(Zohra MEZGUELDI : Oralité et stratégies scripturales dans l’œuvre de
Mohammed Khaïr-Eddine
. Thèse de Doctorat d’Etat, Université Lumière-Lyon 2, janvier 2001, Sous la direction de : Charles BONN (Université Lyon2) & Marc GONTARD (Université Rennes2))

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Chapitre II : Les métamorphoses du texte.

 

 

              Complexité, ambiguïté et étrangeté caractérisent au premier abord le texte de Khaïr-Eddine et justifient une analyse minutieuse de son fonctionnement, de cet inlassable travail de construction-déconstruction qui le fonde. Il s'agit d'interroger ici les mécanismes scripturaux générateurs de la spécificité du texte chez Khaïr-Eddine et notamment de son aspect énigmatique, de sa contradiction fondamentale, celle d'être le lieu de sa propre errance et en même temps de sa propre quête.

 

              Cette interrogation cible dans un premier temps, des textes qui se manifestent comme récits afin d'en saisir le traitement particulier que leur fait subir l'écriture de Khaïr-Eddine. Nous nous attacherons à montrer comment le récit devient dans cette écriture sismique, lieu de déconstruction et de construction incessantes.

 

              Il apparaît aussi comme espace où va se dérouler l'aventure périlleuse de la remise en question des formes scripturales et textuelles. C'est à débusquer les divers pièges qui menacent constamment l'écriture éclatée, rendant parfois difficile voire impossible tout récit que nous nous consacrerons  dans un deuxième temps. Or, ces multiples pièges révélés par le  dispositif formel, renvoient inévitablement, chez Khaïr-Eddine, à l'ambiguïté du sens, à un jeu dangereux qui mime à travers la forme le drame fondamental de l'errance et de la quête.

 

              Nous analyserons dans un troisième temps comment cette problématique de l'errance et de la quête travaille le texte chez Khaïr-Eddine, le projetant sans cesse dans un devenir qui le définit et par lequel il ne peut se concevoir qu'en métamorphose.

 

 

1) : Récits en éclats : déconstruction/construction.

 

              Il sera question ici du volet désigné par le terme « récit » au sens où Todorov l'entend, lorsqu'il considère « le récit uniquement en tant que discours, parole réelle adressée par le narrateur à un lecteur » [1]. Nous verrons à travers l'analyse de sa structure et de son contenu narratifs[2] comment se pose la problématique du récit chez Khaïr-Eddine, telle qu'elle apparaît dans Agadir , Corps négatif suivi de Histoire d'un Bon Dieu , Moi l'aigre, Le déterreur , Une odeur de mantèque , Une vie, un rêve, un peuple toujours errants et Légende et vie d'Agoun'chich.    

 

              Dans Agadir, le chaos constitue le préalable à une (re)construction,  celle du récit proprement dit et celle de l'œuvre, à la création d'un univers, celui du récit qui n'en finit pas de déstabiliser donc un anti-univers en quelque sorte. Ici, la littérature se fait expression ou création de nouvelles relations avec le monde. L'(en)quête annoncée dans Agadir  va se dérouler dans le chaos de la ville anéantie et en même temps, de façon métaphorique, dans l'espace du dire touché lui aussi par la catastrophe. Retenons le fait que le narrateur dit avoir « eu le journal qui relatait la catastrophe » (Agadir , p.1O), désignant ainsi l'écriture comme dépositaire de cette catastrophe, ce dont nous tentons de montrer la traduction formelle.

 

              Texte/manifeste, Agadir lie son sort à celui de l'espace, c'est-à-dire de la localisation de son dire, ainsi que nous l'avons vu précédemment. Précipité d'espace en espace et malgré les tentatives de fuite qui sont autant de diversions de la narration, le récit reste hanté par un lieu - la ville recherchée, hypothétique - caractérisé par le manque : « sans rues, sans feux rouges, sans foule, sans couleur, sans terre (. . . ) » (Agadir , p. 37), lieu mort, détaché du terrien et de l'humain. Cette précipitation d'un abîme à l'autre, génère une succession de micro-récits qui apparaissent comme des modalités du récit global qui en serait la somme et différentes façons de le dire, y compris dans le procédé du renversement.

 

              Cette problématique de construction-déconstruction se lit dans la stratégie scripturale adoptée. Notons que cette dernière est déjà contenue dans la mise en place même du récit (Agadir, p. 9-IO) qui tient lieu de long incipit, repérable à sa présentation visuelle, favorisée par l'absence de ponctuation, marquée par la majuscule inaugurale de la phrase traditionnelle (p. 9) : « C'est » et le point final après « cette ville » (p. 1O), signe que la phrase est terminée.

 

              Il est clair que ce type d'embrayage du texte constitue d'emblée un éloignement par rapport aux normes habituelles. De ce point de vue, l'incipit affirme sa valeur fondamentale et symbolique comme « décision sur le monde et sur le texte. Sur le monde, car le romancier fait alors choix de ses matériaux de départ parmi les objets, les lieux, les moments, les êtres et les mots que l'univers lui propose.  (. . . ) . Sur le texte, car le roman quitte alors le domaine infini des possibles pour produire son propre espace, définir son parcours spécifique, engendrer sa lecture. » [3]. Nous reviendrons sur la charge symbolique de cette inauguration d'Agadir, constatons pour l'heure, qu'à un niveau formel, cet incipit instaure une écriture de l'éloignement et de la rupture à l'égard des pratiques scripturales traditionnelles.

 

              En effet, le point de départ du récit : « C'est le matin enrobant les derniers toits de ma ville natale tout à fait devant soi l'horizon moite percé de rayons aigus (. . . ) » (Agadir , p. 9) , se situe dans l'ordre du descriptif et du visible, cherche à travers la mise en place d'un décor romanesque à introduire le réel dans le champ scriptural de la fiction. Cette introduction du réel est appuyée par l'emploi de l'indicatif « C'est », « enrobant » , mode du réel, de la présence et de l'instantané.

 

             Toutefois, ne nous y trompons pas, cette illusion référentielle est ambiguë à plus d'un titre. Tout d'abord, en tant qu'illusion, comme l'indique son nom, puis en tant que description de l'apparition furtive et presque irréelle de la ville natale, perçue dans une image brumeuse, à travers ses « derniers toits ». La désignation métaphorique participe de cette écriture de l'éloignement situant cette figure inaugurale non pas dans l'ordre du réel mais dans celui de l'imaginaire, de l'inaccessible, dans l'ordre de quelque chose qui s'éloigne. Nous touchons là à la densité symbolique de cet incipit.

 

              Ainsi, l'incipit dérive et s'éloigne du réel par le symbolique et l'imaginaire pendant que le descriptif cède rapidement le pas au narratif puis au discursif, celui du compagnon de voyage. Ce qui apparaissait comme une structure première, de facture traditionnelle, c'est-à-dire le récit inauguré par une description introductrice du réel, donnant des indications spatio-temporelles : « le matin » , « ville natale » - mais qui ne sont pas précises, remarquons-le - semble constituer le point de départ de la dérive du texte.

 

             Livre inaugural, renouant avec le récit comme art de la connaissance et de l'ébranlement des savoirs, Agadir cherche son emplacement, interroge son propre espace, espace littéraire, s'entend. S'appuyant sur l'idée du chaos producteur, Agadir inaugure une vision nouvelle du monde et du récit,  dans le sens où il ne cherche pas à restituer l'image d'un univers stable, cohérent, continu, univoque, entièrement déchiffrable[4] . A l'instar de celles du Nouveau Roman, les stratégies scripturales mises en œuvre tendent à mettre en scène le souterrain, les profondeurs abyssales et non à se tenir à une réalité de surface. C'est pourquoi, tout vole en éclats, tous les repères de cette réalité : le cadre spatio-temporel aussi bien que les personnages ou encore l'intrigue inexistante.

