(Zohra MEZGUELDI :

Oralité et stratégies scripturales dans l’œuvre de Mohammed Khaïr-Eddine.

Thèse de Doctorat d’Etat, Université Lumière-Lyon 2, janvier 2001

Sous la direction de : Charles BONN (Université Lyon2) & Marc GONTARD (Université Rennes2))

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Résumé de la thèse

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Chapitre III : le discours de l'oralité.      

 

              Nous abordons maintenant dans cette partie sur l'œuvre de l'oralité, un aspect qui va nous conduire vers la dimension culturelle et identitaire pour tenter de saisir dans l'écriture de Khaïr-Eddine, moins des éléments ethnographiques présents dans les textes que des liens étroitement et profondément établis qui non seulement travaillent la création mais ne sont pas étrangers à son origine.

 

              Ce que nous désignons ici par discours de l'oralité nous servira à montrer que l'œuvre de l'oralité se rattache aussi au rapport de l'œuvre et de l'écriture à ce « legs » culturel, identitaire que l'écrivain a à gérer, qui nourrit sa création, quels que soient les rapports d'ambivalence, s'agissant de Khaïr-Eddine, qu'il entretient avec ce « legs » .

 

              Partant du pacte d'écriture défini par Khaïr-Eddine en termes de « fonction organique de l'écriture »[1], qui établit ainsi un cordon ombilical entre l'écriture et son lieu d'émergence : le Maroc, peuple et espace, nous allons tenter de saisir le biais par lequel l'écriture communique avec son espace nourricier et à quels niveaux peut se situer l'ombilic avec l'univers de référence. L'entreprise consiste aussi à éclairer la face cachée d'une écriture dans ce qu'elle comporte de spectaculaire et par là même de provocant.

 

 

1) : La force de la parole.

 

              Notre intention est de souligner en quoi la pratique scripturale de Khaïr-Eddine cherche à mettre en avant les caractéristiques disruptives de la parole. En effet, usant d'une langue désacralisée, celle-ci s'appuie sur la contestation pour se faire entendre. Il s'agira moins dans ce point de revenir sur un aspect trop ressassé de l'écriture de Khaïr-Eddine - la subversion - que de voir en quoi la parole contestataire use d'un dire autre et inscrit celui-ci comme contestation par sa présence même. Autrement dit, il sera plus question ici de situer où réside la contestation et de montrer en quoi celle-ci est d'abord affaire de mots et pratique même de la parole.

 

               Pris dans les contradictions et les déchirements de sa génération, à l'instar des écrivains marqués par l'esprit de Souffles, Khaïr-Eddine ne conçoit pas une littérature en dehors de l'engagement. Celui-ci correspond chez lui, non seulement à la prise en charge du mal collectif, à la remise en question des origines, de l'identité patriarcale et du pouvoir sous toutes ses formes, à la dérision du sacré et du divin, à l'ébranlement de tous les systèmes politiques, sociaux et identitaires mais aussi et surtout à un travail qui se situe au centre même de l'écriture.  

 

               Celle-ci fonctionne à la fois comme déconstruction des formes, des images et des savoirs, ici historique en ce qu'elle remet en question la légitimité du pouvoir à travers une problématique de la représentativité. La déconstruction qui a lieu ici atteint le pouvoir dans ses mécanismes les plus complexes, rendus par une circulation, une distribution et un fonctionnement de la parole, révélateurs des rapports de pouvoir et de ses enjeux.

 

              Fondement de l'écriture, la transgression et la subversion s'exercent à l'encontre de l'interdit social et du pouvoir sous toutes ses formes. C'est à toute une chaîne d'autorité et de pouvoir, « intériorisée quasiment par tout le monde »[2] que s'attaque l'écriture de Khaïr-Eddine. La trilogie qui associe Dieu, le roi, le père dans un même pouvoir sacral[3] est l'objet d'une parole scatologique et ordurière. La subversion des trois principaux détenteurs du pouvoir dans la société vise une contestation du pouvoir en tant que tel.                                   

 

              Partie intégrante d'un même projet scriptural, Histoire d'un Bon Dieu amplifie l'histoire du « corps négatif » en introduisant la dimension collective dans laquelle s'inscrivait déjà le premier récit[4] qui prend ici un éclairage particulier et essentiel. Si l'éclatement est constitutif de l'écriture de Khaïr-Eddine et se manifeste à travers divers procédés de déconstruction du texte, en l'occurrence, il réside essentiellement dans la subversion du pouvoir, sa dérision iconoclaste et carnavalesque, dans le renversement qui transite par le processus scriptural. 

 

             La construction de Histoire d'un Bon Dieu  s'effectue autour d'un discours satirique, violent, caricatural, relatif à la déchéance et au délire d'une figure de pouvoir. La provocation iconoclaste marque l'amorce de ce récit dont le narrateur s'inscrit d'emblée dans le blasphème et la carnavalisation des signes du pouvoir et de la sacralité. Tout le récit va consister à travers le portrait et la mise en spectacle de ce « Bon Dieu » à faire voler en éclats l'image emblématique de l'omnipotence absolue de ce Dieu/Roi autour duquel s'élabore le discours iconoclaste qui caractérise le livre. Celui-ci s'ouvre sur l'objet principal de la diégèse, matérialisé et représenté - ce qui constitue déjà un sacrilège au vu de la religion musulmane - en personnage romanesque, toutefois héros négatif. Cette entrée en matière du récit donne le ton subversif qui va gagner l'ensemble du texte.

 

              Telle autre scène de Moi l'aigre (p. 82-85) vient démanteler le dispositif énonciatif du pouvoir en pointant la violence du langage de la répression, caractéristique du pouvoir : « je frappe, refrappe, tue et retue jusqu'au jour où on m'assène des coups à mon tour. » (p. 82) . Les coups de feu ne cessent d'éclater tout au long de cette séquence, scandant les différentes apparitions du « ROI » dont le verbe dictatorial trouve un prolongement dans ces coups de feu réitérés. La stratégie développée à travers ces différentes scènes vise à rendre la violence inhérente au verbe de pouvoir, tout en déconstruisant les discours officiels et les images trompeusement positives qu'ils véhiculent.

 

              Le « MOUVEMENT IX » (Moi l'aigre , p. 85-94) qui fait suite à la réplique du « ROI » sur la représentativité semble être une réponse d'une terrible dérision dans la mise en scène de la répression ainsi définie : « c'est la loi de la représentativité absolue ! Sans bavures ! » (p. 91) . Ici, les interférences avec des événements politiques, réels et similaires[5] ne manquent pas de donner à la fiction théâtrale une valeur hautement dénonciatrice.

 

              De ce point de vue, retenons ce tableau de Moi l'aigre  qui donne en spectacle un « ROI » dont les propos sont contradictoires, désordonnés et incohérents, qui ne se rappelle même plus des ordres qu'il donne (p. 89) . Face à sa parole décousue et irresponsable, celle du « GÉNÉRAL » s'impose à travers une rhétorique de l'affirmation : « C'est moi (. . . ) Je n'en doute pas (. . . ) Je suis » (p. 89-90) et une stratégie langagière qui montre bien qu'il est en fait celui qui décide en ayant l'air d'exécuter (p. 93) .

 

             Aussi, le personnage du « ROI » apparaît-il comme une caricature du pouvoir dont il trahit lui-même la réalité : « les choses vont très mal dans le royaume. Le soulèvement des étudiants et des chômeurs a servi de prétexte à un carnage sans précédent. » (p. 89) ; réalité qui le plonge dans un état extrême : « Assez, çà me soulève le cœur ! Quel bled pourri ! Je gère une fosse à merde. »(p. 94) .

 

              Le dernier « MOUVEMENT » (Moi l'aigre , p. 96-100) de cette séquence théâtrale constitue un ultime regard porté sur les dessous d'un pouvoir qu'il n'épargne pas en exhibant l'effondrement et la décomposition d'un ordre politique rongé de l'intérieur par les complots internes, à l'instar du corps royal atteint par la maladie : « Je suis malade. Beuuh ! Je suis blessé ! Des hémorroïdes sans doute ! » (p.98) .

 

             Constatons que le détour par le théâtre dans Moi l'aigre permet la verbalisation du conflit socio-politique, à travers une dénonciation virulente et iconoclaste du pouvoir en général et du personnage du roi en particulier. Il est donc intéressant de rappeler par rapport au théâtre que l'une de ses fonctions tient à un usage contestataire de la parole mise en scène. 

 

              Dieu et le roi sont liés dans Le déterreur - et dans toute l'œuvre - dans une même image répressive : « (. . .) sachant qu'un bouffeur de morts n'a pas à demander à Dieu et à sa police une clémence de quelque nature qu'elle soit. » (p. 9) et, dans un même discours blasphématoire ayant trait à la putréfaction.

 

              La parole sur Dieu et le roi, satirique et allusive, se constitue en discours dénonciateur d'un système dynamité par le sarcasme virulent et démystificateur, situe une réalité violemment récusée, par la fantasmagorie et l'affabulation . Il dépeint la déchéance d'un dieu qui « pendant qu'il parlait (. . . ) faisait des bulles et bavait. Quand il se permettait d'écrire, c'était une kyrielle de fautes d'orthographe qui le poursuivaient parsemant son ère de détritus et de scories. » (p. 114) ainsi que le grotesque carnavalesque et théâtral d'un monarque, « Dieu qui n'existait plus qu'à travers ses prêtres rapaces et dans le pourrissement de la morale d'une civilisation (. . . ) roi torve qui dégueule ses langoustes et sa majesté assassine. » (Le déterreur, p. 49-51).

 

              Cette violence verbale tourne en dérision le sacré et le divin à travers le prophète et le fquih : « N'eut été ce don céleste qui l'enveloppait, je n'aurai donné pas même un grch pour sa peau ! » (Le déterreur , p. 18) . Personnage marquant l'enfance maghrébine et dont toute la littérature maghrébine et la causticité populaire dénoncent les vices, liés à la bonne chair et au sexe, la tyrannie ainsi que la cupidité et la tartuferie, le fquih semble bien être la figure sociale la plus prise à partie, après celle du père, par les écrivains ayant pour la plupart transité par l'école coranique.

 

             A travers cette dénonciation du fquih que la société investit d'un pouvoir de dévotion, de rigueur morale et de vérité que lui confèrent son savoir religieux et son statut social, c'est toute une pratique détournée de la religion qui est ainsi mise à nu. De ce point de vue, un parallélisme avec la figure paternelle s'impose, le fquih étant une autre image inconsciente du père, au Maghreb.

 

             Les propos mordants sur le fquih qui « gloussa et se tapota le ventre » (Le déterreur , p. 31) à l'annonce d'un repas mortuaire, visent aussi la parole qui sort de sa bouche, il « débitait des versets interminables, la bouche écumante et les yeux très brillants (. . . ) et perdit la voix à force de prier, mais il mangea pas mal de viande et but des centaines de verres de thé. » (p. 33) . A travers l'autorité religieuse : Dieu, le prophète, le fquih, l'écriture s'en prend aussi à  « la religion, la péroraison ahanant trouant si peu le ciel, s'acharnant surtout sur les vivants, les tannant et les enchaînant à merci, les aliénant. » (p. 126) .

 

              A l'anathème proféré contre le sacré, s'ajoutent la profanation de ses lieux : « ils fêteront mon élimination au bordel et à la mosquée » (p. 41) et la violation des sépultures par le « mangeur de morts »/déterreur. La provocation est poussée jusqu'à la déclaration publique dans un langage délibérément trivial de la transgression de la loi socio-religieuse : « Ici, dans le Sud marocain, on nous interdit tout : femmes, vin et cochon (. . . ) Je bouffais dans le Nord (. . . ) du jambon et je buvais du vin rouge (. . . ) je baisais très bien également. » (p.  13-14) .

 

             La rumeur politique évoquée au début de la longue séquence qui s'ouvre dans Une odeur de mantèque  (p. 125) se transformera au cours de cette conversation insolite de « je » avec un « tu », sans parole, en un discours accusateur : « Et puisque nous en sommes là, nous dirons tout sur ces fabricants de cadavres » . La parole dénonciatrice assassine à son tour ceux dont le pouvoir « consiste à écraser le peuple, à le museler, le maltraiter souvent pour qu'il ne puisse jamais relever la tête et demander des comptes. » (p. 130) .

 

              Cette condamnation verbale du pouvoir tueur est pour ainsi dire autorisée puisque : « je les connais bien, figure-toi » (p.125) . Notons que cette connaissance et cette fréquentation des rouages du pouvoir, cette proximité avec ses agents sont choses fréquentes dans l'œuvre de Khaïr-Eddine et fondent cette parole et ce regard intérieurs et impitoyables, jetés sur un système socio-politique.

 

             Les références à l'histoire politique marocaine[6] qui apparaissent tout au long de ce réquisitoire, soulignent le glissement de la fiction vers une réalité qui la dépasse en violence. Cette violence est crûment rendue par l'écriture de la dénonciation qui ironise, non sans cynisme : « Douze balles dans le corps, c'est plutôt agréable, hein ! t'as pas le temps de sentir les crocs des bestioles (celles des viviers romains) ! Tu tombes et le tour est joué. » (Une odeur de mantèque , p. 128) . Elle énonce aussi : « Revenons à nos moutons ! Nos enfants je veux dire, ceux qu'on vient de crever avec des balles » (p. 130) pour calculer froidement ce que coûte un fusillé (p. 131) .

 

             Ces sordides calculs d'épicier permettent en quelque sorte au vieux d'Une odeur de mantèque , d'en venir à sa propre histoire laquelle se greffe sur l'histoire collective (p. 131-133) . Il y règne le pouvoir corrupteur de l'argent, des relents de trahison, une avidité exterminatrice ainsi qu'une menace constante. En somme, ce que le livre ne cesse de raconter de diverses manières.

 

             Ces propos sur soi que livre « je » à un « tu » dont il sollicite l'écoute silencieuse, à plusieurs reprises (Une odeur de mantèque , p. 125-131) concluent ce passage sur la face sombre du pouvoir par une mise en garde qui cache en fait le dévoilement réitéré du drame intérieur de celui qui parle : être séparé de soi, être son propre ennemi : « Je connaissais ce genre d'individu depuis longtemps. Oui je savais à quoi m'en tenir. C'est pourquoi je le réprime en moi, oui, je le désarticule quand c'est possible. J'aurai mieux fait de le bouffer carrément. » (Une odeur de mantèque , p.133) .

 

              Dire « je » , parler de son intimité : le corps, les rêves, les fantasmes, se livrer dans sa nudité au regard collectif, mettre en avant son individualité constituent un acte hautement subversif et fortement réprimé par la société. On se demande dans quelle mesure la parole contestataire analysée ici ne ramène pas toujours chez Khaïr-Eddine à la question du  « je » en tant que drame de la séparation de soi. Une mise en relation entre la problématique du pouvoir et celle du « je » se pose de façon cruciale. C'est sans doute la raison pour laquelle, la parole contestataire proférée par « je » exprime une violence tellement forte parce que justement liée à la question de l'identité.

 

              Cette frénésie langagière va exploser dans la suite du texte d'Une doeur de mantèque  pour donner lieu à un discours contempteur et vindicatif (p. 138-149) où ce que nous pourrions nommer le récit de Tanger constitue le théâtre d'évènements politiques et sociaux. Ce discours fustige tout un système de pouvoir fondé sur l'exploitation, la corruption et le complot.

 

             Il pulvérise toutes les illusions, celles de ces « batraciens venus de l'Occident, seuls messagers possibles de ce monde déjà mort » (Une odeur de mantèque , p. 141) comme celles de « ceux qui veulent aller ailleurs » (p. 141) . Stigmatisant ceux qui « veulent sans doute que tout le peuple s'exile pour qu'ils puissent faire du Maroc un énorme bordel, un hôtel pour touristes quoi ! » (p. 143) , la voix qui fuse dans ce passage dont on ne sait si c'est celle du narrateur ou des jeunes du Nord ou les deux à la fois[7] prête d'autant plus à confusion qu'il se termine par : « Ainsi me parlaient les jeunots du Nord. » (p. 143) ) , cette voix exhorte à « étriller le pays et le décharger de ses parasites. Car il faut en finir avec ces insectes qui vous bouffent le sang (. . . ) » (Une odeur de mantèque , p. 143) .

 

              Toutefois, le processus de la démultiplication et de la dépossession de soi, à l'œuvre dans Une odeur de mantèque  semble trouver dans les figures marginales, - comme celle de ce « Tikhbichin, trafiquant spécialisé dans le transport de la main-d’œuvre vers l'étranger » (p. 145) - l'expression même du mal être et de la rébellion qui en découle : « Je suis plutôt un chasseur de rois. Un hère pour mieux dire. » (p. 147) . Ce monde de violence et de corruption génère des rebelles dont le narrateur de ce récit.

 

              Par ailleurs, la fonction du récit consiste non seulement à éclairer l'association - déjà constatée dans la littérature maghrébine entre la figure du Roi, celle du père et de Dieu ou de tout représentant de cette figure - autour d'une même problématique de la parole et du pouvoir, mais aussi d'exorciser une histoire individuelle et familiale violente, elle-même marquée par de nombreuses ruptures[8].

 

              Principale thématique de l'écriture maghrébine, la verbalisation du conflit avec le père donne lieu à une lutte des discours et à de nouvelles dénonciations qui érigent l'écrivain en transgresseur. Loin d'être une absence, le père chez Khaïr-Eddine est une figure centrale sur laquelle se focalisent la contestation du pouvoir et la parole transgressive. Le mot sur le père est corrosif, impitoyable et dénonciateur.

 

              « Papa, je te dis immédiatement que notre séparation remonte à la première gifle que tu m'as donnée. Il est en conséquence inutile que tu te hasardes plus avant dans cette région de mon sang aigre que je déballe et inspecte pour n'y rien gagner que de nouveaux tracas. » (Moi l'aigre , p. 107) . Douloureuse exploration du « sang aigre » , « porteur d'enfer » (p. 108) , l'entreprise scripturale engagée ici[9] reste travaillée par la destruction et la disparition auxquelles le narrateur-scripteur de Moi l'aigre  ne peut échapper : « Je devais commencer par ma propre destruction » (p. 108) .

 

             Animalité monstrueuse : « papa-le-mauvais-zèbre » (Le déterreur , p. 11) est tenu pour responsable d'une anormalité subie par le fils, il est même contesté dans sa paternité remise en question : « Quelle est la goutte de sperme qui pourrait jamais me déterminer ? » , s'interroge le narrateur du Déterreur  (p. 14) . Ce doute exprimé par le fils, répond au rejet du père qui n'a pas accepté la naissance de celui-ci :  « papa-le-mauvais-zèbre attendait quelqu'un d'autre et c'était moi l'arrivant ! » (p. 11) ni sa différence : « on tua en moi l'amour. On m'assassina moi-même, délicatement. » (Le déterreur , p. 119) .

 

              La révolte contre le père se répand en invectives contre son avidité pour l'argent : « voulez-t-il que maman-la-vieille-chienne lui pondit un coffre-fort ? » (p. 12) et sa cruauté, le souvenir ainsi évoqué dans Le déterreur  : « Mais son père le gronda et mouilla une corde toute une nuit. Le lendemain, il le zèbra. » (p. 117) revient dans plusieurs textes.

 

              Le père apparaît comme un despote exerçant son pouvoir répressif et abusif sur le fils et aussi sur la mère. C'est le fils qui se révolte et dénonce la répudiation de la mère (p. 69) , qu'il ne pardonnera jamais au père dont le comportement scabreux est pourtant légalisé. Par ailleurs, il révèle : « A cette époque, son père forniquait dans le Nord (. . . ) Et comme il lui faut toujours plus jeune que lui, il n'a sans doute pas pu s'empêcher de renouveler son matelas de chair. Qu'il s'y frictionne (. . . ) avec les dards du cactus ! » (Le déterreur , p. 108-119) .

