(Zohra MEZGUELDI :

Oralité et stratégies scripturales dans l’œuvre de Mohammed Khaïr-Eddine.

Thèse de Doctorat d’Etat, Université Lumière-Lyon 2, janvier 2001

Sous la direction de : Charles BONN (Université Lyon2) & Marc GONTARD (Université Rennes2))

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Résumé de la thèse

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                        I N T R O D U C T I O N

 

 

I : Mohammed Khaïr-Eddine : la vie à l'œuvre.

 

                  

              Dans le paysage littéraire, maghrébin de langue française, sa voix résonne, aussi rude et rocailleuse que ces « lieux où la géologie et la métaphysique se mêlent en de multiples images »[1] dont elle se fait l'écho, à la fois agressive, généreuse, inquiétante et si humaine. Cette voix singulière et multiple introduit d'emblée la discordance dans le champ littéraire marocain, faisant voler en éclats aussi bien les dogmes littéraires que les valeurs sclérosantes. Enfant terrible de la littérature marocaine de langue française, Khaïr-Eddine y occupe une place marquante, participant à sa vitalité et à son renouvellement. Tôt venu à l'écriture, il est partie prenante de ce grand mouvement régénérateur de la production littéraire, maghrébine qu'est Souffles, en 1966. Khaïr-Eddine est de ces écrivains qui apportent un sang neuf à une littérature jusque-là trop collée à certaines règles et valeurs artistiques et culturelles.

 

              De son vivant, Khaïr-Eddine passait plutôt pour un personnage peu fréquentable qui d'ailleurs ne se laissait pas fréquenter aisément. Il est vrai que l'homme ne s'inscrivait pas dans un quotidien ordinaire et balisé par des repères communs à une humanité attachée aux valeurs traditionnelles de la famille, des responsabilités et du devoir ou encore du travail et de l'argent. Réfractaire à ce balisage, homme d'exil, atteint par ce que Baudelaire nomme « l'horreur du domicile » , Khaïr-Eddine se voulait fondamentalement un homme libre. Or, cette liberté en a effrayé plus d'un. 

             

              La mort de Khaïr-Eddine, le 18 novembre 1995, entraînera un phénomène de découverte ou de redécouverte d'un écrivain transmué par les conditions de sa mort[2] qui soulève un questionnement objectif quant aux traces laissées par une œuvre littéraire et son auteur. Si une biographie de Khaïr-Eddine reste un travail à accomplir dans le futur - car tel n'est pas le propos de cette étude - un examen de l'itinéraire de l'écrivain s'impose ici afin d'en dégager les étapes marquantes et sa place dans la littérature.

 

1) : L'errance en héritage : parcours de la fulgurance.

 

              Ainsi, l'itinéraire de ce fils de commerçants du sud marocain s'inscrit d'emblée dans la contestation et la marginalité. Né à Tafraout, en 1941, Khaïr-Eddine passe une enfance commune à nombre d'enfants berbères, originaires du Sud, terre d'émigration, entre femmes et vieillards, dans l'absence du père, parti chercher fortune dans le Nord du pays. La scolarisation coïncide avec le départ pour Casablanca et l'abandon de la mère et du Sud. C'est aussi la découverte de la littérature par les textes.

 

               Entré en littérature malgré l'opposition de son père, Khaïr-Eddine trouve là une nouvelle famille où il se révèle être aussi un enfant rebelle mais dans laquelle il a des compagnons qui partagent avec lui le même désir de changement. Dès lors, ses découvertes et ses rencontres orientent sa vie et ouvrent un parcours jalonné par des mots-repères et des thèmes majeurs. Le séisme, l'exil, le retour, l'errance perpétuelle constituent les éléments par lesquels se fait le lent éveil d'une vocation d'écrivain. Ce sont aussi des expériences fondamentales, à la source de sa vie créatrice.

 

               Ces propos introductifs vont tenter de dégager dans ce trajet en pointillés quelques grandes périodes, si tant est qu'il soit possible de cerner un être et une œuvre en fuite incessante et dont l'ancrage symbolique se situe, paradoxalement dans le séisme. En effet, la période 1961-1965 est dominée par ce symbolisme crucial. Tout d'abord, celui qui frappe, le 29 février 1960, la ville d'Agadir où Khaïr-Eddine s'installe entre 1961 et 1963, abandonnant alors les études pour l'écriture. Chargé d'enquêter auprès de la population pour le compte de la Sécurité Sociale, où il travaille, Khaïr-Eddine met en gestation L'Enquête et Agadir qui paraîtront ultérieurement. Enfin, le jeune poète est travaillé à son tour par le séisme dont il fait scripturalement le symbole majeur de toutes les remises en question et de tous les ébranlements individuels et collectifs.

 

              Avec un groupe d'amis dont le poète Nissaboury, il préconise cette révolution dans le domaine de la poésie et la nomme « guérilla linguistique »  , dans un manifeste intitulé Poésie Toute[3] . Suit une revue, Eaux Vives, éphémère mais point de départ d'une carrière poétique puis romanesque qui s'inscrit dès lors dans le grand mouvement littéraire et intellectuel marqué par la naissance de Souffles en 1966.

 

              De 1963 à 1965, Khaïr-Eddine s'installe à Casablanca où il produit de façon intense. L'Enterrement, nouvelle parue dans Preuves en juin 1966 et Nausée noire[4] sont les textes nés de cette effervescence créatrice. Khaïr-Eddine se lie d'amitié avec ceux qui fondent Souffles, notamment Jakobiak et Lâabi, compagnons de poésie et de combat. Cette période mène l'écrivain, comme nombre d'auteurs à cette époque, sur le chemin de l'exil, en quête dans la distance du seul lien possible avec la famille et le pays, fuis l'un comme l'autre.

 

               Le départ pour la France en 1965 ouvre alors une longue période d'exil volontaire, jusqu'en 1980, pendant laquelle Khaïr-Eddine est mineur dans le Nord, expérimentant la vie ouvrière, maghrébine en immigration. L'œuvre se construit là dans cet éloignement à la fois territorial, social, tribal, linguistique et culturel. La vie de l'écrivain devient celle de l'œuvre qu'il porte en lui. L'alchimie de l'écriture opère alors.

 

              Cette période est féconde : Faune détériorée, publié dans la revue Encres Vives, en 1966, reçoit le prix du même nom, Agadir, paru au Seuil, celui des « Enfants terribles » , L'Enterrement obtient le prix de La Nouvelle Maghrébine. Khaïr-Eddine collabore à diverses revues dont Dialogues, Les Lettres Nouvelles, Présence Africaine. Ses poèmes sont remarqués dans Les Temps Modernes, Le Journal des Poètes. L'écrivain anime aussi des émissions radiophoniques, nocturnes pour France Culture, vit dans le mouvement des idées de Mai 68 et fait des rencontres marquantes[5]. L'essentiel de l'œuvre est publié[6] à ce moment-là : Corps négatif , suivi de Histoire d'un Bon Dieu (1968) , Soleil arachnide (1968) , troisième récompense du prix de l'Amitié Franco-Arabe, Moi l'aigre (1970) , Le déterreur (1973) , Ce Maroc  (1975), Une odeur de mantèque (1976) , Une vie, un rêve, un peuple toujours errants (1978) . Autant de textes qui témoignent de cette fécondité génératrice d'une œuvre rivée à la terre marocaine et « sudique » ,  malgré et en raison même de l'exil. 

 

               En 1979, tenaillé par le manque de ce Sud, qu'il n'a en fait jamais quitté, Khaïr-Eddine veut rentrer au Maroc. Ce retour, « opéré sur un coup de tête »[7] , sans doute facilité par son ami Senghor, s'effectue en 1980 et donne lieu à l'écriture d'un recueil de poème : Résurrection des fleurs sauvages (1981). Ressourcement après des « tribulations de toutes sortes »[8] ,  recherche d'équilibre, ce retour ouvre selon le poète  un cycle historique, inauguré par un récit, Légende et vie d'Agoun'chich  (1984) qui scelle ses retrouvailles avec le Sud berbère, tant aimé et tant fui.

 

               De 1980 à 1989, à l'exception de ce grand texte, Khaïr-Eddine ne produit rien de marquant. Heureux et enthousiasmé de retrouver sa terre et sa culture, à son arrivée, l'écrivain mène au fil des ans une existence de nouveau dissolue dans une société où il ne sent décidément pas sa place, traînant avec lui son mal de vivre, étranger partout, toujours propulsé vers un ailleurs inaccessible. Il sillonne alors le Maroc, ne mettant pas de séparation visible entre voyage réel et voyage intérieur. Ils sont chez lui les deux modalités d'une même recherche, les deux expressions d'un même désir. Pour subsister, il écrit des articles dans divers journaux marocains, participe à des manifestations culturelles et se prête volontiers à des exhibitions médiatiques. Il se laisse enfin fêter comme l'un des rares écrivains maghrébins, vivant dans son pays.

 

              Croisé dans une rue de Casablanca, Rabat ou Tiznit, Khaïr-Eddine n'a que le mot « partir » à la bouche. En 1989, il quitte de nouveau le Maroc pour la France. Homme d'exil, Khaïr-Eddine est encore une fois reparti vers cet ailleurs inaccessible, à l'instar de cet ancêtre fondateur dont il est question dans Légende et vie d'Agoun'chich , pris à son tour par cet « amour de l'exil et de l'errance » (p. 23).

 

               Entre 1989 et 1993, Khaïr-Eddine s'inscrit dans cette errance perpétuelle qui domine son parcours inachevé, tel le poète-chantre de la tradition maghrébine. Seuls ses textes et ses articles sont comme des signes de vie qu'il donne de temps à autre. À Paris, il prépare une pièce de théâtre, Les Cerbères[9]. Il publie des articles, notamment dans Jeune Afrique sur des questions de société, comme les banlieues et l'immigration[10]. La revue Esprit accueille le long poème Ishtar et les nouvelles La goule et Parole élémentaire[11]. Mémorial qui aurait été écrit en vingt jours, à Paris, est publié en 1991 au Cherche Midi. Le titre de cette dernière création poétique, éditée de son vivant, acquiert une valeur symbolique avec la mort du poète. 

               

              En été 1993, Khaïr-Eddine apprend qu'il est atteint d'un cancer. Commence alors son combat acharné contre la maladie. Pendant deux ans, il tente de déjouer la fatalité, sans jamais cesser d'écrire et ce jusqu'au bout, même et surtout lorsque la maladie le prive de sa voix. C'est à la peinture que Khaïr-Eddine consacre sa dernière publication, M'seffer vu par Khaïr-Eddine[12]. Entre temps, il envoie à son éditeur en France, Le Cherche Midi, un ensemble de textes. Proses, écrits pour la plupart pendant sa maladie[13]. Quelques mois avant sa disparition, en été 1995, il transmet à la revue Esprit un texte intitulé « Testament d'un moribond »[14] . Le poète meurt le 18 novembre 1995, laissant une œuvre littéraire dont la richesse, la profondeur et le mystère restent entiers.

