(Zohra MEZGUELDI :

Oralité et stratégies scripturales dans l’œuvre de Mohammed Khaïr-Eddine.

Thèse de Doctorat d’Etat, Université Lumière-Lyon 2, janvier 2001

Sous la direction de : Charles BONN (Université Lyon2) & Marc GONTARD (Université Rennes2))

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Résumé de la thèse

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Chapitre III : La force de l'imaginaire.

 

 

              En abordant la question de l’imaginaire à l’œuvre dans l’écriture, le dernier volet de cette recherche se propose de voir comment celui-ci se dit au point d’articulation de trois aspects retenus ici comme éléments de la progressive émergence de l’esthétique scripturale de Khaïr-Eddine. 

 

               Dans un premier temps, à travers l’analyse de cette étrange entité qu’est le je/texte dans l’écriture de Khaïr-Eddine, il s’agira de voir comment s’opère dans le processus d’instauration de l’œuvre celui de l’instauration de soi-même. Dans le champ de réalité neuve ouvert par le processus de la création que devient la propre réalité de celui qui dit et écrit « je » ?

 

               Comprendre cette expérience permettra d’approcher dans un second temps, l’esthétique de l’inachevé qui sous-tend l’écriture du « je » , à la fois induite par la situation d’exil dans laquelle se place l’œuvre littéraire maghrébine en langue française et conduite par une volonté créatrice posant l’inachevé comme valeur esthétique.

 

               L’expérience scripturale comprise aussi en tant qu’expérience identitaire et l’esthétique de l’inachevé participe de l’analyse de l’écriture envisagée du point de vue de l’imaginaire. Nous verrons dans un troisième temps qu’à travers la parole scripturale et la puissance de l’imaginaire se manifeste dans « la gestuelle profonde »[1] qu’est l’écriture, une énergie vitale qui cherche à faire aller l’œuvre vers une cohérence fondatrice de sens.

 

 

1) : Le je/texte.

 

            L’analyse menée jusqu’ici a laissé entrevoir l’œuvre comme champ spéculaire où se manifeste une étrangeté. La présence de celle-ci est à interroger à travers une élaboration difficile du texte pour y questionner une problématique du moi posée dans toute sa violente complexité, s’agissant d’un écrivain maghrébin de langue française tel que Khaïr-Eddine.

 

              Si écrire, c’est produire l'objet texte, dans quelle mesure cette production est aussi acte de création de soi-même en faisant surgir ce qui était encore informe et inexploité. Or, chez Khaïr-Eddine, cette double élaboration de l’œuvre et du moi prend des formes souvent déroutantes. Elle s’effectue autour d’une dialectique qui établit la corrélation de la problématique du texte et de celle du « je » . Elle inscrit l'inscription de la parole dans l'écriture comme expression de l'identité. Le corps de l'œuvre et celui de l'opérant se trouvent dans un rapport immédiat.    

 

              Il s'agit dés lors de pousser plus avant l'analyse en s'intéressant à ce « je » , omniprésent dans l'espace scriptural de l'œuvre, à la fois sujet et objet de l’écriture. La mise en lumière des variations du mode d'expression du « je » et de sa mise en écriture permettra de saisir les rapports entre cette écriture du « je » et l'écriture elle-même.

 

              De ce point de vue, un texte tel que Le déterreur  peut se lire comme lieu d'expression d'une identité problématique, laissant apparaître un « je » éclaté, à l'instar du texte lui-même. Sujet de l'énonciation et sujet de l'énoncé renvoient à une même identité problématique. Là encore, tout passe par le jeu de la confusion et de l'ambiguïté. Qui parle dans un texte, tel que celui du Déterreur ? Étrange nature que celle du narrateur dans le texte ! Au début du récit, nous avons une narration de type autobiographique où le narrateur au premier degré, présent dans le champ diégétique, se raconte. Le narrateur s'identifie à un bouffeur de cadavres, jeté en prison et attendant d'être exécuté, jusqu'à ce qu'une voix sarcastique et dénonciatrice vienne troubler le récit et révéler la fiction, s'accaparant la narration tout en restituant une réalité trouble et constitutive du récit piégé.

 

              Si le sujet de l'énonciation pose problème dans le texte par ses présences et ses absences, le sujet de l'énoncé est tout aussi problématique dans la mesure où il lui est lié. Le « je » narrant et le « je » narré subissent le même éclatement,  ils sont touchés par le même dynamitage et se rejoignent dans la même difficulté d'être, le même malaise existentiel. Ces deux situations, celle du sujet de la narration et celle de son objet, semblent se rapporter à deux versants d'une même identité.

 

              Les incessantes transformations que subit le texte nous ont paru correspondre à la continuelle métamorphose du « je » . Ce dessaisissement répété qu'est le « je »/corps et parole s'insère dans une écriture toujours en perte d'elle-même. L'éclatement du « je » renvoie au morcellement textuel qui joue ainsi comme une véritable signifiance. La narration semble procéder de l'agitation du « je » narrant de même qu'elle lui projette sa propre image spéculaire, morcelée, telle un miroir brisé, faisant apparaître le « moi » divisé. C'est dire que le « je » fait corps avec le texte et s'incarne dans sa parole qui revient toujours à lui.

 

              L'absence d'homogénéité du texte rend cette multiplicité de l'être. L'hétérogénéité, le désordre et la confusion tendent à restituer ce ressac qui dit le moi, dans les connexions que le texte met en œuvre. Or, l’éclatement est ici dédoublement, altérité et étrangeté qui plongent « je » dans son théâtre intérieur. Celui-ci surgit, notamment dans Agadir , dans la scène entre « Le Chaouch » et « Moi » (p. 23) et celle entre « Moi » et « L'Etranger » (p. 50-57)  dans lesquelles il est question de la demeure - métaphore du psychisme du    « moi » où va se dérouler la confrontation avec soi, son histoire, ses ancêtres et ses racines.

 

              Notons que le passage par la « ville zoologique » (Agadir , p. 38) et la scène avec le Perroquet et le Naja (Agadir , p. 46-48) étaient annonciateurs de cette investigation au cœur du passé ancestral et de l'identité. Le bestiaire et le théâtre servent l’un et l’autre la verbalisation d’un moment de haute tension dans le récit, de crise de l'énoncé et de l'énonciateur face à ce qui constitue la problématique même du récit et du « je » , celle de l'identité enfin.

 

              Véritable caisse de résonance de voix et de paroles contradictoires qui cherchent à se faire entendre, le théâtre intérieur se révèle comme espace de joute oratoire, certes dérisoire et carnavalesque. S’y s'affrontent les divers constituants de « moi »  , les acteurs de son drame intérieur, alors qu'il est livré à son passé et à son identité, à cette histoire qu'il récuse : « Mon histoire ? A moi ? Je n'ai pas d'histoire. Je défie quiconque se déclare capable de m'en faire une. » (Agadir , p. 54).

 

              Le parallélisme de certaines scènes dans Agadir [2] autour de la genèse du monde et de l'homme, la similitude de situation « moi » assailli, comme dans la scène avec le Perroquet et le Naja, par ces voix qui le somment de se soumettre à un ordre, celui de la ville zoologique et celui des ancêtres, ce parallélisme et cette similitude accentuent l'enfermement déjà ressenti. Ils poursuivent aussi l'esthétique de l'anéantissement qui sous-tend l'écriture raturée. Dans le théâtre intérieur, la parole tourne sur elle-même, révèle les tensions de « moi » , sa douloureuse et problématique relation avec les ancêtres et l'identité héritée.

 

             Si le corps est « une perpétuelle dépossession » , ainsi qu'il est dit dans le texte du Déterreur  (p. 59) , il en est de même de la parole et de l'identité. Le jeu des voix mime le vol permanent de l'acte d'énonciation. Or, ce phénomène vocal et pronominal semble être l'expression plurielle d'une seule voix, celle du « je » , énonciateur en perte de lui-même. L'écriture erratique dessine cette fugacité en mouvement de va-et-vient entre le fictif et le tangible, la bête et l'homme, la mort et la vie, le récit et le non-récit, entre « je » et un autre qui n'est que lui-même. « C’est dire que loin de se situer dans un registre fusionnel où objet et sujet ne feraient qu’un, l’acte créateur se pose dans une relation d’altérité. »[3] .

 

              L'éclatement du « je » s'inscrit dans la volonté manifeste de destruction « de la mystification du héros positif de la tradition »[4] qui est aussi celle du Nouveau Roman. Personnage omniprésent dans toute l'œuvre, le « je » frappe par le regard négatif qu'il porte sur lui-même, négativité qui s'exprime par un refus de soi-même et un désir d'auto-destruction. Ceux-ci se manifestent dans la lutte pronominale dont nous avons vu les effets scripturaux. Ainsi, le « je » semble faire corps avec ces formes qui se créent, à coups de négations, à coups de destructions, avec cette parole orale dont nous avons vu qu’elle se perd dans l’acte même par lequel elle s’énonce.

 

              Si l'écriture correspond à une recherche avide d'une reconstruction de soi, elle semble aboutir très souvent à la découverte, dans cette entreprise même, de décombres, d’épaves, de leurres, de manipulations, d’une fausseté radicale. De ce point de vue, « l’écriture raturée d’avance » est bien le pendant formel de cette exigence de destruction nécessaire à la construction. Il reste que de ce combat avec soi-même, la mort de soi est nécessaire pour que l'Autre soit. L'émergence du double à travers « la photo de son double » dans Moi l’aigre , (p. 15) s'inscrit dans un nouveau combat avec sa propre énigme. L'expérience scripturale de Khaïr-Eddine est traversée du miroir, suffocante plongée dans les ténèbres, face à face solitaire avec ses démons.

 

              Cette perte de soi qu'accentuent la présence et l'identification animales : « J'avais quelque chose dans le thorax, un rat peut-être, où je me concentrais à la longue. » (Corps négatif , p. 11) et que confirme la métamorphose élémentale en « glaise » , « schiste » et « pierre » (Corps négatif , p. 11), mort à soi d'abord vécue dans et par le corps, absorbe le projet scriptural, mis en question aux prémices de son élaboration. « Qu'espérais-je donc ? Que voulais-je trouver dans ces pages qui me fut d'un réel secours ? » , interroge le narrateur à propos de ce « vieil album où s'étalaient des monstres (. . . ) Et là je simulais mon existence. » (Corps négatif, p. 12). Ce questionnement ne concerne-t-il pas aussi le livre en cours d'élaboration et le processus même de l'écriture ?

 

             L'expression de l'être au monde passe par celle de la souffrance du corps et du dédoublement en « je/tu » que les mots « qui s'arrêtent » (Corps négatif , p. 53) tentent de nommer malgré tout. Ce que l'écriture ne cesse de répéter à travers ce texte aux antipodes du récit ordonné et chronologique, c'est la difficulté de se dire et que l'être, irréductible à un seul discours sur lui, est formé d'une puissante et essentielle solitude : « c’est ton portrait /je ne crois plus en toi je me côtoie dans la rue /et la rue va fouiller dans la chambre d’où tu /m’épies /mais ta présence est nulle quant remonte mon ressac »[5] (Corps négatif , p. 53) .  

 

              Formée par la juxtaposition d'énoncés aussi déconcertants les uns que les autres qui, bien que ponctués, frappent par leur étrange enchaînement, l’écriture, notamment celle de Histoire d’un Bon Dieu ,  semble s'effectuer au gré de la mémoire erratique, du surgissement des fantasmes et selon un processus figural où dominent l'inattendu, l'absurde, l'animalisation et la réification : « Un livre m’agressait » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 183) . Il se dégage alors une impression de chaos intérieur : « C'est moi le mystère où se cassent les ailes (. . . ) J'ai dégonflé les pneus du mythe, je les ai brûlés.». . .» (p. 183) , « Je devenais une grande éclipse. » (p. 182) .

 

              Ce grand désordre de l'être est ainsi rendu par l'écriture des « fulgurances » (Histoire d’un Bon Dieu ,  p. 183), écriture-électro-choc et exorcisme qui libère les angoisses et les dérives de « je » , écriture incisive et tranchante qui provoque une saignée hémorragique : « J'aiguise le mot après l'avoir blanchi dans un foyer de tourbe alimenté de cobalt et de sangs notoires. » (Histoire d’un Bon Dieu ,  p. 184) .

 

             Travaillée une fois de plus, par l'élément liquide[6], l'écriture saignée qui s'épanche dans les ultimes pages de Histoire d'un Bon Dieu apparaît alors comme une évacuation qui répond au désir/slogan énoncé en lettres géantes : « FAIS TA PROPRE PEAU, JETTE-LES PAR LA FENETRE, TUE L'ANGE GARDIEN. » (p.182-183) .

 

             L'écriture est dès lors évidement, mort et métamorphose de « je » : « Mon corps coulait derrière moi comme une jarre de lait. Je l'abandonnais. . . C'est ainsi que s'accomplit le voyage irrémédiable. (. . . ) Quand je me réveillais, j'étais un autre. » (Histoire d’un Bon Dieu ,  p. 186) . Notons que cette transformation de « je » le conduit vers le néant et la mort et constitue un enfermement de « je » en lui-même. Tel est le sens de la typographie en gros caractères qui semble construire autour de lui cet « AMAS DE GRAVATS GRIS ET DE FERRAILLES. » (p. 186) annonciateur de cet   « enfer » et de ce « grésillement métallique de (l') être » (Histoire d’un Bon Dieu ,  p. 189) dans lequel le récit disparaît.

 

              Le texte est traversé par des signes troubles et vacillants, conjuguant la référence au bestiaire et la pronominalisation, multipliant les figures de l'ambiguïté, hésitant entre l'infra-humain et l'animal, entre l'ordre précaire et le chaos, entre la structuration des formes verbales et leur émiettement. L’écriture du « je » est travaillée par le vacillement, le passage d'une chose à une autre, la disruption et la segmentation : « Ma nuit franchit tiède la limite d'être. » (Moi l’aigre , p. 8) .

 

              L'auto-violence de l'écriture tente d'évacuer celle qui s'exerce sur l'être. De là, la déroute du texte qui erre entre narration et poème, entre discours et théâtre, essayant de trouver à travers les différentes combinaisons du langage, l'expression multiple d'une crise intérieure de « je » . Celle-ci est à la fois politique, existentielle, identitaire et créatrice puisque l'écriture étale dans son fonctionnement sa propre problématique, interroge le sens de la littérature. Celui-ci se déploie dans une succession d'épreuves où dominent la peur et la révolte dans une errance sans fin vers l'être, ses confusions, ses ambiguïtés et toutes les menaces qui pèsent sur lui.