 

             La subversion de la figure patriarcale passe encore par l'accusation de collaboration avec le colonisateur dont le père  « n'était que l'instrument (. . . ) une marionnette sans plus. » (p. 45). La trahison et la lâcheté du père accusent un peu plus le reniement du fils qui va jusqu'à reconnaître comme père, le colon lui-même, autre pouvoir, supérieur celui-là, « Paradoxalement le commandant passait pour être mon vrai père, m'ayant souvent soigné (. . . ) présenté aux instituteurs de l'école (. . . ) où l'on passait sous silence les événements terribles qui se déroulaient chez nous et dont mon père et ses sbires essayaient de réduire la portée en éliminant à tour de bras leurs adversaires. » (Le déterreur , p. 45) .

 

              Ce père honni, le fils en souhaite scripturalement la mort, fortement exprimée dans le rêve, maintes fois évoqué dans l'œuvre, telle une obsession, « Mon père hante pourtant mes rêves. Quand je le rencontre, je lui tire dessus (. . . ) Impossible de le tuer, il me renvoyait tout le temps mes projectiles. » (p. 57) , lit-on dans Le déterreur . Le père se dresse comme un spectre persécuteur, véritable dictateur contre lequel s'insurge le fils dans l'exil géographique et dans celui de l'écriture car la chaîne a fini par se rompre.

 

              La rupture avec la lignée a pris des allures de fuite du pays et de la société rejetée à travers le père, de refus d'assurer la continuité du pouvoir patriarcal, rejet du commerce et de l'argent, héritage du père, pour plonger dans l'écriture qui devient espace et arme de la remise en cause de ce pouvoir : « il a fallu partir, (. . . ) écrire un poème un seul dans quoi se désossait ce petit monde ravi d'être béat et nuisible, il a fallu nuire à ma famille, la terrer, déterrer, l'atterrer, me penchant dessus comme sur une loche sachant qu'elle resterait elle-même ou qu'on l'écraserait. » (p. 118) . Voilà qui éclaire le titre même du livre du Déterreur  et donne un fondement au projet d'écriture.

 

              Si malgré tout, c'est une relation d'identité qui lie le fils au père, il en est ainsi de « cette image du père tellement obsédante » dans toute l'œuvre sur laquelle l'écriture revient pour proférer un discours réquisitorial contre les Berbères. L'apparition du père, « c'est encore vers lui que mène le rêve»  dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants  (p. 80) , provoque l'irruption soudaine d'une parole en colère qui se cristallise sur une filiation berbère à la fois revendiquée et rejetée : « Pourquoi revenir encore vers lui, moi tenu d'aller ailleurs, de vivre ailleurs (. . . ) Je n'y arrive pas, je suis dur mais il m'est impossible d'en finir, papa étant l'ombilic réel qui me relie encore aux berbères, à cette engeance qui ne se torche le cul qu'avec un caillou sec. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 80)  . Il reste que l'identité par le père est mise en question. Le discours sur cette identité patrilinéaire traduit la perte que l’affirmation.

 

              On retrouve cette ambiguïté relationnelle avec les ancêtres. Si les ancêtres et le passé sont souvent « cadavérisés » et irrespectueusement traités dans Agadir  ou dans Le déterreur , par exemple, si la considération sociale qui leur est due, est subvertie en tant que contrainte donc pouvoir lui aussi sacralisé, le rapport avec eux est paradoxalement traduit, à son tour, en termes de perte : « Je ne tiens des ancêtres qu'une rupture, un enterrement. Une immense et sereine solitude sans plus. » (p. 118) , peut-on lire dans Le déterreur .

 

             Les derniers mots d'Agadir  : « (. . . ) je construirai un beau rire s'égouttant des rosées ancestrales » marquent l'attachement - manifesté par ailleurs par l'amour témoigné aux grands-parents dont la mort est souvent retracée comme une immense perte - au passé : « souvenir mais réinventé passé aux couleurs d'une nouvelle vision, et partant sain neuf. » (p. 143) certes, mais passé tout de même accepté et intégré au présent.

 

              Dans Une odeur de mantèque , l'écriture qui évoque les ancêtres et notamment les figures marginales, rebelles et mythiques, en vient à arracher l'une d'elles à « un vague souvenir d'enfance » (p. 149) , « le chanteur berbère l'Hadj Belaïd » (p. 147) , « chantre des chleuhs » (p. 148) . C'est alors la mémoire culturelle berbère que les femmes s'acharnaient à transmettre au narrateur (p. 147-148) qui incarne la résistance à travers lui : « Ils lui ont fait bouffer le bâton mais la poésie ne voulut point le quitter. » (p. 148) .

 

              Remarquons, par ailleurs, que si le père et les ancêtres tiennent une place si grande dans l'œuvre, c'est que l'écriture n'en a justement pas fini avec eux. Il est en effet, hasardeux de vouloir liquider le problème en termes catégoriques de rejet et de refus, sans saisir le caractère problématique du rapport au père et aux ancêtres lequel est aussi, rappelons-le, un rapport d'identité culturelle.

 

              Il est vrai que nous assistons chez Khaïr-Eddine à un retournement du discours idéologique qui fonde l'identité patrilinéaire, immuable, comme étant un bien et une affirmation, introduisant la virilité scripturaire de cette identité en une parole du continu dont nous allons développer le sens et le symbolisme.

 

              L'étude de la subversion du sacré et du pouvoir à travers la hiérarchie de l'autorité de type sacral conduit à constater, une fois de plus, la puissance de la parole qui s'inscrit comme contre-pouvoir. Non seulement elle transgresse l'interdit de parler du sacré mais, de plus, elle le subvertit par l'agression sémantique. A la violence du pouvoir oppressif qui s'exerce essentiellement par l'imposition du silence et de la censure, s'oppose la révolte langagière. Celle-ci passe par la langue désacralisée et la parole imaginaire. L'écriture du rêve et du fantasme qui restitue tout un imaginaire de l'enfance par le récit mythique et le conte, contrevient aux convenances sociales et morales. Il est significatif de ce point de vue que cela soit exprimé par le biais de la langue française, celle du discours transgressif.

 

              Le discours rebelle transite donc par le biais de la langue française. L'usage dans l'écriture de cette langue désacralisée laïcise celle-ci, contrairement à l'arabe, langue du Coran, le livre par référence et par excellence qui, du fait de sa sacralité première et fondamentale, transcende et sacralise l'écriture et ne permet pas la parole transgressive.

 

             Avec la langue française, « il y aurait en quelque sorte passage du sacré, valeur première de l'écriture dans la culture maghrébine, au profane et profanation de la Parole, du Livre par l'écriture laïque » ce qui « s'accompagne nécessairement d'une violation de tabous dans laquelle le coupable puise la sombre jouissance de plaisirs défendus. »[10] .

 

              Paradoxalement, la langue française, langue de l'Autre, ancien agresseur, apparaîtra comme l'instrument de subversion, révélateur du négatif de sa propre société. Le Français va véhiculer tout le discours transgressif sur soi-même et formuler les tensions conflictuelles d'une société en crise, s'instituer enfin en langue du dévoilement.

 

              Cette divulgation à l'Etranger, à l'Autre, s'apparente à une nouvelle violation, à une agression répétée par le regard de l'Autre à travers sa langue. Du fait même de la marginalisation que connaît la littérature de langue française au Maghreb, le Français permet à l'intellectuel maghrébin d'imposer sa parole contestataire, accusatrice et hérétique et de dire l'indicible sur soi.

 

              Le dynamitage étant un principe interne et inhérent à l'écriture de Khaïr-Eddine, il s'en suit que tout est subverti et que tout est instrument de subversion ; la langue française n'échappe pas à cette règle. L'énonciation d'une parole imaginaire qui puise dans un contexte très éloigné de la langue, rend, par son intrusion, la langue, étrangère à elle-même et constitue un autre degré de subversion. Cette parole imaginaire envahissant l'écrit qui, culturellement, a, « comme le Coran, avant tout valeur sacrale, et (est) toujours symbole de forte affirmation, valeur sacramentelle, pourrait-on dire (. . . ) »[11] nous semble être en dernier lieu et fondamentalement la véritable désacralisation et l'ultime subversion.

 

              Mohammed Arkoun écrit à ce propos : « L'axe de l'évolution historique du Maghreb est constitué par une dialectique intense et continue entre deux grandes solidarités fonctionnelles de quatre puissances s'opposant terme à terme. Les flèches verticales expriment la situation de domination des quatre puissances (Etat/Ecriture/Culture savante/Orthodoxie) constituées au temps de l'islam classique sur les puissances d'en bas (Sociétés segmentaires/Oralité/Culture « populaire » /Hérésies) qui, à la limite, sont vouées à la disparition par absorption dans l'espace socio-politico-culturel « officiel » .

 

              Mais on sait, historiquement et sociologiquement, que les puissances d'en bas vouées à devenir des « survivances » , des « substrats » , n'ont jamais cessé de résister à l'action centralisée « jacobine » de l'Etat. On trouve là toute la signification actuelle de la résistance « berbère » (. . . ) Plus généralement, les notions de culture populaire, de dialectes, d'hérésies sont toujours vues et définies à partir du « centre » qui veut réduire les marges sociales, culturelles, linguistiques et religieuses à ses propres définitions. »[12]. L'écriture de Khaïr-Eddine théâtralise cette résistance de multiples façons. 

 

              Écrire dans ce cas, c'est oser la parole frappée d'interdit, la parole répudiée et censurée. Notons que le terme de censure est commun à la politique et à la psychanalyse. C'est donc à juste titre que nous nommons imaginaire une parole qui s'oppose au discours du pouvoir sacral et moral en même temps qu'elle s'indique elle-même comme hérétique et fantasmatique, doublement subversive.

 

              Toute une parole de la transgression du sacré et du pouvoir manifeste le refus d'une identité que nous avons dégagée comme étant celle du père, figure symbolique du pouvoir sacral. L'écriture s'insurge contre le discours patrilinéaire sur l'identité, ainsi rejetée car, émanant d'une parole de pouvoir. Lutter contre ce verbe-identité univoque et oppressif constitue le fondement même de l'écriture et sous-tend son projet. De ce point de vue, la pratique scripturale met en place un véritable système langagier de contre-pouvoir par l'émergence d'un autre type de parole.

 

              Il s'agit alors d'une révolte vue comme une profanation de la loi de succession des générations inscrites par et dans le jeu de la mort. La profanation devient acte de destruction symbolique d'appartenance, c'est une mise en exposition de soi sous le regard d'autrui, franchissement d'un interdit social. [13]

 

              Cette entreprise s'effectue dans l'ambiguïté de la survalorisation et aussi la fascination de l'écrit et un rapport avec l'oralité empreint à la fois de fierté et de culpabilité. Que signifie alors écrire ? Que cherche l'écriture à transmettre ? Compte tenu du contexte culturel maghrébin où le signe écrit est en rapport étroit avec le théologique, ne s'agit-il pas alors de le « déthéologiser » ?            

 

2) : « Le corps inaugural ».

 

              Dans la première partie de notre recherche, nous évoquions l'importance de l'espace dans l'œuvre et l'écriture de Khaïr-Eddine, notamment dans sa dimension « sudique » . Celle-ci  se dessine, pour nous, comme « corps inaugural » à la fois réalité géographique et culturelle : le Sud marocain et aussi dimension symbolique et imaginaire : le « sudique » en cela rattaché à l'espace de l'oralité et à son discours tels que nous nous proposons de le comprendre ici.

 

              Parler de « corps inaugural » , à ce stade de notre recherche, c'est montrer la présence, l'omniprésence d'un lieu  dans l'œuvre dont on devine petit à petit, au fil d'une lecture analytique, attentive, qu'il est plus qu'un espace géographique, ce dernier constituant déjà un repère en tant que tel. En effet, si c'est à priori un pays marqué par la présence d'une montagne de plus en plus singulière, il apparaît comme un site associé à un corps physique, celui des femmes du Sud et plus symboliquement celui de la mère, on verra qu'il est surtout espace de parole et qu'il devient matriciel à différents points de vue. Comment le territoire physique, celui du Sud devient-il espace-corps, lieu de parole et d'écriture, c'est-à-dire une matrice scripturale en quelque sorte ? On le voit, ce « corps inaugural » nous projette au cœur même de ce que nous pensons être l'origine de l'écriture de Khaïr-Eddine.

 

              L'omniprésence du Sud dans l'œuvre constitue l'écriture du retour vers ce lieu qui devient de ce fait non fixe, espace migratoire de va-et-vient. C'est pourquoi, comme nous l'avons relevé plusieurs fois, il y a toujours chez Khaïr-Eddine, par rapport au Sud, un car en partance ou de retour !

 

              Rappelons ici le début d'Agadir, livre qui inaugure l'œuvre : « C'est le matin enrobant les derniers toits de ma ville natale tout à fait devant soi l'horizon moite percé de rayons aigus (. . .) l'autocar traîne sa carcasse poussive (. . . ) » (p.9) . Notons l'éloignement du pays natal, la séparation qui va dans le même temps commander le retour incessant de l'écriture vers ce lieu. Constatons tout de suite, et c'est ce qui nous intéresse, que l'évocation du lieu inscrit constamment ce va-et-vient de la parole au lieu et du lieu à la parole et que ce mouvement effectue un détour par le corps féminin.

 

             Une odeur de mantèque illustre ce mouvement qui s'accompagne d'une confusion du lieu et de la chair génératrice du « corps inaugural » . La mise en écriture de ce retour (Une odeur de mantèque , p. 156-171) à la fois vécu, rêvé et imaginé - pour l'écrivain, alors en exil - opère une plongée dans le corps inaugural de la mère : « C'est de là que t'es sorti. » (p.156) , dit-elle au narrateur de ce souvenir qui affleure le premier à la surface de sa mémoire. Celle-ci associe dans une même expression du maternel des images élémentales : « rivières, torrents, rochers » (p. 156) et le sexe maternel « vu » (p. 156) dans l'enfance.

 

              Les mots pour le dire semblent provoquer une émotion telle que les nombreux points de suspension, d'interrogation et d'exclamation traduisent non seulement le bouleversement créé par cette vision mais aussi celui que fait renaître son émergence dans l'écriture mnésique. Poursuivant son investigation dans le matriciel et l'originel, celle-ci entreprend alors l'évocation de ce long, pénible et pourtant exaltant voyage vers le pays « sudique » , pays de l'origine, hautement féminisé.

 

              Ce retour vers « le roc natal » (Une odeur de mantèque , p. 160) s'effectue toujours chez Khaïr-Eddine, en car. Celui-ci « porte tout le monde dans son gros ventre » (p. 157) . Il constitue ainsi un espace protecteur pour le voyageur qui doit subir un trajet pénible avant d'arriver chez lui : « Tout dévorait ici cette terre qui montait vers les vitres du car à l'assaut des voyageurs (. . . ) mais tous tentaient d'oublier » (p. 158) . Enfin, le car partage avec le voyageur les émotions de l'arrivée au pays : « (. . . ) en s'essoufflant vers l'Anti-Atlas ! » , en « s'ébranlant » [14] à l'apparition de « la montagne violette » .

 

              Ici, la transformation métonymique qui assimile le car aux voyageurs permet d'inscrire le désir dans le mouvement et le mouvement dans le désir, tous deux constitutifs de cette écriture du retour. La mobilité du car est toute chargée du désir qui anime les voyageurs. La mise en branle est mise en mouvement sous l'impulsion du désir.

 

              La transformation agit aussi sur le langage qui livre l'émoi ressenti d'abord dans le désordre des sens, marqué par les nombreux points de suspension (p. 156-159) , puis, qui trouve une expression plus maîtrisée, plus poétique et plus précises des émotions éprouvées : « Et brusquement apparaît la montagne violette, le car s'étant ébranlé depuis longtemps. La montagne (. . . ) Je me vois là (. . . ) J'y suis (. . . ) Je suis enfin chez moi (. . . ) Pas encore, petit, du calme ! T'es pas encore arrivé (. . . ) C'est vrai (. . . ) Le car (. . . ) L'enlaçant presque (. . . ) Bras trop court pour cette masse énorme, trop lent et par là même chargé d'une énergie formidable, d'un désir qui se répercute dans tout le corps du voyageur, l'aveugle au point de maudire le fric, les petits plaisirs de la vie courante, tout, hormis cette montagne douloureusement incrustée dans sa peau (. . . ) » (Une odeur de mantèque , p. 159-160) .

 

              Ainsi, tout ce passage du livre forme un énoncé se déployant sur plusieurs lignes sans interruption, les propositions s'agençant dans un même souffle, sans heurt, les images jaillissant spontanément d'elles-mêmes, avec une puissance créatrice se nourrissant du renouveau engendré par la montagne régénératrice : « qu'il retrouve et savoure dans cet insecte de métal qui caresse doucement le roc, lui communiquant ses moindres pulsations, ses rêves les plus secrets, ses joies fastes, balayant ainsi en lui toute trace de honte, toute tristesse, le rééditant à nouveau, jeune homme lavé des doutes ne conservant de son ancienne vie que la douceur, la beauté, être derechef remis en circulation, être neuf qui ne connaît plus la peur, l'angoisse, homme nouveau giclant de cette montagne comme un feu follet, guilleret (. . . ) » (Une odeur de mantèque , p. 160).

 

              L'écriture retrouve ainsi un pouvoir d'évocation, une harmonie et une force poétique à la mesure de cette montagne vers laquelle elle est toute tendue dans une rencontre exceptionnelle. Féerique, magique, à la fois fuyante et changeante, la montagne « sudique » reste un point de repère fondamental : « La montagne s'assouplit quand on va vers elle (. . . ) bleue le matin (. . . ) A l'est, à l'ouest, où que tu regardes, elle va, vient, toujours plus haute, ne ressemblant jamais à l'image que tu en as gardée (. . . ) Violette avec des diffractions simultanément jaunes et mauves quand le soleil l'embrasse par-derrière du côté du levant (. . . ) » (Une odeur de mantèque , p. 159) . Objet de tous les désirs - « Tous reluquent la montagne » (p. 159) - elle est bien ce corps avec lequel toutes les retrouvailles sont célébrées par le rituel du sang sacrificiel et par le poème qui chante ces « Noces de soleil et d'ombres, de couleurs originelles qui ne procurent plus qu'un apaisement souverain, une antique gloire oubliée sous les fumées et les maléfices dont l'agitation du Nord pétrifie les villes (. . . ) Ainsi commencent les retrouvailles de l'homme et du pays » (Une odeur de mantèque , p. 160) .

 

              Le retour est ainsi rencontre virginale, comme le suggèrent ces « noces » et l'image de « l'exilé (qui) gagne sa maison à pied, portant en bandoulière un sac de toile blanche que le sang de la viande[15] imprègne d'auréoles brunes » (p. 162) . Retrouver la montagne natale, c'est donner libre cours au verbe poétique comme le montre la représentation mythique de la montagne, c'est libérer en soi la parole : « Et lui-même, enfin, prend la parole et raconte (. . . ) Et il parle, parle pendant que tous l'écoutent et se régalent du moindre de ces mots (. . . ) suspendus à cette toile d'araignée que son récit tisse progressivement autour d'eux (. . . ) les enserrant en elle (. . . ) les tenant à sa merci tout le temps qu'il restera dans le bled (...) C'est un dieu tombé du ciel, non pas tombé mais seulement descendu des nues pour quelques mois, le temps de voir comment c'est, de se régénérer un petit coup. » (Une odeur de mantèque , p. 163-165) .

 

              Il apparaît alors qu'en se régénérant dans l'espace originel, la parole est elle-même régénératrice de l'être. N'est-ce pas ce qui a motivé un récit tel que celui d'Une odeur de mantèque  comme la plupart de ceux qui constituent l'œuvre ?  Très souvent, le récit débouche sur un retour chez soi qui ne manque pas de provoquer à la fois exaltation, régénérescence, interrogation et remise en question. Le lien ainsi établi permet d'aborder le récit à la fois comme un éveil de la conscience individuelle et collective et comme une réappropriation du verbe.

 

               Dans ce sens Moi l'aigre constitue déjà une double prise de conscience et de parole, en marquant le retour à une parole réinvestie de sa force primale, celle de « l'autre transe » (Moi l'aigre, p. 6) , hors des « discours martelés au point de pourrir mon règne » (p. 6) , hors aussi de « l'introuvable papa qui jargonne ! » (p. 6) que récuse d'emblée le narrateur du récit. Nous sommes ainsi dans la contestation et la revendication !

