qui était l’un des
défenseurs de ce courant durant la décennie 70 s’expliquait ainsi :
« Il faut situer ces travaux dans leur
contexte, leur vraie
mesure. Au départ, notre intention n'était pas
d'aboutir à
un discours politique mais de
mettre en branle toutes les
possibilités créatrices du
théâtre avec toutes nos limites.
afin de faire jouer sa vraie
fonction sociale l'art scénique.
Les premières transformations
sociales (Révolution
Agraire, Gestion socialiste
des entreprises) nous avaient
dicté la nécessité de traiter
ces importants sujets et
d’oeuvrer à la mise en
application de ces mesures. Pendant
toute cette période, un grand
élan d'enthousiasme dominait
l'environnement social. Il nous était difficile de prendre du
recul pour aborder toutes ces
questions. »
Jusqu'en 1972, les hommes de théâtre abordaient les
questions sociales sans les lier avec des décisions politiques. Après cette année, on se mit, en quelque
sorte, pour reprendre Abdelkader Alloula à « expliquer » des
mesures politiques. Le TNA, installé à Alger, ne tomba pas dans le piège du
théâtre « politico-social », il continua à adapter des pièces
traitant des problèmes du quotidien. Les comédiens « amateurs »,
trop portés sur le style politique, le qualifièrent trop vite de « théâtre
bourgeois », étiquette considérée comme grave durant les années de
plomb (70).
On peut constater que trois manières d’aborder les problèmes
sociaux caractérisèrent l’expérience dramatique algérienne depuis 1962 :
conflits sociaux d’ordre collectif, conflits individuels ou moraux et discours
socio-politique. Les tableaux suivants nous permettront de saisir ces courants
thématiques.
PROBLEMES DE SOCIETE
Titres des pièces |
Année |
Lieu |
Thème-sujet |
El Ghoula (L’Ogresse) de Rouiched |
1964 |
TNA |
Satire dénonçant l’arrivisme |
Les Concierges de Rouiched |
1970 |
TNA
|
Atravers la vie d’un
quartier populaire, la pièce décrit les multiples contradictions de la ville
(logement, circulation, hypocrisie). |
Deux pièces cuisine de Abdelkader Safiri |
1965 |
TNA |
Un infirmier quitte son
village pour s’installer en ville. Déception, exode rural. |
Les Vieux de Kaki |
1964 |
TNA |
Cette pièce en onze
tableaux expose les transformations survenues après l’indépendance et dénonce
la survivance de certaines valeurs archaïques. |
Homk Sélim (adaptation du Journal
d’un fou de Gogol) de Abdelkader Alloula |
1972 |
TNA |
Critique acerbe de l’appareil
administratif caractérisé par le clientélisme, le népotisme et le
régionalisme. |
Les Sangsues de Abdelkader Alloula |
1970 |
TNA |
Satire de la petite
bourgeoisie, du service public et l’appareil administratif à travers le vécu
d’un personnage, H’mida. |
Mir ou Rabi Kbir de A.Rabia |
1981 |
TNA |
Le personnage central veut
à tout prix devenir maire. Il emploie maints subterfugespour arriver à ses
fins. |
El Jelsa Merfou’a (La
Séance est levée) de Mohamed Bakhti |
1985 |
TRSBA Sidi Bel Abbès |
Désarroi de deux
personnages dû à l’absence d’une vie culturelle et de perspectives
civilisationnelles. |
Hafila Tassir (Le Voleur
d’autobus)
de Boubekeur Makhoukh |
1985 |
TNA |
Chérif Ezzouali (Chérif le
pauvre), le personnage central de la pièce raconte ses souffrances et les
absurdités de la société. |
Ettarous (Le Chien de
chasse) de
Hamid Gouri |
|
|
C’est l’histoire d’un
homme déraciné, piégé par les illusoires lumières de la ville, à la quête de
son identité et d’une vie simple. |
CONFLITS INDIVIDUELS ET MORAUX
Titres des pièces |
Année |
Sujet-thème |
Le comédien malgré lui de Abdelkader Safiri |
1963 |
Une adaptation du Médecin malgré lui
de Molière. Une femme impose à son mari le rôle de comédien malgré lui.
Egoïsme et paraître. |
Sellak el Wahline de Kaki |
1965 |
Une adaptation des Fourberies de Scapin.
Conflit ds générations. |
Diwan
el Garagouz de Kaki |
1965 |
Une princesse, par jalousie, jette à la mer deux
orphelines. L’auteur insiste sur les conséquences de la jalousie et
l’hospitalité des gens humbles. |
El Guerrab oua Essalhine (Le porteur d’eau et
les trois marabouts) de Kaki |
1966 |
Des marabouts débarquent dans un village. Seule
une femme, pauvre et aveugle, daigne les recevoir. Bonté et cupidité. |
Koul ouahed wa hakmou (A Chacun sa justice)
de Kaki |
1967 |
Une jeune fille obligée par son père d’épouser,
pour des raisons matérielles, un vieillard se suicide. Situation des femmes. |
Hzam el Ghoula (La ceinture de l’ogresse) de Omar
Fetmouche |
1986 |
Une adaptation libre de la Quadrature du cercle de
Valentin Petrovitch. Traite de la vie de jeunes étudiants, amis, partageant
une chambre au bout d’un couloir obscur. Promiscuité, angoisse. |
Stop de M’hamed Benguettaf |
1979 |
Utilisation d’un poste de responsabilité à des
fins personnelles. Corruption, hypocrisie. |
Kahwa ouela tay (Café ou thé) de Djamel Hamouda |
|
Cette pièce met en scène deux voisins qui
n’arrivent pas à se comprendre. Absence de communication. |
CRITIQUE SOCIALE ET POLITIQUE
Titres
des pièces
|
Année |
Lieu |
Thème-sujet |
El Meïda (La Table basse)-Création
collective |
1972 |
TRO Oran |
Atravers une campagne de
volontariat agricole, la pièce traite de la « Révolution Agraire ». |
El Mentouj (Le produit)-Création
collective |
1974 |
TRO Oran |
Le texte aborde la
« gestion socialiste des entreprises ». |
El Khobza (Le Pain) de
Abdelkader Alloula |
1973 |
TRO |
La lutte des travailleurs,
à travers la misérable situation d’un écrivain public. Pièce proche du texte
de Tewfik el Hakim, Ta’am likouli fem (De la nourriture
pour chaque bouche) |
Rih Essamsar (Le Vent des
mandataires)-Création collective |
1980 |
TRC Constan tine |
Situation du système de
commercialisation à travers une critique des mandataires. |
Boualem zid el goudem de Slimane Benaissa |
|
Sonelec |
La pièce met en situation
deux personnages, Boualem et Sekfali, incarnant deux projets de société
opposés (“valeurs progressistes”/ “valeurs rétrogrades”). |
Youm el Djema Kharjou
Leryem (Le
Vendredi, les gazelles sont sorties) de Slimane Benaissa |
1977 |
TRA Annaba |
Le récit se déroule dans
une chambre où cohabitent trois personnages qui s’affrontent, chacun
représentant un espace idéologique précis. Lecture des courants traversant la
société algérienne. |
Lejouad(Les Généreux)de
Abdelkader Alloula |
1985 |
TRO |
A travers l’histoire de
quatre personnages, la pièce raconte les problèmes vécus par les citoyens. |
Litham (Le Voile) De Abdelkader Alloula |
1988 |
TRO |
Un ouvrier, contre toute
attente, répare une machine. Les responsables, habitués à faire appel aux
sociétés étrangères, veulent l’éliminer. Corruption et répression. |
Les Martyrs reviennent
cette semaine de M.enguettaf, Adaptation de Tahar Ouettar |
1988 |
TNA |
Un martyr
« revient » au village. C’est la panique. Les responsables ont peur
qu’il dévoile leur passé. Opportunisme, hypocrisie, arrivisme. |
a) Les problèmes de société
Les pièces traitèrent souvent de sujets qui collent à la réalité sociale. Cette manière de faire est en quelque sorte empruntée aux hommes de théâtre d'avant 1954 qui abordèrent souvent ces questions.
On ne pouvait attirer
le public que si on posait ses problèmes sur scène. Cette leçon fut bien assimilée par les
auteurs algériens qui mirent en scène les problèmes de la vie quotidienne des gens. L'exode rural, la crise du logement, la
démographie, le chômage, le mariage "forcé", la polygamie... sont
autant de sujets traités par les auteurs.
Les pièces abordant ces thèmes furent d'ailleurs très
populaires. El Ghoula et
les Concierges de Rouiched, pièces maintes fois reprises,
suscitant un engouement populaire extraordinaire, mettent en scène des
questions sociales qui traversent le quotidien : exode rural, bureaucratie,
opportunisme, drame démographique... Deux pièces cuisine de
Abdelkader Safiri raconte l'histoire d'un infirmier qui quitte son village pour
se retrouver dans l'enfer de la ville, synonyme d'hypocrisie et de
malhonnêteté.
Cette opposition village-ville est présente dans un certain nombre de romans algériens (ceux de Mouloud Feraoun par exemple). Safiri, à travers cette réalité antagonique monde rural-univers urbain, mettait également en lumière certains travers de la société (vente illicite des biens de l'Etat, hypocrisie des responsables ... ).
Les Vieux de Ould Abderrahmane Kaki expose
certaines traditions rétrogrades qui existent ans la société algérienne. Ibliss laouer (Le Diable
aveugle) est un véritable pamphlet contre la bureaucratie, un mal qui ronge toujours l'Algérie. Afrit ou Hafouh (Ils ont
eu le diable), Ah Ya Hassan,Hafila tassir (Le
Voleur d’autobus) ou Ettmaa Iffessed et baa (La
Gourmandise corrompt) posent, avec humour, les problèmes de la société.
Le rire est en quelque sorte partie intégrante du théâtre de
critique sociale. Il facilite la communication et permet de ridiculiser ceux qui"
roulent" continuellement le petit peuple.
Dans ces pièces, contestataires, à leur manière, le héros principal
demeure le petit peuple qui réussit toujours à déjouer les manoeuvres de ses
ennemis. La critique sociale permet de
dévoiler les travers de la société et de montrer sans complaisance, en usant
souvent d’une extraordinaire verve satirique, les faiblesses des puissants du
jour souvent identifiés aux hommes du pouvoir.
Des pièces comme El Ghoula
(L’Ogresse)de Rouiched ou Deux pièces cuisine de Abdelkader
Safiri dénoncent le pouvoir fustigeant « les trafiquants de la
confiance populaire », pour reprendre Mohamed Aziza et les « voleurs »
des biens vacants incarnés par certains
dirigeants de l’époque1.
Rouiched, Safiri, Benguettaf, Alloula, Adar ou Nourredine
El Hachemi mettent en scène, par le biais de l'humour, du jeu de situations et
de la parole, les mécanismes régissant le fonctionnement des institutions
sociales.
L'arbitraire, le népotisme,
l'opportunisme et l'hypocrisie sont dénoncés avec une extraordinaire causticité satirique. Les personnages fonctionnent comme des figures sociales. L'infirmier de Deux pièces cuisine
de A.Safiri est, en quelque sorte, le représentant d'une catégorie de
villageois qui a quitté le village pour s'installer dans des conditions
misérables dans la ville pensant découvrir l’Eldorado tant rêvé, une sorte de
miroir aux alouettes. Des situations
cocasses permettent de dévoiler 1es « magouilleurs » et les
opportunistes peuplant les institutions
de l'Etat.
Le théâtre de la
critique sociale est un théâtre du dévoilement et de la dénonciation. Deux
mondes s'affrontent : celui des profiteurs et celui du petit peuple qui souffre
de la présence de ces "suceurs de sang" pour reprendre le titre d'une
pièce de Abdelkader Alloulà (Les Sangsues). Un point commun caractérise toutes ces
pièces : leur caractère comique. C'est
à travers l'itinéraire d’un personnage principal qui use énormément de formules
et de dictons populaires que les maux sociaux sont présentés au spectateur
« obligé » de prendre position en proposant un discours
moralisateur. Plus de 50% des textes se terminent par une adresse au public
transmettant ainsi le "bon" point de vue aux spectateurs.
Contrairement à ce qu 'avancent un certain nombre de
critiques qui considèrent ce théâtre comme inoffensif, nous pouvons dire, après
lecture des textes ou d'un certain nombre de représentations, que ce théâtre
contribua grandement à mettre à nu les pratiques sociales malsaines et à
fustiger les dirigeants qui violent les consciences populaires. Une lecture
attentive de plus de 150 textes nous a permis de découvrir que les thèmes
souvent abordés mettaient en scène des
situations où les hommes au pouvoir sont dénoncés. Les sangsues de Alloula dénonce, de manière
virulente, les opportunistes et les démagogues qui pullulent dans les appareils
de l'Etat. Hafila tassir
(adapté du voleur d'autobus de l'écrivain égyptien Ihsan
Abdelqoudous) s'attaque à différents maux sociaux caractérisant la société algérienne: le logement, l'affairisme…
L'auteur n'hésite pas à pointer son doigt accusateur vers le
pouvoir. L'arme du rire permet à ces
auteurs de ridiculiser les puissants et les différents serviteurs zélés du
pouvoir. Les thèmes sociaux interpellent
directement les institutions politiques, souvent responsables des grands
« trafics » qui marquent le quotidien. Deux espaces antagoniques s'affrontent. Le premier univers est incarné par un
personnage du peuple, parfois rusé, cherchant par tous les moyens à quitter son
monde. Mais l’impossibilité d’intégrer le second espace, celui de la richesse
et des multiples « trafics », le pousse à mépriser ses « locataires »,
arrivistes, sans foi ni loi et souvent protégés par le pouvoir politique et à
réintégrer son espace. On peut affirmer que la grande partie des pièces obéit
en quelque sorte à ce schéma.
On décèle plusieurs
variantes. Abdelkader Alloula considérait que1 :
« Il existe deux tendances qui
s’affrontent ; la première veut traiter dans
un style didactique les problèmes de la société
avec des maladresses
inhérentes aux réalités actuelles de la
production. Un autre courant
aborde, par sauts elliptiques, les questions
nationales. »
b) Quêtes individuelles,
conflits moraux
Les pièces traitant de conflits individuels ou moraux mettent souvent
en scène des personnages à la recherche de plus de richesse individuelle et de
puissance leur permettant de dominer les autres. Ce type de quêtes n’est pas
nouveau. De nombreuses pièces de Bachetarzi, de Ksentini ou de Touri
proposaient sur scène des itinéraires individuels et se terminaient souvent par
une adresse au public qui mettait en exergue la position de l’auteur.
Après l'indépendance, certains dramaturges comme Ould
Abderrahmane Kaki suivirent cette voie en améliorant la forme et en empruntant
les techniques de la tradition orale et des éléments de théâtralité puisées
dans les expériences de Brecht et du théâtre de la décentralisation en France.
Si le propos reste très proche de celui de Bachetarzi ou de Touri, la manière
de traiter les destinées individuelles
changea radicalement. La reprise de la
pièce de Bachetarzi Ma venfaa ghir essah (Seule la vérité
compte) fut un énorme succès en 1965. Le véritable représentant de
cette tendance thématique est sans doute Ould Abderrahmane Kaki qui aborda
surtout dans ses pièces des sujets abstraits en engageant la responsabilité
individuelle de ses personnages.
Le recours constant aux légendes et aux contes populaires donnent une
dimension mithique à ses récits.
D'ailleurs, le meddah (le conteur) ne dit-il pas, dans une de ses
pièces, les Vieux :
« Il sera décidé entre le derwich et
les deux vieux que cette pièce ne
se passera ni hier parce qu'il est mort ni aujourd'hui parce qu'il
compte sur demain, ni demain
qui est une espérance. »
Le temps et l'espace sont souvent désintégrés, ce qui
"universalise" la quête de ses personnages qui n'arrêtent pas de
chercher un lieu de libération, souvent identifié à une orte de quête des
origines.
Kaki propose aux
spectateurs-lecteurs un tableau mettant en lumière la perversion de ertaines
valeurs humaines. Dans El Guerrab
wa essalhine (Le porteur d'eau et les trois marabouts),
trois marabouts débarquent dans un petit village. Personne ne daigne les recevoir. Seule une aveugle, pauvre de
surcroît, les invite dans sa maison et les prend en charge. Les villageois
semblent perdre le sens de l'hospitalité considéré comme une des valeurs
originelles de l'algérien. Kaki qui,
empruntant cette légende à la tradition orale, fustige l'égoïsme qui
caractérise désormais les relations sociales.
L'aveugle est en quelque sorte l'exception qui ne confirme pas la règle.
L’hypocrisie et l’égoïsme marquent les rapports sociaux.
Koul wahed wa houkmou (A chacun sa justice)
s'attaque aux parents qui considèrent leurs filles uniquement comme des
marchandises à « vendre » au plus offrant. C'est l'histoire d'une jeune fille qui,
refusant d'épouser un vieux gâteux ayant déjà trois femmes et douze enfants,
préfère se suicider que de contracter
mariage avec un homme qu'elle n'aime pas. Elle était éprise d'un beau
jeune homme mais l’amour n'était pas une chose bien appréciée par le père. Son suicide est un désaveu et une
dénonciation de l'oppression des femmes. La jalousie est l’un des thèmes centraux de Diwan el Garagouz.
Ould Abderrahmane Kaki porte sur scène des sujets humains
qui interpellent l'individu. La jalousie, l'amour, l'égoïsme, l'hypocrisie sont
autant de thèmes mettant en situation des personnages vivant dans un un univers
extrêmement perverti. Ni l'aveugle du Porteur
d'eau et les trois marabouts ni la jeune fille dans Koul wahed wa
houkmou ni les deux orphelines de Diwan el garagouz
réussissent à changer les choses et à
réinstaller les valeurs originelles désormais rejetées par une mentalité
individualiste et rongée par le profit et le mercantilisme immoral. L'égoïsme et l'hypocrisie investissent
dangereusement l'espace social.
Le discours moral et les formules moralisantes peuplent les
récits et agissent comme des catalyseurs du propos de l'auteur qui ne dissimule
point ses positions. Des situations
similaires se retrouvent dans d’autres pièces comme les adaptations de Molière
ou Ma Yenfaa ghir essah (Seule la vérité compte) de
Mahieddine Bachetarzi qui traite souvent de sujets « abstraits »
(égoisme, avarice, conflits de générations, amour ... ).
Ma Yenfaa ghir essah raconte l'histoire d’un
jeune homme, Allal, qui renie son père, se présentant comme le fils d'un grand
intellectuel, ancien étudiant de l'université égyptienne El Azhar. Les gens vont vite découvrir le pot aux
roses (Si Allal est issu d’une famille extrêmement pauvre). A la fin de la pièce, le personnage
principal, humilié et intimidé, se réconcilie avec son père. Bachetarzi tente
de poser le problème du conflit de générations et de dénoncer cette tendance à
favoriser le « paraître » au détriment de « l'être ».
Le choix de
l'adaptation des textes de Molière.correspond essentiellement au désir des
auteurs de proposer aux spectateurs un théâtre éducatif et moral. Plusieurs pièces de Molière furent adaptées
sur scène. On assista à algérianisation des noms des personnages, des lieux et
des situations mais on conserva les idées essentielles autour desquelles
s’articulaient les récits du grand auteur français. Ce n’est pas pour rien que
le TNA mit en scène Si Kaddour el mech’hah (tiré de l’Avare),
Slimane Ellouk (Le Malade imaginaire), Le
Médecin malgré lui et Don Juan.
Nous avons affaire, dans ce type de théâtre à des quêtes
individuelles et d'ordre moral. Les adresses au public, prises en charge par le
conteur ou un personnage, indiquent bien le choix didactique des auteurs qui,
souvent, déclarent explicitement que leur théâtre est avant tout éducatif. Les
récits reprennent souvent des thèmes tirés des contes populaires. Les pièces de Kaki sont bâties autour de
légendes et de mythes. Leur traitement scénique contribue à l'actualisation du
discours et à l’instrumentation dynamique de la culture populaire.
c-Un lieu d'expression du discours politique
Les années 70 permirent à un autre type de théâtre de voir
le jour. Certains comédie se mirent à illustrer le discours politique officiel
en montant des pièces sur la « Révolution Agraire », la
« gestion socialiste entreprises » ou la médecine gratuite, actions
politiques décidées par le pouvoir de l'époque. D'autres hommes de théâtre, moins
conformistes, préféraient mettre en oeuvre un théâtre de contestation.1Ces deux tendances coexistaient à
l’intérieur du théâtre d’Etat, contrairement aux informations données par
Roselyne Baffet 2
Ilustration de thèses politiques
Plusieurs
décisions politiques furent entreprises vers le début des
années 70 par le pouvoir dirigé à l’époque par Houari Boumédiène. Cette période
fut marquée par l'apparition de
thèmes nouveaux
liés à l'actualité agrair
Politique (« révolution agraire », « gestion socialiste des entreprises » et médecine gratuite).
Les troupes d'amateurs et certains hommes de théâtre « professionnels »
comme Abdelkader Alloula n'hésitèrent pas à porter sur la scène ce que des journalistes et les militants de gauche appelaient « les
taches d'édification nationale ».
Les pièces produites par ces auteurs durant la décennie 70 obéissait aux
schémas du discours officiel. Le théâtre régional d'Oran monta deux textes
traitant de la « révolution agraire » et de la « gestion
socialiste des entreprises » :
El Meida et El Mentouj ( Le produit).
El Meida (La table basse), traitant de la
révolution agraire, dénonce les autorités locales et les notables qui
s’opposent à cette décision politique, pas du goût d’une partie du
pouvoir. C'est à travers une campagne de volontariat
étudiant que l’auteur s’évertue à démontrer le bien fondé de la révolution
agraire, mesure sournoisement combattue le FLN et les féodalités
locales. El Meida renvoie
au nom d'un village agricole et à une table traditionnelle, signes de pratiques
« démocratiques ». El
Mentouj (Le produit) porte sur « l'indispensable
participation travailleurs à la gestion des entreprises économiques ». Cette pièce en vingt tableaux fustige
certains responsables de l'Etat tout en dirigeant les accusations contre des
pays étrangers qui manipuleraient des responsables locaux.
Crées collectivement, ces
deux pièces ne sont que des
tentatives d'explication de textes politiques, même si des responsables de
l’Etat sont mis en cause. Le discours
tenu par les personnages, truffé de clichés et de stéréotypes, ressemble à
celui de la presse. Abdelkader Alloula, le principal animateur du groupe qui
mit en scène ces deux textes justifie ainsi l'existence de ce théâtre
illustration de thèse politique 1:
« Il faut situer ces travaux dans leur
contexte, leur vraie mesure. Au
départ, notre intention n’était pas d’aboutir à un
discours politique
mais de mettre en branle toutes les possibilités
créatrices du théâtre
avec toutes nos limites afin de faire jouer sa
vraie fonction sociale à
l’art scénique. Les premières transformations
(révolution agraire,
gestion socialiste des entreprises) nous avaient
dicté la nécessité de
traiter ces importants sujets et d’œuvrer à la mise
en application de
ces mesures. Pendant toute cette période, un grand
élan
d’enthousiasme dominait l’environnement social. Ces
premières
grandes
transformations révolutionnaires nous obligeaient à nous
occuper sérieusement de l’explication de ces
tâches. »
Ce théâtre de propagande domina la scène vers les années 70. Le théâtre régional de Constantine et les troupes d’amateurs travaillèrent énormément dans ce sens. On peut citer les pièces du TRC :Hada Ijib Hada(A chacun son tour), Rih Essamsar (Le Vent des Mandataires) et Ness el Houma (Les habitants du quartier) ou celles du théâtre d’amateurs : La Terre à ceux qui la travaillent (Groupe de l’Action Théâtrale d’Alger), El Meqsoud ou Ce qui est visé (L’Avenir de Saida), Rab Esseheb (Le Roi de la steppe, Prolet-Kult de Saida).
Les pièces du TRC, mieux construites, fonctionnat par
tableaux, utilisant le rire et l’humour, traitèrent également d’autres sujets
comme la bureaucratie, la corruption ou la question du logement. Les
personnages, très critiques, correspondant,
quelque sorte, à des catégories sociales déterminées, employaient un
langage populaire imagé et cherchaient beaucoup plusà séduire qu’à expliquer.
Cette fonction « séductive » ou « conative »
pour reprende Jakobson n’est guère présente dans les textes du TRO et de la
grande partie des troupes du théâtre d’amateurs.
Toutes ces pièces furent réalisées collectivement. Ce type
d’écriture fait appel à une abondante documentation puisée essentiellement dans
la presse. Ce qui expliquerait en partie l’usage d’un langage stéréotypé et la
présence de personnages peu réalistes. L’essentiel résidait dans l’explication
et l’illustration du discours politique dominant. Avec la remise en question de
la « Révolution agraire » et de la « Gestion
socialiste des entreoprises », juste après le décès de
Boumédièn e, ancien président de la république, ce type de théâtre n’eut
plus droit de cité. Il fut sérieusement attaqué et censuré par les nouvelles
autorités qui ne voulaient plus en entendre parler. Les troupes qui
représentaient cette tendance théâtrale furent expulsées du festival du théâtre
d’amateurs de Mostaganem par les dirigeants du FLN, parti unique1 qui n’ admettaient pas les critiques
contre le parti unique considéré par les amateurs et de nombreux comédiens et
intellectuels comme un espace peuplé d'opportunistes et d'opposants à la
liberté d’expression. Les pièces
mettaient souvent en scène des responsables du FLN et les membres du Conseil de
la Révolution (dont Chadli Bendjedid) montrés sous un angle négatif.