 

             La crise de la narration témoigne de cette situation à travers le démembrement du discours narratif qui se désagrège en énoncés amputés d'une partie d'eux-mêmes. Le récit du « il » est alors englouti par l'écriture dévoratrice : « En a tout de même trop bavé. Foutue route dans ses godasses ! Elle l'a mangé. Nervosité paie, couilles aussi, ma foi. » (Moi l’aigre , p. 146) , laissant le « je » à son propre texte. Ce dévoilement exhibe « le sang noir » (p. 147) , débusque la terreur enfouie dans l'écriture de Moi l'aigre ,  dans ses strates les plus profondes[7], démasque l'enfer, la folie meurtrière, la tragédie du printemps sanglant[8] et le désarroi qu'il fait naître chez le narrateur, témoin révolté « d'une catastrophe flambée de colères noires et jaunes » (p. 149) .

 

             Le texte de « je » , celui du « sang noir » , puise dans la forme poétique du langage sa puissance dénonciatrice. Il exprime dans les variations typographiques la violence qui l'anime, métamorphosant le tissu textuel et le corps des mots ; les caractères amplifiés ou réduits se déplaçant sur la feuille à l'instar de cette « peau corrigée sur l'épure d'un silence trop longtemps défié et de mœurs pourrissantes (qui) s'est transformée en terreurs » (Moi l’aigre , p. 150) . Le poème du « sang noir » s'épanche sur la feuille blanche en coulées incandescentes, incendiaires, explosives car, son dire porte la mémoire d'un temps « inconcevable » (p.148) , « printemps délirant tellurique comme une armée/de policiers » , à qui il « fallait incontinent/massacrer dénoncer défaire »  (p.148) .

 

              C’est pourquoi, la dernière séquence de Moi l’aigre  (p. 151) inscrit un dire insolite énoncé par un « Nous » à propos d'un « individu » non moins étrange. Ici, la description pointe la violence : « Son temps s'effrite doucement sous les crosses du jour, et total nous sommes avec lui dans la glu des histoires commodes et des comptes inversés » (p. 151) . L'énonciateur prend la parole au nom de « nous » pour évoquer un « il » à l'identité tout aussi mystérieuse que celle de « nous » . L'ambiguïté est aussi décelable dans les propos dénonciateurs de celui qui parle, parole inattendue que celle du « FLIC (qui) PARLE » pour livrer un discours subversif. Le procédé du retournement/travestissement est une fois de plus à l'œuvre pour pervertir le sens de la parole, renverser la signification, déporter les mots toujours en dehors d'eux-mêmes et brouiller l’identité de celui qui parle. 

 

              Cet éclatement, ce brouillage dominent toute l’œuvre, s’accompagnant d’une quête éperdue qui se poursuit de texte en texte. L'apparition de « je » dans le texte (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 14) et sa présence jusque-là cachée dans ce monde souterrain et refoulé, se nourrissent de l'effacement et de la dispersion de ces « créatures » sur lesquelles s'exerce son pouvoir. « Je » se maintient dans un espace charnière et ambigu, situé entre le « ils » et le « nous » (p. 15) , non loin d'une « déchéance » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 15) qui ne semble pas être la sienne pour l'heure mais celle d'un « ils » , désignation qui paraît provenir d'un temps du chaos où se pose la question de l'humanité.

 

              Entre la « France-Musée » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 23) - peut-être ce « lieu abominable » (p. 9) qui inaugure ce texte – où « les gars se dévorent à coup de monnaie, de sang » (p. 23) qui n'en est pas moins lieu d'écriture et la montagne maternelle de l'enfance vers laquelle elle tend, l'écriture cherche désespérément une issue car « Tout au long, c'est grillagé, tout au long, ta route, c'est une prison et toi, toi tu vas, tu roules comme un con. . . en prison toujours et toujours allant vers ta taule, la vraie famille (. . . ) Tu ne peux plus t'arrêter, plus vivre vraiment (. . . ) » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 24) . Alors, l'écriture s'installe dans le rêve qui tourne très vite et souvent chez Khaïr-Eddine à l'obsessionnelle apparition de la montagne/mère : « Je revois ma mère (. . . ) Je remonte chez ma mère (. . . ) quand je revois ma mère (. . . ) » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 24-25) .  

 

              Pour « je » qui « écrit l’instable existence de ce monde ! » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 31), l'espace scriptural est le terrain où s'affrontent les    « multiples facettes » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 47-48) du moi. Traversé par une multiplicité « d'êtres inaccomplis » (p. 47) mais qui n'en font pas moins partie de lui, « je » prend le risque dans l'aventure scripturale d'être et de disparaître à la fois dans une œuvre de déconstruction/construction : « de ce corps nauséabond pouvait jaillir une pensée capable d'atrophier l'espace que j'ai édicté » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 48) . Détruire ce qu'elle construit elle-même, tel est le propre de l'écriture de Khaïr-Eddine, soucieuse à chaque fois de son propre renouvellement, de sa perpétuation : « Mais je leur accorderai encore un certain répit afin de les soustraire à toute destruction. » (p. 48) .

 

              Il semble que tout texte de Khaïr-Eddine vit de la menace constante de destruction qu'il exerce sur lui-même ; l'esthétique de la destruction occupant une place majeure dans l'imaginaire de l’écrivain. La tentation de (se) détruire, plutôt que de se laisser enfermer dans une image, cache aussi une volupté de la perte qui frôle parfois l'attraction de l'échec. Le narrateur ne dira-t-il pas plus loin : « Le papillon m'a donné la liberté, mais je n'obéirai pas non plus à cette liberté. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 58) ?

 

              Voilà qui correspond à une conception de l'art et de l'artiste qui se situe résolument dans le réfractaire et l'irréductible, dans l'affranchissement le plus absolu, seule garantie de survie, sans doute, pour l'artiste. Ceci montre également les difficultés que le « je » créateur peut avoir avec sa création. La sublimation est processus qui pousse à créer et contient parfois des conflits. « L'artiste est en même temps un introverti qui frise la névrose » , comme le montre Freud dans son Introduction à la psychanalyse .   

 

              Éclate alors une violence verbale qui use une fois encore du sexuel pour s'insurger car : « le sexe voyage partout où ton corps d'homme est vaincu, réfuté, ne sachant rien, traînant au-dessous des choses. . . mortel et tueur aveugle ! »     (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 51) . Du   « nous » au « ils » puis au « il » et enfin au « je » de l'immigration collective à l'exil solitaire de celui qui crie :  « moi aussi, j'étais là » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 52) , l'écriture se perd à son tour dans la migration « sans chemin » (p. 52) .

 

             Là nombre de mots refoulés dans les multiples points de suspension disent le vacillement des repères, trahissent le monologue halluciné dans lequel « je » se débat avec lui-même, dévoilent une parole orpheline d'elle-même : « Grand, le rêve ! Très grand, les gars ! S'annule tout seul ! » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 51) . L'absence qui se lit dans le non-dit du texte, dans ses blancs, est perte de soi que l'immigré, l'exilé tentent vainement de compenser : « ils sortent tant bien que mal dans la nuit pour revivre encore dans l'alcool quelques scènes déjà vécues ailleurs, dans les rêves confus qui alourdissent leur cervelle » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 51) .

 

              En effet, la crise identitaire dévoile des « grouillements de gènes » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 52) inquiétants, des failles béantes, des angoisses, « terreurs réinvesties » (p. 52) , insurmontables et au bout de cette extrême violence, la haine de soi. L'exil apparaît comme une expérience de la déchéance, une irrémédiable séparation avec soi qui va déclencher l'écriture de la persécution et de l'aliénation : « J'écris que vous êtes des flics, oui des persécuteurs ! » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 56) .

 

              Celle-ci donne lieu à la séquence du « papillon » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 53-58) dans laquelle « je » est en proie à des hallucinations et à un onirisme toujours angoissant : « J'ai dû rêver, je rêve tout le temps (. . . ) Je ne communique pas. Je suis fermé comme un cachot. Un suaire de fumée, voilà ce que je deviens. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 56)  , reprenant des propos similaires de Moi l’aigre  (p. 16) .

 

              La crise identitaire conduit alors à cet impératif : « Il faut me débarrasser de moi-même tel que je suis devenu »(Le déterreur , p. 46) . Fuite dans l'imaginaire, la métamorphose se réalise dans la bestialisation du corps. Derrière le personnage mythique du « bouffeur de cadavres » se profilent les silhouettes menaçantes et viles de la hyène et du chacal, animaux déterreurs et mangeurs de morts qui hantent les régions « sudiques » . Cette peau dans laquelle le « je » se métamorphose est avilissante et socialement réprouvée.

 

              Déterrer les morts et les manger constitue non seulement une transgression rituelle - l'acte de manger du vivant est culturellement, plus noble car il s'accompagne de tout un code sacrificiel - mais renvoie surtout à l'image de la bête charognarde, dévorante, que l'on retrouve, très forte, dans l'imaginaire des Berbères du Sud : « (. . . ) mais on enterra grand-père et grand-mère comme tous les musulmans, c'est-à-dire sous quelques quintaux de terre et de pierres que les chacals viennent gratter et dont les hyènes soupçonnent de très loin l'existence, à croire que les cadavres les attirent et qu'elles ne vivent que pour en bouffer! » (Le déterreur , p. 36). 

 

              L'apparition de l'animalité dans la conscience est  symptôme d'une dépréciation et d'une dépression de la personnalité jusqu'à l'anxiété. La métamorphose animale qui revêt un aspect punitif - semblable à celui de certaines bestialisations de héros transformés en singe ou en chien ou bien de génies enfermés dans une bouteille jetée à la mer dans Les mille et une nuits , par exemple - lié à la privation de la parole, est à mettre en rapport avec l'agitation intérieure.

 

              L'animalisation des pensées en rats, prolifiques, redoutables, infernaux et dangereux, constitue une régression de l'être. Plus qu'une analogie, la référence au rat, animal qui connote aussi l'idée de gratter et de déterrer, opère une véritable identification. A l'image du rat traqué par le chat - dans la scène de la mort des grands-parents - le bouffeur de morts vit dans son corps/prison tel un rat piégé. Le symbolisme animal renvoie ici à une terreur devant le changement et devant la mort dévorante. Le grouillement des rats et des voix exprime ce tourment devant la mort dans toutes ses dimensions. 

 

             La réification de soi se révèle aussi comme procédé de négation : « je ne suis même pas dans une vraie prison, c'est dans mon corps que tout se passe, dans une tour vivante, ne serais-je pas atteint de zoopsie ? » (Le déterreur , p. 67) . Les ténèbres carcérales suscitent l'angoisse ; à la noirceur sont liées l'agitation et l'impureté, ici la pourriture : « Pas un bruit de l'extérieur, rien qui me rappelle que je suis au monde, tributaire des hommes, rien qui me délivre non plus. . . Et dans quel passé je vis, dans quel rêve dénué de substance ? » (Le déterreur , p. 67) .

 

              Subissant le même dynamitage que le champ scriptural, en proie à une perpétuelle dépossession identique, le « je » trouve sa raison d'être dans l'espace de l'écriture qui se dessine comme le seul lieu possible de réalisation de l'identité par la parole fondatrice. C'est pourquoi, la continuité même de l'œuvre assure la perpétuation de cette parole/identité scripturale.

 

              Métaphoriquement, c'est à coups de négations, d’exclusions successives que va être cerné progressivement les contours du je/texte. Serait-ce quelque chose qui émergerait d'un vécu émotionnel ou corporel et qui ne pourrait s'exprimer de façon adéquate que par geste du corps ? La métamorphose et la profusion des voix nous semblent traduire cette « perpétuelle dépossession » du corps et de la parole, déjà évoquée.

 

              Le texte nous est apparu fuyant, à l'image du « je » errant entre son passé qu'il tente de retrouver : « je vais jeûner un peu, comme ça je remonterai loin dans le temps. » (Le déterreur , p. 49) , son présent douloureux qu'il consacre    « à réécrire (sa) vie » et son futur incertain, menacé par la mort.

 

              L'espace scriptural s'ouvre en étendue d'errance, refusant l'enfermement et la clôture. Le « je »/texte se veut en devenir : «  (. . . ) nous nous reverrons sans doute quelque part sur une autre nappe de gaz solidifié, vivants. Je vous salue bien. » (Le déterreur , p. 125) . L'un et l'autre s'associent à une même problématique du manque et de la quête. L'écriture procède du manque autour duquel elle se construit : « Tout texte littéraire est nécessairement constitué à partir d'une absence, d'un vide que l'écriture a pour fonction de remplir. Si le desiderium est le besoin, le manque qui impose à cette fonction de s'exercer, il est clair que le langage se mettra en mouvement pour atteindre un objet qui n'existe d'abord que par cette absence. »[9] . L'absence et la quête structurent le texte en même temps qu'elles en suscitent la génération.

 

               Or, l’écriture dépréciative du « je » qui tend à le démystifier comme acteur essentiel de et dans l'entreprise scripturale, n'en est pas moins narcissique et en tant que telle, l'érige en héros. Même négatif, le « je » , chez Khaïr-Eddine, marque le corps textuel de sa présence. Si nombre d'éléments biographiques sont plusieurs fois évoqués dans l'œuvre, donnant à celle-ci un aspect autobiographique, l'œuvre nous semble être, en tout cas, lieu d'élaboration du mythe personnel.

 

              Cette expression de soi à travers le récit mythique participe de cette élaboration du mythe personnel, au niveau de l'écriture. L'incarnation du « je » dans des figures imaginaires ou virtuelles - le dialogue avec Dieu, fréquent dans l'œuvre,  confond dans le rêve, la parole du « je » et celle de Dieu lui-même : « Quand je conduisis Dieu aux tréfonds du rêve il me murmura à l'oreille que tout était consommé, que l’espace s’était une fois de plus congestionné devant sa propre créature. » (Le déterreur , p. 110) - tient du roman familial , commun à toute une génération d'écrivains maghrébins de langue française.

 

              Khaïr-Eddine exprime son appartenance à cette génération « de la bâtardise » : « Quelle est la goutte de sperme qui pourrait jamais me déterminer ? » (Le déterreur , p. 14) . Etre hybride, « je » est né de parents d'une étrange nature, « papa-le-mauvais-zèbre et maman-la-vieille-chienne » et le déterminisme pèse sur lui dès la naissance, coupable d'être né, déjà exclu, intrus, subversif : «  (. . . ) paraît que je ne devais pas continuer à exister. Papa-le mauvais-zèbre attendait quelqu'un d'autre et c'était moi l'arrivant ! Je ne lui plaisais pas. Avait-il pressenti que la chaîne allait se rompre par ma faute (. . . ) ? » (Le déterreur , p. 11-12) .

 

              Le « je » est à la fois exclu en tant que transgresseur de tabous, jeté en prison par une société qu'il rejette lui-même : « (. . . ) je te fausserai compagnie quand il sera question de toi, de tes frères, de tes ersatz et des maquereaux habiles que tu paies pour faire d'un artiste un bouffon et d'un écrivain une loque géante. » (Le déterreur , p. 11) . C'est le versant négatif et « juif errant » (Agadir , p. 104)  . Pour le poète, l'errance est une pratique scripturale et une manière d'être.

