(Zohra MEZGUELDI :

Oralité et stratégies scripturales dans l’œuvre de Mohammed Khaïr-Eddine.

Thèse de Doctorat d’Etat, Université Lumière-Lyon 2, janvier 2001

Sous la direction de : Charles BONN (Université Lyon2) & Marc GONTARD (Université Rennes2))

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Résumé de la thèse

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Chapitre I : Le corps des mots et les mots du corps.

 

 

              Cette partie voudrait développer une meilleure compréhension de l’œuvre de l’oralité dans l’écriture de Khaïr-Eddine par une traversée de la corporéité qui se veut aussi approche de l’intériorité et de l’intimité de l’expérience scripturale.

 

              Dans la production littéraire qui nous occupe ici, le corps est au centre d'une problématique du Dire, quand il n'est pas lui-même corpus à déchiffrer. Il s'agira pour nous de montrer que ce corps, « d'abord un corps textuel soumis à la suprématie du verbe » [1] , socialement et culturellement, est à son tour exalté, malmené mais en tout cas émergent dans et par l'écriture dans laquelle il surgit comme élément de trouble, de désordre, sans doute aussi de transgression.

 

              Notre tentative cherche aussi à mettre en évidence, à partir de l’étude du langage entreprise jusqu’ici et à travers lui, « certaines relations généalogiques entre les mots, le sentir et la chair » [2] . L’expérience scripturale n’est-elle pas aussi expérience intime de et dans la chair ?

 

              Écrire le corps ne revient-il pas alors à l’engager totalement dans l'acte scriptural et à le faire participer à la génération du texte ? Mais ceci ne va pas sans contribuer à une construction du corps dans l'écriture ou du moins à une image corporelle singulière et présente dans le champ scriptural. Cet investissement de l'écriture par le corps contraint à s'interroger aussi sur le trajet qu’elle effectue dans son désir tendu vers celui-ci.

 

              Apparaît alors ce jeu entre oralité et scripturalité dans lequel intervient très fortement le corps à travers la vocalité. Le corps à corps avec les mots ne fait-il pas entendre cette « voix  » dont l'absence, peut-être même l'impossibilité, donne autant de valeur à la parole telle qu'elle se manifeste dans l'écriture, comme le montrent les propos qui précèdent ?

 

              Ainsi, la parole qui émane du corps et se propage dans l'écriture devient alors fondatrice, l'écriture s'accomplissant en un acte où le cheminement de la création renvoie bien à un enracinement corporel. Interroger ce cheminement, c'est aussi tenter de percevoir le travail de l'écriture comme œuvre du corps .

 

              Entre le corps et l'écrit, qu’introduit l’oralité par rapport à l'avènement du texte, alors étape ou lieu de fixation et de blocage ?  Dans cette circulation enchevêtrée de sons et de sens, dans ces passages incertains du corps à la voix, de la voix au signe, intervient une fois de plus le rapport oralité-écriture. Comment dans cette épreuve hasardeuse qu'est le passage du corps au texte se joue le problème de la mise en forme ? Comment se pose alors la question du corps de l'œuvre ?

 

 

1) : Écrire le corps.

 

              Dans quelle mesure, la pratique scripturale de Khaïr-Eddine met-elle en avant le corps et sous quels aspects le désigne-t-elle comme partie prenante dans l'expérience de l'écriture ? Il s'agit de préciser ici l'émergence du corps au niveau du texte, sa participation à l'élaboration et à la génération de celui-ci comme passage obligé.

 

              Or, une telle pratique scripturale ne favorise-t-elle pas l’accès à une exploration plus subtile des formes du sentir corporel, montrant le rôle joué par les mots, les images, l’imaginaire comme expérience vécue d’un sentir intériorisé ? Comment l’écriture se fait-elle le lieu où le corps cherche à se raconter « par des mots qui étayent et élargissent le sentir initial tout en contribuant à un enrichissement de ses propres plis charnels » [3] ?

 

              Répondre à ces interrogations, c’est aussi envisager non seulement le corps-sentir mais aussi le corps-dire et voir comment dans l’écriture, le corps est production des mots eux-mêmes. Nos cheminements dans l’œuvre de Khaïr-Eddine sur les traces du parcours obscur de la corporéité nourrie de mots, transfigurée dans les images fortes qui jaillissent des textes contribueront, nous l’espérons, à mieux percevoir la complexité de la problématique de l’oralité dans la perspective envisagée par ce travail.  

 

               Celui-ci dégageait chez Khaïr-Eddine une écriture erratique, mettant en lumière l'errance scripturaire dans et par laquelle le poète se conçoit et inscrit sa « prose de l’exil »  (Soleil arachnide, p. 31) trempée dans « le lait amer des pérégrinations » (Soleil arachnide, p. 34) et « les vins forts de l’errance » (Légende et vie d’Agoun’chich, p. 21) , néanmoins portée par cette « terre sous ma langue » (Soleil arachnide, p. 34) . L'écriture se déploie en un mouvement continuel, dessinant ce déplacement incessant du corps, notamment dans le parcours d'espace, dans le voyage, l'errance et la quête que figure l'œuvre.

 

              L'espace et l'itinéraire dans l'écriture confirment l'irruption du corps dans le champ scriptural, rejoignant ainsi le travail même de l'oralité en mouvement dans la tradition orale dont le principe est justement la parole de l'errance et de la transmission, le « bouche à oreille » supposant à la fois un déplacement dans l’espace et le temps et une inscription physique de la parole par le corps, parfois exprimée d’une façon douloureuse, comme dans le poème « Nausée noire »[4] :  « (. . . ) nous rampons unanimes vers l’arbre qui vacille/pour recevoir la der-/nière goutte de ton sang noir/et donner au futur le fruit le plus/étrange/qui parle dans la bouche/de milliers d’innocents morts dans/notre sang noir (. . . ) un sang noir/qui fut lait » (Soleil arachnide, p. 87) . Il y a là un trajet corporel de la parole en une sorte de chaîne qui constitue la mémoire du corps par laquelle « syllabe par syllabe je construit mon nom (. . . ) on m’attend ailleurs/mais je préfère circuler seul/ainsi je m’incorpore à ma saignante multitude (. . .) je préfère alunir sur une terre qui sache dire mon nom/primitif » (Soleil arachnide, p. 87-88) .  

 

              C'est dans cette dynamique qu'il faut saisir l'écriture du corps chez Khaïr-Eddine, notamment dans son rapport avec la thématique de l'errance dont nous avons montré les contrecoups sur les procédés d'écriture. En effet, le « corps agitateur » (Résurrection des fleurs sauvages, p. 83) est toujours exilé, chez Khaïr-Eddine, rarement intégré, en errance perpétuelle, que ce soit le corps de « je » ou celui de la langue, ou encore celui du corpus textuel : « (. . . ) Mon sang est cet étrange passant » , lit-on dans Résurrection des fleurs sauvages (p. 88-89) .

 

              De la notion de mouvement et de déplacement continuels s'instaure l'alliance entre l'écriture et le corps. La limite entre le corps et le corpus devient alors insaisissable, le texte se faisant corps et le corps étant travaillé par l'écriture : « (. . . ) criblé/blessé (. . . ) ouvert sur un désordre (. . . ) il saigne/mais voici que la chambre ne suffit plus/le poète c’est toi/toi qui te nourris de la nostalgie/du futur » (Soleil arachnide, p. 90) .  

 

              La mise en écriture du corps, dans sa valorisation ou sa dévalorisation montre que la parole fonctionne à la fois comme expression du corps et parole sur le corps se déployant en « phrase artérielle » (Soleil arachnide, p. 94) qui   « patrouille dans toutes les écritures (. . . ) et passera dans le sang du futur, si tant est que le langage en révolte perpétuelle contre soi-même et contre ceux qui s’en sont servis comme d’un burin se recorrige et se fomente à nouveau, toujours insidieux » (Le déterreur, p. 56) .

 

              Aussi, le désordre constaté du texte introduit le bouleversement corrélatif du corps qui sera très fortement mis à l’épreuve en prenant part à l'activité scripturale : « un poème parfois me vient comme une pierre » (Soleil arachnide, p. 89) . ) , « délivre mon corps de ce corps !  » , tel est le cri lancé dans Résurrection des fleurs  sauvages (p. 88-89) tandis que Soleil arachnide  dévoile « le poète c’est toi qui te perds/en même temps que tout le sang du monde » (p. 90) .

 

              Intervenant comme signifiant dans la création, le corps s'impose comme langage auquel se rattache la parole d'écriture et détermine sans doute « la fonction organique des mots » (Moi l’aigre , p. 29) . Le corps-texte est projection d'une image morcelée du corps. Le corps des mots expose alors le corps pris dans les mots et révèle le corps à corps avec les mots « un mot, c'est un piège qui vous attrape et ne vous lâche plus » , proclame le narrateur dans Agadir  (p. 18) , tandis que le déterreur se débat avec un corps vécu comme « une perpétuelle dépossession » (p. 59) .

 

              Le corps est inévitablement sous le coup de la violence des mots qui donne à l'écriture de Khaïr-Eddine toute son énergie singulière : « ma poitrine est une caisse d’armes mal fermée (. . . ) je suis scellé de détonations/et de soufrières éboulées sur les tympans des vagues (. . . ) je porte hurlant/noir de rutilances et planté de ciel faste (. . . ) mes cheveux déterrent la catastrophe » (Soleil arachnide , p. 24-73).

 

              Exprimée par l'écriture, cette énergie passe dans la force sismique de l'écriture et l'exaltation du corps, elle valorise le corp(u)s dans la dimension orale que nous avons perçue jusque là : la parole générée par le propre désordre du corps et traduisant sans doute l'impossible accomplissement d'une pensée errante, probablement en lien avec ce propos d’Une vie, un rêve, un peuple toujours errants : « Ce village qui était sien et qui ne l’est plus que dans sa mémoire qui toutes les nuits bifurque, réintègre ce sol qu’il n’a plus visité depuis longtemps, cette terre inerte dans son corps et que son sang réapprend dans la cécité, les calamités, les pollutions et les haines du monde diurne. . . Lui rêvant, pour une fois revenu dans son bled. . . dans son petit pays. . . qu’il ne peut même pas voir. . . debout parmi les ronces que sa vaste imagination et son cœur cassé dépecé par eux ouvre aux aigles qui déplient ses nerfs, ses yeux (. . . ) » (p. 19) . 

 

              De là, une image du corps démantelé et éclaté en un véritable puzzle. À travers celle-ci, le monde intérieur de celui qui écrit semble fragmenté à l'image de son texte, de sa parole et de son propos, notamment dans sa dimension identitaire, s'exposant en tant qu'objet-fragment et totalité à la fois.

 

              L'éclatement et la polymorphie de l'espace scriptural qui se construit lui-même à partir d'une multitude d'espaces projettent une image du corps éclatée à son tour   : « C’est la ville qui rebondit, nue. Les acteurs sont inutiles. Le théâtre est impossible. Les pierres bougeront leurs épaules. Parleront. Apostropheront une fois encore la catastrophe. C’est d’elle qu’il sera toujours question. Les vieux murs ne sont pas plus debout que moi.  » (Agadir , p. 36) . Ce texte montre comment l'écriture du chaos joue de l'opposition des codes du langage, confronte le froid réalisme du langage administratif (p.10-13) dont la typographie en italiques souligne l'absurdité terrifiante face à la catastrophe, à cette réalité cauchemardesque de la ville anéantie et que le narrateur cherche à maîtriser par des directives.

 

              Cette réalité qui s'impose au narrateur est rendue par un langage où dominent et s'accumulent les termes du « sentir » : « je sens, présence souterraine, cadavre de ville, odeur inquiétante, exhalaisons, décomposition, relents d'égouts, odeur de la rade, puant, hyperodeur » (Agadir , p. 13-14). L'écriture rend compte et joue de la polysémie du corps, par la gamme infinie de ses sensations et perceptions, mieux à même d'exprimer l'inépuisable complexité de l'être et du monde.

 

              Produit par le grouillement sémantique du sens à la fois physique et langagier, l'effet d'accumulation et d'hyperbolisation fait émerger la réalité du corps, celui de la ville-cadavre mais aussi celui du narrateur. Notons que ce dernier se confond avec celui de la ville : « Mais à force d'être là, je m'habitue à cet air nouveau je deviens inexplicablement aussi puant que l'atmosphère » (Agadir , p.14). Le langage du corps dans Agadir reste lié à l'expression de la peur et de l'angoisse de la mort. Il tente aussi de se faire manifestation de ce corps-chaos que révèle Nietzsche : « Je vous le dis : il faut encore porter en soi un chaos, pour être capable d’enfanter une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez en vous un chaos »[5] .

 

              L'opposition relevée entre le langage bureaucratique qui nie la réalité du corps et le langage du narrateur, celui du corps, alors parole sensorielle, est ici fondamentale quant à la teneur du verbe que l'écriture rature et celui qu'elle privilégie tout au long du récit jouant constamment sur et de cette opposition.