La désignation du colonel Chadli à la tête de l'Etat allait
mettre un terme à la révolution agraire et à la gestion socialiste des
entreprises, thèmes de circonstance qui n’auront plus droit de cité dans le
théâtre ni d'ailleurs, dans la presse, trop occupée à hanter les mérites du
nouveau locataire de la Présidence. Ces
thèmes de circonstance sont condamnés à disparaître, juste après des
changements politiques. L'expérience du théâtre militant dans plusieurs pays
occidentaux ou de l'Est l'atteste. Une
dynamique, exclusivement militante, ne survit pas aux contingences historiques.
Ces pièces
deviennent, en quelque sorte, des lieux-témoins d'une période précise.
Contrairement à ce qu'avance un certain nombre d'universitaires, les tensions
et les conflits ne sont pas absents de cet univers dramatique. Nous avons
souvent affaire à une lutte entre deux mondes, deux sociétés qui s’
entredéchirent. El Khobza
(Le pain) ou Laalègue (Les ,Sangsues)
de Abdelkader Alloula, par exemple, mettent en situation deux
mondes qui s'entrechoquent, se malmènent.
Les sentiers de la critique socio-politique
Le théâtre en Algérie n'a pas uniquement mis en scène des
pièces de propagande traitant
exclusivement de la révolution agraire ou de la gestion socialiste des
entreprises comme l'affirme Roselyne Baffet dans sa thèse 1.
Les théâtres d'Etat réalisèrent uniquement trois textes abordant
directement ces sujets. Une lecture attentive des pièces produites dans les
établissements étatiques ou publics nous permet d'affirmer que les thèmes
sociopolitiques sont numériquement plus
importants.
Les théâtres publics prennent souvent leurs distances à
l'égard du discours politique officiel.
Ce qui n’est pas le cas du théâtre d'amateurs,trop engagé dans les
luttes politiques.Le choix des pièces obéit, en grande partie, aux options
esthétiques des auteurs. Le nombre
important d'adaptations et de recréations confirme cette donnée. Les thèmes traités ne correspondent pas à un
schéma politique et idéologique défini, mais ils sont souvent liés à
l'actualité sociale. La crise du
logement, les problèmes du quotidien, l'absence de communication entre les
gens, la situation des intellectuels, la condition féminine, les abus du
pouvoir, la corruption, la bureaucratie sont autant de thèmes abordés dans les
structures étatiques de 1962 à 2000.
Très critiques, les pièces mettent en scène des situations
puisées dans le quotidien tout en dénonçant les abus commis par les pouvoirs
successifs. La présence de nombreux
clivages permet de déterminer certaines positions conflictuelles s'exprimant
souvent aux niveaux politique, social ou linguistique. Les pièces de Slimane
Bénaissa, de Kateb Yacine ou de Abdelkader Alloula proposent souvent une
lecture politique directe de la réalité sociale. Ce sont souvent les conflits d'ordre idéologique qui déterminent
le récit. Par contre, chez Benguettaf,
Bouguermouh, Dehimi et d'autres auteurs, les antagonismes sociaux structurent
la représentation.
d) Une lecture politique directe
Kateb Yacine, Abdelkader Alloula, Slimane Bénaissa et Ziani
Chérif Ayad (Les martyrs reviennent cette semaine,
adaptation d'une nouvelle de Tahar Ouettar) privilégient la critique
politico-idéologique. Dans les pièces
de Kateb Yacine, les conflits se situent à un niveau idéologique (antagonisme
de classes ou opposition imperialisme-réaction contre
socialisme-progressisme). Les conflits
internes seraient l'expression d'une contradiction fondamentale
capitalisme-socialisme. Dans Palestine
trahie ou Le Roi de l'Ouest, par exemple, l'auteur montre
les relations qu'entretiennent les rois et les nouveaux chefs d'Etats arabes
qui oppriment leurs peuples avec les forces impérialistes. Kateb Yacine articule ses textes à partir de
présupposés idéologiques précis. Ses
intentions sont explicites : montrer les luttes du peuple.1
« Un
théâtre de combat, c'est la seule chose qui m'intéresse : porter
des témoignages, parler de
ceux qui luttent, et qui veulent
construire
leur pays. Je crois que c'est la seule mission. Le
théâtre est de son temps, s'il trahit,
s'il prend une direction
contraire,
c'est la déchéance. (... ) Le pays a besoin d'un théâtre
comme cela, sans compromis,
sans faiblesses, parce qu'il faut
opérer à vif sur la société. »
Abdelkader Alloula qui,
après la réalisation de pièces sur la révolution agraire (El Meida)
et la gestion socialiste des entreprises (El Mentouj),
découvrit les vertus du théâtre critique. Le théâtre de Alloula, utilisant
souvent des éléments de la tradition orale (halqa ou cercle), met en scène des
personnages mi-marginalisés, mi-conteurs, vivant des situations extrêmement embarrassantes. Leiouad (Les
Embarrassantes. Lejouad (Les Généreux) tente, en
quatre tableaux, de
montrer, à travers
l'itinéraire de quatre personnages, Habib Rebouki, un gardien d'un zoo, Akli
Menouar, un infirmier, Djelloul, un travailleur de la santé et une femme,
Sakina, les problèmes quotidiens des travailleurs et des gens du peuple :
corruption, bureaucratie, inadéquation des services sanitaires, question
féminine. Lagoual (Les
dires) est une mise en paroles de situations sociales. Laalegue (Les sangsues),
très différente des deux pièces déjà citées, est une lecture critique du
"service public". C'est une
satire très caustique de la petite bourgeoisie opportuniste qui s'allie avec
tous les pouvoirs.
Slimane Benaissa, quant à lui, s'inspire de la réalité
politique et sociale et propose une analyse critique de la société
algérienne. Ses pièces se présentent
comme une suite logique marquée par la successivité des évènements. On peut
parler à propos de Boualem Zid el Goudem (Boualem, va de
l'avant), Youm el djemaa Kharjou leryem
(Le vendredi sortent les gazelles) et Babour Eghraq
(Le bateau coule) de trilogie. Slimane Bénaissa explique ainsi
l'itinéraire de ses trois textes qui présentent une
lecture politique de la société algérienne traversée par plusieurs tendances
idéologiques1:
« Dans Boualem zid el goudem, on
tendait vers quelque chose.
L'Algérie était là, riche de ses ressources, riche d'espoir, d'une
indépendance encore franche.
On allait vers cet élan. Boualem Zid
el goudem était le symbole de cet élan. Il refuse les douleurs
passées, il n'est qu'avenir,
futur. C'est là que réside la force de
cette pièce. Dans Youm el
djemaa..., il atteint enfin la ville de ses
rêves et, l'espoir
s'amincissant, il se retrouve enfermé dans un
étau. Déjà, dans Youm el
djemaa..., Boualem refuse de demeurer
dans cette ville et dit :
"si c'est comme ça, je reviens au douar". Dans
Babour Eghraq,
j'ai tenté d'expliquer le pourquoi de cet échec. On
s'est retrouvé dans un cercle
fermé ou quelque part enfermé ; il se
trouve qu'il y a une sclérose
quelque part, parce qu'on a joué des
jeux faussés. C'est la situation de Babour Eghraq »
Le théâtre de Slimane Bénaissa priviligie la parole qui, en
quelque sorte, structure le
récit et met en situation des espaces opposés, antagoniques. Cette distinction spatiale et territoriale
oriente la mise en scène. C'est
justement, la présence de conflits qui donne aux personnages une dimension
exceptionnelle. Le personnage de
Boualem, socialiste, idéaliste, ouvrier de son état, est présent dans les trois
pièces. C'est à travers son discours
que se font et se défont les itinéraires des autres personnages. Il est en quelque sorte le trait d'union
entre les trois pièces et le lieu de continuité du combat national. Boualem
s'oppose dans Boualem zid el Goudem à Sekfali, un bourgeois
réactionnaire incarnant les forces rétrogrades. Dans Youm el diemaa, il est aux prises avec deux
personnages, « l’américain » lieu de l'aliénation et le fou
qui ne se retrouve plus entre ces deux mondes. Babour Eghraq le
met en situation de dévoiler les "magouilles" de deux autres
personnages, un affairiste et un intellectuel d'un type spécial. De deux espaces d'oppositions possibles,
deux projets de société éventuels, on passe dans les deux dernières pièces à
trois territoires antagoniques.
Bénaissa aborde les problèmes politiques (conflits entre
divers projets de société, problèmes de langues, démocratie) dans une perspective
culturelle. Ses personnages sont
culturellement situés. A côté de la
trilogie, existe une pièce qui traite de la gestion socialiste à travers les
contradictions et le vévu d'une famille (El Mahgour, une
adaptation de L’ Apôtre
Housipillé de Makaionok). Ziani Chérif Ayad tente dans sa pièce les
martyrs reviennent cette semaine (une adaptation d'une
nouvelle de l'écrivain Tahar Ouettar) de mettre en scène les dégâts causés à
l'Algérie indépendante par les opportunistes et les arrivistes du parti unique
et des autres institutions de l'Etat.
Nous avons affaire à une sorte d'aller-retour passé (lutte de libération
nationale)- présent. C'est à travers le
"revenant", Cheikh Abed, que se reconstitue le puzzle de la
désillusion de l'Algérie indépendante "confisquée" par des traîtres
et des opportunistes notoires.
Ce thème de la désillusion se retrouve dans plusieurs textes
dont Mille hourras pour une gueuse de Mohamed Dib. D'ailleurs, Ziani Chérif Ayad reprend
certains passages de la pièce de Dib en changeant uniquement les noms des
personnages. Arfia devient
Khedidja. Les personnages de Mille
hourras ... Slim, Bassel et
Nemiche prennent d'autres noms. La
désillusion est le sujet principal des autres pièces réalisées par la troupe
privée dirigée par cet auteur-metteur en scène : El Qalaa (La
citadelle). Le Cri (El
Ayta) et Fatma reprennent ce thème. La troupe Théatre
et Culture présenta vers la fin des années 60 et le début des années 70 des
pièces traitant de la situation économique de l'Algérie et de la condition
féminine. La censure veillait au grain. Les représentations de La
situation de la femme en Algérie furent rapidement interrompues par les
autorités de l'époque. Cette troupe
soutenue par des intellectuels de renom comme Kateb Yacine, Jean sénac, Jean
Déjeux, Mohamed Khadda, Omari Wahid et de nombreux universitaires, abordaient
sans aucune complaisance les sujets d'actualité : pouvoir, problèmes
économiques, condition féminine...La scène du viol dans La situation de
la femme en Algérie fut un retentissant scandale.
e- Un regard sociologique
Si des auteurs comme
Bénaissa, Kateb, Alloula ou même parfois le duo Ziani-Benguetaf privilégient la
dimension politico-idéologique en mettant en situation des projets de société
antagonistes, d'autres dramaturges et metteurs en scène proposent une lecture
sociologique de la société. La dimension politique n'est certes pas évacuée
mais devient en quelque sorte le produit de toutes les convulsions et les
pesanteurs sociales. Hafila
tassir (une adaptation d'une nouvelle de Abdelqoudous, Le voleur
d'autobus), Mir ou rabi Kbir (Je serai maire, Dieu
est Grand), Def el goul ouel Bendir (Tape sur les dires) ou Journal
d'une femme insomniaque de Rachid Boudjedra ... traitent sans
complaisance de problèmes de société : arrivisme, situation de la femme,
exode rural et excroissances du développement, ambivalence culturelle. A travers le jeu d'un personnage, les
contradictions se font et se défont dans une société caractérisée par une sorte
de schizophrénie collective. Les récits se déroulent dans un espace urbain
(ville).
Hafila Tassir est l’histoire de Chérif
Ezzouali, à la limite de la paranoïa, qui n ‘arrête pas de raconter ses
souffrances dans un autobus-symbole. Journal d’une femme insomniaque est un
récit poignant mettant en scène la condition féminine en Algérie. Homk
Sélim (Journal d’un fou) décrit l’itinéraire d’un
personnage confronté aux mille et une vicissitudes de la vie quotidienne et
d’une société désaxée. La folie se transforme en un lieu structurant les
différents récits.
CHAPITRE 3
On ne peut parler des
publics et de la thématique du théâtre en Algérie sans évoquer les genres qui
investissent la représentation dramatique algérienne. Si on se réfère à l'Histoire du théâtre en Algérie, on se rend
vite compte que les choix esthétiques définitifs ne furent réellement faits que
vers les années 20 après le grand succès de Djeha de Allalou en 1926.
Cette comédie qui rompit avec les pièces historiques jouées en arabe
« classique » mettait en scène un personnage légendaire,
Djeha, et traitait de sujets tirés de la vie quotidienne. A partir
de l'année 1926, les auteurs allaient abandonner la tragédie et le drame,
habituellement interprétés en arabe « littéraire », pour se
consacrer à des pièces comiques qui, d'ailleurs, avaient un grand impact sur le
public. Ce qui arrangeait justement les
adeptes du jeu comique et de l'usage de la langue populaire.
Comment distinguer les genres dans un théâtre où souvent
tout se mélange ? Peut-on parler de genres, de catégories esthétiques ou de
formes théâtrales ? De nombreux chercheurs émettent de sérieuses réserves quant
à l'usage de « genres ». On peut citer notamment Patrice Pavis qui,
dans son Dictionnaire du théâtre
, pose le problème des frontières séparant les genres dans le jeu de la
catégorisation 1:
« On
parle couramment de genre dramatique ou théâtral, de genre de
la comédie ou de la tragédie,
ou de genre de la comédie de moeurs.
Cet emploi pléthorique de
genre lui fait perdre tout sens
particulier et ruine les
tentatives de classification des formes
littéraires et théâtrales. »
Nous avons eu énormément de difficultés pour tenter de réunir en trois grands genres les pièces jouées essentiellement dans les théâtres d'Etat. Le mélange des genres rend extrêmement difficile -sinon impossible- toute typologie des formes et une séparation logique des types de pièces. Quels critères faut-il utiliser pour pouvoir réaliser une classification sommaire ? Il s'avère nécessaire de cerner les contenus des textes et l'évolution des personnages, ainsi que le processus de réception.
Si les choses étaient plus ou moins simples lors du
recensement des pièces produites entre 1920 et 1962, il n'en était pas de même
avec les textes réalisés après l'indépendance.
La mobilité des styles, le mélange de différents types de spectacles et
les transformations continues des formes théâtrales ne permettent pas la mise
en oeuvre d'une classification judicieuse et efficiente. Nous tenterons, malgré son caractère
aléatoire, de répartir en trois catégories esthétiques, les pièces produites
par le troupes algériennes: tragédie, comédie et drame. Cette classification conventionnelle, quoique arbitraire facilite, en quelque
sorte, notre travail.
Se pose toujours la question des frontières séparant les
différentes formes théâtrales. Comment
réussir à distinguer entre les genres ? Où devons-nous placer 1e tragi-comique
ou le mélodrame" par exemple ? Les choses ne sont pas faciles. Landau 1
et Aziza2 ont connu également ce
type de difficultés. J. M. Landau qui
ne cache pas son malaise, distingue arbitrairement huit catégories de pièces
originales: la farce, la pièce historique, le mélodrame, le drame, la tragédie,
la comédie, les pièces politiques et symboliques. Mohamed Aziza, quant à lui, adopte une classification par
"catégorie de signification": la catharsis par le mélodrame, la
comédie du "type", le théâtre historique, le théâtre de la
récupération, 1e théâtre-miroir, le théâtre-prospective, l'avant-garde et
l'expérience essentialiste.
Les deux « classements », ceux de Landau et
de Aziza, nous paraissent extrêmement discutables et trop peu convaincants car
privilégiant essentiellement le contenu des pièces, ce qui aboutit souvent à
des mélanges et à de amalgames extraordinaires. Dans une pièce dite politique par exemple, on décèle souvent les
marques de 1’Histoire. Le théâtre dit
d’avant-garde n'exclut pas, à notre avis, l'Histoire ou la politique. Le regard sociologiste sembl dominer ces
classifications prenant comme critère exclusif de sélection, le contenu.
Nous tenterons, pour notre part, d'utiliser une
classification nous permettant de ressortir les grand ensembles esthétiques en
interrogeant les thèmes, les personnages et le processus de réception. Cette manière de faire ne se veut ni ne se
prétend exhaustive. Elle contribue à
dégager les grandes lignes directrices d théâtre en Algérie.
A-La tragédie
Trop peu de tragédies ont été mises en scène pa les hommes de théâtre algériens. Les premières pièces produites vers le début du siècle empruntaient à Racine et à Corneille, de nombreux éléments tragiques: conflits, grandeur des personnages, fin funeste, l’hybris et le pathos notamment. Les deux grands auteurs tragiques français, Corneille et Racine, séduisirent grandement les élites du début du siècle qui avaient adopté l’éloquence et le pathétique des textes raciniens et cornéliens.
Ecrites en arabe « littéraire », les pièces étaient souvent reprises du répertoire oriental. Les passages de Georges Abiod à Alger avaient sérieusement marqué le lettrés algériens de l'époque, qui se mirent à monter de pièces tragiques déjà jouées par la troupe de G. Abiod Tout le monde sait que l'auteur égyptien réalisa surtout des drames historiques et des tragédies. On peut citer notamment Oedipe-roi, de Sophocle, Othello de Shakespeare et Louis XI de Casimir Delavigne, ainsi que Mc Beth de Shakespeare.
L'influence de G. Abiod est manifeste. Les premiers auteurs algériens qui
entretenaient des relations épistolaires avec l'homme de théâtre égyptien, par
l'entremise de l'Emir Khaled, avaient commencé par monter des textes joués en
Egypte. C'est 1e cas des troupes
appartenant aux associations culturelles de Médéa, de Blida et d'Alger.
On monta, entre autres, Fath
el Andalous (La conquête de l'Andalousie), La
mort tragique Cléopâtre de Chawki, Vertu et fidélité de Khalil el Yaziji Fi sabil el
Watan (Pour la partie), L'assassinat
de Hussei Ben Ali et Mac Beth. Toutes ces
pièces mettaient surtout en scène l'Histoire arabe et musulmane.
Jouées en Arabe « littéraire » par de
jeunes lettrés, ces pièces attiraient un public restreint. Une infime minorité pouvait suivre
normalement un texte dit dans un langue « classique ». Le large public populaire était donc exclu
de l'espace de la représentation dramatique.
Même si certains éléments tragiques sont manifestement présents dans
certaines formes populaires maghrébines (Ta’ziya ou gouwal ou conteur), le
genre tragique n'intéressa pas outre mesure les hommes de théâtre
algériens. L'usage de l’arabe « littéraire »
indisposait sérieusement le grand public habitué aux conteurs populaires.
Il faut ajouter à cela le fait que les auteurs de l’époque
ne maîtrisaient pas les techniques de la scène, ce qui les poussait vers la
farce et le vaudeville, genres apparemment faciles. Les tragédies montées par
les rares troupes algériennes mettaient surtout en évidence un nombre
incalculable de morts, comme si la tragédie n'était uniquement qu'un espace
funeste. C'est le cas notamment de Vertu et fidélité et L'assassinat de Hussein Ben Ali. Dans toutes ces pièces, la fin est
nettement tragique, la langue est emphatique et les héros fonctionnent comme
des mythes. Comme Tariq Ibn Ziad dans Feth el Andalous (La
conquête de l'Andalousie) qui se sacrifie pour la cause qu'il
défend.
Le conflit, élément fondamental de toute tragédie, subit un
sérieux glissement. On n'a plus affaire
à une contradiction insoluble marquée par la fatalité, mais il est surtout
question d'une négation de ce conflit, dictée par une volonté d'imposer la
"puissance divine".
Tariq Ibn Ziad veut conquérir l'Andalousie dans un seul but: propager
l'Islam, même si le prix à payer est sa propre mort. Dans L'assassinat de
Hussein Ben Ali, le héros, fils d'un compagnon du prophète tué par une
opposition islamique interne, après le schisme consécutif à un conflit de
succession au niveau du pouvoir, cherchait à porter 1a parole divine dans des
lieux traversés par la contestation politique. On ne peut donc dire que les
premiers auteur algériens respectaient scrupuleusement les éléments définissant
le conflit tragique original. Vernant
parle ainsi de l'opposition des forces en présence dans 1a tragédie grecque1:
"Pour
qu'il y ait action tragique, il faut que se soit dégagée la
notion d'une nature humaine
ayant ses caractères propres, et
qu'en conséquence, les plan
humain et divin soient assez distincts
pour s'opposer mais il faut
qu'ils ne cessent pas d'apparaître
inséparables. »
Ce n'est pas pour rien que
les tragédies grecques et celles de Racine et de Corneille furent très peu
adaptées dans les pays arabes. Il n'est
nullement question dans les territoires musulmans de proposer un héros tragique
opposé à la volonté divine, même si le récit se clôture par la réconciliation
et la conservation de l'ordre moral.
Dans L'assassinat de Hussein
Ben Ali, il n'y a plus de réconciliation possible; la « faute
tragique » incombe aux assassins de Hussein, qui contrairement aux
tragédies grecques, est un héros tout à fait innocent, non coupable.
Les auteurs algériens, comme d'ailleurs les hommes de
théâtre de l'Orient arabe, rejettent tout conflit avec les forces divines. Ce qui expliquerait, selon de nombreux
historiens, la non traduction par les arabes des tragédies grecques,
considérées comme autant de lieux de blasphèmes. Les termes du conflit
changent. Les tragédies montées en
Algérie mettent en situation des antagonismes de typ historique ou
passionnel. Ce qui pourrait justifier 1
présentation des pièces de Shakespeare ou de Copée.
Le tragique est attaché ici à l'ordre historique et
présuppose la présence d'une variété de milieux sociaux et d'usages
linguistiques. Feth el Andalous (La
conquête l'Andalousie) expose les qualités
« supérieures » de Tarik Ibn Ziad, un personnage qui se sacrifie pour
une cause noble qui dépasse sa propre personne. On ne peut pas dire que les
pièces obéissent scrupuleusement aux normes de la tragédie. Dans toutes les pièces montées avant
l'indépendance, la transcendance porte une essence historique. Fi
Sabil el Watan, par exemple nous propose un personnage, Djemal, un
officier d'artillerie partagé entre ses désirs personnels et 1a volonté de
servir son pays, en fournissant à l'armée son invention qui risquerait de
favoriser la victoire de son peuple. La
grandeur des personnages, Tariq Ibn Ziad, Djemal ou Hussein, consiste dans le
dépassement de leurs propres désirs et le choix d'une « liberté
tragique », lieu de l'affirmation d'une conscience authentique et de
la résolution de la contradiction individu-société.
Le héros est prêt à mourir pour faire triompher un projet historique. Il est le rreprésentant d'une nation en crise, le porte-parole d'une conscience malheureuse et le dépositaire d'une quête commune. Le héros ne périt pas forcément, il réussit à rééquilibrer l'univers dramatique et à rompre avec un monde sans conscience authentique pour lui substituer une stabilité et un ordre initialement absents. La tragédie n'a pas sérieusement séduit les hommes de théâtre algériens d'avant et d'après l'indépendance. Très peu de textes tragiques ont été montés par les metteurs en scène, qui préfèrent présenter des drames et des comédies, abordables et attirant le grand public. L'un des promoteurs du théâtre en Algérie expliquait ainsi le divorce avec la tragédie qui, souvent, était jouée en arabe « littéraire »1:
"Qu’est-ce qui servirait mieux le Théâtre
Algérien ? Nous faire applaudir par 150
intellectuels (dont 149 invités) ou réunir 1200 spectateurs venus entendre une
pièce qu'ils comprennent.
Nous
ne pouvions pas hésiter ! Le succès de Djeha n'a pas convaincu les
intellectuels ? Bien sûr, ils n'avaient pas à faire nos comptes ! [ ... ] Nous
nous étions mis dans la tête d'implanter un théâtre sur ce sol d’Algérie qui
n'en avait jamais vu pousser. Ce n'était pas tant de réaliser une oeuvre d’art
qui nous poussait. Nous voulions
insuffler le goût du théâtre au peuple algérien, en tirer un public. Ce n’était
déjà pas si facile. La première condition était de lui offrir un théâtre
compréhensible. »
Encore une fois, la question de la réception est posée. C'est le choix du public qui détermine les option esthétiques.
Après l'indépendance, les choses ne changèrent pas
sérieusement. Les personnages tragiques
n'attirent pas la grande
foule. C'est d'ailleurs pour cette
raison que trop peu de pièces tragiques furent montées à Alger ou dans les théâtres
régionaux. Des textes comme Rouge l'Aube de Assia Djebar et
Wahid Carn et Le cadavre encerclé de Kateb Yacine, jouées en français et en arabe
« littéraire », en 1968-1969, n'attirèrent qu’un nombre extrêmement
restreint de spectateurs: 1953
personnes pour Rouge I’Aube (7
représentations) et 508 spectateurs pour Le
cadavre encerclé ( 8 représentations).