 

              L'exemple le plus significatif de cette écriture qui se nourrit du rapport avec le corpus « sudique » est sans doute Légende et vie d'Agoun'chich . Dés l'abord, le ton y est ainsi donné, celui de la connivence, de l'accord et de la réintégration d'un collectif que le « je » des autres textes avait rejeté avec violence. Au contraire, ici, la complicité s'instaure immédiatement à travers la langue, celle du guide-conteur qui s'adresse à « vous » , voyageurs dans l'espace du pays/texte avec lesquels il partage les sensations et les émotions de la (re)découverte d'un lieu : « Quand vous débarquez dans un pays (. . . ) ce qui vous frappe avant tout, c'est la langue que parlent les gens du cru. Eh bien ! le Sud, c'est d'abord une langue : la tachelhït » (p. 9) .

 

              S'énonce alors une parole de partage et d'intense communication émotionnelle. Sans doute, faut-il voir dans l'effacement du « je » ,  par ailleurs si mis en avant, l'expression d'une pudeur dans l'émotion ressentie par celui qui se dévoilera peu à peu comme « l'enfant du pays » . Or, cette parole fusionnelle du conteur va à la rencontre de ce qui s'associe prioritairement au lieu (re)découvert : la langue, dite maternelle : « le berbère tamazight » (p. 9) , dimension essentielle du pays « déserté » . C'est donc sous le double signe de la langue que prend naissance l'écriture du livre-voyage au cœur de l'espace « sudique » . 

 

              Le sens des propos sur l'arganier, élément qui symbolise à lui seul le Sud dans sa lutte pour la survie, sa capacité de résistance, son combat pour la terre, la culture et l'identité dans Légende et vie d'Agoun'chich  rejoint ce que nous analysions ci-dessus dans l'approche qui se sert de la description et du commentaire, sans doute pour contenir l'émotion de la rencontre. Cette approche n'en est pas moins emprunte de désir et de sensualité et semble différer l'instant de la fusion qui va totalement libérer l'imaginaire :  « Cela vous émeut tellement que vous vous replongez malgré vous dans le passé. » (p. 21) .

 

              Évoquant ces « arbres épineux, mille fois vaincus et mille fois ressuscités » , la parole saisit dans une même étreinte les éléments et les êtres : « L'arganier est sans doute le symbole le plus représentatif de ce pays montueux que la légende auréole de ses mythes patinés et de ses mystères dont le moindre effet est de vous nouer imperceptiblement la tripe lorsque vous rencontrez un de ces vieillards éternels dont les rides disent une histoire de sang versé, de lutte pour la survie entrecoupée de joies simples et fugaces. » (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 10) . On aura noté au passage le parallèle entre les arganiers indestructibles, « Rien ne vient jamais à bout de leur résistance » (p. 9) et les « vieillards éternels (. . . ) imperméables aux influences corruptrices » (p. 12) , tous deux porteurs et gardiens de l'histoire du Sud.

 

              On le voit, cette évocation du Sud, espace concret, physique, n'échappe pas à l'emprise de l'imaginaire par lequel il apparaît à tout instant comme source et lieu narratifs où peut se déployer une parole chargée d'histoire, de mémoire et de mythe, « pourvoyeuse des significations cachées du monde » (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 10) ,  à l'instar de la femme berbère, évoquée dans ces premières pages. Élément symbolique de ce lieu auquel elle est identifiée, la femme berbère inspire à l'énonciateur de ce commentaire anthropologique sur le Sud des propos dont la teneur trahit l'emprise de l'imaginaire sur cette parole « sudique » , caractéristique de l'écriture de khaïr-Eddine.

 

              En effet, la femme berbère va générer une représentation physique et symbolique qui sera aussi la promotion d'une part identitaire enfouie, occultée et même sacrifiée dans l'individu, pourtant première puisqu'elle renvoie « aux significations cachées du monde (dont) de tout temps, la femme berbère a été pourvoyeuse » (p.10) et qui exalte donc cette dimension imaginaire qui fonde l'écriture.

 

              L'énonciateur se lance dans un véritable hymne à la femme du Sud, à travers un tableau paradisiaque où domine une image très colorée et vivante, à l'instar de la montagne évoquée ci-dessus dans Une odeur de mantèque . Marquant le paysage du Sud, le rouge et le noir de ses vêtements colorent ce lieu qui est associé à elle : « Le Sud, c'est aussi l'habit des femmes (. . . ) Comme on le voit, la femme chleuhe, qui vit toute l'année dans sa montagne, est d'abord un être doublement coloré : un être extérieurement rouge et noir. » (Légende et vie d'Agoun'chich  , p. 10) .

 

              Fortement dominantes dans l'espace évoqué, ces couleurs introduisent - quand on s'arrête au symbolisme universel des couleurs - l'idée d'association du corps de la femme à la terre et au terroir à travers le thème de la fécondité et de la fertilité que sous-tend la couleur noire.[16] Le texte souligne d'ailleurs l'abondance apportée par une nature hautement féminisée, à travers la présence « dans chaque maison d'une ou deux vaches laitières » (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 11) .

 

              Le symbolisme du noir est doublé par celui du rouge qui renvoie à la force vitale et au mystère de la vie.[17] L'assimilation de la femme berbère au terroir se poursuit dans ce tableau bucolique qui tisse un lien physique et symbolique entre la femme et la nature : « Elle composait avec les éléments, elle était les éléments (. . . ) Elle se confondait avec la renaissance de la Nature. » (p. 11) .

 

              Désir et sensualité caractérisent cet espace flamboyant où résonne le chant libre et épanoui d'un être féminin en accord avec la terre, vivant au rythme du monde et de la nature, donnant libre cours à son désir qu'elle exprime - à travers la scène des jeunes filles bavardant et s'épanchant au crépuscule - et qu'elle provoque aussi, laissant parler son cœur et son corps, circulant librement, travaillant dans la joie et la liberté !

 

              Jeunesse, beauté, épanouissement et liberté sont l'apanage de « cette déesse bienveillante » (p. 11) trônant sur cette nature d'un autre temps que circonscrit tout le passage introduit par « De tout temps » et exprimé dans un passé lui-même porteur du mythe. « Les changements de saison se transformaient en festivités dionysiaques où le désir vital acquérait une dimension propre aux mythologies les plus envoûtantes. » (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 11) .

 

              Saisie par une profonde nostalgie, l'écriture puise dans la force du mythe qui transfigure la réalité, son propre pouvoir de renouvellement et de transformation de la nostalgie en dynamisme créateur. L'écriture devient alors plongée dans le corps inaugural, celui du « ça a commençé » , évoqué par Khatibi[18], corps de la langue, du lieu « sudique » et de la femme. C'est pourquoi, la perte et la quête du récit est à chercher dans celles du lieu en tant que symbole de ce « corps inaugural » .

 

              Si Une odeur de mantèque puis Légende et vie d'Agoun'chich  illustrent de façon significative le propos que nous tenons ici, un texte comme Le déterreur  offre lui aussi une belle illustration de ce Sud qui y apparaît comme une parole mythique, celle de la parole-mère, qui est aussi désir. La terre « sudique » y devient alors espace maternel, coupé de la ville où se trouve le père qui répudie. Si dans un premier temps, le Sud est entaché de négativité parce qu'il marque la « répudiation » du fils par le père, il est ensuite vécu comme lieu paisible, exil sécurisant car associé à la mère : « Le Sud ! Le Sud ! Ma Mère, la vraie » , retour au « Ventre du torrent » (Le déterreur , p. 119) .

 

              Il est ce lieu maternel, lieu de l'enfance, désormais inaccessible, auquel seules, l'écriture, désir tendu vers cette projection mythique et la parole imaginaire permettent le retour et la fusion harmonieuse : « Ma mère que je retrouvai qui n'appartenait plus qu'à moi seul errant dans la montagne chassant la perdrix, la colombe et les lièvres. Grâce à quoi je me suis nourri. » (Le déterreur, p. 119) . On aura remarqué au passage, l'association à la mère de la nature nourricière ainsi que celle de l'errance et de la liberté, rencontrée aussi dans Légende et vie d'Agoun'chcih .

 

              Le rapport avec la mère nous semble aussi suggéré dans le symbolisme et la signification du texte. En effet, la situation de claustration dans laquelle se trouve le narrateur dans son corps-prison, coupé du temps et du monde extérieur, est tout à fait symbolique de l'univers fermé de la femme maghrébine. Que font les femmes cloîtrées dans le monde clos qui est le leur ? Elles racontent des histoires, elles s'échappent par l'imaginaire.

 

              C'est aussi ce que fait la narratrice dans Les mille et une nuits pour déjouer ce temps carcéral qu'est la mort et son attente. Le pouvoir sacral qui cloître la femme et enferme le mangeur de morts dans sa tour/prison, son corps, objet de censure tout comme le corps de la femme, ce pouvoir oppressif est ainsi subverti par l'imaginaire. Là encore, le Sud, où se trouve la tour-prison, lieu d'émanation du récit, se fait parole et corps, lieu féminin, maternel, d'un dire, désir et manque, générant le récit même.

 

              Notre étude s'est attachée à montrer comment le verbe du conteur-déterreur restitue par son propre fonctionnement un espace et une symbolique de l'oralité, marqués par la figure maternelle, essentiellement à travers une symbolique de l'espace « sudique » . En cela, l'écriture inscrit ces deux éléments comme parole maternelle, parole-mère, en opposition avec le discours sacral, évoqué précédemment.

 

              En effet, le récit se trouve au cœur de ces lignes consacrées à la femme berbère, célébrée comme initiatrice et nourricière d'imaginaire, porteuse et transmettrice du « désir vital » , détentrice du mystère de la vie et de la création.  « Pourvoyeuse des significations cachées du monde » , donneuse de « la culture ancestrale » par « un travail de patience et de méthode qui consiste à nourrir le cerveau de l'enfant de légendes symboliques tout en lui faisant connaître les beautés diverses et immédiates de la terre » (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 10) , elle est cette voix et ce corps auxquels renvoie le récit premier et qui « maintiennent la mémoire d'un récit et sa primauté généalogique »[19]. C'est bien à partir, autour d'elle et vers elle que se déploie l'énonciation de ce tableau introductif dans lequel elle occupe une place centrale.

 

              Elle incarne à la fois un récit premier et perdu ainsi qu'un Sud originel qui s'est décomposé dans l'oubli et la perte de ce récit inaugural et essentiel. La femme apparaît au fil du commentaire comme l'archétype d'une société, autrefois forte et glorieuse mais aujourd'hui en pleine décomposition, de sa splendeur passée et de sa déchéance actuelle. « De fines et sveltes qu'elles étaient, elles deviennent adipeuses et lourdes. Et peut-être oublient-elles de communiquer à leur progéniture ce que leur avait transmis leur mère. » (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 12) . N'est-ce pas à restaurer cet espace-récit premier que s'attache l'écriture du livre et de l'œuvre tout entière ? La reconstruction du lieu qu'opère cette première partie du livre oscille entre « l'oubli » et la « renaissance » dans « la recherche inlassablement recommencée de soi » (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 16) .

 

              Entre l'approche initiale du lieu, faite à la fois de lucidité analytique et de vive émotion (p. 9-10) et la plongée dans la terre-mère qu'annonce déjà le tableau hautement symbolique sur la femme berbère (p. 10-12) , pointent la menace et l'inquiétude devant l'abandon du lieu, du « corps inaugural » qui est aussi abandon de soi (p.12-16) . « On ne peut efficacement communiquer avec les autres qu'en étant soi-même bien ancré dans sa culture, le mot culture signifiant ici terre et connaissance viscérale de cette terre. » (p. 12) . L'écriture de khaïr-Eddine ne cessera de dire cet abandon, cette perte de l'espace « sudique » , espace de l'oralité, lieu maternel. Rappelons que pour l'écrivain, quitter le Sud, c'est abandonner la mère et cette « culture terrienne, organique, qui est la base de toute connaissance » (Légende et vie d'Agoun'chich , p.15) dont elle est l'initiatrice.

 

              La terre « sudique » , « terre orpheline » (p. 14) , à laquelle est rivée toute la production de khaïr-Eddine, s'inscrit comme espace de la parole et comme parole elle-même, comme « culture terrienne » qui, s'inquiète de dire le narrateur « tend à s'effriter comme sous l'effet d'un rejet collectif » (p. 15) . N'est-ce pas d'ailleurs cette inquiétude qui travaille l'écriture lorsque celle-ci s'emploie à restituer par son propre fonctionnement cet espace et cette symbolique de l'oralité ?  « La perte de l'identité a pour cause profonde la perte des racines. » (p. 16) , dit l'énonciateur de ces menaces et de ces inquiétudes.

 

              La fin de la première partie du livre (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 16-21) marque l'arrivée de « l'enfant du pays » dans son village « Tafraout » . Ces retrouvailles sont scellées dans « un sentiment de paix » et « baignent dans une torpeur chaude et quiète » (p. 16). Elles donnent lieu à une redécouverte du familier, favorisent l'ouverture du « cœur » (p. 20) . Autant dire que ce retour au pays de l'enfance est incontestablement une plongée dans le lieu maternel : « Quel régal après les vins forts de l'errance que le broc de petit-lait saupoudré de thym moulu ! » (p. 21).

 

              C'est dans la chaleur et l'émotion des retrouvailles, autrement dit un éprouvé corporel intense, que s'opère le passage du lieu à la parole, que va naître le récit de la légende : « On est véritablement à l'écoute des musiques de l'enfance (. . . ) Cela vous émeut tellement que vous vous replongez malgré vous dans le passé. » (p. 21) . Le passé évoqué est celui de la légende de l'ancêtre fondateur. C'est alors que le texte change de registre avec l'énonciation du rituel « Il était une fois » (p. 22) qui inaugure le récit fondateur, à l'instar de l'ancêtre, nomme le lieu originel, « appelé Tamda n'Ouqqa, ce qui signifie mer intérieure. » (p. 22) , évoque le « grand cataclysme » auquel échappèrent l'ancêtre et sa famille à travers une longue errance.

 

              Ainsi, tous les éléments du mythe fondateur sont mis en place dans cette séquence (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 22-23) , introduite par le rituel du conte, situant un temps non temps, celui des origines, de l'imaginaire et de l'oralité à laquelle il est fait référence ici. « La légende » , « on raconte encore de nos jours » , « la chronique dont on ne possède aujourd'hui que des bribes » , « on rapporte » et enfin « la mémoire et le cœur des hommes » (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 22-23) sont autant d'expressions multipliées de l'autre origine revendiquée cette fois-ci par l'écriture, celle de l'oralité en tant que modalité du dire. Il s'agit donc de désigner une double origine, celle de la tribu et celle du récit qui fonde son histoire.

 

              De ce point de vue, la signification des mots qui désignent l'ancêtre et le lieu originels éclaire la portée symbolique du récit né de la plume de l'écrivain. En effet,  « Oufoughine » , nom de l'ancêtre fondateur, renvoie au pluriel de « oufough » exprimant en berbère « ce qui sort de quelque chose ». Quant au mot qui inscrit le lieu originel, le narrateur l'explique lui-même, c'est « mer intérieure » (p. 22) . Il ajoutera plus loin que c'était « une cité florissante au milieu d'un désert de pierre (. . . . ) elle devint redoutable, si inquiétante même qu'on dut la détruire. De là sans doute l'origine de ce fameux cataclysme si vite confondu avec une guerre. » (p. 24) . Nous sommes bien dans l'ordre de la parole qui engendre et dans celui de la question de l'enfantement liée à la création comme vide et en même temps nourriture, mère nourricière, dont la fonction est maternelle et aussi dans l'ordre de cet objet dont l'absence et la présence travaillent l'écriture.

 

              Celle-ci ne cesse de montrer que l'espace de l'oralité se situe du côté de la femme et reste marqué par la figure maternelle. Cette dernière est au cœur de scènes-récits, récurrents dans l'œuvre. Celle de la mère malheureuse, attendant le retour du fils, hante le champ scriptural. Elle y apparaît comme une figure soumise, sous des aspects négatifs qui semblent révolter le narrateur de la plupart des textes. Elle reste liée à la culture traditionnelle dite aussi « maternelle » .

 

              En témoignent le micro-récit dans Légende et vie d'Agoun'chich (p. 36-39) , celui de Hmad Ou Namir[20] (p. 68-70) ou encore la légende même d'Agoun'chich qui va abandonner mère, femme et fille pour venger sa sœur et entreprendre un voyage vers le Nord, véritable marche vers la mort, en tant qu'éloignement de soi, du Sud et de « la culture terrienne, organique (. . . ) base de toute connaissance » (p. 10-12) dont les femmes sont les initiatrices (p. 10) . De ce point de vue, le songe d'Agoun'chich (p. 69-70) qui se réfère à la figure mythique, berbère de Hmad Ou Namir éclaire une dimension du récit qui nous occupe - et sans doute de l'œuvre de Khaïr-Eddine - dimension liée à notre problématique et à la question du maternel.

 

              Il semblerait que l'écriture cherche à reconstituer une sorte de lieu-temps matriciels, celui de l'origine et de l'ancestral, celui de la légende d'Agoun'chich, épopée primordiale et surtout, le sien, celui de sa propre parole. La multiplication des « on dit » , « on raconte » , « on rapporte » , tournures impersonnelles - n'excluant pas le dialogue, ni le monologue - , l'irruption de l'histoire, la description des villes, qui sont autant de commentaires de la part du narrateur, les diverses sollicitations adressées à « l'auditoire » - rappelons-nous le « vous » de la première page du livre - tout ceci vise à faire du récit le lieu d'une véritable communion dans le voyage à travers l'espace, le temps, l'histoire et l'imaginaire.

 

              C'est dans le plaisir du jeu que se nouent les liens avec « le corps inaugural » , y compris à travers le ton épique de l'écriture de ce livre. Il faut aussi y voir un mode de résistance dans l'ambiguïté entretenue par le verbe du narrateur !  Nous ne nous départons pas de l'argument essentiel de l'épopée : chant d'un combat. La lutte pour la survie ne se trouve-t-elle pas en dernier lieu dans cette revanche de l'imaginaire sur le réel avec lequel il entretient pourtant des rapports ? Le texte devient réceptacle de la mémoire collective, rejoignant « la finalité de l'épopée, relative à la fonction vitale qu'elle remplit pour le groupe humain (. . . ) pour l'auditoire à qui elle est destinée (qui se la destine) , elle est autobiographique »[21] .

 

            Légende et vie d'Agoun'chich  se donne à lire comme récit d'une vie collective, commune à Agoun'chich, au peuple du Sud et au conteur-écrivain, lequel insère dans la légende son propre retour au pays (p. 9-21) . La fiction instaurée ici constitue un bien collectif - la légende ne vient-elle pas de ce patrimoine culturel du Sud, de ce « corps inaugural » ? - , un plan de référence et la justification d'un comportement, exaltés à travers le chant de la valeur guerrière et la capacité de résistance.

 

              De ce point de vue, la multiplication des micro-récits constatée dans le chapitre de présentation (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 26-47) pose ces derniers comme des jalons, des repères, malgré leur fugacité, face à la constante menace de disparition qui pèse sur la mémoire, l'histoire et la culture du lieu. Ils figurent la préservation de cette « énergie vitale » maintes fois évoquée par l'écriture et qui transporte celle-ci, non pas vers la fin du chapitre mais plutôt vers son inachèvement grandiose qui a valeur d'éternité : « On alimentait constamment ces gigantesques foyers. Par-delà les siècles et les millénaires, les croyances des races et les tumultes de l'histoire, les hommes répétaient les gestes de leurs ancêtres communs, adorateurs de l'énergie vitale. Ils communiquaient secrètement avec le principe cosmique élémentaire comme si quelque atome essentiel reflétait en eux l'instant critique du « big-bang »[22] primordial quand l'univers fut créé à partir de l'explosion d'un noyau d'une densité incalculable dans un embrasement démesuré.» (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 46-47) .

