(Zohra MEZGUELDI :

Oralité et stratégies scripturales dans l’œuvre de Mohammed Khaïr-Eddine.

Thèse de Doctorat d’Etat, Université Lumière-Lyon 2, janvier 2001

Sous la direction de : Charles BONN (Université Lyon2) & Marc GONTARD (Université Rennes2))

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Résumé de la thèse

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Chapitre I : La parole en acte.

 

           Dans la partie précédente de ce travail, nous avons observé à plusieurs reprises, l'émergence de la parole dans le champ de « l'écriture raturée d'avance » et soumise à « la guérilla linguistique » . Au cours de cette étape, nous nous proposons d'étudier comment s'effectue cette émergence à travers deux points autour desquels nous semble agir la parole en acte.

 

              En effet, pour se manifester, celle-ci va opérer au niveau d'un dynamisme rendu par divers procédés que nous analyserons comme l'expression de cette présence de la parole, confirmant en premier lieu, l'inscription de l'oralité dans le corpus scriptural. Cette inscription est amplifiée, en second lieu, par la dimension dramaturgique, singularisant cette parole en acte dans l'écriture. L'analyse de cette activité intense de la parole dans le champ scriptural la pointe comme élément focal dans un espace qu'elle modifie nécessairement.

 

 

1) : Présence de la parole.

 

                  Si on considère le texte comme mode de fonctionnement du langage[1], il est alors le lieu où se mettent en place des réseaux discursifs où la parole va émerger : « le texte est lui-même une structuration spécifique d'une opération discursive »[2] . S'intéresser ici à la parole, c'est prendre en considération la valeur énonciative du discours dans la mesure où celui-ci équivaut à la parole. 

 

              Bien que d'un point de vue théorique, la parole  renvoie à une notion problématique, il est possible toutefois de retenir quelques propositions définitoires au profit de notre analyse. Il ressort donc que la parole assimilée au discours qui en est le synonyme est avant tout acte d'énonciation[3]. Comme le souligne Pierre Van Den Heuvel[4] qui a remarquablement fait le point sur cette question théorique : « si dans la communication écrite, l'énonciation ne saurait s'étudier que dans l'énoncé » , il reste que la parole se définit d'abord en tant qu'« acte de produire un énoncé » , qu'est l'énonciation, et « la réalisation de cet acte » que recouvre l'énoncé[5] .

 

              Ajoutons aussi que : « le disours  est dans tout récit » [6]. Chez Gérard Genette, le discours équivaut à l'énonciation et à la narration comme « acte narratif producteur »[7] . Tenant compte « d'une narrativisation de l'énonciation » dans le texte littéraire, l'approche poétique met, entre autres, l'accent sur la narration conçue comme acte producteur, dans une   « infrastructure discursive »  où, sans doute se manifeste la force de la parole.

 

              Or, nous avons vu que dans la narration même, telle qu'elle est pratiquée chez Khaïr-Eddine, peut être détectée la présence de la parole. Précédemment, nous avons relevé l'émergence et la prédominance du discursif et du narratif, comme mode privilégié de l'énonciation, moins que la construction d'une fiction traditionnelle.

 

              A l'instar de la ville qui est pour la population « le berceau de sa civilisation et la matrice où se formera son histoire » (p.15), le récit d'Agadir est ce creuset d'histoires individuelles et collectives – « Aux souvenirs de la famille se mêlent des parcelles de mosaïque ou de carreaux, des rideaux et des serrures retrouvées » (p.15) - imbriquées les unes dans les autres et que le narrateur fait siennes en y mêlant sa propre vie. Il y puise aussi son quotidien dans cet espace à la fois matrice, notamment pour la narration, berceau et tombeau qu'est la ville anéantie dont le narrateur découvre la réalité et que le texte déterre. Les actes d'énonciation sont ainsi multipliés notamment par l'enchâssement des récits[8] qui introduisent différents niveaux narratifs.

 

              Dans Agadir , le narrateur se retrouve au cœur d'un conflit de paroles diverses et même totalement contradictoires. Il est assailli par des mots, des messages, des ordres, ceux de l'Autorité, mais aussi par des lettres qui sont des requêtes ou encore des lettres de menace, émanant des rescapés. Tous ces messages reçus par le narrateur, quelle que soit leur teneur, « matérialisent » les autres « personnages » du récit, les rendent présents.

 

              Ils nourrissent le texte qui devient alors grouillement de micro-récits à partir de ces lettres qui racontent des morceaux d'histoire et des bribes de vie : « Celui qui m'écrit là menace de m'abattre si je ne lui retrouve pas l'emplacement exact de sa maison. Il dit (. . . ) mais il ne sait plus (. . . ) Il dit aussi (. . . ) Il ajoute (. . . ) qu'il n'a pas d'adresse mais que je pourrai le voir, non, qu'il viendra me voir quand il aura la certitude que je partage son malheur. Et, dans un post-scriptum  de trois feuillets, il me décrit ce qu'était son existence avant la catastrophe, il me parle de sa maîtresse, de sa gazelle (. . . ) une gazelle, dit-il, qui savait ce que je lui disais (. . . ) mais de vous je ne puis rien dire pour le moment (. . . ) oui, monsieur (. . . ) je ne sais plus qui l'a dit mais je l'approuve (. . . ) Ici s'achève sa requête. Je me dis, Cette affaire ne nécessite pas un dossier ; je conserverai la lettre par devers moi, entre mes papiers personnels. (. . . ) Je vois les autres requêtes. Pas intéressantes, mais très émouvantes. Des descriptions sans analogie mais toutes reliées par un fil intrinsèque, disons un même motif. (. . . ) Mais n'est-il pas temps de penser à moi ? » (Agadir , p. 19) .

 

              Nous comprenons de tout ce passage relatif «aux requêtes» des rescapés de la catastrophe que l'essentiel réside sans doute dans cette parole adressée au narrateur où l'écriture semble sous-tendue par un effort de création d'espaces multiples, de respiration, en quoi, elle engage le corps, rejoignant à la fois l'objectif avoué même dans sa remise en question : « Ecrire à mon chef direct ; lui signaler le peu de chances que j'ai de redonner vie aux gens d'ici. Je ne suis pas le Bon Dieu. Ce sont des hommes traumatisés. » (Agadir, p. 12) et ce qui constitue un élément important autour duquel s'organise le récit : « Mais je sens nettement la présence souterraine d'un cadavre de ville. » (Agadir , p. 13) .

 

              « Dans le discours textuel, l'écriture  est vue comme une parole , comme une praxis  semblable à celle de l'oralité, comme une activité qui laisse dans le texte des traces qui réfèrent à l'énonciation, à une situation de communication donnée qu'on cherche à reconstruire afin de mieux dégager l'intention du texte (. . . ) Celui-ci est maintenant considéré comme le résultat visible d'un acte d'énonciation qui procède à « une mise en discours » au moyen de l'écriture, à une textualisation du discours sous une forme élaborée » [9].

 

              S'écartant de tout propos linéaire et cernable, la narration grouille de mille et un dires, produisant une myriade de micro-récits, donnant d'entrée de jeu la mesure d'un univers scriptural foisonnant du fait même de la présence de l'activité de la parole. Ce grouillement de mots, d'images, de situations, de « personnages » pronominaux obéit au phénomène de la métamorphose à l'instar de ce « roi changé en socialiste » qui rappelle le « Bon Dieu » dans Moi l'aigre . Comme dans Histoire d'un Bon Dieu , un potentat est en lutte avec les autres et, surtout avec lui-même, remettant en question son propre absolutisme, le tout annonçant d'entrée de jeu, une profusion narrative.

 

              Toutefois, il s'avère que l'écriture elle-même est atteinte par la charge explosive qu'elle produit ; déchiquetée par sa propre violence, elle éclate avec sa cible. Malgré quelques efforts de continuité, l'histoire du « Vieux » dans Moi l'aigre ne peut décidément pas s'élaborer en dehors d'un enchevêtrement textuel[10] qui oblige à un travail de repérage. Notons que la relation de cette histoire dévie systématiquement vers l'histoire nationale du Maroc, (p. 135-139) ou régionale, celle des Berbères du sud. C'est un procédé récurrent dans l'œuvre qui va dans le sens du débordement de la narration travaillée par l'ivresse de la parole.

 

              Or, il semblerait que ce soit l'impossibilité même, par exemple, celle du « voyage manqué » dans Une odeur de mantèque  (p. 18) qui participe au processus de génération du texte, secrétant le récit qui prolifère ainsi en une reproduction infinie de lui-même. Le texte fonctionne alors comme « machine à conter »[11], les personnages, si tant est qu'il y en ait, n'ont de raison d'être que par ce qu'ils peuvent raconter. C'est ainsi que le « Supervieux » est celui par qui le récit advient lorsque l'arrivée au paradis vient circonscrire un parcours - celui du « Vieux » et du « Supervieux » et du récit premier - qui bute sur un espace hallucinant à la fois de réalisation des désirs mais aussi de mort : « chambre incrustée (ou excavée ? ) (. . . ) Aux murs étaient suspendues au bout de fils invisibles des flûtes et des têtes d'hommes souriant dans l'ultime rot où la mort les avait surpris. » (p. 42) .

 

             Aussi, face à cette mort toujours menaçante du point de vue de la parole et dans le comble du désir, la parole qui surgit - en l'occurrence celle du « Supervieux » ne peut être que « chant que jamais oreille humaine n'ouït » (Une odeur de mantèque , p. 42) . Ce dire inouï s'énonce dans une confusion qui accroît le mystère de son sens. En effet, ce récit dans le récit brouille davantage l'avancée déjà laborieuse du texte, par son énoncé insolite et l'éclatement de l'énonciation. Celle-ci puise son dynamisme dans le dialogue qui surgit çà et là, tantôt entre « l'homme » et « la femme », tantôt entre « l'enfant » et « la mère » mais aussi entre  «moi » et « tu » (Une odeur de mantèque , p. 45-49) à travers ce qui semble constituer une apostrophe au lecteur rendant plus confuse l'énonciation de cette parole inouïe.

 

             Annonçant un rêve (Une odeur de mantèque , p. 43) , elle se perd dans les méandres d'une diégèse morcelée entre « une sorte de gouffre. Puis un nuage fuligineux. Un immense palais. » (p. 44) et dominée par les thèmes de la traversée et de la mort. La femme, l'homme et l'enfant, protagonistes irréels de cette scène, que la parole seule matérialise, traversent en un voyage sans but, entre rêve et réalité, un espace paradoxalement réel, l'Espagne (p. 43) mais aussi gagné par l'imaginaire, lieu d'errance qui se révèle comme lieu de mort (Une odeur de mantèque , p. 43-44) .

 

              De la mort surgit la vie, du néant de l'histoire, de « cette zone d'ombre investie par l'imaginaire » (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 25) , de la mémoire blessée, de la mort de la légende, ressuscite le récit qui se déploie peu à peu, sous nos yeux de lecteurs, nous transformant aussi en auditeurs d'une polyphonie grandissante, rendant présentes les voix du récit surgies du silence de l'éternité.

 

              Or, il apparaît que l'essentiel dans le récit qui chemine vers la figure légendaire d'Agoun'chich (p. 28) va consister à illustrer par la narration elle-même cet « instinct de mort et de survie » (p. 27) , caractéristique des ancêtres du Sud - dont Agoun'chich - et si proche de cet « amour de l'exil et de l'errance » , propre à tout berbère. S'ensuit une multiplication des récits, à l'instar des « descendants de Lahcène Oufoughine (qui) essaimèrent dans la vallée des Ammelns » (p. 26) et dans « la sourde déflagration de l'enfer » (p. 27) , portée par les gènes de l'ancêtre et annonciatrice de « la plus grande violence » (p. 27).

 

              Nous retiendrons de cette multiplication de récits que le passé évoqué foisonne de vies à raconter, d'événements dignes de narration, que le narratif et le mythique s'inscrivent dans la vie de ce peuple glorieux, que, enfin, histoire, vie quotidienne et littérature ne forment qu'un, que l'imaginaire féconde la vie et l'histoire qui viennent le nourrir à leur tour.

 

              L'écriture a alors un formidable pouvoir d'engendrement qui va se manifester notamment par la référence à toute forme de narration relative à ces héros légendaires que sont les « desperados » et autres « bandits d'honneur » peu « préoccupés de leur légende » (p. 28) mais qui inspireront « la chronique locale » (p. 28) - de tradition orale - et susciteront de la part du narrateur une comparaison avec « les drames shakespeariens » (p. 28) . Le récit semble naître de l'évocation de faits de violence, de combat et de mort, de cette « sourde déflagration de l'enfer » évoquée plus haut.

 

              C'est pourquoi la parole démultipliée va mimer le processus de transformation évoqué plus haut. Essaimant à l'instar des descendants de Lahcène Oufoughine (p. 26) , des micro-récits vont former un véritable vivier dans lequel va se déployer le grand discours de l'oralité. Cette multiplication de récits témoigne d'un plaisir certain de raconter. Avançons ici que l'acte de parole, moteur de la narration, est détourné du code au profit du corps, sous la pression du désir, faisant de la narration un plaisir corporel - rejoignant sans doute le plaisir de bouche en oralité - . Le livre tout entier fourmille de personnages qui par leur apparition suscitent un récit dans le récit. Todorov[12] a montré que le procédé d'enchâssements - à l'œuvre dans ce monument de la culture orale que sont Les Mille et une nuits - consacre l'acte de raconter comme acte vital. Ceci traduit une sorte d'ivresse de la parole, pose le récit en devenir tout en révélant un procédé propre à la poétique de l'oralité.

 

              Ici, la référence au passé de la parole orale vise à restituer celle-ci dans son fonctionnement et dans une dynamique.  C'est pourquoi, la parole est chez Khaïr-Eddine multiforme et en incessante métamorphose . Ainsi, la structure narrative du chapitre (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 26 à 47)  dans lequel Agoun'chich va surgir, est marquée par une prolifération de micro-récits. Outre, celui de Lahcène Oufoughine et de sa descendance divisée par un adultère (p. 26-28) , le tableau des desperados (p. 28) amène celui d'Agoun'chich qui sera entrecoupé par de nombreuses incises.