 

2) : L'œuvre face à la critique.

 

               Notre recherche bibliographique concernant les travaux sur l'œuvre de Khaïr-Eddine nous conduit à constater un intérêt certain de la critique pour celle-ci depuis les années 80. En effet, les études, notamment universitaires et les articles qui lui sont consacrés, sont en grand nombre. C'est dire que la production de Khaïr-Eddine a suscité et continue à le faire maintes réactions et lectures. Ces dernières semblent avoir évolué dans le temps. On retiendra, tout d'abord, la prédominance d'une approche à la fois thématique et idéologique de l'œuvre.

 

               Ce type de lecture met l'accent sur le contenu subversif du texte, particulièrement, sa « contestation radicale de la politique » au Maroc[15] ou encore sa « révolte contre le sang, le père et le roi » , selon la formule classique, largement répandue par Jean Déjeux[16]. Ce dernier a beaucoup contribué à une lecture réductrice de l'œuvre de Khaïr-Eddine, dans la mesure où il l'a figée dans un « hermétisme » par lequel il caractérise une écriture jugée décadente : « Mohammed Khaïr-Eddine ou le crépuscule des dieux »[17] , titre qui résume une étude qui, si elle a le mérite d'exister et de faire connaître un auteur tel que Khaïr-Eddine dans un ouvrage d'importance sur la littérature maghrébine, n'en constitue pas moins une approche ambiguë.

 

               En effet, tout en reconnaissant le talent novateur de l'écrivain, le critique le condamne aussitôt à travers un jugement hâtif qu'il énonce en guise d'introduction : « Khaïr-Eddine est un auteur difficile, qui a presque tout dit déjà, du moins apparemment, dans son premier ouvrage Agadir, comme Kateb Yacine qui a publié trois fois le même ouvrage chez le même éditeur. Il a craché son venin dès le début ; ensuite vient la bile. » [18].  Jean Déjeux ne fut pas seul à pratiquer ce type d'a priori.

 

              Dans un article intitulé « Ecriture et idéologie » , Jamal Eddine Ben Cheikh tient des propos similaires, en déclarant au sujet du Déterreur : « Ecriture d'une autre ampleur et par là même plus significative de l'échec (. . .) le discours devient suicidaire. » [19]. Une lecture différente de ce texte, sans doute l'un des plus forts de Khaïr-Eddine, permettrait d'en montrer la richesse scripturale ainsi que son apport quant à une réflexion sur le processus de la création littéraire. Une approche idéologique, fonctionnant par rapport à un « réel proche »[20], se révèle ici totalement inefficace, voire injuste envers le travail de l'écrivain qu'elle dénature.

 

               Dans une livraison de Souffles[21],  Abdellatif Lâabi jette un regard original et intéressant sur l'écriture de Khaïr-Eddine, même s'il s'inscrit aussi dans une visée idéologique de littérature révolutionnaire: « Dans Agadir, comme dans Corps négatif, nous retrouvons en effet, cette décision de dépassement d'une esthétique logicienne en vue d'une expression plus intériorisée évoluant au rythme d'une investigation aux multiples axes de divergences, aux multiples centres d'aimantation. Dès lors, l'écriture secrète une nouvelle logique d'approche et de perception, de consommation et de restitution du réel qui fait appel pour sa communication à une aventure, à un risque aussi mouvementés, aussi complexes que la démarche de création elle-même. » .

 

              Si, comme le note fort à propos A. Tenkoul[22], Lâabi, fondateur de Souffles, saisit le texte de Khaïr-Eddine en termes de littérarité et de modernité, il donne à l'écriture, celle de khaïr-Eddine mais aussi la sienne et celle des autres, une dimension d'intériorité, de multiplicité, de mystère, d'expérience périlleuse et unique. Une telle dimension place la création scripturale bien au-delà d'une approche socio-idéologique qui peut difficilement en rendre compte.

 

              Dépassant ce type de lecture et s'attachant essentiellement au contenu de l'œuvre, d'autres critiques[23] ont tenté de le saisir par le biais du culturel, de l'imaginaire et de la psychanalyse. L'intérêt de ces multiples approches réside dans leur étude fouillée de la thématique des textes pour en dégager sa diversité, sa richesse et sa complexité et aussi, dans leur éloignement par rapport aux stéréotypes critiques, notamment celui de l'hermétisme ou encore de la négativité de l'écriture de Khaïr-Eddine.

 

              De nombreux travaux universitaires vont orienter la critique de la production de Khaïr-Eddine vers des approches de type formel, sémiotique et poétique[24], mettant en valeur la pratique scripturale de l'écrivain. Il faut voir là une évolution intéressante des recherches sur le texte de Khaïr-Eddine dans la mesure où, déjouant le piège de l'idéologie - dans lequel l'auteur lui-même était tombé, à un moment donné de son parcours de créateur, il faut bien le reconnaître - et des jugements de valeurs, ce type de lecture considère l'œuvre pour elle-même, ce qu'elle donne à lire et ce qu'elle offre comme apport à une meilleure connaissance du processus scriptural.

 

               Dans ce domaine, l'incontournable Violence du texte[25] de Marc Gontard marque un tournant décisif dans l'approche du texte maghrébin en général et celui de Khaïr-Eddine en particulier. En effet, il n'autorisera plus d’approche du texte faisant l'économie d'une analyse « des stratégies formelles d'écriture ». Retenant l'étude faite sur l'auteur qui nous intéresse ici : « Mohammed Khaïr-Eddine : Une odeur de mantèque  ou le récit impossible »[26], notre attention note un examen minutieux de l'écriture qui a le mérite de suivre ses mécanismes, à l'écart de tout discours idéologisant.

 

              Toutefois, aussi nécessaire et efficace que soit l'approche linguistique et textuelle de l'œuvre littéraire,  elle nous semble insuffisante si elle ne prend pas en considération l'espace socio et psycho-culturel dans lequel puise l'écriture. Le critique n'en ressent-il pas lui-même la nécessité lorsqu'il affirme : « Derrière le second versant du personnage qui finit par accaparer la parole, il y a en fait, l'auteur lui-même, criant son moi exclu d'une société qu'il réprouve, révolté contre l'oppression qui le rend étranger à son propre pays. C'est toute la problématique de son existence qui, chez lui, s'inscrit dans une problématique du récit. »[27] ?

 

              Beaucoup de chercheurs maghrébins, notamment marocains, se sont efforcés de prendre en compte cette dimension dans leur approche de l'œuvre littéraire de Khaïr-Eddine, marquant ainsi une évolution dans la critique de celle-ci. Citons, notamment le travail de Rachida Saigh Bousta[28] qui consacre à Khaïr-Eddine une étude innovante. Cette lecture a le mérite de montrer la complexité et la profondeur de l'écriture de Khaïr-Eddine, en pointant les nœuds d'ordre psychique où se joue le processus de la création. La nouveauté réside aussi dans un regard qui prend le large par rapport aux poncifs sur les écrits de Khaïr-Eddine, dégageant un foisonnement symbolique, à travers les failles, les ruptures et les béances du discours et de l'écriture. Cette investigation au cœur du récit saisit dans le jeu de l'écriture avec la mémoire et l'imaginaire, un enjeu symbolique, essentiel dans lequel le maternel a une fonction cruciale. 

 

              Dévoilant les travers d'un certain type de critique conservatrice et réfractaire à toute innovation scripturale, les travaux de Abderrahman Tenkoul situent l'écriture de Khaïr-Eddine dans un parcours - qui est aussi celui de la littérature marocaine - dynamique, novateur qui a su placer ses marques singulières entre l'environnement socio-culturel dans lequel il s'inscrit et les conceptions modernes de la création et de l'esthétique.

 

               S'intéressant à la réception critique de l'œuvre littéraire, cette approche s'attaque à des questions jusque-là non abordées : le dialogue de la littérature marocaine de langue française avec le lecteur et la société ou encore « le rapport de l'écrivain avec le lecteur, le réel et l'imaginaire »[29]. S'agissant de Khaïr-Eddine, le critique souligne son appartenance à cette lignée de rénovateurs, notamment des formes scripturales, que sont les écrivains de la génération de Souffles, créateurs d'une littérature incontestablement moderne. Par ailleurs, le travail de Abderrahman Tenkoul a aussi l'intérêt de proposer des pistes de recherche sur le texte, le paratexte - titre, incipit, clausule - et le sens qui donne à la littérature marocaine de langue française et à sa critique un label de qualité et de profondeur et une portée à la fois sociale, culturelle et esthétique qui stimulent les lecteurs et chercheurs que nous sommes.

 

              Tel est aussi l'esprit qui prévaut dans l'étude[30] que Habib Salha consacre à la production maghrébine de langue française, en ayant pour celle de Khaïr-Eddine une attention toujours renouvelée. Ce travail entrepris à partir des concepts de « poétique et intertextualité » explore la poétique de Khaïr-Eddine, la saisissant entre « les limites du narratif, l'urgence du poétique et l'importance du théâtral »[31].

 

              Sensible à la profondeur et à la complexité de l'écriture de Khaïr-Eddine, cette lecture présente l'intérêt pour nous de montrer « la force transgressive toujours agissante »[32] qui donne à l'œuvre une place d'importance dans l’émergence d'une pensée et de valeurs nouvelles, laquelle motive la littérature maghrébine de façon générale. Attentive à la revalorisation de l'oralité par le texte, cette analyse ouverte permet à la recherche, notamment celle que nous entreprenons ici, de poursuivre de façon constructive une approche du texte qui dépasse le constat de tel ou tel aspect thématique ressassé ou l'a priori idéologique ou encore un traitement mécaniste de l'écriture.

 

              Les travaux universitaires[33] les plus récents sur la production de Khaïr-Eddine semblent s'orienter vers un type d'approche qui privilégie la pratique scripturale de Khaïr-Eddine, vise à dégager la valeur littéraire de son œuvre, tout en travaillant sur ses rapports avec la tradition populaire et l'esthétique moderne. Deux études se démarquent dans cet ensemble, celles de Abdellatif Abboubi[34] et Hamid Hasnaoui[35]. Elles partagent toutes la caractéristique commune d'aborder le texte d'un point de vue structural ou poétique, enrichi par des apports anthropologique et psychanalytique pour révéler la présence d'une dimension particulière dans l'œuvre de Khaïr-Eddine, tenant à ses liens avec une forme fondamentale de la culture : l'oralité.

 

              La première étude le montre à travers « l'imagination de l'espace », saisie dans une approche, à notre avis, plus thématique que textuelle, s'inspirant des réflexions de Bachelard - néanmoins oubliées dans l'exposé introductif ! - Son intérêt consiste à mettre en relief le dynamisme emprunt d'acuité et d'ambivalence de l'imagination spatiale chez Khaïr-Eddine tout en dégageant dans l'écriture la figure mystique du chaman comme personnage emblématique de l'errance et l'œuvre comme cheminement initiatique.