 

              Caractérisée par l'éclatement de ses structures, par ses tensions, ses crises et son désordre narratif, l'écriture de Khaïr-Eddine se révèle dans sa dimension physique et ses aspects corporels. Elle s'origine dans la mémoire du corps. C'est à cela que se livre Histoire d'un bon dieu, dans un projet qui devient élaboration d'un être de langage en un acte scriptural et poétique qui pose la question du corps-texte. Suivant un mouvement qui, ici encore, comme dans Agadir et Corps négatif, privilégie la verticalité à l'horizontalité, l'écriture se loge dans un corp(u)s que ce propos du « Bon Dieu » tend à figurer : « tout s'était légèrement recroquevillé à l'intérieur de la chair des sens et des pensées, confusément.  » (p.94) .

 

              L'intériorité évoquée ne manquera pas de rappeler le lieu souterrain dans lequel prend place le récit d'Agadir et laisse entrevoir l'écriture comme parcours d'un espace inconnu, d'un infra monde, envers de celui qui est familier et d'où tout repère s'est effacé. L'écriture de la verticalité et des profondeurs amorcée dans Agadir se prolonge dans ce voyage au bout de la nuit : « J'avais dormi toute la nuit. C'était déjà un prélude à la fuite, sinon elle-même. » (Corps négatif, p.10) que figure l'œuvre entière ; voyage qui conduit « je » vers un espace/temps à retrouver, à affronter et à expurger comme corps négatif. C'est une entreprise périlleuse que l'écriture va prendre en charge, en rendant compte de toutes les difficultés qu'elle suppose.

 

              Cette difficile et douloureuse élaboration bute sur l'identité qui s'exprime à travers l'écriture du sang, lequel inonde des pages consacrées à la mort (Agadir, p. 102-110), sang du meurtre : le parricide, l'infanticide et le suicide hypothétique du père (Agadir , p. 98-99), sang écoulé, transmis, refusé, renié à travers la loi du sang familial (Agadir , p. 116) . Ceci oriente toute l'écriture-saignée par laquelle le narrateur exorcise le mauvais sang et les angoisses et étale sa difficulté d'être qui finit par déteindre sur l'identité même du texte où l’écriture est « une fugue de sang dans les commissures des /bouquins » (Soleil arachnide , p. 110) .

 

              S’amorce ainsi une écriture du corps entre surface et profondeur où se décryptent le sentir et le dire du corps à partir d’une médiation où le langage tient la meilleure part. Celui-ci plonge dans le site inédit, site intérieur d’un corps-être qui advient à travers plissements, déplis, replis de la chair et des mots : « L’homme est un être incarné dans les formes qui participent de sa subjectivité transfusée dans les mots et dans les interactions dialogiques de l’agir dans l’intersubjectivité. »[6]. 

 

              Écrire le corps, c’est alors naître dans l’être du langage, pénétrer dans une intériorité où les déchirures de la chair et celles des mots sont constitutives d’une même élaboration, d’une incarnation identique ayant sans doute un lien avec la mise en forme dont il a tant été question jusqu’ici. Ceci nous place aussi dans une situation de lecteur-récepteur où « Lire c’est remonter jusqu’au centre de la personne vivante » [7] .

 

               « Ce sang que je brasse/cette passe/qu’est-ce sinon la rampe en astre/de toute chair tirée à blanc/une grimace/et les sanctuaires des chantres de Barbarie (. . . ) car les vents me poussent en sable et pierres/contre mes yeux/me mettent sous latérites/coupé des troncs immobiles d’hommes/ils marchent en moi depuis moi-même/or me voilà/je plonge encore dans mon visage/il y a/une vitre qui m’inverse/ce sang que je brasse/cette passe. » (Ce Maroc , p. 16-17) . Cet extrait du poème « Passe » explore, nous semble-t-il, quelque chose qui traverse l’écriture de Khaïr-Eddine mêlant « les feuillets du langage » [8] et les plis et les replis de la chair dans une tentative d’élaboration du corps/corpus en tant qu’œuvre :  « toute littérature est une INCARNATION, et, en littérature, aucune incarnation ne peut se produire autrement qu’à travers la CHAIR VIVANTE DES MOTS. » [9] .

 

              Par « la phrase inédite » (Soleil arachnide, p. 99) ,  nous sommes ainsi dans une dynamique qui conduit l'écriture vers la chair en une parole « du corps tué par le rythme fugitif du poème » (Histoire d'un bon dieu , p. 175) , parole du « corps ébréché », du « corps étiolé » , du « corps tué » (p. 175) . L'oppression du corps s’énonce alors en fragments poétiques s'inscrivant dans le mouvement du texte comme discours contestataire : « je rejette/l’emphase pétillant d’or et de vipères/pour une fièvre/noire comme la pointe d’un sein » proclame le poème « REJET » dans Ce Maroc , (p. 21) - retenons que le corps est un élément important dans cette contestation - exhibant le corps comme donnée fondamentale de cette parole rebelle qui « troque mes rages/contre la belle bouche bée sur le trottoir de/l'émeute » (Histoire d'un bon dieu, p.177) .

 

              Si dans le passage à l'écriture, s’opère sans doute « le dessaisissement du sujet en son propre langage d'existence »[10], notons que demeure chez Khaïr-Eddine un lien étroit entre la problématique du « je » dans le texte et celle de l'identité avec le corps morcelé. De ce point de vue, l'éclatement pronominal tient alors de l'autodestruction certainement liée à la destructuration symbolique et culturelle que nous évoquions déjà auparavant. Aussi, faudrait-il sans doute envisager la présence du corps impossible placé au cœur de la problématique de la langue, de l’identité et de l’étrangeté à la fois physique et identitaire : « Mon sang est cet étrange passant. . . /vaisseau bien cargué, voile déchirée/dans la nuit vétuste des vents/ (. . . ) /délivre mon corps de ce corps ! /délivre-moi/des souvenirs ! » (Résurrection des fleurs sauvages , p. 88-89) .

 

              En effet, le corps impossible reste en étroite relation avec la langue inédite et impossible elle-même et le texte insaisissable. Cette écriture du corps travaille contre toute notion de pureté totalitaire celle de la race comme celle de la langue, contre le droit du sang, contre l'intégralité et l'intégrité, c’est pourquoi elle n’est qu’éclatement, enfin contre le dogme que celui-ci concerne le religieux ou les normes littéraires et esthétiques.

 

              Aussi, le corps ne se conçoit-il que dans la métamorphose permanente comme autant de façons de changer de peau. De ce fait, le corps semble se présenter comme totalité ouverte présente, notamment dans la poésie, que le jeu des métamorphoses exhibe : « Car je relève la tête et j’arme/un sang neuf, bien cargué, voile au vent. » (Résurrection des fleurs sauvages , p. 89) . Qu’elle soit réification, bestialisation et cadavérisation, la métamorphose du corps dans l’écriture de Khaïr-Eddine correspond non seulement à cette autre façon de dire le corpsmais renvoie aussi au dire et ne pas dire analysé plus haut.

 

              Ainsi, le projet scriptural de Histoire d'un Bon Dieu  se dessine-t-il comme « ce chemin (qui) ne mène qu'à la nudité » (p. 187) à la fois descente aux enfers et plongée en soi. Tel est l'aboutissement du récit qui invite, toutefois, à une écoute du bruit de l'être. Le parcours entrepris par l'écriture, à coup de déconstructions, de heurts, de dérives, de fragmentations et d'éclatements multipliés du corps textuel dévoile autant de morcellements de l'être en chute, annoncés dès l'ouverture du récit, à travers la déchéance de la figure et du mythe.

 

              S’affiche ainsi l’écriture de la mutilation, de la fracture, de la dépravation, de la torture, de la meurtrissure. Une vie, un rêve, un peuple toujours errants ou encore Le déterreur  illustrent à travers la déformation et la monstruosité du corps une forme provocatrice d’écriture corporelle de l’inachevé.

 

              Cette indécence de l'inachevé qui marque l’écriture du corps dans l’œuvre de Khaïr-Eddine l’inscrit dans ce propos : « en gestation est œuvre impudente » [11] . Or, ceci rejoint une certaine forme d'infiguration qui vise sans doute à représenter l'homme dans sa précarité, l’identité dans ses incertitudes, tout en posant, chez Khaïr-Eddine la question de trouver l'inachèvement au fond de soi-même.    

 

              L’écriture de la déformation du corps tronqué, hybride, reflète à travers l'inachèvement les troubles profonds de l'image du corps. Elle donne aussi à voir la fragmentation du dedans dont les nombreux points de suspension que nous avons relevés plus haut, figurent sans doute la forme scripturale de l’inachevé exprimé.  

 

              C’est souvent dans cette écriture viscérale et près du corps que peut se lire le dedans par le dehors, que les images du corps figurent le geste de l’écriture dans sa tentative d’exprimer des significations relatives au manque, au vide, à la béance. Ce qui tend à advenir dans l’écriture, n’est-ce pas l’entrelacement dans une déchirure fertile du corps et des mots ? Celle-ci révèle aussi un questionnement sur l’appropriation/désappropriation du corps et du langage par « manque de présence de l’autre dans son « tout »  »[12] . Cette problématique nous semble ici contenue dans les derniers mots du recueil poétique Ce Maroc : « Sous l’olivier, la mort invente tes sourires, le printemps passe, l’été vient, le ciel se noie dans le khôl ardent des veuves. Sépulcre ! ouvre les portes interdites du sang !  » (p.78) .

             

              C’est pourquoi le dire et ne pas dire de l’écriture qui figure en soi la déchirure évoquée en une dialogie liée au désir de l’Autre, contradiction dans laquelle se place la parole, renferme l’énigme du corps comme désir et parole. Dans Une odeur de mantèque (p. 117) , tout en déclarant son refus d’« éructer » des maux/mots qui le minent, le rendent malade, le « je » ne les expulse pas moins en dehors de lui. L'écriture s'assimile à une expulsion, hors du corps, de ce qui le travaille intérieurement pour en faire un corps raconté, senti, imaginé, engendré par les mots eux-mêmes.

 

             L'implication et la mise en péril du corps et de soi dans l'acte scriptural se lisent dans cette scène (Une odeur de mantèque , p. 117-118)[13] où « il » tente de sortir « hors d'un monde » qui semble plus que jamais être en lui :  « non, il est en moi » (p. 119) , « persistant à grimper une muraille » mouvante, hostile, menaçant de le « précipiter sur ces dards qui tapissaient son rêve » (p. 118) , le renvoyant à sa prison intérieure. C'est la raison pour laquelle il s'accroche à « sa parole (qui) peut-être la seule maille réelle par où je m'introduirai avec dans mes bagages cette âme et ce nerf pourri que mon œil et mon sang transformeront en vies parcellaires. » (p. 118) . Écrire le corps, c’est ainsi monter à l’assaut du corps-forteresse, faire l’inventaire du lieu du corps, ce qui implique des explorations multiples et diversifiées mais aussi des actes divers qui n’en sont pas moins pour l’essentiel acte d’appropriation de ce corps, situé au centre de nombreux enjeux.

 

              C'est par l'écriture du corps que passe en premier lieu la désacralisation. Le déterreur montre que si le mot sur le corps est bestialisation et réification donc violence faite au corps, ce mot semble traduire la répression qu'il subit, par un phénomène d'agression retournée. Si la parole sur le corps en exprime l'enfermement – ainsi du symbolisme du puits et de la tour/prison dans Le déterreur - c'est-à-dire, le corps tel qu'il est vécu socialement sous le poids de la morale oppressive - cette même parole qui le métamorphose par réaction à la claustration, en exalte la sexualité.

 

              La représentation du sexuel est rendue d'autant plus provocante qu'elle a recours à la bestialisation, avilissant ainsi le corporel et le sexuel. Ces deux éléments remplissent une fonction subversive. En effet, tous les agents de pouvoir qui sont l'objet de la satire virulente du narrateur le sont à travers le corps très fortement sexualisé. Citons comme exemple, ces propos volontairement injurieux et licencieux sur Dieu, « sa femme gisant sur une couche de poils de chameau et se faisant posséder par le Bon Dieu soi-même (. . . ) était putasse mais comme toute putasse elle ne pouvait qu'intéresser au plus haut point le créateur des choses et du néant.  » (Le déterreur, p. 67) . Ainsi, le corps, socialement et moralement voilé, censuré, est utilisé comme instrument subversif en même temps qu'il profane l'écriture.

 

              Dans Le déterreur, la mise en écriture du corps, aussi valorisation du sexuel - la première expérience sexuelle est assez longuement décrite, sa représentation, associée à l'évocation d'une cérémonie mortuaire, montre, si besoin en était, l'utilisation subversive de la sexualité dans l'écriture - est constitutive de la parole sur soi, autre objet de transgression.

 

             Décrit comme un viol, l'acte sexuel se trouve associé dans la même scène à la mort des grands-parents et à la mise à mort d'un rat poursuivi par un chat. La mort apparaît ici comme une castration : « (. . . ) grand-père et grand-mère (. . . ) tous deux asexués pour toujours (. . . )  » (p. 27) . Le sexuel est à la fois un exutoire contre la mort et un acte de bestialité.

 

              Dans Une odeur de mantèque , le récit des perversions dévoile une mémoire du corps dont l'écriture se sert pour exercer à son tour le pervertissement des formes convenues du discours (auto)biographique. Le « vieux  » se raconte sans fard et tire même un plaisir extrême de son récit subversif, puisqu'il transforme en acte narratif ses actions de déviance plaçant le trivial au niveau de l'esthétique. La déviance et la perversion sexuelles sont ainsi transformées en acte scriptural subversif.