 

              Celles-ci évoquent l'opposition, dans l'imaginaire populaire, entre la licorne maléfique et la jument divine  (p. 30), introduisent l'histoire de la famille « spécialisée dans la récolte du venin » (p. 33) , établissent des comparaisons entre la vie d'Agoun'chich, faite de foi et de combat et celle des prophètes (p. 35) ou encore celle des saints : « Leur destinée le fascinait ; ils étaient comme lui d'éternels errants. » (p. 36) . L'histoire du saint Sidi Hmad Ou Moussa n'Tzerwalt et de sa mère (p. 36-39) permet à la narration de convoquer une figure récurrente dans l'œuvre de Khaïr-Eddine et de réactiver l'un de ses thèmes majeurs.

 

              La narration surgit à partir de chaque détail, chaque fait de vie. La parole reste liée à certaines atmosphères, se libère peu à peu de ses entraves à travers l'écriture. Le récit suit le rythme de ce cheminement. Ceci n'est pas sans rapport avec le propos même de Légende et vie d'Agoun'chich , et sans doute de l'œuvre tout entière, qui est d'établir ou de retrouver une forme de relation entre les êtres et les choses dans laquelle le processus de la création est en jeu. Il s'agirait de la captation d'une énergie par et dans l'acte de narrer.

 

              La multiplication notoire des micro-récits qui constituent autant de digressions, de bonds de la parole, définitoires de l'oralité en acte, donne une impression d'immédiateté et de présence de la parole, cherchant à restituer « le discours immédiat émancipé de tout patronage narratif »[13]. 

 

              Cette multiplication est aussi à l'origine de ce jeu polyphonique dans Légende et vie d'Agoun'chich faisant que le livre est plus dit qu'écrit. Les personnages de la légende sont aussi des êtres vivants auxquels la parole en circulation donne une consistance et une présence. La voix de la légende revitalisée est porteuse de mille et une voix. En témoigne la multiplication des récits que suscite l'apparition des divers personnages qui traversent l'espace scriptural. Si la valeur guerrière est exaltée dans Légende et vie d'Agoun'chich , son exaltation opère dans la séduction du verbe et l'exacerbation du désir narratif.

 

              Significative cette continuité de la parole d'un texte à l'autre, confirmant qu'ils sont traversés par un dire identique ! Perpétuation de la parole qui s'oppose aux ruptures exprimées par ces textes, que ce soit au niveau même de l'écriture : éclatement du texte, dispersion des signes, ou de la violente guerre déclarée au verbe sacral et univoque !

 

              Toutefois, si la volonté et le désir de continuer ce type de parole dans l'écriture ne fait aucun doute, une angoisse qui justifie l'ivresse, saisit tous les textes abordés ici, celle d'être dépossédé de l'acte d'énonciation. Chaque texte procède en effet du manque et de la privation de la parole ainsi que de la hantise de sa perte. Rappelons la suspension fréquente du discours qui intervient dans la trame de celui-ci comme sorte de « scansion pour précipiter les moments concluants »[14] .

 

              Dans cette précipitation, la valeur de parole est en jeu. C'est dire que la parole se trouve constamment liée à la violence et à la mort. De ce point de vue, la situation exposée dans Le déterreur  nous semble très significative du danger de mort qui menace la parole ; celle-ci rejoint le silence sous tous les aspects qu'il peut revêtir, le silence par rapport auquel la parole prend toute sa valeur, sans doute,  qui claustre le mangeur de cadavres dans son corps/tour/prison, et qui a sans cesse les relents de la mort.

 

              Du fait même de son caractère mythique, ce « bouffeur de cadavres » qu'est le narrateur, est « un homme-récit »[15] , en tant que tel, il est en quelque sorte sommé de se raconter : « Et ils m'ont longuement questionné. Mais voilà ce que j'ai répondu au procureur de Dieu et du roi qui m'ont déjà condamné à mort. » (p. 9) . « L'homme n'est qu'un récit ; dès que le récit n'est plus nécessaire, il peut mourir. »[16] Le personnage du déterreur va mourir à la dernière page du livre de/dans l'absence de récit ; le récit-vie qui précède, laisse alors place au non-récit-mort. Parole testamentaire, puisque dernière, que ce récit de la vie et de la mort de ce « bouffeur de cadavres » qui tente de convaincre - Khatibi dirait de séduire - dans un ultime récit. Le personnage apparaît ainsi comme « une histoire virtuelle qui est l'histoire de sa vie » , son action étant de dire, de raconter.

             

              Si la narration en tant que telle témoigne de la valorisation de la parole en acte, si la prolifération narrative, à travers celle des récits, consacre l'acte de narrer avant tout comme acte d'énonciation hautement valorisé, elles permettent l'une et l'autre de dire qu'à travers elles, c'est la perpétuation, la sauvegarde de la parole qui sont ici en jeu.

 

              Il nous semble que cette préservation de la parole va d'abord s'effectuer par tout un travail sur la matérialité de la langue, à travers laquelle la parole s'accomplit. Le jeu sur la graphie, la typographie, sur les sonorités et les mots, ou encore sur la ponctuation, comme nous l'avons vu, tend à faire surgir la voix à travers le mot et confirment les multiples tentatives de restitution de la parole comme acte vivant.

 

              Histoire d'un bon Dieu  présente l'exemple même d'une pratique courante chez Khaïr-Eddine où le jeu graphique, typographique, sert à introduire différents niveaux énonciatifs, c'est le cas du corps italique utilisé tantôt pour présenter, décrire, mettre en scène - ce sont les didascalies au théâtre - tantôt à faire émerger différentes paroles dans le champ scriptural, semant ainsi la confusion.

 

             Ainsi, tout le passage (p. 138 à 147) joue des caractères en italique et en standard à divers niveaux, tous porteurs d'un type de parole : parole du «dramaturge» dans la didascalie en italique : « L'homme, vêtu d'une toile de lin marron, s'en va derrière un immeuble lézardé, probablement inhabité. Il se retourne de temps en temps, s'arrête encore un moment face au mur de l'immeuble, le temps d'uriner, puis contourne l'édifice et revient à sa place initiale . » (Histoire d'un bon Dieu , p. 138-139) .

 

              Celle de « L'homme » ainsi mit en scène, mêle le corps standard et l'italique : « Je ne sais pas qui je peux bien être. Peut-être le messie soi-même. En chair et en os. Peut-être autre chose (. . . ) mais sûrement pas un homme comme vous. Un crocodile par conséquent. » (p. 139) . Est-ce la même voix ? Le corps italique ne figure-t-il pas ici le surgissement d'une autre voix ; celle qui émet l'énoncé suivant en italique dont on ne saurait dire s'il constitue une didascalie ou tout simplement le monologue de quelqu'un qui dit « je » : « La foule ? Non, il n'y a pas de foule. L'homme parle tout seul. Oui, comme moi, l'autre jour je parlais tout seul en marchant, pas très fort, mais assez distinctement pour qu'un autre passant puisse m'entendre. L'homme est assis sur une pile de journaux. Il fume, crache, se nettoie les narines avec les doigts.  » (Histoire d'un bon Dieu , p. 139) ?

 

              Changeant ainsi de corps typographique et de corps physique d'émanation, dirions-nous, cette parole se déploie en un monologue incessant, alternant ses énonciateurs. Dans le même passage (Histoire d'un bon Dieu , p. 139-141) , elle revient à «L'homme » , sans doute, sous la forme d'un monologue transcrit en corps standard, entrecoupé par une incise en italique : « L'homme s'en va de nouveau, feint de revenir, reste debout un instant .  » (p. 140) . Or, il est à chaque fois question de la parole en marche, à l'instar de son énonciateur, de l'errance de la parole en quête d'une écoute et d'un statut.

               

              C'est dans ce contexte qu'intervient après un blanc le passage en italique sur la ville (Histoire d'un bon Dieu , p. 141-142) , nouvelle séquence, mise en scène du chaos qui marque le tissu textuel par sa typographie particulière en italique, par son caractère descriptif et aussi par son rôle d'indicateur scénique puisqu'elle situe un décor et se présente typographiquement comme d'autres passages introduisant des scénettes.

 

              En fait, il s'agirait plutôt d'un non-décor car l'espace décrit est celui du désastre, de l'échec et de la désolation à travers l'écriture de l'anéantissement de la ville. Il est annonciateur d'une parole elle-même en ruines, le monologue de cet homme déjà présent dans la scénette précédente, interrompu par de nouvelles incises didascaliques (p. 143) avant que ne s'instaure un dialogue entre « LE PASSANT » et « L'HOMME »[17] (p.143-146). Ce dialogue tourne court, comme s'il s'avérait impossible, replongeant « L'HOMME » dans son monologue.

 

              N'est-ce pas un monologue à deux voix qui se poursuivrait ainsi dans le passage suivant (Histoire d'un bon Dieu , p. 147) , en italique, dans lequel un « je » déclare « Disons que je suis deux » ? La parole en italique de ce « je » qui se dédouble, traduit dans le jeu typographique ce dédoublement, à moins que ce ne soit une échappée, comme le dit « je » qui prend la parole dans un autre corps typographique : « Je vais en venir aux faits. Mais je m'échapperai encore et ça ne fait rien, je le dis d'avance. (. . . ) Mais je ne crois pas en mes paroles et je crains fort d'être induit en erreur. (. . . ) C'est moi qui suis en jeu maintenant. » (Histoire d'un bon Dieu , p. 147-149) .

 

              Histoire d'un bon Dieu montre comment la matérialité de la langue permet tout un jeu en rapport avec la manifestation de la parole. C'est l'œuvre tout entière qui tente par divers moyens, en l'occurrence la typographie, de matérialiser en quelque sorte la production de la parole, même lorsque celle-ci n'est pas nécessairement discours rapporté dans l'écriture.

 

              En effet, le passage en italique (Histoire d'un bon Dieu , p. 141-142) sur la ville, qui se présente à première vue, comme une description, contient lui aussi quelques signes qui cherchent à manifester, à travers le descriptif, la présence d'un acte énonciatif, producteur d'une parole qui s'inscrit dans le vivant : « (. . . ) Il n'y a qu'un courant de lumière et d'air qui malaxe toutes les masses, les laisse enfin tomber puis les rattrape avant qu'elles n'aient pu toucher le sol. Le sol ? Oui, il y a un sol. (. . . ) Il y a ce sol qui connut tant de dégénérescence. Non la sienne. Si, peut-être ; autrement dit, et pour de vrai celle des autres êtres (. . . ) La ville a cessé de tomber. La ville ?  » (p. 141-142) .

 

              La construction même de ce passage de référence, dans lequel le descriptif bascule dans le narratif : « On a tout vu. (. . . ) Et, peu à peu, nous sommes arrivés, (. . . ) Mais nous avons pris notre dose de criminalité héréditaire. Nous nous vendons en sachets (. . . ) » (Histoire d'un bon Dieu , p. 142) , renforce la tentative de l'écriture de se faire production de parole, de donner voix à l'écriture.

 

              Le jeu sur les signes, le travail sur la matérialité de la langue permettent ainsi d'inscrire le processus dynamique de la parole dans l'espace de l'écriture. Ainsi, l'écrit de la « BANDEROLE I »  (p. 42) dans Moi l'aigre , sorte de personnage sans voix, anonyme et collectif, constitue une parole dont l'ampleur est rendue par les caractères d'imprimerie et s'inscrit comme un dire rebelle à l'interdiction royale : « griffonne, mange tes crayons » (p. 42) . On ne manquera pas de noter l'opposition préliminaire entre deux types de parole, l'une de feu et de sang, associée au caché, à l'ombre et à la mort, agissant dans les coulisses du pouvoir, l'autre qui met en lumière un dire occulté et réprimé qui tente de s'exprimer et de dénoncer le pouvoir qui le menace et auquel il s'oppose. La suite de cette séquence théâtrale dans laquelle se déploie cette banderole, développe à travers une série de « MOUVEMENTS » (p. 43) cette problématique de la parole et du sens posée d'entrée de jeu.

 

              Plus loin, la scène (Moi l'aigre , p. 103) éclaire l'écrit contestataire, celui de la « BANDEROLE II » qui dit dans son enflure typographique l'urgence et la violence d'une parole en colère, revendiquée par « je » , et à laquelle la voix du « CHŒUR » donne une résonance face au dire du « ROI » qui surgit une dernière fois de la coulisse pour s'imposer : « Ma parole est un maillon de chaîne/Vous devriez vous rendre compte que cette leçon/est grammaticale (. . . )/Pas de démocratie dans un pays d'écriture primaire/c'est tout un peuple qu'il faut kidnapper ! » (p. 105) .

 

              Nous avons considéré dans les propos précédents, comment le jeu graphique, typographique participe de cette tentative de l'écriture de se faire restitution de la parole comme exercice vivant. A son tour, la forme poétique du langage va intervenir dans cet effort scriptural pour rendre le procès dynamique de la parole. Histoire d'un bon Dieu , ici texte de référence à tous points de vue, en offre l'exemple. Chaque nouvelle dérive du récit donne lieu à un fragment textuel dont celui qui adopte la forme poétique pour exprimer l'effritement de la parole et la douleur de l'être.

 

              La disposition strophique de l'énoncé (p. 180-181) , une prosodie qui, même si elle n'obéit pas à une métrique rigoureuse et classique, retrouve un rythme poétique fait de régularité et de discordance, jouant sur l'ordre sonore du langage, sont constitutifs de la forme poétique de ce dernier : « innommée structure triturée des trilobites » (Histoire d'un bon Dieu , p. 180) ou encore « d'un coran ictère (. . .) /du roi craquant (. . . )  » (p. 181) .

 

              L'écriture poétique de « la guérilla linguistique » s'appuie sur les sonorités qui semblent fonder les structures et aussi sur le registre lyrique, un lyrisme violent, rappelons-le, dans lequel le discours est haché en affirmations brèves, marqué par les coupes d'exclamations, ponctué d'expressions impératives, constitué en séries cumulatives discontinues. La plupart du temps, les verbes s'éclipsent, il n'y a plus de phrases mais une explosion d'éléments nominaux, de mots libérés dont la valeur sonore tend à souligner le lien physique entre son et langage que concrétise justement la poésie.