 

               Si nous apprécions cette approche intuitive, sensible aux représentations symboliques, qui sonde l'imaginaire de Khaïr-Eddine, parfois de façon fort séduisante, toutefois, nous regrettons que l'espace scriptural en tant que tel n'ait pas donné lieu à une analyse plus consistante et plus fouillée et que ne soient pas suffisamment développés les rapports concrets et symboliques de cet espace avec la sphère culturelle, notamment celle de la tradition orale qui a son propre imaginaire de l'espace.  

 

              Par ailleurs, nous ne partageons pas avec le chercheur certaines interprétations concernant le rapport avec le maternel[36]. De plus, nous ne comprenons pas pourquoi il est allé chercher la figure du chaman comme archétype et référence. Khaïr-Eddine rappelle[37] lui-même l'importance dans la tradition populaire, orale, maghrébine et notamment berbère, du personnage à la fois poète et mystique, en errance perpétuelle, figure centrale et essentielle dans la transmission de la culture, du savoir, du développement de l'art, puisque c'est lui qui établit le lien spatio-temporel entre sa communauté et le reste du monde, par son errance même. C'est à cette haute figure que Khaïr-Eddine emprunte sa vision du poète, de l'artiste et une manière d'être au monde. Nous sommes ainsi en pleine tradition orale qui ne constitue pas une simple référence mais plutôt un socle, un héritage que Khaïr-Eddine fait sien.

 

              La seconde étude s'intéresse à cette « succession » qu'assure l'écriture de Khaïr-Eddine, en recherchant dans les romans de l'auteur les traces de la culture et des traditions berbères. À la limite de l'ethnographie, ce travail consacre une part, peut-être trop importante dans le contexte d'une recherche littéraire, aux multiples aspects de la culture populaire, au détriment de l'analyse de leur présence dans le texte et de leur utilisation par l'écriture. Si l'intérêt de ce travail consiste à rassembler un certain nombre de données de base, de dresser un inventaire très riche pour l'étude de la question, il présente toutefois l'inconvénient de partir d'une vision, à notre avis, erronée de la culture et des rapports de l'écrivain avec sa culture d'origine, puisque tel est le cas ici.

 

              En effet, cette recherche est tout entière construite à partir d'un rapport avec la culture qui serait de l'ordre du savoir, posant celle-ci comme quelque chose d'extérieur au créateur, comme une « altérité » en quelque sorte. Elle suit un plan qui part de la culture comme matériau extérieur sur lequel l'écrivain travaille par le biais de l'allusion, de la citation et de la parodie ou par le procédé de l'intertextualité - en évacuant complètement le processus de transformation de la culture qu'opère l'écriture - et débouche sur « la corp-oralité », montrant ainsi, de façon involontaire d'ailleurs, une sorte d'intériorisation de la culture. Or, le rapport à la culture ne serait-il pas plutôt de cet ordre-là, c'est-à-dire plus de l'être que du savoir ? De ce point de vue, la partie sur « la corp-oralité » aurait gagné à aborder et à développer cette question qui n'est pas du tout envisagée, alors qu'elle s'impose dans l'étude même !

 

              Ne s'interrogeant pas sur la nature des rapports de l'écriture et de l'écrivain avec la culture et les traditions, pour en dégager notamment l'ambiguïté faite de rejet et de valorisation, maintes fois constatée par d'autres travaux, cette étude évacue complètement - en même temps que la sexualité - la dimension maternelle de la langue et de la culture, ici berbère, rappelée par les premières pages de Légende et vie d'Agoun'chich , entre autres textes ! Il nous semble qu'un éclairage psychanalytique manque dans ce travail qui pêche aussi par une définition de l'oralité trop limitée à la seule tradition orale.

 

              De ce fait, certaines conclusions de ce travail sont discutables, notamment en ce qui concerne la nature de la parole chez Khaïr-Eddine qui ne se pose pas nécessairement entre le profane et le sacré mais plus dans une problématique de parole oppressive et parole libératrice ; la parole dite « sacrée » n'étant pas forcément celle qui libère, contrairement à ce que conclut hâtivement le chercheur. Celui-ci n'a pas du tout retenu le conflit mis en scène par l'écriture elle-même entre différentes paroles et cultures et de là, la dimension et la valeur accordées à l'oralité et à la culture orale par la conception à la fois socio-culturelle et esthétique que propose l'œuvre de Khaïr-Eddine.

 

              Celle-ci se prête ainsi à différents types d'approche qui ont le mérite de montrer que cette écriture interpelle, dérange et ne laisse nullement indifférent, comme le rappelle, fort à propos, Jean Déjeux[38]. Cette diversité de lectures témoigne aussi de la richesse d'une création qui n'a pas fini de livrer son mystère. De cet ensemble d'études, deux types de lecture semblent se profiler, quant à l'attitude critique vis-à-vis de l'œuvre de khaïr-Eddine.

 

              Réunissant des approches tant idéologique que thématique ou encore structurale, une certaine critique perçoit le texte de Khaïr-Eddine de façon négative, mettant l'accent sur un côté désespéré, destructeur et même suicidaire. Ainsi, il serait porteur, pour l'essentiel, d'une parole vouée à l'échec et, en tout cas, rejetée comme parole trop violente, trop rebelle, trop hermétique. 

 

               S'appuyant généralement sur l'étude de contenu et parfois de la forme, une autre critique s’attache à démontrer que la production de Khaïr-Eddine entretient des liens étroits avec la tradition orale et la culture maghrébine en contribuant à son essor.

 

              Force est de constater que l'une et l'autre négligent ou évacuent la dimension artistique, littéraire de l'œuvre en tant que telle et non évaluée par rapport à l'idéologie, à la politique, à la culture ou encore à un courant formel quelconque. Très peu de travaux se sont intéressés à l'expérience scripturale en tant que telle, pour ce qu'elle est et non pour ce qu'elle devrait être et à son apport à la littérature, à son dialogue avec l'art et la littérature.

 

 

II : L'oralité en question.

 

 

               La plupart des études portant sur l’oralité dans la littérature maghrébine recherchent les traces de la tradition orale, comprise au sens de culture traditionnelle. La prise en compte de cet aspect non négligeable dans l'œuvre de Khaïr-Eddine nous semble nécessaire, moins sous forme de collecte, déjà faite par quelques travaux de recherche, que comme signe de manifestation de l'oralité dans les stratégies scripturales. Autrement dit, le renvoi à la tradition orale paraît inévitable mais non limité, non strictement définitoire, quand il est question d'oralité.

 

               En effet, nous nous proposons de rassembler sous le terme d'oralité des éléments relevant du culturel et notamment de tradition orale, des phénomènes formels, proches ou caractéristiques du style oral, un espace symbolique qui réunit ces éléments culturels, marqués par l'oralité et ses manifestations langagières, propres à ce mode de communication. Cet espace se dessine au croisement des mots, du corps et de l'imaginaire comme lieu matriciel - dans tous les sens du terme - dans lequel l'oralité désignerait aussi ce que nous avons perçu, ailleurs comme parole-mère.

 

              Partant de ces différents aspects qui sont autant de tentatives de définition, cette approche de l'oralité nous conduit inévitablement vers une réflexion à la fois d'ordre linguistique, esthétique et psychanalytique. Celle-ci engage la création, notamment scripturale et littéraire, dans son rapport au corps, au langage vécu dans et par le corps, avec toute la charge symbolique et imaginaire qu'il contient et par laquelle il s'agit de redonner à l'esthétique la mémoire de ses secrets.

 

              Ces différents paliers constitutifs de notre perception de l'oralité ouverte alors à d'autres sens appellent quelques remarques. Celles-ci reconsidèrent les caractéristiques de ces divers aspects, intéressantes et opératoires du point de vue du travail entrepris ici. L'intention majeure développée au long des propos qui vont suivre réside plus dans l'exploitation possible des travaux sur l'oralité pour le compte de notre propre recherche que l'exposé exhaustif de ces travaux. C'est pourquoi, nous nous attacherons à rappeler les grands apports de ces recherches sur l'oralité, saisie à la croisée de l'anthropologie, de la poétique et de la psychanalyse.

 

1) : Oralité et tradition orale.

 

              Histoire, mémoire, art de la parole et pouvoir de cet art sont définitoires de la tradition orale qui consacre « la force de la parole »[39]. Le paradoxe et la difficulté de cet « exercice vivant de la parole occultée par l'écriture »[40] tiennent dans la conservation du patrimoine culturel, sans traces matérielles, confiant à la seule mémoire vivante donc plus ou moins fidèle, la permanence du texte dans la multiplicité même de ses variantes. De ce point de vue, notons que la tradition orale n'est pas figée, du moins dans l'esprit de ceux qui la pratiquent, contrairement à ce qu'avancent certaines analyses hâtives. 

 

              La permanence dans la diversité est un principe constitutif de la tradition orale qui prend en compte les différents états possibles du texte. « Chaque profération est à la fois une recréation et une retransmission (. . . ) le texte de tradition orale est précisément à la convergence de ces deux principes : improvisation-mémorisation »[41]. Si la tradition orale n'est pas toute l'oralité, elle constitue un terrain privilégié pour en comprendre les mécanismes, les principes constitutifs, les modes d'expression et de transmission.

 

              Ainsi, la gestualité et la corporalité sont au cœur de l'oralité qui place le corps au centre de la préhension et de la mesure du monde. De là, une perception spatio-temporelle qui se construit dans et à partir du corps, point de départ et de référence. « Le temps et l'espace sont mesurés grâce à un va-et-vient constant entre le corps et le monde, entre l'expérience concrète et la volonté de mettre en mesures cette expérience. Ici encore l'oralité se définit par une certaine façon de prendre cette mesure (par référence à l'expérience directe) qui se différencie de celle des sociétés de tradition écrite (le calcul). »[42] . La mise en avant du corps dans la tradition orale en fait le dépositaire de la mémoire du monde et détermine une vision de l'histoire perçue dans un mouvement géologique, « les événements y fonctionnent comme des sédiments »[43]. Lieu de mémoire, le corps participe du et au grand discours de l'oralité.

 

              Celui-ci vise à travers la tradition orale, la socialisation au moyen du langage, révélant ainsi une portée pédagogique. Les contes, les divers récits, les proverbes et les jeux de langue relèvent d'une initiation à la langue et au monde. Ainsi, la transmission assure elle-même la conservation. Si le besoin de participation collective fonde l'oralité[44], rappelons d'une part le rôle des femmes[45], d'autre part, celui « des savants et des poètes, comme dépositaires de l'histoire des sociétés orales. » [46], comme continuateurs de civilisations de la parole. Ils sont la voix et la mémoire par lesquelles se communique et se transmet la tradition orale.

 

               Ce sont là des aspects sur lesquels nous ne manquerons pas de revenir, notamment à travers cette « réminiscence corporelle profonde, sous-jacente à tout dessein langagier », évoquée par Paul Zumthor, dans sa réflexion sur la voix[47], élément de médiation important dans la tradition orale et dans l'oralité en acte. L'essayiste note à ce propos « (. . . ) par delà le langage écrit (. . . ) dans notre monde (. . . ) une longue quête universelle d'une restauration de la voix. » [48] . La tradition orale serait alors la permanence d'une certaine forme de communication.