 

              Cette œuvre aux sinuosités errantes, aux césures impromptues, aux ruptures cataleptiques est celle d'un créateur dont l'être est démantelé, réifié, disloqué qui semble s'arracher à la souffrance par la création. Celle-ci produit une œuvre traduisant une dépossession soudaine, un brutal dessaisissement. Se révèlent alors une impossibilité, un inaccomplissement qu’exprime « l'écriture raturée d'avance » . L'écriture sert à exprimer le malaise presque indicible et difficile à traduire par des mots qui est au fond du créateur. Trouver un chemin pour dénouer l'angoisse profonde qui en résulte s'origine dans la problématique archaïque du « je » qui tente de trouver des correspondances verbales mises en images pour s'exprimer. 

 

               Dans cette expérience, surgit le sens conjuratoire de la création qui est une lutte entre les forces de construction et celles de destruction tout en pointant la présence du vide. Nommer, mettre en ordre, correspond alors à la nécessité de faire surgir une forme dans le magma intérieur où il y a déjà tous les ingrédients. Dans la recherche de la correspondance formelle, reste à trouver le référent organisateur de soi-même et à faire face au problème de l'élucidation de soi-même.

 

              Toutefois, nous l’avons constaté, d'un certain point de vue, nous avons affaire à une œuvre défigurative, expression d'une unité rongée de l'intérieur. L'œuvre sera alors une reconstruction essentielle et singulière. La détotalité qui d'elle s'exprime n'est autre que l'expression d'un inachèvement sur le plan humain. Toutes les hétérogénéités diffuses rencontrées ça et là dans les textes, prennent alors sens et valeur, tout ce qui apparaissait comme vide de contenu, existences larvées dépourvues de détermination, s'éclaire alors à la lumière d'une lecture intérieure de l'œuvre. L'image du corps est un puzzle, le monde intérieur de celui qui parle, écrit, dit « je » est fragmenté, paralysé, clivé, inachevé. C'est à l'image du texte. L'écriture du « je » est alors projection sur le texte, des ruptures internes, du moi fragmenté.

 

               Ajoutons qu’ici l’expérience esthétique se double d’une expérience identitaire dans laquelle la construction de soi se structure autour et à partir des fragments[10]. « L’accès à une dimension esthétique [11] en soi servirait la puissance du sentir et assurerait à la chair dans le corps un meilleur fonctionnement. »[12] , le corps participant de et à cette dimension esthétique évoquée ici.   

 

              La question se pose alors de l'inachevé caractéristique de l'écriture et de l'œuvre de Khaïr-Eddine, par rapport au processus d'auto création.

 

2) : Esthétique de l'inachevé.

 

              Partant de « la guérilla linguistique » déclarée par « l'écriture raturée d'avance » le projet esthétique qui porte l'œuvre de Khaïr-Eddine, s’énonce d’abord à travers la mise en sape de plusieurs mythes.

 

              En effet, si « la guérilla linguistique » préconisée par l'écrivain dynamite ce que l'on a appelé le mythe de la francophonie[13], elle s'accompagne d'une remise en question des fondements culturels, introduisant la cacophonie dans le concert des cultures et instaure ainsi une interculturalité posée en termes de rapports conflictuels et par là même dynamiques. 

 

              Se déploient alors des stratégies scripturales que sous-tend une esthétique de l'inachevé qui pose la littérature comme tentative d'arrachement à l'identité et au réel, obligeant à repenser la notion d'interculturel dans son rapport avec l'esthétique et de voir en quoi ce rapport touche à la fois au mythe identitaire et à celui de l'achèvement esthétique. L'écriture et l'œuvre de Khaïr-Eddine se situent au point de jonction de « la guérilla linguistique » , de « l'écriture raturée d'avance »  et de ce que nous situons dans l'inter-dit, l'entre-deux et l'inachevé esthétique.

 

              Ainsi, la lutte déclarée contre la langue, la culture et l'identité monolithiques se veut aussi dès le départ remise en question d'une pratique de la littérature, d'une conception esthétique que traduit « l'écriture raturée d'avance » . Si l'écriture de Khaïr-Eddine s'en prend au mythe identitaire, essayant d'affranchir l'identité de tout discours totalisant et totalitaire, elle proclame aussi son propre affranchissement vis-à-vis d'une conception absolue de la création. S'attaquant conjointement au mythe identitaire et à celui de l'achèvement esthétique, L'œuvre de Khaïr-Eddine mène une réflexion fondamentale sur la littérature et la création.

 

              Dans cette perspective, cette phase de notre investigation pose un lien d'ordre scriptural, symbolique et esthétique entre l'interculturalité, la pratique scripturale de khaïr-Eddine et une conception de l'œuvre littéraire qui remet en question la tradition de l'achèvement esthétique.

 

              Il ne s'agit pas d'opposer ici le culturel à l'interculturel, étant entendu que le culturel lui-même s'inscrit dans un ensemble d'éléments, ayant certes sa cohésion interne mais constituée par la multiplication de ces éléments. Ceci est d'autant plus vrai s'agissant de la culture maghrébine de façon globale et marocaine en particulier. La pluralité et l'interculturalité existent au sein même de cette culture, ceci est un fait établi par nombre de recherches dans ce domaine[14].

 

              Cependant, cet aspect est quelque peu occulté par la plupart des travaux sur la littérature maghrébine de langue française qui se préoccupent plus des rapports entre langue française et culture dite maternelle de l'écrivain maghrébin, en oubliant que cette culture maternelle elle-même se place dans la dialectique des cultures arabe, berbère et africaine, dialectique dans laquelle se joue aussi celle de l'oralité et de la scripturalité.

 

              Ainsi, parler d'interculturalité à propos de la littérature maghrébine de langue française nécessite de placer cette notion à l'intérieur de la pluralité culturelle, maghrébine. De ce point de vue, la production littéraire de Khaïr-Eddine inscrit la question culturelle et identitaire dans l'interculturalité, donnant une grande importance à la dimension berbère, « sudique » mais aussi africaine de la culture marocaine. 

 

              Dès lors « la guérilla » annoncée vise à pulvériser les vieux concepts et à se libérer de la tyrannie de l'Autre mais aussi du Même, à affranchir l'identité de tout discours totalitaire, y compris celui de l'ancrage aliénant et oppressif. C'est dire que l'écriture pratique aussi bien le dialogue que la confrontation et s'en prend à l'impérialisme culturel de tous bords.

 

            « La guérilla » est alors une stratégie de résistance qui affirme l'irréductibilité de l'être à des normes culturelles, sclérosées. Pourfendeur de ces normes, l'écrivain est un esprit fondamentalement libre, empruntant toujours les chemins de traverse, construisant l'identité dans cette liberté essentielle, étant ainsi plus à même de figurer l'élément-carrefour entre les différents espaces culturels, d'être passeur de cultures,  par essence et par fonction .

 

              Les mettant en présence, les faisant dialoguer et les confrontant, les dépassant aussi, l'écriture de Khaïr-Eddine est le lieu de l'inter-dit de ces espaces culturels et identitaires, lieu à la fois « chiasmatique »  et générateur d'une culture plurielle, lieu d'élaboration de l'interculturel et de rencontre de l'ici et de l'ailleurs.

 

              L'œuvre est aussi en tant que telle, espace de franchissement et d'effraction, projetant l'acte scriptural dans une dimension symbolique dans laquelle apparaît le double sens de l'inter/dit. Les deux termes se rejoignent pour constituer un champ miné où la rencontre et la promiscuité avec l'Autre dévoilent, déterrent ce qui de et en soi est enfoui, terré, censuré, occulté.

 

              Entre l'inter-dit et l'interdit se tissent des liens importants quant au sens et à la signification de l'écriture. A partir de là, l'interculturel prend une signification plus large, évacuant même les délimitations géo-culturelles pour se situer, dans ce qui fait ontologiquement l'être.

 

              Voilà qui place déjà l'interculturel dans la prévalence de l'Autre dans la constitution de soi ; la fermeture à l'Autre étant une sorte d'achèvement à soi. L'interculturalité rappellerait, non seulement, l'inachèvement originel de l'être mais l'inscrirait aussi dans la trace, l'éloignement et la séparation.

 

              L'écriture de Khaïr-Eddine est espace où se côtoient des univers culturels divers, des types de codes différents, entre oralité et scripturalité, des paroles plurielles. Lieu de ces multiples discours, de cet inter-dit de cultures, de codes, de langues, de paroles, elle déborde d'un trop-plein. Cette profusion et cette submersion sous-tendues par un puissant désir de parole masquent le manque et l'inachèvement.

 

              Or, ce manque et cet inachèvement sont liés à une parole cachée, terrée mais qui pourtant travaille l'écriture de Khaïr-Eddine, c'est le discours de l'oralité, la langue et la parole-mère. Cet inachevé maternel, prototype même du manque, qui condamne ainsi l'écrivain à répéter l'absence, la vacuité dans la persistance du mystère d'une douloureuse omission, à écrire aussi à partir de ce qui ne se dit pas.

 

              La mort si présente dans l'œuvre de Khaïr-Eddine n'est-elle pas sans lien avec la recherche d'une maîtrise de cette absence ? L'importance chez lui de l'in figuration inscrit l'être dans l'inachevé et le représente dans sa réelle précarité, alors que la culture tend à le représenter dans un absolu, dans quelque chose qui affirme alors que l'inachevé relativise. L'inachevé esthétique exprimerait la subversion de l'appartenance et confirmerait l'œuvre comme champ de bataille, lieu conflictuel.

 

              L'interculturel vient nécessairement inscrire un manque en tant que prolongement, écart et échange, c'est-à-dire rien de fini. Il introduit une pensée inopinée, étrangère, une pensée de la différence et de la dissonance. Il pose l'inachevé comme concept esthétique à valeur axiologique et non comme simple accident dans le processus de la création.  

 

              Se dessine alors un vaste champ symbolique dans lequel prend sens le rapport entre l'acte de créer et le processus de l'inachèvement. Surgit alors, l'image maudite et vénérée du maternel qui est en question dans l'inachèvement. Il y a dans la création un espace d'inter-dit dans lequel l'inachèvement processuel serait dû « aux blocages » de la créativité.

 

              Se pose alors la question des résistances psychiques en rapport avec les résistances de la matière de création, le corps à corps avec les mots, le rapport avec la langue et les formes littéraires, la matière scripturale avec laquelle se bat l'écrivain. À partir de là, l'inachevé serait-il dans ce conflit, ces résistances à la fois psychiques, sexuelles, symboliques par rapport à la mère en tant que corps, langue et culture, mais aussi formelles, au sens de se rapportant aux formes scripturales ?

 

              Sans vouloir réduire l'œuvre de Khaïr-Eddine à une lecture étroitement psychanalytique, rappelons qu'une œuvre peut représenter la figure transférentielle d'une femme-aimée qui donne lieu à l'oeuvre -mère. Nous avons montré plus haut comment le maternel et la parole-mère, en tant que champ symbolique, culturel et identitaire, occupent une place focale dans l’œuvre de Khaïr-Eddine . L'œuvre entreprend un voyage infini vers le lieu « sudique » , lieu maternel, voyage plein de péripéties - que figurent ses différentes étapes, livres, jalons - que la fiction ne différencie guère du voyage onirique. La mort prématurée de Khaïr-Eddine fera que l'œuvre et le voyage resteront inachevés : triple identification du rêve au lieu et à l'espace, du lieu maternel, de la vie ou sa fiction au voyage, de l'écriture au déplacement mais identification aussi de la mort à l'inachèvement. Le voyage du banni, poète, héros n'est jamais achevé, la mort seule l'inachève.

 

              Cette œuvre est à la fois porteuse d'un manque et portée par ce manque fondamentalement lié à la parole-mère. Les béances qu'elle exhibe inscrivent un inachevé maternel dont se nourrit l'esthétique de l'inachevé en question ici. Cet illimité-inachevé-inter-dit, présent dans une pratique scripturale qui fait voler en éclats toute clôture, reste lié à d'archaïques retrouvailles avec le maternel.

 

              Le lait/urine qui « matérialise » le je/corps, instrument dont se sert le père pour « allaiter ce papillon » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 59) , être à la fois fragile et éphémère[15] dont le symbolisme se rattache aussi à ses métamorphoses, semble suggérer l'élément maternel et féminin curieusement présent et absent de cette scène :  « Ma femme dort. Je suis couché auprès d'elle » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 59) . La séquence s'ouvre sur la femme endormie ne laissant d'elle dans la suite du texte que l'élément dégradé de l'urine qui la symbolise.

 

              Il y a ainsi une sorte d'inachevé maternel, d'illimité féminin qui dominent ce passage marqué par une esthétique où par l'irruption de l'inconscient, à travers l'image du papillon et celle des métamorphoses du corps, la parole tente d'enfreindre toute limite, toute clôture et toute loi, privilégiant le monde archaïque, monde sans limite, de fusion et de confusion. L'image finale d'ingestion par le pénis de tout élément intrus (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 60)  renvoie en même temps au sexe féminin et à une oralité dévorante, caractérisés par la rétention, l'absorption et la dévoration alors que le sexe masculin est éjaculation/expulsion. Il en est ainsi du texte qui s'élabore au lieu même où se forme la parole, dans une zone indécise où le dit et le non-dit opèrent dans la confusion, dans un incessant va-et-vient entre la fiction et la réalité.

 

              La séquence finale (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 171-173) inscrit les ultimes propos de    « je » dans un mystérieux et énigmatique féminin, absent :    « Je ne la revis plus. Elle n'existait plus. » (p. 171) , le laissant  « agitant dans mes nerfs un fouet jamais vu » (p. 171) qui rappelle le « poème/claquant qui agitait mon sang avec/des visages de femmes pas encore contemplés. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 146) .

 

             Ainsi, cette disparition étrange de « Elle » - dont on se demande si elle renvoie à un élément narratif, déjà mentionné dans ce qui précède ou si elle constitue une présence-absence qui vient accentuer l'ambiguïté des choses - mène le récit vers une perte irrémédiable, un manque absolu et un inachèvement tragique : « ils n'étaient rien de moins qu'un déchet de la vieille intelligence. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p.173).

 

              De là cette contradiction dynamique : celle du fantasme où l'œuvre s'origine dans les profondeurs inconscientes et où le vécu de l'enfance tient une place essentielle mais le fantasme originel apparaît comme radicalement insuffisant à fonder ce qui constitue l'œuvre en tant que création. Une véritable lutte s’engage : il s’agit de créer des structures nouvelles contre l'érosion de la mort.

 

              Dans Une odeur de mantèque , tout en surgissant de cet enfer intérieur, demeure une image dominante, celle de    « L'Utérus, autre bête dont ils se défiaient. . . Bête qui les fomenta, les ayant vomis crus courant sur les insanités dont s'honore cette glèbe ! » (p. 119) . Cette image, associée à celle de l'eau du « oued sale » (p. 119) ou celle contenue dans cette nécessité : « Fallait, pour traverser cette eau s'allumer soi-même ! » (p. 45) , ou encore « cette eau roulante (que) nous tentons de traverser » (p. 47) ou précédemment ces « rafales d'eau qui le transperçaient » (p. 118) constituent des symboles majeurs et matriciels d'une écriture de la dévoration, de la béance, du gouffre et de l'engloutissement mais aussi de l'enfantement.