 

              Opérant toujours dans l'imbrication du réel et de l'imaginaire, la narration rend bien compte de la proximité du sacré et du profane dans le monde de l'oralité qu'est l'univers des deux voyageurs que sont Agoun'chich et « le Violeur » (p. 55-58) , L'acte religieux lui-même est emprunt de paganisme et d'irrationnel. Elle fait apparaître la présence au sein des mêmes individus de l'instinctif - qu'illustrent bien les deux personnages dans leur aisance face à une nature rude mais aussi dans leur attitude de méfiance vis-à-vis des autres - et de la force, de l'honneur et de la virilité, incarnés par le vieillard qui parraine en quelque sorte le voyage d'Agoun'chich et du violeur. 

 

              L'espace génère le rêve et une parole faite de songes, de mythes, de croyances et d'obsessions. Avec ses mystères et l'imaginaire qu'elle suscite, la montagne est lieu de diverses rencontres avec les ombres qui l'habitent, rencontre avec l'Autre, le féminin en l'occurrence et rencontre avec soi. Dans cet espace magique, les êtres se structurent et gagnent en épaisseur. Pour ces êtres de légende que sont « le Violeur » et Agoun'chich, les manifestations irrationnelles, le rêve, le songe sont primordiaux. Or, le rapport avec l'irrationnel et le rêve - celui du « violeur » (p. 64-67) notamment - permet une triple révélation : l'ombre de la mort, ce qu'est Agoun'chich qui parle ici de lui-même, ce qu'est son double antithétique, le violeur et la double postulation de la figure qu'ils symbolisent tous deux.

 

              Dans une telle insécurité, celle de l'espace scriptural figuré dans le livre par l'espace du voyage, espace féminisé de la nature[23], la parole va mettre en œuvre sa fonction protectrice. Ainsi, face au mauvais présage, le violeur, parti à la chasse, se parle à haute voix (p. 62-63) , parce que les mots prononcés ont une présence si forte qu'ils peuplent cet espace générateur d'imaginaire. Il suscite une écriture qui évolue d'apparitions en rêves et qui reste sous l'emprise de l'imaginaire.

 

              Le récit se déroule entre songe et mythe (p. 69-70) et narre toujours l'exil, ici « l'exil céleste » (p. 69) et le combat sur soi. Une nouvelle fois, la figure maternelle surgit dans la narration d'un songe d'Agoun'chich qui s'inspire du mythe, récurrent dans l'oeuvre, de Hmad Ou Namir qui fonctionne comme une mise en abîme d'un autre mythe rapporté par l'écriture, celui de Hmad Ou Moussa. En instaurant la confusion entre songe et mythe, revisité par Khaïr-Eddine, l'écriture incite au parabolique, c'est-à-dire à voir dans les songes narrés, la métaphore de tout le récit ainsi qu'une similitude de situation avec la propre vie d'Agoun'chich. Nous avons alors en quelque sorte une forme de récit dans le récit. Celui d'Agoun'chich, qui est déjà une légende, se comparant au mythe, celui de Hmad Ou Moussa ou encore comme ici, celui de Hmad Ou Namir. Quoi qu’il en soit, c'est le symbolique et l'imaginaire, de façon générale, qui restent la référence dans cet univers de l'oralité.

 

              C'est bien dans cette oralité que le récit trouve le fil conducteur qui le mène, non pas au voyage vers le Nord mortel, qui n'aboutira d'ailleurs jamais, mais dans une plongée dans le mythique lui-même habité par la mort. Le récit se constitue par couches successives, dans l'évocation de divers mythes et la narration de songes significatifs quant au sens du voyage entrepris. Notons alors l'adhésion de l'écriture au mythe, c'est-à-dire sa capacité de se couler dans ce type de langage.

 

              Ainsi, l'opacité du mythe ou encore celle du songe joue paradoxalement comme élucidation de l'être qui est vu à travers les mythes ou les songes qui l'habitent. Les personnages sont saisis par ces identifications au mythe. Constituant habituellement une mise à distance, le mythe établit ici (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 71) une proximité. Cette saisie de l'être par la pensée mythique qui est ici toute puissante, s'accompagne de l'idée que le mythe fonctionne comme une protection dans ce voyage vers le Nord. C'est là, sans doute, un exemple intéressant de ce lien entre lieu et parole, notamment imaginaire, à travers « le corps inaugural » .

 

              De la vallée des Ammelns à Taroudant (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 55-89) , se déroule un très long moment du voyage qui inscrit un espace-temps de la mémoire, de l'imaginaire, des mythes, d'une grande plénitude poétique. Une dimension symbolique reste attachée à cette traversée d'un espace dont les indications géographiques ont la particularité d'inscrire des entités singulières telles que : « la/cette montagne » ou encore « la vallée » .

 

              L'oralité circonscrit ainsi son lieu matriciel ; ici domine une réalité où l'imaginaire, la fiction, le rêve et l'irrationnel donnent un sens à la vie : « A mesure que le jour montait, les criquets et les cigales amplifiaient leur chant pareil à la voix du saint protecteur de ces éternels errants. Le glou-glou des eaux dégorgées par le roc fatidique baignait cette progression d'une cadence cérémonieuse où se devinait forcément la danse des esprits coureurs ; mais ce n'était que le soleil irradiant des images de déshérités invectivant, face à la mer, leur destinée tortueuse. » (p. 72-73) . L'intégration à la vie du mythe et de la pensée magique paraît alors naturelle.

 

              C'est sans doute dans le vacillement des choses que s'insinuent la vérité du monde et celle de l'être. C'est bien à un commencement, sans cesse renouvelé, à une naissance qui se produit d'abord dans le jaillissement sonore des eaux primaires et maternelles, né de leur fusion avec la montagne - la nature étant ici alliance d'éléments opposés - que se rattache l'écriture.

 

              De même, « le chant » , « la voix » , « le glou-glou » semblent émaner de ce « corps inaugural » à la fois, « roc fatidique » , « montagne impénétrable » et lieu d'une féminité qui s'inscrit en creux et en plein. En effet, c'est bien avec elle que s’effectue cette séparation douloureuse et prolongée, à travers les mythes, notamment de Hmad Ou Moussa et Hmad Ou Namir dont le propos essentiel est cette séparation d'avec le maternel, à travers les diverses apparitions de femmes qui accompagnent, au sens d'assister, cet éloignement difficile ou encore à travers l'adieu à la famille. Chacun de ces aspects participe en quelque sorte à cette épreuve d'éloignement, véritable travail de deuil. 

 

              Objet à la fois refoulé - ce sera dit plus loin par Agoun'chich (p. 79) et pourtant très présent dans l'espace, dans l'imaginaire, dans la mémoire et enfin dans l'écriture, la féminité est ce corps absent/présent qui habite l'écriture de Légende et vie d'Agoun'chich  et sans doute de l'œuvre tout entière. Figure matricielle, se confondant avec celle de « la montagne impénétrable et matrice » , la féminité serait-elle cet objet fui et recherché, voilé et dévoilé par l'écriture en une érotique du texte où, entre manque et absence, elle serait recherchée dans le corps à corps avec les mots, dans ce désir de matérialisation sonore, plastique, charnelle de la parole ? 

 

              Au regard de cet aspect, l'arrivée des deux voyageurs, à Taroudant (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 89) correspond à une « sortie » de l'espace de la montagne-matrice ; toutes les rencontres préparant cette sortie-séparation mettent en scène la féminité évoquée. 

 

              Nous assistons à un dévoilement progressif des êtres et des événements. Le temps de ce dévoilement et de cette élucidation correspond à l'aube qui marque aussi l'irruption de l'histoire et du réel, appuyée par l'indication dans le texte de termes géographiques : Gharb, Taroudant ou d'individus que l'histoire de la région retient comme traîtres, Haïda Moys, par exemple (p. 74) . L'aube, c'est aussi l'inscription du mythe dans le réel historique, apportant ainsi une nouvelle élucidation.

 

              Cette élucidation est d'abord celle de la vie d'Agoun'chich, son « amour de la terre » (p. 74) mais aussi son désir d'ailleurs : « Agoun'chich ne songeait vraiment qu'à ce lointain pays dont on lui avait vanté la richesse et d'où lui parvenaient par bribes, comme des rêves évanescents, des images alléchantes. Cela bouleversait son existence et le précipitait vers l'inconnu. » (p. 75)[24] . Élucidation, le mythe est aussi incarnation dans la propre vie d'Agoun'chich lorsqu'il se sépare de sa fillette et de sa femme, à l'instar de Hmad Ou Namir ou de Hmad Ou Moussa qui ont quitté leur mère.

 

              Tel est le sens de ce passage dans la méditation d'Agoun'chich : « Ils houspillaient la Femme, disant qu'elle était la plus grande calamité (calame ? ) - Qalam ou Stylet (. . . ) ; ils ignoraient que la Femme disséminée en eux-mêmes gardait les hauts sangs de ce qui leur échappait (. . . ) ils étaient dérisoirement mauvais (. . . ) et si simples, autour des pierres tronquées, qu'ils en vinrent aux mains. » (p. 79) . Au-delà de la question de l'androgyne et de la part de féminité qui existerait en tout homme - la propre situation d'Agoun'chich qui porte en lui sa sœur comme tout homme cache cette femme « tuée » en lui, étant symbolique à cet égard - ce qui nous intéresse ici, se trouve plus dans le rapport établi entre « Femme » et « Qalam ou Stylet » , c'est-à-dire l'écriture.

 

              Dans le jeu de mots et des mots et caractères, l'italique introduisant en quelque sorte une écriture cachée, voilée à l'instar de la féminité, le texte éclaire un aspect de la création - dont la femme constitue une référence par son pouvoir de donner la vie - dans lequel le féminin intervient de façon significative et symbolique. Restaurer jusque dans la chair des mots - que le jeu sur les caractères tente de matérialiser - le rapport avec « le corps inaugural » , initiateur au langage et à l'imaginaire, n'est-ce pas ce à quoi s'applique l'écriture ? 

 

              Celle-ci n'a jamais cessé de rappeler son rapport avec le féminin, déjà au niveau des textes précédents, de façon plus ou moins explicite. Tout le propos de ce dernier récit de Khaïr-Eddine se situe au cœur de cette féminité perdue, occultée et avec elle une langue, un imaginaire, une culture, essentiellement organiques : « la Femme disséminée en eux-mêmes gardait les hauts sangs de ce qui leur échappait (. . . ) » . Rappelons que le livre s'ouvrait sur cette question.

 

             Au moment de quitter le Sud, Agoun'chich repense à Hmad Ou Namir, notamment lorsqu'il revoie sa propre femme (p. 75) et évoque cet éloignement d'avec le féminin dans son monologue aux confins du rêve éveillé et de la méditation - « tu avais les yeux ouverts, mais tu dormais » , lui dit le violeur (p. 79) - . Les mots mêmes de ce monologue prennent forme dans l'écriture dont le support semble être à l'instar de ce « rouleau de papier qu'il déplia précautionneusement, non pour examiner l'écrit mais pour en humer l'effluve immémorial » (p. 77) . L'écriture est alors ce site qui fonctionne en tant que chair dans le corps, intériorité référentielle : « alors, il vit des sorcières ardentes et des ténèbres entrecoupées de zébrures plasmatiques et il sentit que son corps et son esprit n'étaient qu'une exhalaison élémentaire » (p.77). Écrire, reviendrait-il aussi à rejouer le mythe de Hmad Ou Namir ?

 

              Il apparaît en tout cas que le voyage comme l'écriture consistent à traverser un espace à la fois géographique et imaginaire, hautement féminisé par la présence de différentes figures féminines - la folle, la fillette, la femme et les mères des deux contes mythiques - mais aussi par une multiplicité de cavités, de grottes et de lieux symboliquement féminins. De ceux-ci, il est toujours dit que les deux voyageurs s'y sentent en sécurité et protégés. Légende et vie d'Agoun'chich serait-il une traversée de la féminité ? Ce parcours, véritable labyrinthe où le violeur et Agoun'chich « se faufilaient à coups de flingue et de ruse » (p. 80) semble se peupler de visions de plus en plus irréelles au fur et à mesure qu'ils tentent de s'éloigner de son espace.

 

              Cette marque du féminin sur cet espace du mythe et de l'imaginaire trouve son expression la plus significative dans l'apparition du « lieu hanté » (p. 80-89) - déjà présent dans Une odeur de mantèque - dans lequel Agoun'chich et le Violeur effectuent un voyage onirique mais aussi une rencontre avec les morts. Cette séquence du texte donne lieu à une narration qui n'est pas sans rappeler le texte référentiel des Mille et une nuits . Les belles jeunes filles, les éphèbes, la magie de ce lieu paradisiaque ne doivent pas faire oublier qu'il s'agit là d'une étape symbolique dans ce parcours qui prend décidément des aspects initiatiques. En effet, une mise à l'épreuve y attend les deux voyageurs. Notons aussi que c'est là une étape qui précède l'arrivée dans la cité de Taroudant, c'est-à-dire la sortie de l'espace « sudique » .

 

              Si le voyage dans le lieu hanté est marqué par la rencontre avec une féminité fantasmatique qui attise le désir sexuel des deux voyageurs, il éclaire surtout les deux aventuriers sur ce qu'ils sont et sur leur destinée. De ce point de vue, la féminité rencontrée ici participe au parcours initiatique. Celle-ci est non seulement gardienne mais aussi guide. Ainsi, la jeune fille, à la fois démone et fée, met l'accent sur l'errance et l'exil des deux voyageurs : « Mais nous vous aimons puisque, au fond, vous êtes des proscrits et que vous n'avez jamais su vous établir nulle part. » (p. 82) .

 

              La séquence de la fuite de Taroudant par le trio constitué par Agoun'chich, le violeur et le caïd (p. 102-109)  renouvelle le procédé du simulacre, du masque, du déguisement tout en jouant sur l'ambiguïté homme-femme, déjà présente ailleurs. En effet, la veille de cette fuite, la nuit, Agoun'chich suggère au caïd recherché par le colonisateur de s'habiller en femme pour quitter Taroudant. Le stratagème imaginé la nuit, toujours propice à cette activité, sera mis en application à l'aube du départ du trio, en route vers le village du caïd.

 

              Une fois de plus, le féminin semble venir au secours des hommes et des errants. N'est-ce pas lui qui a évité la mort, une première fois à Agoun'chich, lorsque sa sœur est tuée à sa place ? Ici, il permet au caïd d'échapper au colonisateur donc à la mort aussi. Sur un plan plus symbolique, l'enveloppe de feuillage dans la grotte qui va permettre à Agoun'chich d'échapper à ses poursuivants, tout en renaissant à travers son surnom, a un rapport avec le féminin. Enfin, celui-ci est aussi présent dans la montagne protectrice où les deux voyageurs ont rencontré la jeune fille qui les a guidés et « a ouvert les yeux à Agoun'chich » (p. 83) , leur évitant ainsi des erreurs fatales.

 

              Les femmes participent aussi à la résistance évoquée par le récit, que ce soit celui du caïd ou celui du narrateur. Enfin, n'est-ce pas pour la montagne, symbolique du féminin, que s'effectue la résistance des Berbères ? Si Agoun'chich troque son désir de venger sa sœur par celui de s'associer à la résistance berbère dans « une vraie guerre » , c'est bien que ces deux raisons de se battre se rejoignent dans une même idée. L'honneur des Berbères tellement en question ici ne renvoie-t-il pas aux femmes, celles-là mêmes qu'évoque le prologue du livre ? Rappelons, une fois de plus la présence symbolique du féminin dans ce récit viril, dans lequel les hommes, principalement les grandes figures du texte, comme Agoun'chich ou encore le caïd-résistant, sont sans cesse sous la menace de la mort.

 

              Ainsi de l'élément fondamental et vital du village qu'est « l'agadir immémorial (. . . ) dont la clef ne quittait jamais l'aïeule la plus âgée du clan. » (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 110) ! Gardienne de ce qui symbolise à la fois l'origine, contenue dans « l'immémorial » , les valeurs matérielles que renferme « l'agadir » , les archives et la mémoire, la femme berbère assure la survie du groupe, dans tous les sens du terme. « Les femmes qui les avaient tracés n'en connaissaient certes pas le sens, mais leur mémoire restituait cette écriture de mère en fille depuis des millénaires. » (p. 113). Les femmes sont ici désignées à la fois comme conservatrices d'une écriture première mais aussi en tant que symbole de celle-ci.

 

              Or, dans ce récit guerrier et épique, de combat, de résistance et de mémoire dans lequel les femmes ne sont apparemment pas sur le devant de la scène, il semblerait qu'elles occupent, en fait, un rôle essentiel. Celui-ci se situe à un autre niveau qui figure un autre combat, sans doute plus important que celui qui se déroule dans l'univers des hommes : celui de la préservation de la mémoire et de la culture, c'est-à-dire de l'identité. Légende et vie d'Agoun'chich serait alors à lire comme récit évoquant le pouvoir occulté des femmes qui accomplissent depuis toujours ce travail de création, de préservation et de mémoire, celui-là même que l'écriture prend en charge, « gard(ant) les hauts sangs de ce qui échappe » , comme le disait Agoun'chich à propos de « la Femme disséminée » (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 79) en l'homme.

 

              A la lumière de cette nouvelle phase du récit,  on peut voir la halte à Taroudant colonisée, comme une parenthèse dans le texte qui revient, à chaque fois qu'il le peut, à l'histoire et à la culture berbères. L'écriture s'empresse de replonger dans l'univers harmonieux d'avant la déchirure : « A un certain moment, la nuit plongea la place dans une féerie vague : les femmes emmitouflées dans leur haïk blanc semblaient des nymphes et les hommes des demi-dieux en quête d'aventure. Tout en haut coulait une rivière où la pleine lune ouvrait comme la margelle d'un puits d'eaux troubles. » (p.113-114) . Cette échappée vers la pensée mythique et magique où les femmes sont des « nymphes » et les hommes des « demi-dieux » rappelle que nous sommes dans une forteresse qui, à l’instar de la montagne, est « imprenable » comme la montagne « sudique » est « impénétrable » ; elle ramène l'écriture vers cette intériorité du matriciel dans laquelle, elle situe « le Berbère » en tant qu'histoire, culture et identité.

 

              C'est bien dans cette matrice - la montagne, la forteresse, l'écriture - que circule une parole d'oralité, la geste berbère que réanime l'arrivée au village. Celle-ci donne lieu à des scènes de la vie berbère d'autrefois qui confirment le voyage comme parcours dans la culture et l'histoire berbères. Le village retrouvé est lieu de célébration de la mémoire. Toutes les figures qui vont y apparaître, celle de l'aïeule, des femmes en général, celle du raïs et même celle d'Agoun'chich, sont des figures de mémoire. Leur apparition rappelle la prédominance de la parole et du récit dans la vie collective.

 

              Nul doute qu'ici (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 118) la féminité évoquée, gardienne de la mémoire et de la culture, féminité au savoir à la fois théologique et ésotérique, est glorifiée comme salvatrice, non seulement de la fillette que sauve l'aïeule mais aussi des êtres. Toute puissante sur leur mémoire où s'inscrivent comme repères fondamentaux et fondateurs, ses gestes, ses paroles et ses actions, cette féminité a aussi à voir avec l'écriture, matériellement présente dans la demeure à la fois mystérieuse et paisible de la vieille femme : « un peu partout, des tas de vieux livres, des pots de terre soigneusement bouchés, des encriers et des plumes de roseau » (p. 118-119) . Voilà qui renoue le lien scriptural et symbolique avec le « Qalam ou Stylet » qui associait déjà (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 78) la femme à l'écriture !

 

              La propre mémoire du texte qui établit ces parallèles, tisse des liens symboliques par lesquels se dessine la figure féminine, chez Khaïr-Eddine. Ainsi, la demeure de la vieille femme vivant seule - dont les traits et les caractéristiques l'assimilent à l'aïeule, gardienne de l'« agadir » , évoquée à l'arrivée au village du caïd (p. 110) - génère une description qui n'est pas sans faire penser à un rapprochement avec le roc et la montagne matricielle : « C'était une maisonnette sans étage édifiée au flanc d'une roche crevassée par des fongosités épineuses. (...) L'isolement de l'habitation lui conférait un pouvoir magique, mais en dépit des mystères dont elle paraissait faite, il s'en dégageait une paix profonde. » (p. 118) . Une sorte d'identification s'établit entre la vieille femme, sa demeure et la montagne dans laquelle l'une et l'autre sont comme incrustées. L'identification fonctionne d'autant plus que en tant qu'aïeule, la vieille femme renvoie, comme la montagne, à la culture, à la terre, au « matrimoine » . L'une comme l'autre restent le symbole de la terre et de l'identité « sudiques » .