 

              L'écart propre au langage littéraire en général et au langage poétique en particulier, qui se manifeste à travers toutes les anomalies, suggérées par la démultiplication : « triturée des trilobites (. . . ) l'absence bicéphale »  (Histoire d'un bon Dieu , p. 180-181) et traduites au niveau syntaxique, sémantique, sonore et rythmique, cet écart est porteur de cette absence que l'accumulation des termes qui l'indiquent rend plus béante : « innommée structure triturée des trilobites/et grand erg dont ma parole porte le mythe/mais suis-je encore absente du périple /(. . . )/et comme l'absence bicéphale/(. . . )/chante dans ma cargaison » . (Histoire d'un bon Dieu , p. 180-181) . L'écart/éclatement disent aussi la douleur de la parole qui ne peut être que dans cette perte d'elle-même. Ajoutons que de ce point de vue, la forme poétique et le corps italique qui la porte, suggèrent au niveau visuel, un repli sur soi, une obscure intériorité douloureuse jusqu'au délire, dans laquelle le récit tout entier semble plonger.

 

              Rythme, sonorités, tonalité et structure du langage sont constitutifs du poétique dans lequel la forme prend le pas sur le contenu, tirant sa valeur expressive de ce qu'elle restitue et traduit du vécu. Le signifiant mettant en avant toute son importance, il se dégage ici la valeur langagière, énonciative de cet acte poétique, fondant aussi une œuvre de communication. Ici la poésie se révèle comme une toute autre expérience temporelle, spatiale, sensorielle et surtout, ce qui nous intéresse ici, comme expérience de parole menant vers « la cosmogonie d'une parole » (Soleil arachnide , p. 60) . Le texte polymorphe y puise un nouvel éclatement de lui-même : « j'ai décortiqué le grain des grammaires/hybrides de l'arbre » (Histoire d'un Bon Dieu, p. 181), le poème tente d'énoncer l'« innommée »  et cette « parole (qui)porte le mythe »  (Histoire d'un Bon Dieu, p. 180) , s'interrogeant : « mais suis-je encore absente du périple »  (Histoire d'un Bon Dieu , p. 180) .

 

              Dans cette expérience, « la langue tend à l'immédiateté, à une transparence moins du sens que de son être propre de langage, hors de toute ordonnance scriptible. »[18]. La forme mime la parole qui se fait agir : « je jette des fougères aux marnes réprimées je tempête/j'allume l'Afrique j'arachnide je mite/ma neige alcoolique et ma cupule/je trouve ma peau sous le ciel décrié je fais/intervenir/le noir. /j'allume/des pestes belles comme vos femmes/ (. . . ) /et j'entre pygmée seul au pire des stégomyies/ (. . . ) /debout/ai-je dit/ (. . . ) /je m'insurge (. . . ) » (Soleil arachnide , p. 102-103) . Flux verbal et temporel, la parole portée par la poésie devient mouvement, marche :

                                     « Terre à jamais termitée onctueuse errant

                                                                                                 sur

                                      mon dos l'ondoiement des éclairs qui

                                                                                       aigrissent

                                      la musique en cheville. »

                                                                        (Ce Maroc ! , p. 43) .

 

La poésie, le verbe sont corps et pensée. « Pensée et poésie sont, en soi, le parler initial, essentiel, et par conséquent du même coup le parler ultime que parle la langue à travers l'homme. »[19].

 

              Naissant des profondeurs les plus enfouies, les plus obscures, dans le creux et le secret de ce qui n'est pas encore ni mot, ni même image mais inspiration, la parole poétique, alors surgissement venant du corps lui-même, tente de s'inscrire dans une écriture qui ne trahisse pas « la corporéité des mots » [20] :

« ô ma gorge en pente comme un vieux chemin

me voilà parmi la meute riante et chaude

d'autres naissances où luisent le long du cou

des lucioles non buvables me voilà

stipe et miel vociférant par un silence

trop clair et aussi tripes de l'abîme (. . . )

meurs mon cerveau meurs j'ai besoin de poésie (. . . )

poésie seule au cœur des peuples tapis

sous les gravats virides de ma conscience

il pleut encore il se peut cette fois qu'une terre

apparaisse velue sous ma peau cuite

elles sont tellement lourdes les lèpres du monde

souterrain

poésie ma liberté mon pain de soleils vibrants

jour après jour me voici dessin d'autres flammes

léchez vos orteils aigus femelles mordez

ma chair de poète volaille inqualifiable (. . . ) »

(Soleil arachnide , p. 59) .

 

              S'adressant à la mémoire, la parole poétique est le lieu de rassemblement et de réunion de stratifications multiples, renvoyant à l'être de la langue qui semble bien constituer un lieu d'origine pour Khaïr-Eddine, comme en témoigne cette citation de Soleil arachnide .

 

              S'élevant de ce lieu intérieur, dans Une vie, un rêve, un peuples toujours errants , le verbe se fait alors poésie, lumière et élévation baudelairienne, où les images lumineuses et aériennes effacent celles, marines et utérines qui dominent l'ensemble du texte, libérant une parole régénératrice du « je «  qui y puise désormais sa force vitale : « Tu peux maintenant t'élever au-dessus du sol, tu as réintégré cette goutte de lumière qui peut à elle seule donner lieu à des complexes infinitésimaux d'univers parallèles. » (Une vie, un rêve, un peuples toujours errants , p. 45) . 

 

              Baignée de lumière, la fin de ce passage marque une sorte d'apothéose, d'élan vital et créateur auquel conduit le lent et difficile processus de la création poétique : « Je m'élevai (. . .) j'étais partout à la fois, je voyais tout, même l'Outre-Monde. Aucune masse ne pouvait se soustraire à ma clairvoyance, ni un monde se dérober à mon foudroiement. » (Une vie, un rêve, un peuples toujours errants , p. 45) .  Alors que la parole était jusque là entravée dans les masses utérines et marines en tant que parole du corps - tandis que l'aérien est parole de l'Esprit débarrassé des « instincts » (Une vie, un rêve, un peuples toujours errants , p.45) - elle atteint ici, dans l'espace des masses aériennes, un degré de puissance, un stade symbolique, révélant le moi à lui-même dans son auto-engendrement : « De moi saillaient en même temps les vraies couleurs de la vie et cet or jaune que la mort édifie en rempart contre les ultra-sons dont je la bombardais inlassablement. » (Une vie, un rêve, un peuples toujours errants , p. 45) .

 

              Dans le déploiement du récit d'Une vie, un rêve, un peuples toujours errants , cet extrait montre comment dans l'enchaînement sans fin des séquences, hors narration, la poésie, jaillissement verbal, discursif, est mise en œuvre de formes qui portent en elles-mêmes les significations produites par ce jaillissement. « Le « sens » est ici direction, vecteur, plus qu'aboutissement »[21] . Rappelons que ce passage se poursuit dans un retour, en fin de séquence, au texte, à l'intertexte donc à l'œuvre en train de se faire : « (. . . ) nous irons ailleurs, nous verrons d'autres formes de vie dans ces mondes où jamais l'homme n'entrera. N'as-tu pas parlé une fois d'un certain nuage de gaz solidifié ? » (Une vie, un rêve, un peuples toujours errants , p. 46) faisant référence aux ultimes propos du Déterreur .

 

              Ainsi, la parole poétique s'élève à chaque fois d'une   intériorité, Soleil arachnide  le montre dès le premier poème, en mettant en place la symbolique qui donne le titre même du recueil. Cette parole poétique surgit « d'un excès d'existence »[22] qui peut se révéler manque, vide, « nulle cause pour vivre » (Soleil arachnide , p. 80) . De ce point de vue, c'est sans doute le poème « Nausée noire » qui concrétise ce lieu de surgissement du poème :

« je vais aveuglément mais plus intense (. . . ) 

absent de bruits

presque ininterrompu (. . . )

je recommencerai à zéro s'il le faut (. . . )

je suis le sang noir

d'une terre et d'un peuple sur lesquels vous marchez

il est temps

le temps où le fleuve crie pour avoir trop porté (. . . )

mon passé surgi du plomb qui l'a brisé (. . . )

nous rampons unanimes vers l'arbre qui vacille

pour recevoir la der-

nière goutte de ton sang noir

et donner au futur le fruit le plus

étrange

qui parle dans la bouche

de milliers d'innocents morts dans notre sang noir » (Soleil arachnide , p. 80-86) .

Le poème est aussi porté par le mouvement de la parole poétique : « syllabe par syllabe je construis mon nom » (Soleil arachnide , p. 87) .

 

              Ici, la rencontre avec l'histoire modifie les règles de la langue du poète et si la poésie est toujours écart, anomalie, à travers elle, c'est bien une voix, la plupart du temps en état de fureur, qui parle dans la langue : « mon langage y bute violet mon langage isthme ! » (Soleil arachnide , p. 103) . « Le désir de la voix vive habite toute poésie, en exil dans l'écriture. Le poète est voix »[23], : « on fit en sorte que ma voix ne soit plus qu'un tonnerre » (Soleil arachnide , p. 114) . « Toute poésie aspire à se faire voix »[24] , comme le suggère paradoxalement cette injonction : « Bâillonnez-moi la poésie ! » (Soleil arachnide , p. 26) .

 

              Nous avons essayé de montrer comment « la guérilla linguistique » est chez Khaïr-Eddine, tentative de déjouer toute contrainte, aspirant à sortir du langage figé de l'écriture pour le restituer dans une présence. Dans son jaillissement premier, la poésie chez Khaïr-Eddine tend vers cette présence qui est justement celle de la parole en acte, renouant avec les formes de l'oralité :

« Je rejette

l'emphase pétillant d'or et de vipères

pour une fièvre

noire comme la pointe d'un sein (. . . )

pays pays je plie bagages

ceux qui ajoutent du noir

à leur cellule

me voient partir

pays pays où seule la terre

se souvient

et hurle

quelle terreur couve

sous ta colère (. . . ) »

Ce Maroc , « REJET » (p. 21-22) .

 

              La poésie est ici non pas présence figée mais mouvement, interpellation, adresse et s'inscrit par ce dynamisme, certes travaillé par la révolte chez Khaïr-Eddine, dans la séparation, le refus et non pas l'adhésion. « Dans l'écriture poétique, la langue figure le poète. L'écriture est au principe de l'éloignement d'une figuration de la langue (. . . ) Il ne peut y avoir que manifestation d'un écart de la langue et de l'écrit (. . . ) mouvement de translittération de la parole à l'écrit. » [25] . Du point de vue de l'oralité, l'écriture poétique serait la manifestation d'un trajet vers une origine que nous situerons pour l'heure au niveau de l'art de la parole et des valeurs de celle-ci. Il y aurait ainsi une parole inaugurale de l'être et du monde, l'épos[26].

 

              Dans l'invention et l'expérimentation singulières d'une histoire et d'une théorie de la poésie que fait le poète,  s'effectue l'investissement progressif de l'écriture par l'oralité et se manifeste la quête d'une forme-sens qui unifierait la parole poétique, la voix qui fuse à travers celle-ci, le texte qu'elle déploie, l'énergie qui l'anime, la forme sonore qui l'amplifie. Perdant la monotonie qu'engendre la régularité, échappant aux normes formelles issues des pratiques de l'écriture traditionnelle, la parole poétique se construit de façon polymorphe. « l'affre âpre d'affres sourdes l'affre en salves » (Ce Maroc , p. 47) , ce premier vers fait résonner le texte intitulé « COMPLOT » , en un poème de la persécution obsessionnelle, rendue par le rythme sonore d'une parole à la fois harcelée et harcelante, notamment par les retours multipliés de sons identiques. Allitération, paronomase, anaphore constituent quelques exemples de figures de sonorité par lesquelles l'écriture poétique cherche à faire entendre l'écho sonore du langage : « à ras du vent sur le versant dans ce rêve/dans ma joue dans ma voix chuchotée par le sabre/le grain s'insinue me martèle et soulève/la femme non eue giclée d'âpre cinabre » (Ce Maroc , « SIJILMASSA » , p. 34) .

             

              La tentative consiste à subvertir un monde d'écriture par des pratiques propres à l'oralité. Le langage dans sa spontanéité manifeste un désir de communiquer et une volonté prédominante d'établir un contact immédiat et direct avec le lecteur, ainsi rêvé auditeur. Cette conception et cette pratique de l'écriture demeurent liées à la parole, au langage explicite formé dans et par le corps. En retraçant ainsi tout un mouvement du corps, instrument privilégié, l'écriture se fait tentative pour sauver la parole. Elle est aussi recherche d'équilibre.

 

              L'écriture poétique est notamment le lieu où le signe, la parole, le souffle forment un tout :

« Sudique

que je crée par la pluie et les éboulis

que je transforme en lait nuptial pour des noces

de torrents

abrupte et seule face à la parole bouclée nouée

Sudique

m'émiettant en visages de pisé

dans tes circuits d'oiseaux parents des nostalgies (. . . )

tant tu m'emplis la narine et la bouche

de tes effluves de planète et de serpolet (. . . )

Sudique épelant

des noms de chemins et de fruits (. . . )

Sudique

percée d'oubli et de rocs violets

assaillies soudain par des troupes ferventes

de poèmes

qui font éclater chaque pierre sous mes pieds

quand mon corps bée (. . . )

Sudique attelée louve enragée à tes mamelles (. . . )

Sudique (. . . ) dans mon sang qui bat sans cœur »

(Ce Maroc , « sudique « , p. 29-33) .

 

              Ici, la parole poétique, appel à la fois magique et tourmenté, formule la requête que le poète en exil adresse à «Ce Maroc » , en particulier, à cette terre qui « jamais ne fut plus belle (. . . ) lourde et transie (. . . ) sous mon absence » (Ce Maroc , p. 29) . Par la poésie, la parole appelle au surgissement des choses dans leur totalité, cherchant à les engendrer par le verbe poétique, à les créer présentes, rappelons toute la force symbolique du néologisme « sudique » dans l'œuvre de Khaïr-Eddine  .