 

2) : L’oralité comme phénomènes formels.

 

              L'état actuel des travaux sur l'oralité permet de dégager à partir des analyses des uns et des autres un ensemble de caractéristiques formelles, constitutives du discours de l'oralité. Autrement dit, pour les besoins de cette recherche, nous tentons d'élaborer les prémices d'une poétique de l'oralité, telle qu'elle se dessine dans les réflexions de quelques chercheurs[49]. Il ne s'agit pas d'établir une grille exhaustive de procédés spécifiques de l'oralité mais de retenir un certain nombre de phénomènes formels, relevés dans les diverses études sur le sujet. Ceux-ci vont servir de base de travail pour notre recherche qui se propose de faire ressortir dans la production de Khaïr-Eddine d'autres traits définitoires d'une poétique de l'oralité.

 

              Il convient tout d'abord de rappeler la distinction faite entre le style parlé et le style oral. En effet, le premier renvoie à une oralité fondamentale qui met en place une situation communicationnelle dans laquelle la transmission et la réception transitent par la voix et l'ouïe, la parole étant ici en situation d'interlocution.[50] Cette parole dite, oralité première en quelque sorte, reste marquée par la subjectivité de l'individu qui la met en acte dans l'énonciation. Cette subjectivité se traduit dans et par sa manifestation concrète, dans son dynamisme même, dans l'exercice vivant et direct de la parole proférée que Khaïr-Eddine recherche. L'essentiel des travaux consacrés à l'oralité situe celle-ci dans la présence de la voix et avec elle un art du langage, celui que Paul Zumthor nomme « parole »[51]. Émanation du corps, la voix est « vouloir-dire et volonté d'existence »[52]. 

 

              Le style oral, quant à lui, relève de « la parole rituellement proférée » [53] et se place au niveau du genre littéraire, régi par des lois. Celles-ci nous intéressent ici en ce qu'elles relèvent de la tradition culturelle ; celle du Maghreb s'y rattache et notamment la tradition culturelle berbère à laquelle se réfère la production de Khaïr-Eddine. Toute une symbolique gestuelle et articulatoire fonde le style oral.

 

              La répétition s'impose comme procédé général, instrument de cohésion, technique fondamentalement constructrice de l'oral car elle en assure la perpétuation. Le rythme respiratoire, soutenu par une gestuelle articulatoire et des sémiotiques expressives comme celle du visage marque profondément la mémoire gestuelle, propre au style oral et même tout un rituel de la parole, particulier aux sociétés d'oralité.

 

              La répétition, le rythme, la rime qui sont autant de repères dans la parole énoncée et transmise comportent dans le domaine de l'oralité une finalité mnémotechnique et didactique, sans doute pour déjouer les limites de la parole en acte : fugacité, situation et contexte d'énonciation restreints, menace constante de disparition. C'est pourquoi la mémoire et le corps - sur lequel s'appuient tous ces procédés relatifs à la répétition[54]- jouent un rôle fondamental en oralité. Ils semblent constituer les éléments de base servant à l'oralité dans sa problématique de transmission et de conservation, de survie en quelque sorte, c'est-à-dire dans son rapport avec le temps et l'histoire.           

 

              Cet aspect du style oral justifie cette remarque de Paul Zumthor qui introduit en même temps d'autres éléments dans la constitution d'une poétique de l'oralité. « L'oralité ne fonctionne qu'au sein d'un groupe socio-culturel limité (. . . ) pour s'intégrer à la conscience culturelle du groupe, le message doit référer à la mémoire collective, il le fait , en vertu même de son oralité, de façon immédiate (. . . ) L'oralité intériorise ainsi la mémoire, par là même qu'elle la spatialise : la voix se déploie dans un espace, dont les dimensions se mesurent à sa portée acoustique (. . . ) C'est en revanche, au fur et à mesure de son déroulement, de manière progressive et concrète, que se comprend le message transmis de bouche (. . .  ) L'auditeur traverse le discours qu'on lui adresse et ne lui découvre pour unité que ce qu'en enregistre sa mémoire (. . . ) » [55] .

 

              Il y a donc dans l'oralité un rapport au collectif, un va-et-vient entre le collectif et l'individuel qui transparaissent dans les stratégies discursives qu'elle déploie et dans lesquelles la mémoire, celle du groupe et de l'individu, occupe une place focale. Un « ici et maintenant » de l'oralité se précise, à chaque fois réactualisé par l'acte même qui la produit et dans lequel, la voix, la parole et la mémoire forment une chaîne solidaire et définitoire de l'oralité. Le lieu matriciel d'où parle le sujet est celui que dessine sa voix sous-tendue par sa mémoire. La répétition si caractéristique du style oral serait-elle à l'origine de la forme circulaire que l'on attribue à la spatialité de l'oralité, comme le suggère « la halqa » - cercle d'auditeurs autour du conteur - de la tradition maghrébine ? Nous verrons plus loin que ce lieu matriciel, cet espace de l'oralité est aussi symbolique. Toute référence au style oral, comme défini ici, n'est-elle pas voyage et restitution de son espace-temps propre ?

 

             Le temps dans le style oral est à la fois celui de l'immédiateté, du rythme de la voix, de ses pulsations et en même temps celui de l'itérativité et de la transmission. Il embrasse donc le passé, le présent et le futur ; hors du temps, il s'en dégage, le transcende mais travaille aussi contre lui. Ce temps paradoxal, comme l'est aussi l'espace, prend tout son sens dans ce que Paul Zumthor appelle la « performance »[56], élément et principal facteur de la poétique de l'oralité, déterminant tous les autres éléments formels.

 

              Définie comme « l'action complexe par laquelle un message poétique est simultanément transmis et perçu, ici et maintenant » [57], la performance - que Zumthor renvoie à la fonction phatique du langage comme jeu d'approche et d'appel, de provocation de l'Autre, de demande - nous intéresse ici à travers le lien qu'elle établit entre situation et tradition, renvoyant ainsi à la notion paradoxale du temps. Si elle est savoir-faire et savoir-dire, la performance en oralité est « un savoir-être dans la durée et dans l'espace »[58].

 

              Ceci nous ramène au corps, « référent global » de la performance, dit Zumthor, par lequel, nous sommes temps et lieu. De ce point de vue, une poétique de l'oralité insisterait plus sur « les catégories du procès » que sur celles « du faire » . « C'est pourquoi la performance est aussi instance de symbolisation : d'intégration de notre relativité corporelle dans l'harmonie cosmique signifiée par la voix ; d'intégration de la multiplicité des changes sémantiques dans l'unicité d'une présence. » [59]

 

              Une économie du texte oral s'impose, découlant de l'enchaînement de différents éléments. Celle-ci se manifeste à travers une intensité de l'expression qui vise l'essentiel car en oralité, la parole en acte l'emporte sur la description. Les jeux d'écho et de répétition, l'impersonnalité et l'intemporalité, l'accumulation et l'immédiateté caractérisent le texte oral qui reste, selon le mot de Zumthor, « un message en situation et non un énoncé fini »[60]. L'existence discursive du texte oral est traversée par des pulsions et une énergie qui lui sont propres.

 

              C'est pourquoi, l'instantanéité, la fugitivité de la voix et la fragmentarité constituent des traits notoires de toute parole dite ainsi que du texte oral. Ils sont aussi révélateurs de cet entre-deux dans lequel se place l'oralité. « La tension en effet à partir de laquelle cette « œuvre » se constitue se dessine entre la parole et la voix et procède d'une contradiction jamais résolue au sein de leur inévitable collaboration ; entre la finitude des normes de discours et l'infinité de la mémoire ; entre l'abstraction du langage et la spatialité du corps. C'est pourquoi le texte oral n'est jamais saturé, ne remplit jamais tout à fait son espace sémantique. » [61]. De là, sans doute, la dramatisation de la parole qui prévaut dans la situation discursive en oralité que concrétise, notamment, le théâtre chez Khaïr-Eddine.

 

              La forme se veut à l'image de la parole, entre la règle et la spontanéité. Transmettre, communiquer dans l'instantanéité suppose une transparence du langage qui tend vers une forme mettant en avant la fonction phatique du langage, multipliant les procédés qui la permettent, comme les digressions, les apostrophes, les changements pronominaux, les énumérations ou encore les présentatifs du type « voyez » , « écoutez » . 

 

              Ainsi, l'espace du discours en oralité frappe par sa multiplicité, son aspect cumulatif, bariolé ; sa diversité va jusqu'à la contradiction. La parataxe, la juxtaposition semblent être d'une fréquence caractéristique des genres oraux. Cette structure syntaxique se double, sur le plan figuratif, d'un foisonnement tel, que le mot génère l'image qui devient idée, le figuratif s'appuyant sur la parole elle-même qui fonctionne comme moteur.

 

              Si le mot s'érige en symbole par et dans l'acte par lequel la parole le fait naître, il reste que le linguistique, le jeu avec la langue, l'aspect phonique du langage constitue un trait notoire en régime d'oralité. Ce que Zumthor nomme « une joie phonique » [62], décelable dans toute forme de répétition, déjà repérée comme trait constant et définitoire de l'oralité, pointe un élément fondamental de l'oralité, à savoir l'exercice de la voix. La poétique de l'oralité reste immanente à l'ontologie de la voix vive qui précède, anthropologiquement la graphie. Souffle créateur, la voix est aussi esprit dans bien des langues. En tant que porteuse de langage, la voix possède des valeurs linguistiques, celles que nous avons relevées pour l'essentiel, et des valeurs poétiques auxquelles il faudrait ajouter des valeurs sociales.

 

              Ces dernières se rattachent à la parole proférée, donc œuvre de la voix , comme acte d'autorité, de nomination des choses, d'attribution du Nom et d'instauration de sens, accompagné d'un jeu de forces qui ne sont pas sans agir sur l'interlocuteur. C'est ce que font ressortir les études sur les actes de parole, l'analyse du discours ou encore l'esthétique de la réception. Par ailleurs, dans les sociétés d'oralité, la puissance de la voix est fondatrice de civilisation, en ce sens qu'elle préserve les valeurs de parole par lesquelles elle maintient la cohésion sociale, n'est-ce pas tout le sens de la parole donnée de vive voix ? Enfin, la voix prend en charge et met en scène un savoir continu, en cela elle permet au groupe de se réfléchir, - notamment dans la voix du poète car elle est le lieu de sa mémoire et de sa conscience collective - de saisir une image de lui-même et de se situer dans l'univers.