 

              Notons aussi que les scènes de transgression sexuelle participent d'une même écriture de l'excès, à l'instar des scènes de violence qui miment la marginalité du personnage bandit, tueur et réfractaire social. Personnage excessif, déviant et lubrique, le « vieux » concupiscent se représente comme fondamentalement en rupture. C'est cette dissidence et ce côté transgressif qui le déterminent tout en étant des éléments de survie pour lui. Telles semblent être aussi les caractéristiques de son récit, de la parole qui le porte et de l'écriture qui leur donne forme.

 

              Marrakech constitue le point de départ d'une dérive scatologique et pornographique dans laquelle le dérèglement des sens et les perversions sexuelles s'inscrivent dans l'espace : « les rues sordides et criardes dégoulinant de sperme invisible, de vrai stupre et pourrissant au soleil du Sud comme pour infliger à Dieu un démenti excrémentiel. » (Une odeur de mantèque , p. 108) jusqu'à l'angoisse hallucinatoire : « Où que l'on porte ses pas, la terre vous engloutit comme un vagin touffu ou un anus d'adolescent dévoyé ! » (Une odeur de mantèque , p. 108-109) .

 

              Le champ scriptural lui-même est assailli par un dire libidineux qui jouit de la répétition et de l'accumulation d'un langage sexuellement chargé et générateur de fantasmes. Il est aussi notoire que l'écriture se dessine comme lieu de décharge de cette « hargne sexuelle des chasseurs » (Une odeur de mantèque , p. 110) dont le « vieux était le meneur » (Une odeur de mantèque , p. 110) . Par celle-ci, semble s’opérer un règlement de comptes non seulement avec le passé, la société, notamment celle du Sud[14] - expression d'amour et de violence faite au site identitaire – mais aussi avec la vie et la mort.

 

              Le sexuel fonctionne ici comme une conjuration de la mort présente dans l'image de l'engloutissement (p. 108-109) , déjà évoquée, et dans cette scène : « Seuls quelques vieillards et quelques jeunes idiots dégoulinant de morve s’incrustaient encore sur le sol ancestral comme des cancrelats. (. . . ) Les femmes se méfiaient des adolescents, seuls les vieux pouvaient parfois les sauter. Une de ces putes, remarquable par sa beauté, habitait près du torrent jouxtant le cimetière. (. . . ) Sa maison donnait sur le cimetière. Un petit torrent la séparait du cimetièremais que devait-elle donc entendre la nuit venant de ce cimetière où son mari venait d’être enterré ? Des milliers de pas striant le ciel sanglant du Sud ? Ou tout au moins la hargne sexuelle des chasseurs dont j’étais le meneur ?  » (Une odeur de mantèque , p. 110) .

 

              Déjà dans Le déterreur, la mort est vécue par le narrateur, enfant comme absence de sexe et de plaisir sexuel, elle représente une double castration de la parole et du sexe, objets d'une même censure aussi. Ici, comme très souvent dans l’œuvre, la co-présence du sexe et de la mort rappelle que l’écriture du corps chez Khaïr-Eddine a l’intérêt de faire apparaître l’importance des enjeux de vie et de mort engagés dans la création.

 

              En effet, en permettant une véritable résurrection[15] , le sexe féconde l’écriture sécrétion associant l’encre, le sperme, le lait et le sang pour se poser comme réponse à la mort, sans doute la seule : « (. . . ) lorsque l’absence nous baigne dans le lait des /stégomyies/ ici la bête/ sexes velus des rares astres qui noient mes tempes/quais noirs ta moelle gâtée tes mains nubiles/corps ébréché pourquoi ressac/ton sperme écrit/sous l’arbre vide jeté sur ton corps étiolé/(. . . ) corps tué par le rythme fugitif du poème (. . . ) » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 174) .

 

              Toutefois, cette écriture sexualisée n’est pas une fuite de la mort mais une confrontation avec celle-ci : « mort/ hyène volontaire/ c’est toi que je réclame/ proclame/ achève de déterrer mes doutes futiles (. . . ) mort/ hyène noire/ mais comment t’expulser (. . . ) tu ne surmonteras jamais l’homme/ mort/ hyène/ funeste/ je te vomirai toute » (Soleil arachnide , p. 93-94) .

 

              C’est pourquoi l’omniprésence de la mort que nous évoquions déjà précédemment intervient dans la mise en écriture du corps pour en exprimer une négativité exaltée par la description morbide de sa déchéance et de sa décomposition. Le corps devient alors l'objet d'une parole obscène qui se complaît dans la représentation exacerbée et provocante de la bestialité sexuelle : « Je suis si bas qu'il faudrait un autre théâtre pour me fixer, tenant la pétoire, balançant dans l'égout le préservatif gluant, giflant qui de droit, me talonnant moi-même comme un âne suppurant sur toute l'étendue du désert et jusque dans la cour d'un roi torve qui dégueule ses langoustes et sa majesté assassine. » (Le déterreur, p. 52) .

 

              Travaillée par la mort, l’écriture du corps se déploie souvent dans la fascination de la pourriture et de la violence vampirique : « Mes rats ne m'ont jamais donné autre chose que leur chair que je mange crue (ou) jusqu'à sa complète putréfaction, à partir de quoi j'en suce les asticots (. . . ) ennemis séculaires des bouffeurs de morts. » (Le déterreur, p. 55) .

 

              A travers l'obsession de la mort apparaît aussi celle du cadavre et du pourrissement : « Dieu et le procureur du roi veilleront, lorsque je serai fusillé, à mon enterrement. Je leur conseillerai de me jeter dans une fosse septique afin que des aliénés comme moi ne puisse me dévorer alors que mes fibres elles-mêmes auront déjà entamé leur processus anthropophagique. » (Le déterreur, p. 37) . Le déterreur  évoque d’une façon provocatrice ce qui revient souvent dans toute l’œuvre, l’image obsédante du corps en état de décomposition et de pourrissement, celle qui domine dans Agadir à travers le « cadavre de ville » , ou encore, celle qui poursuit Le déterreur , comme si le corps et la chair en errance, avaient du mal à s’installer à leur aise, à trouver leur lieu dans l’espace de l’œuvre.

 

              Ainsi écrire le corps, c’est faire apparaître cette errance qui se déroule dans le dynamisme, le mouvement mais aussi l’éclatement du champ scriptural autant que dans ses profondeurs obscures et dans ses déchirements les plus intimes. L’œuvre s’instaure alors comme champ ouvert concernant les feux croisés du corps et de l’esprit. Elle nous semble aussi se dessiner comme (con)quête du corps qui ne peut se concevoir que dans une lutte, essentiellement intérieure, par laquelle se fait entendre le discours du corps.

 

2) : Entre oralité et scripturalité : la voix intérieure.

 

               Ainsi, le corps vient à nous dans l’écriture à travers les mots qui parlent de ce corps, par lesquels il est « raconté » . Etre à l’écoute de cette « voix » du corps qui fuse ainsi dans l’écriture de Khaïr-Eddine, c’est considérer comment dans la recherche qui est la nôtre ici, la question de l’oralité se joue par rapport à cet élément important dans l’écriture du corps.

 

              En effet, la voix qui porte la parole constitue une sorte d’interface entre le dedans et le dehors du corps. Tentant de s’échapper dans les mots de l’écriture, elle véhicule à travers eux le sentir du corps, notamment de ce corps intérieur dont « L’invisible affleure en surface à partir d’une expression verbale (. . . ) en faisant appel à une expressivité elle-même créatrice  d’images, de sensations, de sens, de formes.  » [16] .

 

              Or, il nous semble que cela crée dans l’écriture un espace sonore dont les fonctions, à l’instar de celles du langage, s’organisent autour du corps. Voilà ce que nous voudrions vérifier en nous concentrant ici sur l’inscription dans l’écriture de cet espace sonore, vocal plus précisément, induisant cet entre-deux entre oralité et scripturalité d’où se dégage la voix intérieure.

 

               Notre lecture de l’œuvre n’a eu de cesse de pointer jusqu’ici le fait que la forme spécifique de l’écriture de Khaïr-Eddine est d’amener à la parole sa propre opacité, de faire entendre cette parole intérieure enfouie en pleine chair, cette sorte d’endophasie par laquelle s’expriment les forces et les pulsions qui agitent le corps. L’écriture est alors le lieu où se manifeste le lien entre le sensible et le sens, dans un même vécu, dans un va-et-vient subtil entre corps et code linguistique. 

 

              Dans ces passages à la fois structurants et destructurants – qui ne sont pas sans rapport avec la construction-déconstruction propres à l'écriture raturée d'avance - le corps, élément premier vient se condenser dans la secondarité du langage. Il nous semble que celui-ci laisse apparaître à son tour des composantes sensori-motrices et fantasmatiques sous-jacentes. Nous intéresse ici ce qui relève du registre de la voix.

 

              L'écriture de Khaïr-Eddine dégage une sensibilité esthétique qui recherche l'immédiateté de la voix tout en exprimant une sorte d'impossibilité, d'impuissance, inhérentes à ce langage sans voix qu'est l'écriture[17]. C'est peut-être ce que « l'écriture lacunaire »[18] , le manque graphique, expression du silence, de l'absence de parole, de la perte de voix, tente de faire passer ! Cette insuffisance du langage, à la fois vacuité, plénitude, inachevé, manque, discours du silence[19] et expression de la béance, n'est-elle pas désespoir-ravissement[20] qui préside à l'écriture ?

 

               La mise en écriture des valeurs poétiques de la voix engage une quête des valeurs perdues de celle-ci. Nous avons montré qu’il s'agit bien là d'une ré-oralisation du discours de l'écriture, situant le « texte » au lieu de concrétisation de la parole vive et revendiquant un langage en émergence, porté par « l'énergie de l'événement et du procès qui l'y produit »[21]. Nous avons vu comment la présence, constante dans l’œuvre, du théâtre et de la poésie appuie la tentative de réconciliation polyphonique de l'espace et du temps à travers celle de la parole vive et du mot écrit.

 

              De ce point de vue, la poésie de Khaïr-Eddine tire sa valeur expressive de ce qu'elle restitue et traduit du vécu corporel. La création poétique s'origine dans ce point de départ corporel, matière vivante même innommable et irreprésentable. Favorisant les moyens d'expression aussi proches que possibles du langage du corps, instaurant des rapports sensoriels et corporels avec les mots, l’écriture poétique se nourrit singulièrement de l'œuvre linguistique de la voix.

 

              Dans le poétique, où la forme l'emporte sur le contenu, l’œuvre de la voix s’appuie en particulier sur le rythme qui insuffle au poème sa force attractive. Michel de Certeau[22] décrit cette lente gestation poétique où le verbe reprend chair et où la chair se fait verbe dans ce double mouvement de vie qu'est toute création. Il parle de « maison du langage » et dégage un rythme poétique de répétition, situant le rythme au commencement de toute chose. Rappelons qu’au commencement de la vie, il y a le rythme, celui des battements du cœur et de la respiration.  Le rythme qui surgit dans Ce Maroc, faisant entendre la voix qui parle dans l’écriture, remodèle les phrases en incantation, introduit « la fonction incantatoire »[23] du langage.

 

              Ainsi, le poème « SUDIQUE » (p. 29-33) est entièrement construit sur un rythme de répétition, notamment de vers entiers tels que : « Sudique/que je crée par la pluie et les éboulis » ouvrant et fermant le poème (p. 29 et 33) et de   « Sudique attelée louve enragée à tes mamelles » (p. 29 et 30). Dans ce poème emblématique, les mêmes syllabes semblent comme murmurées à l'oreille et les mêmes insistances phonétiques miment les retours par lesquels la voix traduit une obsession qui apparaît bien être celle du lieu avec toute sa symbolique.

 

              Les sons forment ainsi une mémoire insolite qui va bien au-delà de la signification et se rattache sans doute à « la parole bouclée nouée » (p. 29) qui jaillit ici dans « le désir de la voix vive (qui) habite toute poésie » [24] : « Sudique (. . . ) piaffant gémissant (. . . ) Sudique épelant (. . . ) Sudique (. . . ) récitant (. . . ) » (Ce Maroc , p. 30-31) , réveillant du corps une dimension enfouie : « quand mon corps bée/entre des mains bleues » (p. 31) . Il y aurait ainsi recherche des valeurs de puissance de la voix et de sa liberté. L'obscurcissement du sens, l'opacification du discours, valorisé plus comme affirmation de puissance que comme langage, visent sans doute à retrouver les valeurs mythiques de la voix.

 

              L’aspiration de toute poésie « à se faire voix »[25], même dans l’écriture, qui en est paradoxalement lieu d’exil, se manifeste aussi par le recours aux contrastes typographiques, dans la taille, la disposition et l'espacement des caractères tendant à rejoindre la gestuelle vocale.