 

              S'affirmant comme action et interaction, la parole poétique s'énonce à l'impératif : « faites évacuer mon coeur/terre cancéreuse/visez mon front entre les rides/et regardez sous les ourlets/un autre déchiqueté qui ne parle plus. » (Ce Maroc , p. 15) , commande au temps : « que le temps frappe de ses élytres/ceignant/vos peurs blanches/et vos lâchetés vomies par l'écorce ! » (Ce Maroc , p. 22) . Elle serait ainsi le moteur du discours poétique en particulier et celui de l'écriture en général. 

 

              La parole en acte valorisée par les différents moyens que nous venons de signaler et partout présents dans l'œuvre, nous intéresse ici parce qu'elle se pose plus en terme de procès qu'en terme de système. Elle met l'accent sur la valeur illocutoire du discours, promeut le langage mis en situation et soulève la question de l'interlocution. C'est la mise en avant de la dimension discursive qui caractérise cette présence de la parole que nous tentons de capter ici, dimension discursive certainement en lien avec le manque dans lequel s'origine la création et que nous analyserons plus loin dans son rapport au monde de l'oralité, dans sa dimension culturelle et identitaire.

              

              Ainsi, la parole revêt ici un intérêt multiple, puisqu'elle apparaît aussi bien au niveau de l'expression que du contenu, du signifiant que du signifié, de la compétence que de la performance. L'étude des stratégies scripturales a éclairé l'énonciation chez Khaïr-Eddine comme procès dynamique qui cherche à s'inscrire dans le vivant. Le travail sur la matérialité de la langue dégage aussi la mise en place d'une « organisation dialogique et dialectique »[27] permettant de mettre en avant l'énonciation dans sa dimension interlocutive. La parole en acte constitue le langage comme action et comme interaction, disions-nous, or, cette mise en valeur de la parole en tant qu'acte induit la présence multiple de celui qui l'accomplit, comme tel et de celui qui s'y trouve impliqué. Comment ceci se manifeste-t-il dans l'écriture ?

 

2) : Dramaturgie de la parole.

 

              Introduire la force de la parole, c'est éclairer cette présence multiple, cette interaction communicationnelle, cette intersubjectivité en acte, qui est sans doute l'une des stratégies mises en place par l'écriture. Comment celle-ci procède-t-elle à la mise en scène de l'interlocution que suppose toute parole ?[28]   Cette nouvelle interrogation oriente notre propos vers la dimension dramatique de l'œuvre de Khaïr-Eddine, celle-ci se faisant l'écho d'une problématique qui s'articule autour de la parole.

 

              Khaïr-Eddine a toujours placé le théâtre au cœur de ses préoccupations d'écrivain, y voyant sans doute un moyen de communication et d'échange, et ce, même s'il n'est jamais parvenu à concrétiser son rêve d'écrire et de monter un jour une pièce entière[29] . C'est dire la particularité de la lumière que projettent sur l'ensemble de son activité scripturale cet intérêt et ce rêve focalisés sur la dramaturgie.

 

              Dans une communication intitulée « Historicité et théâtralité dans le roman moderne » , Khaïr-Eddine déclare « Si nous avons fait un parallèle entre le théâtre et le roman, c'est pour signifier que l'un ne va jamais sans l'autre et c'est pourquoi j'ai supprimé les frontières fictives qui existaient entre les deux genres. Dans la plupart de mes livres, le texte romanesque glisse insensiblement vers le théâtre et vice-versa» . Le théâtre est en effet partout présent dans l'œuvre de Khaïr-Eddine.

 

              En accord avec la thèse de Abderrahmane Ajbour[30] , nous pouvons avancer que le théâtre constitue une donnée fondamentale de son esthétique scripturale. Elle nous intéresse ici du point de vue de la problématique de la parole. Il nous semble que celle-ci revêt, dans l'écriture de Khaïr-Eddine, une théâtralité dont elle est à la fois l'instrument - puisque dans la plupart des textes où le théâtre surgit sous forme de scénettes, elle est mise en scène à travers le dialogue et parfois le monologue, - au service de cette théâtralité donc, et aussi, dans une certaine mesure, la finalité. Elle en constitue certainement l'enjeu.

 

              La présence du théâtre chez Khaïr-Eddine est suffisamment récurrente pour qu'on s'arrête sur sa signification. Introduire le théâtre dans le texte littéraire, c'est vouloir jouer avec les différents niveaux d'énonciation que suppose le discours théâtral. Analyser la dimension théâtrale omniprésente dans l'œuvre, ainsi que nous l'avons signalé à plusieurs reprises dans ce qui précède, conduit à considérer le mécanisme discursif qui conditionne en premier lieu le discours théâtral.

 

              Or, l'écriture de Khaïr-Eddine va jouer sur l'ambiguïté de l'énonciation théâtrale. En effet, « Le discours au théâtre est discours de qui ? », s'interroge Anne Ubersfeld :  « L'énonciation dans le théâtre est équivoque, contradiction, constitutive, féconde, inscrite dans le discours théâtral »[31] . Celui-ci oblige à tenir compte de trois instances émettrices : l'auteur, le personnage et l'acteur ! Il introduit ainsi une dimension importante dans l'écriture de Khaïr-Eddine : la parole multiple et collective. « Le discours théâtral est la plus belle démonstration du caractère non individuel de l'énonciation. La parole théâtrale va à l'encontre du projet de sauvetage du sujet de l'énonciation »[32]. Autrement dit, lorsque Khaïr-Eddine introduit du théâtre dans ses textes, il brouille encore plus l'énonciation déjà trouble par ailleurs !

 

              « (. . . ) La distanciation théâtrale forme le principe même du regard. Elle est une plongée (. . . ) On s'y retrouve avec plaisir, on s'y redécouvre. Telle est par conséquent la fonction cardinale de l'écriture ! Le domaine infini et indéfini de l'intelligence évolue en dépit des freins écrits ou simplement gestuels qui opèrent dans l'ombre. Ce que le roman moderne nous invite à voir, c'est cette intelligence gestatoire. » [33]. L'écriture de Khaïr-Eddine joue de cet art paradoxal, en même temps art du paradoxe qu'est le théâtre ? En effet, s'il constitue une production littéraire, un texte que l'écriture fixe, le théâtre se doit d'être aussi représentation concrète mais changeante.

 

              Ce texte-représentation caractéristique du théâtre est en lui-même lieu de l'écart : « S'il est juste et avéré que le théâtre écrit n'est pas sans une participation fondamentale de l'être dépoétisé le temps de son exercice, la leçon en est si évidente que le poème ainsi tracé, schématiquement le théâtre, entre dans ma peau qui en use en poussant sa substance à l'infini jusqu'à la décomposer complètement. » (Soleil arachnide, p. 106) . Si le texte est de l'ordre du poétique, la représentation est quant à elle immédiatement lisible. La scène scripturale que Khaïr-Eddine a toujours rêvée comme un théâtre vivant, matérialise « l'Acte, le Mouvement à facettes, le Geste et la Parole comme une action matériellement possible, non comme un objet avec quoi on doit dialoguer. » (Moi l'aigre , p. 39-40) .

 

              Ainsi, ses conditions d'énonciation déterminent le texte de théâtre[34] . Le discours théâtral est alors à considérer du point de vue du mécanisme discursif qui le génère : « Nous apprendrons ainsi que le théâtre est textuel et qu'il s'inscrit dans un ordre non métaphorique ou lyrique, quand bien même il s'agirait de la plus brûlante écriture, mais plus simplement continuateur d'une idée nette de théâtre fondée principalement sur le mouvement et la fréquence de la parole conquise dès lors qu'on s'est opposé au principe statique de son originalité reconnue ou aux autres dans ce qu'ils affichent de plus précaire et qui incommode et indigne avant de provoquer l'idée même de parole. » (Soleil arachnide , p. 106-107) .

 

              C'est la représentation qui donne un sens au discours théâtral qui est fait pour être dit dans les conditions et le code de la représentation. Matérialisation de la parole, l'exercice pratique du théâtre donne à la parole ses conditions concrètes d'existence sans lesquelles le dialogue en tant que texte serait parole morte, non signifiante : « C'est ce qui explique le fait qu'un acteur ou un simple diseur soit mû par des pulsations dont il ignore lui-même la signification originelle. » (Soleil arachnide , p. 106) .

 

             « « Lire » le discours théâtral, c'est à défaut de la représentation, reconstituer imaginairement les conditions d'énonciation, qui seules permettent de promouvoir le sens ; tâche ambiguë, impossible à la rigueur. » [35] . Evoquant « la surface » , « le blanc » , « la toile » , « le tracé » et « la ligne noire et incisive » (p. 39) , Moi l'aigre donne les éléments constitutifs du théâtre dans la conception de Khaïr-Eddine qui semblent bien être ceux de sa pratique scripturale.

 

              Nous retenons que l'écriture, lieu du théâtre, forme le « support » ( p. 39) , « la toile qui jusqu'ici n'aura été qu'un point d'appui imprimera aux formes qui l'envahissent un caractère  mobile et un déplacement continuel, perceptible et calculable au coup d'œil, de sorte qu'un lecteur n'aura qu'à regarder ou toucher du doigt telle ou telle figure pour connaître sa nature cachée. Il en sera ainsi de leur mobilité et des mutilations qu'elles sont censées provoquer » (Moi l'aigre , p. 40) .

 

              Matière vivante et organique, l'écriture trouve dans le théâtre, les formes par lesquelles il la « nourrit de ses infirmités (. . . ) (la) pense et (l') organise » (p. 39) . Le théâtre introduit par là même sa dimension humaine et tragique car il est chargé de dire la mutilation et sans doute de la matérialiser dans l'écriture elle-même faite théâtre. L'écriture porte ainsi à imaginer l'être vivant qui porte les paroles théâtrales et les conditions d'énonciation, psychiques et matérielles de ces paroles.

            

              Mouvement nomade et rebelle, l'écriture intraitable qui « déambule, se tortille jusqu'à déborder la place où elle opère » (Moi l'aigre , p. 39) est « multiplicité ramificatoire » (p. 39) , « brutale et signifiante mais en même temps absente » (p. 39) . Cette approche de ce qui est exposé comme « le théâtre dans ce qu'il a de plus immédiatement prenant » (Moi l'aigre , p. 39) s'applique immanquablement à l'écriture organique à « regarder ou toucher du doigt » (Moi l'aigre , p. 40) . Le théâtre est donc le lieu où on peut lire une structure complexe de communication et entendre simultanément toutes les voix qui le constituent.

 

              En effet, l'écriture de Khaïr-Eddine s'enrichit de la complexité de l'énonciation théâtrale. Deux couches textuelles sont présentes dans le texte théâtral : d'une part, l'auteur-scripteur qui constitue le sujet d'énonciation immédiat, comprenant l'ensemble des indications scéniques, noms de lieux, noms de personnages, ensemble que les spécialistes appellent didascalies[36] et qui indiquent l'existence de ce procès de communication particulier qu'est la communication théâtrale et le code scénique qui détermine celle-ci ; d'autre part, l'ensemble des dialogues, y compris les monologues, ayant pour sujet d'énonciation médiat le personnage. Notons que le théâtre chez Khaïr-Eddine, en tant que lieu d'une parole non-individuelle mais plutôt collective, plurielle, rejoint l'oralité par cette dimension.

 

              L'émergence du théâtre chez Khaïr-Eddine irait ainsi dans le sens « d'une amplification » de la parole car au théâtre « le dialogue est un englobé à l'intérieur d'un englobant » [37] . Nous sommes ainsi du point de vue de l'écriture dans un triple procès de communication : le récit englobant la double énonciation du texte théâtral. Celle-ci donne lieu à un discours lié à l'auteur-scripteur et à un discours relatif au locuteur-personnage.

 

              Ce double procès de communication produit une sorte d'enchâssement de la communication à l'intérieur d'une autre ; le premier procès prenant place dans le second. Le procédé rappelle dans une certaine mesure ce que nous avons déjà noté précédemment au niveau de l'enchâssement des récits. Cette mise en abîme de l'énonciation, du procès et de l'acte de communication tend, on l'a compris, à la valorisation de la parole. Si le théâtre est donc double procès de communication, il représente ainsi le type même de communication privilégiée par l'écriture de Khaïr-Eddine.

 

              L'exemple le plus significatif serait sans doute celui de Moi l'aigre  où prend place une pièce en XI « MOUVEMENTS » (p. 41-106) , comprenant un « PROLOGUE » et un « EPILOGUE » , ainsi que l'apparition, à la fin de la pièce, de « BANDEROLES » qui se déploient en paroles muettes. La présence du « CHŒUR » à partir de l’« EPILOGUE » donne à ce théâtre une résonance et une inspiration à la fois archaïques et antiques qui amplifient la dimension polyphonique du texte-représentation. Ce théâtre est une nouvelle revisitation de l'histoire qui tente de retrouver le sens de la parole laquelle semble être l'enjeu de cette mise en scène.

 

              Celle-ci s'organise autour du personnage du « Roi » dont le verbe résonne comme première et dernière parole de ce théâtre de la dérision et de la dénonciation : « Le roi parle dans la coulisse . (. . . ) Le roi continue de parler » (p. 41) .  Le théâtre apparaît ainsi comme espace de divers langages : « coups de feu, silence, bruissement, bruits de bottes, hurlements, gémissement, coup de canon  » contribuent par leur réitération au niveau des indications scéniques à une dramatisation de la parole qui s'inscrit alors dans cet univers de violence et de mort.

              

              C'est le langage des armes (p. 41) , mentionné à deux reprises dans le seul prologue, qui marque l'ouverture de ce passage théâtral où la parole du « Roi » occupe non pas le devant de la scène mais se fait entendre « dans la coulisse  » (p. 41) et s'énonce d'emblée comme voix cachée, voix secrète, voix agissant dans la « pénombre  » (p. 41) . L'autorité de cette voix royale, ainsi que son pouvoir sont révélés à travers l'association des « coups de feu  » et de la voix.