Les troupes du théâtre d'amateurs, sans grand moyens
matériels et techniques, ne pouvaient pas se lancer dans l'aventure du
tragique. Leur discours ne
correspondait nullement à la conception « tragique » de 1a
représentation. Le manichéisme des
situations et des personnages mis en scène interdisait toute référence aux
actions tragiques. Il faut ajouter à
cela que ni « leur » public ni leurs « options »
politiques ne leur permettaient de tenter une telle expérience qui, d'ailleurs,
si elle était faite, aurait demandé un travail soutenu dont étaient incapables
les comédiens « amateurs ».
Les deux textes montés par le TNA interpellent
l’Histoire, traitent de situations historiques précises. L’Histoire est au
coeur de la tragédie. Epopée et
tragédie marquent les deux récits.
Proches de l'expérience shakespearienne, Rouge l'Aube et Le Cadavre encerclé tendent
beaucoup plus vers le drame historique que vers 1a tragédie. Les héros sont marqués historiquement. Le personnage du guide dans la pièce de
Assia Djebar et Walid Carn, combattant de la lutte de libération, poursuit un
seul objectif: l'indépendance de son pays.
La jeune fille, élément important du récit, arrive à concilier
difficilement solidarité collective et quête individuelle. Elle
refuse dans un premier temps de laisser le commandant de l'armée de libération mourir seul malgré les graves risques que
cette entreprise pouvait provoquer.
Partagée entre 1e désir collectif de libérer la patrie et de sauver son
amant, elle hésite longuement avant d'obéir au commandant qui lui ordonne de
partir1:
« Le
blessé (commandant):
Peut-être est-ce mieux ainsi dis-moi cela...
Peut-être la guerre finie.. Au cours de nos marches, je te
regardais
devant moi, cabrée sous la
fatigue et pourtant toujours droite... Je
semblais te protéger... Je
semblais d'acier alors que je tremblais
d'avoir besoin plus tard d'un autre feu pour toi... Ton image détruisait
toute certitude pour
l'avenir... Comment vivre dans la guerre, alors
que je me tendais pour une
seconde guerre que tu m'annonçais sans y
prendre garde toi-même. »
Ainsi, l’épique rencontre le tragique. La quête individuelle
se confond avec le combat collectif. Le récit se déroule dans plusieurs lieux
différents: place d'un marché, petit village de montagnes, unE prison... L’action n'est pas, comme dans Le
cadavre encerclé, centré sur un seul personnage,
Lakhdar mais multiplie les lieux de focalisation. Le guide, la fille et le poète constituent les personnages
essentiels de 1a fable. L'accent est
mis sur le désir collectif de libérer le pays.
Nous avons affaire à des personnages épiques possédant certains traits
tragiques. Comme si l'épopée collective convoquait la
tragédie. Le tragique relève surtout de
l'histoire. Les héros se sacrifient
pour des intérêts supérieurs dictés par l'Histoire, non par 1a fatalité. Le commandant meurt pour affirmer sa
liberté. Le poète, détenteur de la
parole collective, est tué pour avoir refusé de renier sa poésie. La jeune fille et 1e guide finissent en
prison.
C'est l'histoire qui détermine le fonctionnement des
personnages et l'action. Ici, tout
s'articule autour de la guerre
de libération. Même le passé lointain et les mythes sont
redynamisés, réutilisés en fonction de l'action épique. Le poète, une sorte de conteur populaire,
qu’on rencontre dans les marchés ou les places publiques, est, en quelque
sorte, le porteur et le détenteur de la mémoire historique. Le guide, une fois le poète assassiné par
les soldats, désire prendre sa place et témoigner de l'histoire de
son peuple.
« Le guide: Moi, je n’ai pas de testament...
Depuis que le vieux est
mort, j'ai réfléchi. Si je vis, oh ! comme je voudrais vivre
! [... ],
demain dans la paix, je
désirerais faire un métier qui me mène
partout, me fasse bouger, ici
aujourd'hui, et là demain. Regarder
écouter sans me lasser, être
témoin des murmures des impatiences,
de l’apparente immobilité...
Si je dois vivre, faites, ô mon Dieu, que je
vive en nomade, pas dans le désert, non dans la forêt du peuple. » 1
L'acte d’énonciation est déterminé par la place qu'occupent les personnages dans l'Histoire collective du peuple. Personnages épiques par excellence, le guide et la jeune fille, combattants de la lutte de libération, ne sont pas physiquement et psychologiquement décrits: ni âge, ni filiation, ni problèmes personnels importants. Leur fonctionnement est surtout marqué par une quête collective: la libération du pays. C'est en quelque sorte l'Histoire qui est le lieu et l'espace de la tragédie. Situations tragiques que des personnages épiques tentent de prendre en charge.
Rouge l'Aube raconte la tragédie d'un
peuple qui lutte pour retrouver son indépendance. Ainsi, on peut dire que
l'Histoire investit la tragédie et lui ajoute une dimension épique.
Le cadavre encerclé de
Kateb Yacine
Jouée à Alger en 1968 au TNA en arabe « littéraire », cette pièce fut très
mal accueillie par le public: 508 spectateurs pour 8 représentations, ce qui constitue un échec. Ce manque de
réussite s'expliquerait, selon nous, par deux raisons: l'usage de l'arabe
« littéraire » et le peu d'engouement du public pour la
tragédie. Nous sommes tout à fait d'accord avec cette
lecture de Durrenmatt qui nous semble, en grande partie, s'appliquer au public
algérien1:
« Seule la comédie convient à notre monde
grotesque et sans
système philosophique. La tragédie qui présupposait la
culpabilité, la responsabilité et l'harmonie, ne convient plus à
notre époque et tombe en
désuétude. »
Le cadavre
encerclé traite
également de la lutte contre le colonialisme.
L'action se situe essentiellement durant les événements de mai
1945. Le récit s'articule autour du
personnage problématique de Lakhdar qui semble poursuivre deux quêtes
paradoxalement complémentaires: le désir d’une femme et la
nécessité d'une révolution. Lutte
individuelle et lutte collective déterminent le fonctionnement du récit. Chez Kateb Yacine, la présence d'Eschyle
(notamment au niveau du fonctionnement du chœur) et de Shakespeare (dans le
rapport qu'entretient l'histoire avec le mode tragique) est évidente.
Les conflits et les personnages sont historiquement marqués.
Lakhdar suggère la présence de deux types de conflits: l'un d'ordre interne (la mise en accusation des
« pères ») et l'autre, d'ordre externe (l'oppression
coloniale). On a en quelque sorte affaire à une mise en abyme quI structure le
récit. L'Histoire investit la
représentation tragique et subvertit le fonctionnement de la tragédie qui,
paradoxalement, reste ouverte. Kateb
Yacine parle ainsi de sa
conception de la tragédie1:
« Pour moi, la tragédie
est animée d'un mouvement circulaire et ne
s'ouvre et ne s’étend qu’à un
point imprévisible de la spirale
comme un ressort. Ce n'est pas pour rien qu'on dit, dans le
métier: les « ressorts de
l'action ». Mais cette circularité
apparemment fer née, qui ne
commence et ne finit nulle part, c'est
l'image même de tout univers
poétique et réel. »
Le héros tragique Lakhdar, meurtri et blessé à mort,
évolue dans un univers épique. L'épique
et le tragique se donnent en quelque sorte la main. Le conflit et les désirs individuels du héros s'effacent pour
s'intégrer dans l’épopée collective du peuple traversé par de multiples
malheurs et de perpétuels drames. Ce n'est pas pour rien que Lakhdar, poignardé
par un traître, se sacrifie, pas pour des intérêts égoïstes, mais pour obéir au
procès collectif de l'Histoire. Sa mort
n'est pas présentée comme une fatalité, mais comme une nécessité historique. Ainsi, on peut parler de « liberté
tragique ». La transcendance
s'identifie ici à l'Histoire.
Comme chez Eschyle, le chœur prend une importante place dans
le mouvement dramatique. Il explique
les situations tout en prenant position avec les patriotes. Il incarne en quelque sorte le peuple. Sa parole prend parfois des accents épiques
et s'insurge contre l'inauthenticité d'un monde oppressif, négateur de toute
possible libération. Toute
réconciliation est impossible. Seule 1a
victoire des patriotes peut permettre l'émergence d'un monde authentique. Contrairement à de nombreuses pièces
tragiques, Le cadavre encerclé propose
une issue, une ouverture. La quête de
Lakhdar, même mort, reste ouverte : la libération de la patrie. Nous avons ici affaire paradoxalement à une
tragédie optimiste. Le premier metteur
en scène de la pièce, Jean Marie Serreau, parlait ainsi du personnage de Lakhdar1:
Lakhdar, presque immobile, au centre d'un univers qu
tourne autour
de lui [... ]. Personnage fixe au centre d'un monde qui
n'en finit pas
de se désorganiser et de se recomposer. C'est ainsi qu'il est au sens
le plus large, encerclé [... ], ce cadavre sans cesse
renaissant et sans
cesse assassiné échappe au réalisme conventionnel d'une
histoire qui
suivait un déroulement unilatéral du temps.
La tragédie de Lakhdar est celle de l'homme algérien dont
les
blessures sont immémoriales et confondues dans le temps, et qui
n’en finit pas de se chercher à travers un monde en
révolution. »
notre objectif n’est nullement de proposer une analyse
exhaustive de ce texte-de nombreux travaux lui ont été consacrés-, mais de
fournir les traits généraux de cette tragédie qu’on retrouve dans la mise en scène
de Mustapha Kateb.
Nous empruntons à Hugo cette définition du drame qui semble bien s'adapter à un certain
nombre de pièces algériennes2:
« Shakespeare, c'est le Drame, et le drame qui
fond sous un même
souffle le grotesque et le sublime, le terrible et
le bouffon, la
tragédie et la comédie, le drame est le caractère
propre de la
troisième époque de poésie, de la littérature
actuelle. »
La grande partie des textes dramatiques algériens se
caractérise par un mélange de genres et de sous-genres divers. Le comique et le tragique, par exemple,
investissent de nombreux drames historiques écrits et/ou joués avant et après
l'indépendance. Joués en arabe
populaire et parfois en arabe « littéraire », les drames, même
si le nombre de représentations et de reprises est moins important que celui
des comédies, réussissent à séduire un public plus ou moins large. Nous essaierons de mettre en évidence le drame
historique, le drame social lyrique et mélodramatique et le drame politique.
L’Histoire est souvent présente dans les différentes formes. Elle est
différemment abordée selon la langue d’usage et les auteurs. Nous avons souvent affaire à des adaptations
ou à des récréations-actualisations. Des faits historiques sont reconstitués ou
tout simplement parodiés par des auteurs comme Allalou ou même parfois Kateb
Yacine qui réinterprètent l'Histoire en fonction d'objectifs moraux,
didactiques ou politiques. Les textes
écrits et joués en arabe « classique » mettent en scène des
situations historiques précises et des reconstitutions d'évènements vécus. Leurs auteurs insistent sur l'élément de
vraisemblance. C'est le cas de Hannibal
de Tewfik Madani ou des pièces de Mohamed El Aïd Al Khalifa ou de Mohamed Salah
Ramdane qui mettent en situation des personnages et des faits historiques
précis tirés de l'Histoire arabo- musulmane.
La pauvreté dramaturgique de ces textes rend extrêmement difficile toute
possibilité de mise en scène. Le passé,
souvent mythifié, lieu d'un héroïsme révolu, dissimule les déceptions du
présent. La contestation est souvent
absente. Les textes fonctionnent comme
des
monologues: une seule voix
parle.
1) L'Histoire représentée
Les drames proposent des situations historiques
précises. Le traitement de l'Histoire
diffère d'un auteur à l'autre. Certains
metteurs en scène préfèrent reconstituer des évènements en respectant la
chronologie des faits et la linéarité du temps et de l'espace. Cette manière de faire se retrouve surtout
chez les auteurs d'avant l'indépendance.
D'autres dramaturges mettent en relief la dimension épique de la
représentation tout en favorisant la désintégration des éléments
spatio-temporels et en recourant à l'actualité. Cette tendance se manifeste surtout après 1962.
a) L’univers de la
reconstitution
La grande partie des pièces historiques, écrites souvent en
arabe « littéraire », traite de sujets favorisant l’Islam et
le passé arabe et tente de faire revivre les moments forts de l’Histoire arabe.
Trop peu de textes abordent des événements historiques récents. La vérité historique est évacuée pour
laisser place à un regard valorisant.
C’est le cas des pièces de Tewfik El Madani, Mohamed Salah Ramdane et
des textes joués avant 1926. Hannibal
de Tewfik El Madani est en quelque sorte un hymne au courage et à la
résistance de ce personnage présenté comme un modèle et un exemple, sans faute,
ni faiblesse.
On peut remarquer les mêmes constantes dans les pièces
glorifiant la lutte de libération nationale. Les personnages incarnant les
militants de l'ALN sont extrêmement positifs. Aucune
faille n'est visible. Un manichéisme simpliste bons-méchants caractérise les
représentations. Les textes de Abdelhalim Raïs (Le sang des libres ; Les éternels ; Les enfants de la Casbah) présentent deux mondes
antithétiques, antagoniques et inconciliables.
L'Histoire est considérée comme « statique » et
« immuable ». Les faits sont datés. L'écoulement du temps est
linéaire, sans aucune complexité. Les personnages sont souvent porteurs d'un
discours moral évacuant toute dimension sociale ou psychologique. Cette
déshumanisation des héros obéit au discours d'ensemble de l'auteur: les
personnages sont avant tout des modèles positifs.
b) La dimension épique
Après l'indépendance, de nombreux auteurs rompent avec le
traitement traditionnel de l'Histoire
et privilégient la dimension épique de la représentation.
Discontinuité de l'espace et
du temps: images simultanées ou successives fonctionnant comme un montage
d’éléments hétérogènes. Ould Abderrahmane Kaki, Abdelkader Alloula, Ziani
Chérif Ayad et Kateb Yacine proposent des lectures de l’actualité sociale tout
en prenant comme point de repère essentiel le mouvement historique. L’œuvre est
toujours ellipse. Le drame épique est facilement décomposable. C’est ce que
souligne Martin Esslin 1:
« Le
théâtre épique n'est pas soumis à la nécessité de tenir le public
en haleine ; la pièce
épique est construite sans rigueur et
épisodique: au lieu de suivre
une progression aboutissant à une
apogée dynamique, l'histoire
se déroule en une série de situations
séparées... Alors que le drame
aristotélicien ne peut être conçu que
comme un tout, le drame épique peut être découpé en
tranches qui
continueront à avoir un sens
et à donner du plaisir »
Le récit est constitué de séquences
relativement autonomes. Chaque tableau
présente un fait historique précis. La
pièce fonctionne comme un puzzle. Kateb Yacine superpose et juxtapose plusieurs
événements: l’Emir Abdelkader, événements du 8 mai 1945, guerre du Vietnam, combat de Kahina... Kaki s'inspire
de la culture populaire tout en recourant à certains événements historiques. Abdelkader Alloula propose une série
de situations autonomes correspondant, en quelque sorte, à un mouvement
sinusoïdal. Ziani, dans sa mise en
scène du texte Les martyrs reviennent
cette semaine, superpose
des époque particulières (guerre de libération et indépendance). Le même
procédé se retrouve dans la pièce de Mohamed Dib, Mille hourras pour une
gueuse. On passe d'une
action dramatique à une autre sans aucune transition. Il n'y a jamais de fin réelle.
La structure est ouverte.
Le temps et l’espace : Les pièces réutilisent
souvent la structure du conte populaire. Les auteurs intègrent des personnages
légendaires ou des personnages possédant les mêmes caractéristiques que celles
des contes populaires. Kateb Yacine recourt à Djeha. Alloula et Kaki font appel à la halqa (cercle) et au meddah
(conteur). L'adoption de cette
technique présuppose la désintégration et l'éclatement des éléments spatio-temporels.
Une multiplicité de temps et d'espaces caractérisent la
représentation. Le temps de la fable ne
correspond pas à la linéarité du récit traditionnel. Nous avons affaire à des glissements continus de temps
différents. On passe sans transition d'un temps réel à un temps mythique et
d’un espace figuré à un espace fictif. Dans Le porteur d'eau
et les trois marabouts de
Kaki, on se déplace d'un univers mythique (lieu où opèrent les marabouts non
présenté) à celui du village de Déhane (où habite Halima l'aveugle qui daigne
recevoir chez elle ces « extra terrestres »). Kateb Yacine
mêle évènements historiques e histoires légendaires (tirées de Djeha). Alloula
superpose le temps du mythe et celui de 1’épopée. Lejouad (Les
généreux) propose deux espaces: celui du conte et celui du réel.
Nous sommes en présence d'un espace ouvert, non clos et
d'une structure circulaire. Dans tous les cas cités, l'héritage culturel assume
une fonction productive. Le traitement de l’histoire n'est pas saisi comme une
« restauration archéologique » mais fonctionne souvent comme parodie
et citation. On a affaire à une désacralisation du passé. L'éclatement des réseaux spatio-temporels
suppose une dramaturgie hachée, heurtée, en tranches ou en fragments.
La structure du conte: Les pièces algériennes utilisent souvent
l'architecture du conte populaire qui se caractérise par la juxtaposition et la
superposition des actions dramatiques.
Alloula, Kateb Yacine et Kaki recourent, dans leurs pièces, à des formes
populaires (Halqa, meddah, gouwal, conteurs) et à des personnages légendaires
(l'exemple le plus édifiant est celui de Djeha). La parole du comédien-conteur caractérise la représentation.
C'est la parole du gouwal (conteur) qui structure le récit dans Lajouad (Les généreux), Legoual
(Les dires) et Litham de
A. Alloula, Guerrab Essalhine (Le porteur d'eau et les trois marabouts) et Koul Wahed oua
Hakmou (A chacun sa justice) de Kaki, La guerre de 2000 ans, Le roi de l’Ouest et Palestine trahie de Kateb
Yacine, Mille hourras pour une gueuse de Mohamed Dib, Def El
Goul ouel Bendir de M. T.
Dehimi et Les martyrs reviennent
cette semaine de Benguettaf-Ziani.
Tous ces auteurs réactualisent les modes de communication traditionnels
et les techniques narratives du conte.
L'Histoire est traitée autrement. C'est le conteur qui raconte les événements historiques et
provoque un extraordinaire effet de distanciation. Le rire, arme utilisée par les metteurs en scène, renforce encore
plus la distance entre le « conteur » et l'événement
raconté. Dans les contes populaires
comme dans les drames de nombreux auteurs algériens, le rire est
désacralisant. Dans Lejouad de Alloula, Djelloul
Lefhaimi (Djelloul l'intelligent), une sorte de gouwal (conteur), se joue de tous les appareils du pouvoir. Nuage
de fumée et Moh Zitoun, tournent en dérision les hommes forts du moment et dénoncent les
pratiques rétrogrades considérées comme immuables et sacrées. C'est le cas de Arfia dans Mille
hourras pour une gueuse et Khédidja dans Les Martyrs reviennent cette semaine.
Les contes sont actualisés, « historicisés »
et fonctionnent comme des espaces de figuration du réel. Les références à
l'Histoire récente sont extrêmement nombreuses. Le choix de la forme circulaire, structure caractérisant les
contes populaires, s'expliquerait par l'attachement extraordinaire à la culture
orale.
L'univers des personnages: Nous avons souvent affaire à quatre types de
personnages: personnages historiques, personnages du quotidien, personnages
stéréotypés et personnages-symboles. L'absence de caractéristiques psychologiques
marque 1’univers des personnages des pièces algériennes. Les auteurs insistent surtout sur l'ancrage
historique, politique et social. C'est
l'espace socio-historique qui détermine le fonctionnement des personnages. Djelloul Lefhaimi, Moh Zitoun, Cheikh
Abed, Djillali et bien d'autres personnages véhiculent un discours précis
laissant peu de place à la dimension psychologique et privilégiant l'instance
collective. Ils représentent en quelque
sorte des catégories sociales et des groupes déterminés. Djeha est le porte-parole du peuple. Djelloul Lefhaimi est le représentant des
couches défavorisées dans Lejouad
de Alloula. Halima, l'aveugle, dans
El Guerrab oua Essalhine (Le
porteur d’eau et les trois marabouts) symbolise la bonté. Ambivalence et
dédoublement caractérisent également les personnages de nombreux drames
historiques ou sociaux.
Les lieux de la mise en scène : La dramaturgie met en place des dispositifs permettant l’interruption du déroulement de la représentation et consolidant la technique du montage. Le fonctionnement en tableaux provoque l’éclatement de tous les systèmes de signes. les systèmes de signes. La grande partie des metteurs en scène algériens emploient l'effet de distanciation, même si chaque auteur possède sa propre conception de la mise en scène. Kateb Yacine préfère investir dans le discontinu et favorise la fracture de l'espace scénique. Cette manière de faire, commune à de nombreux metteurs en scène, implique souvent des choix techniques et esthétiques précis: multiplicité des jeux de scène, tentative de mettre en place un rapport actif acteur-spectateur, usage du chant... Mais chacun procède, malgré la présence de quelques dénominateurs communs, selon sa conception de la mise en scène. Kateb Yacine recourt à un décor extrêmement léger, à des airs de chants retravaillés, à une musique familière et populaire, à une lumière crue et à de nombreux déplacements des acteurs jouant plusieurs rôles (les comédiens se changent sur scène). Alloula utilise un décor lourd, structure l'espace en cercle et emploie le chant, lieu de figuration et de ponctuation. Kaki revitalise la chanson de geste, organise l’empathie culturelle et multiplie les éléments du décor. Slimane Benaïssa articule sa dramaturgie autour de la parole et accorde une grande importance à l'objet. Ce qui est montré, c'est la matérialité de la parole transformée en lieu pertinent de la mise en scène et parfois en obstacle paralysant le jeu de l'acteur.
La parole domine toute la représentation dramatique algérienne
marginalisant ainsi la place du regard mais enrichissant paradoxalement l'objet
théâtral (réalité propre au conteur).
Dans Mille hourras pour une gueuse de Mohamed Dib, la couronne de Wassem, parodique et dérisoire,
prend des dimensions carnavalesques et accentue la théâtralité bouffonne des
différents personnages. Le journal dans
Homk Selim (La naïveté de
Selim) de Alloula structure le récit. La poubelle dans Hafila
tassir (d’après Le Voleur d’autobus) suggère
l’appartenance sociale du personnage. Le chapeau et le drapeau rouge, chez
Kateb Yacine, ont des significations particulières.
La musique joue également un rôle extrêmement important dans
le fonctionnement dramatique. Les remarques de Robert Abirached s'appliquent
bien à plusieurs productions algériennes.1
« Dénuée de toute motivation psychologique et
de tout caractère
ornemental, elle intervient pour juxtaposer en
numéros
autonomes et pourtant solidaires les actions du
récit en y
ménageant
des pauses bien tranchées et en arrachant acteurs et
spectateurs à toute vélléité d'oublier leurs
fonctions respectives. »
Les rôles et les espaces codés comme le journal, le meddah
(conteur),la halqa sont « recodifiés » et produisent de
nouveaux sens. Les décors sont, dans de nombreuses pièces, métonymiques et
fonctionnent à partir d'éléments insolites (Boualem Zid El Goudem,
les pièces de kateb Yacine, de Kaki, de Alloula, de Ziani ... ). Nous avons
souvent affaire à une « dramaturgie ouverte ».
Il est très difficile de distinguer drame historique, drame politique et drame social. De nombreux éléments dramatiques sont présents dans les trois formes citées. Le drame social met en scène les nombreux problèmes sociaux qui caractérisent la société algérienne et apporte de nombreuses informations sur l'histoire sociale de l'Algérie: chômage, logement, mariage, corruption, bureaucratie. Le comique et le tragique marquent également la représentation. Le drame mélodramatique, extrêmement présent avant l'indépendance, tend à disparaître après 1962. Durant les années 80-90, une seule pièce a été produite, c'est celle de Mohamed Errazi, L’amour et après, un texte sur le couple mis en scène par Ziani Chérif Ayad (La troupe El Qalaa, La citadelle) en 1993.
3) Contestation et censure
Avant l'indépendance, les auteurs-comédiens algériens
contestaient timidement la présence coloniale en utilisant souvent l'allusion
et l'histoire mais subvertissaient trop rarement les formes dramatiques
dominantes. De nombreuses pièces (Beni Oui Oui, El Kheddaine,
Khaled ou le samson algérien, Montserrat…)
furent, certes, censurées mais la critique de la colonisation n'était pas
directe. Ce ne fut qu'en 1958, après la
constitution de la troupe du FLN, que les mots d'ordre pour l'indépendance
furent pris en charge par le théâtre. Après l'indépendance, les choses
changèrent. Les auteurs commencèrent à remettre en question l'entreprise
théâtrale et les pratiques dominantes de la représentation dramatique. On
introduisit les formes orales. On adopta les techniques de Brecht, de Meyerhold
et d'Artaud. La contestation des formes dramatiques traditionelles allait être
accompagnée par le choix de thèmes et de sujets mettant à nu les contradictions
sociales et politiques. Benaïssa, Kateb Yacine, Alloula, Kaki, Ziani et de
nombreux autres auteurs dénonçaient, dans leurs oeuvres, le pouvoir en place
(ou une frange du pouvoir) et les traditions rétrogrades. Théâtre
et Culture aborda en 1971 l’épineuse question de la condition féminine en
Algérie. La pièce fut immédiatement censurée par les autorités de l’époque.