 

             Nous l’avons rencontré dans Agadir  lors d’un passage poétique transcrit en italique et reproduit à trois moments du récit (p. 21, 121 et 133) . A quelques pages de la fin du livre, le récit se cherche toujours une identité scripturaire, s'interroge sur le langage, passe d'un genre à l'autre, d'une typographie à une autre. La séquence (p. 121-126) réunit trois types typographiques pour figurer la nouvelle ville, lieu de tous les possibles, de toutes les expressions, de tous les langages (p. 124), d'où seules la linéarité et l'univocité seront « BANNIES  RAYEES D'UN TRAIT OPINIATRE » (p. 125).

 

             Le jeu typographique qui a pour effet de visualiser encore plus le texte, donne à la lettre une dimension vivante. Le corps textuel et typographique prend consistance, s'anime par les variations des caractères typographiques. Le jeu avec la langue et les lettres modèle le corpus textuel, lui donnant des formes, des pulsations, des vibrations. Notons, l'aspect boursouflé des grosses lettres d'imprimerie qui s'incrustent dans la page.

 

             Dans Histoire d’un bon dieu , se manifeste un phénomène de résorption, de dissolution : « Il avait mangé son œil et n'était plus qu'un mot versé au cœur des gravitations » (p. 132) . Cette double assimilation touche tout récit condamné à la disparition soudaine aussitôt né, se transformant en récit virtuel. Elle est relative à l'association établie entre des fragments de l'énoncé faisant tous saillies par leur typographie distinctive en grosses lettres d'imprimerie, véritable enflure du corps textuel, boursouflé dans laquelle sont confondus les mots suivants : « NUIT, LE ROMAN MALMENE, SON HISTOIRE, OEIL EN TRAVAIL , JE, MOI, JE MARCHE RESIGNE TOI. » (p.131-136) .

 

             Soleil arachnide joue sur la disposition typographique, notamment dans les poèmes « Barrage » (p. 75) et « Nausée noire » (p. 80) . Ce jeu typographique nous paraît se situer dans l’ordre des variations poétiques de la voix, instaurant une chaîne à la fois visuelle et phonique dont la principale caractéristique est de créer un rythme haché par lequel toute unité et toute complétude de sens sont définitivement brisées : « on apprête une hache pour mon langage »  (Soleil arachnide , p. 77) mais aussi de faire entendre cette « voix noire » (Soleil arachnide , p. 40) de « bête gémissante » (Soleil arachnide , p. 78)   pointant, criant une dislocation rythmique, phonique qui a pour effet une déstructuration, un brouillage du message poétique.

 

              Si tel semble être le but poursuivi par tout poète, chez Khaïr-Eddine , nous dirons que les éléments phoniques, la substance sonore contribuent essentiellement à faire entendre cette voix venue d’ailleurs qui a pour mission non seulement de transmettre un message mais aussi et surtout quelque chose de radicalement autre, qui est la poésie.

 

              Se dégageant du discours conventionnel, l'écrivain se réfère à l'éprouvé corporel dans l'ici et maintenant. C'est cette saisie qui prend corps dans l'œuvre littéraire. Le langage que l'œuvre utilise demeure lui aussi dans un rapport privilégié avec le sensoriel. C'est cet enracinement corporel qui fait la valeur littéraire d'un texte conjointement à son contenu sémantique[26].

 

              Tout devient polysémique, parce que le corps est polysémique par essence. Tout se met à résonner et à répondre en écho. Seul le corps de l'écriture dans sa littéralité peut nous introduire dans un monde intérieur qu'aucune description ne permettrait de rejoindre. L'écriture fait apparaître le caractère concret et sensoriel des mots, par la rythmique de la phrase poétique.

 

              Dans celle-ci, nous sommes à la fois dans le corps et la pensée ; la forme poétique rassemble et réunit les stratifications multiples dont l’être est fait. Mémorial, où le poème se fait voix multiple de l'être, revêt une dimension par laquelle l'œuvre propose une vision du poétique et par là de la littérature comme lieu de l'inter. En effet, la poésie célèbre ici le triomphe du mélange, force de l'imaginaire qui s'enrichit d'un infini éclatement et de la répétition des thèmes de l'inter-dit, « LE NON-DIT » (p. 57) prenant corps dans cet inter-dit même.

 

« fascinateur mémorisé et mémorable, chargé

d'amères servitudes, tu es l'ethnie réelle,

la police aux yeux d'ébène portant haut

le Zodiaque, les Ramas, les Mandalas

et le Césium. . .

 

Tu es Bombyx et Fil,

le Lévrier et la Gazelle,

ce Mouflon sur le Roc allégorique et glacé. . .

tu te souviens des meules hantées,

des hallebardes, des larmes

et des encres insurrectionnelles,

cataclysme galactique

suintant du vert-de-gris de la nuit somptueuse

où s'infléchit le poids de ta couronne, Ishtar. » 

Les dysphonies et les symphonies du monde sont ainsi rendues par le rythme du poème, par le foisonnement verbal et la richesse époustouflante du verbe. Parole de la turbulence , du désordre, du cataclysme, le poème est animé par les bruits et les fureurs du monde que traduit le langage dans ses dissonances, ses sonorités, ses désarticulations, son propre dynamitage et une rhétorique dominée par des figures suggérant les paroxysmes du monde.

 

              Langage de la pulsation, corps vivant, travaillé par les figures de la démesure et de la démultiplication, de l'amplification et de l'intensité, le poème restitue ainsi l'harmonie du monde à travers l'équilibre et la construction cohérente du verbe : « il riva le désert au désir de l'homme » (Mémorial, p. 20) , marquant ainsi la noblesse de l'action et la grandeur de la figure chantée ici, celle d'Alexandre.

 

              Ainsi dans les vibrations de la langue poétique est perceptible l’ensemble d’une intériorité, d’un centre à partir duquel Khaïr-Eddine crée sa poésie, englobant des forces qui, par le travail d’élaboration opéré sur les mots, deviennent cette voix dont on peut dire qu’elle prend place, chez Khaïr-Eddine dans un trajet poétique où « en ce sens ne sera retenu, à titre d'origine de la poéticité, non pas le sens, la culture en tant que lieu du sensmais la voix, la symbolicité de la voix venue d'avant, venue « avant » » [27]. Voilà qui rappelle la voix et l’oralité premières dans l'ordre des structures anthropologiques, précédant l’écriture[28] et situe le lieu matriciel de la voix, entre silence et bruits du monde, « fluidité entre deux non-dits, (l'absence de parole et la parole intérieure) » [29] .

 

              Dans l'écriture de Khaïr-Eddine, l'entretien tourne court, le narrateur ironisemais ne livre rien, pourtant, la rencontre avec quelqu'un de vivant,  d'intensément présent se fait. Cela ne peut passer que par l'écriture, par le corps des mots, leur sonorité, les rythmes, les scansions, les achoppements soudains, les images évoquées. Les premières lignes du texte dans leur forme sensorielle, sonore, rythmique font apparaître le personnage. On remarque les phrases courtes, scandées qui vont engager le lecteur dans la même déambulation hésitante. Emboîtant son pas, il entre dans le corps du personnage, dans ce corps prêt à s'effondrer qui dit aussi l'effondrement de l'âme. 

 

              La plurivocité qui participe de l'éclatement du contenu textuel restitue la valeur de la voix, les personnages se manifestant, se matérialisant par leur voix. Si les personnages n'en sont pas vraiment, on peut dire que leur corps est présent à travers leur voix. « Un corps est là, qui parle : représenté par la voix qui émane de lui et qui le dépasse par sa dimension »[30]. Chez Khaïr-Eddine, cette mise en valeur de la voix tient de la libre circulation de la parole qui revendique un statut[31], plus que de la parodie ou de la satire d'une parole qui raconte des histoires.

 

               La plurivocité constatée chez Khaïr-Eddine est aussi un procédé propre à la halqa où les personnages sont avant tout des voix - comme dans la plupart des textes de Khaïr-Eddine – engagé dans un véritable jeu de rôle qui rappelle le théâtre - procédé très fréquent ici qui révèle le rapport ludique. La plurivocité correspond ainsi à l'urgente nécessité de dire et d'exister par sa voix et la parole qu'elle profère.

 

              L'énonciation de la parole prend par là valeur, en elle-même, d'acte symbolique : « grâce à la voix, elle est exhibition et don, agression, conquête et espoir de consommation de l'Autre ; intériorité manifestée, affranchie de la nécessité d'envahir physiquement l'objet de son désir : le son vocalisé va de l'intérieur à l'intérieur, lie sans autre médiation deux existences.  » [32] N'est-ce pas ce à quoi tend le projet scriptural ?  

 

              L'écriture dérive sans cesse vers cette agitation intérieure, ces pulsions internes de l'être pour en extraire le chant douloureux, comme dans Corps négatif  (p. 52-53). Chant douloureux qui se singularise et cisèle le texte par sa typographie en italiques et rend la présence musicale et verbale de ce « ressac » du moi (Corps négatif, p. 53) par lequel le narrateur dit son être au monde, « suivant un rythme respiratoire saccadé » (Corps négatif , p. 53) , à trois reprises dans ce passage. Retour permanent et inévitable de la narration à « je » qui (s') apostrophe un autre lui-même dans la confusion des voix, caractéristique de l'ensemble de ce récit, à l’instar de bien d’autres.

 

              La plurivocalité se manifeste aussi dans Le déterreur , la voix sarcastique qui s'exprime (p. 68-69) conteste l'identité et le récit du narrateur précédent qui se trouve ainsi dépossédé de la parole, renvoyée au rêve et aux profondeurs de l'inconscient : « T'as rêvé, mon vieux » (p. 68) . Parole refoulée ! À cet endroit du texte, le récit bascule dans une narration qui passe de la première à la deuxième personne, puis revient à un « je » apparemment distinct du précédent, confondant ainsi les niveaux narratifs. Le trouble s'accroît lorsque apparaît la troisième personne, excluant le narrateur du récit. Le « il » devient par intermittence un « je » surpris en pleine activité de sa propre narration.

 

              Le système narratif est signifiant dans son indétermination même et ce à un triple niveau. Il manifeste d'une part l'hésitation du scripteur entre trois types de narration qui s'enchevêtrent dans le texte, rendant ambiguë la relation du narrateur avec le récit. Il révèle d'autre part un éclatement de la matière narrative et une guerre de et pour la parole.

 

              En effet, toutes ces voix conflictuelles semblent se confronter et se disputer tour à tour la fonction narratrice, en une perpétuelle dépossession de la parole que le « je » tente sans cesse de s'accaparer. Le système se rapporte, enfin, à une problématique de l'identité qui s'incarne dans une lutte pronominale, expression éclatée et multiple du « je » , dimension mythique du « je » narrant et narré, celui-là même qui, traversé par des voix multiples, se voudrait voix populaire, parole porteuse de vérité : « Tu t'es érigé en défenseur du peuple, tu t'es attaqué à la source de la féodalité, à tous les maux qu'endurent tes compatriotes (. . . ) Tout le monde sait que tu dis la vérité.  » (p.71) .

 

              Poète/héros, le « je » sans nom parce que multiple, non anonyme parce qu'assumé en tant que texte par un nom en marge du texte, est valorisé par sa faculté narratrice, son pouvoir de dire ou de ne pas dire, de promettre le récit et même de manipuler le sens de la parole : « Tout ce que j'ai dit relève de l'élucubration, de l'hystérie et du rêve mal dirigé. » . L'émergence du « je » dans le texte le fait intervenir comme détenteur de la parole et met en avant sa fonction narratrice d'une parole directe qui est aussi parole sur soi, lui permettant de se prendre « pour un saint sinon pour mon propre recréateur.  » (Le déterreur , p. 113) .          

 

               « Je », « tu », « il » s'envahissent mutuellement, en formant une mystérieuse entité – le « nous » fait lui aussi son apparition dans le texte - qui se révèle être un moi parlant de et à lui-même.  Finalement, c'est l'émergence constante du « je » , tour à tour lui-même et un autre, autre forme de dépossession, qui domine le récit, malgré ses divisions intérieures, exprimées d'un côté par l'invasion du « je » par le « tu » , double conflictuel et de l'autre, par la tentative de distanciation et d'objectivation, introduite par le « il » , rendant le « je » étranger à lui-même et se métamorphosant sans cesse. Cette métamorphose, jeu avec le corps et avec le texte, passe souvent par la profusion parfois confuse des voix qui cache la fascination d’une voix sans corps.      

 

              Le texte se nourrit de ces multiples parcelles qui constituent l'être. S'y inscrivent les étapes de son histoire intérieure et les différentes couches qui le structurent. Dans cette exploration de son passé, ce retour à et sur soi qu'entreprend le narrateur d’Une vie, un rêve, un peuple toujours errants ,  le langage en acte se fait discours immédiat puisant aux sources de la communication orale.

 

              C'est ainsi que résonne la voix de la grand-mère qui   « hurlait des litanies : « C'est la vieille femme décharnée qui vient te prendre ! Cache-toi bien, emmitoufle-toi bien, mon petit. Ah ! la rivière !  » (p. 135) . L'écriture est le lieu où « la voix est souvenance »[33]. Quant à la parole du narrateur, elle semble se libérer peu à peu des entraves de la forme écrite pour éclater dans une dynamique, dans une instantanéité propre à l'énonciation en acte : « (. . . ) j'aurai pu crever comme ces chiens qu'on abat (. . . ) Comme ça ! Brutalement en leur foutant dessus des tas de grosses pierres. . . Crever comme ces chiens crevés au fond d'un puits (. . . ) » (p.135) . On est à l'écoute de cette voix qui se raconte, qui réagit parfois de façon intempestive : « Et alors ? N'y a-t-il pas ici des types qui pêchent à la grenouille, l'enfilant, pauvre bête ! à l'hameçon » (p. 136) , qui s'interroge : « la fièvre, peut-être ? » (p. 136) .