 

              Par ailleurs, l'aïeule rappelle ce personnage de vieille femme seule, rencontré dans les deux mythes importants de ce livre, ceux de Hmad Ou Moussa et de Hmad Ou Namir. L'aïeule dont l'image se confond parfois avec celle de la mère, notamment celle de ces deux récits, traverse ainsi sous différentes formes et à travers un symbolisme multiple, tout le livre de Légende et vie d'Agoun'chich . N'est-ce pas à son univers que se réfèrent l'écriture et l'esthétique du livre ? Dans l'épisode de la fillette piquée par un scorpion et sauvée par l'aïeule, le tableau les réunissant, elles et la mère de la fillette, c'est-à-dire les trois générations de femmes, est marqué par cette confusion des images féminines qui contribue à constituer la figure de la féminité que nous évoquions.

 

              Dans l'écriture, celle-ci reste associée à la sainteté. Or, cette notion de sainteté semble prendre dans l'écriture de Khaïr-Eddine, notamment dans ce livre-là, une valeur presque définitoire du féminin, tout en ne l'enfermant pas dans la chasteté qui accompagne habituellement la sainteté féminine. En effet, la sainteté évoquée renvoie à cette capacité et à cette fonction de la femme qui dans le monde berbère a toujours été « pourvoyeuse des significations cachées du monde » (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 10) , tout comme ici elle sait « vivre au rythme du cosmos sans jamais oublier la Terre. » (p.118) , ou encore « guérir et éduquer les populations faméliques et belliqueuses d'une partie importante de l'Anti-Atlas. » (p.118). Ainsi telle qu'elle apparaît ici comme ailleurs dans l'œuvre, la figure féminine demeure rattachée à un accomplissement de soi.

 

             Au moment de quitter sa montagne et sa vallée, Agoun'chich semble rechercher la protection de la légende à laquelle « il croyait comme il croyait à l'existence des êtres surnaturels et aux forces occultes des ténèbres qui l'avaient toujours préservé d'une destruction imminente. » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 140-141) . La séparation avec le lieu natal et maternel s'effectue certes dans « un regard plein d'amertume » (p. 140) mais aussi dans la protection de l'oralité et de l'imaginaire maternels. Cette fonction talismanique de la légende et du surnaturel qui préservent Agoun'chich de la mort dans un monde en agonie semble aussi fonctionner pour l'écriture du texte. Aux portes de Tiznit, celle-ci s'arrête pour la dernière fois sur le lieu même de la légende, de l'oralité, du surnaturel et de l'imaginaire « sudique » .

 

              Besoin de l'écriture d'évoquer encore une fois la montagne dont Agoun'chich « connaissait les détours les plus secrets » (p. 139) ! Trouble aussi de quitter, d'abandonner son espace : « Il n'était pas facile de vivre dans une grotte en pleine montagne. (. . . ) Agoun'chich qui savait que cet hiver-là serait terrible, résolut d'aller à Tiznit. » (p. 139-140) ! Dès lors la séparation va s'inscrire dans ces images faites justement de surnaturel et d'imaginaire mais aussi de visions apocalyptiques figurant « le vieux monde (. . . ) irrémédiablement englouti » (p. 139) dont Agoun'chich prend conscience.

 

              Or, la voix des Anciens paraît d'autant plus nécessaire dans cet univers déroutant, ce « là » dans lequel Agoun'chich se retrouve :  « Agoun'chich aussi était là. (. . . ) Agoun'chich, qui en avait vu d'autres, observa encore quelques instants la scène tragique » (p. 149-150) . Face à cette scène violente s'ajoutant aux précédentes pour témoigner d'un monde en dégénérescence et qui apparaît comme le symbole tragique de la capacité d'affronter la mort avec dignité - tel est le propos même de l'épopée - Agoun'chich se préserve de la mort par et dans la voix même des Anciens qui est là, présente en lui et qu'il fait vibrer en lui : « (. . . ) il existe pourtant des gens dont le corps ne se corrompt pas dans la mort. » (p.150) , tel est le soutien que lui apporte cette voix intérieure traversée par la mémoire ancestrale.

 

              Le raïs-poète en est la preuve parce qu'il en restitue la capacité de se raconter. La force et la vitalité de la communauté est reflétée dans le désir narratif que concentre en elle la figure du raïs-poète. C'est à lui que le caïd, de retour dans son village, demande la narration de la vie du groupe. Cette narration faite par le raïs-poète constitue au-delà du simple témoignage ou compte-rendu, la preuve confirmée par le fqih et les Anciens (p. 121) , de l'importance de son rôle au sein du groupe.

 

              Il est par sa présence récurrente tout au long de cette séquence du village le symbole même de cette culture orale tellement importante pour le groupe qui semble trouver ici dans le fait de raconter - car tous les personnages mis en scène ont quelque chose à raconter - l'expression même de sa vitalité et de célébrer sa cohésion retrouvée. Le narrateur se joint à cette pratique de la parole narrée en se livrant à son tour au récit de tel ou tel fait. Ainsi, l'apparition du personnage « pantagruélique » de « La Carrière » (Légende et vie d’Agoun’chich , p. 121-122) donne lieu à une scène cocasse à travers laquelle, là encore, le narrateur note la diversité de cet univers de partage où chacun a sa place et la parole.

 

              Au-delà de la quête « sudique » , il y a, nous semble-t-il, une recherche qui pointe une dimension plus universelle et plus cosmique, comme le laissait penser le tableau mythique de la femme berbère dans Légende et vie d'Agoun'chcih .

 

              Retrouvant sa fonction première et inaugurale qui s'origine dans le corps, la forme poétique naît dans Mémorial  de l'impact mutuel des techniques de l'oral et de l'écrit, de la variété des codes, des langages et des paroles :

« Il n'y a là qu'un conte ancien, le mémorial

d'un être igné. . . 

Ainsi parlait-il - et le silence ourdit,

terrible, la violence

- de l'Ouragan (. . . ) » (p.9) .

             

              L'ouverture du recueil situe le poème du monde et de l'être, confondus dans la même genèse et pris dans les « circonvolutions et (les) ocelles » (p. 9) dans une parole originelle, enracinée dans la mémoire et le corps, se déployant dans une quête terrienne.

 

              En effet, cette errance à travers le monde, saisie de soi et de l'Autre, s'effectue aussi dans et par une recherche dans et de la terre. Se développe alors une pensée de la trace, opposée à celle du système qu'elle tente de détruire, à travers cette quête d'un lieu de survie, espace de dépassement dans lequel s'inscrivent l'histoire et l'être multiples de l'humanité. Cette pensée de la trace va chercher dans « la voix simple de la terre» (p. 18) la parole errante et partagée.

 

              C'est ici qu'on peut lire l'espace, notamment dans sa dimension « sudique » , comme trace de l'inscription généalogique, comme isomorphisme de la topographie et du symbolisme social et comme description de l'environnement symbolique. « La vraie désignation symbolique est issue du lieu de la mère et non pas du lieu du père »[25] . De ce point de vue, la dépossession territoriale apparaît bien comme un signe de malédiction qui travaille l'écriture des textes tels que Agadir, Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , pour ne citer que ceux-là.

 

              Cette déterritorialisation-malédiction, en rapport avec le maternel, est au cœur des mythes de Hmad Ou Moussa et de Hmad Ou Namir, récurrents dans l'œuvre. En ce sens, on peut dire que cette dernière est travaillée par la quête de l'ancrage territorial qui demeure liée à celle d'une restitution symbolique du nom, restitution importante dans le conte[26] . N'est-ce pas le propos même d'Agadir, le narrateur étant l'auxiliaire de cette restitution ? Agadir est aussi le livre de l'effondrement symbolique qui se lit dans l'écriture comme trace laissée par la douleur de ces changements. Ce premier récit constitue dans le même temps la manifestation d'un désir d'inscrire dans la mémoire blessée de l'écriture quelque chose qui serait de l'ordre d'une richesse symbolique d'une inscription nominative acceptée, reconnue, défendue.

 

              En cela, le « sudique » serait une manière de parler du nom, en parlant de l'habitation en tant que lieu d'inscription symbolique nominative. La parole-mère ne serait-elle pas ce lieu, en tant que « corps inaugural » , à la fois géographique, territorial et référence identitaire ? Ne marque-t-elle pas la garantie d'une situation d'appartenance, condition nécessaire pour une existence reconnue dans le lieu social[27] , que l'écriture s'invente dans l'acte même de création que figure le néologisme « sudique » ? Le « sudique » devient alors lieu du symbolique, au-delà de la langue-culture où se joue le sens des relations humaines. Lieu et oralité sont liés dans la mesure où l'oralité s'inscrit dans un lieu, alors que l'écrit n'a pas de lieu.

 

              Or, « l'écriture raturée d'avance » dont nous avons vu qu'elle est aussi écriture de l'illimité, en tant qu'écriture de l'inachèvement, renvoie à cet autre illimité qu'est l'illimité féminin que symbolise l'illimité du cercle et de la sphère[28]. C'est aussi l'espace de la halqa, celui de l'oralité, introduisant à l'espace matriciel de la parole-mère. L'œuvre de Khaïr-Eddine est sans doute là, au cœur de ce paradoxe entre le lieu et le non-lieu, le dire et l'écrire.

 

              Nous avons vu comment le théâtre est le lieu où les voix finissent par se diluer, perdent de leur force et sombrent dans la soumission à l'ordre régnant. Elles sont alors couvertes, à la fin de la pièce qui figure dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , par la voix sans corps du fantôme Ouf. De la voix tragique du Raïs, voix du groupe, porteuse d'une mémoire ancestrale qu'incarne « Iguidr, cet aigle qui s'effrite dans le ciel. / (et) perd ses plumes ! » (p. 89) , annonçant la catastrophe identitaire, à celle, sarcastique et caricaturale du fantôme  « suicidé » (p. 126) , la théâtralisation de la lutte pour le pouvoir et l'identité tourne à la carnavalisation.

 

              Déjà présente dans la représentation ubuesque du caïd (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 101-111) et celle du roi (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 117-121) , ainsi que dans la scène parodique du mariage berbère (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 112-116) , celle-ci introduit une autre fonction du théâtre chez khaïr-Eddine, qui serait thérapeutique, réparatrice et structurante, à l'instar du psychodrame. Il serait la tentative de reconstruction dans l'écriture du lieu qui lui manque.

 

              Rappelons comment l'écriture se fait à maintes reprises remémoration de cette scène symbolique qui tourne autour de l'apprentissage du Coran et en même temps de l'écriture, évoqué dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants (p. 56-136-156) . Cette récurrence dans l'œuvre lie à chaque fois la séparation avec le maternel et la violence du premier rapport avec l'écriture et le sacré. Que le projet scriptural de Khaïr-Eddine soit à la fois de subvertir la sacralité de l'écriture, de refuser toute norme, toute image ou tout schéma directeur et traditionnel en matière littéraire et d'établir des rapports très complexes avec l'oralité inaugurale, celle d'avant l'écriture dans laquelle la figure maternelle occupe une place essentielle, voici un éclairage important pour cette étude, apporté par le récit de la mémoire.

 

              On sent bien que celui-ci, comme tout récit chez Khaïr-Eddine, est écriture et parole en état de surenchérissement l'une par rapport à l'autre, par la subversion de l'une par l'autre. Disons que la rencontre de khaïr-Eddine avec l'écriture, celle du Coran, notamment et en premier lieu, d'après ses évocations, relève en même temps du dépit, de la compensation et du défi. « Objet transitionnel » , pour reprendre l'expression bien connue de Winnicott, elle n'en reste pas moins conflictuelle. L'abandon du sein maternel provoque agressivité et révolte mais entraîne aussi le passage à l'écriture-lecture.

 

              Notons qu'ici (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 157-158) , la référence au hissawi qui initie l'enfant au langage des najas marque un ancrage symbolique du dire dans lequel le narrateur puise son esthétique de la séparation, de l'errance et de la quête : « nous n'avons plus de terre, nous marchons, le regard fixé nulle part, de siècle en siècle dépossédés, traqués jusque dans notre âme (. . . ) C'est pourquoi notre corps est devenu une véritable terre et une maison errante. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 158) . Tel est le chant du hissawi-conteur, rapporté dans la langue maternelle, berbère, voix surgie de l'enfance et d'une lointaine origine qui semble avoir une influence cruciale sur le devenir du narrateur. Le verbe du poète se rêve voix collective entrant pour une large part dans la dimension polyphonique de l'œuvre.

 

              Le récit tente de renouer avec une narrativité première que renferme le chant énigmatique du hissawi - le narrateur explique ce dire mystérieux (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 158) - un récit inaugural en quelque sorte que le propre récit du narrateur multiplie à l'infini telle cette marche errante qu'il évoque.

 

              Or, l'objet de l'errance et de la quête n'est-il pas le récit, en tant que « récit à venir » qui serait à recréer, à reconstituer à travers le puzzle narratif qu'est le livre tout entier qui procède selon un principe de diffraction ? Construction fractale de l'écriture dans laquelle se donnerait à lire le récit éclaté du groupe, transcrit en langue-mère tachelhit (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 157) ! Fragment de langue maternelle qui affleure en italiques à la surface de la mémoire du texte, auquel le narrateur redonne une signification nommant la dépossession et situant la perte de soi dans le lieu perdu de la langue.

 

              En effet, la citation (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 157) donnée en langue berbère est incomplète dans sa syntaxe originelle, ce qui la rend énigmatique et nécessite l'explication à laquelle se livre le narrateur. Toutefois, malgré sa syntaxe boiteuse, l'énoncé cité établit une filiation linguistique, artistique, identitaire qui entre dans l'élaboration du texte. L'énoncé et son prolongement que constitue son explication par le narrateur éclairent alors le propos du livre, celui de la séparation anthropologique, contenue dans le site même du chant du hissawi et celui de l'écriture, montrant ainsi que la création s'inscrit au lieu même de l'absence, de ce qui n'est plus, dans un hors-temps, hors-espace vertigineux dans lesquels figurerait « le corps inaugural» .

 

              Si l'écriture tente d'une certaine manière de s'émanciper par rapport à ce « corps inaugural » , le lien qui rattache celle-ci à l'image-mère demeure néanmoins puissant à plus d'un titre. En effet, l'écriture comporte l'idée de transmission qui serait liée à une image-mère , voilà qui nous renvoie à la notion de parole-mère. 

 

              À travers son pouvoir de création, l'écriture rejoint le féminin. Une histoire d'amour et de désir serait entre l'artiste et son œuvre. De là, l'érotisation des rapports entre l'artiste et son œuvre, doublée ici de la langue. Ainsi, le complexe de Hamou rejoindrait celui de Pygmalion pour pointer le sens où une œuvre peut représenter la figure transférentielle d'une femme aimée : l'œuvre-mère. Nous serions là dans « l'autre scène » de l'inconscient du créateur.

 

              Ce rapport de désir expliquerait « l'écriture raturée d'avance » en renvoyant à la question des résistances psychiques correspondant par projection aux résistances mêmes de la matière de création[29], en justifiant le corps à corps avec les mots, le rapport avec la langue et les formes littéraires, la matière scripturale avec laquelle se bat l'écrivain. La difficile mise en œuvre de l'écriture chez Khaïr-Eddine est sans doute en rapport avec cette question de l'image de la mère et du « corps inaugural » dans ce qu'il comporte d'inachevé et de monstrueux. Le « corps inaugural » est mutilé par l'intrusion de l'histoire et la présence de l'Autre, mais il est aussi mutilant par l’assaut qu'il tente de faire dans l'écriture de l'œuvre, par le truchement de la mémoire.

 

              Ainsi, réfléchir au « corps inaugural » nous mène à l'image de la mère en question dans l'inachèvement. Image maudite et vénérée à la fois, « nature monstrueuse »[30] , « continent noir »[31] , cette image, ce corps marquent pour nous l'espace de l'écriture en y introduisant quelque chose qui est de l'ordre de l'inachevé dans ce qu'il peut avoir de terrifiant et de séducteur[32] à la fois. « Le corps inaugural » est en même temps absent et présent et s'inscrit en cela dans une séparation spatio-temporelle, un éloignement par rapport à un lieu, à une parole et aussi au féminin. Marquant une rupture avec le maternel, répétée par et dans l'écriture, cette séparation avec ce corps est une façon de le conserver et de le désigner comme matriciel dans la création. 

 

              Or, ce « corps inaugural » associant à la fois le lieu, le corps féminin et la parole première, ancestrale, tribale, dessine ce champ symbolique de l'oralité dans lequel s'origine sans doute « le code organisateur de l'œuvre »[33] . L'oralité à laquelle il demeure si fortement lié fonctionne alors dans l'espace scriptural en une présence-absence troublante et constitutive, dans une large part, de la spécificité de cette écriture.  

 

3) : « Il était et il n'était pas ».

 

              Comment l'écriture est-elle travaillée par ce matériau hérité de l'oralité et comment le gére-t-elle ? Trouver des réponses à ce questionnement nécessite de nous pencher sur la présence dans le texte d'éléments par lesquels l'œuvre de Khaïr-Eddine se donne à lire dans son rapport avec l'oralité.

 

              La question est de savoir alors comment se manifeste l'oralité qui s'inscrit dans le texte dans la confusion du rejet et de la revendication, de la séparation et des retrouvailles, dans le trouble de ce qui a existé mais n'existe plus et que pourtant l'écriture ne cesse de provoquer, de malmener et en même temps d'exalter et d'aimer ! C'est bien dans l'ambivalence des rapports entre l'écriture, l'œuvre et cet univers de l'oralité que nous percevons son discours. L'expression « il était et il n'était pas » s'inspire de ce que la traditon orale, maghrébine[34] désigne comme présence-absence de la parole, dans ce vacillement, cette incertitude du dire et ne pas dire, à notre avis, constitutif de « la fonction organique de l'écriture » et de  « l'écriture raturée d'avance » , chez Khaïr-Eddine.

 

              Ainsi, nous sommes à l'écoute d'un discours rattaché à  l'oralité et appréhendé dans la (re)formulation d'une parole originelle, éclatée, démultipliée. Conçue comme espace-corps vivant, cette parole culturelle est soumise à un travail[35] de réactualisation et de réactivation des formes héritées de la tradition orale, populaire, travail de transformation, de métamorphose également constitutif de l'écriture de la dépossession. Celle-ci gère ce patrimoine culturel, collectif, individuel et personnel à la fois, tout en le remettant très fortement en question. En effet, nous voulons montrer à travers le « il était et il n'était pas » comment la présence du discours de l'oralité se concrétise dans sa recréation, sa parodie, son renversement ; les formes et les genres de l'esthétique de l'oralité, qui sont culturels, étant réinterprétés, transformés, subvertis. Ce sont là autant de traits définitoires de l'écriture de Khaïr-Eddine.

 

              Soulignons que si cette oralité reste dominée par l'omniprésence d'une poétique scripturale, dans le même temps, la structure langagière constitue l'indice d'une présence de l'oralité dans cette écriture, notamment au niveau de la narration d'un dire collectif. Les différentes formes empruntées à celles de l'oralité nous paraissent tourner essentiellement autour d'une poétique de la parole dont nous avons tenté de dégager la présence dans l'analyse qui précède. On retrouve chez Khaïr-Eddine cette avancée circulaire du récit autour de voix pronominales tantôt se relayant, tantôt se confondant, créant ainsi une circularité vertigineuse, de l'ordre de la transe. L'oralité se nourrit de la répétition proche ou présente dans la transe. C'est l'ensemble des récits qui reste marqué par ce type de fonctionnement. Y dominent aussi un grand usage du discours direct, tout ce qui a trait au processus de la parole en acte, avec le souci de certaines caractéristiques de l'oralité : représentation concrète, aspect changeant de celle-ci, introduisant alors une écriture erratique, déjouant ainsi la fixité d'ordinaire inhérente à l'écriture.