Rouiched s’attaqua aux problèmes sociaux et dénonça les responsables, à
l'origine de ces maux dans El Ghoula
(L'ogresse) et El Bouaboune (Les concierges).
Kateb Yacine contesta tous les appareils idéologiques du pouvoir et
entreprit une lecture courageuse de l'Histoire de l'Algérie et du Monde Arabe (La
guerre de 2000 ans, Mohamed prends ta valise,
Le roi de l'Ouest et Palestine
trahie). Le
théâtre d'amateurs des années 70 prit comme cibles le parti unique au pouvoir,
le FLN et de nombreux hommes forts du régime considérés comme « réactionnaires ».
Slimane Benaïssa mit en scène les conflits socio-politiques et culturels.
La période allant de 1988 à 1993 favorisa l'émergence d'un
théâtre de dénonciation politique directe.
Les auteurs mettaient en accusation les tenants du pouvoir considérés
comme les véritables responsables de la gabégie actuelle.
La censure ne fut jamais
absente du champ culturel algérien.
Plusieurs pièces furent annulées. Nous pouvons citer,, à titre
d’exemples, La situation de la femme
en Algérie de Théâtre
et Culture, Babor Ghraq (Le
bateau coule)
de Slimane Benaïssa et les multiples difficultés rencontrées par la troupe
de Kateb Yacine, l'Action Culturelle des Travailleurs. En 1981,
plusieurs troupes d'amateurs se virent interdire l'accès au festival de
Mostaganem. La télévision censure de nombreuses productions critiques comme
celles de Kateb Yacine, de Benaïssa et des troupes d'amateurs. Les raisons sont toujours politiques.
4) Du côté de 1’absurde
Le théâtre de l’absurde n’eut pas un grand impact en Algérie vers les
années soixante et soixante-dix. Ce ne fut qu’après 1980 que des traces
visibles et importantes caractérisèrent la représentation dramatique
algérienne. Il y eut certes des adaptations de Beckett et de Ionesco mais sans
grandes incidences sur la production théâtrale. Le foehn de Mouloud Mammeri est une mise en scène de l'absurdité de la
guerre.
Le désarroi, l'angoisse et la mal-vie des années 80-90
favorisèrent l'émergence d'un discours nihiliste, lieu de l'impuissance et de
l'indifférence. Les personnages s'interrogent,
désabusés, sur leur propre existence.
C'est l’ère des condamnations sans appel, du désespoir et du rejet
systématique de toutes les valeurs considérées comme
« absurdes ». C'est la mise
en situation d’un monde où il n'y a rien à attendre. Univers en désagrégation.
Personnages piégés par leur propre impuissance, avenir sans issue. On
retrouve les traces du théâtre de l'absurde dans plusieurs pièces algériennes
de cette décennie: El Ayta (Le
cri), Fatma, Baya,
La dernière chanson, Le sourire blessé...
Une rapide analyse de deux pièces de Noureddine Aba
Aucune pièce de N. Aba n'a été mise en scène dans les
théâtres algériens. Le TNA a monté en
1986 un ballet théâtre écrit par cet auteur, Etre ou ne pas être. Essentiellement
historique, son théâtre interroge les faits qui ont marqué tragiquement les
sociétés humaines: question palestinienne, guerre de libération de l'Algérie,
le nazisme...
Nous tenterons de lire deux pièces de N.
Aba: La récréation des clowns et Le dernier nazi. Ces deux textes ont pour dénominateur
commun la dénonciation de la guerre et de la torture. La récération des
clowns (Ed. Galilée, 1980) met
en scène trois tortionnaires montant un spectacle où ils jouent les rôles de
clowns pendant la guerre de libération algérienne, alors que Le dernier
jour d’un nazi (Stock, Paris, 1982) porte essentiellement sur la
dégradation de l’homme dans un régime nazi.
Les titres des deux textes inaugurent, en quelque sorte le
protocole de lecture et apportent des informations sur le récit. On sait, dès le départ, qu'il va être
question de « clowns » et d'un nazi (son dernier jour). Ce titres informatifs suggèrent la présence
de drames où 1a documentation n'est ps absente. Ce qui rapproche le travail de Aba du théâtre-document.
D'ailleurs, l'abondance de couches didascaliques fournissant des indications
précises sur les caractéristiques physiques, le déplacements et le jeu des
personnages consolide cette option « réaliste ». L'avant-propos de Vidal-Naquet relatif la
torture et l'avertissement de Aba dans La
récréation des clowns orientent sérieusement la lecture de
ce texte1.
« Les
personnages de cette pièce ne sont pas imaginaires. Ils ont existé.
Les faits se rapportant à la
torture sont exacts. J'ai seulement
apporté
quelques modifications que le lecteur avisé découvrira aisément. »
Dans Le dernier
jour d'un nazi, l'auteur apporte des informations
précises sur le lieu et les protagonistes de l'action dramatique. Tout est annoncé: lieux, instances
temporelles, jeu des personnages. La récréation des clowns se
déroule en pleine guerre d'Algérie (« guerre qui dure depuis quatre ans »)
en 1958, à Alger. Le dernier jour
d’un nazi raconte le « dernier jour »
d'un officier supérieur de l'armée allemande (avril 1945, de 9heures à minuit).
Les indices spatio-temporels sont nombreux. Ce qui renforce la « vraisemblabilité »
des faits. Les indications historiques précises (guerre d'Algérie, camps de
concentra- tion , Hitler, Massu... ), contenus dans les deux textes, montrent à
quel point l'auteur veut « coller » à l'actualité. Nous
retrouvons dans les deux pièces un certain nombre d'éléments communs: analogie
des situations, torture, dédoublement de l'individu, absurdité de la guerre...
La récréation des
clowns et Le dernier jour
d'un nazi mettent en
situation des personnages cruels, impitoyables qui peuvent retrouver leur
« humanité » perdue dans cers tortionnaires (La
récréation des clowns),
une fois habillés en clowns, redeviennent humains. L’intraitable Friedrich
Ohmendorff, devant la mort, se transforme en "humain" et appelle son
fils, Hans qui désapprouve les idées nazies de son père, pour lui parler d'un
souvenir d'enfance. Même le lieutenant dans La récréation des
clowns se libère quand il
évoque l'enfance qui, dans les deux cas, symbolise l'innocence et la pureté.
Les personnages sont minutieusement décrits. Si les noms de La récréation de clowns sont empruntés au monde des clowns,
ceux du Dernier jour d'un nazi
sont ordinaires. Mous retrouvons dans
le premier texte des traces de la pièce de Samuel Beckett En attendant Godot. Nous avons affaire à un espace non
manichéen. La famille Ohmendorff est désunie: la mère, une chrétienne,
humaniste et bonne et Hans, le fils, désavouent l'officier supérieur SS. Même
Karl, un nazi, est moins cruel. Francine dans La récréation des
clowns est plus proche du
militant FLN que des tortionnaires représentés essentiellement par le
lieutenant Zegalfayer, ancien officier SS, à l'origine de la mort de son
frère. Analogie des situations. Dans les deux pièces, la condamnation de la
torture est explicite. La présence de
l'officier nazi, Zegalfayer, tortionnaire, cruel provoque une sorte de trait d'union
entre deux situations (celles des deux textes) apparemment différentes. Aba donne à voir l'absurdité de la guerre et
de la torture tout en insistant sur la complexité de l'être humain. Le regard
des uns et des autres domine le jeu des personnages. Le terme « regard » revient à plusieurs reprises
dans les deux textes. Une fine analyse de cet élément permettrait de comprendre
le fonctionnement des deux pièces.
5) Adaptation et réécriture
De nombreux textes ont été adaptés depuis les années vingt.
Les auteurs qui ont le plus séduit les algériens demeurent Molière, Brecht et
Mrozek. Plusieurs pièces de Molière ont été « algérianisées »
et mises en scène dans les théâtres d'Etat.
Bertolt Brecht a vu ses textes montés par les troupes algériennes à
partir de 1963 (L'exception et la règle, TNA). Les textes de Mrozek ont surtout été pris en
charge par les troupes vers les années 80-90.
Le choix de cet auteur s'expliquerait par le nombre restreint des
personnages et les situations sociopolitiques présentées.
De 1963 à 1972, le TNA a entrepris l'adaptation de sept
pièces (67 représentations pour 21446 spectateurs). Si Kaddour El
Mech’hah, une adaptation de L'Avare, a recueilli en 26
représentations 12931 personnes. 13 pièces étrangères ont été réactualisées en
fonction des données algériennes durant cette période. Quels sont les éléments qu'on retrouve dans
les textes adaptés ou « algérianisés » ?
1) Conservation du sujet,
des faits et de la structure formelle.
2) Changement des titres et
des noms des personnages (L’oiseau vert de Carlo Gozzi
devient chez Kaki Diwan El
Garagouz).
3)
Elimination de certains tableaux et rajout d’expressions populaires.
4)Renforcement
de l’aspect comique et usage de l’arabe « dialectal »
Le théâtre en Algérie adopta en 1926 après le succès de Djeha de Allalou le genre comique. La grande partie des pièces produites après
cette année mettait en scène des situations et des personnages comiques. Le
public se reconnaissait facilement dans les actions présentées. Cette réalité
s'expliquerait par la présence de contes et de personnages populaires qui
s'exprimaient en recourant à l'humour et au rire. Les spectateurs étaient déjà
habitués à assister à des représentations traditionnelles animées par les
conteurs populaires dans les places publiques et les marchés. Jacob M. Landau parle ainsi de la place de
la comédie dans les pays arabes1:
« Avec
le mélodrame, la comédie constitue l'élément de base de toutes
les troupes théâtrales arabes
du Proche Orient et de l'Afrique du
Nord. Elle a déjà remplacé la farce en maints
endroits, surtout
parmi les populations évoluées
des villes. Il fut un temps où la
comédie de caractère
prédominait: elle ne tarda pas à être
supplantée par la comédie de
moeurs. La plupart des comédies sont
jouées en arabe dialectal [...
] »
Ce n'est pas sans raison que les auteurs algériens
adaptèrent de nombreux textes de Molière. Bachetarzi, Mohamed Touri et Errazi
furent les hommes qui « algérianisèrent » le plus célèbre
auteur français. Les pièces étaient
jouées en arabe « dialectal ».
Après l'indépendance, le comique dominait la scène
théâtrale. Si Kaddour El Mach’hah, Hassen Terro,
El Ghoula (L'ogresse), El Bouaboune (Les
concierges) et Deux pièces cuisine connurent un énorme succès populaire
et furent reprises maintes fois. 6037 spectateurs se déplacèrent au TNA pour
voir Hassen Terro de
Rouiched, 12976 personne assistèrent aux 23 représentations d'El
Ghoula de Rouiched, 167341, 9641 et 12931 spectateurs purent voir Deux pièce cuisine de A. Safiri,
El Bouaboune de Rouiched et El Mach’hah (L'Avare)
de Bachetarzi. De 1963 à 1972, les
pièces « comiques » drainèrent plus de 80000 personnes. Ce qui
constitue un record d'affluence. L'auteur-comédien, Rouiched interprétant
souvent des rôles « comiques » attirait énormément de monde.
C'est en quelque sorte le continuateur de l'oeuvre de Ksentini que certains
chercheurs considèrent comme l'homme-orchestre du théâtre en Algérie.
Le théâtre en Algérie utilise trois types de comédies:
comédie de caractère, de moeurs et de situations. Caricature, parodie, grossissement, exagération... sont des
éléments souvent employés par les auteurs comique algériens. L'humour est perçu comme un moyen de
dénonciation et une manière de faire participer 1e spectateur au jeu
théâtral. El Bouaboune (Les concierges), El Ghoula (L'ogresse) ou Deux pièces cuisine abordent des
problèmes graves (autogestion, opportunisme, question du logement... ). Le rire
facilite la communication et permet aux spectateurs de s'impliquer davantage
dans la représentation. Le comique neutralise les situations tragiques. C'est
une manière malicieuse de dénoncer les abus sociaux et les jeux politiques.
Les pièces « comiques » traitent des
problèmes quotidiens que vivent les algériens. Rouiched, Touri, Safiri ou Kaki
mettent en scène des situations sociales tragiques abordées avec une verve
comique. La comédie fournit au lecteur-spectateur de précieuses informations sur
la vie sociale et politique de l’Algérie.
CHAPITRE 4
Une balade
dans le théâtre d’amateurs
On ne peut parler du théâtre en Algérie sans évoquer le
théâtre d'amateurs. Les premiers hommes de la scène apprirent sur le tas les
techniques rudimentaires de la représentation dramatique, grâce à leur
fréquentation quelque peu « clandestine » des salles de
spectacle, pendant la période coloniale.
Ils furent séduits par la découverte de ce nouveau genre
artistique. Ils se regroupèrent en
petits groupes dans les grandes villes et se mirent à monter des sketches. Ce
n'est que vers le début du siècle qu'apparurent des troupes mieux organisées, à
Médéa, à Blida, à Alger et à Constantine un peu plus tard.
L'arrivée à Alger d'une troupe égyptienne dirigée par
Georges Abiad incita vers les années vingt (20), quelques jeunes citadins
cultivés, à tenter une expérience théâtrale. Tout était à faire. Le terrain
était sérieusement vierge. Des pièces
furent « mises en scène » en arabe « classique ». Les comédiens, si on peut les appeler ainsi,
ne maîtrisaient nullement les techniques de la scène. C'était en quelque sorte
un patchwork de formes traditionnelles et de résidus de théâtre moderne. Ni
Tahar Ali Chérif, ni Bachetarzi, ni
Mansali, ni Allalou ou Ksentini ne voulaient faire du théâtre leur métier. Ce
n'était ni plus ni moins, surtout au début, qu'une simple passion, un plaisir.
L'un des hommes les plus illustres, Allalou, auteur de la première pièce jouée
en arabe « dialectal » arrêta de faire du théâtre parce qu'il
ne pouvait pas concilier théâtre et travail.
Il était employé dans les transports algérois.
Les hommes de théâtre considéraient donc la représentation
dramatique comme un espace de fête, une cérémonie cérémonie récréative. Ce n'était pas un métier. Certes, Mahieddine
Bachetarzi avait tenté de créer une troupe semi-professionnelle. Il avait vite
compris que le théâtre ne pouvait pas faire vivre les gens dans une situation
coloniale. Les moyens matériels et humains manquaient sérieusement. Les troupes
créées durant la colonisation, constituées essentiellement de jeunes
travailleurs, étaient surtout animées par le souci de s’exprimer et de mettre
en scène les problèmes de la vie quotidienne, souvent sans contrepartie
financière. Ces « comédiens »
jouaient en quelque sorte le rôle de « gouwals » (conteurs
populaires).
Ce n'est qu’après l'indépendance que les choses évoluèrent. Les autorités de l'époque créèrent le
théâtre national, composé de comédiens professionnels et doté de moyens
matériels conséquents. Dans ce chapitre, nous allons tenter d'interroger le
théâtre d'amateurs, de décrire son itinéraire et ses modes de fonctionnement,
de cerner ses relations avec le nouveau théâtre d'Etat issu de la création du
T.N.A et de connaître ses lieux de représentation, ses publics, sa démarche
dramaturgique et ses intentions.
I- HISTOIRE D'UN ITINERAIRE
L'indépendance acquise, les autorités constituèrent le Théâtre National Algérien et définirent la nouvelle politique culturelle. L'enthousiasme et le volontarisme dominaient la scène politique et culturelle. Les « professionnels » avaient leurs salles des moyens matériels sérieux et percevaient des salaires mensuels. Un peu partout, en Algérie, des troupes se constituaient. Elles se produisaient en dehors des salles de spectacle. Les quartiers populaires, les places publiques, les marchés et les hangars étaient les lieux de prédilection de ces nouveaux amateurs, qui voulaient contribuer à leur manière, à animer la société et à mettre en scène les nombreux problèmes sociaux que vivait leur pays. Etudiants, lycéens, ouvriers et chômeurs dont l'âge ne dépassait pas la vingtaine d'années, constituaient les éléments fondamentaux de ce théâtre sans moyens financier, matériel et humain. Le « dire » était plus important que le jeu lui-même. On n’accordait que très peu d'importance aux techniques de mise en scène ou à la scénographie. Aucune formation de base n'était présente.
A côté d'anciens amateurs qui
intégrèrent vite le théâtre national, naquirent et moururent au gré des
circonstances, un certain nombre de troupes qui montaient des pièces rappelant
un peu celles de Rachid Ksentini. Leur théâtre n'avait d'autre but que le rire,
l'hilarité sans aucun didactisme ni objectif clair.
a- Les premières tentatives des années soixante
Les premières années de l'indépendance ont connu une vie
culturelle intense, même si le niveau des travaux entrepris était médiocre. Des
lycéennes d'Alger constituèrent une troupe en 1963, ce qui n'était pas une
mince affaire à l'époque. Des jeunes, selon l'écrivain et musicologue algérien
Bachir Hadj Ali, « créèrent une maison de la culture à Alger où l'on
peut faire du théâtre, de la musique, de la céramique » 1.
A Skikda dans le Constantinois, où existe toujours un très beau théâtre,
l'art scénique n'était pas absent. Un
journaliste du quotidien, El Moudjahid,
parlait ainsi de la vie culturelle dans cette ville1:
« Pendant quelque temps, après notre indépendance, on assista à
une véritable renaissance dans la cité. Des pièces souvent
modestes et naïves, mais louables (… ) furent
montées et jouées
par des groupes de jeunes décidés à faire quelque
chose (… ). Le
public ravi s'était rapidement intéressé et avait
adhéré à cette
euphorie culturelle (… ). Dans les établissements
scolaires, les
organisations nationales de jeunes, dans les FAJ (Foyers
pour
la Jeunesse) et même dans les écoles primaires, les
jeunes se
sont mis à jouer es pièces célèbres, voire même à
en produire.
Des pièces, tour à tour en langue nationale,
dialectale et
française étaient reçues par le théâtre et le
public adhérait
intimement. »
Alger, Constantine, Oran, Annaba et bien d'autres villes
virent se former des troupes qui permirent à la population de redécouvrir en
quelque sorte les sketches et les scénettes de Ksentini ou Touri. C'était
l'ébullition. La JFLN (Jeunesse du FLN), les S.M.A (Scouts Musulmans
Algériens) et les FAJ encourageaient
ces initiatives. Les thèmes choisis
étaient essentiellement tirés de la vie quotidienne (mariage, dot, divorce,
paysan en ville, alcoolisme... ). Les jeunes reprenaient donc le répertoire
dramatique de Ksentini, Bachetarzi et Touri qui laissèrent une bonne impression
dans les villes où ils se produisirent.
L'impact de ces pionniers de l'art scénique en Algérie est considérable.
Ce qui s'explique par le fait que les premières troupes du théâtre d'amateurs
leur aient emprunté leur manière de jouer, leurs thèmes et leurs discours. Le théâtre français était peu présent dans
les sphères culturelles. Les algériens
ne fréquentaient pas les salles de spectacle durant la colonisation, celles-ci
étaient généralement réservées aux français et à une petite partie de l'élite
algérienne.
Jusqu'à la fin des années 60, le théâtre d'amateurs puisa
essentiellement ses thèmes et sa manière de jouer dans le répertoire des
troupes algériennes qui existaient avant l'indépendance. A Mostaganem, certains groupes commencèrent à rompre avec cette
pratique, plus proche du gouwal que de l'art dramatique, bien avant cette
période, grâce à Ould Abderrahmane Kaki, un dramaturge qui fit ses classes au
service de l'Education Populaire. Ce qui expliquerait la présence de certains
éléments du théâtre brechtien dans les pièces jouées à Mostaganem.
b- 1970-1980: Les années folles du théâtre d'amateurs
- Le temps des illusions
Si les années 60 furent en quelque sorte timides en matière de production de qualité (l’enthousiasme des premières années de l’indépendance et la rupture qui s’en suivit après le coup d'Etat de Boumédiène en juin 1965 imposant l'exil à plusieurs intellectuels, empêchèrent toute possibilité d'expression), la période allant de 1970 à 1980 permit paradoxalement aux hommes de culture d'investir le champ social. Le régime de Boumédiène tenta de séduire les intellectuels qui profitèrent de cette aubaine pour se mettre au travail, malgré les incertitudes du populisme se muant en discours idéologique du pouvoir. Les choses n'étaient pas du tout simples. La chasse aux sorcières n'était pas absente. Mais il était clair qu'une ouverture, même limitée, s'amorçait. Le numéro un de l'époque savait que son entourage immédiat était hostile à sa politique, une certitude qui l'avait poussé à recourir aux intellectuels dits « socialisants », qui se mirent surtout à illustrer le discours politique dominant (Révolu tion Agraire, Gestion Socialiste des Entreprises, médecine gratuite... ). Les hommes de culture devenaient en quelque sorte partie prenante d'un débat politique qui leur faisait parfois oublier leur raison d'être, c'est-à-dire leur statut spécifique 1. Le politique et le culturel se confondaient.
C'est dans ce contexte qu'apparurent paradoxalement les meilleures troupes du théâtre d'amateurs. Le festival de Mostaganem, lieu de rencontre régulier des amateurs, contribua grandement à la découverte de ce jeune théâtre. Nous tenterons dans ce chapitre de mettre en évidence les points forts et les failles de cette manifestation qui demeure encore, même si les choses se sont progressivement dégradées, le noyau autour duquel s'articule toute la représentation théâtrale.
Les années 70 furent surtout dominées par un théâtre
très « politisé ». Les
thèmes abordés étaient souvent puisés dans le discours politique officiel. Quelques troupes tentèrent de sortir de
cette étroite voie, en mettant en scène des textes d’ Eugène Ionesco, de Kateb
Yacine ou d’Ingmar Bergman. Le
théâtre de l'Avant-Garde d'Oran monta en 1970 « La Peste »
de Bergman. Le C.R.A.C de
Constantine mit en scène, avec une rare efficacité, La poudre d'intelligence de Kateb Yacine. Le « groupe 70 » adapta Jeux de massacre de
Ionesco, sous le titre El Mossiba
(La malédiction), etc. Toutes ces pièces furent
réalisées avant 1972, année qui vit le théâtre d'amateurs devenir en quelque
sorte le porte-voix du discours officiel.
Une année avant, en 1971, les troupes ne savaient pas qu'elles allaient disparaître juste après, pour « non convenance politique ». A Alger, lors du festival national du théâtre (Octobre-novembre 1971), leurs animateurs rêvaient encore de représentations dramatiques héritées des Grecs. Dans un document diffusé à l’occasion de cette rencontre, il est écrit ceci 2:
« Puisque la fonction du théâtre n'a pas
tellement changé depuis les
Grecs de l’Antiquité aux yeux de qui le destin
pouvait se jouer
sur une scène, nous verrons bien à l'issue de ce
festival, si
véritablement notre théâtre -le théâtre arabe, d'une
manière
générale- est bien le lieu où nous retrouverons
notre vérité, notre
liberté, un certain courage de vivre et d'affronter
les
contradictions, un présent qui s'affranchit
douloureusement du
passé. »
La fonction du théâtre était donc claire: mise en évidence
du caractère spécifique de la représentation dramatique (retrouver la vérité et
la liberté). La période précédant l'année 72, date de promulgation de la
« Révolution Agraire » et de la « Gestion Socialiste
des Entreprises », fut plus ou moins riche en productions de
qualité. Des troupes comme le Théâtre de la mer et Théâtre et Culture produisirent
d'extraordinaires pièces. Le Théâtre de
la mer était une troupe semi-professionnelle qui cherchait à « combiner »
formation et recherches théâtrales.
Kateb Yacine y travailla quelque temps. Sa pièce Mohamed prends ta valise, enrichie et
améliorée par les comédiens, fut montée en 1970. Jacqueline Arnaud présentait
ainsi son travail1:
« Toutefois, il (Kateb Yacine) est déjà tourné
vers une autre expérience:
celle du théâtre collectif, avec une troupe de
jeunes comédiens, Le
Théâtre de la Mer qui, d'Oran, s'est déplacée
sur Alger, à l'instigation
de la Direction de la formation professionnelle au
Ministère du
Travail. C'est dans ce cadre qu' est proposée à
Kateb Yacine une
pièce sur le thème de l’émigration, qui donne Mohamed
prends ta
valise,
élaborée pour la première fois directement en arabe populaire,
avec la collaboration des comédiens.
Ceux-ci, parmi lesquels plusieurs sont
musiciens, apportent des
chansons anciennes, des airs connus (... ), qui
donne le thème de la
pièce, ou la chanson de la mère dont le fils est
enrôlé dans l'armée (...