 

             L'écriture s'apparente alors à une oralité dévoratrice et menaçante. « L'Utérus » que la double majuscule amplifie, apparaît comme une béance diabolique : « larme vraie du Diable » (p. 119) . L'écriture génère ce monstrueux qui se manifeste à travers toutes les anomalies textuelles, déjà relevées.

 

              Manque du manque, absence de l'absence, cet inachèvement processuel semble de l'ordre du pathologique. Il aurait à voir avec un trop plein. [16] . Or, le manque, la béance, le trou sont une nécessité à toute création. Celle-ci n’est-elle pas aussi confrontation au manque féminin, à l'engouffrante béance de la femme, posant ainsi la question de la castration symbolique par rapport à ce manque féminin ?

 

              Se produit alors ce que l'on rencontre souvent dans l'œuvre de Khaïr-Eddine, « l'œuvre effleure l'inachèvement dès lors qu'elle ranime d'insupportables blessures »[17]. L'œuvre est alors plaie, souffrance. Elle est sans cesse menacée d'abandon, celui-ci ayant à voir avec celui de la mère chez Khaïr-Eddine. L'écriture est alors travaillée par la perte de la parole mère, corps féminin perçu en terme d’incomplétude et de dépossession. L'inachevé devenant œuvre de l'abandon et abandon de toute œuvre. Revient sans cesse dans celle de Khaïr-Eddine, la question de la dispersion, de l'émiettement de l'esprit, lorsque la parole pleine, celle du souvenir fait face à la parole vide du silence et de l'oubli.

 

              Cette plongée, dès le début du texte, d’Une vie, un rêve, un peuple toujours errants dans le nocturne et le refoulé, dans les profondeurs effrayantes de prime abord de la vie et de l'humanité, figure l'entreprise scripturale comme saut dans un vide terriblement énigmatique. Si celui-ci signifie, d'une part, qu'on ne sait pas où on va, il exprime, par ailleurs, une vacuité, un manque, une absence, une perte à combler mais que l'écriture inachevée ne fera que creuser. Celle-ci se propose alors de ramener à la surface du langage le refoulé et l'indicible. C'est pourquoi, elle s'entreprend dans une lutte âpre, longue, difficile et dans une incertitude totale.

 

             Déterrer ce qui se terre et se tait conduit l'énonciation en des « contrées sinistres » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 11) d'où surgissent des images de mutilation, d'inaccompli et d'inachevé : « Ici, les hommes n'avaient ni pieds, ni jambes, ni bras » (p. 12) . L'écriture exhibe d'emblée une monstruosité, coutumière chez Khaïr-Eddine, à travers le zoologique : « ils ne se distinguaient des autres créatures que par un ventre ballonné et une bouche sans dents d'où pendaient une langue pareille à la trompe du tamanoir. » (p. 12) . L'acte scriptural devient dès sa naissance mise en scène du manque, de la déformation et de la monstruosité. 

 

              L'inachevé est là dans le manque, la perte et la quête de la langue-mère qui subsiste dans l'écriture comme inachèvement, comme quelque chose qui n'a pas accès à l'écriture mais qui s'inscrit en elle comme trace. C'est sans doute ce qui produit cette écriture à trous, éclatée, fracturée, fragmentaire et ce, d'autant plus que la langue qui dit la mère reste inaccessible à celle-ci.

 

             Subsiste dans l'œuvre de Khaïr-Eddine quelque chose qui ne cesse pas de s'écrire, ouvrant l'esthétique à une pensée de l'inachèvement et de l'illimité. C'est pourquoi, l'œuvre vestigiale est aussi pleine d'un remplissage qui rejette le vide, l'absence, l'abandon et la mort. Inépuisablement quelque chose s'évade, s'échappe, s'élabore, se reconstruit, exhibant une faille abrupte où s'évanouissent les formes pures. L’écriture travaille dans la béance, l’inachèvement, le vide révélé entre l’absence définitive et une présence totale.

 

              De ce point de vue,  l'écriture de Corps négatif  permet de dégager un certain nombre d'éléments significatifs quant à la présence de l’esthétique de l’inachevé dans le fonctionnement du récit. Par exemple, le contenu et le déroulement de la séquence (p. 23-24) rendent compte du processus qui travaille l'écriture. Ce segment narratif se situe entre deux blancs de l'écriture et de la mémoire. Il manifeste ainsi l'émergence soudaine et difficile de la parole mémorielle  « gorgé(e) (de ce) chant (qui) tissait au fond du silence de longues et infinies trames » (p. 23), celle-ci bute dans son élan pour se dire sur ces « remparts de pisé » (p. 23), « son ouverture heurtant dans un attentat d'ombre épaisse la lumière du dehors. » (p. 24) .

 

             La parole qui tente de s'exprimer dans Corps négatif révèle ses origines profondes et inconscientes et nécessite la recherche d'un sens enfoui dans les couches les plus obscures de l'être. Le texte se construit alors tel ce tableau qui pourrait aussi bien figurer le récit : « Alors les tons jusque-là indifférents changeaient, s’enroulaient, se coagulaient dans les pailles et les détritus qui semblaient rythmer une ancienneté sur laquelle s’attardait l’œil un instant avant de charger l’escalier aux marches craquelées, bourrées de résidus. Son ouverture heurtait dans un attentat d’ombre épaisse la lumière du dehors. Puis il serpente horizontalement, tourne en angle visant d'un trait une issue, remonte et coupe net une largeur »  (p. 24) . La suite de la séquence poursuit ce qui semble correspondre au trajet même de l'écriture : « on jurerait que tout l'univers y donnait par saccades, dressé, pointé vers l'incohérence, jusqu’à ce que finalement, il nous encombre avec son vertige palpitant et plus fort quand, au bout du trajet, nous tombons en même temps que la ligne des dernières marches (. . . ) au point que l'on se demande si la sève ne contient pas le mobile du délabrement ; mais en fait, l’on ne prête jamais assez d’attention à tant d’éboulis. » (Corps négatif , p. 24) .

 

              Pratiquant la rature, les retouches,  entrecoupant le texte de réflexions sur son propre déroulement, l'écriture de Khaïr-Eddine place les techniques de digressions, d'emboîtements et d'enchâssements dans un désordre processuel, une discontinuité scripturale qui traduisent l'inachèvement de l'être dans celui des mots. Ces mêmes techniques figurent aussi l'inter-dit évoqué ici, création de formes semi-ouvertes - nombreuses sont chez Khaïr-Eddine, les promesses de récits, les phrases suspendues, les fins de livres où se manifestent des aboutissements, mais sont-ils des achèvements ? - la clôture étant toujours différée.

 

              Présente dans l’écriture de Moi l’aigre , cette esthétique déconstruit, fragmente, effrite, brouille et livre une œuvre éparse, écaillée, parcourue par un étrange mal-être, comme cet « oiseau-homme-caillasse qui atrophiait dans ses mouvements tout ce qui pouvait le faire ressembler à un être humain. » (Moi l’aigre, p. 9-10) . Débris et fragments ininterrompus, singulier flux d'images, « l'œuvre effrangée »[18] tente d'exprimer un manque à être par la mise en forme discursive de la mutilation, de la dévoration, de l'engloutissement et de la mort.

 

             Ainsi, la remontée vers le géologique premier que figure l'ultime énoncé de Moi l'aigre : « nous vaincrons ceux qui ont changé leur monde mais pas le Monde et qui nous expliquent le sang en délestant la terre de son froid minéral originel » (p. 158) , s'effectue dans la remise en question du langage, dans sa destructuration et la formulation d'une exigence de liberté du langage. Ceci se réalisant dans une plongée aux sources de ce langage, dans « cette nuit conceptuelle » (Moi l'aigre , p. 153) , dans cet « originel » (p. 158) par lequel le livre s'achève mais dans l'absence de toute clôture, sans point final. Ajoutons que ce « froid minéral originel » qui constitue l’aboutissement du livre et de son écriture, qui est aussi sa mise au monde, est symbolique de l’état initial du processus du saisissement créateur ainsi que de la sensation de frisson et de froid qui préside à celui-ci : « toute mise au monde est aussi une mise au froid. »[19] .

 

             A la fois déferlement heurté et brutal de mots-coulées, mots-« saccades » (Corps négatif , p. 11) ,  mots-saignées, transe du langage jusqu'au « vertige » (p. 24) et à   « l'incohérence » (p. 24) , Corps négatif s'inscrit dans cette esthétique de la chute et « du délabrement » (p. 24) qui donne un texte fragmenté dont les éléments sont semblables à des « éboulis » (p. 24). Notons que ceux-ci reviennent ailleurs sous forme de « gravats » (Corps négatif , p. 18-19), de    « miettes » (Corps négatif , p.18) et de « paquets d'eau » (p. 13) qui apparaissent plusieurs fois dans le texte. Ce dernier reste le lieu où « Tout charriait mes pensées » (Corps négatif , p. 23).

 

              Si le narrateur ne sait plus qui il est, le texte, quant à lui, ne sait plus où il en est ! Semblable à ce « livre jamais ouvert » , au fond d'une cave et qui fait peur (p. 102) , Histoire d'un Bon Dieu , livre-cave dans lequel on pénètre « en vue d'y voir clair » (p. 102) est travaillé par le processus de l'effritement. « À peine étais-je dans la cave que tout s'effritait » (p. 102) , dit le « Bon Dieu » à propos de sa tentative de saisie de lui-même à travers « ce fameux écrit »    (p. 92) , l'écrit-poème de sa vie. Tel semble être le processus suivi par le récit pris dans une problématique de la parole qui a du mal à se fixer dans une continuité et une logique narrative.

 

             Si tous ces éléments semblent appartenir au même puzzle qui reste à reconstituer, leur éclatement dans l'espace textuel participe de cette écriture en perte d'elle-même, parfois réduite, à « un mot versé au cœur des gravitations » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 132) , dans ce chaos narratif parsemé de  « mots-trappes »(Histoire d’un Bon Dieu , p. 129) , à l'instar de ceux que nous avons relevés et mis en évidence par leur typographie. Toute lecture se heurte à eux, obligée de considérer le mal être, la blessure et l'échec qui se crient à travers chacun de ces mots : « Tes mots roulent dans le sable, t’expulsent, réintègrent tes débris et t’étudient. » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 102) .

             

             Le texte se déroule dans un univers où se télescopent les différents ordres temporel, spatial, religieux, humain, animal et élémental, où tout se décloisonne pour mêler toutes les dimensions, où les images se heurtent, récusant en même temps les structures syntaxiques et les catégories logiques et sémantiques par la dislocation de la phrase[20], imposant pour finir une parole et une pensée affranchies des structures dictées par la logique.

 

              La pratique du décloisonnement, celui des formes, des genres, des discours et des cultures, met en place une esthétique des commencements où l'œuvre commence là où elle finit. Cette même esthétique fait du déplacement l'essence même de l'expérience scripturale. L'écriture nomade qui inscrit l'inachèvement, serait le propre de l'écriture. Khaïr-Eddine montre qu'écrire, c'est s'aventurer à l'infini dans un espace d'errance. L'écriture nomade est perpétuellement dans l'inachèvement comme la marche dans laquelle l'horizon se déplace à mesure. La pensée de l'inachèvement est pensée errante, son impossible accomplissement justifie à lui seul son recommencement interminable dans l'espace littéraire.

 

              Khaïr-Eddine voyage fiévreusement, indéfiniment, dans la réalité comme dans sa fiction littéraire ; le rêve est le lieu de cet espace habité par le « sudique » alors pensé comme espace qui se découvre quand on le répudie. L'expérience comme déplacement fait de cet espace sa référence, c'est avant tout dans le voyage intérieur qu'elle déploie sa spécificité et sa nouveauté. On note chez l'écrivain la prégnance du lieu, de l'espace, du transport et du déplacement, ainsi qu'une nette importance de la métaphore du car toujours en provenance ou en partance vers le Sud.

 

              L'écriture est chez lui, pensée en mouvement, revenant sur ses pas, en éternel retour sur elle-même, avançant à coups de déconstruction, construction, reconstruction. Tel est le principe de « l'écriture raturée d'avance » . Nous avons vu comment l’écriture rature le sens unique du texte et l’univocité du langage en abolissant les distinctions génériques et comment elle contraint à interroger la rature et sa signification, formulant un questionnement essentiel de l'écriture et mettant en place une esthétique de l'inachevé.

 

              On connaît l'importance dans l'œuvre de Khaïr-Eddine de la fragmentation, du chaos qui d'Agadir à Mémorial  rappellent l'inachevé du monde et de l'être. La poétique du chaos, de la violence, de la destruction, du vide jamais comblé, plutôt creusé, travaille une œuvre vestigiale dans laquelle le chaos est à la fois préalable destructeur et force créatrice.

 

             Annoncé par « la pierre vide » (Agadir , p. 121), le retour du séisme et de l'effondrement de la ville, relevé comme séquence-repère dans le texte, réactive un moment fondamental du récit, ainsi que sa dimension incantatoire, retrouve l'aspect formel du langage poétique, celui de la voix intérieure, de ce « cri suffoqué » (Agadir , p. 121) par lesquels le narrateur formule son désarroi face à son interrogation majeure : « Faut-il bâtir sur l'emplacement de la ville morte ? » (Agadir , p. 126). La création doit-elle se faire à partir de la mort et du chaos ? La quête de la ville à bâtir n'est-elle pas aussi celle d'un langage à réinventer ? Trouver la configuration de « LA NOUVELLE CITE »[21] (Agadir , p. 123) - préoccupation reprise plusieurs fois dans le récit[22] - corps fragile dont la topographie reste introuvable, faisant l'objet d'une quête perpétuelle, n'est-ce pas aussi la métaphore de la recherche scripturale ?

 

              Comme dans Agadir, une catastrophe tellurique s'est produite, condamnant l'écriture naissante d’Une vie, un rêve, un peuple toujours errants  à une fragmentation inévitable ; « au début le chaos » , tel est le sens de cette première séquence du texte. L'écriture émerge alors d'un chaos originel, d'un monde qui n'en est pas un : « (. . . ) cette fausse clarté (. . . ) nature (. . . ) faussé(e) par de monstrueux primates (. . . ) » (p. 9-10) . L'écriture ne propose pas un monde structuré et hiérarchisé, comme tendrait à le faire traditionnellement le roman dont se réclame le livre, mais elle annonce le retour d'un univers refoulé et d'un temps oublié : « Encore cet abominable lieu ! (. . . ) Tout se passera là (. . . ) à ras de terre si tant est que ce monceau d'atrocités en est une. » (p. 9-10) . L'écriture brise aussi le « silence pesant et insupportable (qui) s'établit sur toute chose durant le jour. » et déjoue la « Terreur que la nuit gonfle de son grondement lorsque la mer proche bat son plein. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 9) . 