 

              Tout concourt dans l'écriture à exprimer l'éclatement. Celui-ci se manifeste dans le découpage même du texte, dans sa fragmentation très souvent marquée par des séquences qui s'ouvrent sur l'idée de la coupure ou du passage brutal à une nouvelle situation, se projetant « in média res » .

 

              L'écriture tente ainsi de se trouver un élan narratif et instaure quelques éléments nécessaires à une économie narrative. Dans Corps négatif, cette économie semble s'organiser à partir du récit de la rencontre d'un « nous » formé par « je » et « Elle » , entité mythique – « Elle était loin et je ne cessais de l'inventer » (Corps négatif, p. 23) - couple en fuite dont l'errance se poursuit jusqu'à la fin du récit qui dévoile le mystère de « nous » errant (p. 84). Le récit de « nous » donne lieu à des fragments narratifs qui apparaissent par intermittence, tout au long du texte et sont souvent introduits par des expressions de départ et de fuite.[5] .

 

              Ce type d'émergence dans le texte se double du fait que la narration liée à ce souvenir (Corps négatif, p. 12) souligne combien il travaille l'écriture obsédée par l'image mythique de « Elle » : « Elle était morte, mais elle reparaissait au détour des pierres sans histoire et dans les feuilles, sous l'encre, ce n'était plus le papier, c'était elle (. . . ) . Elle respirait C'en était fait de mes résolutions ! Je crus bien surprendre son inhalation. » (Corps négatif, p. 12). Voilà qui laisse apparaître une lutte au sein de l'écriture, aux prises avec des résurgences suscitant l'apparition d'un récit antagoniste à celui de « nous » : celui de « je » et « eux » . C'est autour de leur chassé-croisé que s'élabore le récit de Corps négatif.

 

              En effet, le récit de « je » et « eux » , constitué de bribes d'histoire familiale, de ce passé auquel « Elle était venue mettre un terme » (Corps négatif, p. 13), dispute au récit de « nous » la part la plus importante au niveau de l'écriture mnésique. Il fonctionne ainsi en opposition avec cet îlot dans « une vie à peine supportée » (Corps négatif, p. 11). De là, une première explication de la fragmentation du corpus textuel, tiraillé entre le récit de « nous » , porteur d'un espoir et d'un souffle nouveau et celui de « je »/« eux » , dominé par la douleur.

 

              L'élaboration du texte s'effectue de façon très saccadée et heurtée, tout en étant travaillée par l'image majeure de l'écoulement, du flux intense : la pluie ne cesse de tomber par « paquets » et le sang-eau prend une signification cruciale dans l'écriture. Or, cette écriture de l'écoulement ne va pas dans le sens de la fluidité mais suggère beaucoup plus la rupture et le dérèglement du corp(u)s, en proie à l'écriture hémorragique.

 

             C'est alors que s'éclaire un autre aspect du projet scriptural de Corps négatif , lié à ce que nous avons dégagé comme éléments de l'économie narrative. L'organisation textuelle s'élabore autour de la confrontation et de la rivalité entre le récit de « je »/« Elle » et celui de « je »/ « eux » . Cette confrontation cache, en fait, le questionnement de l'écriture sur elle-même dans sa fragmentation, l'opposition des dires qui l'agitent et sa dérive.

 

             Autrement dit, il ne s'agit pas ici, ni dans l'œuvre tout entière, de suivre une histoire linéaire et la construction progressive et ordonnée d'un récit autobiographique mais de retrouver dans le désordre du texte et son grouillement narratif, ses digressions et ses ellipses, une pratique scripturale de subversion des formes canoniques qui oblige à un effort d'investigation et à une lecture nouvelle et plurielle.

 

             Ainsi, la séquence inaugurale de Histoire d'un Bon Dieu met en place les prémices d'une histoire, donne quelques éléments narratifs susceptibles de générer un récit classique. Toutefois, la teneur même de ces éléments frappe par son aspect insolite.

 

             Le « Bon Dieu » , devenu un marginal social dans son propre royaume, en « guenilles goudronnées et turban très très blanc (. . . ) léch(ant) un mégot jaune (. . . ) sent(ant) l'urine, l'alcool et le kif » (p. 87) , véritable tyran de ses sujets (p. 89), « renonça comme prévu à sa propre continuité » (p. 90) , laissant son trône à un « je » , narrateur de cette histoire de pouvoir et de déchéance, à la fois exécuteur de basses besognes, interlocuteur privilégié, conseiller, poète et héritier de ce « Bon Dieu » qui renonce au pouvoir. A la fin de la première séquence, « le successeur » au trône du « Bon Dieu » , le narrateur du récit, découvre ce qui va constituer le propos essentiel de la narration : la supercherie du pouvoir, « ramassis de mensonges et de complots. » (p. 11).

 

              Introduite par le même personnage du « Bon Dieu » , en état de déchéance, la seconde séquence du texte, oriente le récit vers l'autobiographie puisque devenu poète après son renoncement au pouvoir, le « Bon Dieu » - qui garde dans les majuscules de son nom les vestiges de son omnipotence perdue - soumet à son héritier, devenu lui aussi poète, après avoir refusé le trône, « un paquet de feuilles grises sur lesquelles il avait transcrit le poème de sa vie. » (p. 92).

         

              Le texte qui suit est alors « ce fameux écrit » que le narrateur propose de lire « ensemble » à un « nous » narrataire, presque à l'insu de son auteur, à en juger par le ton malicieux du narrateur : « Qu'à cela ne tienne ! Il est hors de vue, mais nous lirons ensemble ce fameux écrit. » (p. 92) . Ainsi, la mise en place du récit dans les deux premières séquences, semble obéir à l'entrée en matière d'un texte conforme aux normes romanesques traditionnelles, malgré le côté étrange de son propos.

 

              Suivons les traces de l'écriture du texte ! Jusqu'à la page 103, se déroule un fragment du récit relatif au « Bon Dieu » , où la narration est menée par un « je » qui dérive vers le « tu » (Histoire d'un Bon Dieu , p. 101-102-103). Puis le récit du « Bon Dieu » se dissout tel cet « écho (qui) se faisait chair et la terre se transformait en une rare parole » (p. 103) , laissant place après un blanc-silence, à une prolifération de séquences sans lien évident avec l'autobiographie annoncée. L'histoire du « Bon Dieu » proprement dite ne réapparaîtra qu'à deux reprises dans la suite du texte (p. 138-183) , insérée à chaque fois dans le récit d'un « je » .

 

             Au vu de la place qu'elle occupe dans le texte - les huit premières séquences (Histoire d'un Bon Dieu , p. 87-103) et ses brèves réapparitions (p. 138-183) - l'histoire du « Bon Dieu » ne semble pas constituer l'élément le plus important de la diégèse, même si elle donne son titre au texte. Y-a-t-il un objet dominant dans la narration ? Aucun micro-récit particulier ne paraît tenir le devant de la scène, l'ensemble du récit étant formé de bribes narratives mettant en scène divers personnages qui sont plutôt des voix se racontant à travers le monologue ou le dialogue ou racontant quelques éléments d'un récit virtuel.