 

              Par sa construction elliptique et syncopée, proche de la langue parlée, le langage cherche à se faire parole vivante, à restituer une immédiateté de la langue et un rapport physique au verbal. « Je » s'écrit et s’écrie à voix haute dans « une pulsion organique » [34] telle que le texte se prête non seulement au regard comme toile où les mots livrent les couleurs de l'être qui les transcrit mais résonne aussi de l'écho de sa voix, de sa respiration et de son souffle. 

 

              De ce point de vue, Agoun'chich, « homme-récit » , au sens où l'entend Todorov, évoque en cela le rapport entre la chair et les mot s. C'est aussi la parole faite corps. Etre pourtant, menacé de mort, Agoun'chich « rayonnait intérieurement car il ignorait l'angoisse et la superstition » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 29) .

 

              La scène d'attribution de son masque-surnom (p. 29) est symbolique à plus d'un titre : « Quand il ne pouvait tenir ouvertement tête à ses ennemis, Lahcène avait recours à des stratagèmes compliqués. C'est ainsi qu'il se cacha dans une grotte où il s'allongea et se couvrit d'écorce rugueuse. Quand ses traqueurs arrivèrent à l'entrée de la grotte, l'un d'eux, qui y jeta un coup d'œil, dit : « Il n'y a pas d'homme dans cette grotte. Il n'y a qu'un tronc d'arbre mort, un « agoun'chich »  Puis ils s'en furent. Lahcène dut la vie sauve à sa ruse.  De traqué, il devint traqueur.  » (p. 29) .

 

              La méditation (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 77) non pas qui précède le voyage commencé depuis longtempsmais qui jalonne en fait cette traversée de soi-même et de la corporéité, qu'est véritablement le voyage en question, cette méditation révèle l'être d'Agoun'chich qui a le sens de « l'immémorial » , du cosmique et de l'originel. Il est animé par le feu originel « exemplaire » (p. 78) , son rapport aux choses est de l'ordre du corporel et du charnel.

 

              Aussi, ce qui prime dans l'écrit, c'est son « effluve immémorial » , à l'instar de celui qu'Agoun'chich « hume » (p. 77) au moment de quitter le Sud qui est éloignement pour un temps avec promesse de retour - celle faite à la fillette et à l'épouse - . Cette écriture corporelle : « alors, il vit (. . . ) il sentit (. . . ) il se ressaisit (. . . ) il se dit que (. . . ) » (p. 77) est   « frémissement par quoi tout est advenu » (p. 77) . Elle se construit dans ce site où l'homme s'édifie dans l'interaction et la transformation, à l'instar de ce qui se produit dans l'univers, la vie et l'écriture.

 

              Figure de légende, Agoun'chich est précipité dans l'histoire de son temps, éclairée par le narrateur, notamment lorsqu'il évoque ces « nations européennes qui préparaient déjà dans l'effervescence la Deuxième Guerre mondiale. » (p. 131) ou interroge : « N'avaient-elles pas déjà maintes fois maté chez elles les revendications ouvrières et condamné à l'inertie toute velléité de progrès social ? » (p. 131) . Cernant le personnage, l'écriture est attentive à ses réactions dans sa découverte du visage de la réalité historique décrite :  « Agoun'chich se rendit compte à quel point ceux qui se disaient civilisés étaient en réalité des bêtes fauves. » (p. 131) .

 

              Il est intéressant de noter de ce point de vue, une double perception de cette réalité qui implique le narrateur d'une part et met en scène le personnage de la légende, d'autre part. Le premier donne des indications historiques que l'autre ne peut connaître et le second prend conscience de l'histoire qui se déroule autour de lui. Il l'exprime dans son code, celui du bestiaire qui vient en quelque sorte illustrer le commentaire du narrateur. De l'un à l'autre, la distance n'est pas grande et pour ainsi dire indistincte. L'un dénonce ce que l'autre ressent avec effroi, les convictions de l'un rencontrant celles de l'autre :  « Agoun'chich savait parfaitement que ces agresseurs avaient fourni des armes aux Imgharens (. . . ) pour entretenir la dissidence et la discordance à l'intérieur même des tribus : prétexte en vue d'intervenir militairement par le biais de la fameuse « pacification » » (p. 132) .

 

               Ainsi, la dénonciation de la corruption, de la collaboration et de la trahison transite à la fois par l'homme de terrain qu'est la figure légendaire d'Agoun'chich et le narrateur au fait des événements à venir. Ce passé dont Agoun'chich est le témoin vivant et le temps saisi par le narrateur informé des faits historiques qui marque ce passé, sont rendus dans toute leur épaisseur. Le point de vue du narrateur épousant celui du personnage, l'écriture cernant ce dernier, rentrant dans son univers intérieur, partageant son intimité pour rendre compte selon ses références de la réalité dont il prend conscience.

 

              La parole d'Agoun'chich et celle du narrateur se rencontrent souvent dans une même réflexion, dans une lecture de l'histoire qui s'effectue dans un va-et-vient entre les pressentiments d'Agoun'chich et la vision anticipée, parce que documentée du narrateur. Cette lecture à deux voix de ce qui se prépare, c'est-à-dire l'écroulement de l'identité berbère, déroule un futur apocalyptique, signifiant la continuité du cauchemar. Le présent de l'écriture devient le passé en train de se faire.

 

              S'expriment là des visions annonciatrices de la destruction inéluctable d'un monde ancien et glorieux. Pourtant, l'écriture s'applique à souligner les valeurs de ce monde en effacement tout en prédisant leur disparition future : « On bifferait leur liberté légendaire d'un trait de plume sur toutes les pages du grand livre de l'histoire. Il ne resterait d'eux qu'un mythe vague et fugitif impossible à reconstituer (les pièces maîtresses de leur existence auraient depuis longtemps brûlé comme autant d'archives redoutables) .  » (p. 135) .

 

              Lors de l’arrivée à Tiznit, se met en place un cadre spatio-temporel où le personnage d'Agoun'chich va prendre une autre dimension. En effet, avec son entrée dans la vie moderne, Agoun'chich devient une figure perméable et comme fragilisée par cette projection-confrontation avec l'espace-temps de la cité. En effectuant son passage du désert de la nature et de la montagne-mère, Agoun'chich se retrouve dans le « désert humain » (p. 143) d'une ville dans laquelle il prend conscience « qu'il y a plus à craindre des automobiles que des hommes. » .  

 

              Or, c'est un espace dans lequel Agoun'chich se parle de plus en plus à lui-même, comme si sa voix intérieure, jusque là prise en charge par le narrateur, cherchait à se faire entendre. Le narrateur pénètre de plus en plus en lui, dévoilant la fragilisation du personnage, jusque-là assez hermétique à ce type d'approche. Ce procédé va en s'accroissant avec l'arrivée à Tiznit où Agoun'chich remarque tout de suite l'espace « des spectacles hors du commun » (p. 143) .

 

              Le rêve du violeur fait résonner une voix intérieure, obsédée par la mort et travaillée par soi, « à l'intérieur de lui, tout au fond de lui » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 65) . Il donne lieu aussi à l'écriture de vieilles angoisses, de coriaces obsessions dans l'œuvre de Khaïr-Eddine, faisant entendre les voix d'autres textes dans lesquels surgissent les mêmes visions du puits avec des aspérités, les mêmes êtres abrégés, la même multiplication de cadavres, le même âne en putréfaction, rencontrés en une intertextualité obsédante, dans Une odeur de mantèque , Le déterreur  ou encore Une vie, un rêve, un peuple toujours errants .

 

              Ainsi, l’œuvre littéraire est le lieu et le lien du corps, de l'image et du mot. A ce point de jonction, la voix, objet absent/présent dans l’écriture nous paraît jouer un rôle significatif. Dans ce qui précède, notre tentative a consisté à montrer comment dans le lieu de l’écriture qui en est à priori dépourvu, la voix tente de se manifester de diverses manières. Ainsi, de la voix qui fuse dans le langage poétique à la polyphonie qui caractérise le récit chez Khaïr-Eddine, en passant par le théâtre comme espace même de cette quête de la voix, l’écriture se fait désir de voix qui demeure étroitement lié à celui de la parole évoqué tout au long de ce travail.

 

              Or, il nous semble que cette parole et cette voix, double objet d’une même quête, renvoient à une part disjointe, douloureuse, déchirée de soi. Elles auraient ainsi pour fonction d’exprimer cette rupture mais aussi d’en constituer une tentative de restauration, rejoignant le principe de construction et de reconstruction qui fonde l’art mais aussi la psychanalyse. En cela, une véritable relation métaphorique lie le corps au texte et inversement.

 

              Si écrire, c’est alors « laisser les mots parler (. . . ) de leur insistance, de leur impuissance à communiquer »[35], c’est d’une « voix étrangère »[36] . Ces propos concernant Beckett, écrivain irlandais de langue française, rappelons le, nous paraissent correspondre à ce que nous comprenons de l’écriture de Khaïr-Eddine[37] , chez qui « la voix étrangère » et étrange, l’est à plus d’un titre. Si, comme nous venons juste de le souligner corps et texte se confondent dans une même métaphore, il est fondé de parler de « corps vocal » à propos du texte de Khaïr-Eddine d’où fuse « une voix à écouter, à écouter avec l’oreille du cœur »[38] .

 

              Or, cette voix nous est apparue très souvent comme étant celle d’un « je » pris dans un inévitable et incessant soliloque aux prises avec la double difficulté de dire et d’être. Il nous semble que le corps vocal que nous évoquons ici résonne de multiples voix souvent dissonantes, parfois disloquées mais se rattachant toutes à celle de ce « je » , tel qu’en Le déterreur, en constituent les parties fragmentées, mimant cette dépossession de la parole, en même temps incertitude sur les limites de soi, et sur les frontières du corps, dépossession, incertitude et présence/absence à soi-même que nous avons si souvent rencontrées dans ce parcours.

 

              Reste que l’écriture où « tout hurle pour être dit » (Soleil arachnide, p. 16) se déployant toujours au lieu même de la parole, laisse constamment percer le désir d’être une voix qui parle, souvent obscure, souvent noire : « voici criée sans virgule la menace » (Soleil arachnide , p. 40) qui dit en langue étrangère « le déracinement antérieur à l’exil, la disparition des repères, la confusion menaçante et attirante, la déchéance des corps et la survie difficile de la pensée. Une voix qui garantit la continuité du Soi à travers les empiétements, les discordances, les ruptures. »[39] : « car je suis le sang noir d’une/terre et d’un peuple sur lesquels vous marchez/il est temps/le temps où le fleuve crie pour avoir trop porté (. . . ) et mon passé surgi du plomb qui l’a brisé » (Soleil arachnide , p. 84) , une voix traversée par d’autres qui parlent en désordre en chacun de nous. 

 

              Cette voix intérieure prend corps dans l’écriture la transformant en lieu paradoxal de rencontre et de séparation de champs différents, inconciliables : l’oralité et la scripturalité, la langue maternelle et la langue française, révélant deux parts du sujet parlant/écrivant. Elle nous semble constituer un élément permanent et porteur d’unité dans cet espace scriptural dont nous avons maintes fois rapproché l’éclatement, de la pluralité et du morcellement du « je » dans l’écriture même.

 

              Ainsi cette voix « liante »[40], singulière et multiple, apparaît bien se situer au cœur même du processus de la création. Elle conduit au théâtre intérieur de l’expérience scripturale.

 

3) : L'œuvre du corps.

 

              Cette expérience qui est celle de la création vient s’inscrire au  cœur même de l’écriture, constituant souvent un élément de réflexion. Si elle se prend parfois pour objet, il nous semble que chez Khaïr-Eddine, il s’agit essentiellement de rendre compte de la nature de cette expérience, de ce qu’elle provoque chez celui qui la tente, des enjeux qu’elle implique et du sens que celle-ci ne manque pas de faire surgir, notamment dans le contexte socio-culturel dans lequel elle est vécue.

 

              Dans cette étape qui tente de réfléchir sur les mots du corps et le corps des mots, parler de l’œuvre du corps, c’est appréhender l’écriture de Khaïr-Eddine à travers ce qu’elle dit d’elle-même, de ce qui la fonde, de son ancrage et du processus qui l’engendre. Dans ce qui est perceptible du travail de l’écriture, car l'écriture livre le mystère de ses constructions mais non totalement, nous dégageons deux éléments autour desquels s’articule l’expérience scripturale, comme l’écriture elle-même l’expose.

 

              Le premier concerne l’engagement physique du corps dans le processus de la création, l’acte d’écrire vécu dans et par le corps, à la fois point de départ et point de chute du processus. Le second se rattache à l’implication psychique du corps, à travers laquelle se pose la question du passage d’une langue à une autre, d’un code à un autre, de l’oralité à l’écriture et au bout du parcours de la mise en forme et de l’avènement de l’œuvre. Inévitablement, ce second point pose le problème de la séparation, de la rupture, du changement et met en avant la figure maternelle qui revient souvent ici. Dès lors évoquer l’œuvre du corps, c’est poser la question du sens de l’écriture par rapport à ce corps doublement inaugural.