), sur lesquels ils peuvent éventuellement inventer
-mais pas toujours
si le texte populaire est éloquent- des paroles de
circonstance. La
pièce tient de l’opérette, puisqu'elle est en
partie chantée, dans un
style inspiré de Brecht: le décor se réduit à quelques
accessoires, les
comédiens, uniformément vêtus de treillis et de
chandails bleus,
décrochent d’ un porte-manteaux dressé au fond de
la salle, des
éléments de costume permettant de les distinguer
quand ils passent
d'un rôle à l'autre. »
Cette troupe, créée en 1968, allait marquer sérieusement l’itinéraire de Kateb Yacine qui, d'ailleurs, reprit quelques comédiens dans sa nouvelle troupe L’Action Culturelle des Travailleurs (ACT) constituée juste après la disparition du Théâtre de la mer, c'est-à-dire en 1972. Le Théâtre de la mer, aux moyens financiers et matériels limités, sérieusement pris en main par un animateur hors-pair, Kaddour Naimi, aujourd'hui en Europe, était obligé de réduire au maximum le coût de production des pièces, en allégeant les éléments du décor (on fit surtout appel à des accessoires) et en confectionnant de costumes peu chers. Le rire et le jeu des comédiens pouvaient compenser l'absence du décor. Les troupes d'amateurs, peu riches et manquant terriblement des conditions minimales de travail, allaient emprunter la même voie quelque temps après.
Une autre troupe s'était également imposée dans le concert
culturel algérien durant cette période et avait en quelque sorte suivi le
mouvement politique et social. Il s'agit de Théâtre et Culture. Diagnostiquant
la réalité quotidienne avec toutes ses contradictions, toutes ses luttes et
toutes ses ambiguïtés, "Théâtre et
Culture" mettait en scène, avec une grande réussite technique, les
problèmes et les situations -souvent burlesques- auxquels étaient confrontés
les algériens. Les comédiens étaient donc appelés à prendre conscience de la
théâtralité de leurs gestes, de leur réalité sociale et d'en user pour
s'exprimer. Le phénomène T.C est lié à
la nature même et l'évolution politique et des bouleversements sociaux. Il
forçait 1e spectateur à sortir de sa coquille et permettait une lecture
démystifiante de l'acte théâtral. T.C
était surtout un espace d'expériences immédiates. Ses comédiens allaient devenir par la suite de grands noms du
théâtre d'Etat. Azzedine Medjoubi, Abdellah Bouzida et Slimane Benaïssa acteurs
potentiels de Théâtre et Culture comptent parmi les animateurs du
théâtre national d'aujourd'hui. Slimane Benaïssa, auteur de plusieurs pièces à
succès, ancien directeur du T.R.A de Annaba et actuel responsable d'une troupe
privée, parle ainsi de cette expérience1:
« Théâtre
et Culture a été surtout pour moi, une très grande
expérience
humaine, dans la mesure où
nous étions un groupe de jeunes livrés à
nous mêmes et avions des
projets passionnants. Nous étions contraints
pour notre survie et notre
souci de faire aboutir les choses, de tout
inventer. (…) Sur le plan
théâtral, Théâtre et Culture a
été un lieu où
on a tenté une multitude
d’expériences théâtrales. Certaines ont vu le
jour, d’autres pas. (…) Quand
j’ai connu Théâtre et Culture,
le
groupe travaillait en langue
française. C’était en juin 1968. La troupe
avait monté Les Perses
d’Eschyle et L’exception et la règle de
Brecht. »
Slimane Benaïssa qui connut l'expérience de T.C est
l'un des animateurs essentiels du théâtre en Algérie. Cette aventure lui permit de mieux affiner son travail
dramaturgique. Puisant ses thèmes dans les problèmes que connaissent les
travailleurs, les femmes et les gens du quotidien, Théâtre et Culture réalisa des pièces-bombes dans des moments où il
était difficile de parler librement: Les
Perses et L'exception et la
règle en 1968, Echaab
Echaab (Peuple, peuple), La poudre d'intelligence de Kateb Yacine en 1969, La situation de la femme en Algérie
en 1969-1970 et La situation
économique en Algérie en 1971. T.C
fut tout au long de sa courte histoire un appareil fugace de la circulation des
idées, un moyen de réfléchir sur l'art et un espace de contestation. De
nombreux intellectuels (jean Sénac, Kateb Yacine, Mohamed Khadda, Omari Wahid,
Jean Déjeux) soutenaient sérieusement cette expérience.
Toutes ces troupes (C.R.A.C, le Groupe 70, l'Atelier,
Théâtre de la mer, Théâtre et Culture) qui virent le jour peu après
les évènements de mai 1968, disparurent en 1971-72, après une sauvage
répression du mouvement étudiant (interdiction de l'organisation des étudiants
et arrestation de nombreux animateurs de l'action culturelle).
- Un théâtre-d'agitation
Le silence commença à planer sérieusement sur la vie
intellectuelle. Il n'y avait aucune
possibilité de s'exprimer. Vers la
mi-72, Boumédiène promulgua les textes portant Révolution Agraire et Gestion
Socialiste des entreprises, deux actions fondamentales dans la politique du
Président du « Conseil de la Révolution » qui avait peu confiance en
son entourage et qui se méfiait de l'appareil du parti unique, le Front de
Libération Nationale (FLN), considéré comme « réactionnaire ». Il prit ses distances avec ses
collaborateurs du Conseil de la Révolution (structure de direction du pays de
1965 à 1978), peu ouverts à sa politique, et mobilisa des cadres influents dans
les sphères culturelles et syndicales.
L'année 72 vit la disparition d'un théâtre expérimental et
contestataire et l'apparition d'un théâtre de propagande et d'agitation. La
période 72-80 fut surtout marquée par la présence de dizaines de troupes ,
naissant et mourant au gré des circonstances, qui, souvent, traitaient de
thèmes similaires, lieux du discours politique officiel, et ne maîtrisaient pas
les techniques rudimentaires de 1’art scénique. Ce qui était important, c'était l'aspect didactique de 1a
représentation. Malgré la persistance des problèmes financiers et matériels,
les troupes se multipliaient. Les thèmes qui revenaient sans cesse dans la
grande partie des pièces portaient sur les luttes des ouvriers pour
l'application de la G.S.E et des paysans pour la réussite de la
Révolution Agraire. Les objectifs étaient clairs: servir d'instrument à une
politique précise et « mobiliser les masses ». Le séminaire des amateurs de théâtre de
Saïda (1973) avait circonscrit les grandes lignes de ce théâtre1.
« Les
amateurs de théâtre ont montré aussi bien par l'action
politique que par l'expression
théâtrale, à quel point ils sentent le
besoin et la nécessité de
soutenir sous toutes les formes possibles la
Révolution Agraire et la
Charte Socialiste des Entreprises, de
travailler concrètement à leur
réalisation. (... ) Les amateurs de
théâtre, prenant conscience
par le biais de la lutte et l'action des
masses laborieuses et
déshéritées pour l'émancipation
économique, sociale et
culturelle, s'efforcent de participer en
retour, à la prise de
conscience des masses.
Les responsables des troupes
amateurs du théâtre ayant participé
au séminaire de Saïda ont été
unanimes pour définir le théâtre
amateur, comme l'expression
démocratique d’une jeunesse
consciente des problèmes qui se posent à tous les niveaux, à la
progression de la Révolution Socialiste en ses différentes
étapes,
et qui participe par le
truchement de l'expression théâtrale, à
l'étude de certains aspects de
ces problèmes après une analyse
scientifique. »
Le théâtre d'amateurs se
définissait donc comme un appareil de propagande et d'agitation. Les titres
de pièces et les noms des troupes participaient grandement à cette logique
d’embrigadement idéologique (La terre à ceux qui la travaillent ; Agostino
Néto ; Houari Boumédiène ; Ennidal ou Militantisme). Tous ces éléments indiquent que les
animateurs de ce théâtre ne se souciaient guère de la forme et des techniques
qu'ils ne maîtrisaient d'ailleurs pas, mais se faisaient l'écho du discours
officiel qui mettait constamment en accusation un impérialisme abstrait. Le terme « impérialisme »
revenait comme un leitmotiv dans les pièces produites durant cette période.
- 1981-1991: La grande
désillusion
Le changement de pouvoir en Algérie après le décès du
président Boumédiène en 1978 allait être fatal à ces troupes soupçonnées d'être
proches des communistes. Toutes les actions initiées par le précédent régime allaient
être remises en question par les nouvelles autorités qui ne voulaient pas
entendre parler de Révolution Agraire ou de Gestion Socialiste des Entreprises,
les deux thèmes autour desquels s'articulaient les textes des troupes des
années 70. Le FLN, parti au pouvoir, déclencha une grande chasse aux sorcières
contre les intellectuels et les troupes de théâtre « subversives ».
Les meilleures formations furent exclues manu-militari du festival de
Mostaganem, le grand lieu de rassemblement des groupes de théâtre d'amateurs.
Le nombre des troupes en activité chuta dangereusement. Le
vide caractérisa cette période qui vit également la disparition provisoire en
1990 du festival de Mostaganem. Quelques groupes continuèrent à se manifester,
mais sans grand enthousiasme. Les thèmes politiques furent abandonnés. Annaba,
Constantine, Bel Abbés et Oran, traditionnelles « plaques tournantes »
du théâtre d'amateurs, se retrouvèrent sans troupe.
La décennie 1981-1991 fut la plus faible sur le plan culturel1. Des manifestations aléatoires et passagères, furent organisées dans quelques grandes villes, mais sans grand retentissement.
En guise de conclusion: Le théâtre d'amateurs, nous
semble-il, connut trois étapes plus ou moins distinctes. La première s'ouvre en 1962 et se termine en
1970. Celle-ci fut surtout dominée par des pièces dont la référence essentielle
était puisée dans le théâtre de Ksentini, Allalou, Bachetarzi et Touri. La
deuxième phase (1970-1980), la plus riche, commence juste après les évènements
de mai 68 en France (mais 1970 fut réellement l'année -phare) et se referme en
1980, une année après la mort de Boumédiène et la remise en cause de ses
actions politiques. La troisième période, peu riche en matière théâtrale, fut une décennie (1981-1991) traversée par la
chasse aux sorcières, les manifestations et les émeutes (Constantine, Alger, en
1986 et en 1988). L'un des éléments
positifs de ces dix années demeure la présentation de pièces en kabyle et en
chaoui. Ce qui est une nouveauté de
taille.
II- VOYAGE A L’INTERIEUR DES REPRESENTATIONS
Nous allons tenter d’interroger les éléments essentiels de
la représentation. Celle-ci se
caractérise par la présence d'un texte, d'une mise en scène et de comédiens. Patrice Pavis définit ainsi la
représentation2:
« Re-présenter, c'est rendre présent dans l'instant de la
présentation
scénique, ce qui existait
autrefois dans un texte ou dans un jeu
traditionnel. Ces deux
critères: répétition d'une donnée préalable
et création de l'évènement
scénique ("présentification") sont bien
à la base de toute mise en
scène. (... ) La représentation n'existe
que dans le présent commun au
comédien, au lieu scénique et au
spectateur. »
-Les lieux du discours théâtral
Comme nous l'avons déjà dit, le théâtre d’amateurs
se présente comme un théâtre essentiellement politique. Les textes et le
contenu des pièces le confirment. Cette forte intrusion des thèmes
politiques dans le théâtre d'amateurs se manifesta surtout vers la fin des
années 60, 70, 80. Les
premières années après l'indépendance furent dominées par le traitement de
sujets sociaux (alcoolisme, dot, mariage, divorce, maux sociaux... ). Nous
essaierons de cerner les contours thématiques, discursifs et scéniques de ce
théâtre.
1- Réseaux thématiques
Le théâtre d’amateurs traita essentiellement des thèmes politiques
(exception faite des sketches joués un peu partout en Algérie avant 1970)1. Nous évoquerons surtout
la période allant de 1969-70 à 2000, parce qu’elle nous semble la plus
riche. La rupture entre deux phases
historiques eut lieu en 1972, année de la promulgation des textes portant
Révolution Agraire et Gestion Socialiste des Entreprises. L'étude des noms des troupes et des titres
des pièces nous permet de mieux comprendre cette césure extrêmement importante
dans l'évolution du théâtre d'amateurs.
- Les noms des troupes
Avant 1972, les troupes utilisaient des appellations proches
de la pratique théâtrale: Ahl El Masrah
(Les gens du théâtre), Les tréteaux,
L'atelier, Théâtre de la mer,
Théâtre et Culture, L'Art Scénique, Les compagnons, Le théâtre groupe 70, le CRAC, Troupe Mohamed Touri, Théâtre Contemporain... Tous ces noms renvoient
à la représentation théâtrale et suggèrent le choix de sujets peu « politiques ». Les animateurs de ces groupes optaient
implicitement pour la mise en forme d'un discours théâtral « pur »,
c'est-à-dire éloigné des préoccupations de circonstance. Les adaptations des
pièces étrangères n'étaient pas du tout absentes. Le théâtre était en quelque sorte fin et moyen, même si la
contestation était présente. La primauté était accordée à l'action scénique.
Après 1972, les noms des troupes changèrent complètement et se chargèrent de connotations politiques. Le théâtre d'amateurs se considérait comme un art d'éducation politique et idéologique et se présentait comme2:
« L’expression
démocratique d’une jeunesse consciente des problèmes
qui se posent à tous les
niveaux, à la progression de la Révolution
socialiste et ses différentes
étapes et qui participent par le truchement
de l’expression théâtrale à
l’étude de certains aspects de ces
problèmes après une analyse
scientifique. »
Cet extrait (déjà cité) tiré d'un document officiel du
théâtre d'amateurs, indique bien les objectifs réels des troupes, qui
considéraient le théâtre comme un espace d'illustration du discours politique.
L'art scénique n'était en quelque sorte qu'un moyen d’explication politique, se
confondant parfois avec le discours de la presse dominée par le parti unique.
Les noms des troupes fonctionnent comme des substituts du « langage »
politique. La référence à l'activité
dramatique est peu présente. Nous avons affaire à des titres de circonstance: Les amis de la révolution, Achbal Houari Boumédiène, Démocult, Prolet kult, Ichtirakia (Socialisme),
Ennidal (Militantisme), Agostino Néto, Ché Guevara, Salvador Allende, 1 Mai, 20 AoÛt... Tous ces intitulés renvoient à
la politique et à l'Histoire et excluent toute référence à la pratique
théâtrale. Ils inaugurent un protocole
de lecture précis et informent préalablement le lecteur/spectateur sur les
objectifs de ces groupes qui nous rappellent la pratique théâtrale de certaines
troupes se proclamant « révolutionnaires », apparues en Russie
après 1917. Un groupe dénommé Prolet
Kult existait d'ailleurs durant
cette période, et appelait à la révolution prolétarienne (le théâtre n'était
qu’un moyen de lutte politique).
Les titres des pièces et les noms des troupes mettent en
exergue les choix politiques du théâtre d'amateurs qui ne dissimulent nullement
ses objectifs. L'art dramatique devient
en quelque sorte un ersatz du discours politique officiel se définissant comme
« anti-impérialiste » et « progressiste ». Les termes utilisés appartiennent souvent au
champ lexico-sémantique de 1a révolution et du socialisme. « Révolution », « Socialisme »,
« Ennidal », « Prolet Kult »…constituent
autant d’éléments indiquant la démarche propagandiste de ces troupes qui
n’accordent que trop peu d’importance à l’esthétique théâtrale. L’absence
de référence à l'activité dramatique confirme la primauté du
« politique » sur l'action scénique réduite à un niveau
d'illustration. Le discours théâtral semble donc prisonnier de schémas et de
stéréotypes puisés ans le jargon « révolutionnaire » et les
slogans dominants. Les titres suggèrent le fait que la parole reste dominante
dans ce théâtre, beaucoup plus séduit par une mise en paroles du discours
politique que par une mise en scène conventionnelle. L'Histoire et un certain
symbolisme « révolutionaire » sont présents à travers des noms
de militants du Tiers-Monde et de dates-symboles: Agostino Neto, Ché Guévara, Houari Boumédiène, 1er Mai, 20
Août...
Les années 80 virent la réapparition de titres renvoyant à
l'activité théâtrale comme Jeune
théâtre, Petit Théâtre, Mustapha
Kateb (du nom d'un homme de théâtre algérien) ... Il faut remarquer que,
avec le changement de président, l'Algérie marginalisa sérieusement l'action
culturelle, ce qui empêcha naturellement la naissance de troupes de théâtre
nouvelles et l'éclosion d'autres formes culturelles1.
Les rares formations théâtrales, souvent animées par des comédiens des
années 70, privilégiaient le jeu dramatique proprement dit et cherchaient à
« marier » formes populaires et théâtre.
- Espace d'une parole
militante
Les noms des troupes et les
titres des pièces mettent en relief l'aspect militant de ce théâtre qui ne
dissimule nullement son caractère politique.
Toutes les déclarations des animateurs de ces groupes insistent sur 1a
nécessité de la présence d'une représentation « engagée ». Les objectifs sont souvent explicites. A l'exception de rares troupes, toutes
les formations adhèrent à l'idée d'une culture « militante ».
« L'oeuvre
d’édification doit être soutenue par un grand effort dans
le domaine de la culture pour
en faire un instrument de prise de
conscience des masses, en
puisant dans notre patrimoine culturel
des richesses authentiques et
populaires. (... ) C'est dans ce sens
que se situe l'apport du
théâtre amateur parmi tant d'autres de
rentabiliser, développer et
renforcer le terrain des luttes
complexes et difficiles qui
oppose les partisans de l'option
socialiste, de la rénovation
démocratique de la culture aux
partisans de l'aliénation
culturelle vis à vis de l'impérialisme. »1
Nous avons affaire à une
entreprise qui fait appel beaucoup plus au discours politique qu'au langage
théâtral. Si les troupes des premières années de l'indépendance et les rares
groupes des décennies 80 et 90 abordaient des sujets sociaux ou tentaient
d'adapter des textes peu marqués politiquement, celles des années 70, plus
nombreuses et pluS aguerries, préféraient des thèmes « militants ».
Nous allons essayer de cerner la problématique thématique du théâtre dit
« politique ».
Le théâtre d'amateurs se présente comme « un théâtre
d’éducation politique et idéologique », ce qui le rapproche de l’Agit
Prop et du théâtre politique de Piscator. D’ailleurs, ce dernier ne
définissait-il pas son art comme « un théâtre d’agitation et de
formation politique et idéologique des prolétaires »2.
Erwin Piscator, l'auteur du théâtre politique, influença
énormément les troupes du théâtre d'amateurs qui adoptèrent sa manière de faire
et son discours. Nous avons l'impression, en lisant certains textes des groupes
d'amateurs algériens, de redécouvrir cet auteur allemand. Cet extrait d'un
texte de ce grand metteur en scène indique bien la similitude des démarches des
deux expériences3:
« Notre
discours ne visait pas à familiariser les prolétaires avec
l'art, avec le théâtre, mais
prétendait faire de la propagande
consciente pour les
prolétaires, mais du théâtre prolétaire... Notre
théâtre essayait d'atteindre
la simplicité d'expression et de
composition, action directe
sur le sens du public ouvrier, 1a
soumission de toute idée au
but révolutionnaire, tout cela en vue
d'activer l'idée de la lutte des classes. »
Les idées contenues dans le discours piscatorien
revenaient comme des leitmotive dans les discussions et les débats du théâtre
d'amateurs. Dans les deux cas, le théâtre n'est plus qu'un instrument, un outil
de communication exclusivement politique et idéologique. Les
« amateurs » traitaient souvent de thèmes tirés de l'actualité
politique. La Révolution Agraire, la Gestion Socialiste des Entreprises, la
médecine gratuite, 1a délinquance juvénile, l'émancipation de la femme...
constituaient les sujets les plus importants autour desquels s’articulaient la
représentation.
La « Révolution Agraire » et la
« Gestion Socialiste des Entreprises » furent les thèmes les plus
abordés par les troupes. Nous pouvons citer entre autres: La terre à ceux qui la travaillent (G.A.T ,1971), Le berger et le Khammès (troupe
de Laghouat - 1979), Le seigneur de
la steppe (Prolet Kult de Saïda - 1976), Le noeud (Prolet Kult de Saïda - 1978), Le puits (Les 3T,
Constantine), Het Idek (Donne
ta main, GAT, Alger), Nat Khatro (Nous
faisons un pari, troupe d'action
théâtrale d'El Harrach , 1977), El
Ajeb fi Saheb (Le miracle dans la steppe, Théâtre amateur de
Constantine, 1977) ...
En optant pour ce type de sujets, le théâtre d'amateurs
exposait clairement ses positions politiques et esthétiques. Il tentait
d'expliquer les actions politiques décidées par le pouvoir en place. C'est un
théâtre didactique qui met en scène des situations thématiques liées à l'environnement
politique. En mettant en lumière la naissance de la propriété privée et de
la bourgeoisie, les jeunes troupes tentaient de démonter les mécanismes de
dépossession des paysans et d'expliquer la nature des luttes qui opposaient les
gros propriétaires et les paysans pauvres.
On ne peut parler de dramaturgie dans ce type de pièces mais
plutôt de « mise en tableaux » d'exposés politiques.
D'ailleurs, les clichés et les stéréotypes linguistiques caractérisaient cet
univers. L'absence d'un évident espace diégétique marquait la représentation.
Ce qui était important, ce n'était pas l'action dramatique, mais l'aspect
didactique. Ce qui rapproche ce théâtre
de l'Agit Prop1.
« Le grand danger est de vouloir pallier
l'absence de théorie par un
certain verbalisme révolutionnaire. Il est bien certain qu'il
existe ou
qu'il peut exister une
certaine uniformité du langage révolutionnaire
qui est l'emploi et la répétition de formules.
Mais alors que l’histoire
change, les mots ne changent
pas. (...). Ce danger est la formation
d'un langage de type moral qui
prétendrait remplacer un langage
véritablement de connaissance. »
Les thèmes traités ne pouvaient, à cause de leur sécheresse, favoriser
l'autonomie de la fonction théâtrale mais au contraire, la mettre entre
parenthèses.
2- Nécessité de la-création collective
On ne peut parler du
théâtre d’amateurs sans évoquer le thème de « la création
collective ». Cette manière de
travailler n'est pas nouvelle. Elle
existe depuis 1962. L'absence d'un répertoire dramatique et d'auteurs de
théâtre aguerris incita les troupes à recourir à la « création
collective », une forme d'écriture permettant plus ou moins de
« masquer » le manque de texte. C'est surtout durant les années 70 que ce type d'écriture fut
consciemment adopté. Comment fonctionne
1a production collective ?
« Le projet mûrit. Autour d'une table, chaque jour dans la
salle, sur la scène, les
membres de la troupe, avec des amis,
des spectateurs habitués, des
gens de passage, se réunissent. Ce qui
est demandé à chacun, c’est
d'apporter des témoignages sur ce
problème, c’est à dire les
idées qu'il évoque en nous.
-Construction de situations
dramatiques. Recherches de situations
théâtrales susceptibles de
mettre en scène les problèmes soulevés.
Exemple: la femme-marchandise,
la femme-camionnette.
- Improvisation et élaboration de
dialogues.
-Réalisation
technique: mise en place, jeu des acteurs musique,
éclairage. »1
La grande majorité des troupes d'amateurs utilisent cette
manière de faire et de produire. Si les premiers groupes employaient ce type
d'écriture pour mieux cerner les contours scéniques (Théâtre et Culture,
CRAC...), les autres, c'est-à-dire ceux des années 70 cherchaient
surtout à s'approprier les moyens du « collectivisme »
politique en vogue à 1'époque. Les
animateurs des troupes expliquaient ainsi le choix de cette forme.
« Ce type de création, en même temps qu'il renforce au sein de la
troupe l'esprit de camaraderie et de coopération
mutuelle élève la
création à un degré supérieur.
il permet l’instauration d'un climat
favorable à l'échange, à
l'enrichissement des idées, comme il permet
par la pratique de la critique et de l'autocritique,
de forger toujours
mieux le contenu et la forme
d'expression, d’éviter les risques
d'interprétation erronée de
chacun des créateurs, de les corriger, de
les socialiser. »1
Cet extrait d'un texte adopté par les amateurs lors du
séminaire de Saïda tenu en 1973, insiste sur la nécessité d'une lecture unique,
univoque excluant ainsi toute éventuelle « interprétation erronée ».
Nous avons affaire à une sorte de « police » dramaturgique.
Les troupes mettaient en espace des pièces écrites et
réalisées collectivement. Les méthodes de travail différaient d'une pièce à une
autre. Une fois présentée devant le public, toute pièce est susceptible d’être
réécrite après débat avec les spectateurs qui, souvent, faisaient des remarques
sur le contenu mais pas sur la forme. Celle-ci est considérée comme secondaire.
Les insuffisances dans l’appropriation et la prise en charge du réel par les
moyens dramatiques et scéniques, décalage entre un contenu et ses éléments
valorisants, aboutit à « dérégler » le message transmis et à
fausser toute communication avec le public.
L'aspect « séduction » est dramatiquement absent. Ce
qui rend le contact difficile. Jean Vilar ne disait-il pas à juste titre
qu' « il faut séduire d'abord avant de convaincre. Ou plutôt pour convaincre, il faut d'abord
le sens imaginaire des autres »2.
La création collective qui est apparemment une réponse fonctionnelle à l'absence de textes
dramatiques algériens est également liée aux choix politiques du moment. Le
théâtre d'amateurs, par le truchement de cette forme, déroule ses entrelacs au
milieu des freins et des limitations multiples et de l'inexpérience de ses
composants. Cette manière d'écrire serait aussi une tentative de prise en
charge du discours officiel qui fournit ses thèmes au théâtre d'amateurs.