 

              Ainsi, nous avons vu que le rythme des phrases, leur brièveté, leur fréquente juxtaposition, leur construction parataxique, perturbatrice, disruptive, conjugués à l'indétermination, l'usage désordonné et transgressif de la ponctuation tendent vers la libération de l'expression, figurent un débit de parole à l'impératif duquel l'écriture semble soumise. Dès lors, l'utilisation de l'oralité sert des fins stratégiques d'écriture moderne. Dualité, multiplicité, hétérogénéité sont autant de traits saillants introduits par l'oralité dans l'écriture. Ce sont aussi ces mêmes éléments qui participent de l'écriture du renversement et de la rupture.

 

              On peut noter, dans nombre de récits en général et Une odeur de mantèque  en particulier, que l'écriture moderne subvertit la faculté euphorisante du conte[36] . Au seuil du récit, une voix nous happe dans l'espace du conte[37] auquel elle emprunte l'exhortation à l'écoute : « Asseyons-nous,  dit-il (. . . ) Miroir, écoute-moi, daigne au moins prêter l'oreille à ce vieux chenapan que je suis. » (Une odeur de mantèque , p.7). Cette voix du conte inscrit d'emblée une parole perturbatrice en ce qu'elle projette dans l'univers de la fantasmagorie, de l'illusion magique, de l'irréel. Nous ne sommes pas très loin de la tradition orale, maghrébine, tout en étant dans le récit moderne.  

 

             Une odeur de mantèque plonge dans la fabuleuse histoire d'un « vieillard » aux prises avec un « Miroir » magique, volé autrefois à un marchand qu'il a tué « avec un long poignard, berbère, légué par un des ses ancêtres » (p. 8) . Ce miroir qui « devait pas être échangé contre des pièces de monnaie (. . . ) mais tout simplement volé, sans cela, il perdrait toute sa valeur, son essence, même » (p. 8) au dire du fquih qui incita le vieillard à le dérober, occupe une place symbolique à plus d'un titre, au tout début du texte (p. 7-10) .

 

              S'il est l'objet qui par son pouvoir et sa fonction magiques introduit au conte merveilleux, inscrit l'espace de la fiction qui va se construire autour et à partir de lui, il constitue aussi la première nomination de l'écriture qui lui donne ainsi toute sa présence renforcée par la majuscule du mot qui le désigne (p. 7) . Le personnage du vieillard, quant à lui, est mis en scène par l'incise « dit-il » (p. 7) qui le distingue à peine et le qualificatif péjoratif de « vieux chenapan » (p. 7) ou encore à travers l'image négative du voleur.

 

              Mais très vite, le jeu sur la fiction/réalité s'organise autour du procédé de réellisation/déréellisation, du « il était et il n'était pas » transformant cet univers du conte en espace cauchemardesque où surgissent des éléments monstrueux qui assaillent le personnage du vieillard. La narration s'établit autour de ces apparitions menaçantes contre lesquelles « il » est en lutte, entre rêve et hallucination (p. 12) . La parodie du merveilleux, le procédé du renversement : « Tout cela n'est qu'un rêve, se dit le vieillard, Et il tenta de hurler mais pas un son ne sortit de sa bouche. » (p.12) servent alors l'écriture du piège. 

 

              Celle-ci se déploie en scènes se construisant autour de phénomènes irrationnels comme la transformation de « débris de nuage » en « êtres de petite taille qui sautaient et s'enchevêtraient avec violence » (p. 12) ou la vision d'« une forme sordide, une sorte de crapaud pustuleux et gluant grouillant de poux rouges et verts » (p. 12) ou encore la métamorphose des pensées de « il » en « crapauds hideux (qui) tomb(ent) de sa bouche écumante » (p. 13) .

 

              Si le ton parodique tient aux tours de magie et aux effets spéciaux réalisés par la narration qui servent une esthétique moderne de la destruction et du chaos, toujours présente dans l'écriture de khaïr-Eddine, il n'en reste pas moins que cette même parodie souligne la magie du verbe puisque :  « Et il sut tout de suite que c'était ça le mot qu'il avait voulu dire tout haut afin d'éloigner la progéniture du nuage » (p. 12) et que face à la concrétisation de ses pensées, le vieillard s'écrie: « Ma parole ! C'est ma pensée qui le conduit » (p. 13) .

 

              L'apparition du crapaud fait surgir le mot, la pensée,  « image fugace (qui) traversa son cerveau » (p. 12) . Le langage porteur et créateur de mondes les fait et les défait à plaisir, s'en prend à lui-même en une auto-dévoration jubilatoire, à l'instar de ces crapauds anéantis à leur tour par d'autres créatures, nées de l'imagination de « il » . La narration gomme, efface tout ce qu'elle crée, rappelant, une fois de plus, l'effacement de la parole dans l'acte même qui la produit, laissant le texte semblable au miroir : « le vieillard ramassa et noua dans un vieux mouchoir les débris qu'il retrouva sur le sol. » (p. 14) .

 

              Puzzle dont les pièces volent en éclats et qu'il faut à chaque fois reconstituer, le texte éclate, part alors en quête de lui-même, multipliant les procédés de déréellisation, rappelant ceux du conte traditionnel maghrébin, tout en permettant un rebondissement possible du récit : « Il sut aussitôt ce qu'il allait faire. » (p. 14) . Il maintient ainsi une forme de suspens, comme si le narrateur d'Une odeur de mantèque semblait lui-même pris au piège de la parole imaginaire, malgré ses diverses tentatives pour en déjouer le pouvoir.   

 

              Pour sortir de l'impasse narrative dans laquelle il s'est engouffré,  le texte a recours au procédé théâtral du « deus ex machina » qui provoque l'apparition délirante et magique du « fquih-sorcier » (p. 21) qui vient sauver le récit de lui-même. S'engage alors un échange de railleries, d'injures et diverses agressions entre le vieux et le « fquih-sorcier » dont les apparitions et les disparitions sont tantôt commandées par l'esprit du vieux, tantôt l'œuvre du hasard (p. 23) , à la grande surprise de celui-ci.

 

              Cette scène très théâtrale par ses procédés de truquage, jouant sur l'illusion magique, révèle que les rapports entre « le vieux » et « le supervieux », comme est ainsi dénommé « le fquih-sorcier » , sont à la fois anciens et mystérieux car fondés sur une correspondance troublante. L'un, « le supervieux », n'est-il pas le produit des pensées de l'autre, « le vieux » ? « Le supervieux » n'a-t-il pas remis, un jour, une parcelle de son pouvoir au « vieux » alors qu'il était enfant (p. 26) ? Notons alors que malgré le ton parodique, le jeu sur le symbolique demeure : « Le symbolique appelle le symbolique. L'activité symbolique est le lieu du merveilleux, la parole, l'élocution existentielle du social » [38] .

 

              Il semblerait donc que toute cette séquence, dans laquelle réapparaît le miroir volé qui « se reconstitue » (Une odeur de mantèque , p. 24) , lors de la rencontre des deux personnages, dans un espace fabuleux et inquiétant, entre paradis et enfer[39], « dans une anfractuosité profonde » (p. 25) poserait à nouveau la question du double et du caché, de ce qui est et de ce qui n'est pas. Elle éclaire aussi les multiples possibilités du récit qui s'oriente dans diverses directions, un texte en cachant un autre, célébrant ainsi la fécondité de la parole imaginaire et son auto-régénération dans l'écriture moderne.

 

              Or, dans Une odeur de mantèque , ce que le texte présente comme un effondrement de l'illusion-désillusion et l'apparition d'une réalité effective et « vivante », c'est-à-dire la « concrétisation » corporelle du « supervieux » , marquée notamment par le retour de sa voix (p. 34) , introduit curieusement dans « une texture différente, revers du monde des hommes et des choses » (Une odeur de mantèque , p. 36).

 

              Ainsi, l'effacement de la fiction fait surgir un univers imaginaire qui se donne pour vrai : « Aussitôt la fausse nature dans quoi ils tanguaient changea. Un autre monde, plein de musique et de couleurs fauves, apparut. » (p. 36) . Celui-ci,  « étendue orgueilleusement voué au supplice du plaisir » (p. 36) est lieu d'« oubli d'un monde ancien » (p. 37) . Le texte le désigne comme « paradis (des) fameux houris du Livre » (p. 36-37) . Nous assistons alors à l'entrée des personnages du « supervieux » et du « vieux » dans un espace où « de proche en proche, une voix se matérialisait dès que le voyageur pensait ou s'imaginait ailleurs que dans l'oubli d'un monde ancien qui l'avait propulsé hors du temps. » (p.36-37) . Dès lors, tout semble procédé du principe du renversement, jouant sur l'écart et la rupture de telle façon que réalité et fiction se trouvent inévitablement imbriquées, incitant une perception multiple des choses, transformant l'illusion en réalité, le réel en imaginaire.

 

              Tel est sans doute le sens de cette séquence où la parodie est très présente comme procédé de renversement, révélateur des mille et un pièges qui minent le champ scriptural en tant que lieu propice au déploiement de la dialectique fiction/réalité. De ce point de vue, l'intrusion dans le texte d'incongruités ajoute au ton parodique, subvertit la représentation : « Alors... alors comme disent si suavement certains gars de Radio-France, alors. . . alors, viens donc, entre dans cet autre monde ! » (p.36), propos imputés au  « supervieux » derrière lequel se cache sans doute l'écrivain lui-même, ou encore : « Oui, nous sommes au paradis » . Du reste, voici le comptable suprême. En face d'eux, un comptoir et, derrière le zinc, un homme haut et luminescent qui feuilletait un livre aux tranches dorées. » (p. 37) ou encore l'entretien avec « L'Etre Luminescent » . Ce sont autant d'éléments de perturbation de l'illusion qui cassent le ton du conte par le procédé de la dérision.

 

              Celle-ci rejoint la carnavalisation, le déguisement et le travestissement constitutifs de la tradition populaire[40] , enrichissant les procédés scripturaux de l'œuvre. Une odeur de mantèque montre que la dérision, l'humour et le carnavalesque, présents dans d'autres textes, notamment dans certaines scénettes, contribuent à briser l'atmosphère habituelle du conte, en tant que lieu de l'euphorie et du rêve. Si l'écriture d'Une odeur de mantèque  emprunte la voie - mais aussi la voix - du récit fabuleux au commencement du livre, celle-ci est semée d'embûches puisqu'elle conduit en un lieu où la fable ne fonctionne plus, celui de l'identité perdue. Toutefois, dans cette trajectoire de la perte et de l'échec, l'écriture s'est révélée comme force exorcisante avec toutes les mises en péril que cela induit.

 

              L'emprunt au conte effectué par l'écriture où prend place symboliquement, rappelons-le, la scène du miroir volé dans l'incipit du texte, semble présenter autant de déboires que le vol du miroir au vieillard du conte. En effet, le récit fabuleux du début du livre, parole retrouvée du conte, qui apparaissait alors comme parole possible, de tous les possibles, a libéré une oralité dévorante, boulimique mais révélatrice, au fur et à mesure de l'avancée textuelle, d'un vide incommensurable, celui de la perte de soi métaphorisé par le miroir volé du début. Si la parodie du merveilleux en restitue la valeur de transmission, elle en traduit aussi le double mouvement de perte et de quête. L'actualisation de l'oralité par l'écriture montre comment « le langage appelle la perte symbolique qui est aussi perte sociologique»[41].

 

              C'est ainsi que divers procédés sont utilisés dans une même écriture de la perte et de la catastrophe dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants  où le narrateur pris dans sa déambulation : « Sur ces mots, je m'en fus. Je suivis le cours de la rivière. » (p. 65-66) erre dans un lieu qui le mène à la rencontre d'une part avec l'horreur et le désastre marquant aussi l'échec de son projet de faire un film sur Baudelaire, d'autre part avec celle de la magie en ce sens qu'il mène au rêve et au récit. Il conduit le narrateur dans son « village natal (. . . ) au pied de la montagne érodée qui le surplombait. » (p. 66) et à « réinventer un passé que je ne connus pas » (p. 66) . Là encore, tout se déroule sur le mode du conte, dans la réinvention, les choses apparaissant et disparaissant, tantôt se matérialisant, tantôt se dérobant comme si elles n'avaient pas existé.

 

              L'écriture d'un texte comme Le Déterreur  joue de la même ambiguïté. Le récit du Déterreur nous a paru procéder à ce « rituel » du conte traditionnel. Les formules qui ouvrent et clôturent le texte circonscrivent l'espace du conte[42] et situent un univers d'illusion théâtrale, de représentation et de fiction ; les mots concourent dans ce sens : « bougre (. . . ) histoire (. . . )  fantoches (. . . ) caricaturistes ( . . . ) artiste (. . . ) bouffon (. . . ) » (p. 11). Le contenu du récit s'en trouve ainsi banalisé, la démystification finale vient appuyer cette banalisation qui tend à déjouer la censure et à manipuler la parole par le détournement du sens : « Tout ce que j'ai dit relève de l'élucubration, de l'hystérie et du rêve mal dirigé. » (p. 125) .

 

              Cette auto-censure que semble s'infliger le narrateur n'intervient qu'en fin de texte, elle est donc sans incidence immédiate sur le récit, elle ne l'annule pas : « ce que dit le conte (récit) est arrivé pendant que le disait le conte (récit) . C'est même arrivé pendant que le conte (récit) disait ce que disait le conte (récit) . C'est pourquoi c'est si vrai. » . Même la démystification qui a fait éclater le récit du « mangeur de morts » à la page 68 n'empêche pas la suite de la narration, ni même la poursuite de l'illusion, puisque c'est lui qui parle en dernier lieu : « Quand le conte (récit) mentira, et il mentira parce qu'il dit vrai, le conte (récit) sera fini. » [43] .

 

              Or, en oralité, raconter est un acte sérieux voire dangereux. Sous peine d'encourir certains dangers virtuels, le conteur qui s'apprête à raconter doit se prémunir, ainsi que son récit, par des formules préliminaires, de même, ses dernières paroles doivent démystifier tout le récit en marquant une distanciation par rapport au temps et à la vérité-réalité.

 

              Un pouvoir du conte et de l'imaginaire est mis en place mais aussitôt réduit en fiction. Ces formules ont alors une valeur protectrice, elles neutralisent les forces maléfiques, les forces de pouvoir : êtres surnaturels, puissances grandioses, tout en délimitant un espace du récit qui va fonctionner comme un lieu protégé où il est permis de dire, sans crainte du pouvoir répressif, comme espace de permissivité et de liberté et même de transgression de l'interdit.[44]

 

              Notons que cette transgression joue pleinement dans le conte dit « maternel»[45] , parce qu'elle touche aux fondements mêmes de la société, alors que le conte « public »[46] a par ses allusions à la réalité politique et économique, un caractère contestataire, revendicatif, quelque peu réformiste. 

 

              Les formules dont nous avons dégagé l'aspect prophylactique auquel nous pouvons ajouter le caractère conventionnel prennent alors un sens détourné de celui qu'elles ont au premier abord. Si elles manifestent le désir de ne pas plonger pleinement dans l'univers fictif, elles ne détruisent pas pour autant la réalité du récit. « Le récit n'est ni vrai ni faux ; le récit n'est pas vrai ; le récit n'est pas faux. La vérité, le mensonge, sont dans votre œil. Dans votre œil peut tenir toute la vérité du monde. Ou peut-être rien. »[47] .

 

              Aussi, ne faudrait-il pas comprendre que le texte, en l'occurrence Le déterreur, n'est pas innocent et inoffensif et qu'il consacre le pouvoir de la parole ; ce qui suit ces formules va dans ce sens, malgré l'ironie évidente de ces propos : « Je suis un tout petit peu croyant, c'est pourquoi je n'ose pas médire sur l'au-delà » (p. 125) ?

 

              Nous avons vu comment la fonction narratrice est valorisée au niveau de l'écriture, il serait intéressant de considérer la position du narrataire dans cet espace dangereux de la parole. La puissance de la parole agit sur le narrataire tantôt par le biais de l'appel à la collaboration et à la complicité, tantôt par une invite à la compréhension du sens de la parole détournée.

 

              L'ironie de la démystification à laquelle le narrateur a recours, est un clin d'œil au lecteur complice. Cette sollicitation du narrataire par le texte dont l'écriture difficile est une exigence de lecture, dénote que la fonction de communication est en pleine action. Le brouillage du texte pourrait manifester une volonté de non-communication, mais dans la mesure où il se donne à lire, il faut le saisir comme un jeu sur le sens, destiné à des narrataires virtuels.

 

              Il y aurait plusieurs narrataires puisqu'il y a plusieurs sens. Réponse apparemment destinée au procureur, le récit s'adresse en fait à ceux qui pourront en saisir le sens, à ce « lecteur complice de mes malaises (qui) me confondrait volontiers avec un vulgaire massacreur, tablant sur le fait que mon passé biffe et bifurque, stagne ou me perfore » (Le déterreur , p. 51) , à ceux qui savent que l'illusion n'est pas totale et qu'elle a des rapports avec la réalité. Le pouvoir de la parole joue de la déviation du sens.

 

              Dire et ne pas dire constitue une démarche propre au récit, notamment celui de la culture orale que Khaïr-Eddine fait sienne par le principe de « l'écriture raturée d'avance » et de la démystification, comme le montre le récit rapporté page 36 et achevé ainsi : « grand-père et grand-mère me racontaient des balivernes » . L'auto-destruction est une pratique interne au récit traditionnel qui conclut toujours que tout est mensonge, de plus, faire le récit d'un récit - ici de l'enfance procure un certain statut à ce qui est raconté.

 

              Par la mise en présence d'éléments inconciliables, notamment dans le théâtre, nous l'avons vu, s'opèrent l'utilisation, la réactualisation, la transformation jusqu'à la parodie et à la subversion d'une oralité qui fonctionne très souvent à contre-emploi. Celle-ci sert une écriture dans laquelle non seulement la culture, en l'occurrence berbère, est détournée, parfois même dépouillée de toute valorisation contenue dans la tradition orale, mais encore cette même culture orale est utilisée à son tour comme élément perturbateur.

 

              On remarque, par exemple, que si la figure mythique de Kahina est au centre de la mémoire ancestrale qui alimente l'écriture, constituant souvent l'élément autour duquel s'organise le texte, en particulier le théâtre, elle fait toutefois l'objet d'une spectralisation, comme dans Agadir ou encore dans Une vie, un  rêve, un peuple toujours errants .

 

              Le personnage du « Raïs » , tout aussi symbolique, du point de vue de la culture berbère, est lui aussi revisité sur le mode de la folklorisation de sa fonction. Il devient dans Agadir « L'Etranger » qui prend la posture, elle-même folklorisée du « hlaïqi » , c'est-à-dire du conteur sur la place publique, qui n'est pas traditionnellement la sienne : « Il enlève son turban, sa gandoura, se déchausse. Il s'assoit sur le sol, les jambes croisées. » et entonne : « walalalalalalaïdalalalalali » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 52) . En fait, nous assistons très souvent chez Khaïr-Eddine à la mise en spectacle, à la mise en scène de la gestuelle, de la parole et de la dimension culturelle. Cette théâtralisation de l'oralité se fait la plupart du temps autour d'une symbolique collective, d'une parole collective, culturelle.

 

              Le langage de l'oralité est ainsi l'une des expressions de cette mémoire ancestrale qui ne semble être acceptée que dans le rejet, la distanciation de l'écriture de la subversion qui en use cependant. Autrement dit, même dans sa subversion, ce discours de l'oralité qui introduit autre chose, l'hétérogénéité mais aussi l'altérité dans l'écriture, demeure un élément important dans celle-ci.

 

              L'hétérogénéité introduite par la présence de l'oralité dans le champ de l'écriture, faisant émerger des éléments appartenant au discours de l'oralité, introduisant la discontinuité, tend à mettre en place une écriture étrange, voire monstrueuse qui est à mettre en rapport avec la langue. Certes, si l'oralité renvoie à l'origine, il n'en reste pas moins que l'écriture cherche à l'inscrire dans son principe même.

 

              Sous-jacente dans l'espace scriptural, l'oralité demeure rattachée à une origine que l'écriture situe dans « les replis moelleux de ma mémoire » (Agadir, p. 21) , à travers une présence qui marque le temps entre un passé lointain et un présent difficile.