 

              De ce point de vue, remarquons la prédominance de la voix d'un « je » qui revient à intervalles réguliers tout au long du récit racontant son histoire familiale et faisant part de ses préoccupations individuelles et sociales, de façon très dispersée, à travers des réflexions, des interrogations et des discours dénonciateurs qui tournent autour du pouvoir familial et politique.  

 

               Le « je » du « Bon Dieu » passe alors au « tu » (p. 100) , comme si le récit de « je » devenait dangereux, trop engagé. En même temps, celui de « tu » paraît plus accusateur. Il semble prendre à partie le moi tyrannique, vis-à-vis duquel il tente de prendre plus de distance. Le texte se réfère à cette distanciation permise par les mots qui « se substituent à ta personne pour plus d'objectivité » (p. 102) . Toutefois, cette distanciation, cette objectivité deviennent parfois confusion et trouble de la personnalité et du récit lui-même, alors en dérive.

 

              Les dernières séquences d'Histoire d'un Bon Dieu poursuivent cette stratégie transgressive et subversive de la discontinuité et de l'émiettement de l'énoncé. Celui-ci atteste la décomposition d'un univers dont la voix narratrice participe mais qu'elle s'efforce en même temps de conjurer par un mouvement qui la porte toujours au-delà et qui vient contrebalancer ce chaos textuel qui mime celui du monde.

 

              A l'instar des textes dont il a été question jusqu'à présent, Moi l'aigre constitue un champ de bataille livrée à coups de déconstructions/constructions. Rappelons la place intéressante de ce texte que nous avons déjà soulignée à propos du mélange des genres. Pour s'affirmer dans sa singularité et sa nécessité, la littérature semble ici devoir d'abord se nier et se récuser comme construction.

 

              Ce qui frappe particulièrement dans Moi l'aigre , c'est que les mots imposent silence, dès la deuxième page du livre : « Maintenant assez ! » (p. 6) . Le récit bifurque à cet endroit et change d'itinéraire. Le « je »/« roi socialiste » du livre intime la censure de la parole qui n'est autre que la sienne. Cependant, le récit ne s'arrête pas pour autant, il change de route. La troisième séquence du récit (Moi l'aigre, p. 7-9) reste réfractaire à toute construction et semble tenir du même désordre processuel que les précédentes.

 

              Le récit que génèrent cette violence et ces tensions forme un magma textuel (Moi l'aigre, p. 16-38) où vont s'imbriquer les segments narratifs liés à l'histoire politique et sociale, de la résistance et de la libération et ceux relatifs aux souvenirs personnels d'un « je ». Malgré son rejet de toute communication, celui-ci n'en livre pas moins un récit. Ce dernier se construit autour de l'articulation de l'histoire collective et individuelle ; la narration dérivant de l'une à l'autre, emboîtant les souvenirs l'un à l'autre. La violence de l'histoire se mêle au drame individuel : « Plus tard seulement je compris qu'il s'agissait de la libération d'une terre et non d'un peuple (. . . ) Il ne restait plus de place dans mon œil où avait fondu comme dans une cuve d'acide sulfurique un corps sans squelette. L'amour m'était inconnu ! » (Moi l'aigre , p. 17-18) .

 

              L'écriture porte les marques de cette violence à travers les thèmes qui la travaillent et les procédés qui la génèrent. Dénonciation d'un leurre historique, « d'un traquenard » (Moi l'aigre , p. 17) , démystification, iconoclastie et contestation sont constitutives du discours narratif qui fait de ce passage (Moi l'aigre , p. 16-38) , non pas une fiction propre à entretenir une quelconque illusion romanesque mais une saisie scripturale analytique de la réalité historique, collective et individuelle. 

 

              Au cours du récit, le narrateur/scripteur de Moi l'aigre multiplie les tentatives de diversion et de perturbation de la narration : « Je laisse le Vieux et son histoire en suspens pour mettre en scène son frère aîné » (p. 117) . Voilà qui consacre la toute puissance du démiurge et trahit le désir iconoclaste du fils/narrateur, à travers cette mise en suspension, revanche de l'écriture aussi qui autorise cet acte de liberté de pouvoir interrompre, suspendre, dévier le cours des choses et d'avoir prise sur les êtres.

 

              La censure ou l'autocensure introduit souvent chez Khaïr-Eddine le non-dit et suspend la parole, laissant envisager un retour possible à cette parole interrompue et différée. Très fréquente dans l'œuvre, cette pratique qui mêle le passage sous silence, le non-dit, la promesse de récit apparaît comme une diversification des possibilités du langage pour se dire même quand il ne se dit pas ; elle contribue aussi à ce que nous analysons plus loin comme pièges du sens. La suite du récit entérine ce procédé scriptural. La métamorphose et la carnavalisation vont travailler alors l'œuvre dans sa texture profonde, touchant la forme même du récit « objet qui change » [6] . 

 

              La question de l'écriture est en effet au centre des préoccupations du texte qui s'élabore dans Moi l'aigre , au cœur de cette narration du passé personnel de « je » qui se précise au fil du récit comme écrivain. Nombreuses sont les interférences avec le propre vécu de l'auteur[7]. Celles-ci donnent aux évocations du narrateur, une dimension autobiographique, présente, par ailleurs dans tout le reste de Moi l'aigre. Les références à des écrivains réels comme Mallarmé auquel le narrateur se compare sur un mode qui semble parodique et malicieux : « Mallarmé avait dû passer par un gué identique. » (Moi l'aigre, p. 27) vient renforcer l'aspect troublé par le jeu fiction/réalité de cette histoire collective et individuelle que livre l'écriture du texte.

 

              Ainsi, le récit annoncé : « Voici donc, mon histoire et celle de papa. A nous deux lecteur ! » (Moi l'aigre, p. 107) se met-il en place dans un éclatement de la diégèse, caractérisé par de nombreuses bifurcations, parenthèses, incises qui sont autant de diversions à l'intérieur du récit. Celle-ci sont significatives de la difficile mise en œuvre de la narration autour d'un propos sur lequel elle semble achopper[8]. Toutes les phrases qui ponctuent le récit éclaté du « vieux » (p. 108-117) marquent les hésitations du narrateur conscient à chaque fois qu'il est dans un autre récit que celui du « vieux » , partagé aussi entre le désir de raconter cette histoire pénible et une sorte d'impossibilité de le faire car elle n'est pas assumée, elle pose problème au narrateur qui vit mal sa filiation avec le « vieux » .

 

              Commence alors le récit de « l'Aîné » (Moi l'aigre, p. 117) qui  transforme celui-ci en figure emblématique de la résistance, de la transgression et de la marginalité. Son histoire donne lieu à une brève séquence qui retient le mythe de ce personnage « prophète né d'une touffe de thym et dont on ne peut garder que la senteur. » (p. 117) . Le verbe confère ici une dimension symbolique, renforcée par l'insertion dans le récit du vers de Rimbaud (p. 117)[9], référence à une autre figure rebelle et mythique. Ici, la subversion transite par le sexuel, le mythe côtoyant la trivialité (p. 117-118). Le récit bascule dans une fiction tenant à la fois de la série policière, du roman-photos et du film pornographique (p. 118-119) , à laquelle s'ajoutent les séquences dramatiques déjà signalées.  