 

              Ici, l’esthétique de l’inachevé apparaît dans ce chaos qui précède la création. Une vie, un rêve, un peuple toujours errants figure ce magma obscur, habité d'un grouillement au début de la création, qui semble le matériau premier d'où toute création prend sa source et son origine. Le processus déclenché reste douloureux au début. Les souvenirs vivants veulent être dégagés, verbalisés. Ici l'écriture n'est pas seulement quelque chose qui vient remplacer une réalité défaillante, c'est aussi quelque chose qui fait face au chaos, qui veut résister au désordre général. Agadir , l’œuvre dans son ensemble montrent qu’écrire ce n'est pas seulement un manque à combler, c'est aussi instituer un ordre qui rassemble tous les éléments dans l’enceinte circonscrite de l’écriture dont le créateur entend  maîtriser les divers éléments.

 

              Il y a à l'œuvre dans l'écriture et la pensée de Khaïr-Eddine une puissance d'inachèvement, un inachèvement revendiqué. Toute son expérience scripturale insiste sur la confrontation aux forces du chaos qui détermine l'acte de créer, tout entière traversée par un désir puissant d'échapper à un devenir fatal, elle est mue par un refus fondamental du néant et de la mort. L'inachevé exprime avec passion cet acte qui s'inscrit dans le conflit. C'est ici que prend sens l'alliance de l'écriture et des ruines dans leur pouvoir d'évocation de ce qui n'est pas, de ce qui n'est plus observable de part en part sous nos yeux, de ce que nous ne pouvons plus entendre. Khaïr-Eddine écrit bien à partir de ce qui ne se dit pas ou plus.

 

              Dans Agadir, il est question d'un monde anéanti, cachant un espace souterrain que l'écriture explore en un travail que les derniers mots du livre formulent ainsi :  « Mais on continue d'errer de forer On se fore On est trop dur » (p. 142). Les textes abordés ici entreprennent la poursuite du même type d'approche à propos du moi souterrain et du mythe identitaire, d'une histoire individuelle et collective, marquée par le pouvoir, sondée dans ses arcanes les plus profonds et les plus obscures.

 

              L’écriture qui s’énonce par bribes comme dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants  (p. 9-15) rend compte de façon énigmatique d'un univers en dégénérescence, d'une préhistoire monstrueuse où tout n'est que « corps amorphe » (p. 13) . La mémoire de ces êtres sans « corps solides (. . . ) bulles évanescentes » ne peut fonctionner que dans la monstruosité de la dévoration. « Ils se souvenaient par bribes, se resituaient dans un temps que la mémoire de l'être qu'ils avaient dévoré leur restituait aisément.  » (p. 14) .

 

              Il y a un parallèle à établir entre ces êtres épars qui traversent l'espace scriptural et la vacuité du monde dont il rend compte aussi. L'écriture devient alors dé/figuration en ce qu'elle ne cherche pas le figuratif et le représentatif, se nourrissant plutôt, de façon anthropologique, de tout ce qui relève de la difformité et de la monstruosité. 

 

              Avec l'esthétique de l'inachevé, nous sommes dans une pensée du sporadique, du parcellaire et du lacunaire, dans un faisceau de pensées et de paradoxes. Il faut rechercher la vérité du surgissement, du désordre et de la naissance des fragments épars qui constituent l'écriture de Khaïr-Eddine. Le fragment comme parole « insulaire » [23] se démarque de toute pensée de l'aboutissement mais recherche plutôt le processuel, la mise en acte, l'accomplissement, en tant que chose en train de se faire, plus que l'aboutissement. Ici s’impose le lien avec le processus de la parole en acte tel que nous l’avons appréhendé plus haut. 

 

              Toute l'écriture de Khaïr-Eddine tend à montrer la fragmentation et l'émiettement présents dans l'univers - Mémorial  en est un bon exemple - les êtres aussi s'inscrivent dans la mouvance, le provisoire, d'incessantes transformations, ignorant l'immobilité et dissolvant le contour des choses. Son écriture est disruptive, l'inachevé s'y inscrivant à la fois comme style et comme processus inhérent à la création.

 

              Une vision planétaire expose dans Mémorial une perception apocalyptique de ce monde livré à la monstruosité et « au museau des armes » (p. 27) , en proie à la violence, ravagé par les guerres, menacé par la catastrophe nucléaire (p. 37) et la mort des cultures : « Mais si tu remontais d'où tu chutas, /entendrais-tu le râle/du Silence et des Sciences ? » (p. 18) , dominé, enfin, par une douleur universelle qui trouve  dans la figure du Christ son expression la plus symbolique :    « On le tua au Golgotha, /tout l'univers se convulsa » (p. 31) .

 

             Mémorial  est ainsi rythmé par le cri du monde car le monde qui se dessine ici est le théâtre où se déroule le conflit entre les forces de destruction et celles de la régénération et de la libération : « et des Déluges mémorables hurlèrent (. . . ) /et l'innocence saigna dans le pistil des fleurs ; /des dieux déroulèrent l'extrémité du ciel/en images effroyables. » (p. 10). La vision planétaire qui donne lieu à l'écriture de l'apocalypse, du chaos et de l'effondrement libère de nouveaux espaces de pensée.

 

              Lieu de la relation et du multiple qui constituent un mode propre à l'imaginaire, sortie de soi et rencontre avec l'Autre, le poème se confirme ici, dans Mémorial comme rupture et écart, comme expérience de la multiplicité à travers l'espace et du changement à travers le temps. L'inachevé renvoie au foisonnement possible de visions itinérantes, à des formes entre-closes et toujours en constitution, des formes en gestation.

 

              Dans Mémorial , le monde est énergie diffuse, flot, flux, flottement, traduisant l'inachèvement constitutif de l'homme. L'écriture, discours intermittent, parole discontinue, écriture d'effraction, rend l'immédiat, l'éphémère, le mouvement. Or, ici, l'écriture tient plus d'une expression par parcelles d'une pensée en mouvement revenant sur elle-même. 

 

              L’esthétique de l’inachevé dont nous avons tenté de déceler quelques signes dans ces propos nous semble procéder, pour une part importante, des relations étroites que l’écriture entretient avec l’univers de l’oralité. En effet, l’inachevé perçu tant à travers le fonctionnement du texte et les mouvements de l’écriture, est aussi contenu dans les propos mêmes de l’écriture. Cette écriture lacunaire traduit l'inachèvement dans son être et dans son origine même. Rien de ce qu'elle secrète n'est jamais vraiment achevé en raison des mouvements incessants qui l'animent.

 

               Ainsi, l’inachèvement est ontologique, inscrivant la dimension universelle de l’œuvre que nous étudions ici. A cet aspect ontologique s’ajoute celui qui concerne le rapport avec la culture, la langue et tout cet espace que nous avons souvent nommé « parole-mère » et dont la présence dans l’œuvre se manifeste sous cette forme inachevée.

 

              Pourtant cette esthétique de l’inachevé qui exprime le manque à être, est portée à son tour par une force qui en fait aussi une esthétique créatrice et sous-tendue par une pensée. Ce dynamisme et cette pensée sont à rechercher dans le travail des mots où se rencontrent deux éléments prépondérants dans l’œuvre.

 

3) : Parole scripturale et puissance de l’imaginaire.

 

               L'expérience du langage est à travers le mouvement des mots, ébranlement du langage remis en question en tant que tel. Elle impose de repenser le rapport des mots et des choses.

 

              En effet, lorsque l'écriture pousse le langage jusqu'à ses limites, elle oblige à s'interroger sur la fonction du langage par rapport à la réalité qu'il est censé dire. Le travail sur les formes du langage mène à une interrogation sur l'ordre des choses. Dire ne se ramène pas « à la reproduction d'une signification déjà donnée dans la réalité » [24] .

 

              Il s’agit de montrer alors comment à travers la conjugaison de la parole scripturale et du pouvoir de l’imaginaire s’expriment une pensée et une esthétique où se fait sentir l’influence de l’oralité.

 

              L’un des points d’articulation de la pensée et de l’esthétique que dégage l’écriture c’est la symbolique du séisme et du chaos. La fin du récit d’Agadir  (p. 142-143) éclaire pour une part, la lecture du texte en désignant le séisme intérieur comme propos fondamental de l'écriture : « C'est donc moi mon rival (. . . ) Une ruine voilà ce que je suis devenu » (p. 142).

 

              Ainsi, le projet scriptural qui a tenté la destruction d'un ordre moribond et la construction d'un futur qui s'inspire de ce qu'il y a de meilleur dans l'ancestral : « Il faut bâtir sur du vide voilà. (. .  . ) je construirai un beau rire s'égouttant des rosées ancestrales. » (p. 143), vise la recherche de soi à travers les autres et la réflexion, tout aussi fondamentale sur la littérature et le sens de l'écriture : la destruction/construction préconisées et pratiquées, touchant en premier lieu le champ scriptural et celui de la création.

             

             L’ultime séquence d’Agadir  pointe les rapports établis, tout au long du récit, entre l'interrogation obsessionnelle du narrateur : est-il possible de (re)construire à partir de l'anéantissement et de la mort ? et la nécessité d'un projet scriptural nouveau : « Il faut bâtir sur du vide voilà. » (p. 143).

 

              Dans sa mise en œuvre d’un processus d'éclatement et de dispersion, l'écriture de Khaïr-Eddine montre ainsi que non seulement les choses sont absentes du langage mais qu'elles sont aussi absentes à elles-mêmes. Le processus d'éclatement est aussi processus de création d'un « vide où se précipite le langage »[25] . L'écriture devient alors lieu où le langage comble ce vide tout en masquant sa vacuité. On s'aperçoit alors que le langage ne fait rien d'autre que tenir le discours de ce vide. Il dit les choses comme elle sont, c'est-à-dire comme elles ne sont pas. 

 

              Le séisme provoque donc l'effondrement du sens, oblige à des remises en question, expose l'effondrement du mythe identitaire et conduit à une quête du moi et du langage. La littérature est alors approche de l'obscurité, expérience de la descente vers les profondeurs, plongée dans la solitude, confrontation avec la mort[26]. Tel est le message du    « DOCUMENT » (p. 117) et de « LA LETTRE » (p. 127) dans Agadir  : « D’ailleurs, il m'est impossible de situer l'endroit. (. . . ) Il m'est impossible de décrire ce lieu-là. » (Agadir , p. 117-118) .

 

              Ainsi, l'écriture de la rature est hantée, minée par le spectre de la mort et du néant jusqu'au délire et à l'obsession, marqués par le retour cyclique à des thèmes, des lieux, des constructions scripturales, répétées dans le récit, le ponctuant par ces répétitions obsédantes. C’est à travers le jeu des défaillances de la représentation, dans le glissement des réseaux de la signification que fonctionne ici le langage « Disant les choses en leur absence, le langage ne dit finalement rien d'autre que l'absence des choses. » [27] .

 

               De là le rapport essentiel du langage à la mort : « le langage de toujours travaillé par la destruction et la mort (. . . ) Une dimension intérieure au langage qui est celle de la mise à mort du langage. »[28] . Cet aspect fondamental a à voir avec la question de l'inachèvement évoquée dans ce travail, dans la mesure où l'écriture s'applique à révéler cette mise à mort du et par le langage. L'inachèvement et la mort sont au centre de cette préoccupation de l'écriture quand elle invente tout un fonctionnement du langage dans lequel se lit le rapport secret et profond du langage avec la mort. L'œuvre de Khaïr-Eddine témoigne de ce que le langage porte en soi de mortel.

 

              L'avancée de l'écriture s'assimile alors à ce processus décrit : « Je le répète la route se faisait à mesure que j'écartais mes propres ruines dans ce silence obturé. (. . . ) Il fallait errer pour se rencontrer, voir son image. » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 129) , dans un corps à corps avec les mots « parsemés de trappes » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 129) ,  rappelant la difficulté de se dire.

 

             Semblable à la traversée d'une étendue chaotique, espace de désolation où les blancs de et dans l'écriture sont autant l'expression de la perte que du vertige de l'écriture, le récit est parfois noyé dans son propre flux ; le chaos laissant la place à la submersion. L'écriture à la fois eau, encre, sang, purulence et sperme « coulerait son encre abondamment écrirait paragraphe par paragraphe ses textes les plus obscènes » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 133) , devenant « éclaboussures » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 133) . Mêlant le sexuel, le scriptural et la mort, l'écriture s'inscrit alors dans l'ambiguïté et la violence du désir.

 

              Il y aurait donc une sorte d'impensé du langage, que la littérature décèle : c'est lui qui fait que, du fond du langage, d'en dessous des mots, ça parle. Mais de quoi est-ce que ça parle ? De cette expérience néantisante, justement : de la mort qui est le secret de tout vrai langage. Toute l'œuvre de Khaïr-Eddine déplace et déséquilibre le langage, le fait glisser à l'infini, se perdre pour devenir « ce langage d'en dessous (. . . ) , le langage caché dans la révélation révèle seulement qu'au-delà il n'y a plus de langage, et que ce qui parle silencieusement en elle c'est déjà le silence : la mort tapie dans ce langage dernier. »[29] .

 

              La figure de la mort qui revient à chaque livre, à chaque page de l'œuvre de Khaïr-Eddine, court sur la surface des choses en éclairant leur réalité de sa lumière singulière.    « La mort est douée désormais de ce grand pouvoir d'éclairement (. . . ) La mort, c'est la grande analyste qui montre les connexions en les dépliant, et fait éclater les merveilles de la genèse dans les rigueurs de la décomposition : il faut laisser le mot de décomposition trébucher sur la lourdeur de son sens. L'analyse, philosophie des éléments et de leurs lois, trouve dans la mort (. . . ) Ce grand œil blanc qui dénoue la vie. »[30] qu’évoque notamment Histoire d’un Bon Dieu : « Il avait mangé son œil et n’était plus qu’un mot versé au cœur des gravitations. » (p. 132) . 

 

              Formant un amoncellement de mots évocateurs d'une réalité d'une extrême noirceur où le mal, loin d'être évacué est pris au sérieux et regardé en face, la densité compacte du récit rend compte de la lente montée de l'angoisse, qui est aussi celle du vide et du silence, en une effrayante danse de la mort. L'intrigue politico-policière dans Histoire d’un Bon Dieu s'organise autour de la mort et du cadavre disparu d'un ami qui « a légué sa dépouille » (p. 151-152) au narrateur parti à la recherche de son « héritage » insolite. Cette enquête s'accompagne d'un sentiment de persécution chez le narrateur poursuivi par ses accusateurs car cette enquête traque aussi le « je » : « C'est moi qui suis en jeu maintenant » (Histoire d’un Bon Dieu , p.149) . Saisis dans la même difficulté, l'être et son dire sont renvoyés l'un comme l'autre à un « enfer » (p.189) où se joue la fin/mort du récit et de la parole qui devient alors « grésillement métallique de (l') être » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 189) comme dans Corps négatif elle s'anéantissait en un    « braillement continu » (p. 84) .