 

              Les injonctions royales sur fond de « coups de feu  » et de « bruits de bottes  » annoncent un théâtre où va se jouer la tragédie du pouvoir et de la parole : « Rendors-toi mon peuple, griffonne, mange tes crayons (. . . ) Je cherche pour toi, je suis toi. » (p. 42) . Cette ultime sommation royale toujours énoncée «dans la coulisse » s'oppose à la parole silencieuse, révélée par « la BANDEROLE I » (p. 42) qui se déploie, quant à elle, sur la scène et à la lumière, alors que la parole bruyante et violente du « Roi » reste dans la coulisse et la pénombre.

 

              Dès lors, toute cette séquence théâtrale (Moi l'aigre , p. 41-106) qui occupe le cœur du récit constitue un lieu d'expression des ruptures, tout comme elle introduit une fracture au niveau formel du texte. Par la mise en scène de l'effondrement d'un ordre politique, du désordre socio-culturel qu'il suscite, la forme théâtrale que l'écriture privilégie ici, renvoie bien à ce que le texte annonce dans la séquence précédente, « C'est le théâtre dans ce qu'il a de plus immédiatement prenant. » (p. 39) .

 

              Aussi, cette scène ouverte au centre du récit apparaît-elle comme une béance mise à nu, à la fois comme dévoilement d'un espace fermé et inaccessible - celui du pouvoir livré comme corps en décomposition, à travers ses convulsions, ses monstruosités et ses interminables agonies - et comme blessure de la parole enchaînée.

 

              Le théâtre tente de rendre cette dernière à  « l'immédiateté » de la vie , à une présence renforcée par la prédominance du collectif - le chœur, les banderoles et les personnages anonymes - ; il permet ainsi la confrontation entre des dires dont la rencontre est rendue possible par le présupposé fondamental sur lequel le discours théâtral repose « nous sommes au théâtre » , c'est-à-dire un espace : la scène, l'aire de jeu et un temps : celui de la représentation, déterminés.

 

              Notons alors que dans le discours théâtral la fonction du scripteur est d'organiser les conditions d'émission d'une parole dont il nie en même temps être responsable : le «MOUVEMENT I » (Moi l'aigre , p. 43-48) met en scène « LE ROI» et « L'IMAM » à travers une caricature du pouvoir qui s'organise autour « d'un texte à l'envers » (p. 44) , rédigé par  « L'IMAM » et prononcé par « LE ROI ». Cette dérision du verbe de pouvoir, ici théocratique, - « Tu gouvernes avec l'écrit et la parole » (p. 47) - dénonce la falsification et la mystification. Les deux pouvoirs sont liés, celui qui détient l'un, détient l'autre. La scène plonge dans le « Noir. Silence » , le verbe royal s'étiolant en « monosyllabes beuh, taah. Grr . . . »  (p. 48) , renvoyé une fois de plus « dans la coulisse » où il se transforme en « hurlement effrayant semblable à celui d'une femme hystérique qui vient de jouir »  (p. 48) .

 

              Dans l'écriture de Khaïr-Eddine, la présence des conditions d'énonciation scéniques, concrètes, qui suivent le code de la représentation, suggère celle du metteur en scène que se veut le narrateur, exposant les conditions d'énonciation imaginaires, construites par la représentation. Cette parole de l'auteur-scripteur souligne les conditions d'énonciation  particulières du discours théâtral : celles-ci « sont de deux ordres, les unes englobant les autres »[38] et il semble que Khaïr-Eddine joue d'autant plus de cette imbrication, lorsqu'il fait intervenir sur la scène du théâtre les deux banderoles à l'écrit contestataire : « Lumière. Une banderole est déployée sur laquelle on peut lire . » (Moi l'aigre , p. 42) , annonçant la « BANDEROLE I » dans le « PROLOGUE » , « Lumière . » (p. 103) éclairant la « BANDEROLE II » dans l'« EPILOGUE » .

 

              Ces indications qui englobent les didascalies proprement dites et tout ce qui a fonction de commande de la représentation, présentes dans le texte chez Khaïr-Eddine, tendent à montrer une situation de parole, « à formuler les conditions d'exercice de cette parole »[39]. A travers la détermination d'une situation de communication des personnages, des conditions d'énonciation de leurs discours, la propre parole de l'auteur-scripteur, qu'est Khaïr-Eddine, tend non seulement à orienter le sens de la parole, celle des personnages mis en scène, en situation de parole, mais aussi, et c'est intéressant du point de vue de l'oralité, à constituer des messages en tant que tels « exprimant le rapport entre les discours, et les possibilités ou impossibilités des rapports interhumains »[40].

 

              Chez Khaïr-Eddine, les exemples sont multiples où s'opère une mise en jeu de la parole par le théâtre : le message étant moins dans le discours tenu que dans le rapport entre les lieux et les conditions d'énonciation de la parole : que peut-on dire quand la parole est censurée, par exemple ? « C'est la condition d'énonciation du discours qui constitue le message  et donc s'inscrit dans le discours d'ensemble tenu par l'objet-théâtre à l'intention du spectateur. »[41].

 

               En se localisant dans la demeure-tanière, espace souterrain et terrien, l'écriture d'Agadir  s'invente un théâtre, autre modalité d'expression du dire. Cet espace caché qui contient le drame intérieur, révélé par le séisme, devient lieu de mise en scène de la catastrophe. Il apparaît alors que ce qui prime au théâtre «ce n'est pas tant le discours des personnages que les conditions d'exercice de ce discours » [42] . Le théâtre dit non seulement une parole, mais surtout il semble beaucoup plus montrer comment on peut ou l'on ne peut pas parler. Il servirait ainsi à exposer les conditions d'exercice ou de non-exercice de la parole.

 

              La parole peut-elle avoir lieu ou pas, peut-elle advenir ou pas ? Tel serait l'objet principal du théâtre chez Khaïr-Eddine, rejoignant en cela beaucoup d'œuvres théâtrales contemporaines[43]. Après le grand blanc laissé par le fragment poétique (Agadir , p.22), sorte de béance, vide scriptural dans lequel sont précipités « je » et le récit, le théâtre apparaît comme une tentative d'échapper à l'enlisement en comblant, par la parole, l'absence du texte, en évitant la terreur devant l'angoisse de la feuille blanche. 

 

              L'émergence fréquente dans le texte de la conversation théâtralisée entre divers énonciateurs a une fonction perturbatrice à plusieurs niveaux. Elle participe à la dissolution des formes de continuité et à l'émiettement du texte dont il brise l'enchaînement. Elle rend difficile le balisage de la lecture par la mise en scène soudaine de situations ou de « personnages » inattendus qui apparaissent la plupart du temps à travers la parodie et la dérision.

 

              Il y a là un usage transgressif de ce qui peut s'apparenter au théâtre, d'une manière générale, et certainement du point de vue de l'énonciation parlée, de la parole dite qui envahit l'espace scriptural, si on ajoute à son irruption par le théâtre le fait que la plupart du temps, la narration domine l'histoire et à l'intérieur de celle-ci, la prise de parole, l'adresse à quelqu'un, l'apostrophe, comme dans Histoire d'un Bon Dieu  : « Papa, tu me remâches après m'avoir chié. Et nous alors ? (. . . ) Nous en avons marre (. . . ) Minutez au moins vos astuces. Ah, elles le sont, eh quoi ! » (p. 168-169) .

 

              L'auteur dramatique que se rêve l'écrivain, entend poser par sa parole les conditions de l'énonciation de son discours. C'est là que réside sa force illocutoire. Elle renvoie à cette maîtrise du dire recherchée par Khaïr-Eddine. La parole théâtrale a valeur impérative. Elle dit ce qui est ou doit être sur scène, ceci « peut n'être finalement que la parole du comédien » . « Le message qu'elle dispense ne se rapporte qu'au référent scénique » [44] .

 

              La parole est alors libératrice et génératrice de vie et de mouvement. Elle a besoin de mise en scène pour être encore plus vivante. En effet, le théâtre, chez Khaïr-eddine, tend à retrouver la présence du langage, sa dimension vivante. La mise en scène de la parole sous-tend la recherche d'une oralité vivifiante. Mise en scène et amplification du discours, le théâtre de mots et non d'action est tantôt celui de l'absurde et de la dérision, tantôt celui de la tragédie de l'histoire.

 

              En effet, ce théâtre d'ombres, (Agadir , p. 36), est avant tout un lieu où résonnent des voix. Les quelques indications scéniques qui y figurent sont signifiantes au regard du seul acte valorisé, l'énonciation. Echapper à l'univocité et à l'enfermement du récit et de la parole, tel semble être le sens de la plongée dans le théâtre qui confirme ici, et dans l'écriture de Khaïr-eddine, le mélange des genres, préconisé par  « l'écriture raturée d'avance » , opérant ainsi l'intrusion du diégétique dans le mimétique et inversement.

 

              Si, comme nous l'avons suggéré plus haut, le poétique est l'expression de la crise intérieure, s'il permet la mise en images et en mots d'un magma originaire ; le théâtre va être la catharsis par la mise en scène parfois parodique et carnavalesque du drame non plus individuel mais collectif par la présence des divers représentants sociaux, acteurs de ce théâtre à la fois comédie et tragédie. Par le théâtre, l'écriture instaure la ville/demeure/tanière/récit comme lieu de tous les langages possibles, espace de circulation et de mise en relation de tous les dires.

 

              Le théâtre est le lieu où se pose la question du sujet du discours théâtral. De ce point de vue, il est intéressant de noter que le discours théâtral est un rapport entre les voix qui le constituent : celle du scripteur, celle du personnage, présentent l'une et l'autre. La voix du scripteur investit-désinvestit la voix du personnage par une sorte de battement, de pulsation qui travaille le texte de théâtre. Le conflit pronominal est en lien avec une dramaturgie de la parole en tant que recherche sur le sujet de l'énonciation. 

 

           En tant que discours d'un sujet-scripteur, le discours théâtral est discours d'un sujet immédiatement dessaisi de son « je » , d'un sujet qui se nie en tant que tel, qui s'affirme comme parlant par la voix d'un autre, de plusieurs autres, comme parlant sans être sujet : « le discours théâtral est de ce fait « discours sans sujet »[45]. Toutefois, deux voix s'y investissent et y dialoguent, instaurant une forme de dialogisme à l'intérieur du  discours de théâtre, à l'instar de tout texte dans lequel des voix plurielles sont présentes[46] . En cela, le théâtre est chez Khaïr-Eddine l'une des formes que prend le conflit pronominal dans son rapport au dialogisme constitutif de son écriture.

 

              Le jeu des voix, comme dans Moi l'aigre (p. 155-158)  participe de cette figure du détournement et de celle du discontinu, présente en premier lieu dans la spatialité, en second lieu dans la temporalité à laquelle renvoie le dispositif vocal, polyphonique. Celui-ci se fonde sur la confusion des voix où « je », « tu » , « il » , « nous » , « vous » s'affrontent et se confondent en même temps. Elles sont porteuses de textes qui s'étalent dans une mise en scène où la représentation typographique joue un rôle et la théâtralité constitue un mode d'être de l'écriture qui y fait référence à plusieurs reprises dans ce passage : « dont voici le théâtre » (p. 153) , « un théâtre qui n'aura lieu que dans le NOIR INTÉGRAL » (p. 154) ou encore « le roman est mort vive la poésie le théâtre est mort/vive/l'atome pluriel des mots qui s'écrivent sans plus/décrire » (p. 156) .

 

              Dans cette théâtralisation, les différentes voix qui font irruption sur la scène scripturale finissent par se mêler à tel point que tous les discours semblent se télescoper, figurant ainsi la « terreur » (Moi l'aigre , p.156) , le chaos : « ce monde sera séparé de lui-même » (p. 158) mais aussi la révolte salutaire : « nous serons des trappeurs rompus mais nous vaincrons ceux qui ont changé leur monde mais pas le Monde » (Moi l'aigre , p.158) .

 

              Hétérogénéité et multiplicité caractérisent la parole du personnage dans le théâtre de Khaïr-Eddine. En cela, elle constitue une tentative d'arrachement de la parole au monolitisme et au monocentrisme pour montrer en elle le travail d'énoncés de provenance diverses, qu'elle est faite à la fois de discours subjectif et de discours mis à distance.  Le discours du personnage est la juxtaposition de couches textuelles différentes qui entrent dans un rapport en général conflictuel. Ce sont ces couches discursives différentes qui permettent le dialogue. Le rapport discours du personnage-dialogue est un vrai rapport dialectique. C'est l'hétérogénéité textuelle du discours du personnage qui permet qu'il soit mis en rapport avec d'autres discours.

 

              Dialogue, dialogisme, dialectique sont constitutifs de la parole théâtrale. Celle-ci est même dans le monologue, essentiellement dialoguée. « Le dialogue théâtral est moins une série de couches textuelles à deux ou plusieurs sujets de l'énonciation que l'émergence verbale d'une situation de parole comportant deux éléments affrontés. »[47] . La dramaturgie de la parole que nous analysons ici permet le repérage des diverses formes de dialogue et de leur combinatoire à l'intérieur de l'ensemble du texte dramatique. Ce sont aussi des modes d'échange qui permettent de construire le sens de la parole dialoguée et porteurs de sens en eux-mêmes. 

 

              Dans Une odeur de mantèque , la scénette (p. 88-91) constitue aussi un moyen de concrétisation du conflit vocal qui se déroule depuis le début du livre et notamment, depuis l'apparition du récit mnésique du « vieux » . « je » et « tu » échangent ici des propos affairistes sans qu'aucune indication scénique ne précise l'identité de l'un et de l'autre. Cette scénette située entre le récit de « il » (p. 86-87) et celui de « je » (p. 92-94) figure un monologue suggéré par l'absence d'identification des énonciateurs et la place occupée par ce passage. Celui-ci annonce la plongée dans le monologue de « je » (p. 92-94) qui se présente à son tour de façon tout aussi ambiguë puisque la voix du « vieux »/maître s'adresse à un esclave (p. 92) dont les propos sont confondus avec ceux du « vieux » lui-même. Cette confusion est entretenue par le cadre où se déroule la scène : « un hammam où il y a trop de vapeur » (p.92) . Elle fait apparaître aussi que ce qu'il est convenu d'appeler le conflit intérieur du personnage est au théâtre collision de discours : à chaque pas nous nous heurtons à ce fait fondateur que, même dans le  monologue, le discours du personnage ne fonctionne que par le dialogue, implicite ou explicite. 