 

              Moi l'aigre consacre une fois de plus la dissolution des formes de continuité narrative, niant ainsi toute totalisation signifiante, formulant la difficulté, voire l'impossibilité de (re)construire une série cohérente de comportements langagiers. La discontinuité de l'énoncé se manifeste, en premier lieu à un niveau visuel, dans la disposition matérielle du texte, dans une (dés)organisation spatiale qui crée des ruptures visibles. L'écriture joue sur les ressources visuelles de la graphie et la combinaison de caractères typographiques de différents corps pour fragmenter le champ textuel, un texte faisant irruption dans l'autre.

 

              Selon Barthes[10], dans le procédé du discontinu, c'est l'idée même de littérature qui est visée et toute la métaphysique qui s'y greffe, à travers l'atteinte de la régularité matérielle de l'œuvre . Celle-ci est remise en question en tant que livre. C'est une entreprise subversive à l'égard d'un principe fondamental de cette métaphysique : celui relatif au mythe du continu qui fait pendant au principe même de la vie.

 

              Flottement, hésitation, confusion naissent ainsi du détournement de la syntaxe et du jeu avec la ponctuation. La mise en place matérielle du livre visualise la mouvance de cet objet qui change par le déplacement de l'écriture sur la page, jouant sur des écarts de marge qui entraînent un vacillement du texte jusqu'au vertige et des variations typographiques qui transforment le texte en corps vivant.[11] Dans Moi l'aigre, une marge importante et décalée comparativement au reste du texte semble se rapporter à une parole détachée sur laquelle nous reviendrons et qui contribue à renforcer le phénomène de déconstruction/construction du récit.

 

              C'est aussi comme récit déroutant que se manifeste Le déterreur. Le texte se présente à première vue comme une autobiographie fictive, celle d'un « bouffeur de morts » (p. 9) arrêté, jugé et « déjà condamné à mort » (p. 9) . L'étrange narrateur de cette auto-fiction se livre dans une démarche régressive, puisqu'il s'agit de « dire l'autrefois à travers une conscience actuelle » [12] , de revivre son passé dans le présent de son interrogatoire et de son incarcération car il est enfermé dans une tour/prison qui n'est autre que lui-même.

 

              S'élaborant à la fois par alternances et par enchâssements, le texte joue, du point de vue narratif, de la confusion introduite par l'entrelacement et l'emboîtement des espaces et des temps. Les souvenirs relatifs à la France et à l'émigration alternent avec ceux qui sont liés au Maroc, au Sud et à l'enfance. Alors différents, les lieux sont associés au même passé dans une évocation où l'ici et l'ailleurs se trouvent ainsi mêlés, passant de l'un à l'autre suivant le rythme de la mémoire errante : « En France (. . .) Ici, dans le Sud marocain » (pp. 13-14). Les rapports qu'entretient le texte chez Khaïr-Eddine, notamment comme ici Le déterreur, avec le fictif et le réel, relèvent de l'ambiguïté, véritable jeu auquel se livre l'écriture.

 

              Le récit est alors celui d'une « mémoire narratrice en activité » [13] . L'ordre d'apparition des souvenirs dans cette remémoration du passé vient troubler l'ordre chronologique objectif et se substituer à lui. Le récit procède par fragments, l'évocation de tel ou tel souvenir n'étant toujours que partielle et incomplète.

 

              Tel est aussi le sort du texte de « la mémoire rébarbative » . Le « vomissement » du récit de la mémoire était ainsi préparée par cette séquence (Le déterreur , p. 66-70) où la narration désordonnée est déconstruite dans la multiplication et l'enchevêtrement des points de vue, l'éclatement du temps et de la conscience, accentué par un espace concentrationnaire : « Je tue les jours, je veux les effacer et moi avec ! M'effacer, n'être plus qu'une petite touffe de cheveux gris, moi le Berbère, le sale chleuh ! » (p. 68) .

 

              L'écriture spasmodique tente alors d'arracher au néant les signes d'une négativité fiévreuse. Le langage convulsif s'efforce de « remonter loin dans les arcanes » (p. 71) d'une histoire individuelle dominée par la vacuité : « Et que suis-je donc ? Rien, rien du tout, je vous dis. » (p. 71) . Lorsque « je » ne peux plus se dire « il » intervient pour recoller les morceaux d'une vie marquée par la rupture avec la famille et où seule la filiation par les ancêtres est revendiquée. « Il » préserve aussi le souvenir de la tendresse maternelle et féminine (p. 72) .

 

             Ainsi, le travail de l'écriture, tel que nous essayons de le comprendre, à travers l'exemple du déterreur, allie paradoxalement la rupture, l'éclatement du tissu textuel et la continuité, exprimée par l'unité même de l'œuvre. Le principe même de l'écriture de Khaïr-Eddine telle qu'elle se déploie, repose sur la constante remise en question du récit, « récit en procès (qui) subit à la fois une mise en marche et une mise en cause »[14].  Cette « mise en procès » est à l'œuvre dans Une odeur de mantèque, notamment à travers l'apparition de récits multiples dont le lien avec la diégèse initiale reste à trouver et l'abandon progressif du récit premier, celui du « vieux » et du « supervieux » .

 

              La biographie du « vieux » dans Une odeur de mantèque - car c'est bien de lui qu'il s'agit - va occuper l'essentiel du texte dont il faut bien dire qu'il est déroutant et ne correspond en rien à un récit de souvenirs, classique. Nous avons à faire à un véritable puzzle difficile à reconstituer tellement les pièces sont dispersées voire incomplètes. La mémoire du « vieux » aux « chairs avachies » (p. 73) est ainsi défaillante malgré ses efforts pour se souvenir : « je n'ai pas oublié ma carrière guerrière, pas encore en tout cas (. . . ) C'était beau, je me souviendrai de ça plus tard. » (p. 73-74) .

 

              Se contredisant dans un même propos : « J'ai épousé plusieurs femmes, c'est pourquoi je ne vais plus au bordel. Si, si j'y vais encore quand je bande. » (p. 74-75) , il affirme pour aussitôt s'interroger : « Mes fils s'occupent de tout, de quoi déjà? » (p. 75) , montrant ainsi que sa parole est peu sûre, vacillante mais aussi libérée de toute contrainte discursive logique. Mêlant le passé et le présent, confondant les lieux, le « vieux » superpose sa vie antérieure et un état présent ambigu puisque c'est à la fois sa vie à Tanger (p. 74) et le « maintenant » (p. 76) de son récit, s'embrouille dans son monologue hallucinant qu’« écoutent ces petits, le soir, assis tous ensemble autour d'un plateau à thé » (p. 75) .

 

              Le « vieux » d'Une odeur de mantèque est au cœur d'un récit qui fonctionne lui-même de façon réfractaire, livrant dans un désordre déroutant et une cacophonie troublante les scènes les plus caractéristiques de la vie de ce personnage hors la loi. Dans ce passage (p. 86-87) le « il » de l'écriture l'érige en figure représentative d'une catégorie de Berbère du Sud, « exilés » dans le Nord, enrichis et à la tête de tout un réseau de relations de pouvoir, celui de l'argent pour l'essentiel.

 

              Le narrateur dresse ici sans complaisance (p. 86-87) le portrait type du parvenu, sorte de nabab, maffioso, qui grâce à l'argent et au prix de l'exil, a pris une revanche sur son enfance « hargneuse, pleurnicharde et cruelle » (p.86) dans le Sud, étendant son pouvoir jusque dans son village, soumis à sa tyrannie. Ce portrait implacable est assorti d'une conversation qui surgit dans le texte in abrupto (p. 88) , apparaissant ainsi comme un dialogue surpris et livré tel quel pour confirmer le caractère véreux des relations du « vieux » .