 

              Ne se situant ni dans l'oralité complète en tant qu'écriture, ni dans la scripturalité absolue du fait de cette rythmique orale qui pulvérise les structures scripturales, l'oralité renvoie à l'immédiateté de la langue et de l'être dans l'« écoute encore de ces voix qui lui rappellent ses premiers gestes, l'inspirent au point de se voir transporté en un lieu dont sa mémoire éprouve de nouveau la fraîcheur sauvage. » (Histoire d'un bon dieu , p. 118) . Rappelons que la forme privilégiée de l'oralité qu'est le poème est connaissance, transmission-communication, fonction importante dans l'oralité.  

 

              La poésie comme le théâtre conjuguent à la fois cette fonction et celle de l'immédiateté contraire à l'éloignement de l'écriture, dans la présence du parlé - ainsi le « hé quoi ! » dans Moi l'aigre - dans la langue parlée qui tient lieu de rencontre et de communication du lieu géographique et symbolique du sujet[48] que nous avons mis en rapport avec « le corps inaugural » .

 

              Si l'écriture entend se servir de l'oralité à des fins subversives de son propre espace de langage - nous avons vu comment la parole et son émergence jouent ce rôle d'outil de subversion de l'écriture traditionnelle - cette utilisation de l'oralité par l'écriture contribue à créer un espace scriptural, où domine le paradoxal « il était et il n'était pas » , lieu de tous les possibles, mais aussi lieu impossible, « En attente d'une longue parole » (Histoire d'un bon dieu , p. 118) .

 

              Le phénomène scriptural semble alors être déterminé par cette « filiation » , par la constitution d'une chaîne, à l'instar du fonctionnement de la tradition orale. Nous retrouvons là  la pensée anti-systématique de la trace[49] . Dans cette mise en relation, la trace renvoie à la quête individuelle, personnelle, avec sa part d'invention et fait de l'écriture un lieu de survie, en même temps de création, d'innovation et non pas de reproduction du système, ici celui de l'identité monolithique.

 

              L'espace de l'oralité nomme son lieu et prend sa signification dans et à travers ce lieu, celui de la terre à laquelle renvoie la trace et non point au territoire. Chez khaïr-Eddine, le terme « sudique » invente un véritable espace imaginaire qui dépasse les limites du simple territoire. La trace et le néologisme sont alors une manière opaque d'être soi. Le poème « sudique » (Ce Maroc, p. 29-33) est ainsi à la mesure de cette dimension où la poésie comme la trace est errance de la parole partagée, transmise, ce qu'est justement le discours de l'oralité.

 

              C'est aussi se penser dans l'ordre du collectif, contre toute possession et contre l'absolu du temps. « sudique » ouvre à la fois sur ce « corps inaugural » , « que je crée par la pluie et les éboulis » (p. 29) et sur les temps diffractés et multipliés : « Sudique/m'émiettant en visages de pisé/ (. . . ) /assaillie soudain par des troupes ferventes/de poèmes/qui font éclater chaque pierre sous mes pieds/ (. . . ) /seule et multiple/ (. . . ) /dans tes éclatements plus vraie mais plus terrible/royale et seule morte et vivante (. . . ) » (Ce Maroc , p. 29-32) .

 

              Poème foisonnant, passionné, douloureux, « sudique », constitue la trace même de ce passage de l'oralité à l'écriture qui serait le passage d'une étrangeté linguistique à une étrangeté géographique et sociologique dont les mots de la langue première, maternelle portent la blessure, entre « parole bouclée nouée » (p. 29) et « Sudique épelant (. . . ) Sudique récitant » (p. 30-31) . « Or, ce mot de la langue qui porte la blessure de l'étrangeté, de l'éloignement et de l'exil est tout d'abord fondé au premier lieu de la blessure, l'affectivité»[50] .

 

              Dans une certaine mesure, un texte tel que Légende et vie d'Agoun'chich  est aussi travaillé par de telles tensions. C'est ainsi qu'à travers la légende annoncée, dans Légende et vie d'Agoun'chich , l'oralité est vue comme ancrage dans le réel de l'écriture, s'inscrit de prime abord dans un lieu : « le Sud, (. . . ) au Maroc (. . . ) » (p. 9) introduit au fil d'un discours tenu par un énonciateur dont la caractéristique immédiate est de s'associer à un « vous » ou à un « on » collectif ou encore de se fondre dans cet « espace déserté depuis longtemps » (p. 9) pour le laisser « s'annoncer » (p. 9) . L'ouverture du texte s'assimile à ce « débarquement » (p. 9) évoqué à travers une sollicitation-invite à un voyage qui se précisera au fil des mots comme retour de « l'enfant du pays qui n'a pas revu son village depuis vingt ans » (p. 19) .

 

              Fissure, rupture mais aussi carrefour entre histoire et légende, réel et imaginaire, l'écriture se coule dans le moule du « il était une fois » (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 22) pour narrer la légende, restituer son espace et son temps. Ainsi, les rapports entre la première partie du livre et sa suite sont de l'ordre de la tradition, celui de la transmission qui entre alors dans les stratégies de survie contre la destruction de l'identité sociale et culturelle menacée par la présence étrangère, celle du monde moderne et du Nord dont parle déjà la première partie du livre et autour de laquelle se construira toute la suite.

 

              La nécessité de la transmission dans l'oralité et de sa présence dans l'écriture apparaît ainsi comme une façon de s'opposer à l'étranger. Cette même nécessité est au service de la figure du continu qui organise, pour une part, l'œuvre de Khaïr-Eddine. Il est alors intéressant à noter que dans la transmission, l'anonymat de celle-ci caractérise la spécificité orale et constitue aussi une des données du groupe, opposée à l'individualité. Cet anonymat se retrouverait-il dans le rêve du poète de se faire voix collective ? La transmission garantit la survie socio-culturelle du groupe ; ne restaure-t-elle pas aussi l'imaginaire de la communion avec le groupe ? Dans le même temps, l'oralité fonctionne comme soubassement de la légende et du mythologique universel.

 

              On retrouve cette dimension dans Mémorial où la vision planétaire embrasse l'histoire passée et présente, de l'ici et de l'ailleurs, saisie de soi et de l'Autre en un espace-temps universel, confondus « à la surface du lac inaccompli du Temps. » (p. 23) , d'où jaillissent de grandes figures devenues mythiques. Exemplaires en tant que forces perturbatrices, subversives et régénératrices, celles-ci sont réunies dans la partie intitulée « Le NON-DIT » (p. 19-40) et soustraites aux silences conspirateurs de l'Histoire.

 

              C'est ainsi qu'Alexandre apparaît comme un bâtisseur régénérant, guerroyant tout d'abord contre le laisser-aller et la décadence à travers son propre mode de vie et la démesure dynamisante de ses rêves :

« On dit Conquête ! La guerre,

les famines, le Jeu grandiose

des terres en transes,

décomposées au fond

de ton œil montagnard. Mais tu appris à ces

peuples dissolus à bâtir un autre rêve

à hauteur des statures solaires

et tu ne vécus que de vent, de bourrasques,

sous la tente

rapiécée au fer du tonnerre. Errant,

tu promenas tes faces et même ta grande farce jusqu'en Inde. » (p.19) 

Figure multiple et transfigurée par le poète, Alexandre est alors rendu à sa dimension de personnage irréductible, incarnant des valeurs universelles de bravoure et surtout de refus et de révolte. Alexandre est exalté ici comme figure rebelle et insoumise, se projetant sans cesse dans un devenir en errance, poursuivant sa vie durant ses rêves d'ailleurs : « Il riva le désert au désir de l'homme/Il bouscula le rythme de l'Eternel Eté. » (p. 20) .

 

              Si Alexandre incarne l'insoumission et le rêve nomade, abolissant les obstacles et les frontières, Mandela qui s'inscrit, aussi dans « LE NON-DIT » , focalise, quant à lui, à travers sa longue lutte dans l'enfer carcéral contre l'oppression, toutes les valeurs humaines, notamment celle de la résistance contre les  « cécités tueuses » (p. 25) . « Leader charismatique » (p. 26) , Mandela est alors la figure emblématique et universelle du combat courageux et inlassable de l'Homme contre les forces oppressives :

                            « Mandela ! O Mandela ! le fusil n'est pas tout,

tes chaînes brisées clament

toutes les libertés. . .

Ta libération est une aurore, Mandela,

une aurore universellement perçue (. . . ) » (p. 25) .

La résistance exemplaire de Mandela en fait le symbole vivant de cet « éclat obsidional du Monde : Eclat/insondable de l'Origine. » (p. 25) et le héros de ces « peuples » (p. 26) , confondus en une même figure de la révolte et de la résistance subversive, par lesquels le poète désigne ces humanités prises dans le chaos-monde.

 

             Dans l’espace de ces hautes figures, Agoun'chich rejoint non seulement Alexandre et Mandela mais représente d'abord et essentiellement la figure épique et la figure d'exception qui habite la mémoire, suscite le récit, déclenche l'imaginaire et domine l'œuvre. Dans l'univers de l'oralité, un individu s'appuie sur sa valeur personnelle et ce qu'elle représente comme honneur, celui qu'incarne notamment l'homme de parole. Le narrateur ne dit-il pas de ces « desperados solitaires, bandits d'honneur » , auquel appartenait Agoun'chich, que « leur existence tragique a marqué d'un sceau indélébile la chronique locale et l'on se souvient encore d'eux avec respect et souvent quelque tendresse. » (Légende et vie d'Agoun'chich, p. 28)? 

 

             Ainsi, l'apparition du personnage d'Agoun'chich (p. 28) s'effectue dans un contexte narratif proche de celui de l'épopée dans la définition qu'en donne Paul Zumthor : « Récit d'action, concentrant en celle-ci ses effets de sens (. . . ) l'épopée met en scène l'agressivité virile au service de quelque grande entreprise. Fondamentalement, elle narre un combat et dégage, parmi ses protagonistes, une figure hors du commun qui, pour ne pas sortir toujours vainqueur de l'épreuve, n'en suscite pas moins l'admiration. »[51] .

 

             Dans sa seconde partie inaugurée par le « il était une fois » , Légende et vie d'Agoun'chich renoue avec un passé glorieux et avec une forme culturelle, de tradition orale, celle de la légende, récit collectif, d'histoire, de combat et de résistance. Ce même lien apparaît aussi comme forme d'élaboration d'un « récit à venir » , permettant ainsi la restauration de l'identité à travers la réactualisation du verbe épique où le savoir légendaire, transmis, n'est pas sans rappeler les légendes évoquées dans la première partie comme étant un savoir associé aux femmes du Sud.

 

              On comprend alors que la perte manifestée par l'écriture est bien la perte de la voix du chant des femmes. Écrire, c'est écrire l'absence de la voix : « Le texte écrit n'est pas le bercement oral de cette voix maternelle, origine du chant. Il en est le substitut déficient en même temps qu'il place le sujet de l'écriture dans la situation de transmetteur. (. . . ) La traduction est ici écriture et éloignement. Là où la jouissance de la voix fut interrompue existe la résistance de l'écrit. L'écriture donne sens au dessaisissement. » [52] .

 

              La parole dans l'écriture ne peut se dire que dans cet éloignement par rapport à l'originel. Nous sommes là dans « le corps inaugural » évoqué plus haut. L'oralité entre alors dans une esthétique de l'éloignement et de la séparation ; de ce point de vue, Légende et vie d'Agoun'chich , comme Agadir , relève de l'écriture de ce déchirement et de cet éloignement par rapport à l'oralité et au sud.

 

              C'est pourquoi, domine aussi l'angoisse de la séparation que viennent étayer les propos sur la femme berbère au début de Légende et vie d'Agoun'chich  qui exaltent une antériorité communicative et fusionnelle où le mythe est désigné en tant que tout, qu'unité de la recherche et de la connaissance.

 

              De ce point de vue, le groupe serait alors un grand corps maternel, linguistique et culturel. Le sens de l'écriture ne serait-il pas alors de valoriser l'oralité et donc d'exalter le corps de la mère ? Dans le même temps, nous sommes dans le thème dominant de la mort et du mourir à soi, sorte de matricide par rapport à l'oralité en tant que champ symbolique de la parole-mère.

 

              L'irruption du monde moderne notamment dans Légende et vie d'Agoun'chich pointe l'un des aspects de cette hypothèse, en faisant ainsi éclater la légende et en fonctionnant, paradoxalement, dans l'imitation de ces formules de déréellisation, à valeur protectrice, caractéristiques du conte populaire, maghrébin. Celles-ci visent à démythifier le récit en marquant une distanciation par rapport au temps et à la vérité-réalité du conte.

 

              Ce dernier avait procédé, nous l'avons vu, au rituel du conte traditionnel par le « il était une fois » (Légende et vie d'Agoun'chich , p. 22) , mettant en place le pouvoir de l'imaginaire tout en délimitant l'espace du récit. Celui-ci est alors circonscrit par la formule initiale et rituelle du conte et par une expression finale marquant le retour au réel. C'est ainsi que peut se lire le départ d'Agoun'chich. La mort de sa mule qui participe à la légende, marque la fin de celle-ci ; la fin de la fiction correspond à celle du récit et à un retour au réel, indiqué par les repères mentionnés plus haut.

 

              Un pouvoir de l'imaginaire a été mis en place mais réduit ici en fiction. Et, puisque le récit se termine lorsque la réalité froide, menaçante et dépourvue de poésie du monde moderne s'impose, mettant fin à la légende, il apparaît donc que la visée essentielle du texte est à la fois de narrer la légende, de restituer son espace, son temps et son esprit, tout en disant la blessure qui atteint cet univers : « blessure dans l'ordre de la représentation narcissique de soi, en même temps que blessure dans l'ordre de la temporalité » [53] . Légende et vie d'Agoun'chich  montre que l'atteinte s'effectue aussi bien dans l'ordre de la culture de soi que dans celle de l'Autre : celle du Sud berbère par rapport au Nord, de l'oralité par rapport à l'écriture. 

 

               D'où, l'importance de la figure de l'exil non seulement dans la littérature maghrébine mais aussi dans la culture berbère à travers le thème de l'errance, majeur dans la culture de l'oralité. Le passage de l'oralité à l'écriture se jouerait alors dans « la condition d'exil de la parole, de la langue, de la culture qui serait une métonymie du voyage originaire celui de l'accès au royaume non plus de la mère terrestre mais du père terrestre qui est figure de la rupture civilisationnelle demandée exigée de la culture de soi » [54] .

 

              La récurrence dans l'œuvre de Khaïr-Eddine du thème de l'errance et de la figure de l'exil ainsi que l'apparition répétée du conte traditionnel, berbère, Hamou ou Namir, réactualisé, manifestent, à notre sens, cette rupture dans et de l'ordre culturel en tant qu'arrachement aux signes de la mère.  « L'exil est la sortie hors du chant maternel en tant que définissant l'identité du sujet, le sujet humain est exilé en tant que mouvement de passage d'un champ culturel à un autre ; en tant qu'enfant, il est exilé entre la parole de la mère et la parole du père. » [55] .

 

              De là, l'ambivalence du rapport avec cet univers de l'oralité qui se traduit dans la prise en charge de l'exil que suppose le passage à l'autonomie et à l'écriture et dans la quête d'un statut littéraire, figurant la quête identitaire. De ce point de vue, on peut dire qu'en s'ouvrant sur l'éloignement de la ville natale, Agadir marque le point de départ de la quête du statut littéraire dans le parcours de l'écrivain, dans la mesure où c'est son premier grand texte, « L'exil devenant ainsi exil hors du champ des significations préétablies à l'ordre des naissances. » [56] . L'ambivalence se lit aussi dans la tentative de revenir à la proximité orale par l'écriture. Celle-ci s'efforce de retrouver cette parole, cette langue, cette œuvre-mère où s'inscrit métaphoriquement le texte originaire. Rappelons encore « sudique » : « je parle d'un meurtre d'avant les sables et les traces (. . . ) d'avant ton visage de rose noire (. . . ) d'avant tes négations et les échelles qui me dédoublent/tic-taquant trimbalant/un gosse sans joues sans rétines/ (. . . ) tapi sous tutelle/d'un noé qui pense au déluge/ (. . . ) /je m'ouvre en virgule de ma trempe nègre (. . . ) » (Ce Maroc , p. 31-33) .

 

              Ce faisant, l'écriture ne mime-t-elle pas la fonction de conservation du souvenir que l'on retrouve dans l'oralité, notamment dans le conte[57] ? Cette fonction joue sans doute un rôle structurant car la rupture symbolique qui s'opère dans le passage de l'oralité à l'écriture ne va pas sans provoquer un sentiment de dépérissement du fils éloigné de la mère, l'œuvre de Khaïr-Eddine ne cesse de le dire. Or, ce dépérissement se lit aussi dans celui de la culture et de l'oralité en tant que mode d'être au monde et à la parole, c'est, entre autres, le propos de Légende et vie d'Agoun'chich . 

 

              Ce texte se construit autour de l'activité symbolique  présente dans le discours de l'oralité et sa fonction de représentation sociale. Il montre comment porter atteinte au social, toucher la symbolique de représentation, c'est provoquer la déperdition symbolique ; rappelons, notamment le passage concernant les femmes berbères dans la première partie du livre.

 

              Or, si l'œuvre de Khaïr-Eddine travaille, nous semble-t-il, à la restitution de cet ancrage symbolique, celle-ci est de l'ordre de l'évocation, entendue en tant que mise en pratique de la maîtrise de l'absence, car dans le passage de l'oral à l'écrit se pose la question du symbole absent dans ce passage. C'est sans doute la raison pour laquelle, le vide, l'absence, l'écart occupent tant d'importance dans l'écriture. Apparaît alors nettement dans l'œuvre la mise en parallèle de l'effondrement symbolique et des ruptures familiales, l'effraction du code social par l'écriture constitue la remise en question de la cohésion sociale.

 

              Dans le même temps, il semble que l'attachement au maternel dans son rapport avec l'oralité renvoie à la difficulté d'assigner à soi-même et de soi-même une identité. C'est ici que prend sens toute la problématique de l'identité du « je » et du texte chez Khaïr-Eddine. Le déterreur le montre : « le Sud! Le Sud! Ma mère, la vraie (. . . ) répudiée vivant seule  (. . . ) que je retrouvai qui n'appartenait plus qu'à moi seul errant dans la montagne chassant la perdrix, la colombe et les lièvres.

 

Grâce à quoi je me suis nourri. » (p. 119) . L'écriture de Khaïr-Eddine est évocation de cette perte, celle du Sud et de la Mère, tout à la fois, en désignant aussi les retrouvailles avec ces objets perdus.

 

              En effet, cette problématique se situe au cœur même de cette ambivalence du rapport avec l'oralité, oscillant entre collectif et individuel, l'oralité impliquant le collectif, le groupe, alors que l'écriture concerne l'individu. « Nous retrouvons aussi la caractéristique fondamentale de l'anonymat du sujet disparu en son individualité dans la totalité de l'indifférenciation et de l'inessentiel propre à la culture orale. (. . . ) La fonction de la littérature orale n'est pas de créer de l'héroïsme, malgré sa dimension épique, elle n'a pas valeur individualisante, mais resserrement des liens du groupe, des liens d'alliance : le poète disparaît là dans son individualité. Il est un trait du groupe non son exception. » [58]  

 

              Or, à considérer le statut et la figure du poète chez Khaïr-Eddine, il semble que chez lui cette entreprise passe par l'intégration du « je » dans le mythe populaire. Ainsi, « le bouffeur de cadavres » auquel s'assimile Le déterreur, hante l'imaginaire berbère. Cette figure mythique prend, dans la culture orale, les trois aspects, confondus dans un même fond, d'un être humain frappé par une maladie indéfinissable qui doit manger du cadavre dans un but curatif, d'une créature surnaturelle se rapportant à l'ogresse ou à l'ogre dévorateurs et enfin, au monstre, animalisé, associé à la redoutable hyène.

 

              La maladie, le surnaturel et l'animal sont ainsi liés dans la symbolique populaire. « Lorsque le poète oral parle de lui, il en parle comme un être déchu par le destin, l'histoire, la conjoncture, présentation négative de soi en tant qu'énigme de la situation du groupe social, de son groupe social. Il n'est pas une figure idéale pour le groupe. Il ne propose pas une autre identité du groupe. Il parle de son lieu, sans mise à distance de ce lieu. »[59].