 

              Sa parole, son discours prennent sens par rapport aux autres discours. De là, le fait que sa parole incite à l'action, en suscitant un autre discours ; sa parole est action. Telle est la valeur recherchée par l’écriture de Khaïr-Eddine. Le personnage montre comment se dit une parole, dans son rapport avec une situation référentielle. L'émergence du théâtre dans le texte  va dans le sens de l'exhibition du rapport phatique dans la communication, puisque ce que dit d'abord et avant tout le personnage de théâtre, c'est qu'il parle, « en fait la fonction phatique investit tout message proféré par un comédien-personnage ; ainsi, quoi qu'exprime le personnage, il dit aussi : je vous parle, m'entendez-vous ?  » [48] .

 

               Ainsi l'interrogation et la réflexion sur cet « Etre, objet de cette hargne. » (Histoire d'un Bon Dieu , p. 135) qui accompagnent la découverte de soi, génèrent à leur tour un texte aux formes multiples, privilégiant encore la forme dialoguée et la mise en scène de la parole. Le silence indiqué (p.136) comme élément scénique, ajouté à celui de la lumière (p. 137) , laisse place, en l'amplifiant, au bruit des mots qui réclament une écoute : « Ecoutez, oh, écoutez tous. » (p. 137) , en une incessante interpellation, la fonction phatique de la communication facilitant le passage d'une forme à une autre, caractéristique de l'écriture de Histoire d'un Bon Dieu .

 

              La présence du théâtre chez Khaïr-Eddine montre que le discours du personnage s'affirme comme parlant sa subjectivité, comme « homme dans la langue ». Le théâtre étant le domaine privilégié d'exercice de ce que Benveniste appelle « l'acte individuel d'appropriation de la langue (qui) introduit celui qui parle dans sa parole » . Le discours au théâtre est bien ce discours axé sur l'énonciation/discours du je/tu et de l'ici-maintenant. Il figure bien ce que Benveniste désigne comme « la présence du locuteur à son énonciation » , « sa mise en relation avec son énonciation » [49] . Discours du je/tu, discours de l'ici-maintenant, le discours théâtral est le lieu où fonctionnent ce que Benveniste appelle les embrayeurs.

 

              Toutefois, et c'est le paradoxe fondateur du théâtre, « la caractéristique des embrayeurs est de n'avoir pas de référent  : qui est je ? où est ici , quant est maintenant  ? (. . .) La représentation théâtrale construit (le) référent. Ce qui lui permet de porter une infinité d'ici-maintenant, et par ricochet une pluralité de je » [50] . Notons que ce « je » théâtral est indéterminé historiquement et biographiquement, c'est n'importe qui. Le discours du personnage est subjectif en ce qu'il est fondé sur le rapport je-tu  et le présent de l’ici-maintenant .

 

              Il est notoire que chez Khaïr-Eddine, il arrive souvent que le rapport je-tu implique un rapport à chaque fois nouveau entre le personnage et sa propre subjectivité, comme entre celle-ci et les autres subjectivités. A chaque moment de l'action le rapport je-tu indique le mouvement des rapports intersubjectifs car existe une pluralité de discours à l'intérieur du discours du personnage. De ce point de vue, le discours du personnage prend en compte non pas tant la subjectivité que l'intersubjectivité. On comprend ainsi le sens du théâtre chez Khaïr-Eddine.

 

               Dans Une odeur de mantèque , nombreuses sont les scénettes où l'introduction dans le texte du monologue à deux voix ou même du vrai dialogue, projette dans un espace phonique où la voix qui résonne - celle du « Vieux » , de son interlocuteur, de l'esclave ou encore la voix intérieure du texte - vient donner une sorte de consistance, de réalité à une fiction totalement insaisissable par ailleurs. La parole mono/dialoguée impose une présence que la fiction semble au contraire contester. Nous serions tenter de dire que le « Vieux » et toute son histoire invraisemblable existent puisqu'il parle, échange des propos avec des interlocuteurs qu'il invente peut-être mais il est parce que sa parole, sa voix le font exister.

 

              Dans Agadir , introduire la parole vivante, grâce à ce que le théâtre peut représenter comme désir de concrétisation de la parole, briser le silence angoissant, rendu par le blanc béant (p.22), de la ville peuplée de fantômes/ombres, absente et terriblement vide, par l'émergence du théâtre, permet à l'écriture de renouer avec l'une des fonctions du théâtre : l'échange de la parole. N'est-ce pas le but recherché et formulé par « je » : « J'ai rêvé de vrai dialogue » (p.35) ? En cela, le livre s’inscrit totalement dans la problématique du théâtre.

 

              Tentative scripturale pour sortir le récit d'Agadir  de l'impasse, lui donner une consistance et une vie par la multiplication des dires, le théâtre dit autrement la problématique fondamentale du livre, qui est celle de la parole. Parole en question dans ce récit qui ne cesse de buter sur la catastrophe : « C'est d'elle qu'il sera toujours question » (p.36), en tant que bouleversement touchant le dire, révolutionnant l'écriture et interrogeant la parole et son statut.

 

              En ce sens, le travail du discours théâtral pose donc la question de l'identité dans le langage. Dans sa tentative d'échapper au problème de la subjectivité individuelle, il est par nature une interrogation sur le statut de la parole : qui parle à qui ? et dans quelles conditions peut-on parler ? A ce niveau, c'est un autre dialogue qui a lieu ou plutôt un conflit, une guerre de différents discours, dont le discours dominant, une tension de et pour la parole. Il serait une autre illustration de « la guérilla linguistique » .

 

              Chez Khaïr-Eddine, le théâtre est très souvent le lieu du discours dominant, celui du pouvoir, qu'il met en scène pour mieux montrer les enjeux et les rapports qui se font ou se défont autour de ce type de discours auquel son théâtre tente d'opposer un contre-discours. Une forme capitale de dialogisme est présente dans le discours théâtral qui oppose à l'intérieur du même texte, deux discours idéologiques. Le théâtre chez Khaïr-Eddine montre de ce point de vue que le discours théâtral s'articule avec l'histoire et l'idéologie.

 

              Dès lors, le théâtre renoue avec le drame historique, doublé d'une réflexion sur le politique et le pouvoir. « L'écriture raturée d'avance » se fait aussi critique de tous les discours, notamment de ceux qui fondent l'identité et que le texte dénonce comme « imposture » (Agadir , p. 74). L'espace scriptural devient champ de confrontation[51] des différents dires identitaires. Le théâtre se fait l'écho des voix sociales - divers agents sociaux étant convoqué ici - qui se disputent la parole et mime le jeu social.

 

               De ce point de vue, l'énoncé théâtral est un discours dont la subjectivité est travaillée par une parole collective. Il permet de montrer que « La base du dialogue c'est le rapport de force entre les personnages qui détermine les conditions d'exercice même de la parole. » [52] . La pièce de Moi l'aigre  montre que les relations de langage demeurent liées à ces rapports de force entre les personnages et leurs différentes qualités et rôles. « Or cette relation verbale est elle-même dépendante des rapports - de domination principalement - entre les personnages, dans la mesure où ces rapports apparaissent le mime de rapports dans la réalité : ils sont la matière principale de la mimésis  ; (. . . ) ces rapports apparaissent eux-mêmes sous la dépendance des rapports-« sociaux » . » [53] . L’écriture de Khaïr-Eddine rend cela par la mise en scène de celui qui détient le pouvoir du dire.

 

              L'exemple de la pièce mentionnée plus haut dans Moi l'aigre  (p. 41-106) nous montre dans son déploiement que ce qui sert l'écriture de Khaïr-Eddine dans sa référence au théâtre est bien que celui-ci pose la question du discours, de la parole et d'une façon générale du langage, comme enjeu, nous l'avons vu dans la première partie de ce travail, mais aussi en termes de positions des agents dans le champ des luttes sociales et idéologiques ; c'est ainsi que prend sens le principe de « guérilla linguistique » . Le théâtre permet de le mettre en scène.

 

              Dans le « MOUVEMENT II » (Moi l'aigre , p. 48-50) l'histoire politique marocaine fait irruption dans le fictif à travers le personnage de « MEHDI » - peut-être Mehdi Ben Barka puisqu'il est question de mathématiques à son sujet - et celui de « EL ARAB » - Cheikh El Arab, opposant marocain des années 60[54]. Le contenu politique de la pièce qui se joue, se précise alors, ainsi que la guerre des discours, marquée ici par le langage des armes qui clôture cette scène.

 

              Cette intrusion de l'historique dans le mimétique permet de repérer alors le lieu où fonctionne la mimésis : dans le mime d'une situation de discours qui montre comment la référence n'est pas tant à chercher dans le référent socio-historique des énoncés, que dans la situation même de production du dialogue. En fait, le théâtre est lieu de l'impossible, il travaille avec, il est fait pour le dire ; il est le lieu où figurent ensemble les catégories qui s'excluent : les contradictions du réel y trouvent leur place, mais au lieu de les camoufler, il les exhibe, violant ainsi les contraintes structurelles.   

 

              Dans cette mise en scène, non seulement le théâtre met en présence ces deux figures historiques que sont « MEHDI» et « EL ARAB » mais aussi « LE POLICIER » à qui il fait dire : « Ce n'est pas pour parler maths que je suis venu, c'est pour vous mettre en garde contre les flics. Dans quelques instants, vous aurez la visite de flics autrement plus terre à terre que moi. Faut prendre vos précautions. (. . . ) les rapaces et les rois sont là pour tourner l'indépendance en une rigolade sanglante. » (Moi l’aigre , p. 49) .

 

            La présence du théâtre chez Khaïr-Eddine souligne que l'intérêt du dialogue théâtral, c'est aussi d'interroger ses conditions de production. Celles-ci montrent les rapports de dépendance entre les personnages à l'intérieur d'une formation socio-historique donnée, par exemple la relation roi-sujet, l'incidence de ces rapports sur le rapport de parole entre les locuteurs, avec toutes les conséquences qui en découlent sur « la force illocutoire  » des énoncés : « le sens  même d'un énoncé impératif dépend de la possibilité pour le locuteur d'être obéi »[55] . Le théâtre entre dans une stratégie scripturale qui oblige à poser des questions telles que : qui parle ? qui a droit de parler ? qui interroge et qui répond ? qui porte la parole le premier ? Autrement dit, c'est la parole comme enjeu qui prend place ainsi au cœur de l'écriture.

 

              Souvent le dialogue fonctionne au moyen d'un certain nombre de contradictions qui sont productrice de sens. Il en est ainsi  chez Khaïr-Eddine de la contradiction entre la parole des locuteurs et leur position discursive. Chez l’écrivain, le dialogue repose souvent sur la volonté de faire parler ce qui n'a pas la parole et dans une position impossible, comme le montrent Histoire d'un Bon Dieu  ou Moi l'aigre .

 

             Déplaçant ainsi le sens : il se centre non sur la signification des énoncés mais sur les conditions de production de la parole efficace et de son écoute possible. Il s'agit de mettre en scène le renversement possible des rapports sociaux, de pouvoir, de force, à travers et dans la situation de parole, de montrer ce renversement dans la situation de parole. 

 

              Le « MOUVEMENT III » (Moi l’aigre , p. 51-60) poursuit la carnavalisation du pouvoir ébauchée dans les scènes précédentes et amplifiée ici par les propos iconoclastes, échangés entre « LE ROI » , « L'IMAM »  et « LES BOURGEOIS ». Le tutoiement du « ROI » par « LES BOURGEOIS » et la présence de l'alcool en plein jeûne (p. 57) participent de la subversion, entreprise dans chaque tableau. En cela le théâtre est révélateur des fissures, il proclame l'inacceptable et le monstrueux. Il oblige à penser.  

 

              Le « MOUVEMENT IV » (p. 60-68) est marqué par le discours royal annoncé auparavant comme texte à venir. Il focalise sur lui l'intérêt de cette scène, par sa longueur, les conditions de son énonciation et la teneur de son propos : « il se sert un verre de scotch. . . puis un second »  (p. 65) tout en exhortant son peuple : « N'écoute que ta foi et jeûne ! » (p. 68) .

La mise en scène qui est un élément présent et important dans le texte de théâtre sert à exhiber le préconstruit, le non-dit, c'est-à-dire la part sociale et idéologique du discours. La mise en scène montre qui parle et comment on peut ou on ne peut pas parler. La dérision est ici encore à l'œuvre pour pointer la duplicité du sens du discours.

 

              L'émergence de la dramaturgie de la parole chez khaïr-Eddine tend à être expérience théâtrale, catharsis, exorcisme, vécu aussi de tout ce qui est interdit socialement et qui est scéniquement présent : meurtre, inceste, mort violente. Cette dimension cathartique est-elle importante ? Etant donné que cela reste du texte, quel est le rôle de la parole dans cet aspect ? Lieu d'expérience, le théâtre est ainsi lieu de connaissance, lieu d'exercice de compréhension des enjeux de la parole, des conditions d'exercice de la parole, du rapport de la parole et des situations concrètes, de comment le discours et la gestuelle désignent le non-dit qui sous-tend le discours. Le théâtre comme lieu de rapports de forces et de rapports de production de la parole, l'un et l'autre étant lié, apparaît comme exercice de maîtrise, ce que tente d'être aussi l'écriture.

 

              Le théâtre brouille le sens des discours par l'introduction de paroles différentes, expressions de réalités autres qui viennent remettre en question le sens de l'énonciation précédente, notamment ici le discours royal. Procédant ainsi par la confrontation des discours, la parole théâtrale vise à recréer le sens non pas dans un arbitraire monolithique mais dans la multiplicité et la diversité des possibilités.

 

              La parole persuasive et efficace dans laquelle les locuteurs peuvent convaincre et se convaincre, montre l'importance de la fonction phatique dans le dialogue, et le fait que l'enchaînement des énoncés, leur échange sont plus importants que leur contenu. L'accent est une fois de plus mis sur la parole comme processus, comme performance. 