 

              Malgré les tentatives du narrateur d'Une odeur de mantèque  pour organiser son récit : « Mais je n'ai pas commencé comme ça (. . . ) Commençons par le commencement. » (p. 98) , il ne peut toutefois éviter le ressassement de son enfance, déjà évoquée (p. 86) et partant, de son récit qu'il essaie à chaque fois de redémarrer. Toute organisation et maîtrise de la narration restent aussi compromises par les nombreuses digressions comme celle qui esquisse l'histoire de H'mad N’akkos, le tueur (p. 99) ou encore celle qui expose quelques considérations éparses sur le Prophète ou sur Dieu (p. 105-106-107) .

 

              Dans Une odeur de Mantèque les pensées-crapauds constituent le seul transit possible du texte qui s'élabore néanmoins dans ces inévitables ratages et cet incessant recommencement : « Les crapauds qu'il avait crachés se tenaient en cercles autour de lui. » (p. 19) . Ce redémarrage du récit s'effectue autour du piège que tendent les pensées-crapauds au vieux en lutte contre ses propres hallucinations.             

 

              C'est à décrire avec jubilation cet affrontement avec lui-même du vieux aux prises avec ses pensées, tantôt crapauds, tantôt serpents, que s'emploie la séquence du récit (p. 20-21) dans la conscience de sa propre difficulté à avancer : « renvoyant par à-coups non des idées, ni même des pensées cohérentes, mais des spasmes de vies désintégrées, des errements quoi! » (p. 21) . C'est aussi l'échappée vers le passé que tente la mémoire, toujours en direction de la montagne. Mais là encore, l'hésitation entre « chez lui » , « chez moi » (p. 21) , la digression qui en suit, la dérive du soliloque, sorte de langage dégénéré – « Hé hé hé ! Escarpe, moi ? Non, les gars, jamais ! » (p. 21) - sont autant de symptômes de la problématique élaboration du récit.

 

              C'est ainsi que dans Une odeur de mantèque, l'évocation  du passé pour expliquer la relation du « vieux » , alors enfant et du « supervieux » , « guérisseur » à l'époque (p. 26) sert d'enchaînement avec la séquence suivante (p. 27-29) qui s'ouvre sur la parole magique du fquih-sorcier, « le supervieux » . Ceci se produit lors d'une séance de sorcellerie pour « expulser tous les démons (et) le mauvais œil » (p. 27) du « vieux » - enfant dont il était question précédemment (p. 26) .

 

              Cette scène est aussi l'occasion pour tourner en dérision moins une pratique populaire qu'un abus de pouvoir du fquih-sorcier en lui prêtant notamment un langage trivial et vulgaire (p. 27-28) et en révélant le caractère commerçant de son exercice. Ce surgissement du passé qui introduit cette nouvelle phase du récit apparaît dans son cours comme un flash back mnésique, détaché du reste du passage. Il apporte un éclairage sur ce personnage poursuivi par le mauvais œil et habité par les démons, c'est-à-dire en lutte avec lui-même, depuis toujours.

 

              Le passage revient sur l'actualité du vieil homme assailli par ses vieux démons, se débattant entre rêve et réalité, piégé par ses propres hallucinations : « Je suis enfermé dans un cercle vicieux » (p. 31-32) . Le narrateur précise qu'il s'agit en fait d’« un monde sans fin, une immensité sans pareille » (p. 32) . L'espace scriptural est alors envahi, à l'instar du personnage du vieux, par un univers « d'outre-monde, un désert minéral » (p. 32) et intérieur d'où toute vie est absente, « monde des âmes mortes, des hommes dévitalisés, désincarnés » (p. 32) dans lequel le personnage est livré aux caprices de la fiction (p. 32-33) .

 

              Quant au dire du « supervieux » , il apparaît en cours de route qu'il a été victime de la narration syncopée, disparaissant subrepticement, se dissolvant en quelque sorte dans le champ diégètique, se confondant avec cette autre parole émergente que le « vieux » finira par accaparer. Là encore, le piège fonctionne dans le sens d'une mise en déroute du narrataire interpellé par un narrateur inattendu et intrus dans une diégèse déconcertante qui se fait et se défait sans cesse, aucune continuité ne tenant.

 

              Le récit premier s'évanouit « dans cette nouvelle nature » (p. 50) qu'est le paradis à la fois « monde nouveau aussi dénué de honte que de raisons » (p. 40) mais aussi lieu « voué au supplice du plaisir » (p. 36) et surtout espace de confrontation : « oui, tout ce que j'ai tenté d'oublier, de passer sous silence affleure maintenant. Tout, dans ce monde, me sollicite. » (p. 51) .

 

              La représentation subvertie (p. 37) est non seulement celle, coranique du paradis, mais aussi toute représentation quelle qu'elle soit, et en l'occurrence celle du récit. Cette contestation de la représentation réside précisément dans son dévoilement comme pure illusion, tantôt exaltée comme telle, tantôt ruinée comme piège au regard de la réalité elle-même contestée comme référence.

             

              Ainsi, si l'arrivée au paradis des deux personnages du « vieux » et du « supervieux » , en scène depuis le début du livre constitue une sorte d'aboutissement de la première partie du récit, c'est à partir de ce lieu et à travers le « supervieux »  notamment que vont s'élaborer d'autres récits par lesquels le récit premier sera complètement perdu de vue. Le paradis s'avère être à la fois espace de plénitude (p. 40) , offerte mais aussi lieu vide de récit donc appelant à la génération de ce dernier. 

 

              De cette plénitude/vacuité de l'univers paradisiaque, lieu d'élaboration du mythe, réservoir de tous les désirs, projetés, réalisés ou différés - c'est le cas du rajeunissement difficile du « vieux » (p. 41), provoquant une scène de colère du « vieux » qui éclate à travers la parodie du langage de l'immigré, autre incongruité notée dans ce récit - vont s'enchaîner divers récits qui seront l'un après l'autre l'expression d'un inaboutissement, d'un désenchantement, d'un échec et en fin de compte, d'une impossibilité, d’« un voyage manqué » (p. 18) mais que seule la parole porte et justifie.

 

              Tous les textes analysés jusqu'ici crient cette impossibilité que l'écriture cherche pourtant à détourner en même temps qu'elle la nomme. Les derniers récits de Khaïr-Eddine viennent à leur tour circonscrire le texte comme lieu de mémoire, dépôt d'histoire, d'élaboration de soi et paradoxalement d'ébranlement et de ruine. C'est alors que les formes scripturales traversées par ces questions de perte et de quête et par là même rendues incertaines, mêlées, inattendues, désorientent en la brisant cette fascination de la littérature devant son propre signifiant, l'écriture comme tentative d'institution de codes. Dans ses structures, le texte travaille contre l'uniforme et le systématique. Les formes scripturales déroutantes pointent la difficulté de la mise en forme. 

 

              Dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, des formes vont se créer à coup de négations et de destruction ; le livre va prendre corps, semblable à ces figures terrifiantes, massives et abrégées qui s'érigent dans le texte. Celui-ci nomme en son début l'enfermement en un lieu nocturne, infernal et bestial où l'homme et la bête sont confondus, lieu d'inhumanité, de violence et de mort. L'univers « romanesque » livré ici est apocalyptique : « Terreur (. . . ) Silence (. . . ) Cadavres » (p. 9) , contrée sinistrée de l'anéantissement et du cataclysme humain. Le monde que le roman annoncé par la couverture du livre met en place, se caractérise par la répétition énoncée par le cri initial : « Encore cet abominable lieu ! » (p. 9) qui semble se situer dans une nuit temporelle et humaine, sorte de nuit des temps dont « la mémoire » (p. 10), seul élément encore sensible garde les traces. 