 

             L'écriture est au cœur d'une lutte à la fois contre le néant et la mort et contre le sens doxologique et théologique qui menace le langage et engendre, sans doute, cette peur envahissante qui paraît générer l'écriture. Celle-ci ne manque pas de dénoncer, à travers l'histoire collective et individuelle un processus fondé sur la peur et générateur de révolte, dans lequel l'écriture aurait incontestablement une justification, une raison d'être. « Tout un peuple s'annihile (. . . ) soumis à une peur âpre et grotesque. La peur des braises dictées et mille fois commentées par des théologiens qui ont sacqué la langue arabe (. . . ) On m'a surtout enseigné la peur, j'en étais transi. » (Moi l’aigre , p.36-37) .

 

               Cette peur mortelle, associée à la sacralité de l’écriture, s'inscrit dans le corps/texte qu'elle tatoue en grosses lettres : « AIE PEUR DE MOI, JE SUIS TON PERE ! AIE PEUR DE DIEU ! AIE PEUR ! LE ROI, C'EST LA PEUR » (Moi l’aigre , p.38) . Ainsi gravée sur la page blanche, la peur s'infiltre dans le corps du texte comme elle « rampe sur (le) corps et se roule dans (les) méninges » (Moi l’aigre , p. 38) . Tenaillée, l'écriture a « pris cette peur à (son) compte (et) la mort en charge » (Moi l’aigre , p. 37) . C'est sans doute la raison pour laquelle, le langage est toujours chez Khaïr-Eddine à la mesure du mal subi et s'impose comme langage insurrectionnel : « Je l'ai fouettée, mangée, recrachée » (Moi l’aigre , p. 37) , annonce l'écriture à propos de l'œil de la peur/mort. L'acte scriptural se proclame comme tentative violente d'évacuation de l'angoisse de la mort et comme refus de celle-ci.

 

             Dans Une odeur de mantèque , l’espace tout entier, y compris celui du texte et de l'écriture se prête à une traversée de la mort et à une confrontation avec celle-ci. L'omniprésence troublante et pesante « d'un mort, cadavre, ancien tueur, vivant irrémédiable, statue » (p. 46) marque cet espace hanté par la mort, où défilent des « processions » interminables (p. 44-45) et qui se métamorphose au gré de l'écriture jusqu'à l'hallucination : « On devait voyager, moi, l'homme (et) une femme ? Non ! Il n'y avait avec nous que nous-mêmes. » (p. 45) .

 

                     Dans cet espace, obsessionnellement mortuaire, tout semble se diluer, les contours, les repères perdent toute limite, les éléments deviennent incertains et les êtres sont atomisés : « Fallait pour traverser cette eau, s'allumer soi-même ! Sortir de son âme quelque chose (. . . ) non seulement son âme. Quelque chose de rond et d'à peu près aussi dur qu'un atome ! » (p. 45) .

 

             Assimilée à une marche erratique, l'expérience scripturale est sans cesse confrontation avec la mort menaçante, comme la ville et les tombes blanches, rencontrées sur la route (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 71-72) et comme la page blanche qui guette toute écriture. Notons le désir réitéré de « continuer (la) route » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 72) dans un univers où    « tout n'est que vieille algue pourrie traînant sur une grève de galets couverts de guano ! » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 74) , image de la décomposition caractéristique du monde décrit dans l'œuvre. Aussi, l'écriture s'entreprend-elle comme un rejet de tout ce qui symbolise cette mortelle décomposition et « la route » qu'elle prend est celle de la dissidence.

 

             Animé par une révolte permanente, « je » ne cesse de livrer cette bataille contre les puissances de la mort : « (. . . ) tout s'amenuisait, mais j'étais là » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 171) . « Je » apparaît alors comme celui qui, intervenant dans cette « grave terreur » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 172) , a pour fonction de « rendre raison et désir de vie, rythme et silence interne » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 172) .  « Je »   est aussi celui qui nomme « autre chose, une nature qui se remembrait, une vraie vie (. . . ) » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 173) .

 

             Au milieu de l'apocalypse, la parole de « je » semble préservée car elle conserve la capacité d'aller hors d'elle, laissant entrevoir un avenir possible pour la parole qui échappe à l'enfermement et à la peur. Rescapé de l'apocalypse, le verbe de « je » reste rattaché à la vie, malgré toutes les tentatives de destruction qu'il a rencontrées sur son long et périlleux trajet.

 

              Habitée par des énonciateurs multiples, ce qui la rend ambiguë, la parole liée au corps et prometteuse de vie, semble ne pouvoir s'inscrire que dans un face à face incessant avec la mort. Ainsi, le récit s'élabore comme parole de défi à la mort, montrant par son processus même d'élaboration laborieuse allant jusqu'à l'extrême de l'illisibilité, cette tentative de conquête de la parole comme acte vital.

 

             Si la mort est omniprésente dans l'écriture de Khaïr-Eddine, c'est parce qu'elle demeure ce contre quoi, elle se pose comme défi : « Mais je suis encore là pour toi et quelques autres, mort qui n'as pas su me prendre à temps. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 135) . La nécessité, énoncée par « je » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 134) de ne rien abandonner de soi pour ne pas mourir à soi est celle-là même qui meut le travail scriptural ; l'écriture s'envisage ici comme mouvement et vibration.

 

             Telle est la vision de la mort qui transparaît dans les propos d'Agoun'chich et qui est glorieuse car faite d'honneur, de combat, de justice et de liberté. Le passage relatif à    « l'Ombre de la Mort » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 66)  est ponctué par des paroles prononcées par les deux voyageurs qui sont d'importance car révélatrices d'une double vision des choses.

 

              Celle du « violeur » est faite de terreur, de violence panique, d'inertie, suscitées par le songe tant attendu mais qui se présente sous de mauvaises augures, à travers le cauchemar. « le violeur » refuse le voyage vers « Le Nord mortel » (p. 66). L'apparition de « l'Ombre de la Mort » , ainsi nommée par Agoun'chich (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 66) - alors que pour « le violeur » , la désignation de la mort semble difficile - n'en suscite pas moins d'angoisse et de violence chez Agoun'chich, toutefois, l'angoisse est chez lui génératrice d'action. Agoun'chich est une figure contre la mort qu'il ne craint pas de verbaliser.

             

              Les propos d'Agoun'chich qui incarne, ne l'oublions pas, la légende, résonnent de l'écho d'une voix entendue tout au long de l’œuvre : «  Cependant, je marche, je vais, je cours, je cherche sans relâche quelque chose qui me fasse désirer la vie. »(Légende et vie d’Agoun’chich , p. 66) . Voix d'une voix, celle d'Agoun'chich rappelle dès lors que voyager et écrire nécessite de faire face à la mort. Le créateur n'est-il pas face à la même terreur, à cette « Ombre de la Mort » qui menace la poursuite du processus de la création et le déroulement du voyage scriptural ?

 

              Or, qu'est la mort telle qu'elle apparaît ici aux prémices de ce voyage ? Ombre ou réalité, pour les deux voyageurs-aventuriers, la mort, c'est tuer ou être tué (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 66) . Toutefois, au-delà de cette expérience propre à leur vie, la mort semble se situer bien ailleurs lorsque Agoun'chich affirme : « Je n'ai jamais déserté ma maison ! Ni tué mon amour pour la terre et pour les êtres » (p. 66) , répondant alors aux propos du  « violeur » :  « Mais j'ai vu le saint. Il était parmi les cadavres. Il m'a dit de ne pas oublier le pays, de ne pas oublier nos morts. » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 66) .

 

              La parole, celle du violeur et celle d'Agoun'chich, rappelle que le double voyage qui s'entreprend - celui du et dans le récit, celui de l'écriture, celui de l'œuvre, enfin - est à hauts risques. Car, voyager, écrire, c'est affronter ce qui est tapi sous l'écriture et qui y surgit à tout instant - le rêve du violeur qui est en même temps scène d'écriture est là pour le rappeler - , c'est faire face à ses rêves, ses obsessions, ses terreurs, son histoire et son destin avec toutes ses révélations. C'est finalement affronter la mort et maintenir vivant et fort le désir de vie, le désir narratif, le désir d'écriture. Nous sommes là en présence d'une mise à l'épreuve de l'écriture dans cette confrontation aux forces du chaos.

 

              La scène de « l’Ombre de la mort » est donc importante en ce qu'elle réunit « le violeur » , Agoun'chich et    « l'Ombre de la Mort » ainsi qu'une présence mystérieuse, très forte, celle d'une voix qui ne cesse de se mêler aux autres. Scène capitale, décisive car il est question à ce stade du récit de continuer ou de rebrousser chemin, dans le voyage et par conséquent dans l'écriture du texte. Faut-il affronter les forces du chaos, aller jusqu'au bout, chercher à comprendre, continuer à « chercher quelque chose qui fasse désirer la vie » ou renoncer ? Agoun'chich, le narrateur(?) , le scripteur (?) ont choisi, garantissant ainsi la poursuite du récit et l'accomplissement de la légende, mettant aussi en marche un processus inéluctable.

 

             Légende et vie d'Agoun'chich - et sans doute toute l'œuvre de Khaïr-Eddine - se tient au bord d'un désir, poussé à l'excès, à l'affût de quelque chose qui ne vient pas, jusqu'au délire. Serait-ce la quête du point d'équilibre, la cohérence du monde, l'accord entre soi et les autres, évoqué par Agoun'chich (p. 66) , au début du voyage, cette espèce d'harmonie fugitive ? Cette recherche donne, en tout cas, l'exacte mesure de la pensée et du projet qui portent toute l'écriture de Khaïr-Eddine.

 

              Ainsi, la cité dans laquelle pénètrent les deux voyageurs du Sud est lieu menaçant où rôdent « des spectres blafards » (p. 93) . Or, si les ombres et les visions qui peuplaient la montagne « sudique » n'avaient rien d'effrayant parce qu'elles pouvaient libérer l'imaginaire et indiquer une relation de symbiose avec l'espace de la montagne, ces    « spectres blafards » auxquels se mêle « un relent de bauge » (p. 93) sont la marque d'un espace de mort. 

 

              Cette traversée entrevue dans sa longueur, son aridité, sa douleur, semble comme un parcours sans fin, vers quelque chose d'inaccessible. Un tel parcours est symbolique de ce que véhicule le langage. Limite qu'il ne cesse de transgresser, le langage en action dans cette écriture la fait surgir comme    « absolue limite » . On découvre « le lien du langage à la mort au moment où il figure le jeu de la limite et de l'être. »[31] . L'écriture est bien expérience des limites, confrontation avec la mort, découverte de soi qui suppose cette mort/naissance à soi.

             

              Se pose aussi la question de l'exil par rapport à la terre, à l'identité et à soi, ainsi que les risques qu'il contient. Agoun'chich décide de prendre le risque en poursuivant le voyage. L'exil ainsi décidé est en quelque sorte une forme de combat contre la mort, c'est une épreuve.

 

              Le voyage au cœur de l'imaginaire est aussi une mise à l'épreuve car il mène le voyageur à la confrontation avec la mort. Celle de la sœur ressurgit dans le désir d'Agoun'chich de la revoir en ce séjour « des âmes régénérées » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 85) . Cependant, il découvrira qu'un regard échangé avec la mort est totalement périlleux : « Car si tu la revoyais, tu deviendrais fou et tu perdrais le chemin du retour. » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 85) . C'est aussi pour cette raison que tout s'évanouit aux abords du « lac sombre » (p. 86) , autre séjour des morts. La disparition de la jeune fille en « une boule irradiante » (p. 86) qui l’avait introduit dans cet univers parallèle, marque la fin de cet instant où la pensée magique s'est inscrite dans la fluidité du vécu.

 

              Ambiguïté et revanche de la fiction sont au cœur même de la vie d'Agoun'chich, dans ce qui a contribué à sa légende et à son nom. Ainsi, c'est la puissance magique et libératrice du masque qui déjoue la mort - plus loin, le caïd Ighren échappe à ses ennemis en se déguisant (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 101) - crée la légende et la vie, comme l'art de conter ; triomphe de l'imaginaire !  Agoun'chich est un être qui se situe dans ce trouble entre l'être et le non-être.

 

               Il est à la fois dans un univers particulier, celui du Sud pris entre histoire et mythe et hors de celui-ci, en pleine marginalité, en totale rupture. Notons que le narrateur le désigne dans cette scène par son prénom, le rendant ainsi plus familier, plus intime, à un moment où il le fait basculer dans l'imaginaire du masque, dans l'étrange. Décidément, l'écriture s'inscrit résolument dans « la légère fissure » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 24) qui annonçait la légende promise ! Par le procédé du glissement, l'apparition de l'insolite, par la mise en place d’« une esthétique de la surprise »[32] qui reste en rapports étroits avec celle de la métamorphose et de la contestation-destruction, l'écriture s'affirme ici  dans sa volonté subversive, cultivant le désordre esthétique.

 

              Or, la légende va évoquer la lente agonie de la culture du Sud à travers la figure d'Agoun'chich qui ne va pas cesser d'évoluer dans un naître-mourir jusqu'à la disparition finale. Vivre, c'est apprendre à mourir, l'écriture va rendre compte de la mort des choses et des êtres comme accomplissement. Vivre, c'est devenir mais devenir, c'est disparaître : tel est le parcours d'Agoun'chich et de l'écriture dans la lente mort à soi. « On raconte encore de nos jours que ce pays existe et que, au cours du grand cataclysme, les gens qui vivaient là ont été engloutis par le sol mais on ajoute aussitôt qu'ils ne sont pas morts et qu'on peut entendre leurs voix et les cris de leurs animaux quand on passe à proximité. » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 22) .

 

           L'écriture va rendre compte de ce processus de transformation lié à la mort et qui est au principe même de l'oralité. Ainsi se dégage une fertilité de la mort, à l'origine même du récit et dans le pouvoir d'engendrement de l'écriture. Que ce soit la lente agonie du Sud évoquée dans la première partie du livre, celle du passé individuel du narrateur de cette première partie ou encore la mort de la culture et des légendes, « Eternelle rupture » , « fissure » ou « tronc d'arbre mort » , la mort est inévitablement mouvement vers quelque chose. C'est ainsi que les ancêtres évoqués « balisent de leur fantastique lumière la route obscure et tortueuse » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 20) .

 

              Tous les personnages ont un lien constant avec la mort, partie intégrante de leur vie. Ils meurent tous d'une mort violente et héroïque.  L'écriture ne tente-t-elle pas de saisir comment surgit la mort ? Elle va jouer, en quelque sorte de la provocation de la mort comme élixir de vie. C'est dans le savoir mourir que va se dérouler le récit qui retrace des événements chargés d'un potentiel de mort.