 

             À maintes reprises dans l’œuvre, l’écriture est posée comme une activité totale du corps. De ce point de vue, le phénomène tellurique dans Agadir ou Une vie, un rêve, un peuple toujours errants  se constitue d’emblée comme symbole majeur de la mise en écriture qui est alors ébranlement, processus irréversible, à la fois mise en ruine et mise en forme.

 

             Une fois le processus lancé, que ce soit celui de l'écriture, de la mémoire ou de l'ébranlement, du saisissement, le texte va se déployer dans un devenir fait de mutations et de bouleversements perpétuels. L'œuvre qui surgit se dessine comme un corps hybride, errant, nomade. Elle s'élabore à coup de superpositions successives et multiples.

 

             Or, dans cette élaboration, nous intéresse pour l’heure, du point de vue du corps, la question de l’ébranlement physique dont l’écriture rend compte. En effet, celle-ci se livre comme expérience corporelle avant tout et fait l’objet d’une dramatisation. Elle porte sur la crise intérieure, prélude et nourriture pour le projet scriptural.      

 

              Dans Corps négatif, la présence incessante et obsédante de la pluie, une grande et cruelle pluie d’août ! » (p. 27) accentue les tensions précédant et accompagnant la venue de l'écriture. Les pages (p. 27-31) consacrées à l'interrogation : « Comment je fais pour écrire ? » (p. 28) s'ouvrent à un moment où la narration n'avance plus, tourne sur elle-même.

 

              Départ-Retour, ce piétinement, repéré dans nombre de textes, correspond à une crise du narrateur qui ne sait plus comment formuler ses tensions, qui sont autant physiques que psychiques et ce corps négatif qui l'habite, tout en mettant l'écriture en crise dans son besoin de retrouver le cheminement par lequel elle s'élabore. L'écriture recherche ainsi le « saisissement » [41] par lequel elle s'accomplit. Les mots et concepts découpent arbitrairement le monde, le langage du corps restitue les expériences les plus anciennes et les plus enfouies engrangées sous le secours des mots.

 

              L'énoncé (Corps négatif, p. 30) : « Laissons venir ma présence d'elle-même. » montre que les étapes de l'histoire intérieure du créateur s'inscrivent dans son œuvre, cette inscription n'est pas seulement jaillissement pur, elle demande un travail exigeant, très particulier, qui suppose toute une élaboration dans un langage qui lui est propre et dont le matériau est constitué par la forme, les sons et le sens des mots. 

 

              Cette séquence de Corps négatif  apparaît donc comme une longue parenthèse sur les rapports avec l'écriture et les conditions dans lesquelles elle se réalise. Retenons ici tout le travail du corps faisant de l'acte scriptural un acte essentiellement physique. Les crises corporelles semblent nécessaires et inhérentes au fait scriptural : « C’est ainsi que peu à peu mes fièvres arrivaient pour camper en moi et m’arracher tout secret. (. . . ) Les pans de murs encore debout se mettaient à basculer.  (. . . ) La mousse flambe dans ma bouche (. . . ) Oh ! expulsée joie vorace ! Elle palpite dans les feuillages lointains et le cri des oiseaux. Mais non, ôtez-le-moi ce soleil double. Le voyez-vous sur mon front ? Il est sur ma poitrine, me mue en pierre sans contours fermes ; je tombe en miettes. Heureusement qu’il y a encore cette eau boueuse et salée » (Corps négatif, p. 18)  .

 

              Soulignant toutes les entraves faites à l'accomplissement de l'écriture, cette réflexion sur le processus de l’écriture se situe en effet dans une séquence où le narrateur évoque une course-poursuite de cet enfant qui apparaît dans son corps et son esprit saisis par la transe créatrice : « on croit me voir, on ne me voit pas (. . . ) Ma situation est des plus désastreuses. Un mot et je suis liquidé, renié, comme excommunié. »(Corps négatif, p. 17)  .

 

              Ce passage montre aussi comment le processus de la création s’accompagne de ce que la psychanalyse[42] a observé en tant que secousse profonde de l’identité : abattement, désarroi, excitation avec accompagnement de pensées soudaines et bizarres, de sentiment de persécution, de menace et de danger encouru : « Un mot et me voilà dehors (. . . ) Ils me menaçaient à présent (. . . ) Les voilà sur moi. Donnez-moi la main. Cachez-moi. Vite, vite. (. . . ) _ Il pleure. Il pleure (. . . ) Mais oui oui, il a ça d’abord et ça et ça : la catastrophe. Singulier moment. Mon œil est chu, il court en roulant, rattrapez-le. La jolie route verte ; noire, la poussière ; la pente à pic ; un coup au menton ; un chlakkk de vase cassé dans ma tête : silence ! Respirez. Encore. Ne haletez pas ; respiration saccadée et aux limites très lentemais non moins mouvementée ; presque mécanique. La voix continue de tonner. Sous terre. » (Corps négatif , p. 17-18-19)  .

 

              Les manifestations corporelles de l’ébranlement créateur rejoignent ainsi la fonction organique de l’écriture préconisée par Khaïr-Eddine, y compris jusque dans ses blocages. Ceux-ci se manifestent dans le fonctionnement scriptural même et les crises corporelles, évoquées plus haut : « j’avais la sensation de tomber tout le temps au même endroit. Le monde entier dégringolait sur mes tempes. Cratères partout. (. . . ) Mon estomac se crispera et je songerai aux fatigues et au travail. J'écrirai très peu (. . . ) Je relirai les vieux textes, décortiquerai les moindres particules de phrases. Les syllabes voleront en éclats ; puis je déchirerai passionnément les cahiers anciens et je me remettrai à écrire. » (p. 27), autant d'énoncés qui dévoilent la difficulté d'être de l'écriture et la difficile élaboration de Corps négatif, comme « livre que je n'arriverai pas à communiquer. » (p. 29).

 

              S’imposent en même temps la nécessité, l’exigence d’une action se concrétisant par et dans l’activité créatrice, d’une énergie déployée : « L’ébranlement créateur apparaît sans doute à un point et à un moment précis, sous forme d’un afflux quantitatif d’énergie déliée (. . . ) La valeur de réorganisation topique d’urgence du travail créateur apparaît bien dans le caractère pressant [43], et souvent compulsif, que prend le « besoin de créer » (. . . ) Ce « besoin » peut s’accompagner d’un véritable retrait à l’égard des autres tâches de la réalité, d’une recherche de « nidation » et d’étayage accrus pour créer tranquillement, qui, s’ils ne sont pas satisfaits, laissent l’individu inquiet, agressif, autoagressif et déstabilisé. On sent bien qu’il s’agit d’un problème de frontière et de protection intime du Soi. »[44] .

 

             Corps négatif, Moi l’aigre  livrent l’un comme l’autre ces moments cruciaux du processus de la création : « Comment je fais pour écrire ? Je vais prendre un verre de quelque chose, je rôde sans me fixer de but, et, quand la tête commence à me tourner, je rentre chez moi et je m’étends quelques minutes ; bien souvent j’ai mal, très très mal : l’envie de vomir mes urines c’est ça. Alors je me lève, je place une feuille dans ma machine à écrire et je tape sans penser à quoi que ce soit. » (Corps négatif, p. 28) . 

 

              L’écriture qui s’expose ici, évoque ses piétinements. Elle souligne ainsi une impossibilité et une interdiction exprimées dans une vision hallucinatoire : « Les mots formeront une boule, comme des lombrics, puis se dédoubleront pour s'annihilermais les premiers ne s’accommoderont jamais des suivants ; et dans une seule et même phrase, les mots ainsi groupés seront différents des autres ; ainsi de la poétique et de cette liaison d'homme à jeune fille intouchable. » (Corps négatif, p. 29).

 

              Il semble alors que l'interdit sexuel vient ainsi s'inscrire au cœur des mots, plaçant l'écriture dans un lieu symbolique où la dimension charnelle et sexuelle constitue une articulation essentielle du point de vue du geste créateur et de sa portée. Rappelons ici un passage déjà analysé plus haut :  « (. . . ) Mais il faut dire que les livres se font d’abord dans ma cervelle avant d’être jeté sur le papier. (. . . ) Mais un jour vint où je crachai un vrai filon d’or : j’éjaculai un texte différent de tout ce que j’avais écrit jusque-là : un crépitement de balles et une montée de hurlements étouffés. C’est par ce texte que je compris que je devais m’engager une fois pour toute dans la voie de la guérilla linguistique ! » (Moi l’aigre , p. 28) . Notons que l’implication corporelle, sexuelle dans l’acte scriptural ébranle d’une part « le code de représentation d'appartenance[45]», par la sexualisation déclarée et revendiquée de l’écriture, allant à l’encontre de la sacralité de celle-ci, et d’autre part « le vide fondateur d’une représentation de la valeur sociale » [46] et esthétique.

 

              Nous avons souligné l’aspect fortement corporel et non seulement discursif de « la guérilla linguistique » , du principe de « l’écriture raturée d’avance » et celui de « la fonction organique des mots » qui sont autant d’éléments, réunis dans Moi l’aigre  qui participent de la mise en accusation des absolus, des dogmes de tous bords. Il nous semble voir là une tentative de restauration des valeurs d’une oralité qui serait à la fois affirmation corporelle, culturelle et identitaire, intervenant par ce double aspect dans le rapport social et portant atteinte au code social.

 

              Cette double oralité correspond à la revendication de soi en son corps et nous avons vu comment celui-ci est ainsi impliqué, notamment au niveau des sensations physiques de violence, de fragilisation et même de fracture : « Mais je devins complètement fermé pour autrui (. . . ) Je me dédoublais très fréquemment. Je détestais mon origine, mes parents, le monde. » (Moi l’aigre, p. 28-29) .

 

              Le corps est aussi partie prenante dans le « travail » créateur et le « saisissement » esthétique[47] :  « Quand j’ai fini, je range le textemais, à vrai dire, ça n’a déjà plus de valeur : c’est au moment précis où je l’écris que sa beauté me satisfait ; alors comment voulez-vous que d’autres mieux que moi et mon texte sachent vraiment apprécier ce geste apparemment inopportun ? Avant, je n’avais pas de machine à écriremais un stylo que j’avais payé pas très cher. Ce stylo a son histoire. Il n’a fait que des poèmes et des devoirs d’écolier plutôt crevants. Mais par lui j’ai pu creuser de véritables galeries sous ma peau. Et c’est là que tout a vraiment commencé. » (Corps négatif, p. 28) . Ces propos sur l’écriture en train de se faire dégagent l’idée que c’est dans l'accomplissement même de l'acte de créer que la création est acte d'existence dans l'instant. Nécessité vitale, elle constitue sans doute la possibilité de contenir et de maîtriser la part de douleur et de folie qu’elle suppose, à travers la réalisation de l'œuvre.

 

              Par ailleurs, cette revendication de soi en son corps que constitue l’écriture implique l’expérience de la création comme « épreuve impitoyable »[48], induisant l’écriture comme blessure et souffrance. Le récit en marge et de la marge, à l’instar de Moi l’aigre, s'inscrit comme texte sous le texte, dévoile ce que par ailleurs l'écriture cherche à raturer. Il révèle les ratures blessures que dissimulent les masques de l'écriture : « C'était un inqualifiable corps se dépossédant sans arrêt. Une torture permanente ou un scribe. » (Moi l’aigre, p. 9).

 

              L'écriture porte alors les stigmates de cette interrogation douloureuse sur elle-même, à travers l'état d'arrachement : « pour vous arracher l'œil et l'oreille » (Moi l’aigre , p. 9) ,  de torture, de dépossession, de cri et de douleur du corps : « Le crime n’était pour lui rien moins qu’une écriture. Une écriture qui ne pouvait pas s’embarrasser de signes alphabétiques. (. . . ) Mais pendant qu’il cherchait l’ordre, que ni ciment ni terre battue n’eussent édifié, on taillait ses bras, l’obligeant à se dévorer. Il avait écrit cela en se décharnant (. . . ) son corps brûlant percutait les signaux routiers (. . . ) Son corps donnant donné l’épicentre ouvrait la gueule du terrain parricide. » (Moi l’aigre, p. 10-11) . 

 

              L'écriture tueuse, poison mortel, écriture possession[49] ne cesse de s'autodétruire pour mieux renaître. L'encre bue, le sang noir : « Moi, je bois de l’encre. Pas violette. Noire. »   (Corps négatif, p. 39) , le corps négatif forment alors les éléments symboliques de cette écriture saignée et exorcisme qui s'écoule en flots ininterrompus, évacuant les angoisses, les obsessions, les souvenirs encombrants, désirant enfin, « ôter cette peau comme un vieux vêtement pour la jeter à la poubelle. » (Corps négatif , p. 41) .

 

              L'écriture du corps livre le corps de l'écriture dans sa béance tragique : « Ecrivez : Son corps donnant donné l'épicentre ouvrait la gueule du terrain parricide » (Moi l’aigre , p. 11) et ne cesse de célébrer l'écriture comme acte criminel : « Le crime n'était pour lui rien moins qu'une écriture. » (Moi l’aigre, p. 10) .