 

              Comme dans Agadir, une catastrophe tellurique s'est produite, condamnant l'écriture naissante à une fragmentation inévitable ; « au début le chaos » , tel est le sens de cette première séquence du texte. L'écriture émerge alors d'un chaos originel, d'un monde qui n'en est pas un : « (. . . ) fausse clarté (. . . ) nature (. . . ) faussé(e) par de monstrueux primates (. . . ) » (p. 9-10) .  L'écriture ne propose pas un monde structuré et hiérarchisé, comme tendrait à le faire traditionnellement le roman dont se réclame le livre, mais elle annonce le retour d'un univers refoulé et d'un temps oublié : « Encore cet abominable lieu ! (. . . ) Tout se passera là (. . . ) à ras de terre si tant est que ce monceau d'atrocités en est une. » (p. 9-10) .

 

              L'écriture d'Une vie, un rêve, un peuple toujours errants se déploie en une plongée hallucinante dans la jungle humaine, exorcisant une mémoire écorchée, dressant en des imprécations apocalyptiques le procès-verbal d'une histoire des hommes, nécrosée dans ses racines mêmes. Se détournant des mirages de la narration classique, le récit nie le réconfort de l'imaginaire et l'écriture se fait lucidité douloureuse au service de la littérature. Emergeant du cataclysme spatio-temporel, seule la parole demeure porteuse d'une possibilité de futur. 

 

              Texte qui dit la perte et la quête du récit dans cette élaboration même, Légende et vie d'Agoun'chich renoue par bien des aspects avec le genre oral par excellence qu'est l'épopée, en retraçant en ultime lieu l'épopée de l'écriture elle-même, mue par l'argument essentiel du genre épique : le chant d'un combat. Le livre consacre la parole d'écriture comme valeur guerrière et capacité de résistance. Est-ce là ce qui justifie le souci de lisibilité manifeste dans ce texte, comparativement aux autres ?

 

              Ainsi, l'écriture de l'espace « sudique » laisse apparaître une double construction dans la composition même du livre entre l'évocation par le discours d'un Sud actuel et réel (p. 9-21) et celle par le récit de la légende d'un Sud ancestral et imaginaire (p. 22-158) , introduit par le rituel « Il était une fois » (p. 22) . Or, cette terre « sudique » s'inscrit ici comme espace culturel, champ symbolique et lieu de narration sans fin. Il arrive souvent que l'écriture s'enrichisse de longs commentaires historiques et anthropologiques sur les marabouts et les « rencontres » annuelles qu'ils suscitaient (Légende et vie d'Agoun'chich, p. 39-42) . Vers la fin de ce long chapitre, le narrateur, commentateur adoptant la technique du point de vue du personnage, ici Agoun'chich, considère les lieux, les êtres et leurs diverses pratiques culturelles pour nous livrer un tableau fait de scènes de la vie traditionnelle. Cette double construction textuelle s'accompagne aussi d'une double représentation du lieu sur laquelle nous reviendrons.

 

              Du point de vue du parcours narratif, le texte de Légende et vie d'Agoun'chich  procède à la mise en place (p. 22-54) de l'espace et du personnage d'Agoun'chich et ce, à travers des regards et des discours croisés dans lesquels des voix enchevêtrent, « tressées » [15] pour annoncer l'espace, le temps et la figure de la légende. Va commencer, alors, le voyage vers le nord du Violeur et  d'Agoun'chich.

 

              Depuis la vallée des Ammelns, l'espace parcouru semblait indéfinissable et plutôt aux confins du réel et de l'imaginaire. Le récit s'est plu à entretenir cette confusion par l'évocation des lieux hantés de cette montagne receleuse de mystères. En même temps que les deux voyageurs quittent la montagne, l'écriture va quitter une certaine forme d'imaginaire et d'onirisme. L'arrivée à Taroudant (p. 88) marque le passage à une réalité géographique et historique. Dès lors, va primer le discours documentaire, historique et anthropologique, un peu comme si l'écriture et la pensée magiques avaient quitté le texte.

 

              Ce qui était jusqu'à présent une forme d'errance dans l'espace/temps de l'imaginaire de la montagne matricielle - errance marquée par le rêve, les ombres de toutes sortes, autant d'éléments qui structurent une forme d'équilibre et d'harmonie avec soi et le monde dans lequel Agoun'chich et le Violeur vivent - va se transformer à partir de la cité de Taroudant en lente et inquiétante dérive dans un espace/temps autre, celui de l'histoire, de la violence coloniale, très différente de la violence vécue par les deux aventuriers dans leur propre code et dans lequel ils vont être en perdition.

 

              L'arrivée à Taroudant (p. 90-101) est rencontre avec la violence de l'histoire. Revenant au commentaire, l'écriture éclaire cette histoire coloniale de domination mais aussi de résistance, faisant de la montagne le symbole permanent de la résistance berbère à l'occupant. Reprenant l'avantage, le commentaire rappelle les hauts faits de cette lutte, ne perdant toujours pas de vue, le propos essentiel du livre : combat et résistance. Le texte est alors gagné par le commentaire historique, économique et politique, retraçant la prospérité de l'ancienne cité de Taroudant.

 

              Le voyage - et le récit - vont prendre un nouveau sens, suite à la rencontre d'Agoun'chich avec le colonisateur et la résistance à laquelle il souhaite s'associer. Cette nouvelle orientation des desseins d'Agoun'chich se voit aussi au niveau du texte. Celui-ci va relater de hauts faits de résistance dans lesquels s'est manifesté « l'honneur des Berbères » (p. 101) . Dès lors, le récit va suivre une voie où l'histoire et l'aventure vont donner lieu à de nouvelles péripéties. L'action et le commentaire vont désormais faire l'essentiel des propos qui vont suivre. Ainsi, l'épisode de Taroudant est marqué par la découverte du colonialisme, le sauvetage du caïd-résistant par Agoun'chich et son compagnon, la fuite masquée du trio de Taroudant en route vers le village du caïd, son attaque par la bande Bismgan et leur victoire grâce à leur complicité et leur solidarité.

 

              L'arrivé du trio au village des Imgharens (p. 110-115) réintroduit le document dans l'espace du récit, comme partie intégrante dans son espace et non comme digression. Ce qui marque le documentaire c'est au-delà du descriptif qui tient du récit, l'introduction de termes spécifiques par lesquels la langue berbère émerge, émergence appuyée à la fois par l'italique et les parenthèses qui inscrivent ces mots berbères comme récifs dans le champ scriptural.

 

              Alors, le projet scriptural proposé ici est déporté par la quête du sens, à travers le parcours de l'histoire d'une terre et d'un peuple et l'écoute de son propre dire sur lui-même. Se donnant comme lieu d'interprétation d'éléments indissociables pour l'univers et la culture traditionnels, ceux de l'épopée et de l'oralité, le récit procède alors d'un collage de ces divers éléments.