 

              Le « MOUVEMENT V » (p. 68-72) fait pendant au tableau précédent et dévie le sens du discours royal en donnant la parole à des personnages/fonctions : chômeurs, garçon de café, brigadier de police. C'est une scène dénonciatrice de la misère économique et de la répression : « Je ne ferai pas le jeûne parce que ma vie est devenue un jeûne interminable » (p. 69) , déclare le « CHOMEUR UN » .

 

              Le théâtre permet d'exposer tous les enjeux relatifs à la parole en révélant « les positions discursives des locuteurs »[56] . Il est intéressant de noter que les personnages dans le théâtre de Khaïr-Eddine sont désignés la plupart du temps par « une fonction » , « une position » qui va impliquer une position discursive donnée, comme pour montrer que chacun parle à partir d'une position qui détermine sa parole, c'est ce qui se passe dans le « MOUVEMENT V » . 

 

              Agadir  le montre déjà à travers l'échange de dialogue tenté (p. 23-35) entre des voix-fonctions, le chaouch, le caïd, le khalifat, que rien ne caractérise, si ce n'est leur dire. Les rares indications scéniques qui marquent l'entrée, la chasse ou l'exécution de tel ou tel personnage paraissent plutôt orienter ce théâtre vers la parodie, le simulacre, la dérision et le carnaval. 

 

              Ici, le théâtre mêle les voix des puissants à celles des exclus de la parole[57]. Ces voix inattendues que réunit le théâtre de reconstitution d'un espace social, contenu par la « demeure ( . . ) ville froide » (p. 23) est l'expression d'un ordre social remis en question ici, la dérision faisant partie de cette contestation. Tous les agents constitutifs du tissu social, les types sociaux, sont présents dans la trame du texte de la pièce qui se joue autour d'une parodie du pouvoir. 

 

              Le théâtre de Khaïr-Eddine donne souvent la parole à ceux qui socialement n'ont pas l'habitude de la prendre face à certains représentants du pouvoir qu'il place ainsi dans ce type de dialogue. Il y a là une subversion, en quelque sorte, dans la mise en présence, en situation de dialogue entre différentes positions, socialement éloignées. Cette subversion fait intervenir un changement dans le rapport de force entre les interlocuteurs. Les situations de langage qui s'établissent entre les personnages permettent de percevoir la crise sociale et comment l'idéologie investit le texte de théâtre. Il s'agit dans une certaine mesure de «montrer «visuellement » les situations de langage, et par extension les positions discursives »[58] .

 

              Est introduit ainsi le discours social dans le discours théâtral. Ce discours social, présent à travers les citations, les proverbes, à travers une certaine forme d'intertextualité avec la parole sociale, collective, qui pourrait être la tradition orale, notamment, agit par et sur la parole, informant les rapports entre les personnages-locuteurs. Khaïr-Eddine le représente à travers la voix dans la foule, le chœur ou encore la banderole.

 

              Tel est le propos du « MOUVEMENT VI » (Moi l'aigre , p. 73-75) dans lequel deux voix antagonistes se font entendre, énonçant des considérations contradictoires sur « LE ROI ». Pendant qu'« UNE VOIX DANS UN HAUT-PARLEUR » loue la personne royale et menace ceux qui ne font pas allégeance à cette fascination apologétique, « UNE VOIX DANS LA FOULE » vient subvertir cette apologie de la monarchie théocratique en intervenant de façon intempestive et irrévérencieuse en ironisant sur l'oreille royale : « Elle n'avait rien d'une oreille d'homme » (p. 74). Les rires de la foule que provoquent ces propos clôturent cette scène comme ultime voix faisant pendant à celle du haut-parleur, confirmant ainsi l'esprit de carnavalisation qui domine les différents tableaux et le théâtre comme lieu de renversement des absolus.

 

              Celui qui réunit « LE ROI » , « L'IMAM » ET « LE GENERAL-MINISTRE-DE-L'INTERIEUR » dans le « MOUVEMENT VII » (p. 76-82) procède à la même entreprise de démystification du pouvoir. Celui-ci est livré ici à partir d'une vue de l'intérieur où le personnage du « ROI » participe à sa propre dérision : « Pourquoi ne traite-t-il pas carrément de moi ? Je suis un bon sujet de théâtre, non ? » (p. 81) , proteste-t-il auprès de « L'ARTISTE » auquel il fait appel pour retrouver le sens perdu du personnage qui est le sien : « Artiste, tu contribueras à me rendre digne de ce personnage que je crois incarner (. . . ) J'en ai marre de mes propres contradictions (. . . ) Parlons maintenant de la représentativité » (p. 82-85) , dit-il après l'élimination d'un opposant. Le sens en question n'est-il pas celui de la valeur de la parole révèlant les fractures et les déchirements de l'identité.

 

              « Imitation des êtres et de leurs actions, mimésis , et aussi libération, exorcisme, catharsis » [59] , le théâtre en tant que mimésis prend le « sens de mime des conditions de production de la parole »[60] . L'importance du théâtre apparaît alors « par le fait qu'il exhibe le rôle de la parole par rapport à la situation et à l'action »[61] . Retrouver la valeur et le poids de la parole, ce que vaut, ce que pèse, ce que veut dire un discours, n'est-ce pas là le sens de la parole-action en oralité ? C'est aussi, nous semble-t-il la question fondamentale posée par « la guérilla » , la mise en avant de la parole-action.

 

              Le théâtre de Khaïr-Eddine pose le discours comme part d'une pratique totalisante dont la caractéristique est d'être une pratique sociale investissant tous les «praticiens» du théâtre, eux-mêmes inscrits dans un contexte socio-économique et culturel déterminant. Autrement dit, ce théâtre là insiste sur le discours, la parole et ses rapports avec les conditions socio-économiques, historiques et culturels, le tout fortement marqué par l'idéologie qui déterminent les conditions de production de ce discours. Peut-être que tout le sens de ce théâtre est de se libérer de ce qui apparaît comme des contraintes, des entraves à la liberté de la parole et pour une réappropriation de la parole par le sujet ! 

 

             Aussi, la confrontation finale entre « LE CHŒUR » et « LE ROI » (Moi l'aigre , p. 100-105) - rencontre que seule la fiction théâtrale autorise et qui reste impossible dans le réel - revêt-elle une signification essentielle du point de vue de la parole. Cette dernière revient au « CHŒUR » qui laisse éclater un dire dénonciateur, repris en écho par « LA VOIX DANS LA FOULE » , dominé par l'image du sang dont la récurrence inscrit la violence et la mort au cœur de l'écriture.

 

              Cependant, la parole anonyme du « CHŒUR » , expression théâtrale d'une voix collective et plurielle que la mise en scène fait surgir au-delà de l'ombre de la censure (p. 100) , dans une présence qui semble arrachée au silence imposé, celui des ténèbres répressives, comme le suggèrent les indications scéniques (p. 100) , cette parole énonce le poème (p. 100-101) du sang de la tribu mise en péril par un pouvoir assassin (p. 101) . Aussi, les mots de la tribu battent-ils au rythme du « va-et-vient du sang » (p. 100) , se perdent-ils dans l'hémorragie du sens, engendrent-ils des figures insupportables et des visions hallucinatoires : « Quelle friandise qu'un squelette de sang/L'œil me torpille/Ses plumes cassent l'ardoise que ni neige ni flamant/ne font résine avec mon crible » (p. 101) .

 

              La voix plurielle, celle du « CHŒUR » qui déclame le poème du sang souligne que le théâtre est corps et que le corps est premier. Rappelons ici les propos de « Manifeste » dans Soleil arachnide  : « (. . . ) le poème ainsi tracé, schématiquement le théâtre, entre dans ma peau (. . . ) Ma peau devient ainsi théâtre elle-même. » (p. 106) . Le théâtre est corps en ce qu'il se fonde sur les émotions qui sont vitales et nécessaires, il travaille avec et pour les émotions. Le théâtre est producteur d'émotions, en tant que miroir du monde : il rapproche, grossit, syncope.

 

              Nous disions que l'émergence du théâtre appelle la représentation, la pratique de celui-ci. « Le texte est de l'ordre de l'illisible et du non-sens ; c'est la pratique qui constitue, construit le sens. Lire le théâtre , c'est préparer simplement les conditions de production de ce sens. »[62] . Le théâtre en tant qu'activité est une pratique active. La pratique théâtrale est matérialiste : elle montre qu'il n'y a pas de pensée sans corps ;  Toute l'activité du théâtre est soumise à des conditions concrètes d'exercice qui sont sociales. Il est bon de rappeler que le texte théâtral appelle une pratique théâtrale, c'est-à-dire qu'il n'est pas là uniquement en tant que texte, au même titre qu'un récit, par exemple. Comme un poème est fait pour être dit ou chanté éventuellement, un texte de théâtre est fait pour être joué. Voilà qui rejoint l'idée de parole-action. C'est bien ce qui est introduit dans l'écriture de Khaïr-Eddine quand il rêve de théâtre.

 

              Exorcisme et exercice à la fois, le théâtre est le lieu de l'émotion productrice qui suppose la présence du spectateur, le sens au théâtre ne se fait pas sans ce spectateur et ne préexiste pas à la représentation : ce qui est concrètement dit, montré. N'en est-il pas ainsi dans la halqa ? Le théâtre fait vivre au spectateur quelque chose à laquelle il est obligé de donner du sens. Le théâtre se veut concret : des objets et surtout des êtres réels, le corps et la voix qui demandent à vivre.

 

              Notons cette dimension du théâtre par sa présence   dans le récit de Légende et vie d'Agoun'chich . Introduite par « Ce fut ainsi que les choses se passèrent » (p. 104) , la scène de la nécropole va se faire théâtre de paroles et d'action. L'écriture fait appel à tous les sens, notamment visuels et sonores qui sont en éveil. Il y a un souci de rendre l'épaisseur des êtres et des faits. De fines observations du narrateur concernant les personnages mis en scène, dénotent une présence au personnage, notamment d'Agoun'chich (p. 106) et un rendu très vivant du récit d'action. Ainsi, le propos de la légende reste toujours la lutte pour la survie, quelles que soient les raisons et les formes de celle-ci ; le théâtre constituant sans doute la forme privilégiée de la parole-action.

 

              Cette entreprise de réécriture du passé collectif, en même temps individuel, trouverait dans le théâtre le lieu possible de sa réalisation :  « Il se promit d'écrire un théâtre (. . . ) ouvrant les yeux aux cadavres d'hommes rongés par l'Histoire » , lit-on dans Moi l'aigre  (p. 19).  Arrachement à l'oubli, au silence et à la mort, le théâtre restitue la parole volée, censurée, tuée par la violence de l'Histoire. Par la valorisation de la parole, le théâtre resitue celle-ci dans une dimension historique, politique mais aussi fondamentalement tragique, dans l'écriture de Khaïr-Eddine.

 

              En effet le théâtre inventé pour combler le vide de l'espace/tanière et l'absence de récit, dans Agadir , cache l'illusion et l'échec d'une circulation de la parole, qui reste, précise « je » , du domaine du rêve: « J'ai rêvé de vrai dialogue » . En fait, les dires mis en scène étaient des monologues révélateurs de la solitude de chacun et de l'impossibilité d'un dialogue social mais aussi d'une communication réelle. « Moi » reste confronté à « je » , lorsque le théâtre s'efface dans la ville tombée. 

 

              Le théâtre d'Agadir , organisé en mise en scène de voix/fonctions (p. 50-85) - organisation récurrente chez l'auteur - met en présence des dires qui ne dialoguent pas dans la réalité sociale.  Lieu de leur rencontre, le théâtre compense ainsi ce réel, permet par l'effet d'accumulation de voix multiples et de discours différents, l'expression d'un désir démocratique, de libre circulation de la parole. Toutefois, notons ici, l'absence d'un véritable dialogue entre ces paroles qui s'énoncent en quelque sorte pour elles-mêmes, indépendamment l'une de l'autre, en un monologue collectif et qui semblent s'effacer mutuellement[63] , sorte de discours auto-réflexif où l'acte est reporté à un moment de l'action qui est en perpétuelle fuite vers l'avant. Les suspensions, reports de la parole pourraient entrer dans ce type d'acte velléitaire lié à un certain type de relations interpersonnelles, commandant l'action et commandées par elle. 

 

              Le glissement vers le théâtre qui est essentiellement un théâtre de parole échangée, de dire et non d'action, permet l'émergence de l'histoire passée et présente. Celle-ci servira à son tour à pointer une nouvelle impossibilité - il arrive que le personnage soit incapable de se parler ou de parler sa propre action au présent - celle de la parole, à travers ces voix mises en scène et qui disent toutes : « je ne sais plus » (Histoire d'un Bon Dieu , p. 117) soulignant cette parole incertaine et velléitaire de certains personnages chez Khaïr-Eddine et l'inaccessibilité d'un temps et d'un espace dont la « mémoire » - celle du personnage de la femme - « éprouve de nouveau la fraîcheur sauvage » (Histoire d'un Bon Dieu , p. 118), « En attente d'une longue parole » (Histoire d'un Bon Dieu , p. 118). Le théâtre disparaît dans le blanc qui suit la réplique de « la fille » (Histoire d'un Bon Dieu , p. 126) laquelle dénonce l'incompréhension entre les hommes et les femmes, leur incommunicabilité, autre forme d'impossibilité et révélation d'un échec de la parole. 

 

              Revenons sur le dialogue entre cet homme et le passant (Histoire d'un Bon Dieu , p.143-146). Celui-ci réintroduit le théâtre et relève comme bon nombre de scénettes du même type chez Khaïr-Eddine, de l'insolite et de l'absurde. Si le silence est insupportable, la parole qui circule ici semble l'être davantage puisqu'elle exprime la désolation de l'être et une certaine forme d'incommunicabilité. La parole du passant n'est qu'interrogation ou qu'expression de son incompréhension, de son incapacité de comprendre «l'homme». Seule compte une présence physique et presque matérielle de la parole : « j'ai besoin de votre présence (. . . ) Votre présence me sera utile » , dit et répète « l'homme » (p.144-145) .