 

               Or, le savoir mourir est aussi celui de la parole en acte. Tout le récit de Légende et vie d’Agoun’chich va se déployer par rapport à un invécu que représente aussi la mort et que figure symboliquement le voyage vers le Nord qu'Agoun'chich ne connaît pas, lieu de son mourir à soi, lieu aussi de la mort-accomplissement du récit qui inscrit son propre parcours à la fin du livre : « Tiznit, Rabat, Casablanca » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 159) . 

 

               Si la pensée et l’esthétique de Khaïr-Eddine sont dominées par le chaos et la mort, on peut dire que l’un et l’autre sont en lien avec un imaginaire où se pose la question de la métamorphose. Les morts-renaissances successives du texte sont là pour illustrer ce phénomène. Le chaos et la mort sont perçus du point de vue de leur pouvoir de transformation. La mort provoque souvent un changement dans le discours du narrateur et de ce fait le régénère à un moment d'impasse et d'anéantissement entraînant une frénésie langagière, comme le montrent Le déterreur  et Une odeur de mantèque .

 

              Le texte semble trouver un mode d'expression dans l'évocation de la décomposition et du pourrissement de tout. Marquée par un onirisme angoissant, la parole semble combler les béances terrifiantes laissées par le cataclysme inaugural qu'elle ne finit plus de nommer.

 

              L’imaginaire ouvre alors à « je » les « univers parallèles » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 45) . Tout y apparaît et disparaît de façon inexplicable, où le temps et l'espace sont réduits à néant, où l'être métamorphosé en « homme-poisson-chien » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 44) est transfiguré par la mort en « entité libérée » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 46) .

 

            « Cette étrange pérégrination » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 164) à laquelle s'apparente le trajet de l'écriture conduit « dans les arcanes de la mort » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p.166) qui ronge « les racines inertes de l'Histoire » des hommes et de la terre et où « tout vira au bleu-vert »(Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 162) , laissant « le corps sans réminiscence » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 166), vers cette exigence : « Il faut que ça change ! » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 167) .

 

              L'irréel et la fantasmagorie marquent ces textes où l'écriture erratique procède à une sorte de descente et de fouilles où réapparaissent toujours les mêmes scènes de fuite[33], des visions cauchemardesques : « J'étais une porte » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 129) , de réification : « Un enfant s'interposait entre nous tel un produit pharmaceutique. » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 129) , de folie et de mort : « Dehors, c’était la folie. Un nom qui erre, zigzague, frétille, éclate, s’arrête, reprend du terrain, stagne, se redresse pupille au poing, accroche des obstacles dangereusement dissimulés alentour, se précipite et racle dans un hurlement qu’il est seul à entendre l’énormité des lumières givrées de son imagination reptilienne dont il ne se souvient que par bribes (. . . ) » (Histoire d’un Bon Dieu , p. 130).

 

              Or, si l'œuvre de création est lumière,  jaillissement et triomphale victoire sur soi et les éléments, elle peut être aussi plongée dans « les ruisseaux et les sanies (dans) la ténèbre du monde » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 47) , terrible lutte intérieure : « Et chaque fois que tu veux en savoir plus long, des monstres acerbes sortent des ridicules habitudes qui te soutiennent, tentent de t'assassiner, sont là en vue de t'interdire d'acquérir la peau ancienne qui fleurit dans tes gènes, te mène à loisir vers le rêve ou vers la déchéance, anneaux noirs cassant dans ton corps les aigres êtres qui te propulsaient. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 47) .

 

              Opère alors l’imaginaire du bestiaire hanté par la mort, comme dans la « ville zoologique » (Agadir , p. 38), d’où « je » n’a pas « réussi à en sortir. » (Agadir , p. 39) et qui génère un dire où l'on glisse d'une réalité à une autre : « Le papillon était assis sur un rubis au fond d'un cratère. Mon père l'allaitait. Tout mon corps servait d'outre à lait. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 59) . Travaillée par cet imaginaire, « l’écriture raturée d'avance » se plaît à troubler le sens jusqu'à plonger le texte dans une extrême étrangeté : « J'ai visité la maison souterraine. Le sol s'est refermé au-dessus de moi. Je n'ai pas dit sésame (. . . ) J'ai tenté de sortir de la demeure en la hissant. » (Agadir , p. 37).   

              

              Le récit bascule dans un lieu d'étrangeté refoulée, « Nous n'acceptons pas d'étrangeté ici » (Agadir , p.38), d'intériorité interdite, « Je suis à l'intérieur côté défendu de la ville zoologique »(Agadir , p.38), d'animalité première où le fantastique côtoie le merveilleux parodié (Agadir , p.37-40), univers où les animaux remplacent les hommes, à moins que ces derniers ne soient animalisés. Le lecteur est ainsi projeté dans une intériorité de plus en plus confuse, l’imaginaire du bestiaire rendant le texte monstrueux dans sa multiplicité et sa difformité. L’écriture est alors brouillée par l'intrusion du fantastique, l'ambiguïté, l'hésitation et l'incertitude qui lui sont liées[34].

 

              Le bestiaire qui fait partie de l'univers familier de cette figure de la montagne sauvage qu'est Agoun'chich introduit une présence inquiétante. Ainsi, la scène qui se déroulaient au village du caïd, lors de la fête donnée en l'honneur des arrivants (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 120) montrait une bande de chiens féroces qui « attendaient qu'on leur tournât le dos pour emporter un bouc entier, mais comme on veillait, un gourdin noueux à portée de la main, ils se contentèrent d'entrailles luisantes et de bas morceaux. Ils raflèrent ce butin médiocre en grondant furieusement, puis ils gagnèrent la rocaille. » (p. 120) .

 

               Cette vision rejoint celle des « bêtes fauves » (p. 131) que représentent pour Agoun'chich les agresseurs de son pays, ainsi que le réquisitoire contre l'Occident que profère le narrateur (p. 131-132) , de même qu'elle renvoie au festin sinistre auquel se livrent « les vautours qui s'étaient donné rendez-vous sur leur charogne » , les chiens « disputant violemment aux rapaces des lambeaux de viande sanglante » , les corbeaux qui « attendaient que les chiens et les vautours se fussent gavés pour se jeter à leur tour sur les dépouilles. » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 133) . Ici le bestiaire est mis en avant pour exprimer une certaine vision du monde et de l'être. Celle-ci reste rattachée à la mort perçue ici à travers ce que l'écriture nomme « le banquet macabre » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 134) .

 

              L’imaginaire du bestiaire et l’esthétique de la métamorphose rejoignent très souvent chez Khaïr-Eddine l’image de la mort-putréfaction, vision très récurrente où le corps mort-vivant, à la fois cadavre et corps vivant rend la présence de la mort dans la vie. L'image du « corps gros comme un âne en putréfaction » (Légende et vie d’Agoun’chich, p. 65) - que l'on trouve déjà dans Le déterreur - est annonciatrice de la mort à venir, notamment celle de la mule d'Agoun'chich.

 

               Or, la décomposition et la putréfaction sont aussi porteuse de fertilité et donc de vie, constituant en cela un imaginaire de l’organique, fondamental dans l’écriture de Khaïr-Eddine. La figure symbolique d'Agoun'chich s'inscrit dans le champ scriptural comme figure rebelle, épique dont la vie prend place dans la mort même. Nous dirons alors qu'Agoun'chich est un être symboliquement, plusieurs fois mort avant même que d'être né.

 

               En effet, le desperado est mort pour ses ennemis qui assassinent sa sœur par méprise - sœur qu'il va porter en lui comme corps mort et qui justifie tout le récit, illustrant ainsi l'idée que tout homme porte en lui « la femme disséminée » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 79) - . Agoun'chich est mort dans et par son nom berbère : « tronc d'arbre mort » - ainsi, ce qui meurt en lui, c'est une forme d'identité inscrite dans le nom même - . Or, cette mort-là est aussi résurrection car le tronc d'arbre en question va renaître à travers Légende et vie d'Agoun'chich [35] .

 

              La mort/renaissance se place au cœur de l'écriture, de là, sans doute cette « présence démembrée » (Une odeur de mantèque , p. 82) qui donne un sens à la parole de l'inachevé, semblable à ces « sauterelles que les femmes enfilent dans de longues épines de palmier-dattier » (Une odeur de mantèque , p. 82), image arrachée à la mémoire, symbolique du cycle de la vie-mort-vie. C'est bien ainsi que fonctionnent la parole et le texte qui se nourrissent du principe même qui les menace, disparaissant par le processus qui les fait naître. Ainsi, de la lente décomposition de la mémoire et du discours, le texte en « décombres » à l'instar de l'espace, fait parfois surgir des fulgurances, des images intenses de mort mais aussi de vie.

 

               Dès lors et tel est le sens d'Agoun'chich , en tant que « tronc d'arbre mort » , à la fois vide et absence du langage, ce sur quoi il s'édifie aussi, apparaît le pouvoir de métamorphose du langage. Cette métamorphose est renaissance, celle du mythe, celle de la légende, celle de la parole tout simplement, « dire autre chose avec les mêmes mots, donner aux mêmes mots un autre sens. »[36] . N'est-ce pas là le propre même de la littérature quand elle travaille à partir de la faculté du langage de s'absorber en sa propre absence, de s'abolir ? C'est aussi, comme nous l'avons vu à maintes reprises, le principe même de la parole et à travers elle de l'oralité.

 

              Cette pensée et cette esthétique se nourrissent ainsi d’un matériel onirique servant de source d'inspiration féconde, vitale et permanente. « Je suis toujours demeuré celui qui n'honore que l'Ombre, les choses fugitives et inaccomplies. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 75) . Il y a là tout le paradoxe d'une œuvre créatrice qui se situe bien dans ce « monde interférent »(Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 79) , à l'interstice des contrastes là où se faufile la sensibilité toujours en éveil du poète.

 

              La pratique du langage chez Khaïr-Eddine conduit à la recréation de l'univers, à la construction d'un monde, à une véritable invention mythique. « Le mythe existant n'est pas celui d'un recouvrement d'origine mais d'existence future » [37]. Dans son avancée Agadir s'achemine vers un éclatement du texte après une ultime confrontation de « moi » avec lui-même à travers la figure ancestrale du « vieillard » (Agadir , p. 139-142). Celui-ci est porteur d'une parole salvatrice : « Je te libère par la parole car je ne pourrai pas t'accompagner » (Agadir , p. 141), qui dit en même temps l'échec et l'espoir, parole ouverte, acceptée par « moi » et intériorisée.

 

              Le poème, unique bagage : « Je partirai avec un poème dans ma poche, ça suffit. » (Agadir , p. 143), constitue alors la forme privilégiée de cette parole restructurante et fondatrice d'un « je » , jusque-là en dérive mais qui trouve dans cette parole poétique une force unifiante, créatrice et de projection dans l'avenir : « Je vais (. . . ) ailleurs » (Agadir , p. 143). Si auparavant, la confusion et l'incohérence étaient l'aspect dominant du texte, celui-ci formule de façon claire dans son projet final, son choix d'une parole ouverte sur l'ailleurs, tout en s'inspirant de l'ancestral.  

 

               L'acte poétique consiste alors à libérer l'expression verbale de toutes les règles formelles pesant sur elle, pour en faire surgir un contenu originel et authentique, saisi à la source même, à l'état sauvage. Entre « c'est le matin » (Agadir , p. 9) et « l'aube » (Agadir , p. 143) s’installe le récit d’Agadir dans une atmosphère de naissance commune. Ainsi, le langage lui-même devient un événement, le flux des mots révèle sa nature authentique. Rien n'existe avant lui, si ce n'est l'absence de sens.

 

              Mouvement giratoire de l'écriture qui a ainsi accompli son œuvre de destruction/construction et qui garde malgré les entrelacs, les illusions et les mensonges qu'elle recèle[38] des potentialités régénératrices et prometteuses. L'écriture de Khaïr-Eddine révèle une fois de plus que les mots ne sont pas l'autre face des choses, mais qu'ils sont en eux-mêmes une réalité.

 

            Agadir  montre que l’œuvre de Khaïr-Eddine mène cette expérience loin de la conception représentative du langage pour laquelle l'ordre des mots et l'ordre des choses s'équivalent. Surgit une mise en perspective du langage, dans laquelle les mots sont aussi des choses qui se métamorphoseraient l'une dans l'autre .

 

           Dialectique, ambiguïté, construction et déconstruction, résistance et mort sont au cœur de cette puissance de l'écriture qui porte le désir narratif qui est aussi désir de vie contre la mort. Le processus déclenché est alors puissance destructrice et force structurante. Voilà qui donne un sens à cette quête formulée par Agoun'chich « Ce qui importe, ce qui prime tout le reste, y compris ton existence et la mienne, c'est l'accord qu'on passe ici ou là, de temps en temps, avec soi-même et avec les autres. . . Cette espèce d'harmonie fugitive qui vous condamne à vivre ou à périr. » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 66) . Il nous semble que dans cette recherche, se révèle aussi la puissance du dire, celle de la parole d'Agoun'chich, agissante face à la menace de la mort.

 

              Cette parole scripturale va ainsi s'attacher à sortir de l'oubli et de « l'histoire subvertie par des émergences antagonistes et reconquise au profit de dynastes dominateurs »  (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 24) , une part détruite par cette histoire amnésique, celle de l'identité perdue, de cette  « mer intérieure » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 22) rebelle, insoumise et revendiquée, restaurée ici par l'écriture dans le mystère de son nom, de son pouvoir, de sa grandeur et de sa destruction décidée,  pour se la réapproprier et la faire exister.

 

              Le retour du mythe se ferait sous forme de morcellement d'histoire. Or, le nom même de l'ancêtre fondateur « Oufoughine »[39] montre qu'exister implique cette sortie de soi, qu'évoque Sartre et inscrit l’« Eternelle rupture commencée par une brisure décisive » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 23) que symbolise le cataclysme, naissance violente, présents ici, comme dans toute l'œuvre de khaïr-Eddine. 

 

              C'est à le rappeler que s'attache l’écrit mobilisateur en affirmant « les ruptures, les saluts qui portent très haut » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 73) . S’effectue alors un sursaut où l'écriture retrouve le dynamisme qui l'anime habituellement chez Khaïr-Eddine. Elle se charge d'une énergie nouvelle après tous les ratés qu'elle a subis jusque-là : « Nous ne voulons rien rétablir mais donner une voix neuve à ce que nous considérons digne d'émerger de ce cloaque ! » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 74). Voilà qui précise le sens de l'écriture dans son désir, son élan vers une parole qui viendrait du corps et porté par l’imaginaire : « les plis de chacun conservent une ardoise ancienne (où) il y a marqué partout (la) rupture et (la) déchéance ! » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 74) .