 

              Il nous semble que le personnage du Déterreur  réunit tous ces traits qui correspondent aussi à ceux de la figure du Mejdoub, être inadapté à la société, conteur, philosophe et fou, à mi-chemin entre la réalité et la fiction. Outre son anormalité, véritable maladie qui le marginalise et lui vaut d'être mis à l'écart de la société par les détenteurs du pouvoir - le procureur de Dieu et du roi - « le mangeur de morts » vit l'enfer carcéral de la folie dans sa tour-prison intériorisée dans son corps.

 

              L'exclusion, l'exil, la solitude ainsi que la durée carcérale, ce temps hors temps, en font un personnage privé de raison, au discours décousu et éclaté. Rongé par l'angoisse de la mort, il se sent constamment persécuté par des « ennemis irréductibles » (p. 50) qui sont « légions » . L'éclatement de son identité, sa perpétuelle métamorphose justifient le rapprochement avec le Mejdoub. Pour l'un comme pour l'autre, la déraison est un moyen de survie et de défense, un mode d'existence qui renvoie à l'être double. Nous sommes là dans un procédé qui relève à la fois de l'écriture et de l'oralité. 

 

              Le fou dans la culture maghrébine, avec laquelle le personnage du déterreur noue des liens, renvoie à cette dimension où « l'Homme est quelque chose qui doit être dépassé » , selon Nietzsche. « Grâce à l'inachèvement processuel de sa créativité chancelante, le fou échappe, en partie, aux carcans qui enserrent l'homme « normal » . La souffrance du fou le contraint à un retour intime vers son histoire passée, vers ses désirs profonds »[60] . Telle est bien l'expérience du Déterreur . Celui-ci est un fou à la fois sage et révolté contre la société qu'il refuse. La révolte est aussi le fait du « je « qui revendiquait déjà dans Agadir  le statut de rebelle. La parole du Mejdoub est ainsi que celui qui la profère frappée de folie et de violence, aussi, ne laisse-t-elle jamais indifférents ceux qui l'écoutent.

 

              Troublante, elle est aussi étrange et inquiétante que le personnage, son statut, ambigu, son sens, obscur. D'une part, les lois sociales permettent au fou, du fait de sa position, la liberté de parole et l'expression de son imaginaire, réprimé chez les autres, - son état de folie le prémunit ainsi de toute censure et de toute répression mais constitue sa parole en parole déraisonnable donc inoffensive - d'autre part, la culture populaire investit cette parole d'un pouvoir de vérité, d'une signification philosophique, d'un sens caché à méditer.

 

              Le Mejdoub est perçu comme un être inadapté qui aspire à un idéal. Sa parole est folle et en tant que telle, innocente or, l'innocence est porteuse de vérité dans la croyance populaire. Du fou au poète, il n'y a qu'un pas que la tradition populaire a fait de tout temps. Le code social autorise à l'un comme à l'autre de déraisonner et tolère leur parole sans masque, imaginaire et profondément subversive. 

 

              Dans cette réappropriation par l'écriture des formes de ce matériau constitué par la culture populaire, orale, l'œuvre adopte en fait une stratégie scripturale qui ne restitue pas l'oralité telle quelle mais en fait une transformation parodique, ludique. La parodie[61] comme le détournement par les textes des formes héritées de la culture populaire donnent lieu à une réactualisation qui tout en poursuivant, en quelque sorte, le processus de transmission et de  continuation de la culture de l'oralité, n'en joue pas moins avec celle-ci.

 

              Du point de vue de l'écriture, est-ce de l'ordre de l'euphorisation que la question des versions qui est aussi une pratique culturelle caractéristique de la tradition orale[62]? La multiplication des versions et variantes est-elle destruction de l'euphorie du conte ? N'est-ce pas plutôt une démultiplication qui montre qu'il y a place pour des visions-versions qui sont autant de voix différentes ? Ceci montre aussi que l'esthétique de l'oralité se fonde entre autres sur la répétition et l'inachèvement.

 

              Par ailleurs, notons que le paradoxe de l'oralité en matière de langage est d'être à la fois une structure ouverte et fermée. S'agissant de Khaïr-Eddine, la pratique de la version met en avant une stratégie d'écriture qui s'appuie sur la multiplication des voix créatrice d'une sorte de vertige désorganisateur du récit.

 

              C'est le cas de la version « khaïr-eddinienne » de Hamou Ou Namir qui revient dans nombre de textes. Khaïr-Eddine évoque aussi souvent Hmad ou Moussa : « Ce saint (Sidi Hmad u Musa) était, dit-on, jongleur, joueur de tambourin, chef d'une troupe de musiciens. Il reçut l'illumination, dit une chanson, pour avoir aidé une pauvre vieille à porter son fardeau » , rapporte Emile Dermenghem[63].  Ainsi, dans Le Déterreur (p. 34-36) , le « je » narrateur rapporte un récit, raconté par son grand-père, qui constitue une version d'un autre mythe populaire, notamment berbère[64]. Le fond de ce récit, diversement narré, fait apparaître l'importance de la mère dans la vie du fils ainsi que leurs rapports œdipiens.

 

              Dans le récit de sa propre histoire, le « je » raconte sa mère dans des situations tout à fait analogues à celles du récit traditionnel : « Ma mère répudiée vivant seule dans une grande maison avec deux vaches, un âne et une poule noire (. . . ) Ma mère que je retrouvai qui n'appartenait plus qu'à moi seul errant dans la montagne (. . . ) Ma mère pleura mon absence, vitupéra le roi régnant souhaitant sa mort, alla se lamenter sur la tombe d'un saint oublié (. . . ) » (Le Déterreur , p. 119 et 121).

 

              Or, dans ce glissement du récit transmis vers le vécu personnel du « je » des textes de Khaïr-Eddine, à l'instar du Déterreur, on sent que la construction qu'est le récit oral en tant qu'« enjambement de la mortalité humaine, du groupe en tant que groupe, de la société en tant que société, du récit en tant que récit, du langage en tant que langage ».[65] est totalement ébranlée chez Khaïr-Eddine et son écriture fait part de « l'histoire d'une destructuration symbolique conséquence d'une destructuration historique »[66]. Légende et vie d'Agoun'chich  ne dit pas autre chose !

 

               Alors écrire l'oralité, « c'est donner à voir le champ intérieur dévasté d'une subjectivité sociale atteinte en son identité » [67] , l'œuvre de l'oralité, la force de la parole étant avant tout éléments introducteurs d'une violence qui reste sans doute en lien avec la censure, l'occultation et ce que Abdellah Bounfour dit : « Assurément, la parole berbère, comme son histoire, est une parole déchiquetée »[68] . C'est pourquoi, les mots sont chargés d'une intensité émotive et cherchent à se faire parole portée par la voix blessée : « le mot est donc aussi abandon  et l'écriture un déchirement, une « déchirure » , dont on retrouve souvent les cicatrices dans le discours. »[69] .

 

              Pour nous cette émotivité reste liée à l'oralité dans sa dimension de parole-mère qui est elle-même blessure et apparaît comme telle dans l'œuvre. Par cet aspect et bien d'autres, la question de l'écriture rejoint celle de l'identité. La parole-mère étant l'espace propice, privilégié où naît et se propage la parole, où elle advient et se génère.

 

               Ecrire, c'est aussi réactualiser des modèles ancestraux qui dialoguent avec le présent, comme le montre Légende et vie d'Agoun'chich . L'émergence de l'oralité passe par cette « gestion » ambivalente d'un patrimoine dont nous avons montré qu'il est hautement dominé par le féminin et le maternel.

 

              Or, cette gestion semble s'organiser autour de valeurs qui se rejoignent grâce au réseau qu'établit l'écriture elle-même. Ainsi, la valeur de la parole qui dit, raconte crée, travaille au niveau du dialogue, de la restitution de la mémoire, fonde, poétise, valorise la voix et le corps comme lieu et rejoint ainsi la valeur de la communication-transmission.

 

              Celle-ci est de l'ordre de la présence, du concret, de l'immédiateté, mais elle est aussi du domaine de la communion avec le groupe, avec le collectif et rejoint la valeur de l'exil. Si celle-ci renvoie à l'éloignement et à l'errance dans le voyage en quête d'ailleurs, elle ne prend sens que par rapport au retour, au lieu, à l'origine et à la terre. Cette valeur demeure rattachée à celle de l'honneur qui exalte la valeur guerrière, le combat, la conquête mais aussi la résistance et dans une certaine mesure la subversion et la marginalité. En cela, elle mène à la valeur de la déraison qui s'incarne non seulement dans la parodie, le renversement, la carnavalisation mais aussi dans la jubilation de la marge comme espace de défense et de survie, le langage en constituant sans doute le lieu privilégié.

 

              Valeur de la parole, valeur de la transmission-communication, valeur de l'exil et valeur de l'honneur conduisent alors à la valeur du multiple, à cette poétique du divers[70]dans laquelle se retrouverait un certain nombre de caractéristiques de l'écriture de Khaïr-Eddine.

 

              Le mélange, le métissage, le chatoiement, le miroitement mais aussi l'ambiguïté, la confusion jusqu'à la dépossession, à l'éclatement, au fractal et au chaos, côtoient la dualité, l'altérité, l'universel, le polychrome et le polyphonique pour créer une pluralité qui se nourrit de cette poétique du divers qui s'appuie elle-même sur celle de l'oralité.

 

              Dans la seconde partie de ce travail, nous avons voulu montrer comment chez Khaïr-Eddine les stratégies scripturales sont imprégnées par l'œuvre de l'oralité. Nous avons appréhendé celle-ci, tout d'abord, à travers l'intense activité de la parole dans l'espace scriptural analysé comme lieu de sa mise en acte et de sa mise en scène.

 

              Cette forte présence et cette théâtralisation de la parole circonscrivent un espace singulier, constitutif d'un autre aspect de l'œuvre de l'oralité et ouvrant l'écriture à cet entre dire et écrire dont nous avons essayé de dégager le double versant déstructurant et structurant à la fois.

 

              Enfin, par l'analyse du discours de l'oralité, entendu dans ses rapports complexes avec la culture et l'identité, notre investigation fait aller l'œuvre de l'oralité, ainsi décelable par ce troisième aspect, vers une esthétique scripturale que la dernière partie de ce travail entend explorer.

Troisième partie : De l'oralité à l'esthétique scripturale

 

 

 

 

              

 

               Dans les étapes précédentes de cette recherche, nous avons eu à cœur de montrer que les stratégies scripturales déployées dans l'œuvre de Khaïr-Eddine portent l'empreinte de l'oralité dont nous avons essayé de déceler les marques tout au long de notre propos. Nous allons dès [M Z1] lors nous attacher à analyser comment cette inscription de l'oralité dans l'écriture participe d’une esthétique scripturale et d’une vision de la littérature. 

 

              Le sens que prennent cette expérience et cette esthétique par rapport à la société et la culture comme espace réel et symbolique nous mènera dans un premier temps vers le corps des mots et les mots du corps . Nous explorerons ainsi l'écriture du corps chez Khaïr-Eddine, à travers une approche qui tend à retrouver les liens établis avec l'oralité culturelle, anthropologique, évoquée notamment dans l'introduction générale de cette recherche. L'attention accordée à cet aspect vise aussi à replacer le corps au centre de toute création, révélant alors une double oralité en une œuvre scripturale du corps.

 

               Dans un second temps, nous suivrons comment celle-ci impulse une dynamique de la mémoire et en quoi elle contribue à son esthétique scripturale. Nous nous intéresserons au travail qu'effectue la mémoire à la fois collective et individuelle au niveau de l'écriture dans son rapport au temps, à l'espace, à la langue, à la culture, rapport confondu avec l'enfance, l'histoire personnelle et le corps. Notre intention est d’établir que la mémoire qui prévaut ici est d'abord celle des éprouvés corporels par lesquels tentent d'émerger une parole, un chant, un texte ancien, une voix, tous enfouis dans les replis de cette mémoire en action dans les mouvements mêmes de l'écriture, induisant ainsi une esthétique qui nous semble être portée, en dernier lieu par la force de l'imaginaire .

 

              Se nourrissant du travail du corps et de celui de la mémoire, l'imaginaire ainsi approché, ouvre sur une esthétique scripturale dont l'analyse nous permettra d'avoir accès aux points de force de l'écriture de Khaïr-Eddine. En les décryptant à travers les rapports entre le « je»  et le texte, l'esthétique de l'inachevé et la parole scripturale et la puissance de l'imaginaire, nous essayerons d’approcher au plus près une expérience littéraire dans ce qu'elle a à la fois de plus singulier mais aussi dans son désir tendu vers l'universalité.

 



[1] Tahar BEN JELLOUN. La mémoire future, Maspero, Paris, 1976, p.

      50.

[2] Bruno ETIENNE. Le Maghreb musulman en 1979. Paris : C. N. R. S.

      1981, p. 258.

[3] « Plus qu'ailleurs il existe au Maroc une corrélation entre le

      système d'autorité et la structure familiale. » Bruno ETIENNE. Ibid.

[4] Celui de Corps négatif .

[5] Comme ceux de Mars 1965.

[6] Les putschs manqués de 1972-73, l'épisode d'Oufkir, les tentatives

     échouées d'assassinat du roi.

[7] Le dialogue (p. 142-143) .

[8] Semblables à celles qui ont traumatisé le champ socio-politique.

[9] « Je me suis engagé dans un rêve sans merci » (Moi l'aigre , p. 107) .

[10] Jean CHEVRIER. « Propédeutique à une étude comparée des

      littératures nègre et maghrébine d'expression française » in

     Traces  : Linguistique/Sémiotique. N°4, Rabat, 1980, p. 14-25.

[11] Gilbert GRANDGUILLAUME. « Langue, identité et culture nationale

      au Maghreb » in Peuples méditerranéens . N°9. Paris, oct. - déc.

      1979,  p. 3-28.

[12] « Penser l'histoire du Maghreb » in L'état du Maghreb  (sous la

      direction de) Camille et Yves Lacoste, Paris/Casablanca : Ed. La

      Découverte/Le Fennec, 1991, p. 48-50. 

[13] Nabile FARES. op. cit. p. 258.

[14] Le verbe « s'ébranler » prenant dans ce contexte d'intense désir

      un sens très fortement symbolique.

[15] Avec laquelle il fête son retour.

[16] Dictionnaire des symboles . Paris : Ed. Laffont/Jupiter, 1982, p. 671-

       674.

[17] Dictionnaire des symboles . ibid. p. 831-833.

[18] Maghreb pluriel. Rabat/Paris : SMER/Denoël, 1983, p. 191-192.

[19]  Abdelkébir KHATIBI. Ibid. p. 191-192.

[20] Appelé aussi « complexe de Hamou » , déjà évoqué dans Le déterreur .

[21] Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 109.

[22] L'écriture de Mémorial  sera porté par celui-ci.

[23] Que nous évoquions déjà dans la 1e partie.

[24] Notons le parallèle avec la page 11 où il est dit des femmes : « Elles

     devaient parler d'amour et d'innocence ou rêver à ces villes

     surpeuplées où elles vivent aujourd'hui, adultes et harassées, dans

     l'énervement, le tumulte et la pollution. (...) le commentaire

     soigneusement introduit qui louait plus que de raison les bienfaits du

    déracinement opérait dans leur conscience captatrice comme une

    subversion ou tout au moins y déclenchait-il un désir de fuite

    irrépressible. »

[25] Nabile FARES. op. cit. p. 247.

[26] Vladimir PROPP. Racines historiques du conte merveilleux.  Paris :

      Gallimard, 1983.

[27] Nabile FARES. op. cit. p. 245-246.

[28] « La sphère est matrice et cercueil des formes. Tout en sort, tout y

      revient. » Elie FAURE. L'art antique . Paris : Le livre de poche, 1966,

      p. 296.

[29] Claude LORIN. op. cit. p. 161.

[30] Évoquée par Schiller.

[31] Pour Freud.

[32] Claude LORIN. op. cit.

[33] Didier ANZIEU. op. cit.  p. 72 et 86.

[34] L'une des formules préliminaires du conte traditionnel marocain

      « Kan ya ma kan » . Voir : J. SCELLES-MILLIE. Contes sahariens du

     Souf . Paris : Ed. Maisonneuve et Larose. 1963, p. 28.

[35] Voir le travail de Abdellah MEMMES. Signifiance et intertextualité :

     Essai d'approche poétique. Th. Et. Rabat : Université Mohammed V,

     Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, 1989, vol 1 et 2.

[36] Abdellah MEMMES. ibid.

[37] Marc GONTARD.Violence du texte. op. cit. p. 54-63.

[38] Nabile FARES. op. cit. p. 250.

[39] « tu mérites vraiment que je te fasse connaître le paradis et aussi

      l'enfer. » (p.24) .

[40] Présents dans la pratique culturelle de « achoura » .

[41] Nabile FARES. op. cit. p. 250.

[42] « Dès qu'elle n'est plus le conte, la narration ne peut qu'imiter le

      conte. » , Jacques ROUBAUD. « La double hélice » in Change . « La

      narration nouvelle » . op. cit. p. 208.

[43] Jacques ROUBAUD. ibid. p. 209.

[44] À titre d'exemple : Dieu et la morale socio-religieuse. Il est souvent

      question dans le conte d'enlèvements et non de mariages conformes

      à la juridiction musulmane. Des êtres humains ou surnaturels sont

      investis de fonctions et de puissance relevant de celles de Dieu. Un

     certain paganisme règne ainsi dans le conte qui échappe à toutes

     contingences sociales. 

[45] Raconté à la maison, pendant l'enfance, le plus souvent par les

      femmes (mère, grand-mère, tante) , voir Bruno ETIENNE. « Magie

     et thérapie à Casablanca » in Le Maghreb musulman en 1979 .  op.

     cit. p. 269-270. 

[46] Celui du « hlaïqi » : conteur de la place publique. Rappelons

      l'aspect matriciel et protecteur de la « halqa » , cercle d'auditeurs

      qui se forme autour de lui.

[47] Jacques ROUBAUD. op. cit.  

[48] Nabile FARES. op. cit. p. 196.

[49] Édouard GLISSANT.Introduction à une poétique du divers. Paris :

      Gallimard, 1996.

[50] Nabile FARES. op. cit. p. 197.

[51] Paul ZUMTHOR. op. cit. p. 105.

[52] Nabile FARES. op. cit. p. 186.

[53] Nabile FARES. ibid.

[54] Nabile FARES. ibid. p. 198-199.

[55] Nabile FARES. ibid. p. 199.

[56] Nabile FARES. ibid. p. 200.

[57]  Vladimir PROPP. op. cit. p. 19.

[58] Nabile FARES. op. cit. p. 200-205.

[59] Nabile FARES. ibid. p. 206.

[60]  Claude LORIN. op. cit. p. 201.

[61] « le détournement ou la déformation de la lettre d'un texte ou d'un

      hypotexte : texte de départ, préexistant, au moyen d'une

      transformation ludique, non satirique » , Gérard GENETTE.

     Palimpsestes : la littérature au second degré. Paris : Seuil,

      « Poétique » . 1982, p. 7.

[62] Camille LACOSTE-DUJARDIN. Le conte kabyle . Paris : Ed. Maspero,

      1970, p. 50-64.

[63] Le culte des Saints dans l'Islam maghrébin . Paris : Gallimard,

      1954/1982, p. 217.

[64] Samira MOUNIR. « Hammou ou Namir et son complexe » in Tisuraf

    3 . Groupe d'Etudes Berbères, Publications de l'Université Paris

    VIII, juin 1979, p. 15-36.

[65] Nabile FARES. op. cit. p. 322.

[66] Nabile FARES. ibid. 

[67] Nabile FARES. ibid. p. 288.

[68] Dans un article intitulé « l'ensablement » in Itinéraires et contacts

    de cultures , « Littérature et oralité au Maghreb » . N°15/16. Paris :

    L'Harmattan, 1er et 2ème semestre 1992, p. 39.

[69] Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 54.

[70] Édouard GLISSANT. op. cit.


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