 

               La voix est investie d'une matérialité qui participe d'une façon majeure à la création poétique, en régime d'oralité, celle-ci se fonde sur les qualités de la voix, la technique vocale du récitant qui a autant d'importance que le contenu de son énonciation ; ainsi du conte, de la chanson, de la poésie. Pouvoir magique et désaliénant de la voix qui peut aussi se charger de désir et d'érotisme. Sa portée et sa polyvalence sensorielles résument ainsi l'œuvre poétique de la voix. À travers le rythme, notamment en poésie orale, la voix, véritable force magnétique, transmet une connaissance vitale, réalisant ainsi une harmonie polyphonique entre l'espace et le temps, inscrivant alors l'immémorial. Car un symbolisme primordial accompagne la voix qui traduit dans le langage la complexité du désir qui l'anime. Des valeurs mythiques se rattachent à la voix, notamment dans le chant, autre forme d'oralité, là sans doute où se manifeste sa fonction désaliénante. On sait, par exemple, le rôle important de la voix chantée dans les rituels de transe et de possession.

 

             Cette émanation corporelle qu'est la voix, plonge en tant que telle dans une part de l'être qui demeure insaisissable conceptuellement parlant, relève du domaine des éprouvés corporels qui nous fondent. Zumthor note à la suite de nombreuses recherches sur cet aspect que : « Nul doute que la voix ne constitue dans l'inconscient humain une forme archétypale : image primordiale et créatrice, à la fois énergie et configuration de traits qui prédéterminent, activent, structurent en chacun de nous ses expériences premières, ses sentiments, ses pensées. »[63] .

 

               La voix est ainsi un lieu matriciel. Dans l'histoire de l'individu, le contact premier, utérin, inaugural avec le corps vocal de la mère restera déterminant au niveau de l'imaginaire. La voix maternelle initie aux rythmes de la parole, faite d'affectivité, de sensations diverses, de désir et de plaisir. Cette « parole-mère » - que nous développons plus loin dans notre problématique - serait aux sources mêmes de l'oralité comprise en tant qu'art de la voix et de la parole.

 

              Or, comme on le constate, cet art engage le corps qui constitue de fait une structure focale dans la poétique de l'oralité. Corps vocal, corps inaugural de la mère, présence du corps dans la performance en oralité, le corps participe de et à l'œuvre de celle-ci. Cette gestualité du corps en mouvement dans la parole en acte apparaît comme indissociable de l'énoncé oral, quel qu'en soit le sens. « La gestualité se définit ainsi (comme l'énonciation) en termes de distance, de tension, de modélisation plutôt que comme système de signes. » [64] . Elle rappelle aussi l'origine magique de la création artistique dont le corps est l'instrument et que l'histoire a dissociée : en danse, en musique et en poésie. Se déploie ainsi un théâtre du corps, repéré dans toutes les cultures. L'expression corporelle est alors une modalité du dire, le valorisant, le doublant, le spatialisant, le jouant, en particulier dans le mime.

 

              Se révèle alors le sens de la gestualité qui est aussi celui de la voix et de la parole : manifester ce qui est occulté, révéler le refoulé, faire éclater l'érotisme latent. Tels sont les desseins de la danse qui a une fonction totalisante dans les cultures d'oralité. Autre lieu de totalisation, le théâtre « apparaît, de façon complexe mais toujours prépondérante, comme une écriture du corps : intégrant la voix porteuse de langage à un graphisme tracé par la présence d'un être humain, dans l'épanouissement de ce qui le fait tel. » [65] . 

 

              De ce point de vue, oralité et théâtralité convergent vers le même point de rencontre, le théâtre pouvant être considéré comme un modèle du genre car il est présent dans chaque performance d'oralité. Cette théâtralité immanente à toute oralité rejoint la dramatisation propre à tout texte oral. C'est aussi cette même théâtralité qui réunit le geste, la voix, le décor et le corps, créant ainsi un espace symbolique où s'opère « la fonction fantastique » dont parle Gilbert Durand[66] et se réalise l'expérience esthétique de la performance. L'importance de la gestualité, donc du corps, dans la réalisation de celle-ci tient dans son désir de (re)créer, tout comme la voix, une dimension spatio-temporelle qui serait de l'ordre du sacré et de donner un autre sens à l'existence humaine[67].

 

3) : Oralité et littérature orale.

 

              Tous les traits définitoires de l'oralité que nous avons tenté de dégager de quelques grands travaux sur la question, ont pu être établis notamment à partir du vaste champ que l'on nomme la littérature orale. Il convient maintenant d'aborder ce domaine où l'oralité déploie la richesse et les valeurs qui en font la force. Ceci est d'autant plus nécessaire que par ce biais, nous voilà menée vers l'espace de la littérature, vers la réflexion sur la création littéraire dans ses rapports avec l'oralité.                

 

               Fort heureusement, pour les chercheurs actuels, l'œuvre d'expression écrite et celle d'expression orale, même si elles ont des traits spécifiques qu'il faut dégager, sont bien moins éloignées l'une de l'autre qu'on ne l'a dit autrefois. Les productions écrites et orales connaissent dans leur cheminement historique des rencontres et des interférences qui tissent entre elles des liens solides. 

 

              Si le principal problème que pose la littérature orale est sans doute celui de ses limites, c'est-à-dire des critères utilisés pour la définir, nous donnerons à la suite des chercheurs qui se sont penchés sur la question, quelques traits distinctifs essentiels pour pourvoir naviguer dans le vaste champ de cette littérature. Elle est le résultat d'une élaboration artistique, trait qu'elle partage avec la littérature écrite ; ensuite et surtout elle est à la fois traditionnelle, sans cesse transformée et recréée par la transmission orale qui la caractérise, collective et anonyme, même si elle peut avoir pour point de départ une création individuelle.

 

             Dans un sens assez large, la littérature orale désigne « toute espèce d'énoncés métaphoriques ou fictionnels, dépassant la portée d'un dialogue entre individus » [68] : le conte, sous ses formes variées, la chanson, elle aussi dans sa diversité, les complaintes chantées ou parlées, ce que Zumthor regroupe sous le terme de « poésie orale » , les jeux verbaux de toute sorte, les proverbes et dictons et de manière générale, « tant de narrations fortement typées, tissues dans notre parole quotidienne » [69], comme le notent, Paul Zumthor et aussi d'autres équipes de recherche dans ce domaine[70] .

 

              En effet, un examen de ce qu'est la littérature orale qui vit encore dans la tradition orale fait apparaître un double processus : celui qui conduit à actualiser le conte au point de le faire passer pour le récit d'un fait vécu, - c'est là tout l'art du conteur par lequel il met en lumière l'importance de la relation entre le conteur et son public, entre le texte et la culture, en littérature orale - et celui qui à l'inverse hausse le quotidien au niveau du mythe et donne une forme littéraire au récit d'un fait divers. Voilà qui fait éclater les limites traditionnelles de la littérature orale !

 

              La mise en lumière de ce double processus a l'intérêt de montrer que d'une part, la frontière entre le récit et le conte devient, dans de semblables cas, plutôt indécise, que d'autre part, le concept de « littérature orale » peut prendre un caractère ambigu dans la conscience même de ceux qui la produisent ou en communiquent le souvenir, et donc dans la vie même de cette littérature, et qu'enfin, dans le domaine des textes oraux narratifs, l'opposition entre ceux qui sont « littéraires » et ceux qui sont « non-littéraires » s'inscrit dans la continuité et non dans la rupture[71] .

 

               Dans le même ordre d'idée, nous souscrivons à la question posée par Zumthor, dans son étude sur la poésie orale, « tout discours est-il, ou n'est-il pas, récit ? »[72]. S'appuyant sur les réflexions de Greimas, le critique admet qu'une narrativité généralisée, et comme virtuelle, investit toute forme de discours organisé. Rappelant que la narration créa l'humanité, il note : « Nul doute que la capacité de raconter ne soit définitoire du statut anthropologique ; qu'inversement souvenir, rêve, mythe, légende, histoire et le reste ne constituent ensemble la manière dont individus et groupes tentent de se situer dans le monde. » [73] . 

 

              Le récit serait de façon latente dans toute production d'art ; il émerge incontestablement dans nombre de faits de culture. En tant que tel, il fait partie du discours culturel d'une communauté, ce que les spécialistes appellent « l'ethnotexte », entendu comme ce qui est dit sur les diverses composantes de leur culture par les hommes et les femmes de cette communauté. Une question se pose pour nous, dans quelle(s) mesure(s) le texte maghrébin, de façon générale, celui de Khaïr-Eddine, en particulier, entre-t-il dans ce propos ? 

 

              Dans le domaine de la littérature orale, les discours narratifs que sont le conte, le mythe et la fable font l'objet depuis un siècle environ, d'une réflexion importante, notamment en critique littéraire. Ce qui donna lieu, faut-il le rappeler, aux travaux de Propp et à l'approche structurale et formaliste du texte littéraire, oral et écrit ; le point de départ étant en l'occurrence les contes de l'oralité. Les recherches en littérature orale ont ainsi permis, en quelque sorte, la naissance de la sémiologie narrative.

 

              Pour notre propre problématique, du conte nous retiendrons qu'il est un genre où transitent des formes de l'imaginaire aux apparences à la fois constantes, mouvantes et évolutives. Il constitue dans le domaine culturel maghrébin, un monument littéraire oral dont la littérature maghrébine s'est largement inspirée. Le conte est de ce point de vue un espace de rencontre entre la voix et l'écriture. Il atteste, notamment dans la production maghrébine, l'homogénéité et la continuité de l'une et de l'autre. 

 

              Le conte nous intéresse par l'une de ses finalités : pour celui qui le dit, il constitue « la réalisation symbolique d'un désir ; l'identité virtuelle qui, dans l'expérience de la parole, s'établit un instant entre le récitant, le héros et l'auditeur engendre selon la logique du rêve une fantasmagorie libératrice. »[74] . En cela, il nous renvoie au plaisir narcissique de conter, au pouvoir de la parole imaginaire qu'il déploie et à tout ce qu'elle met en jeu entre celui qui conte et celui qui écoute.

                    

              Cette voix du conteur, si puissante, si séductrice, semble nécessaire à la société. À travers elle, le conte constitue pour la communauté un espace d'expérimentation au sein duquel elle se projette dans toutes sortes d'affrontements. Le conte permet aussi au groupe une forme de stabilisation sociale à travers la persistance de traditions narratives orales, par-delà les bouleversements culturels, la continuité d'une parole de mémoire et d'imaginaire par et dans laquelle il trouve ses repères, en quelque sorte. C'est là, sans doute, la fonction de tout art oral.

 

              Dans ce domaine, on peut retenir, à la suite de nombreux chercheurs, que le théâtre, avant qu'il soit imbibé de littérature écrite, est tout à fait représentatif de l'art oral, évoqué ici. Pour Paul Zumthor, « il constitue le modèle absolu de toute poésie orale. »[75] . Une autre caractéristique du théâtre à laquelle nous portons attention réside dans la mise en avant d'une qualité propre de la voix. Dans un régime d'oralité, la fonction première de la voix n'est pas de décrire mais d'agir. C'est le geste qui assume la désignation des circonstances. S'il est un élément organisateur au théâtre, le geste plus amplifié ici, valorise le langage[76] .