L'absence (ou l'insuffisance) des textes dramatiques algériens n'explique pas
entièrement le recours à cette forme d'écriture. Les théâtres d'Etat adaptent
bien des pièces étrangères ou montent leurs propres textes. A notre avis, la
non maîtrise des techniques de la scène (direction des acteurs, scénographie,
mise en scène... ) par les amateurs et les objectifs strictement politiques de
ce théâtre constitueraient des facteurs essentiels favorisant cette option. Les
diverses bibliographies publiées jusqu'à présent, surtout celle de Jean Déjeux
, et le répertoire du théâtre national permettent de dire que de nombreuses pièces écrites existent.
Le problème est surtout politique. Les animateurs des troupes le disent
d'ailleurs1:
« La carence dans le
domaine de la production ainsi que les rapports
sociaux qui se fondent sur la
base de la révolution agraire et de la
gestion socialiste, donnent
déjà naissance à une forme de création de
type nouveau: la création
collective. »
Même le théâtre d'Etat dont les troupes recrutent
énormément d'amateurs, puisèrent dans ce mode d'expression. Le T.R.0 d'Oran
monta en 1972 deux pièces El Meida
(La table) et El Mentouj (Le produit), écrites et
réalisées collectivement. Elles traitaient de la révolution agraire et de
la gestion socialiste des entreprises. Le T.R.C de Constantine fit la même
chose avec Hada Ijib Hada (L'un
entraîne 1’autre), Rih Essemsar (Le vent des
mandataires), Nass El Houma (Les
gens du quartier). Dans ce contexte politique et idéologique, le nombre
de textes d'auteurs montés par les troupes d,'amateurs est extrêmement réduit.
On peut tout de même citer quelques pièces: Emballage de Benedetto par le GAT, Le pêcheur et le palais (adaptation du roman de Tahar
Ouettar) par le théâtre Mustapha Kateb (1991), La décision et L'exception
et la règle de B. Brecht...La création collective impose une autre
manière de faire, une structure faite de ruptures et de "trous".
3- Les structures de la représentation
Le théâtre d'amateurs, sans moyens financiers et matériels,
fut donc obligé de mettre en oeuvre des structures adaptées à sa situation. On
ne peut parler de mise en scène sérieuse ou de scénographie. Tout se faisait à
l'économie.
- Les contours de la mise en
espace
Comme nous l'avions déjà signalé, les troupes du théâtre
d'amateurs sont beaucoup plus intéressées par la dimension politique de la
représentation. La question de la forme n'était pas du tout
primordiale. La mise en scène, au sens conventionnel du terme, est absente. La
formation limitée des comédiens ne permet pas la présence de tous les éléments
formels (scénographie, décor... ) composant la représentation. Les amateurs
sont conscients des carences au niveau de la composition.
« Il
est évident que la forme n'est pas une fin en soi, un genre opposé
à un autre genre, tout comme
elle n’est pas, comme le prétendent
certains, un simple
ingrédient. (... ) L'oeuvre valable, c'est celle qui,
par sa forme, demeure
accessible au plus grand nombre, celle qui ne
se pose pas comme obstacle
entre les spectateurs et la réalité, qui ne
tend pas à prédéterminer une
position vis-à-vis de la réalité et de
l'histoire, c’est celle qui
éclaire notre voie et nous conduit à être
ouverts. »1
Les amateurs ne rendent
compte des questions techniques qu'à travers un "regard"
idéologique préalable. Le théâtre dit bourgeois est suspect, ses formes le sont
également. Ce discours domine les
instances du théâtre d'amateurs.La mise en scène, proprement dite, est absente.
Ni livret de mise en scène, ni plan détaillé de travail, ni éclairage
conséquent... ne sont présents. L'essentiel est de dire, de montrer des
situations de parole. Nous avons affaire à des troupes différentes, c'est-à-dire
ayant des approches différentes.
Des troupes montent leurs pièces dans un espace vide, sans décor, ni accessoires. Le jeu des comédiens est souvent réduit à un déballage systématique de clichés et de stéréotypes empruntés au langage politique. Des chants entrecoupent souvent certains moments de la pièce présentée au public.
Certains groupes, plus
aguerris et mieux formés, à l'image du Prolet
Kult de Saïda, du GAT d'Alger ou
du GAC de Constantine produisent des
pièces dont la composition est quelque peu maîtrisée. D'autres formations, trop piégées par le "politique"
et marquées idéologiquement, restent fascinées par un certain "sociologisme
vulgaire" qui altère toute possible communication.
« Leur
(les troupes) niveau est inégal: tout dépend des membres qui les
composent et de
l'environnement dans lequel elles baignent.
On peut
comprendre aussi que certaines
d#entre elles, à force
de se vouloir
trop directement au service
des tâches dédification nationale et à
défaut d'une formation
artistique et esthétique suffisante ou en raison
d'une assimilation incorrecte
des théories de B. Brecht, tombent
parfois dans un certain
"sociologisme vulgaire. »2
Si les troupes des années 70 avaient porté peu d'intérêt à
la dimension esthétique de la représentation, celles précédant de
peu cette période, avaient marqué leur différence en accordant une grande
importance à la mise en scène et à la scénographie. Le CRAC, le T.C (Théâtre et Culture), le Théâtre de
la mer, l'Atelier... avaient, entre 68 et 71, tenté des expériences
originales en matière de mise en scène. Les comédiens, souvent universitaires,
avaient une formation plus ou moins sérieuse et des connaissances techniques
particulières.
Exception faite de ces rares
aventures, les autres troupes dans leur majorité, ne se souciaient guère de la
dimension technique. Les groupes mettaient en espace des pièces réalisées
collectivement. Elles fonctionnaient souvent par le truchement de flashes, de
tableaux ou d'actes isolés sans aucun fil directeur. Cette dramaturgie éclatée, en morceaux compense en quelque sorte
l'absence d'une continuité diégétique et tente de dissimuler les insuffisances flagrantes
au niveau de l'écriture (pas de
fil d'Ariane, manque d'unité, discontinuité du récit...). Chaque tableau
présente une situation politique donnée en faisant appel à des personnages
caricaturaux ou stéréotypés prenant en charge un discours préétabli. Les axes paradigmatiques composant le texte
considéré surtout comme un support à une démarche idéologique excluent toute
possibilité de successivité des faits et des évènements "mis en
parole". Ce type d'écriture est le produit du travail collectif caractérisé
par une multiplicité de faits et d'actions juxtaposés sans liens logiques. Les
présupposés politiques et idéologiques semblent orienter la manière d'écrire et
de jouer. La référence continue à Brecht, Piscator ou à l'Agit Prop, espaces
d'influence importants, n'est pas réellement opératoire si on interroge ces
expériences. Les troupes d'amateurs semblent méconnaître le fonctionnement du
travail de Brecht tout en se revendiquant du théâtre épique Brechtien. Dans
tous les cas de figure, on ne cite que l'effet de distanciation, d'ailleurs mal
assimilé. 1
L'écriture éclatée des troupes du théâtre d’amateurs caractérisée par un style réaliste où se mélangent vraisemblance et didactisme propose des personnages caricaturaux et stéréotypés dont la fonction exclusive est d'être des porte-paroles de groupes sociaux précis. Les personnages sont très typés, les situations sont manichéennes : nous sommes souvent en présence d'un bon (prolétaire, fellah, possédant toutes les qualités humaines) et d'un méchant (le propriétaire, le bourgeois). Les contradictions individuelles sont gommées au profit de situations subjectives, manichéennes. Deux espaces dominent la scène: le monde rural, lieu de la révolution agraire et l'univers urbain, celui de la gestion socialiste des entreprises.
Paysans et ouvriers sont les figures centrales de ces deux
espaces caratéristiques du théâtre d’amateurs. Des pièces comme Rab Esheb du Prolet Kult de Saïda, La terre ceux qui la travaillent (G.A.T.
d'Alger), Le berger et 1e Khammès et bien d'autres productions, mettant en scène 1a révolution
agraire, ont souvent recours à deux types de personnages: propriétaires
fonciers et paysans pauvres et accessoirement, des étudiants volontaires. La
ville est surtout réprésentée dans des situations où on évoque la gestion
socialiste et la délinquance : El Moudja (La vague) du CRAC de Constantine, Le noeud du Prolet Kult de Saïda... On y rencontre
des représentants syndicaux, des directeurs de sociétés nationales, des
responsables des organisations du parti unique et des cadres d'entreprises.
Exposition de quelques effets techniques
Certaines troupes, plus ou moins expérimentées, emploient
quelques trouvailles techniques, utilisent souvent deux types de décors
fonctionnels dans divers espaces (places publiques, ateliers, restaurants
universitaires, hangars... ): le décor-plan et le décor-volume (parois,
planches, tabourets, échelle... ). Le décor à deux niveaux suggère des
situations manichéennes, des espaces d'affrontement et d'exclusion (lutte des
classes par exemple). On introduit parfois des projections de diapositives et
de rares jeux de lumière "bricolés" à l'emporte-pièce. Les
costumes marquent souvent l'appartenance sociale des personnages. On y trouve
bleu de travail, gandoura (habit populaire renvoyant au monde rural),
costume-cravate (bourgeois). Les clichés et les stéréotypes émaillent le choix
des costumes et des accessoires. Le chapeau aux couleurs américaines représente
l'impérialisme. Le cigare incarne la
bourgeoisie.
La musique est souvent présente. Elle est parfois utilisée
comme élément dramatique. Deux fonctions sont souvent attribuées à
l'accompagnement musical: l'une d'accessoire et d'illustration, l'autre de
sonorisation. Les comédiens jouent parfois eux-mêmes d'un instrument mais
préfèrent souvent le play-back, plus économique et moins encombrant. Les
chansons ou les airs musicaux les plus fréquents sont souvent tirés de chants
populaires. Les « songs » ponctuent parfois le récit et
stoppent l'action ou l'accélèrent dans certaines situations. Ils sont parfois
un moyen de distanciation comme les poèmes satiriques ou grotesques, au rythme
syncopé. Le jeu de lumière est extêmement rare. On utilise donc un seul
éclairage qui, d'ailleurs, convient bien à ce théâtre ouvert: pleins feux.
L'absence de moyens matériels (locaux, accessoires... ) et financiers impose
donc une manière de faire, des trouvailles techniques particulières et le choix
d'espaces vides, pour reprendre Peter Brook1.
Les amateurs jouent rarement dans les salles conventionnelles. Leurs univers
scéniques, ouverts et nus, correspondent à leurs options esthétiques. Les
caravanes culturelles, les hopitaux, les hangars d'usine, les bases minières,
les places publiques... constituent les lieux fondamentaux où opèrent les
amateurs qui, souvent, ouvrent des débats avec leurs publics au terme du
spectacle. Le choix de l'espace suppose préalablement la présence d'éléments et
d'outils techniques fonctionnels. Un décor lourd ne peut être utilisé dans des lieux
ouverts.
- Quels outils linguistiques
utilise-t-on--?
Le problème de la langue à utiliser a toujours été au centre
des débats et des discussions du théâtre d'amateurs. Mais le choix a été porté
sur l'arabe populaire. Certaines pièces
du répertoire universel (La
décision de B. Brecht, L'emballage
de André Bénedetto... ) ont été traduites en langue « dialectale ». Les amateurs optent officiellement pour ce
qu'ils appellent "la langue du peuple".
« Les séminaristes considèrent que leurs oeuvres doivent être formulées
dans la langue du peuple, afin
de lui porter les idées de la R.A et
des
autres ob'ectifs de la
révolution, et lui permettre de s’ouvrir et
d'accéder à la culture. (... )
Nous sommes aussi pour une langue
unifiée, compéhensible par
l'ensemble des algériens et qui sera la
somme de l'ensemble des
dialectes enrichis et purifiés. »1
Les troupes tentent d'utiliser une langue "synthétique"
prenant en charge plusieurs "dialectes" mais le résultat n'est
souvent qu'une reproduction de la langue de la presse et du discours officiel.
Oral (peu de textes écrits), le théâtre d’amateurs fait côtoyer langue de la
rue et arabe « classique ». Trois langues (arabe populaire et
« classique », français et berbère) sont employées dans les
pièces jouées par les amateurs. Le paysan et l'ouvrier, personnages centraux,
utilisent le « dialectal ». Les féodaux et les propriétaires
fonciers s'expriment dans un arabe chatié tandis que les femmes et les
bourgeois usent souvent de la langue française. Le berbère (kabyle ou chaoui)
ne se retrouve que dans les prologues ou les chants. La décennie 80 a vu la
production de pièces en berbère. On
peut citer entre autres les troupes ithrène
(Les étoiles) et Issoulas (Les piliers). Plusieurs adaptations de
Brecht en kabyle ont été réalisées ces dernières années. Le mouvement kabyle de
1980 a permis au kabyle d’investir le champ scénique.
La question linguistique est au coeur de tous les débats
politiques et esthétiques. Il était extrêmement difficile de jouer dans les
années 70 une pièce en berbère ou en français.
« L'arabisation » précipitée et forcenée, mal
orientée et non préparée sérieusement
excluait tout autre moyen d'expression. Ce n'est que vers les années 80 que les
choses ont commencé à changer. Le changement de régime n'est pas étranger à
cette nouvelle situation. Les élèves d'un lycée d'Alger montent La poudre d'intelligence de
Kateb Yacine en français. De nombreuses troupes kabyles voient le jour et
mettent en scène des pièces en berbère. Des groupes traduisent leurs textes en
français et les présentent essentiellement dans les centres culturels français,
espaces de rencontres très dynamiques en Algérie. Les troupes du théâtre
d'amateurs ont essentiellement opté pour les langues populaires (arabe "dialectal"
et berbère).
4- Réception et périphérie de la représentation
Tout théâtre d'intervention
politique ou sociale cherche avant tout à dialoguer avec un public précis,
exprimer des situations et à faire comprendre la nécessité d'une action
déterminée. Le théâtre d'amateurs
affiche clairement des options politiques. On ne peut lire sérieusement ce
théâtre si on ignore sa composante et les éléments le constituant.
-Origine des comédiens
Jeunes dans leur grande majorité, issus essentiellement des
couches populaires. Etudiants, lycéens, ouvriers, chômeurs constituent en
quelque sorte l'échantillon représentatif de ce théâtre. L'âge varie entre 14 et
30 ans.
-
Formation au recyclage
Les amateurs connaissent trop peu de choses de la
représentation artistique. Faire du
théâtre est une passion et un signe d'engagement politique. Les rudiments de
l'art scénique sont souvent méconnus. Lors des festivals du théâtre, les
comédiensévoquent souvent le nom de Brecht, mais réussissent très rarement à le
situer sur le plan artistique. Sur une centaine de comédiens interrogés, seuls
trois d'entre eux ont pu citer le titre d'un ouvrage théorique de l'auteur
Allemand. Des séminaires furent
organisés à Mostaganem et à Alger, des ateliers furent animés par des
professionnels ou des animateurs des troupes. On accorde souvent plus d'intérêt
à la formation politique des éléments des groupes.
- L'aventure du Festival de
Mostaganem
On ne peut évoquer l'expérience du théâtre d'amateurs en
Algérie sans citer le festival national du théâtre d’amateurs qui se déroule
depuis 1967 dans une ville côtière de l'Oranie(Ouest algérien): Mostaganem.
Cette rencontre était, à ses débuts, régionale, elle ne réunissait que les
troupes de 1’0uest. Petit à petit, le
festival s'est assuré une ouverture nationale et est considéré comme le
lieu-phare de rassemblement des groupes d’amateurs. C’est en quelque sorte un mini-festival d'Avignon pour amateur
algériens. Des dizaines de troupes se sont produites à Mostaganem. Les
premières éditions prises en charge par 1a commission culturelle des Scouts
Musulmans Algériens (S.M.A) ne dépassèrent pas le caractère régional de 1a
manifestation. Une dizaine de troupes présentaient leurs spectacles et
regagnaient leur ville d'origine 1e lendemain. Ce n'est qu’en 1970 que le
festival de Mostaganem prit une dimension nationale. Des troupes comme Mohamed
Touri (premier prix), le groupe 70 d'Oran,
Le CRAC de Constantine et le GAC (Constantine) firent alors très
bonne impression. Après 71, le nombre des groupes participants dépassait
facilement la vingtaine. Ce qui était
une bonne chose. Mais les débuts des
années 70 allaient voir cette manifestation annuelle (juillet-août) dominée par
des thèmes politiques. La sélection des troupes se faisait, dans la plupart des
cas, sur des bases politiques. Ce qui constituait donc une rupture avec les
premières éditions qui privilégiaient le caractère artistique des
représentations. Ce festival, manifestation culturelle très régulière, qui
disparut durant une session en 1990 a permis au théâtre d'amateurs de se
développer Et de s’enrichir et aux amateurs de se concerter, de se voir et
d'échanger leurs idées et leurs expériences. Sa disparition a condamné en
quelque sorte les troupes du théâtre d'amateurs à 1’agonie et à la solitude.
D'ailleurs, ces dernières années, trop peu de troupes se manifestent sur la
scène. La trente-troisième édition qui s’ouvrit aux troupes étrangères fut une
belle réussite, grâce à son comité d’organisation dirigé par un homme de
théâtre, Djamel Bensaber, qui accorda beaucoup plus d’importance à la dimension
artistique.
Le public ou le regard double
Les amateurs se déplacent souvent sur des lieux singuliers,
hangars, places publiques, ateliers, coopératives agricoles, casernes... et
présentent leurs spectacles à un public, souvent, peu ou pas habitué au
théâtre. L’architecture des espaces de représentation implique également la
convocation de publics différents. Quand une troupe se produit dans un village
agricole, les spectateurs, des paysans qui découvrent pour la première fois
l'art scénique, se comportent comme s'ils étaient en présence du meddah ou du
gouwal(conteur), formes encore en vie dans certaines communes rurales. Chaque
représentation avait son propre public.
Les amateurs veulent aller là où leur message peut être reçu
et compris. Ils font souvent un travail
d'explication. Leur crédo: convaincre. La pièce de théâtre est plus un prétexte
ou un support qu'un produit esthétiquement élaboré. Le plus important, c’est le
dialogue avec les ouvriers, les paysans et les étudiants qui constituent en
quelque sorte les publics-cibles des troupes du théâtre d'amateurs. La relation avec les spectateurs se veut
directe. C'est d’ailleurs pour cette raison que les spectacles se terminent
souvent par l’animation d'un débat. Cette pratique est ainsi définie par les
organisateurs du 12ème
festival de Mostaganem (1979)1:
« Le débat instauré après le
spectacle (désormais une tradition ) vise un
double objectif:
a) sensibiliser
et mobiliser les larges masses pour la résolution de
leurs problèmes, par leur
information sur la situation nationale et
internationale (lutte des
peuples... ) par la discussion du thème
abordé par la pièce et enfin
par la discussion des problèmes locaux.
b) enrichir
le spectacle par la prise en charge des critiques des
spectateurs. »
Le public du théâtre d'amateurs est constitué
essentiellement de jeunes. Les festivals réunissent des milliers de
spectateurs. Au 10ème festival de Mostaganem, 15000 spectateurs ont
assisté aux 44 représentations données dans les différentes salles. Des
attributaires de la révolution agraire (2500 paysans) étaient également
présents.
On peut dire que la relation directe avec le public impose
la mise en question du lieu théâtral conventionnel. Des scènes sont souvent
installées dans des espaces particuliers: places publiques, villages,
restaurants universitaires... L'idée d'aller vers les « masses »
pour reprendre une phrase qu'on retrouve dans le discours des amateurs implique
une transformation radicale de 1a configuration scénique. Le lieu scénique est
souvent déterminé par le public. Dans
une usine, les ouvriers se retrouvent dans un atelier ou un hangar converti en
salle de spectacles pour la circonstance.
Les amateurs qui s'adressent
à des publics bien précis sont très peu à l'aise dans des salles classiques, à
l'Italienne. Les expériences faites
dans ce sens ont souvent échoué, faute de public.
EN GUISE DE CONLUSION
On ne peut interroger sérieusement le théâtre en Algérie, si
on n'évoque pas le théâtre d'amateurs qui fournit au théâtre d'Etat de nombreux
comédiens et animateurs. Notre analyse nous a permis de mettre en valeur les
particularités de cette expérience: espace vide, « création collective », peu de jeux de lumière,
primauté du « politique » ... Ce théâtre qui, selon nous, a
connu trois phases (1962-70, 1970-80, 1981- 2000) successives particulières,
est surtout un théâtre d'intervention sociale et politique. Il n'est pas surprenant que les maîtres à
penser de très nombreuses troupes s'appellent Brecht, Piscator et l’Agit Prop.
Le théâtre définit souvent ses objectifs politiques et esthétiques. Les troupes
se déplacent « vers les masses », ce qui suppose des lieux de
représentation spéciaux (hangar, atelier d'usine, place publique, restaurant
universitaire, coopérative... ) et une nouvelle manière de jouer , marquée par
l'utilisation d'un arsenal scénique léger et adapté aux espaces de jeu. La
présence de nombreux ex-amateurs dans les théâtres d'Etat met en relief la
force de cette expérience qui traverse l'art scénique algérien.
CONCLUSION GENERALE
Au terme de notre travail, nous pouvons affirmer que le
théâtre en Algérie est avant tout un art d’emprunt, une discipline adoptée dans
un contexte politique et culturel bien précis.
Les premières pièces de théâtre algériennes furent jouées
durant la période coloniale, c’est à dire vers le début du vingtième siècle. Le
contact avec la culture française permit donc l’apparition du théâtre. En
Afrique Noire, se produisit le même phénomène. C’est grâce à l’Ecole William
Ponty que virent le jour les premières représentations
« formalisées ». Le directeur, Charles Béart, s’intéressa
particulièrement aux éléments de la tradition orale africaine et incita ses
élèves à s’inspirer de leurs mythes et de leurs légendes nationales pour les
porter au théâtre. Delavignette écrit ceci 1:
« Dans une synthèse de danses et de chants, de
musique et de littérature,
un art dramatique s’éveille qui procède de leur
pays et du nôtre, de
notre langue et de la leur. »
On institua des « devoirs de vacances » dont les sujets portaient sur les costumes et les traditions africaines. La finalité de ce théâtre était morale et didactique. Cela se passait vers les années 30.
En Algérie, l’adoption du théâtre français consacra la
rupture avec les formes dramatiques traditionnelles (le gouwal, le meddah, la
halqa…) et l’apparition de nouvelles techniques souvent mal maîtrisées. C’est
ce que Mohamed Aziza appelle « l’hypothèque originelle » et
Jean Duvignaud « les mythes et les idéologies dramatiques ».
La présence de Molière est manifeste. Dans les pièces
recourant à des personnages et à des espaces légendaires, le grand auteur
français n’est pas absent. Djeha de Allalou, montée en 1926,
reprend des éléments essentiels de deux pièces de Molière : Le
Médecin malgré lui et Le Malade imaginaire. Ce n’est que
durant les années 1940-1950 que les auteurs se mirent à adapter explicitement
les textes de Molière. Nous avons analysé deux pièces de Bachetarzi et de Touri
qui reprennent L’Avare. L’adaptation nous semble Peu
cionvaincante. Elle appauvrit le texte initial en simplifiant les intrigues et
en gommant des passages et des scènes importants. L’Avare est le
texte qui a le plus séduit les auteurs arabes. Plusieurs versions existent. La
première représentation de cette pièce date de 1848 ( Maroun En Naqqash).
Les auteurs algériens, imprégnés de culture traditionnelle,
employèrent des éléments de la littérature orale : Les Mille et Une
Nuits, les contes et les légendes populaires. Allalou mit en scène
quelques contes des Mille et Une Nuits, Aboul Hassan el
Moughafel (Aboul Hassan, le dormeur éveillé). Ksentini
réutilisa des contes populaires. Mais le choix de la tradition orale n’empêcha
pas l’emploi de la structure dramatique européenne. Les troupes se produisaient
sur des scènes, recrutaient des comédiens dont certains vivaient grâce aux
recettes des spectacles. Les auteurs empruntaient et empruntent de nombreux
éléments au théâtre moderne qui est un art d’emprunt adopté par les algériens
durant la colonisation dans des conditions précises. Ils optèrent pour le genre
comique. Ce qui les obligea-ils ne pouvaient d’ailleurs faire autrement- à
utiliser la langue « dialectale ». Leur manque de formation les
éloigna de la tragédie, genre jugé sérieux et difficile. Il n’était pas aisé de
comprendre Racine et Corneille. La complexité des conflits et l’extraordinaire
poésie des textes tragiques ne facilitèrent pas les choses. Ni Phèdre,
ni Britannicus ne furent jouées par les troupes.
La lecture des pièces confirme la présence de traces
évidentes du théâtre français. C’est tout à fait naturel.