 

              Dès lors, le texte devient récit d'un voyage vers le nord qui va se dérouler jusqu'à la fin du livre. Marqués par de nombreuses étapes, ce voyage dont les deux protagonistes, le Violeur et Agoun'chich semblent former une seule et même figure antithétique, est à la fois montée géographique vers un lieu, le Nord, contre lequel la narration va buter et descente symbolique aux enfers. Aussi, faut-il voir là une forme de construction/déconstruction faisant de Légende et vie d'Agoun'chich un texte bariolé qui n'est pas aussi "construit" qu'il en a l'air.

 

              Dans ce volet de notre analyse, nous nous sommes attachée principalement à dégager ce que peut avoir de singulier chez Khaïr-Eddine, le travail de déconstruction/construction du récit qui certes ne lui est pas propre. Retenons de cette investigation le subvertissement générique en ce sens que le récit est chez l'écrivain une sorte d'espace de collage dans lequel la forme narrative résulte d'un mélange de divers types de récits. Ce foisonnement donne une impression de trop-plein. Le mythe, l'épopée, la légende mais aussi le fantastique, l'onirique, le lyrisme délirant ou encore la prose poétique côtoient la chronique historique et le reportage journalistique.

 

              De ce fait, notons que le récit chez Khaïr-Eddine se singularise par sa non-conformité à des règles formelles et génériques. Le récit reste chez lui insoumis, rebelle, indomptable, animé par une dynamique interne, guerrière et conquérante et surtout travaillée par une urgence, un désir impérieux, souverain, incontrôlable, liés à la parole. Cette dynamique construit cet autre aspect du récit comme totalité, combinatoire générique. Autrement dit, le récit ramène ici au désir narratif, c'est-à-dire au déroulement, au fondement même de la parole comme exigence d'expression plus que de formes codifiées. Ce ne sont pas les règles de l'art qui sont recherchées mais l'art en tant que tel, en l'occurrence celui de la parole. 

 

              Si le texte est effectivement ce lieu conflictuel, qu'est-ce qui l'institue comme tel ? Ceci ne pointe-t-il pas une mise en péril, un danger ? Quelle est cette violence qui induit le processus de la déconstruction/construction et engendre ces récits éclatés ? Cette stratégie scripturale nous semble liée à une visée plus globale que nous allons tenter d'appréhender à travers un autre aspect singulier de l'écriture de Khaïr-Eddine, celui de l'idée de pièges. 

 

2) : Les pièges du sens.

 

            L'entreprise de déconstruction/construction du récit analysée jusqu'ici semble obéir dans les deux textes suivants : Une odeur de mantèque et Le déterreur à des principes non pas fondamentalement différents de ceux qui régissent l'écriture des précédents mais singulièrement proches dans ces deux textes. Ces derniers sont loin de correspondre à ce qui est habituellement désigné comme roman, du moins dans son acceptation traditionnelle qui subit dès lors un bouleversement tel qu'il est plus aisé d'évoquer la notion de récit[16] , même si ce dernier se manifeste ici sous des formes réfractaires et surprenantes que nous nous proposons d'analyser.

 

              En effet, Le déterreur puis Une odeur de mantèque se donnent à lire comme romans. Cette couverture, ce masque par lesquels l'un et l'autre se présentent à nous, pourraient constituer le premier d'une série de pièges que l'écriture va s'ingénier à tendre, certes au lecteur-narrataire mais surtout à elle-même. Reposant sur une même idée de truquages et de pièges de l'écriture sans cesse désamorcés par la parole, ces deux textes qui se font étrangement écho à divers niveaux marquent dans le parcours littéraire de Khaïr-Eddine, une avancée significative dans la stratégie scripturale, mise en place depuis Agadir, d'infraction systématique des formes canoniques et conventionnelles du récit. Ils nous semblent aussi illustrer parfaitement l'aspect que nous essayons de saisir ici en termes de pièges du sens.

 

              Tout le récit du Déterreur semble s'organiser autour de l'idée centrale du piège mortel. De là, deux versants du texte: l'un, menacé, l'autre, piégé, aspects liés à cette thématique dominante. Omniprésente dans chaque tableau réel ou fantasmatique, placée au cœur même du récit la mort figure comme sentence dès la première page du livre : « Ils m'ont longuement questionné. Mais voilà ce que j'ai répondu au procureur de Dieu et du roi qui m'a déjà condamné à mort. » (Déterreur, p. 9) , son exécution n'aura lieu qu'à la fin du texte : « Dans quelques heures, je serai détaché de ce monde ; la mort me réserve peut-être autre chose (. . . ) Je les entends déjà, nous nous reverrons sans doute quelque part sur une autre nappe de gaz solidifié, vivants. je vous salue bien. . . » (p. 125) .

 

              La censure si présente dans l'œuvre touche aussi au silence, silence menaçant conjuré par « la stratégie du ressassement éternel » [17]. Lutter contre ce type de silence ne peut se faire que par un flux de paroles digressives et inopportunes ou en délire. Ces paroles ont un effet libérateur. Certes, le silence fait sentir l'importance et la valeur de la parole qu'il sauvegarde. « Il nous révèle de quel prix nous devons payer l'invention de la parole. » [18].

 

              Le silence, parole absente, se manifeste dans le texte par divers procédés : l'écrit lacunaire, le manque graphique, les phrases incomplètes, les blancs, les points de suspension. Ce vide typographique vient aussi inscrire l'inachevé scriptural et introduit les pièges du sens. Nul doute que ceux-ci renvoient à la question de l'identité et à celle de l'indicible, comme le montrent aussi Une odeur de mantèque  ou Une vie, un rêve, un peuple toujours errants. Aussi, le récit constitue-t-il l'attente de la mort menaçante, d'où la présence de cette dernière obsédante et angoissante dans l'espace diégétique. Vis-à-vis de cette menace mortelle, le récit joue comme diversion et déjoue la mort ainsi qu'il prolonge la vie, même si, par ailleurs, la situation du piège mortel est sans cesse répétée à l'intérieur du champ récitatif et que « la mort (est) dissimulée derrière chaque page de ce livre. » (Le déterreur, p. 74) .

 

              Doublement menacé, Le déterreur s'énonce aussi comme un récit piégé. « Ah ! oui, ah oui ! Je suis trop vieux pour en dire long ! Trop vieux, tu rigoles ?  Tes rats te diront que t'es tombé de la dernière pluie. Hein ! Tu te crois en taule, tu te crois en train d'expier, d'attendre qu'on te fusille. Quelle blague! T'as rêvé, mon vieux, tu t'es trop soûlé ce matin. C'est le commandant de gendarmerie qui t'a raconté cette histoire de bouffeur de morts (. . . ) Et t'as brodé dessus. Tu t'es foutu dans des peaux trop serrées pour toi, mon pote, et ça a craqué, c'était inévitable. » (p. 68-69) .

 

              Récit d'un récit, « le bouffeur de morts » est un montage fictif en qui un « je » s'est métamorphosé. Personnage tout droit sorti de l'imaginaire, il prend une consistance réelle du début du texte jusqu'au moment où le récit se révèle piégé. Si ce produit fictif, cette figure mythique, double obscur d'un autre, incarne le brouillage de l'identité et une fuite dans l'imaginaire pour celui qui s'est mis dans cette peau trop serrée pour lui, il pose aussi le délicat problème de la fiction et de la réalité.

 

             A cet endroit du livre (Le déterreur, p. 68-69) , on assiste au démontage des mécanismes d'une fiction qui s'était jusque là donnée comme une réalité. Quelqu'un se démasque, piégé par son propre récit. Pourtant, le je(u) poursuit la narration jusqu’à la fin du texte, est-ce le même ? Un fait est sûr, si on peut encore parler de certitude à ce niveau du récit, un « je » narrateur déclare : « Tout ce que j'ai dit relève de l'élucubration, de l'hystérie et du rêve mal dirigé. » (Le déterreur, p. 125) .