 

              Il est un genre oral particulier, référence en lui-même de la poésie orale, sur lequel nous aimerions nous arrêter, c'est l'épopée. Bien entendu, cet intérêt est justifié par notre constatation de l'imprégnation notoire de l'œuvre de Khaïr-Eddine par le genre épique et nous verrons comment Légende et vie d'Agoun'chich constitue un exemple éclatant de ce point de vue. Pour l'heure, retenons quelques éléments caractéristiques du genre qui seront tout à fait opératoires pour notre analyse.

 

              Nous avons à faire ici à un récit d'action, mettant « en scène l'agressivité virile au service de quelque grande entreprise. Fondamentalement, elle narre un combat et dégage, parmi ses protagonistes, une figure hors du commun qui, pour ne pas sortir toujours vainqueur de l'épreuve, n'en suscite pas moins l'admiration.»[77] . 

 

              Il se dégage des études entreprises sur l'épopée, ceci est fort édifiant du point de vue de notre propre travail, que pour le groupe humain dont elle émane et auquel elle est destinée, le texte qu'elle met en place présente des traits complexes et spécifiques. En effet, l'épopée est à la fois une fiction élaborée par le groupe, discours sur lui-même, autobiographique, car il y est question de sa propre vie collective, exprimée sur le mode impersonnel, une étendue imaginaire et symbolique, référence et bien collectif du groupe, dans laquelle il se projette, se construit et se recrée, sans cesse, et enfin, un espace d'identification, de réconciliation, d'harmonie entre le monde, la vie et les hommes où prédomine « l'incessante fluidité du vécu, une intégration naturelle du passé au présent »[78] .

 

             Lieu d'exposition et d'incitation d'une action, d'une éthique et d'un ordre qu'elle présente au groupe comme modèle dynamisant, l'épopée en assure la stabilité et la continuité. Conjuguant le pouvoir de la parole narratrice, le plaisir qu'elle procure et l'exaltation de la force du groupe dans son combat contre l'Autre, en tant qu'étranger extérieur à lui, l'épopée valorise la parole-action qui lutte contre le néant et la mort. Le verbe épique incite fondamentalement à la résistance et à la vie.

 

              La dynamique du récit épique se fonde sur une relation attentive, dans l'espace et le temps. Il s'agit alors de faire durer le récit. C'est pourquoi, la performance, dans l'épopée, est l'art d'user des digressions, des associations, des accumulations, du mélange des genres, c'est-à-dire un art verbal, vivant, tout en mouvement, en nuances et en spontanéité. De ce point de vue, l'épopée témoigne de la parole en acte total de communication : ce que Zumthor veut, sans doute désigner par le terme de « plénitude »[79] .

 

              Nous intéresse également cette stratégie discursive et intertextuelle qui procède par enchâssements dans le discours, de formules prises dans un ensemble rythmique, linguistique et  sémantique, commun, familier, auquel le récitant et l'auditeur se réfèrent, comme à une propriété culturelle, collective. Nous pouvons avancer que cette pratique intertextuelle se trouve au cœur même de ce qui constitue l'essentiel de notre problématique.

 

               Retenons aussi que le discours épique joue à la fois sur l'historique - en vue d'une stratégie plus émotionnelle qu'informative - et le mythique, sur le profane et le sacré, sur les forces humaines et les puissances surhumaines. C'est sans doute ce savant dosage, cette interpénétration d'éléments qui lui donnent toute sa dynamique.

 

4) : Oralité-écriture.

 

             Quelques rappels sont nécessaires quant au jeu et à l'enjeu qui marquent les rapports entre oralité et écriture en tant que formes de communication linguistique placées au centre de cette problématique. Ainsi, la naissance de l'écriture marque aussi celle de l'histoire ; en permettant la fixation , elle introduit aussi la durée. En même temps, l'écriture se révèle privilège et pouvoir, particulièrement lorsqu'elle s'imprègne de mystères et qu'elle sacralise la lettre. Enfin, l'aventure de l'écriture vient concrétiser le rêve humain « d'affranchissement vis-à-vis de la nature, du tissu matériel, de l'existant vécu comme contrainte. » [80] . 

 

              Elle instaure aussi une esthétique particulière, des attitudes culturelles et des conceptions du langage, autres. En devenant une finalité entourée de prestige, l'écriture ouvre des possibilités, quant au temps et à l'espace. En jouant sur la spatialisation de la parole, l'écriture-image l'arrache ainsi au temps et en fait un objet. Ainsi, « l'écriture possède l'étonnante vertu de métamorphoser le sens en objet. » [81] .

 

             Toutefois, en occultant l'exercice vivant de la parole, l'écriture s'inscrit dés lors comme « une conduite d'exil, hors de l'échange vivant des paroles proférées. » [82]. Mais, l'oralité exclut-elle la scripturalité ? Et, à partir de là, quels sont les rapports de l'une à l'autre ? La transcription écrite fait partie d'un univers pictural appartenant lui-même au champ de la tradition orale ; elle n'est pas étrangère au vaste discours de l'oralité.  Lieu de mémoire, cette picturalité, dépositaire d'une partie de la culture, permet à la parole de s'exprimer. Ainsi du pictural, plus précisément du graphique qui en est un aspect, au linguistique, s'instituent des relations particulières, en régime d'oralité.[83]

 

              Si la relation entre oralité et écriture suscite bien des controverses, si l'aventure de l'écriture bouleverse le monde de l'oralité, il reste que de l'une à l'autre, que « de l'ordre pictural à l'ordre linguistique » se dessine « une complémentarité sémiologique » [84]. Dans sa définition même, l'écriture en tant que « technique de re-présentation de la parole par une trace laissée sur un support conservable » [85] laisse deviner une proximité qu'il s'agira d'examiner. Claude Hagège rappelle que « l'écriture alphabétique » contient « les marques imparfaites et vagues, des inflexions de la voix, des pauses, des courbes qui constituent l'intonation. » [86] . A l'aide de diverses techniques typographiques, l'écriture tente une transposition du rythme de la respiration.

 

              La complexité des rapports qu'entretiennent l'oralité et l'écriture tient à ce que leur nature va de la proximité à l'opposition, en passant par la transposition, la transformation, la mutation, l'intertextualité et la réinterprétation. Disons le tout de suite, c'est bien cette complexité qui nous interpelle ici. Il est intéressant de noter que le rapport de proximité, établi auparavant entre le pictural et le linguistique, est poussé jusqu'au domaine de la vocalité.

 

              En effet, et sans nous hasarder dans la grande question d'une oralité ou d'une écriture qui seraient l'une ou l'autre première, nous retenons de ce grand débat, marqué, notamment par la réflexion de Derrida[87], qu'une « archi-écriture » s'inscrit dans la voix, porteuse de langage, « écriture première » , corps inaugural de l'écriture. De la voix originelle à l'écriture première, le rapport est trace faite de corps et de mémoire. Ce rapport de proximité vient aussi rappeler le fondement corporel et biologique de toute connaissance.

 

             La relation de transposition, de mutation ou de transformation existant entre l'oralité et l'écriture se manifeste particulièrement dans ce que l'analyse du discours désigne par texte. Considéré comme le produit d'un acte d'énonciation, le texte correspond à la mise en discours au moyen de l'écriture, vue comme une parole en acte, semblable à ce qui se passe en oralité. Ce discours textuel qui s'inscrit dés lors dans une situation de communication, se particularise quand il est discours littéraire, par son mode de communication indirect[88] . De nature dialogique, le texte littéraire est le lieu d'une organisation polyphonique, traversé par des voix qui s'entrecroisent et s'opposent. Depuis les travaux de Kriesteva, le discours littéraire est « un produit de la parole, un objet discursif d'échange » [89].

 

              Le dialogisme fondamental, propre à tout discours et notamment au texte littéraire qui place la voix de l'Autre au cœur même du discours textuel, amène à poser un autre aspect de la relation oralité-écriture, celui de l'intertextualité. Constatée à propos de la poésie orale, concernant certains procédés linguistiques et certains thèmes propres à l'écriture[90], l'intertextualité joue aussi dans l'autre sens, justifiant ainsi notre problématique. En tant qu'espace polyphonique, le texte littéraire, discours écrit, laisse transparaître, notamment lorsqu'il dialogue avec d'autres textes[91] - qui peuvent être aussi oraux, empruntés à l'oralité - ou cite d'autres discours, une origine qui serait de l'ordre de la voix et dont il faut rechercher les traces.

 

             C'est un fait établi par nombre d'études, que le besoin de faire éclater le langage, - besoin caractéristique d'une certaine littérature du XXe siècle, au sein de laquelle la littérature maghrébine de langue française occupe une place largement analysée de ce point de vue - se traduit par une tentative de (ré) -oralisation du discours de l'écriture. Ce besoin « situe le « texte » au lieu de concrétisation de la parole vocale, revendiquant en cela un dialogisme  radical : celui d'un langage-en-émergence, dans l'énergie de l'événement et du procès qui l'y produit » [92]. L'écriture tenterait alors le pari fou de réconcilier la parole vive et le mot écrit.

 

             Or, cette tentative induit une autre modalité du rapport oralité-écriture qui serait celle de la réinterprétation individuelle, incessante des discours. Ainsi, par ce biais, l'énoncé se pose comme un équivalent visuel du message oral. « Il arrive que la mutation demeure virtuelle, enfouie dans le texte comme une richesse d'autant plus merveilleuse qu'irréalisée : ainsi, de ces textes dont, en les lisant des yeux, on sent avec intensité qu'ils exigent d'être prononcés, qu'une voix pleine vibrait à l'origine de leur écriture. » [93] .

 

              On peut se demander alors dans quelle mesure cette réinterprétation n'est pas appropriation de procédés et de qualités spécifiques de l'oralité et de la communication vivante, envisagée par l'écriture. A la fois processus et procès, cette entreprise scripturale réalise ainsi la transformation du mot en parole d'écriture.[94] Examiner ce type de transformation telle qu'elle s'opère dans et par l'écriture de Khaïr-Eddine, tel est l'un des objectifs de ce travail.

 

              Tous les aspects du rapport oralité-écriture que nous avons essayé de rappeler ici, nous semblent relever, en fin de compte, d'une même complexité, d'un même ensemble polysémique et ambigu. Une grande contradiction domine cet ensemble, « le mot artistique est un arrêt, l'écriture une procédure qui fixe  la parole et lui ôte les variations expressives »[95] . Comment dans un tel contexte d'univocité fonctionnelle du mot auquel manque la dynamique de la parole échangée, interlocutive, l'écriture qui fige peut-elle compenser un tel manque ? « Le mot est donc aussi abandon et l'écriture un déchirement, une « déchirure » , dont on retrouve souvent les cicatrices dans le discours. » [96] . Dans le passage de l'oralité à l'écriture, il y a lieu de s'interroger sur ce que Zumthor « soupçonne comme Meurtre du récit »[97], nous dirions, de façon plus générale, de ce qui fait l'oralité ?

             

 

III : Oralité et stratégies scripturales : problématique

      d’une lecture de l’œuvre  de Khaïr-Eddine.