 

              Voix trop longtemps « muselée » (p. 101) , la parole du « CHŒUR » dans le théâtre de Moi l'aigre se disloque, « torpillée » (p. 101) par la violence d'une histoire tueuse qui a figé le verbe en «écrits de fonte» (p. 103) , a empêché la libre expression et trahi l'origine et le sens premier : « Je vends, disent les mandragores,/mes racines nôtres sommes-nous unes/l'or craqué d'écrits de fonte qui n'ont/jamais réglé/ton papelard ! » (p. 103) .

 

              Il ressort de le confrontation ultime entre la voix silencieuse et anonyme qui se déploie en écrits tracés sur la « BANDEROLE II » , celle, collective et sonore du « CHŒUR » qui amplifie le dire protestataire et enfin, celle, impérieuse et tyrannique, du « ROI » l'insistance faite en dernier lieu sur la parole comme enjeu de pouvoir. En la mettant en scène, le théâtre représente la lutte socio-politique qui se traduit par une manipulation du langage dont il est le lieu, celui de cette « leçon grammaticale » qu'entend donner « LE ROI » à son peuple otage.       

 

              L'importance de la parole théâtrale réside dans le fait qu'on peut y voir les relations humaines et on doit y entendre. « Il est donc possible de voir dans le théâtral la pure stratégie de la parole humaine, impliquée dans tout le contexte historico-social de la vie des hommes. »[64] . Si quelque chose est réelle sur scène c'est bien la parole humaine et ses fonctions, même si ses conditions de production sont simulées. Le théâtre montre le fonctionnement réel du langage sur les hommes. La mimésis théâtrale agit, sans contexte, dans le domaine du langage, il permet d'en mesurer la force, les effets, la signification.

 

              Se situant  entre réalité et fiction, la parole théâtrale donne lieu à un acte double par lequel les mots sont dits, récités en même temps qu'ils acquièrent un sens du fait de la performance théâtrale. L'acte de langage au théâtre se trouve sur scène, les actes de parole sont effectifs. le discours au théâtre est le mime d'actes de parole qui sont ni plus ni moins valables uniquement dans l'espace scénique. C'est pourquoi il est le lieu de tous les possibles mais aussi de tous les paradoxes. 

 

              Le théâtre permet donc d'entretenir le « il était et il n'était pas » : ainsi en est-il de cette séquence théâtrale dans Histoire d'un Bon Dieu (p. 169-173) qui instaure une conversation insolite entre le grand singe, la mère et le prisonnier, et donne lieu à une nouvelle parodie du pouvoir - celui du « Chef suprême » et de la Mère phallique -  et constitue dans la trame du récit une nouvelle irruption qui déstabilise le texte par la mise en présence physique, pourrait-on dire, d'énonciateurs insolites.

 

              Tout aussi insolite ce théâtre « zoologique » dans Agadir dont nous avons déjà parlé plus haut, notamment du dialogue étrange entre le Perroquet et le Naja. Réalité, vérité, cauchemar, illusion, cet épisode fantastique - où la confrontation entre le Perroquet et le Naja tient du genre policier et poursuit l'enquête de même nature qui caractérise la mission du narrateur - constitue l'un des rares moments du récit où narration, action et dialogue forment un semblant de diégèse. 

 

              L'irruption du théâtre dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants  inscrit un espace relié au réel, un « ici et maintenant » mais aussi symbolique. Elle actualise par le jeu des voix la profanation de l'identité du groupe. Le théâtre a ainsi pour fonction non seulement de donner corps et voix aux acteurs de l'histoire tribale, en lutte contre le pouvoir central, de mettre en scène la parole du groupe, celle du Raïs, du Vieillard, des Villageois, de Bous'fr, le rebelle, de faire « apparaître le spectre de Kahina, la berbère rebelle » (p. 107) , insoumise jusque dans la mort, mais aussi de donner à voir les contorsions grotesques et les volte-face opportunistes d'un pouvoir sanguinaire. 

 

              Usant de tous les procédés qu'autorise la représentation imaginaire, comme celui de l'apparition finale de « Ouf le fantôme » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants  p.125) , le théâtre tente de restituer les courages et les faiblesses d'un peuple, les Berbères, face à une machine de pouvoir qui vise à l'asservir. Il permet aussi de renouer avec des repères identitaires. Le Raïs et tous les autres personnages sont porteurs de l'identité qui a dévié au cours de l'histoire à laquelle le dire du narrateur du livre tout entier, comme celui du Raïs, avec lequel il a des accointances, tente de rester fidèle, mettant en garde contre les menaces qui la guettent.

 

              Remarquons alors que le travail du théâtre compromet la circularité du mythe. Subvertissant le caractère répétitif du mythe le temps théâtral joue sur les contradictions, crée parfois le scandale, il s'arrange pour faire dire au mythe ce qu'il n'a jamais dit. Ainsi, chez Khaïr-Eddine Kahina devient une figure - rendue dans les contradictions mêmes du théâtre : l'aspect à la fois vivant et figure textuelle du personnage - de la révolte moderne, réécrite par l'auteur et très souvent malmenée. Le théâtre métamorphose ce personnage féminin de Kahina (p.119) en légende « atroce et saoulante » (Histoire d'un Bon Dieu , p. 118) . Il donne un sens tragique à l'histoire (p. 119-122) et restitue la dimension collective de ce « cercle d'hommes » autour de la Kahina légendaire (p. 119-122). Celle-ci « se désagrège » (p. 122) pour laisser place à l'histoire présente, celle d'une jeunesse en quête d'ailleurs et d'idéal. 

 

              Présent à plusieurs reprises dans Moi l'aigre  (p. 41-105, p. 119-132, p. 151-158) , le théâtre crée une sorte d'illusion démocratique en instaurant la liberté d'expression pour tous qui tout en révélant le statut socio-politique de chacun, n'en constitue pas moins un droit à la parole. Revanche de la fiction sur la réalité et triomphe de la parole « immédiatement prenante»  qu'est le théâtre comme porteur d'une oralité destructrice de « la leçon grammaticale » et du verbe de pouvoir et qui explose dans le champ textuel comme langage insurrectionnel. La geste oratoire déployée ici trouve dans le poétique une mémoire historique, collective, douloureuse que le « je » restitue - car elle le constitue et l'obsède - dans son propre texte, lieu de son « vrai théâtre » (Moi l'aigre , p. 150) .

 

              Poème, récit, théâtre forment autant de possibles du langage que l'écriture ne sépare pas mais combine pour briser le silence si présent dans l'œuvre, pour défier « le temps elliptique » (Moi l'aigre , p. 150) et conjurer enfin la mort. Tel est le sens du théâtre « Et ce n'est pas irrationalisme que de constater que ce sens, toujours en avant de notre propre lecture, échappe pour une large part à une formalisation rigoureuse. Nous n'éliminerons pas le domaine du vécu au théâtre, et le sens construit pour tous est aussi la mémoire de chacun. C'est le trait irremplaçable du théâtre que, n'étant plus comme dit le poète « la voix de personne » - puisque le scripteur volontairement s'est absenté - , il investisse à ce point le spectateur, qu'il soit pour finir notre voix à tous. »[65] . Le sens ultime au théâtre n'est-il pas d'être voix collective ?

 

              Reste, cependant cette béance spécifique de la parole théâtrale, entre l'acte et la parole, au niveau de l'action, de la gestuelle, entre la voix du scripteur et la voix du personnage. Le théâtre est « un objet paradoxal »[66] . L'ensemble du discours théâtral est marqué par le présupposé du jeu, le discours ne fonctionne que dans le cadre construit de ce présupposé, qui est le cadre scénique.

 

              Analyser le discours de théâtre chez Khaïr-Eddine nécessite de faire référence à ce statut scénique du discours. « Le discours  théâtral est donc le mime d'une parole dans le monde  avec ce qu'elle dit sur elle-même et sur le monde, avec l'émotion qu'elle suscite ; mais plus encore elle est le modèle réduit des mille et une façons dont la parole agit sur autrui. Ce qui est montré au théâtre (à l'aide de rapports langagiers dont nous savons bien que théâtralement ils sont fictifs ou fictionnels) , ce sont justement ces rapports de langage, c'est le mime des conditions de la parole humaine. »[67] .

 

             Avec l'analyse de la présence de la parole et de sa mise en scène, nous sommes fondée à voir que cette parole occupe dans l'écriture une place majeure sous différentes formes qui la privilégient à travers la narration, la matérialité de la langue, le langage poétique et la théâtralité.

 

              Toutefois, la parole ainsi mise en acte oriente l'activité scripturale vers un entre-deux, entre parole et écriture, dans la dynamique, les transformations continuelles que nous avons dégagées jusqu'à présent. C'est dans la recherche manifeste d'un nouveau langage que nous décelons une volonté de déjouer les structures de l'écrit, de mettre en avant la dimension discursive, dans le déploiement d'un espace particulier entre le dire et l'écrire où le dire est ainsi mis en avant à la fois dans son urgence et dans sa valeur fondatrice.  

 

 

 

 



[1] Nous avons essayé d'en faire la démonstration dans la 1e partie de

     cette étude.

[2] Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 52.

[3] C'est notamment ce qui se dégage chez Bakhtine, dans la notion même

     de «dialogisme» dont il est le «promoteur» .

[4] Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 21.

[5] Pierre VAN DEN HEUVEL. ibid. p. 18.

[6] Pierre VAN DEN HEUVEL. ibid. p. 27.

[7] Figures III . Paris : Seuil, coll. « Poétique » , 1972, p. 72. 

[8] Procédé qui renvoie à « l'oralité anthropologique » .

[9] Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 33.

                   [10] Comme le montre le passage (p. 133-145) .

[11] Change ,  « La machine à conter » . N°38, Paris : Seghers/Laffont,

      1979.

[12] « Les hommes-récits : Les mille et une nuits » in Poétique de la prose.

      Paris : Seuil, 1971, p. 33-46.

[13] Gérard GENETTE. Figures II. Paris : Seuil, coll. « Poétique » , p. 193.

[14] Jacques LACAN. Écrits I . op. cit. p. 128.

[15] Comme Shéhérazade, la narratrice sur laquelle pèse aussi une

     menace de mort. Nous renvoyons au sujet de cette problématique

    de la parole-récit et de la mort à l'intervention de Abdelkébir

     KHATIBI au colloque sur la Séduction . Bruxelles, du 30 novembre

     au 2 décembre 1979, tirage hors commerce : De la mille et troisième

    nuit .

[16] Tzvetan TODOROV. « Les hommes-récits : Les mille et une nuits » in

     Poétique de la prose.  op. cit. 

[17] Ainsi écrit dans le texte.

[18] Paul ZUMTHOR.Introduction à la poésie orale , op. cit. p. 127.

[19] Michel LEDOUX. Corps et création. Paris : Les Belles Lettres, coll.

     « Confluents psychanalytiques » , 1992, p. 196.

[20] Michel LEDOUX. Ibid.

[21] Paul ZUMTHOR.Introduction à la poésie orale , op.cit. p. 127.

[22] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 159.

[23] Paul ZUMTHOR. ibid. p. 160.

[24] Paul ZUMTHOR. ibid.

[25] Nabile FARES. La théorie anthropologique au Maghreb : Le cas de la

     littérature maghrébine de langue française. Th. Et. Paris X, 1986, p.

      206.

[26] Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 160. 

[27] Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 24.

[28] Comme le rappelle LACAN. Ecrits I .  op. cit. p. 135.

[29] Intitulée Les Cerbères . 

[30] Abderrahmane AJBOUR. L’écriture caustique : Esquisse d’une

     poétique de Mohammed Khaïr-Eddine. DNR. Paris 13, 1995, p. 52-59.

[31] Anne UBERSFELD. Lire le théâtre.  Paris : Editions Sociales, 1982, p.

      228.

[32] Anne UBERSFELD. ibid.

[33] Mohammed KHAIR-EDDINE. « Historicité et théâtralité dans le roman

      moderne » . op. cit. p. 190.

[34] Anne UBERSFELD. op. cit. p. 227.

[35] Anne UBERSFELD. ibid.

[36] Anne UBERSFELD. ibid. p. 228.

[37] Anne UBERSFELD. ibid. p. 229.

[38] Anne UBERSFELD. ibid.

[39] Anne UBERSFELD. ibid. p. 230.

[40] Anne UBERSFELD. ibid. p. 231.

[41] Anne UBERSFELD. ibid. p. 231.

[42] Anne UBERSFELD. ibid. 

[43] Celle de Brecht et surtout celle de Beckett.

[44] Anne UBERSFELD. op. cit. p. 237.

[45] Anne UBERSFELD. ibid.  

[46] Selon BAKHTINE et sa théorie du dialogisme.

[47] Anne UBERSFELD. op. cit. p. 256.

[48] Anne UBERSFELD. ibid. p. 246.

[49] Problèmes de linguistique générale ,II . Paris : Gallimard, 1974, p. 82.

[50] Anne UBERSFELD.  op. cit. p. 252.

[51] Agora, jmaa, le Méchouar, réellement inaccessible et hautement

      gardé, est ici le théâtre social par excellence.

[52] Anne UBERSFELD. op. cit.

[53] Anne UBERSFELD. ibid. p. 258.

[54] Qui voulait déclenchait une guérilla urbaine à Casablanca et qui fut

      tué par la police.

[55] Anne UBERSFELD. op. cit.

[56] Anne UBERSFELD. ibid. p. 104.

[57] Le chaouch, le cuisinier, le paysan, la foule, le gueux, le berger ou

      ceux qui en sont privés comme les animaux.

[58] Anne UBERSFELD. op. cit. p. 260.

[59] Anne UBERSFELD. ibid. p. 43.

[60] Anne UBERSFELD. ibid. p. 269.

[61] Anne UBERSFELD.ibid.

[62] Anne UBERSFELD. ibid. p. 275.

[63] Par exemple : un anarchiste (p. 79) , une veuve (p. 80) , un

      travailleur et un syndicaliste (p. 82) .

[64] Anne UBERSFELD. op. cit. 

[65] Anne UBERSFELD. ibid.

[66] Anne UBERSFELD. ibid. p. 239.

[67] Anne UBERSFELD. ibid. p. 290.