 

             L’écriture douloureuse est une plongée dans une intériorité en souffrance qui ne peut s'exprimer qu'à travers les formes abrégées, disloquées d’« une écriture qui ne pouvait pas s'embarrasser de signes alphabétiques. » (Moi l’aigre , p. 10) mais qui va chercher dans les éprouvés corporels les plus extrêmes une parole dont « il cherchait l'ordre que ni ciment ni terre battue n'eussent édifié » (Moi l’aigre , p. 10) et, seule capable de rendre compte de ce qui la génère : « on taillait ses bras, l'obligeant à se dévorer. Il avait écrit cela en se décharnant, le sonné, Monsieur le Refus utile à notre cause »    (Moi l’aigre , p. 10) .

 

             Les propos mêmes de l’écriture dégagent l’aspect sombre de l'expérience scripturale qui métamorphose fondamentalement l'être en en prenant possession : « mon seul travail était d'écrire sans arrêt » (Moi l’aigre , p. 28) . Elle devient alors une expérience limite et une confrontation avec la mort : « Il savait parfaitement que mon livre serait interminable, que je me consumerais à le sortir » (p. 28) .

 

              L'écriture est une remise en question essentielle de soi-même : « je me dédoublais très fréquemment. Je détestais mon origine, mes parents, le monde.  »  (Moi l’aigre , p. 28-29) . Elle acquiert enfin, une dimension mythique en tant qu'expérience de l'inachevé, de l'inépuisable et aussi de l'impossible : « Tu ne quitteras pas l'étable tant que le fumier y puera. Il prenait mon sang pour une vaste étable, inépuisable, à jamais condamnée à se remplir à mesure que je la vidais. » (p. 28) .

 

             On songe aux Danaïdes et au symbolisme de la répétition, renvoyant au niveau scriptural à quelque chose qui ne cesse de s'écrire, à ce « livre interminable » (Moi l’aigre , p. 28) , confirmant aussi l'écriture comme processus s'annulant par l'acte même qui le crée mais le réinventant aussi à chaque annulation, à travers chaque rature, fidèle en cela à l'esthétique de l'organique.  Ici, la référence au fumier : « du fumier pour consciences sèches, voilà ton bouquin. » (Moi l’aigre , p. 28) , vient corroborer cette « fonction organique des mots » (p. 29) et de l'écriture, s'opposant à la vision théologique du verbe :    « La plupart des mots dont il se servait tenaient de la théologie la plus primaire. » (p. 29) , très souvent liée à des traumatismes.

 

             Ainsi, dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants (p. 53-58) , la séquence où le narrateur est persécuté par un papillon devenu une bête agressive, réveille chez celui-ci des souvenirs de persécution et de répression liées à l'écriture et déclenche des éprouvés corporels dont il est fait référence à plusieurs reprises (p. 56-57) .

 

             L'initiation à l'écriture effectuée à l'école coranique est épreuve de persécution et de punition où le corps a « tremblé » de terreur au fond « de la citerne de la mosquée » (p. 56) et le « qlm » , instrument d'écriture devient par l'entremise du « fquih » , instrument de torture, alors que « l'Ecriture » est, selon le narrateur, « balbutiement » (p. 55-56) , premier langage du corps qui essaye de se dire : « Le papillon était une galère, non une arche, Noé n’existait pas encore. L’Ecriture un balbutiement mais pas du tout ce rameau d’olivier ni ce qlm[50] que le fquih m’avait ordonné de tailler un mercredi, deux heures avant son départ pour un souk situé à quinze kilomètres du village. Le qlm , d’autres disent calame , devait-il le transporter comme une fusée jusqu’au souk ? (. . . ) Comme je n’avais pas su tailler le qlm , le fquih me mit dans un couffin et me descendit dans la citerne de la mosquée à l’aide d’une corde. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 55-56) . Cette difficile entrée dans l'écriture inscrit la douleur au plus profond du corps textuel et justifie sans doute la révolte qu'elle n'a pas manqué de susciter.

 

              Envahissant sans cesse l'espace narratif, la mémoire du corps réanime la blessure de « je » , « plié et fripé, saccagé intérieurement » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants p. 129) , qui se sent menacé par son passé, portant jusque dans son corps la malédiction de « cet avant » qui surgit à travers ce souvenir : « gamins corrigés par ce fquih à qui j'avais offert une lanière de gros cuir (qui) m'ont certainement maudit. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 129) .

 

              Il y a ainsi au fond de celui qui écrit quelque chose qui tente de s'exprimer par un malaise indicible qu'il lui est impossible de traduire totalement par des mots : « il y a dans ma vie un mot qui ne vient pas » lit-on dans Corps négatif (p. 42) , de là les silences, les blancs de l'écriture et le trouble qui se dégage de cette écriture qu'on dit si hermétique.

 

              Elle tente de trouver le chemin pour dénouer l'angoisse profonde qui en résulte et qui vient sans doute d'une problématique archaïque. Malgré sa difficulté à s’exprimer et à trouver des correspondances verbales, celle-ci fait passer des images assez puissantes qui s'inscrivent sur un support concret qui touche nos sens, réintroduisant aussi ce langage du corps qui seul permet d'exprimer ce que la grille du langage ne peut retenir.

 

             À certains égards et à l'instar de bien d'autres œuvres, celle de Khaïr-Eddine est en souffrance et en cela, elle ne peut que plonger dans le passé d'un être. Nous sommes alors face à cette interrogation : Quelles sont les significations profondes qui sous-tendent ici le processus de la création ? 

 

              De ce point de vue, l'écriture mime sans cesse le processus de la naissance aux mots et au langage, au monde et à soi : « (. . . ) m'exclure (. . . ) m'expulse (. . . ) rythme respiratoire saccadé (. . . ) Je ne percevais plus ni les bruits du dehors ni mes propres battements (. . . ) La lumière était violente (. . . ) Toute ma peau s'en allait en pellicules grandes comme un ongle (. . . ) La lumière était ardente et me mangeait comme lorsqu’on jette une larve dans un foyer. Les couloirs étaient comme un gong brûlant d'où gicleraient des sons déchirants, les sons me projetaient en arrière. (. . . ) Ce n’est là qu’un mot. Un mot qui perce la cloque qu’on veut subitement voir de plus près. » (Corps négatif , p.53-54-55) .

 

              Ce passage de Corps négatif  rappelle que l'origine et le point de départ de la création sont toujours profondément enracinés dans l'éprouvé du corps élaboré avec des moyens d'expression qui gardent en eux-mêmes une grande proximité avec des « éprouvés premiers »[51] . Dans le rapport d’engendrement, qui la lie au corps, l'écriture verbalise des montages sensori-moteurs, déjà là, permettant le passage de la représentation des choses à celle des mots.

 

              Des expériences corporelles inaugurales semblent servir d’assises initiales à toute l’organisation des chaînes symboliques, liant pulsions et repères corporels dans une origine, qui serviront de noyaux organisateurs à tout un système symbolique autour duquel va se construire l’écriture, telle que celle de Corps négatif.

 

             Celle-ci s’inscrit dans une esthétique du jaillissement, de l'expulsion, de l'écoulement qui trouve, notamment dans la cascade, la métaphore de son propre jaillissement : « C'est une cascade très très haute avec des blancheurs et cette impression qu'elle déroule des entrailles qui luisent au soleil jamais faible en dépit de l'humidité. » (p. 55) . La cascade reprend ainsi » les paquets d'eau, le sang » à travers une même symbolique qui parcourt le texte. 

 

             L'écriture semble suivre ce mouvement de déversement. Le flux scriptural trouve dans l'évocation de l'eau et du sang, l'impulsion nécessaire à son écoulement. Les pages relatives aux souvenirs liés à ces deux éléments symboliques, majeurs dans le récit - que réunit l'expression « mes clapotis sanguins » (p. 76) - se caractérisent par l'effervescence de l'écriture qui a du mal à contenir le déferlement des mots : « mot qui perce la cloque qu'on veut subitement voir de plus près. » (p. 55).

 

             Le récit est alors submergé par le flux mnésique qui déverse des images de déluge et d'inondation ainsi que son angoisse de la noyade (p. 54-60-61), métaphores obsédantes du texte par lesquelles l'écriture figure son propre accouchement : « Nuit fatale. Je suis Prométhée. Je donne ma chair, je distribue mes tripes, ce n'est pas peu dire. » (p. 63) . L'écriture s'achemine alors vers des images (p. 76-77) qui la travaillent en profondeur, notamment, celle de l'accouchement de « Elle » qui pourrait être aussi bien la mère que la marâtre ou encore cette « Elle » mythique.

 

              De ce point de vue, la longue séquence finale contient tous les éléments du récit et restitue « les mots entrechoqués comme si le monde entier s'était soudain peuplé de mon démembrement. » (Corps négatif, p. 80). Cette phase finale de Corps négatif se déploie d'une seule traite en un ensemble compact de phrases interminables[52] où « je »,  pris entre « il » , figure répressive et « Elle » , figure emblématique et fusionnelle, semble ne pas pouvoir sortir de son délire verbal, à l’image de cet « escalier qui tournait en vrille vers le haut » (p. 81), obsessionnel et déjà présent (p. 53). Les éprouvés corporels exprimés ici semblent directement liées à des expériences sensibles et fondatrices, « ce sont donc eux qui sont capables de les évoquer par association de façon sélective »[53].

 

              L’écriture tente ainsi de retrouver les gestes du corps qui traduisent et peuvent évoquer ces vécus anciens qui peuvent s’effectuer suivant un mouvement régressif par lequel le travail scriptural réactive le contenu latent de vécus anciens. La focalisation de la narration sur le corps négatif déclenche l'écriture exorciste (Corps négatif, p. 18-21) et met à l'épreuve le corps saisi par le vertige des mots par lesquels sont restituées les convulsions de la naissance.

 

              La frénésie du langage, la confusion verbale, la collision des mots rapportent le choc et l'ambiguïté de cette venue au monde, à travers le souvenir majeur de l'effondrement, « la catastrophe » (Corps négatif, p.18), l'expérience de la ruine de soi et de la mort : « je tombe en miettes » (p.18), « Le monde entier dégringolait sur mes tempes. » (p.19). Le flux mnésique remonte à la surface de l'écriture le souvenir corporel et vocal : « La voix continue de tonner. (. . . ) dans un hurlement de plaisir où les instincts se dressent comme autant de cactus dans les ténèbres. Je suffoquais (. . . ) et j'avais la sensation de tomber tout le temps au même endroit. » (p. 19) .

 

              Cette mort-naissance surgit dans le champ scriptural, restituant alors un temps confusément primal et archaïque, où dominent le chaos et l'animalité : « Les gravats du fond du jour se taillaient à même ma chair une drôle de gueule, prenaient forme, poils et griffes. » (Corps négatif, p. 19) , bestiaire monstrueux déjà présent ailleurs (Corps négatif , p. 12) . L’œuvre du corps assure la possibilité de tels déplacements construisant aussi le corps de l’œuvre, en élaboration.

 

              Dans le jeu des déplacements symboliques et des substitutions, l’écriture, comme processus d’accouchement et de naissance tisse des liens avec une symbolique maternelle très présente dans l’esthétique scripturale de Khaïr-Eddine. Ainsi, dans Agadir , l’écriture revient à deux reprises sur une scène[54] dont la récurrence et la mise en abyme dans toute la séquence de « la lettre » (p. 127) appuient la portée symbolique du point de vue de l'écriture.

 

              En effet, le passage commençant par : « On les retrouve dans les fossés ou sur le sable humide de la plage, sinon plus loin, dans la vase de l’embouchure sous des paquets de feuilles noircies. » (p.128) et se terminant par : « j’irai mourir comme un chien sans maître sous un amas de feuilles noires, à l’embouchure » (p. 131) fait référence à l'écriture à travers le support « feuilles » , l'action par laquelle elle s'accomplit, « noircir »[55] à l'encre, couleur de l'écriture mort-née, puisque se produisant « dans les fossés » ou « dans la vase de l'embouchure » (p. 131), lieu matriciel[56], béance qui contient et expulse en même temps.

 

             Le parallèle avec les images reprises dans le passage répété[57] autour du même thème de la mort-naissance, du traumatisme de la catastrophe et du symbolisme liquide, limoneux, vaseux, océanique et fœtal, s'établit aussi autour d'un principe commun d'involution, de dégradation et d'anéantissement. La mort-naissance : « Je regarde souvent ma peau et j’exulte sans trembler. Je me laisse pourrir lentement. » (Agadir, p. 131) associées dans et par «la lettre» orientent le récit vers sa finalité en un mouvement itératif, incantatoire et litanique, retour du texte sur lui-même et sur ses obsessions : chute de la ville, anéantissement du moi, recherche et fuite de la demeure, métaphore du moi, (p. 133) . Il n'aura cessé de la décrire en vain, tentant de retrouver les strates et les structures superposées constitutives de soi dans un parallèle troublant avec la ville anéantie, son histoire et le propre fonctionnement du récit.