 

 

             Comment s'introduire dans une œuvre, une réflexion, une sensibilité, faire part de l'aventure de l'écriture, exprimer le plus profond d'une rencontre en termes analytiques et académiques ? Le travail que nous livrons ici revendique une part de subjectivité et d'implication du critique dans son objet. Il n'oublie pas qu'on n'invente rien mais qu'on reformule à travers le prisme de sa subjectivité une relation avec l'œuvre et à travers celle-ci avec la littérature et l'écriture.

 

              Nous ne proposons certainement pas « la bonne lecture » de l'œuvre de Khaïr-Eddine, l'énigme du texte restant entière et le discours critique totalement ouvert. Il s'agit pour nous de contribuer à la connaissance de l'œuvre de Khaïr-Eddine par une « lecture sensible » et vue comme « partage d'un don », selon la belle expression de Khatibi. Cette lecture se pose aussi comme investissement et participation active, concevant l'écriture comme pratique langagière, invitant ainsi à une communication dialogique.

 

              L'écriture est envisagée dans son rapport à l'oralité comprise dans les contours que nous avons tenté d'établir plus haut, dans ses dimensions anthropologique, linguistique et poétique, ainsi que ses extensions psychanalytique et identitaire. Il s'agit de montrer comment et pourquoi ce rapport est déterminant dans la démarche créatrice, la production de l'œuvre et l'élaboration de l'esthétique de Khaïr-Eddine. Cette préoccupation pour la question de l'écriture et de l'oralité sous-tend une problématique qui tente de saisir le projet littéraire comme projet anthropologique et symbolique, esthétique et « poïétique», avec le sens et l'orientation psychanalytiques que Didier Anzieu donne à ce mot dans sa réflexion sur le processus de la création : Le corps de l'œuvre[98].

 

1) : Le projet anthropologique et symbolique.

 

              Leur point de convergence se situe, en premier lieu, à la croisée de ces discours que sont l'une et l'autre, l'anthropologie et la littérature. Discours sur l'homme et connaissance de l'homme, la littérature et l'anthropologie se rencontrent ici, de façon inévitable, dans ce travail sur l'oralité. À la fois restitution de l'expérience humaine, élaboration de l'histoire individuelle, propre à l'écrivain, celle du tissu familial, social, culturel dans lequel il a pris vie et transmission du patrimoine ancestral qu'il porte en lui, l'expérience littéraire est lieu de rencontre de tout ce qui constitue l'homme concevant, imaginant, logicien et rêveur.

 

             Il s'agira alors de mesurer les rapports qu'entretient l'œuvre de Khaïr-Eddine avec la culture et comment elle réactualise les modèles ancestraux. S'efforçant d'expliquer le monde dans son ensemble, la littérature joue ainsi un rôle d'élucidation subjective. Comment fonctionne-t-elle comme espace d'élaboration d'une image de soi tout en étant lieu d'un enjeu culturel et discours sur cet enjeu ? Si la littérature est production et reproduction sociales, comment se fait-elle lieu d'expression de multiples interrogations et de réactivation des manques ?

 

              Dépôt d'histoire, lieu de mémoire, le texte littéraire est espace d'élaboration symbolique et inconsciente. De ce point de vue, le projet littéraire, perçu en tant que projet anthropologique pose le problème de son ancrage et de son éloignement symboliques. Notons qu'ici, la littérature et l'anthropologie éclairent l'écriture comme émergence symbolique, distanciation, interrogation et stratégie de survie.  Comment cela se traduit-il dans l'écriture ? Quel est le trajet qui se dessine entre l'oralité et l'écriture dans la production de Khaïr-Eddine ? 

 

              L'ancrage et la distanciation symboliques posent une autre question. Le projet littéraire ne formule-t-il pas cet autre projet d'inscrire l'altérité, non seulement dans la langue et l'écriture de l’Autre - ici le français - mais aussi dans l'espace identitaire maghrébin, de façon générale et marocain, en particulier, linguistiquement et culturellement multiple et éclaté ? Dans ce sens, travailler sur l'oralité, sous l'éclairage de l'anthropologie et de la symbolique, c'est rappeler que le problème de l'écriture est aussi celui de l'identité, que parler d'oralité revient à évoquer le non-dit, une dimension d'absence ; l'oralité étant inévitablement, dans l'écriture du moins, toujours perdue.

 

              L'écriture-distanciation et éloignement est aussi  le lieu où se nouent la langue, la culture et la symbolique.  En tant que tel, le projet d'écriture s'inscrit comme projet de reconnaissance de ce nœud où se pose pour nous la problématique fondamentale de l'oralité et de l'écriture. C'est ici aussi que s'entrecroisent les dimensions anthropologique, symbolique, esthétique et poïétique du projet scriptural de Khaïr-Eddine.

 

2) : Le projet esthétique et poïétique.

 

             Toute œuvre impose un ordre, une organisation, une unité à ses matériaux. Essayer de nous demander quel est cet ordre proposé par l'esthétique de Khaïr-Eddine, c'est interroger l'œuvre sur son mode d'existence et les diverses strates qui la composent. C'est aussi rappeler que l'esthétique s'élabore à partir d'un langage qui est toujours et de toute façon investi d'un double héritage culturel, celui du groupe social dans lequel l'initiation au langage a eu lieu et celui de la langue qui le porte.

 

              Ici, la dualité est accentuée par le fait que le langage qui se déploie dans l'écriture, œuvre dans l'intersection, point de rencontre et aussi écart, de la langue maternelle, langue d'oralité et de la langue française, langue d'écriture. Ajoutons à ceci que pour l'écrivain, Khaïr-Eddine, la langue maternelle, le berbère, qui possédait autrefois une écriture qui s'est perdue au fil de l'histoire[99], se double d'une autre langue l'arabe, langue portée au niveau de l'écriture sacrale mais qui n'en garde pas moins les marques de son oralité originelle.

 

              Il nous semble que c'est dans cette association complexe qui engage le corps maternel comme lieu originel du langage auquel il « initie au dire du non-dit de la confusion avec le corps de la mère »[100] que surgit la question de l'oralité, de l'écriture et de la littérature. Se constitue ici le point d’articulation entre la symbolique, l'esthétique et la poïétique avec son orientation psychanalytique, c'est-à-dire le travail créateur dont le processus s'organise autour de ce nœud, qui s'inscrit dans le corps de l'œuvre.     

 

              Comment les formes scripturales sont-elles en relation avec la symbolique de l'identité ? Dans quelle mesure, la littérature est-elle lieu d'éclatement, de cohésion et de déplacement sémiotique ? Si le texte est perçu comme espace de diction d'une identité sans lieu, reste travaillé par la vérité de sa propre fiction, se pose alors la question de la genèse de l'écriture, celle-là même qui intéresse la poïétique. La forme comme mode d'expression du corps, justifiant l'ancrage symbolique et révélant l'impact mutuel de l'oralité et de l'écriture n'est-elle pas en elle-même recherche avide d'une reconstruction de soi ?

 

              Quel est le rapport entre la symbolique, en tant qu'ancrage identitaire et le symbolique en tant qu'émergence et ordre, dans et par l'écriture en tant que cheminement vers cet ordre ? Il nous semble que toutes ces interrogations sont au lieu de jonction de l'écriture, de la parole, du corps et de l'oralité, notamment lorsqu'elle renvoie à la langue-mère, espace culturel et champ symbolique. C'est ici que la problématique de l'identité s'inscrit dans celle de la langue et ce qu'elle comporte comme liens avec l'oralité maternelle, évoquée plus haut. Il s'agira de déceler cette inscription dans l'écriture de Khaïr-Eddine, malgré le rapport d'extériorité dans laquelle se trouve l'écriture, à l'égard de toute langue[101] et à fortiori celle dont nous parlons ici.

 

              C'est alors qu'une poétique de l'oralité et de l'énonciation se rejoignent pour dégager à travers les mots et les structures une puissance transformatrice « des mots et des vides de l'écrit en paroles »[102]. Ici, se joue une dimension fondamentale du discours : l'imaginaire. En quoi, l'oralité comprise sous tous les aspects que nous avons indiqués, travaille-t-elle cet imaginaire à l'œuvre dans la production littéraire de Khaïr-Eddine ? 

 

              De ce point de vue, que dit le texte de sa genèse et de la naissance de la parole qui le porte ? Une telle exploration ne peut s'entreprendre qu'avec l'idée que « c'est dans le drame de l'énoncé que peut se lire, parfois, le drame de l'énonciation »[103]. Voilà qui mène vers un au-delà des subterfuges de la construction textuelle et de la fictionnalité, pour retrouver les marques de l'énonciation, de la parole en acte, pour observer dans l'acte de l'écriture les mouvements par lesquels elle est parole en acte, pour entrer ainsi dans l'intimité de l'écriture ou du moins tenter de s'en approcher.

 

              Guidées par ces propos critiques, théoriques et méthodologiques, les analyses qui vont suivre, s'articuleront autour de trois grands axes : les stratégies scripturales, l'œuvre de l'oralité, de l'oralité à l'esthétique scripturale.

 

              La première partie de ce travail abordera la production de Khaïr-Eddine avec le souci de pénétrer dans les textes, de suivre l'itinéraire scriptural de chacun d'eux, pour montrer comment elle est d'abord œuvre de remise en question des fondements même du discours littéraire.

 

              Examinant les divers textes qui jalonnent cette œuvre multiforme, l'étude des stratégies scripturales aura à cœur de faire parler ces textes et de baliser ainsi le terrain d'analyse tout en exposant l'entreprise de déconstruction transformatrice du texte. Il s'agira alors de faire apparaître une conception autre de l'écriture dans laquelle l'oralité nous semble tenir une place d'importance.                

 

              La seconde partie de cette investigation tentera de dégager du texte, situé au point de jonction du récit, du théâtre et du poème, les marques de l'œuvre de l'oralité telle que nous avons essayé de la circonscrire dans les propos précédents. Cette tentative visera aussi à mettre en place les éléments constitutifs d'une poétique de l'oralité, chez Khaïr-Eddine. 

 

              Or, cette inscription de l'oralité dans l'écriture conduit vers une esthétique scripturale et littéraire que la troisième partie de cette recherche s'efforcera de mettre en lumière. Il nous semble que cette expérience scripturale interpelle autant par sa démarche esthétique que par son écart et/ou proximité avec la société et la culture, espace réel et symbolique qu'elle circonscrit, interroge, subvertit, contraint à s'ouvrir sur l'ailleurs, le soumettant enfin à l'épreuve de ses propres contradictions et le livrant à ses conflits intérieurs.

 

              Si le lieu de ce curieux dialogue est le Maghreb et à l'intérieur de celui-ci le monde berbère, nul doute qu'au-delà du spécifique et à travers lui, c'est l'universel que l'œuvre cherche à atteindre. Réceptive à ce dialogue et à cette quête, cette autre quête que constitue la recherche littéraire, voudrait interroger ici la conception esthétique mise en scène et en œuvre par Khaïr-Eddine, à travers laquelle il dit son rapport aux choses et formule sa conception du monde et de l'être.