Nous avons constaté également que certains auteurs mirent en
scène des pièces déjà montées au Moyen Orient. Ce qui ne nous éloigne pas du
tout du théâtre européen puisque les égyptiens, les syriens et les libanais
s’inspirèrent en grande partie du répertoire dramatique français. C’est ce que
souligne Atia
Abul Naga 1:
« Le théâtre arabe qui naquit fort tardivement
a subi l’influence de
diverses littératures étrangères parmi lesquelles
la française eut le
rôle prédominant. (…). Mais ensuite, et cela jusqu’à
la fin du XIXème
siècle, traducteurs et adaptateurs puisèrent
uniquement dans le
répertoire français. »
Quelques troupes d’Egypte se déplacèrent à Alger et s’y produisirent dans les théâtres algérois. Pendant la période coloniale, les auteurs, à l’écoute de Molière, de l’Orient et de la tradition orale, mirent en scène des spectacles pouvant retenir l’attention du public qui s’y reconnaissait à travers les personnages et les situations présentées.
Le théâtre du F.L.N, comme celui des premiers auteurs, ne
remettaient nullement en question la structure dramatique classique. Bien au
contraire, les hommes de théâtre ne faisaient que reproduire le schéma européen. Ils ne pouvaient faire autrement
car le théâtre est avant tout un art occidental. Arabes et Africains adoptèrent
très tardivement cette discipline artistique apparue dans des conditions
socio-historiques particulières.
On ne peut comprendre sérieusement la question de
l’émergence de l’art scénique en Algérie et dans tous les pays africains que si
on situe les conditions politiques, sociales et culturelles dans lesquelles il
prit naissance. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons tenté de
cerner le contexte qui permit l’apparition du théâtre en Algérie. Vers les
années 1910-1920, l’Algérie connut de grands mouvements politiques et
culturels. L’éveil du nationalisme et la naissance des premiers embryons d’une
« intelligentsia » moderne furent les éléments les plus importants des
années vingt. C’est dans ce contexte qu’apparurent les premières pièces
algériennes en arabe « littéraire ». Tahar Ali Chérif et Mohamed
Mansali constituèrent des troupes et montèrent des pièces en arabe
« littéraire » entre 1921 et 1924, bien après les premières expériences
dramatiques des centres culturels et islamiques de Médéa, d’Alger et de Blida
vers le début du siècle. Le public les bouda parce qu’il ne comprenait pas la
langue « classique ». Deux années après, ce fut l’explosion.
Allalou mit en scène Djeha en arabe « dialectal ».
Ce qui déclencha de vives polémiques sur la question des langues au théâtre. Le
problème reste encore posé aujourd’hui, même si les auteurs semblent opter pour
la langue « dialectale ». Faut-il utiliser la langue parlée,
celle de la vie quotidienne ou l’arabe littéral ? Ce faux débat exprime le
drame de l’auteur de théâtre et du comédien.
Actuellement, le choix est presque définitif. En fait,
l’arabe « dialectal » fut sérieusement adopté en 1926 (Djeha).
L’indépendance acquise, les responsables du théâtre et de la culture en Algérie
considèrent l’art scénique comme « une arme au service des masses »
et un lieu d’affirmation de l’identité populaire. Donc, l’adoption de l’arabe
« dialectal » allait de soi.
Après 1962, les théâtres furent nationalisés. Certains
auteurs et metteurs en scène se mirent à l’écoute de Bertolt Brecht. Les
troupes d’amateurs revendiquent ouvertement l’héritage brechtien sans pour
autant maîtriser les aspects théoriques sous-tendant le travail du dramaturge
allemand.
Les hommes de théâtre commencèrent à traiter des thèmes
politiques et historiques. Kaki eut recours au théâtre-document. Bénaissa
charge d’Histoire ses personnages et le discours théâtral. Kateb Yacine aborde
des sujets tirés de l’actualité internationale et de l’histoire
nationale : Mohamed, prends ta valise ; La Guerre
de 2000 ans ;Le Roi de l’Ouest ; Palestine
trahie. Mohamed Dib met en situation un personnage complètement déçu
par la réalité du pays. Dans Mille hourras pour une gueuse, Arfia
est désabusée et désenchantée. Ses aller-retours passé-présent sont
l’expression d’une désillusion.
L’Histoire est un thème important dans le théâtre en
Algérie. Les thèmes historiques reviennent de manière obsédante dans les pièces
jouées ces dernières années. Parfois, le personnage et la situation historique
constituent des lieux d’illustration du discours politique. Les pièces
reconstituant des faits et des événements souvent réalisés sur commande
reflètent les idées dominantes sur l’Histoire.
Des auteurs comme Alloula (Lejouad-Les
Généreux ; Legoual-Les dires ; Litham)
interrogent l’Histoire artistique algérienne et reprennent certains éléments de
la culture populaire (le gouwal, la halqa…). Nous avons d’ailleurs montré comment
fonctionnent ces formes dramatiques que certains chercheurs continuent encore à
considérer comme « pré-théâtrales ». La définition et
l’interrogation de ces formes est nécessaire.
La tradition orale occupe une place importante dans la
culture africaine. Charles Béart de l’Ecole William Ponty, avait bien compris
la chose et avait encouragé ses élèves à s’intéresser à la littérature orale.
Les conditions d’émergence –et l’évolution- du théâtre en Afrique Noire sont
proches de celles du théâtre en Algérie. Plusieurs similitudes existent entre
les théâtres en Algérie et en Afrique Noire. Nous retrouvons de nombreux points
communs : genèse, sujets traités, problèmes rencontrés, structures… En
Algérie comme en Afrique Noire, le théâtre tente de prendre en charge certains
éléments de la tradition orale. Des auteurs, Kaki, Kateb Yacine, Bernard Dadié,
Cheikh A N’dao, etc. font souvent appel à des formes dramatiques et narratives
traditionnelles. El Guerrab wa Essalhine (Le porteur d’eau
et les trois marabouts) et Koul wahed wa Houkmou (A
chacun sa justice) réutilisent le thème du conteur populaire. Dadié
réactualise le griot et redonne vie à des éléments de la littérature orale. Un
travail dans une perspective comparatiste apporterait de nombreux éléments de
réponse et montrerait les lieux d’accords et de désaccords entre ces deux
réalités théâtrales. Une recherche consacrée à ce sujet est nécessaire. Comme
d’ailleurs, il serait utile de s’interroger ultérieurement aux conditions
d’émergence et au fonctionnement de l’art scénique dans les pays anciennement
colonisés (Monde Arabe, Afrique, Asie).
Le théâtre en Algérie commence à se libérer de certaines
contraintes et à diversifier ses formes de représentation. Les comédiens, les
metteurs en scène et les auteurs s’interrogent positivement sur leur pratique,
s’inspirent de la littérature populaire et traitent de l’Histoire sans
complaisance. Les pièces de Bénaissa, de Alloula et de Kateb ouvrent la voie à
l’établissement de nouvelles formes et à la constitution d’un théâtre nouveau
prenant en charge, sans complexe et avec une sérieuse connaissance des
techniques de l’art dramatique, les apports universels.
1 Mahboub Stambouli, Regards sur le théâtre algérien, in Amal (Promesses), Mars 1976, Alger.
1 Je ne sais pas si on peut les classer dans le genre théâtral dans la mesure où leur fonctionnement reprenait surtout la structure des textes littéraires et manquait d’intrigues et d’une facture dramatique évidente. Leurs auteurs avaient des intentions didactiques : éducation religieuse et historique.
1 Cette expression est souvent utilisée contre ceux qui produisent des pièces en arabe « dialectal ». Aujourd’hui encore, cette expression est employée par des journalistes et des universitaires. Même un ancien ministre de la culture s’est violemment élevé contre l’usage de la langue populaire au théâtre.
1 Abdelkader Djeghloul, Eléments d’histoire culturelle algérienne, ENAL, Alger, 1984, p.123.
1 Zohra –Bouchentouf-Siagh, Les usages linguistiques dans le théâtre amateur algérien, 1978-1981, Université Paris V-,1985.
1 Nous avons lu toutes les thèses et les ouvrages consacrés au théâtre dans les pays du Maghreb. Leurs auteurs utilisent souvent l’expression « formes pré-théâtrales » sans expliquer ce qu’ils entendent par cette notion. Nous estimons que l’interrogation préalable de ces termes est indispensable pour comprendre le théâtre en Algérie.
1 De nombreux auteurs de thèses et d’ouvrages consacrés au théâtre en Algérie emploi l’expression impropre de « formes pré-théâtrales », sans pour autant l’expliquer.
2 Juste après l’indépendance, de grands débats sur la culture nationale marquaient la scène culturelle. La presse publiait ainsi de nombreuses contributions. Les courants s’exprimaient librement.
1 Abdellah Laroui, L’Idéologie arabe contemporaine, Maspéro, Paris, p.37.
2 Cela ne veut nullement dire que d’autres auteurs n’ont pas marqué la scène théâtrale en Algérie. Les auteurs et les metteurs en scène découvrent, au fur et à mesure de leur parcours, de nouvelles expériences et de nouvelles techniques et se familiarisent avec d’autres dramaturges étrangers qu’ils apprennent à connaître.
1 Rachid Bencheneb, Une adaptation algérienne de l’Avare, Revue de l’Occident Musulman et de la Méditerranée, Aix en Provence, N°13-14, 1er septembre 1973. L’Avare demeure la pièce la plus appréciée de tout le répertoire dramatique. En 1847, le libanais, Maroun An Naqqash met en scène le premier travail théâtral arabe, une adaptation du chef d’œuvre de Molière, L’Avare (Riwayat el bakhil). Ce succès tient essentiellement à l’existence dans la littérature arabe d’un ouvrage sur l’avarice : Le livre des Avares (Kitab el Boukhâla) d’El Jahiz et à la verve comique de l’œuvre. En Algérie, Bachetarzi et Touri adaptent à leur tour le texte de Molière.
1 Mohamed Aziza, Regards sur le théâtre arabe contemporain, préface de Jacques Berque, MTE, 1970, P.56
1 Michel Habart, Un théâtre algérien, de Henri Kréa, SNED, Alger-Tunis, 1962, p.7
2 Aristote, Poétique et Rhétorique, Librairie Garnier Frères, Traduction Charles Emile Ruelle, 1882, p.8
1 IL existe également tout un théâtre de textes. Nous pensons notamment aux grandes pièces classiques (grecques, anglaises, françaises…) qui, à la limite, peuvent séduire et fasciner des lecteurs marqués par leur densité et leur force. Le lecteur construit son propre « spectacle », sa propre représentation « scénique ». C’est du domaine du virtuel.
2 Nietzsche, La Naissance de la tragédie, p.77.
3 Robert Pignarre, in Encyclopédia Universalis, 1985, p.1063.
4 André Shaeffner, in Histoire des spectacles, Rituel et pré-théâtre, La Pléïade, p.24.
1 Youssef Rachid Haddad, Art du conteur, art de l’acteur, Cahier Théâtre Louvain, 1982, p.25
1 Mohamed Aziza, L’Image et l’Islam, Albin Michel, Paris, 1978, p.38.
1 R.Bencheneb, Islam, spectacles populaires, in Histoire des Spectacles, La Pléiade, p.491
2 Ce sont des formes qui existent dans certaines régions d’Algérie
3 Bakary Traoré, Le théâtre négro-africain et ses fonctions sociales, Présence Africaine, 1958, p.17
1 Jacques Chevrier, Littérature nègre, p.50
2 Emile Dermengheim, Le culte des saints dans l’Islam Maghrébin, Gallimard, 1954, p.84
1 Nietzsche, La naissance de la tragédie, p.27
2 Ibid., p.65
1 Youssef Rachid Haddad, Art du conteur, art de l’acteur, Cahiers Théâtre Louvain, 1982, p.32
2 André Schaeffner, op.cit, p.39
1 Abdelkader Alloula, in Algérie-Actualité, La Halqa au présent, 1982
1 Youssef Rachid Haddad, Art du conteur…, op.Cit, p.79
2 Yvon Belaval, in Annales Dramatiques ou dictionnaire général des théâtres, Ouverture sur spectacle, p.3
1 Youssef Rachid Haddad, Op.cit, p.69
1 Emile Dermengheim, Le culte des saints…, Op.Cit, p.220
1 Youssef Rachid Haddad, OP.Cit, p.70
2 Antonin Artaud, Le théâtre et son double, p.71
1 Antonin Artaud, Op.Cit, p.55
1 Mohamed Aziza, L’Image et l’Islam, Op.Cit, p.54
2 Jacqueline Arnaud, Recherches sur la littérature maghrébine de langue française, le cas de Kateb Yacine, Tome 1, L’Harmattan- Université de Lille III, 1982,p.31
[1] Abdelkrim du Maroc, cité par A.Nouschi, in La Naissance du nationalisme algérien(1914-1954), Ed. Minuit, 1962, p.59
2 Albert Sarraut, cité par A.Nouschi, ibidem, p.60
1 Mostefa Lacheraf, Paysannerie, colonialisme et Révolution, in EL Moudjahid, 16 janvier 1971
1 Yvonne Turin, Affrontements culturels dans l’Algérie coloniale, ENAL, Alger, 1983, 1ère édition 1971, Maspéro, Paris, 1971, p.302
2 Mostéfa Lacheraf, L’avenir de la culture algérienne, in Les Temps Modernes, Paris, N°209, Octobre 1963
1 Mostéfa Lacheraf, Op.Cit
1 Cité par S.Bencheneb, Quelques historiens arabes de l’Algérie, in Terre Africaine, 1956
2 Cité par S.Bencheneb, Ibidem
1 Jean Déjeux, Littérature maghrébine de langue française, Ed.Naaman, 3ème édition, 1980, p.19
2 Cité par Abdelkader Djeghloul, in Eléments d’histoire culturelle algérienne, ENAL , Alger, 1984, p.57
1 Mohamed Arkoun, Cité par J.Déjeux, in Culture algérienne dans les textes, OPU-Publisud(date d’édition non indiquée), p.46
1 Jacqueline Arnaud, Recherches sur la littérature maghrébine…, Op.Cit, p.21
1 Zahir Ihaddaden, La presse quotidienne en Algérie, SNED, Alger, p.11
1 Mostéfa Lacheraf, CinémAction, numéro consacré au Maghreb, 1982
1 Hadj Abou Marqem, Le Théâtre Algérien, in La Nouvelle Critique, Paris, Janvier 1960, N°112.
1 Saadeddine Bencheneb, Préface aux Mémoires de Mahieddine Bachetarzi, SNED, Alger, 1968, p.7.
1 Arlette Roth, Le Théâtre Algérien, Maspéro, Paris, 1967, p.21.
1 Cité par Mahieddine Bachetarzi, Mémoires 1919-1939, SNED, Alger, 1968.
1 Bachetarzi, Op.Cit, p.31.
1 Abdelkader Djeghloul, in L’Aurore du théâtre algérien, Cahiers du CDSH, Oran, 1982, p.3.
1 Arlette Roth, Le théâtre algérien, Op.Cit, p.25.
1 Bachetarzi, Mémoires, Op.Cit, p.61.
2 S.Bencheneb, cité par Allalou dans L’Aurore du théâtre algérien, Op.Cit, p.47.
1 Allalou, Op.Cit, p.17.
2 Cité par M.Bachetarzi, Mémoires, tome 1, Op.Cit, p.255.
1 Allalou, Op.Cit, p.61.
1 S.Bencheneb, in Allalou, Op.Cit, p.56.
1 Cité par Bachetarzi, Mémoires, Op.Cit, p.113.
1 Cité par Bachetarzi, Tome 1, Op.Cit, p.113
2 Les archives d’Aix et d’autres lieux en France, et même en Algérie regorgent de rapports, defiches et de dossiers de police qui parlent des troupes, des comédiens et des relations avec les partis politiques. Une attentive exploration de cette documentation permettra au chercheur de s’informer davantage sur l’Histoire e la représentation artistique en Algérie. Ces fiches et ces rapports sont souvent des synthèses qui fournissent des informations sur le public, le résumé de la pièces , les commentaires de la police…
3 El Balagh el Djezairi, 24 février 1932.
1 MOST2FA Lacheraf, Révolution Africaine, Alger,1982.
1 Le Petit Oranais, Oran, 26 avril 1937.
1 Arlette Roth, Op.Cit, p.39.
1 Mustapha Kateb, in Consciences Algériennes, Alger, 1951.
1 Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Maspéro, Réédition, Paris, 1975, p.154.
1 Allalou, L’Aurore…,Op.Cit, p.12.
1 Allalou, L’Aurore du théâtre algérien, CDSH, Oran, 1981, p.12.
2 Allalou, Ibid., p.15.
1 Abdelkader Djeghloul, Eléments d’Histoire culturelle algérienne, ENAL, p.125.
1 Cité par M.Bachetarzi, Mémoires, SNED, Alger, 1968, p.195.
1 C’est la rencontre avec le Machrek qui a permis indéniablement aux algériens d’adopter la forme théâtrale. Ce n’est que vers le début du siècle que les algériens les espaces artistiques et politiques de l’Autre. Ainsi, la question de l’altérité allait investir l’univers social maghrébin et poser en termes nouveaux les relations syncrétiques et les espaces épistémologiques. Vers les années 1907-1908, les trooupes de AbdelQadir al Masri (Al Koumidia el Masria ou La comédie égyptienne) et de Souleymane Qardahi se déplacèrent en Tunisie et en Algériie et présentèrent certaines de leurs pièces. C’est ainsi que les algériens découvrirent le théâtre non comme le soulignent Arlette Roth, Roselyne Baffet et Saadeddine Baffet avec l’arrivée de Georges Abiad qui, lui, est venu en Algérie vers les années vingt, une quinzaine d’années après El Qardahi et AbdelQadir al Masri. D’ailleurs, les premières pièces algériennes datent de 1907(non des années vingt comme on a trop tendance à le lire). Il serait temps de corriger les trop nombreuses erreurs historiques contenues dans les travaux sur le théâtre en Algérie. C’est ce que nous tentons de faire. Les intellectuels du Machrek apportèrent une sorte de légitimation aux élites algériennes qui devaient par la suite adopter les formes de représentation européennes. Généralement, tous ceux qui ont travaillé sur la représentation artistique et littéraire, y compris Mostéfa Lacheraf, occultent cette dimension.
2 Allalou, L’aurore…, Op.Cit, p.43.
1 Allalou, Op.Cit, p.36.
1 Cité par Bachetarzi, Mémoires, Op.Cit, p.96.
1 Kateb Yacine reprit nombre de ses personnages dans ses pièces satiriques (La Poudre d’Intelligence et les pièces en arabe dialectal). D’ailleurs, Kateb revendique et assume ouvertement l’héritage de Ksentini. Rouiched et Touri ont également repris les mêmes personnages alors que Alloula, Kaki et Bénaissa reproduisent certains schémas dramatiques de l’auteur en les transformant et en les investissant de nouveaux sens et de nouvelles techniques.
1 Saadeddine Bencheneb, Le théâtre arabe d’Alger, communication au 8ème congrès de l’Institut des Hautes Etudes Marocaines, 1935.
1 M.Bachetarzi, Op.Cit, p.393.
1 Bachir Hadj Ali, Culture nationale et Révolution, La nouvelle critique, N°147, Juin 1963.
1 Kateb Yacine, in Les Lettres Nouvelles, Juillet-Août 1956, p.108.
2 Marie Elias, Le Théâtre de Kateb Yacine, Thèse de troisième cycle, Université Paris III, 1978.
1 Le Cadavre encerclé est la pièce écrite en français la plus montée de Kateb Yacine, avec La Poudre d’Intelligence, mais souvent les metteurs en scène éliminent le poème dramatique qui ouvre la tragédie.
2 Kateb Yacine va reprendre le personnage de Nuage de Fumée et la structure dramatique de La Poudre d’Intelligence et les intégrer dans les pièces satiriques (en arabe populaire) d’après 1970 : Mohamed, prends ta valise, La guerre de 2000 ans, Palestine trahie, Le roi de l’Ouest… Nuage de Fumée devient Moh Zitoun alors qu’il reprend les contes de Djéha qu’il utilise en fonction du discours de chaque pièce.
3 Jacqueline Arnaud, Recherches sur la littérature maghrébine, le cas de Kateb Yacine, L’Harmattan, 1985, p.747 .
1 Cette ambivalence traverse et travaille tous les textes tragiques. Ainsi, les personnages, notamment Lakhdar et Nedjma, sont doubles, marqués par la présence de deux dimensions, apparemment incompatibles, le tragique et l’épique. Les instances spatio-temporelles connaissent le même fonctionnement (temps historique et temps mythique, espace réel et espace mythique). Ce dédoublement est la caractéristique essentielle de l’œuvre de Kateb Yacine.
1 Op.Cit, Jacqueline Arnaud, Recherches…, p.718.
1 Cité par Michel Habart, préface au Théâtre Algérien de Henri Kréa, SNED, Tunis, 1962, p.12.
1 Cité par Roselyne Baffet, Tradition théâtrale et modernité en Algérie, L’Harmattan, Paris, 1985, p. 55.
1 Même la pièce, Le Cadavre encerclé ne fut jamais jouée en français en Algérie. Le Théâtre National Algérien (TNA) l’a montée à deux reprises, mais en arabe classique, en 1968 (mise en scène de Mustapha Kateb) et en 2000 (mise en scène de Driss Chekrouni).
1 Jean Dubois, in Surcodage et protocole de lecture, Poétique, N°16, Le seuil, Paris, 1973, p.491.
1 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, Editions Sociales, Paris, 1977, p.207.
1 Alistair Horne, Histoire de la guerre d’Algérie, Albin Michel, Paris, p. 226.
1 Op.Cit, Anne Ubersfeld, Lire…, p.229.
1 Op.Cit, Anne Ubersfeld, Lire…, p. 168.
1 Mémoire de Maîtrise sur Mohamed Boudia, p.37.
1 Odette Aslan, Les voies de la création théâtrale, CNRS, 1982, p.189.
1 Jean Paul Sartre, Le Diable et le bon Dieu, Ed. Gallimard, Paris, 1951.
1 J.P.Sartre, Les mains sales, Gallimard, Paris, 1948, p.191.
1 Journal Officiel (J.O), N° 5-1 du 8 janvier 1963 portant sur l’organisation du théâtre algérien
1 Roselyne Baffet, Tradition théâtrale et modernité en Algérie, L’Harmattan, Paris, 1985.
1 Mohamed Boudia, cité par Roselyne Baffet, Op.Cit, p.66.
1 Wadi Bouzar, Questions à la culture, Silex-SNED
1 Un projet de film a toujours tenu à cœur le cinéaste algérien, Mohamed Lakhdar Hamina, c’est celui de tourner un long métrage sur l’Emir Abdelkader. La difficulté de la tâche et l’extraordinaire stature du personnage ont découragé le réalisateur( Palme d’or au festival de Cannes, 1975) qui n’a pas encore trouvé un scénario à la hauteur de cet homme. C’est la crainte de dénaturer le combat de ce personnage qui semble freiner l’ardeur de Hamina qui ne veut pas jouer avec l’Histoire pour gagner de l’argent aux dépens de personnages qui s’étaient sacrifiés pour la patrie. Ecrire une pièce de théâtre exige une maîtrise parfaite de l’écriture dramatique et des techniques scéniques, parce qu’un texte dramatique est fait pour être monté sur scène. Ce qui n’est malheureusement pas le cas de ces « écrivains » de circonstance.
1 Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Editions Sociales, Paris, 1980, p.255.
1 Les directeurs sont nommés par le ministère. Il se trouve des directeurs qui ne pouvant supporter cette situation ont dignement jeté le tablier. C’est, entre autres, le cas de Sid Ahmed Agoumi qui préféra quitter la direction du TNA pour se consacrer au travail de comédien. Aujourd’hui, il est installé en France.
2 Des comédiens, constamment absents, continuent toujours de percevoir normalement leurs salaires. De nombreux acteurs privilégient les prestations hors établissements publics et refusent même parfois d’être distribués dans des pièces alors qu’ils sont légalement employés par ces entreprises. Ainsi, ils jouent dans des feuilletons de la télévision ou dans des pièces de groupes privés en Algérie et à l’étranger ou exercent d’autres activités. L’absentéisme est l’espace privilégié de l’entreprise théâtrale d’Etat. Le Ministère de la culture et les directions des théâtres ne trouvent absolument rien à redire de cette situation singulièrement algérienne.
1 Le SGT est une mesure prise du temps de l’ancien président Houari Boumédiène qui voulait homogénéiser les salaires dans toutes les entreprises publiques. Le théâtre est devenu une véritable usine avec un personnel administratif pléthorique et des équipes artistiques réduites. Le théâtre considéré comme une entreprise publique à caractère commercial (EPIC) fut ainsi détourné de sa vocation première pour se transformer en entité semi-administrative.
1 Mahieddine Bachetarzi, in Mémoires, tome 1 Op.Cit, p. 400.
1 Entretien avec l’auteur, Alger, 1982.
1 L’arabe « littéraire » n’a pas pu s’imposer dans le théâtre mais cette question se retrouve toujours et encore sur la sellette, souvent au moment où on s’y attend le moins. Ce sont souvent des questions d’intérêt qui instrumentent ce type de polémiques n’apportant absolument rien au débat culturel. L’exclusion traverse le discours des uns et des autres. Un universitaire, M.Ihaddaden veut même dans une intervention à la télévision algérienne faire appel à la police pour fermer les journaux de langue française. Il ne s’est même pas interrogé sur l’importance des tirages des journaux en français dépassant de loin les organes en langue arabe. Il ne s’est même pas penché sur les contingences historiques et sociologiques. Cette violence symbolique est porteurs de graves dangers et de gros risques. Ces dernières années, un président, M.Bouteflika, maîtrisant parfaitement les langues arabe et française, s’exprime, sans complexe, même dans des cérémonies officielles en français.