 

              Or, c'est bien dans la puissance esthétique d’un imaginaire nourri par le « sudique » que puise l’écriture de Khaïr-Eddine. Cet imaginaire est porté par la force de la pensée magique, mais aussi, la capacité mobilisatrice de la légende qui va, à l'instar d'Agoun'chich, jusqu'au bout d'elle-même.

 

               Ainsi, l’écriture met en présence un lieu, saisi entre son passé glorieux, son présent incertain et son avenir menacé, entre un réel hésitant et problématique et un imaginaire de plus en plus grandissant et envahissant, au point de devenir un lieu si mythique, si inventé qu'il n'est plus localisé. C'est tout ce processus de transformation de l'espace concret et organique en Sud mythique et légendaire, transfiguré par l'imaginaire qui est à l'œuvre dans l'écriture des premières pages de Légende et vie d’Agoun’chich.

 

              Si l'espace est un creuset d'images suscitant la génération du texte, son expression par l'écriture va donner lieu à une constellation d'images et à une représentation multiple. Source de la fonction créatrice, il est à son tour investi par l'imaginaire et d'objet contemplé devient par cette investigation objet transformé. Ainsi, l'écriture de l'espace  « sudique » laisse apparaître une double construction dans la composition même du livre entre l'évocation par le discours d'un Sud actuel et réel (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 9-21) et celle par le récit de la légende d'un Sud ancestral et imaginaire (p. 22-158) , introduit par le rituel « Il était une fois » (p. 22) . Cette double construction textuelle s'accompagne aussi d'une double représentation du lieu.

 

              Espace concret et organique, le Sud se manifeste dans l'œuvre par « son caractère géographique unique (qui) le différencie nettement des terres du Nord. À mesure que l'on s'en approche, il s'annonce géologiquement. » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 9) . Caractère unique de ce lieu qui inscrit sa différence et surtout, dimension géologique de cet espace dont la description physique annonce déjà le glissement vers l'imaginaire : « Tout est à l'échelle cosmique en ces lieux où la géologie et la métaphysique se mêlent en de multiples images qui vous laissent en mémoire une marque indélébile comme le sceau magique de la sérénité blanchie par les souffles purs de la genèse. » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 18) . 

 

               C’est le même imaginaire « sudique » qui incite les deux voyageurs à venir chercher dans le sanctuaire : « une idée précise de leur destin » (p. 55) à travers « un songe favorable » (p. 57) . Ainsi, l'imaginaire est prise en compte de ce qui va advenir. Le voyage vers le Nord, « aventure autrement périlleuse » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 55) suscite le besoin de rêve comme maîtrise de l'avenir. Un tel projet de voyage génère la nécessité du songe pour conjurer ce qui s'annonce déjà comme « une écriture sinistre tracée par les doigts inexorables de ces deux diables. . . et d'autant plus incrustée dans les mémoires qu'elle suscitait autour d'elle des images de mort. » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 56) .

 

              Le propos de l'écriture est bien de narrer cet univers et les légendes qui l'habitent. Elle semble elle aussi jeter un dernier regard, à l'instar d'Agoun'chich, sur ce monde qui s'en va dans un flux engloutissant, à la fois marche du temps et de l'histoire et cataclysme naturel. Aussi, la dernière image rendue du Sud l'est dans une dimension mythique expressive de l'idée que l'écriture cherche à faire passer ici, celle d'un monde englouti mais aussi de la force de l'univers et de la nature   « sudiques » « Toute la nature s'engourdissait d'un bloc et l'on entendait des craquements sinistres au fond des gorges. Des vents violents balayaient le flanc des pics menaçant de déloger les roches les mieux scellées. Les grandes tempêtes duraient parfois des semaines ; elles arrachaient comme de vulgaires fétus les palmiers majestueux qui jalonnaient les oueds. Elles s'accompagnaient de pluies diluviennes qui emportaient tout sur leur passage. Les maisons de terre s'écroulaient, les arbres flottaient sur des torrents impétueux, mêlés aux cadavres des hommes et des bêtes » (Légende et vie d’Agounchich , p. 139-140) .

 

              Double symbolisme de la destruction et de la régénérescence qui rejoint celui, maintes fois constaté, de l'écriture. L'écriture du flux et du courant souterrain situe le phénomène naturel dans un contexte symbolique et la description se confond avec la légende par le gigantisme de la vision restituée. L'envoûtement opère, la fascination prend toutes ses puissances et l'écriture mythique s'impose par là même. L'événement possède une structure cachée.

 

              Cette vaste image de la nature en hiver se déploie en légende pour symboliser un monde en situation d'engloutissement où les êtres sont voués à n'être plus que des cadavres. Le monde à venir ne ressemble en rien à celui qu'Agoun'chich laisse derrière lui sans vraiment le perdre, puisqu'il part avec pour bagages essentiels les légendes et les croyances qui se rattachent à cet espace. Or, cette légende qu'il incarne, notamment par son choix d'être un « errant magnifié par des visions sans borne. » (p. 138) est force protectrice dans un monde qui se transforme. 

              

              Cet effacement de l'espace « sudique » contient dans sa démesure même les germes de l'originel, du génésique. Se superpose une sorte de sens second et tout ce qui y advient a un sens plus ou moins caché. Par le symbolisme de l'eau, s'effectue la promesse d'une renaissance-résurrection. Au moment où le récit touche à sa fin, n'est-ce pas rappeler quel était le désir de l'écriture, à travers son propre désir narratif : faire renaître la légende et restaurer ce mythe dont il est dit : « Il ne resterait d’eux qu’un mythe vague et fugitif impossible à reconstituer (les pièces maîtresses du puzzle de leur existence auraient depuis longtemps brûlé comme autant d’archives redoutables) . » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 135) ?

 

               Il nous semble que c’est en étant porté par une pensée et une esthétique identiques, pourchassant la pensée du système tueur, que Mémorial travaille à l'effondrement des forces destructrices et à l'étranglement des systèmes par la mise en scène de la lutte que leur livrent les forces de résistance et de libération :

 

« les maillons des chaînes se brisent (. . . )

se brisent à la médiane de l'interlope (. . . )

alors les endorphines déchaînèrent

en ses multiples corps

la ruée vers son être informe ;

des ancêtres masqués huèrent

l'ordonnateur des décrets, (. . . )

le Génie endémique les fourvoya,

loin de toute raison ;

les transplanta comme

s'il y eût eu en eux un formidable

foudroiement (. . . ) » (p. 24) .

 

           La dimension spatio-temporelle, la présence élémentale, en particulier le feu, les puissances telluriques, les phénomènes naturels, un bestiaire fantastique nourrissent ainsi cette pensée de la trace, développée notamment dans Mémorial,  travaillent la langue, le rythme et les images de cette poésie cosmique qui puise dans le terrien, le biblique et le mythique, sa propre profondeur pour rendre compte de l'opacité de l'être que la pensée du système et de l'absolu ne peuvent réduire. Dominée par la force du mythe à l'œuvre dans la cosmogonie ou l'évocation des grandes figures de l'histoire humaine, l'écriture poétique jaillit des sources de l'humain dans sa relation/fusion avec la matière dans laquelle s'inscrit aussi l'histoire de l'Homme : « l'être-ici, en toi, terre/flagellée par le Néant, /par les doutes et les redoutes (. . . ) » (Mémorial , p. 37).

 

              Ainsi, l'imaginaire est ici créateur de lieux communs. La pensée de la trace dessine et met en relation ces lieux communs par l'imaginaire de l'identité-relation, éclairant la dimension multiple de l'être qu'incarne cette « ethnie réelle » (Mémorial, p. 57) vers laquelle chemine le poème. Cette poétique de la relation, qui rejoint celle de l'oralité, où la fonction de l'imaginaire pousse à concevoir la globalité insaisissable de ce chaos-monde, est valorisation de la propension au changement. Elle s’inscrit contre les figements dans des essences ou des absolus identitaires qui sont alors balayés par le souffle indomptable et irréductible du monde qui anime la poésie de Mémorial.

 

              Tel semble être le propos de Mémorial qui saisit « dans le froissement des robes de la nuit plantureuse (. . . ) de la nuit somptueuse/où s'infléchit le poids de ta couronne, Ishtar. » (p. 53 et 57) , la complexité et l'irréductibilité de l'être, inscrit dans une vision universelle et essentielle, perçu en une pensée transculturelle. L'infini éclatement et répétition à l'infini des thèmes du métissage, du changement et de la multiplicité sont autant d'enrichissement de l'imaginaire. 

 

              À la fois réceptacle, creuset, les mots deviennent gardiens et pourvoyeurs de ce qui est menacé de disparition. Autrement dit, c'est dans la transmission, la répercussion, la tradition au sens étymologique, latin du terme, que s'inscrit le projet scriptural, même si l'œuvre de Khaïr-Eddine est toute en ruptures et fragmentations.

 

             Il est bon de noter ici que la conception de l'écriture analysée à travers le fonctionnement du texte et les éclairages qu'il donne parfois de lui-même ne se confondent pas avec une vision conservatrice et sclérosée de l'idée de transmission, de tradition mais s'entendent bien dans le sens de mouvement vivant, de présence dynamique, de chose en train de se faire qui se situe dans un perpétuel devenir que rend bien ce credo de « je » : « Tout ce qui est en toi doit subsister pour donner lieu aux ondes » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 134) . Voilà qui est au principe même de l'oralité telle qu'elle est étudiée ici. Tel est bien le travail incessant de l'écriture qui tente de faire « subsister » en elle, les images d'un univers enfoui en soi, « capables à elles seules de donner des textes miroitants »[40].

 

              Du corps à l’imaginaire en passant par la mémoire, ce troisième volet de notre travail s’est fait progressive investigation d’une expérience littéraire qui montre que si l’écriture de Khaïr-Eddine porte au plus profond d’elle-même une pensée et une esthétique marquées par l’oralité, celle-ci est loin de constituer un enfermement dans le singulier et le spécifique mais construit de bien des manières des passerelles avec l’universel.

 

               L’œuvre de Khaïr-Eddine rejoint ainsi la littérature, notamment maghrébine, inscrivant son engagement par rapport à la réalité humaine, la plus lointaine et la plus universelle et aussi la plus proche et la plus spécifique, dans la singularité, l'écart, la différence, la rupture, et « cette étrangeté féconde, dans un dialogue avec ce référent qui serait impossible depuis l'intérieur d'une clôture sur l'identique. Véhicule majeur de définition de l'Identité, la littérature ne vit que dans un vacillement des identités et de leurs marges. Toute délimitation rigoureuse des frontières signifierait la mort des champs culturels ainsi artificiellement délimités et enclos. »[41]. L'œuvre de Khaïr-Eddine est le lieu même de cette dialectique, pointée ici.   

                       

 



                   [1] Jean BURGOS. Pour une poétique de l’imaginaire.  Paris :

                         Seuil, 1982, p. 396.

                   [2] P. 23, 42, 55-56.

                   [3] Janine CHASSEGUET-SMIRGEL. Pour une psychanalyse

                      de l’art et de la créativité. Paris : Ed. Payot, 1971, p. 94.

[4] Change.  « La narration nouvelle » , op. cit.

                  [5] En italique dans le texte.

                  [6] Cf. le torrent, l'eau p. 182-183-186.

                  [7] « Je n'ai peur que de toi/Et si je n'avais que cette

                       peur ? »  (p. 147) .

                  [8] Mars 65.

[9] Raymond JEAN. Lectures du désir. Paris : Seuil, 1979, p. 9.

                  [10] Rappelons à ce propos la valeur structurante que la

                     psychanalyse accorde aux fragments qui survivent de

  totalités disparues. Cf. Michel de CERTEAU. « Diversité                        

  culturelle » , Actes du colloque  organisé à Créteil du 9 au 

  11 mai 198, Paris : L’Harmattan, 1985, cité par Abdelkader 

  BELBAHRI. « Les générations issues de l’immigration dans

  l’espace public » CRESAL, Université de St-Etienne,

  janv. 2000.

                   [11] En italique dans le texte.

                   [12] Adolfo FERNANDEZ-ZOILA. op. cit. p. 12. 

                   [13] À l’instar des écrivains maghrébins de sa génération.

                   [14] Voir notamment les travaux de Gilbert

                        GRANDGUILLAUME.

                   [15] Symbolique de la femme. Cf. Dictionnaire des symboles.

                        op. cit. p. 727. 

                   [16] Claude LORIN. op. cit. p. 205.

[17] Claude LORIN. ibid. p. 166.

                   [18] Claude LORIN. ibid. p. 202.

                   [19] Didier ANZIEU. Créer/Détruire.  Op. cit. p. 103.

                   [20] Par exemple : « Majestueusement » est une phrase dans

                       Histoire d’un Bon Dieu  (p ; 188) .

                   [21] En gras dans le texte.

                   [22] P. 20, 21, 37, 38, 122, 126.

[23] Claude LORIN. op. cit. p. 239. À propos de Nietzsche et de l'écriture

     fragmentaire.

[24] Pierre MACHEREY. A quoi pense la littérature ?  . Paris : P. U. F.

      coll. « Pratiques théoriques » , 1990, p. 183.

                   [25] Michel FOUCAULT. Raymond Roussel .  Paris : Gallimard,

                        coll. « Le chemin » , 1963, p. 69.

[26] Maurice BLANCHOT. L'espace littéraire. Paris : Gallimard, 1955.

[27] Pierre MACHEREY.  op. cit. p. 188.

                   [28] Pierre MACHEREY. ibid. p. 61-62.

[29] Michel FOUCAULT. op. cit. p. 87. Voir aussi l'étude du Déterreur  et

     la question de la mort qui se cache derrière chaque page

     blanche.

                  [30] Michel FOUCAULT. Naissance de la clinique. Paris : PUF,

                       1963, p. 145.

                 [31] Michel FOUCAULT. Critique , n° 195-196, août-septembre

                      1963, p. 764. 

                 [32] Jean BURGOS. Op. cit. p. 35.

                 [33] Notamment d’un couple dans Corps négatif  et Histoire

                     d’un Bon Dieu . 

                [34] Voir Tzvetan TODOROV. Introduction à la littérature fantastique. op.

                     cit. 

                [35] Abdelkébir KHATIBI parle dans Triptyque de Rabat

                     d’écrivain inventif au sens de non identifié par ses

                     contemporains. La non-identification, c’est faire le mort,

                     être masqué, en un désir de clandestinité mais en même

                     temps, il laisse des traces derrière lui.

               [36] Michel FOUCAULT. Raymond Roussel . op. cit. p. 124.

               [37] Nabile FARES. op. cit. p. 202.

               [38] « Je leur raconterai des choses belles et fausses...Je serai considéré

                    grâce à mes mensonges » (p. 142-143) .

               [39] En berbère : « ce qui sort de quelque chose » .

               [40] In « Le retour au Maroc » . op. cit. p. 13.                    

               [41] Charles BONN. « L'érotique du texte, la différence et l'étrangeté »

                     in Imaginaire de l'espace et espaces imaginaires. Publication de la

                     Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Casablanca I, 1988,

                     p. 142.