 

              Opérant au cœur du langage, celui des mots, du corps, de la mémoire et de l'imaginaire, cette investigation tente de comprendre à travers le projet littéraire de Khaïr-Eddine, la genèse des formes esthétiques que déploie l'écriture, dans la mesure où celle-ci porte en elle les traces et les inscriptions du processus qui l'a produite.    

 

 

 

 

            

              Les stratégies scripturales occuperont la première phase d'une tentative qui cherche à mettre en évidence les relations existant entre cette écriture et l'univers de l'oralité. Interrogeant ces stratégies au niveau de l'œuvre, du texte et enfin de l'écriture, cette première étape doit conduire l'analyse vers ce qui semble constituer la force de cette parole singulière ainsi que la puissance de son esthétique scripturale dans « sa filiation inséparable du procès d'élaboration » de l'œuvre dans laquelle l'écrivain « s'expose »[104].

 

              Ainsi, amorcer ce parcours en commençant par cette dimension obéit au souci de partir de l'écriture elle-même, telle qu'elle s'envisage et se revendique. S'inscrivant dans la recherche de formes nouvelles, ces stratégies scripturales tentent de redéfinir l'œuvre, le texte et l'écriture elle-même, l'œuvre produisant sa propre réalité intérieure. 

 

              Il s'agira de saisir d'abord le caractère multiforme d'une œuvre créatrice de son contenu par sa forme même. Nous essayerons de dégager comment celle-ci se manifeste par sa vitalité, sa force et sa violence, signifiant par et en elle-même comme « invention du monde et de l'homme, invention constante et perpétuelle remise en question »[105].

 

               Par ailleurs, nous nous efforcerons de comprendre comment les stratégies scripturales adoptées obéissent au principe qui met l'accent sur le fonctionnement global du texte et la mise à nu du procès d'énonciation[106]. Les métamorphoses du texte auxquelles nous nous consacrerons ensuite montreront que le texte se soumet aux lois spécifiques de son fonctionnement, c'est-à-dire celles de tous les possibles.

 

              Enfin, les stratégies scripturales inscrivent aussi au centre de l'écriture un désir de transformation qu'accompagne une remise en question incessante. Ainsi, de l'œuvre protéiforme aux mouvements de l'écriture, en passant par les métamorphoses du texte, cette première partie de notre travail se propose de découvrir une écriture dont les préoccupations semblent s'orienter vers ce qui la fonde et en fait une parole spécifique.

 

              Aussi, rechercher ce qui se met en place dans l'écriture, à travers ses stratégies, constituera la préoccupation essentielle de cette première partie de notre travail. Que cachent l'aspect protéiforme de l'œuvre, les métamorphoses du texte et les mouvements de l'écriture ? Dans les convulsions et l'effacement de l'écriture par elle-même se joue sans doute la présence de quelque chose dont nous aurons à cœur de retrouver la trace.

 

 

 



[1] Légende et vie d'Agoun'chich . Paris : Seuil, 1984, p. 18.

[2] Rappelons ici que Khaïr-Eddine est mort à la suite d'un long

  combat contre un cancer de la mâchoire.

[3] L'expression apparaît aussi dans Moi, l'aigre . Paris : Seuil,

  1970, p. 28.

[4] Londres : Ed. Siècles à Mains, 1964.

[5] Comme Malraux, Sartre, Beckett, Senghor, Césaire, Damas.

                   [6] Aux Editions du Seuil. 

                   [7] « Le retour au Maroc »  in Ruptures. N°2. Casablanca, sept-oct.

                     1981, p. 13.   

                   [8] « Le retour au Maroc » . ibid.

[9] Qu'il dépose aux Editions Arcantère pour une publication qui

   était prévue pour septembre 1990 mais que nous attendons

   toujours. 

[10] « Voyage au bout des banlieues de Paris »  in Jeune Afrique ,

    n° 1554. Du 10 au 16 oct. 1990, p. 62-65.

[11] Esprit , n°169. Févr. 1991, p. 121-125.

[12] Casablanca : Arrabeta, « coll. Silhouettes » , janv. 1995. Il

   s'agit d'un livre d'art dans lequel l'écrivain porte un regard

   personnel sur l'œuvre  picturale d'un ami peintre.

[13] Inédits jusqu'à présent.

                  [14] Esprit, janv-févr. 1996, p. 28-35.

[15] Jean DEJEUX. Littérature maghrébine de langue française . 

    Sherbrooke : Ed. Naaman, 1980 (3ème édition) , p. 411.

[16] Jean DEJEUX. ibid. p. 413.

[17] Jean DEJEUX. ibid. p. 405-427.

[18] Jean DEJEUX. ibid. p. 405-406.

[19] Jamal Eddine BEN CHEIKH. « Ecriture et idéologie » , in : Les Temps modernes : « Du Maghreb »  , n° 375 bis. Oct. 1977, p. 374.

[20] Que le critique semble rechercher vainement. 

[21] N° 13-14. Rabat, 1er et 2ème trimestres 1969, p. 36.

[22] Abderrahman TENKOUL. « Souffles  : de la critique à la

   modernité » , in : Ecritures maghrébines, lectures croisées.

   Casablanca : Afrique-Orient, 1991, p. 81-88.

[23] Que nous citons dans notre bibliographie.

[24] Le lecteur trouvera en bibliographie les références de ces travaux multiples, particulièrement nombreux et croissants depuis les années 80.

[25] Paris : L'Harmattan, 1981.

[26] Marc GONTARD. ibid. p. 54-63.

[27] Marc GONTARD. ibid. p. 62-63.

[28] Polysémie et béances des dires dans le roman maghrébin de

   langue française à partir de 1967 . Th. Et. Université Paris 13,

   1988.

[29]  Abderraman TENKOUL. La littérature marocaine d'écriture

   française : réception critique et système scriptural. Th. Et.

   Université Paris 13, 1994, p. 591.

[30] Poétique maghrébine et intertextualité dans les oeuvres de

   Kateb, Boudjedra, Khatibi et Khaïr-Eddine . Th. Et. Université

   Paris 13, 1990.

[31] Habib SALHA. ibid. p. 242.

[32] Habib SALHA. ibid. p. 265.

[33] Qui figurent dans la bibliographie.

                   [34] Imagination de l’espace et création romanesque

                     dans l’œuvre de Mohammed Khaïr-Eddine. DNR.

                     Université Bordeaux 3, 1993.

                   [35] Culture et traditions berbères dans les romans de

                      Mohammed Khaïr-Eddine . DNR. Paris 7, 1994.

[36] Auquel notre travail accorde une place d'importance.

[37] Notamment dans les propos introductifs de Légende et vie

  d'Agoun'chich.

[38] Jean DÉJEUX. op. cit. p. 418.

[39] « La force de la parole  est un fait de tradition orale tandis

    que les sociétés de tradition écrite connaissent plutôt la force

  du texte . »  Jean CALVET. La tradition orale . Paris : P. U. F. ,

  « Que sais-je ? » , 1984, p. 114.

[40] Claude HAGEGE. L'homme de paroles . Paris : Fayard, 1985, p.83.

[41] Jean CALVET. op. cit. p. 43.

[42] Jean CALVET. ibid. p. 51.

[43] Jean CALVET. ibid. p. 95.

[44] Paul ZUMTHOR. Introduction à la poésie orale . Paris : Seuil,

   1983, p. 101.

[45] Jean CALVET. op. cit. p. 26.

[46] Claude HAGEGE. op. cit. p. 92.

[47] Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 13.

[48] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 87.

[49] Ceux auxquels nous avons fait référence jusqu'à présent et

    que le lecteur voudra bien trouver dans la partie de notre

    bibliographie consacrée à l'oralité.

[50] Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 33 et Claude HAGEGE. op. cit. p. 84.

[51] Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 12.

[52] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 11.

[53] Claude HAGEGE. op. cit. p. 84.

[54] Claude HAGEGE la met en rapport avec la latéralisation qui

    spécifie l'espèce humaine. op. cit. p. 85.

[55] Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 40-41.

[56] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 32.

[57] Paul ZUMTHOR. ibid.

[58] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 149.

[59] Paul ZUMTHOR. ibid.

[60] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 126.

[61] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 56.

[62] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 140.

[63] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 12.

[64] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 196.

[65] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 55.

[66] Structures anthropologiques de l'imaginaire . Paris : Bordas,

   1969.

[67] Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 206.

[68] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 45.

[69] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 46.

[70] Tradition orale et identité culturelle. Paris : C. N. R. S. , 1980.

[71] Tradition orale et identité culturelle . ibid. p. 31.

[72] Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 49.

[73] Paul ZUMTHOR. ibid.

[74] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 53.

[75] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 55.

[76] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 54.

[77] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 105.

[78] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 109.

[79] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 115.

[80] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 86.

[81] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 89.

[82] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 72.

[83] Tel est le cas du tifinagh , vieil alphabet berbère à propos

   duquel Jean CALVET note que « L'existence parallèle d'un

   alphabet ne doit pas nous faire croire que nous sommes ici

   hors de l'oralité (. . . ). » in La tradition orale. op. cit. p. 63.

[84] Jean CALVET. ibid. p. 74.

[85] Claude HAGEGE. op. cit. p. 72.

[86] Claude HAGEGE. ibid. p. 93.

[87] Jacques DERRIDA. De la grammatologie. Paris, Ed. de Minuit,

    1967.

[88] Pierre VAN DEN HEUVEL. Parole, Mot, Silence . Paris : Corti,

    1985, p. 15-47.

[89] Julia KRIESTEVA. Le texte du roman. Approche sémiologique

   d’une structure discursive transformationnelle . Paris :

   Mouton, 1970, p. 52.

[90] Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 38.

[91] Tel est le sens que Julia KRIESTEVA donne à l'intertextualité

    qu'elle voit comme une forme de dialogisme : « un dialogue

     intertextuel » in Semeiotikè. Paris : Seuil, 1969.

[92] Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 164.

[93] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 38.

[94] Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 48.

[95] Pierre VAN DEN HEUVEL. ibid.

[96] Pierre VAN DEN HEUVEL. ibid.

[97] Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 50.

[98] Didier ANZIEU. Le corps de l'œuvre. Paris : Gallimard, 1981, p.

     10-11.

[99] Le tifinagh que nombre d'intellectuels berbères tentent de

     restaurer aujourd'hui.

[100] Abdelkabir KHATIBI. Maghreb pluriel . Paris/Rabat :

     Denoël/SMER, 1983, p. 191-1992.

[101] Claude HAGEGE. op. cit. p. 94.

[102] Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 115.

[103] Pierre VAN DEN HEUVEL. ibid. p. 43.

[104]Jacques HASSOUN. Fragments de langue maternelle : esquisse d'un

    lieu . Paris : Payot, 1979, p. 9.

[105] Alain ROBBE-GRILLET.Pour un nouveau roman . Paris : Ed. de Minuit,

     coll. « Critique » , 1963, p. 138.

[106] Françoise VAN ROSSUM-GUYON. Conclusion et perspectives, Nouveau

    roman : hier, aujourd'hui . Paris : UGE, « 10/18 » , 1972, p. 402-403.