2 Malek Bennabi
1 Mostefa Lacheraf, in Algérie-Actualité, N°813 du 14 mai 1981, Un cadre général pour un essai d’application de certains phénomènes culturels liés à l’histoire et à la société.
1 Ahmed Boukous, Bilinguisme, diglossie et domination symbolique, in Du Bilinguisme, Denoël, Paris, 1985, p.46. Cette communication expose de façon pertinente la situation linguistique au Maroc. Le cas du Maroc ressemble beaucoup à celui de l’Algérie.
2 Le tifinagh est une langue très ancienne. C’était l’idiome principal de tous les berbères. Cette langue s’est maintenue dans quelques îlots montagneux du Maghreb.
1 Ahmed Boukous, Op.Cit, p.48
2 Zohra Bouchentouf Siagh, Les usages linguistiques dans le théâtre amateur algérien (1978-1981), thèse de troisième cycle, Université Paris V,pages 11-12
1 Alexis de Tocqueville, cité par Jacqueline Arnaud, in Recherches sur la littérature maghrébine de langue française, Le cas de Kateb Yacine, Université Paris 3, 1978, p.29
2 Cité par Z.Siagh
3 Charte Nationale, Editions du FLN, 1976, p.65
1 Abdelkader Djeghloul, in Eléments d’histoire culturelle algérienne, ENAL, 1984, p.124.
1 Allalou, L’Aurore du théâtre algérien (1926-1932), CRIDSSH, Oran, 1982, p.69.
2 Oran Matin, 28 mai 1932, Entretien avec Mahieddine Bachetarzi.
1 Arlette Roth, Le théâtre algérien, Maspéro, 1967, p.47.
1 Zohra-Bouchentouf-Siagh, Usages linguistiques dans le théâtre amateur algérien, thèse de troisième cycle, Université Paris 3, 1978.
1 Entretien avec Marie Elias, in Le Théâtre de Kateb Yacine, thèse de troisième cycle, Université Paris 3, 1978, Annexes.
2 Entretien avec Abdelkader Alloula (réalisé par l’auteur, A.C), Algérie-Actualité, 1982.
1 Entretien avec Slimane Bénaissa (par A.Cheniki), Révolution Africaine, 1985.
1 Maxime Rodinson,
1 Arlette Roth, Le théâtre Algérien, Maspéro, Paris, 1967.
1 Saadeddine Bencheneb,
1 Jacob M.Landau, Etudes sur le théâtre et le cinéma arabes, Ed. Maisonneuve et Larose, Paris, 1965.
2 Saadeddine Bencheneb, Préface à l’ouvrage de Bachetarzi, Mémoires, Op.Cit, p.7.
1 Abdel Jabbour, cité par Atia Abul Naga, in Les sources françaises du théâtre égyptien, Op.Cit, p.198.
1 Mohamed Aziza, Regards sur le théâtre arabe contemporain, MTE, Tunis, 1970, p.70-71.
1 Cité par Allalou, in L’Aurore du théâtre algérien, Op.Cit, p.58-59.
1 Bernard Dort, Lecture de Brecht, Le Seuil, Coll. Points, 1960, p.169.
1 Zoubida Chergui, citée par Roselyne Baffet, in Tradition théâtrale…, Op.Cit, p. 28.
1 Marie Elias, Le Théâtre de Kateb Yacine, Op.Cit, Annexe (entretien)
1 Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Maspéro, Paris, 1959, p.146.
1 Abdelkader Djeghloul, Préface à L’Aurore du théâtre algérien, Op.Cit, p.5.
1 Jacqueline Arnaud, Recherches sur la littérature maghrébine…, op.Cit.
2 Ibidem, p. 1014.
1 Brochure inédite (ronéotypée), Séminaire du théâtre d’amateurs (1973).
1 Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Editions Sociales, Paris, 1980, p. 311.
1 Rachid Bencheneb,
1 Hadj Omar, cité par Mohamed Aziza, Regards sur le théâtre arabe contemporain, M.T.E., Tunis, 1970, p.77.
1 Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Editions Sociales, Paris, 1980, p. 32.
2 Ould Abderrahmane Kaki, cité par M.Aziza, Regards sur le théâtre arabe contemporain, p. 81.
1 Le problème de l’espace au théâtre est très délicat. Quelle est la frontière qui sépare espace ouvert et espace clos. Physiquement, certes, les contes sont dits sur des places publiques, mais peuvent paradoxalement se fermer si le récit l’exige. Comme d’ailleurs, l’espace du théâtre à l’Italienne peut se fermer dans des conditions où le récit le suggère. On parle ici de l’espace imaginaire. Beaucoup de metteurs en scène ont voulu quitter la salle conventionnelle pour jouer sur des lieux publics (stades, arènes, places publiques…). Ainsi, ont-ils l’illusion de rompre avec un espace clos alors que concrètement, ils transportent la salle à l’Italienne dans leur imaginaire. Ils recréent donc le même lieu. Ce n’est pas en se déplaçant d’une place à une autre qu’on règle le problème du lieu et de l’espace théâtral. L’ouverture tant recherchée n’est, en définitive, qu’une illusion. Beaucoup de metteurs en scène européens, américains ou arabes l’ont compris à leurs dépens. Le spectateur du théâtre à l’Italienne et souvent celui qui se déplace pour assister les pièces de Brook, de Saddiki ou du théâtre ouvert de Lucien Attoun. Il est conditionné par des attitudes et des positions précises marquées par des centaines d’années de pratique théâtrale dans des lieux physiquement clos. Ce n’est pas en le déplaçant sur une place publique qu’on effacera toute sa culture et tout son passé.
1 Walter Benjamin, Essais sur Brecht, Maspéro, Paris, 1969.
1 Jean Déjeux, Situation de la littérature maghrébine de langue française, Office des Publications universitaires, Alger, 1982, p.140.
1 Makhlouf Boukrouh, Le sociologique dans la production du Théâtre national algérien (TNA, Alger), Magister, Université d’Alger, 1989.
Le fait théâtral et le public, doctorat d’Etat, 1998
2 Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Editions Sociales, Paris, 1980, p.163
1 Saadeddine Bencheneb, Préface, Mémoires de Mahieddine Bachetarzi, S.N.E.D, Alger, 1968, p.7
1 Allalou, L’aurore du théâtre algérien (1926-1932), C.D.S.H, Oran, p.9
2 Lire l’ouvrage de Jean Déjeux, D’jha, d’hier et d’aujourd’hui, Ed. Naaman, Québec, 1978.
1 S.Bencheneb, Op.Cit, p.7.
1 M.Bachetarzi, Mémoires, p.66-67, Op.Cit
1 Entretien réalisé par l’auteur avec M.Bachetarzi.
2 Alger Républicain, 30 mai 1939.
1 Victor Barrucand, La dépêche algérienne, 24 février 1928 ;
2 A.Sarrouy, L’Afrique du Nord illustrée, février 1930 ;
3 Lakhdar Amrouche, in El Balagh el Djezairi, 24 février 1932.
1 Roselyne Baffet, Tradition théâtrale et modernité en Algérie, L’Harmattan, 1985, p.217-218.
1 Des Marabouts et des Oulama s'étaient violemment attaqués aux hommes de théâtre. Des journalistes d'El Balagh El Djezairi et d'El Bassair, proche de 1’Association des Oulamas ont écrit des articles virulents.
2 Le Petit Oranais du 26 avril 1937
1 Nous avons jugé utile de considérer la période rès ltindépendance comme
celle qui a pu se tituer un public "fidèle",, présent, grâce au ail
fait par les auteurs-comédiens des dé-ennies édent ltindépendance. Après 62, les travailleurs du tre, vont
posséder leurs propres structures ionalisation des théâtres...) et un budget
régulier. Il existe des documents chiffrés sur la fréquentation des spectacles.
2 Manifeste du TNA, Janvier 1963
1 Texte du théâtre d’amateurs diffusé au festival de Mostaganem en 1975
2 In La République, 7 novembre 1972, Kateb Yacine.
1 Mars, bulletin d'information et d’analyse publié en 1968.N°I-P. 68 – 80, Cité par Jacqueline Arnaud, in Recherches..., déjà cité.
1 Entretien avec Alloula, réalisé par l’auteur, 1982.
2 Entretien avec Slimane Bénaissa, réalisé par l’auteur, 1987.
1 Tous les ministres de la culture insistaient
sur la nécessité d'une culture utilitaire, c'est à dire qui explique les
"réalisations" du pouvoir. Ni
le cinéma, ni la littérature, ni la peinture ou la chanson ne purent se libérer
de ces "orientations" de type idéologique.
1 Mohamed Aziza, Regards sur le théâtre arabe contemporain, MTE, Tunis, 1970, p.58.
1 Mohamed Aziza, Regards…, Op.cit, p.61
1 Le beau théâtre de Skikda était utilisé comme lieu de stockage de la semoule.
1 Conférence donnée par Abdelkader Alloula au séminaire sur le théâtre afro-asiatique, Damas, 1982.
1 Entretien réalisé avec Alloula par l’auteur, 1982.
1 Entretien réalisé avec Alloula par l’auteur, 1982.
1 Entretien avec Kateb Yacine, réalisé par l’auteur, 1985.
1 Kateb Yacine est souvent gêné quand on lui parle de Nedjma parce qu'il considère que les critiques réduisent la portée de son théâtre populaire en réduisant l
ma, les rares travaux sur son
théâtre auraient-ils été possibles ?
1 Situation de la littérature, Op.Cit, p.151-152.
1 Une chronique théâtrale régulière a été animée par l’un des meilleurs journalistes algériens, Kamel Bendimered dans Algérie-Actualité (1968-1976). L'auteur de l’ouvrage (A.C)consacre régulièrement des articles à l'art scénique (Algérie-actualité, Révolution Africaine, Le Quotidien d’Oran). Ali Aissaoui a réalisé une série d’émissions por la télévision algérienne (Espaces du théâtre). D’autres journalistes comme Nadjib Stambouli, Ali el Houari, Allaoua Wahbi, Bouziane Benachour, Boualem Ramdani, Boukhal
2 Rachid Bencheneb, Rachid Ksentini (1887-1944), le père du th&éâtre arabe en Algérie, Documents algériens, Service du Gouverneur Général de l’Algérie, N° 14, avr
-Allalou et les origines du théâtre algérien, Revue de l’Occident Musulman et dela Méditerranée, N°24, 1947.
1 Allalou, un des pionniers du théâtre en Algérie, considère que la thèse de Roth est partielle et partiale dans la mesure où elle se fonde sur des témoignages sub
1 M’hamed Djellid, Essai de sociologie sur l’activité théâtrale en Algérie, Magister, Université d’Oran.
2 Ahmed Hamoumi, Le théâtre et la réalité sociale, étude monographique du théâtre dans la ville d’Oran, Mémoire de Magister, Université d’Oran, 1985.
3 Makhlouf Boukrouh Le
« sociologique » au T.N.A, Mémoire de magister - Université
d'Alger, 1989 (en arabe).
Le fait théâtral et le
public,
Doctorat d’Etat, 1978, Université d’Alger, 1998.
4 Le travail de M.
Nasreddine Sabiane, soutenu à Damas (en arabe), correspond à un discours
idéologique préétabli (l'arabisme) qui tend à faire comprendre que la culture
algérienne n'est qu'un sous-produit de l’Orient arabe. M. Mostefa Lacheraf a, maintes fois, dénoncé
ce type d’attitudes.
1 Tamara Alexandrovna
Betitcheva, Les Mille et Une Années du
théâtre arabe, Ed.
El Farabi, Beyrouth, traduit du russe à l'arabe, 1981. Les mêmes erreurs contenues dans ce livre se
retrouvent dans le travail de Jacob M.Landau (Etudes sur le
théâtre et le cinéma arabes, Maisonneuve et Larose, Paris-1965) et de
Benhalima Hamadi (Les principaux thèmes du
théâtre Arabe contemporain, de 1914 à nos jours,
Université de Tunis-1969).
1 Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Editions Sociales, Paris, p.421.
1 Mahboub Stambouli, in Amal (Promesses), revue littéraire du Ministère algérien de la Culture, Alger, 1976.
1 Lucienne Darrouy, in L’Echo d’Alger, 11 avril 1933 ;
1 Mohamed Boudia, Manifeste,Alger,1963
1 Ces deux pièces ont été réalisées en 1979 et en 1982. Nous les avons intégrées dans la période 1963-1972 parce que trop peu de textes abordant ce sujet ont été mis en scène après 1972.
1 Entretien avec Kateb Yacine (réalisé par l’auteur, A.C), 1985
1 Jacqueline Arnaud, Recherches…, Op.Cit, tome 2, p.1017.
1 Entretien avec Kateb Yacine, réalisé par l’auteur (A.C), 1985.
1 Entretien avec Mustapha Kateb, principal animateur de la troupe du FLN (1958-1962), entretien réalisé en 1986.
1 Les Concierges de Rouiched, reprise en 1991, ne semble avoir rien perdu de sa verve et de son actualité. Les spectateurs et les critiques n’ont pas manqué de faire la relation avec une loi sur la cession des biens de l’Etat votée vers la fin des années 80 légalisant ce grand trafic des « biens vacants » dont les hommes au pouvoir étaient les grands bénéficiaires.
1 Entretien avec Abdelkader Alloula, (réalisé par l’auteur).
1 Il faut signaler que même dans les pièces où on traite de la « Révolution agraire » ou de la « gestion socialiste des entreprises », la contestation n’était pas absente. De sérieuses luttes opposaient au sein du pouvoir et de la sociétés différents courants politiques. Une lecture attentive et sérieuse, loin des anathèmes et de la facilité, apporterait de nouvelles informations et permettrait de comprendre le fonctionnement de ce théâtre, souvent critique, même si, souvent, ilm prend parti. Dans son ouvrage, Tradition théâtrale et modernité en Algérie (L’Harmattan, 1985), Roselyne Baffet omet de signaler ce lieu de contestation.
2 Roselyne Baffet oppose théâtre d’Etat et théâtre de contestation alors que les pièces qu’elle considère comme contestataires ont été en grande partie réalisées dans des théâtres publics. Ce regard est trop réducteur et ne résiste pas à un examen sérieux.
1 Entretien réalisé par l’auteur avec Alloula, Op.Cit, 1986.
1 Le FLN, parti unique, dirigé par Chadli, sans aucune culture et un certain Mohamed Chérif Messaadia, vont à partir de 1980, interdire toute possibilité d’expression culturelle au nom de la « pensée unique » et pousser à l’exil de nombreux intellectuels algériens comme ce fut le cas après le coup d’Etat du colonel Boumédiène en juin 1965.
1 Roselyne Baffet considère que « le théâtre d'Etat est un théâtre de propagande à slogans politiques" (in Actes du Congrès mondial des littératures de langue française, Padoue, 1983 p.433). Cette affirmation est infondée. Seulement, trois pièces ont traité de la R.A et de la G.S.E. Plus de 70% du répertoire abordent des sujets sociaux ou moraux. Le reste (Kateb Yacine et S.Benaissa inclus) se répartit entre pièces historiques, socio-politiques ou "politiques" (Kateb Yacine notamment). Une autre information erronée est avancée par Mme Baffet : "tout le théâtre algérien, quelle que soit sa tendance, considère le débat après spectacle comme 1’essentiel de la pièce". Ceux qui connaisent le TNA, par exemple, savent qu’aucun débat ne suit la présentation des pièces (sauf lors des festivals ou le "mai théâtral" comme d'ailleurs au festhival d'Avignon). Par contre, les troupes d'amateurs, trop souvent marginalisées, ont institué le débat.
1 In La République du 21 octobre 1971, Oran.
1 Entretien avec Slimane Bénaissa, réalisé par l’auteur.
1 Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Editions Sociales, Paris, p.421.
1 Mahboub Stambouli, in Amal (Promesses), revue littéraire du Ministère algérien de la Culture, Alger, 1976.
1 Lucienne Darrouy, in L’Echo d’Alger, 11 avril 1933 ;
1 Mohamed Boudia, Manifeste,Alger,1963
1 Ces deux pièces ont été réalisées en 1979 et en 1982. Nous les avons intégrées dans la période 1963-1972 parce que trop peu de textes abordant ce sujet ont été mis en scène après 1972.
1 Entretien avec Kateb Yacine (réalisé par l’auteur, A.C), 1985
1 Jacqueline Arnaud, Recherches…, Op.Cit, tome 2, p.1017.
1 Entretien avec Kateb Yacine, réalisé par l’auteur (A.C), 1985.
1 Entretien avec Mustapha Kateb, principal animateur de la troupe du FLN (1958-1962), entretien réalisé en 1986.
1 Les Concierges de Rouiched, reprise en 1991, ne semble avoir rien perdu de sa verve et de son actualité. Les spectateurs et les critiques n’ont pas manqué de faire la relation avec une loi sur la cession des biens de l’Etat votée vers la fin des années 80 légalisant ce grand trafic des « biens vacants » dont les hommes au pouvoir étaient les grands bénéficiaires.
1 Entretien avec Abdelkader Alloula, (réalisé par l’auteur).
1 Il faut signaler que même dans les pièces où on traite de la « Révolution agraire » ou de la « gestion socialiste des entreprises », la contestation n’était pas absente. De sérieuses luttes opposaient au sein du pouvoir et de la sociétés différents courants politiques. Une lecture attentive et sérieuse, loin des anathèmes et de la facilité, apporterait de nouvelles informations et permettrait de comprendre le fonctionnement de ce théâtre, souvent critique, même si, souvent, ilm prend parti. Dans son ouvrage, Tradition théâtrale et modernité en Algérie (L’Harmattan, 1985), Roselyne Baffet omet de signaler ce lieu de contestation.
2 Roselyne Baffet oppose théâtre d’Etat et théâtre de contestation alors que les pièces qu’elle considère comme contestataires ont été en grande partie réalisées dans des théâtres publics. Ce regard est trop réducteur et ne résiste pas à un examen sérieux.
1 Entretien réalisé par l’auteur avec Alloula, Op.Cit, 1986.
1 Le FLN, parti unique, dirigé par Chadli, sans aucune culture et un certain Mohamed Chérif Messaadia, vont à partir de 1980, interdire toute possibilité d’expression culturelle au nom de la « pensée unique » et pousser à l’exil de nombreux intellectuels algériens comme ce fut le cas après le coup d’Etat du colonel Boumédiène en juin 1965.
1 Roselyne Baffet considère que « le théâtre d'Etat est un théâtre de propagande à slogans politiques" (in Actes du Congrès mondial des littératures de langue française, Padoue, 1983 p.433). Cette affirmation est infondée. Seulement, trois pièces ont traité de la R.A et de la G.S.E. Plus de 70% du répertoire abordent des sujets sociaux ou moraux. Le reste (Kateb Yacine et S.Benaissa inclus) se répartit entre pièces historiques, socio-politiques ou "politiques" (Kateb Yacine notamment). Une autre information erronée est avancée par Mme Baffet : "tout le théâtre algérien, quelle que soit sa tendance, considère le débat après spectacle comme 1’essentiel de la pièce". Ceux qui connaisent le TNA, par exemple, savent qu’aucun débat ne suit la présentation des pièces (sauf lors des festivals ou le "mai théâtral" comme d'ailleurs au festhival d'Avignon). Par contre, les troupes d'amateurs, trop souvent marginalisées, ont institué le débat.
1 In La République du 21 octobre 1971, Oran.
1 Entretien avec Slimane Bénaissa, réalisé par l’auteur.
1 Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Editions Sociales, Paris, p.186.
1 J.M.Landau, Etudes sur le théâtre et le cinéma arabes, op.Cit, p.104.
2 M.Aziza,Op.Cit, p.69.
1 Vernant, cité par Patrice Pavis, in Dictionnaire, Op.Cit, p. 427.
1 Mahieddine Bachetarzi, Mémoires, SNED, Op.cit, p.66-67.
1 Assia Djebar et Walid Carn, Rouge l’aube,
SNED, Alger, p.64.
1 Rouge l’aube, Op.Cit, p.99.
1 In Dictionnaire du théâtre, Op.Cit, p.426.
1 In L’Action de Tunis, N°146, 28 avril 1958 ;
1 Jean Marie Serreau, in L’Action de Tunis, 11 août 1958
2 Patrice Pavis, Dictionnaire…, Op.Cit, p.141.
1 Martin Esslin, Bertolt Brecht, Les pièges de l’engagement, 10/18, p.191
1 Robert Abirached, La crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Grasset, 1978, p.301.
1 La récréation des clowns, Galilée, Paris, 1980, p.11.
1 Jacob M.Landau, Etudes sur le théâtre et le cinéma arabes, Ed. Maisonneuve et Larose, Paris,1956, p.107-108.
1 Bachir Hadj Ali, Culture nationale et révolution, La Nouvelle Critique, N° 147, Juin 1963.
1 Article cité par Zohra Siagh, in Les usages linguistiques dans le théâtre amateur algérien, Doctorat de 3ème cycle, Université Paris V, 1984.
1 Durant les années 70 furent publiés essentiellement des textes (poésie, roman…) chantant la révolution agraire. Le cinéma traita également de ce thème (Etarfa de Hachemi Chérif, Les déracinés de Lamine Merbah, Echebka de Ghaouti Bendeddouche). Des théâtres d’Etat abordèrent souvent ce thème.
2 Document diffusé lors du premier festival national du théâtre.
1 Jacqueline Arnaud, Recherches sur la littérature maghrébine de langue française, tome 2, Atelier National de reproduction des thèses, Lille et L’Harmattan, Paris, 1982.
1 Entretien avec Slimane Bénaissa, réalisé par l’auteur, 1988.
1 Séminaire de Saida, 1973 (document ronéotypé).
1 Cette décennie connut de grandes manifestations de mécontentement C'est ainsi qu'à Tizi-Ouzou en 1980-1981, les étudiants revendiquèrent la reconnaissance des langues et cultures berbères. Des pièces furent juste après jouées en berbère: Issoulas (Les piliers), Ithrène Etoiles ... Le pouvoir se désintéressa du travail culturel. Les communes ne programmaient plus de pièces théâtrales. On se met à parler de rentabilité commerciale et d’économie de marché, ce qui ne permit pas aux troupes de vivre, n’étant pas soutenues par les municipalités et les pouvoirs publics. Le m^^eme phénomène marque la littérature, le cinéma, la peinture et les autres arts.
2 Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Editions Sociales, Paris, 1980, p.344 ;
1 Ce théâtre, explicitement politique, se manifesta
avec cette grande ampleur, parce qu'il n'existait pas de liberté
d'expression. Les troupes de
théâtre étaient en quelque sorte les porte-parole de courants politiques.
Avec le multipartisme, surtout après octobre 88, le discours politique est
largement pris en charge par les partis politiques et la presse. Le pluralisme
a grandement contribué à la mort de ce théâtre qui n’a plus sa raison d’être,
du moins dans sa forme des années 70 ; aussi voit-il ses fonctions et ses
objectifs connaître une sérieuse métamorphose, une mue.
2 Document diffusé lors du séminaire des troupes du théâtre d’amateurs, 1973, Op.Cit.
1 Les années 80 et 90 sont des années très dures pour la représentation culturelle depuis l’indépendance. La production culturelle est réduite par les pouvoirs publics qui voient d’un mauvais œil toute possibilité d’expression autonome. Des hommes de culture sont obligés de quitter le pays. Les troupes du théâtre d’amateurs voient leur champ d’action se rétrécir.
1 Extrait d’un texte de six pages adopté à l’issue du quatrième séminaire du théâtre amateur, 31mai-1juin 1979.
2 Erwin Piscator, Le théâtre politique, L’Arche, Paris, 1972.
3 Erwin Piscator, Ibidem, p. 122.
1 Forme de représentation créée par des ouvriers à des fins d’agitation et de propagande en Russie à partir de 1920 (Agit-Prop de Agitation Propagande). Cette forme fut utilisée notamment en Rusie et en Alemagne pour éduquer les masses populaires et réagir immédiatement à l’actualité politique. (Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Editions Sociales, Paris, 1980).
1 Régis Debray, Op.Cit, p.34.
1 Ali M’rah, Expériences de création collective dans le théâtre algérien, Europe, N°567-568, Juillet-Août 1976 ;
1 Document déjà cité, séminaire de Saida, 1973.
2 Jean Vilar
1 Document de Saida, Op.Cit.
1 Document du séminaire de Saida, 1973.
2 in Revue Europe, Juillet-août 1976, N°567-568, p.178.
1 La distanciation est, selon Brecht, « une reproduction qui permet certes de reconnaître l’objet reproduit, mais en même temps de le rendre insolite. » (Le Petit Organon, L’Arche, 1963, p.42)
1 Peter Brook, L’espace vide, Le Seuil, Paris.
1 Document du séminaire de Saida, déjà cité.
1 Document diffusé par les organisateurs du douzième festival de Mostaganem (1979)
1 Delavignette, Bulletin du Comité de l’Afrique Occidentale, Septembre 1937, p.471
1 Atia Abul Naga, Les sources françaises du théâtre égyptien (1870-1939), SNED, Alger, 1972, p.318