 

              À travers cette tentative scripturale de saisir dans la destruction même les couches successives à partir de l'origine de la ville et de soi, pointe l’impossibilité de les conserver, de les appréhender en même temps à l'endroit où elles ont été détruites. Toutefois, l’écriture arrive à faire coexister l'archaïque : l’oralité et l'élaboré : l’écriture elle-même, alors qu’ils ne peuvent être représentés et vécus en même temps.

 

              L’écriture suit pas à pas une parole de l'être et autour de l'être, en un trajet en spirale qui  déporte sans cesse le dire vers le moi et vers une intériorité problématique. C’est pourquoi, les lieux où s’origine l’écriture sont habités par ce silence évoqué, notamment dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants  (p. 127-128) , signe de l'absence, autrement exprimée dans « cet entassement de rêves et de morts » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 127-128) qui serait à l'origine de l'écriture.

 

              Le silence serait aussi une autre signification du chaos qui est le propos même de l’œuvre, chaque fois rappelé, soulignant en cela que le commencement de toute création s'effectue au seuil de cet « espace tranquille » ou de ce « désordre invisible » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants p. 128) , dans cette vacuité silencieuse que l'écriture cherche à combler. Enfin, l'engloutissement dans le silence de la pensée de « il » préfigure la traversée du miroir, la suffocante plongée dans les ténèbres intérieures, la solitude de celui qui dit de nouveau « je » face à ses démons. Écrire, créer, c'est toujours se créer soi-même en faisant surgir ce qui était encore informe et inexploité.  

 

             L'expression de cette naissance à soi, violente et douloureuse, ainsi qu’à l'écriture dans l'éclatement de l'origine, dans la révolte du corps, dans le défi de la mort et de l'ébranlement du désir, emprunte au poème non seulement les formes qui le caractérisent - disposition strophique, énoncé en vers libres, reprise et construction enjambante - mais aussi sa fonction organique : « C'était l'époque où dans mes tripes se réveillait/cet homme qui depuis m'oxyde et me démembre (. . . ) /Tout allait bien en dépit du poème/claquant qui agitait mon sang avec/des visages de femmes pas encore contemplés. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 146)[58].

 

              La démarche esthétique est alors élaboration de plus en plus exigeante qui va du corps à l'esprit et qui s'achemine vers un ordre symbolique. Celui-ci tend à se dégager de la matérialité sans jamais l'abandonner, à procéder au pur symbole qui condense toute une série d'expériences venant se rassembler dans une même expression scripturale, poétique. 

 

              L'œuvre est ainsi ce miroir dans lequel « je » essaie inlassablement de se saisir et de se rassembler en dépassant tant de contradictions douloureuses. Par cet aspect vital de la création scripturale se dégage la symbolique maternelle.

 

              Se pose alors la question du processus et du sens de l’écriture par rapport au double corps inaugural. La fonction de l’écriture apparaît bien comme une tentative de rétablir le lien entre le monde extérieur, perçu et même intérieur éprouvé dans un même espace intermédiaire.  

 

              L’écriture est alors envisagée comme une exploration dans les profondeurs abyssales de l'être, une avancée irréversible, une expérience menée avec détermination, une exigence de clarté et de lucidité, une volonté inébranlable d'atteindre le « bout » des choses et de soi. L'acte scriptural et la geste narrative se conçoivent dans une saisie à la fois verticale et horizontale de l'être.

 

             Narrer est alors une expérience des profondeurs et une marche incessante vers un absolu, un « jusqu'au bout » posé comme exigence et défi. Voilà qui rend périlleux, risqué, de haute gravité, l'acte de narration. La volonté manifeste du narrateur d’Une vie, un rêve, un peuple toujours errants ,    « d’aller jusqu'au bout » (p. 79) dans sa propre histoire, puisque c'est bien de lui-même qu'il s'agit pour l'essentiel, se heurte à des éléments biographiques qui ne cessent de faire retour dans les rêves, la mémoire et l'œuvre et donnent au texte sa substance.

 

             Dégagé de l'univers utérin et féminisé des eaux, mis devant la nécessité d'abandonner cet univers, le « moi » trouve dans les hautes sphères de la création le pouvoir vital qui transfigure et déjoue la mort. La puissance créatrice se déploie alors en un imaginaire de la mort régénérescence « emporté par son propre élan et se redistribuant en myriades d'entités antagonistes (. . . ) L'entité libérée retrouvant son aire première. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 46) . Au terme de ce voyage onirique, tout à fait symbolique du processus de la création et du travail scriptural[59], « l'ailleurs » déjà annoncé aux prémices du voyage (p. 33) reste une promesse et une possibilité toujours offertes : « Nous irons ailleurs, nous verrons d'autres formes de vie dans ces mondes où jamais l'homme n'entrera. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 46) .

 

             On assiste ainsi à un dégagement symbolique de la séparation de soi, exprimée comme phase nécessaire à l'élan créateur. Cette séparation se lit dans le processus même d'élaboration de l'œuvre. Chez Khaïr-Eddine, la répudiation, l'abandon par lui de la mère et de la terre sudiques génèrent l'exil, y compris celui de l'écriture.

 

             Du point de vue de l'oralité, nous nous trouvons là devant une situation symbolisant le dégagement du corps utérin pour accéder à l'esprit aérien. Le passage des masses marines, utérines aux masses aériennes, phalliques figurerait l'accession au symbolique dont la création serait l'expression privilégiée. Tel nous paraît être le sens de ces « univers parallèles » évoqués dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants  (p. 45) .

 

              Toutefois, il arrive que l'espace textuel s'improvise lieu d'inscription de tracés qui libèrent cette force vive en expansion : « Je dis, moi : « Tout ce qui est en toi doit subsister pour donner lieu aux ondes. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 134) , montrant ainsi que » La création est l'instrument privilégié d'une réintégration des couches successives et étagées de notre expérience psychique sans laquelle l'homme risque de perdre ses racines vitales et sa dimension véritable. »[60] .

 

              L'écriture prend acte de ce refus, de cette rupture avec soi-même (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 127-128) , en même temps qu'elle en est la manifestation la plus symbolique. Si elle porte la trace de cet arrachement à soi : « Il était pourtant coupé de ses attaches.  » (p.128) , elle reste cependant lieu d'investissement de soi, de transfiguration qui empêche « il » de voir « le monde (comme) un irréparable gâchis » , « car il considérait la matière vivante et l'invisible comme le lieu même de la pureté. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 127-128)  .

 

              On le voit, l'écriture tente par divers moyens de lever le mystère de son propre exil, en montrant que celui-ci reste très lié à une image de soi prise entre le reniement et une mémoire torturée : « Il renia le commerce et dissipa en lui jusqu'à son souvenir (. . . ) Sa vie ne fut qu'un entassement de rêves et de morts dans cet espace tranquille où les yeux de ses congénères ne décelaient pas le désordre. Il ne subsistait pourtant dans sa mémoire qu'une image confuse et grotesque qui s'engloutissait dans le silence. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 127-128) .

 

             C'est sans doute au carrefour de tous ces éléments constitutifs de l'œuvre de Khaïr-Eddine, qu'il faudrait inscrire son expérience scripturale et, dans le silence de cette image (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 128) , silence qui préside à la naissance de l'écriture donnant à celle-ci par contraste, une résonance particulière. [61] Le but de l’écriture serait alors d’aller chercher ce qu'il y a à l'intérieur ou être déjà à l'intérieur, rechercher l'humanité, l'atteindre à des profondeurs obscures où la réflexion n'a pas d'accès, où son pouvoir d'élaboration semble inopérant.

 

             Si la création littéraire analysée ici travaille avec le corps, dans le mouvement, la marche, le geste, le rythme et la respiration, elle crée un nouveau langage construit au plus près du corps. Celui-ci fait le lien entre ce monde dont le créateur fait partie et cette vie psychique qui s'y est inscrite depuis l'enfance. Il semble alors nécessaire de comprendre comment ce travail du corps dans l’écriture passe inévitablement par celui de la mémoire.

 

 



[1] Malek CHEBEL. Le corps dans la tradition au Maghreb . Paris : P. U. F.

     1984, p. 151.

                   [2] Adolfo FERNANDEZ-ZOILA.  op. cit. (p. 9) .

                   [3] Adolfo FERNANDEZ-ZOILA. ibid. p. 10.    

                   [4] En gras dans Soleil arachnide  (p. 80) .

                   [5] Friedrich NIETZSCHE. Ainsi parlait Zarathoustra. Paris :       

                         Ed. Livre de poche, 1963, p. 23.

                   [6] Adolfo FERNANDEZ-ZOILA. op. cit. p. 144.

                   [7] Albert BEGUIN. Création et Destinée, essais de critique

                        littéraire (posthumes) . Paris, Seuil, 1973, p. 226, in La

                       chair et les mots , op. cit. p. 157.    

                   [8] Adolfo FERNANDEZ-ZOILA. op. cit. p. 144.

                   [9] Citation d’Albert BEGUIN. op. cit. p. 9 in Adolfo

                        FERNANDEZ-ZOILA. ibid. p. 157

[10] Nabile FARES. op. cit. p. 194.

                   [11] Claude LORIN. op. cit. p. 18.

                  [12] FERNANDEZ-ZOILA. op.cit. p. 23.

[13] Et aussi p. 19 et 66.

[14] Espace que l'écriture n'en finit pas de raturer tels ces « milliers

    de pas striant le ciel sanglant du Sud » (Une odeur de mantèque , p.

    110) .

                   [15]Jacques RUFFIE. Le sexe et la mort. Paris : Ed. Odile

                       Jacob Seuil, 1986, p. 260.

                   [16] Adolfo FERNANDEZ-ZOILA. op. cit. p. 97.

[17] Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 10.

[18] Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 63 et 73.

[19] Pierre VAN DEN HEUVEL. ibid. p. 75.

[20] Maurice BLANCHOT. Le livre à venir . Paris : Gallimard, 1959.

                   [21] Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 164. 

 [22] « Ouverture à une poétique du corps » in La Fable mystique . Paris :

      Gallimard/Tel, 1987, T.I , 2ème éd. p. 408.

                   [23] Roman JAKOBSON. Essais de linguistique générale.

                        Paris : Ed de Minuit, 1963, p. 21.

                  [24] Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 160.

                  [25] Paul ZUMTHOR.  ibid.

[26]Michel Ledoux, op. cit. p. 184.

                  [27] Nabile FARES. op. cit. p. 210. 

                  [28] Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 129.

                  [29] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 162.

                  [30] Paul ZUMTHOR. ibid. 

                  [31] Ce qui renvoie dans la culture berbère à la jmaa :  

                       assemblée villageoise où la parole circule librement. 

[32] Paul ZUMTHOR. op. cit.

                   [33] Jean AMROUCHE. Op. cit. p. 55.

                   [34] Marc GONTARD. Op. cit. p. 37.

                   [35] Didier ANZIEU. Créer/Détruire. Paris : Ed. Dunod, 1996,

                        p. 116.

                   [36] Didier ANZIEU. Ibid.

                   [37] Et probablement de celle de la plupart des écrivains

                        maghrébins de langue française.

                   [38] Edmond AMRAN EL MALEH. Le café bleu .

                       Paris/Casablanca : Ed. La Pensée Sauvage/Ed. Le Fennec,

                       1998, p. 96.

                   [39] Didier ANZIEU. Créer/Détruire . op. cit. p. 130.

                   [40] Didier ANZIEU. ibid. p. 117, à propos de l’écriture de

                        Beckett.

                  [41] Didier ANZIEU. Le corps de l'œuvre. Paris : Gallimard,

                       1981, p. 95.

                  [42] Didier ANZIEU et Jean GUILLAUMIN. Le moi sublimé. 

                       Paris : Dunod, 1998

                  [43]Jean GUILLAUMIN. ibid. dans le texte.

                  [44]Jean GUILLAUMIN. ibid. p. 10.

                  [45] Correspondant à l’Islam. 

                  [46] Nabile FARES. op. cit. p. 259-263.

                  [47] Évoqué par Didier ANZIEU et Jean GUILLAUMIN. op. cit.

                  [48] Jean GUILLAUMIN. op. cit. p. 16.

                  [49] Rappelons la pratique traditionnelle au Maghreb qui

                       consiste à boire l'encre de l'écriture coranique dans un

                       but prophylactique.

                  [50]  En italique dans le texte.

                  [51] Jean GUILLAUMIN. op. cit. p. 207.

                  [52] Comme la dernière p. 81-84.

                  [53] Michel LEDOUX. Corps et création. op. cit. p. 125.

[54] p.128 et 131.

[55] On pense à l'expression « noircir du papier » pour désigner l'acte

    d'écrire, ainsi qu'à « mettre noir sur blanc » . 

[56] Voir le passage repris après cette séquence qui revient sur ce lieu

      : « La ville choit goutte d'huile » (p. 133) .

[57] P. 21, 121 et 133.

                   [58] Cf.. « Comme une outre qu'on bat/dans ma chair/le

                       poème" in Abdellatif LAABI. Poèmes oraux. Gap : 

                       Inéditions Barbare, 1976, p. 48.

                   [59] Didier ANZIEU. Le corps de l'œuvre, op. cit.

[60] Michel LEDOUX. op. cit. p. 118.

                  [61] Résonance, aussi dans son acception physique, là se pose

                       le problème de la voix.