 

              Il annonce aussi qu'il va mourir. Nous comprenons qu'il s'agit du condamné à mort du début du texte, « le bouffeur de morts » . La fiction reprend donc le dessus ou est-ce peut-être la réalité ? Quelle valeur de réalité faut-il donner à la révélation de la page 68 ? Selon ses formules finales de déréellisation, tout le récit ne serait qu'une gigantesque machination et l'illusion resterait complète. Est-ce la fiction qui est réalité ? Y-a-t-il, comme l'écrit Marthe Robert, « déplacement de l'illusion qui consiste à afficher le faux pour obliger à découvrir le vrai » ? [19] . Dès lors, le récit s'avère piégé, raconter se révèle être une entreprise périlleuse, le langage recèle une fonction dangereuse.

 

              Telles sont aussi les interrogations que soulèvent l'écriture d'Une odeur de mantèque . A l'ouverture de ce texte, le personnage central du « Vieux » s'apprête à conter naïvement au miroir l'histoire de son vol mais voilà que cette narration déclenche des situations inattendues et dévoile le pouvoir maléfique du miroir à son encontre. C'est ainsi qu'en libérant une puissance diabolique,  les mots « djnouns, djin » démasquent la véritable nature du miroir (p. 7) et éclairent les zones sombres et profondes de son voleur : « Une fureur terrible l'animait, il était devenu une véritable machine infernale » (Une odeur de mantèque, p. 9) .

 

              Par ailleurs, le miroir volé se présente dans cette scène (p. 7-10) comme un élément dont la force magique, raison de son vol, va fonctionner contre son usurpateur : « Il me résiste le fils de djin !  » (p. 9) , s'écrie ce dernier qui « A ce mot encaissa un coup de poing fulgurant. » (p. 9) et va l'entraîner dans une série de mésaventures qui seront autant de pièges tendus à l'infortuné voleur du miroir. En même temps, la magie du miroir dérobé sera génératrice de récits aussi déroutants les uns que les autres.

            

              Opère alors la magie de l'écriture de khaïr-Eddine qui procède par renversement, voilement, dévoilement ; ce qui devait être l'histoire du miroir volé devient celle de son voleur : « Nous t'emmenons, gronda quelqu'un ! Nous allons te montrer quelque chose dont tu te souviendras longtemps, sale voleur ! » (Une odeur de mantèque, p. 10) . L'inversion/confusion s'installe aux prémices du texte et le trouble est tel que cette première séquence s'évanouit dans la vacuité blanche, à l'instar du voleur de miroir : « Et il fut brusquement soulevé du sol. Il perdit connaissance. » (p. 10) . 

 

              Cette perte de connaissance produite par la force mystérieuse et géniale du miroir volé, s'accompagne d'une perte du texte qui s'efface à son tour, laissant une page quasiment blanche (Une odeur de mantèque, p. 10) . La perte des sens marque celle du sens qui transite dès lors par le vide, celui de la page blanche, du silence, d'une mort symbolique, contenue dans la perte de connaissance, pour se retrouver dans la séquence suivante : « A son réveil, il était dans une salle haute jusqu'au ciel » (p. 11) . Toutefois, le réveil évoqué s'effectue dans un univers irréel où le(s) sens ne se recouvre(nt) pas mais se trouble(nt) davantage: « Il était prisonnier d'une force jusque là inconnue. » (p. 11). 

 

               La suite du texte va justement poursuivre ce principe d'écriture autour duquel s'organise celle du livre. En effet, à travers la métaphore de la marche vers « la montagne (qui) se dérobait toujours, tantôt là et tantôt beaucoup plus loin (qui) parfois même disparaissait purement et simplement. » (Une odeur de mantèque, p.15) , la troisième séquence figure la difficile avancée du texte vers un sens, contenu symboliquement par la montagne par laquelle le vieillard doit passer pour arriver chez le « sorcier fquih » . Celui-ci lui est nécessaire pour élucider « cette histoire (qui) avait trotté dans son cerveau (depuis) deux jours » (p. 18). Le sens recherché se dérobe sans cesse, à l'instar de « la montagne » , singularisée ici par l'article défini. 

 

              Tout au long de cette nouvelle étape du récit, il est question de la difficile et interminable marche du vieux dans une contrée à la fois familière, méconnaissable et menaçante (Une odeur de mantèque, p. 16) . Aussi, de multiples interrogations surgissent dans le texte et ponctuent la narration, laissant de nouveau apparaître les pièges du sens et les menaces qui guettent le texte : « Et lui était-il toujours de ce monde ? N'était-il pas mort et ne revivait-il pas des choses enfouies depuis longtemps, triturées par sa mémoire (. . . ) Ne s'était-il pas trompé de chemin ? » (Une odeur de mantèque, p. 16-17) .

 

              Les doutes exprimés par ces questions, ajoutés à la confusion des espaces réels et fictifs - la Libye et l'Europe, lieux géographiques réels font irruption dans l'évocation de cette montagne imaginaire mais aussi réelle[20] - font de ce périple vers la montagne et le fquih-sorcier, une errance où la confrontation avec les éléments et l'espace qui les contient pose la question fondamentale du sens, comme souvent dans ce type de récit.

 

              La fiction dans Une odeur de mantèque malmène le personnage en le projetant dans un espace qui se dérobe à l'entendement, lui tend des pièges : « (. . . ) un monde sans fin, une immensité sans pareille (. . . ) La nature, si cela en était bien une nature, relevait plutôt d'une énorme masse minérale » (p. 32) , lui fait prendre l'illusion pour la réalité ; réalité inventée qui lui échappe sans cesse. Tout se vit avec retardement dans un décalage constant : la réalité n'est jamais pleinement atteinte au moment où elle est vécue, elle n'apparaît dans sa totalité que lorsqu'elle se dérobe et rappelle son absence, sa fuite dans le passé et la déraison. Tout se passe comme si dans cette tentative de faire croire à la réalité de la fiction ou faire croire à la réalité des images, les mots se chargent de la densité, du pouvoir d'émotion, de la présence physique, accordés au réel.

 

              Il en est ainsi du « supervieux » que le « vieux » cherche à atteindre vainement : « (. . . ) plus il avançait et plus le fquih reculait ; les distances semblaient se distendre. » (Une odeur de mantèque, p. 33) . S'engage alors une nouvelle lutte entre le « vieux » et le « supervieux » qui figure, au dire même du texte, la dialectique génératrice de la fiction/réalité transformant l'espace diégétique en « monde de fous » (p. 33).

 

              En tant que tel, celui-ci est révélateur d'une problématique scripturale et identitaire qui se joue au cœur même de l'ambiguïté. Elle en joue aussi : être et/ou ne pas être, entre l'affirmation et la négation de toute chose, tout en dénonçant les pièges de l'une ou de l'autre. En effet, tout n'est-il pas à l'image du « supervieux (qui) le narguait, grimaçant et bavant, s'arrachant même la peau du visage et la retournant comme un masque fripé barbouillé de peinture rouge. » (Une odeur de mantèque, p. 33) ?

 

              A travers ce qui semble relever de la parodie du conte fabuleux, notamment oriental et maghrébin, l'écrivain semble s'amuser avec la tradition du conte et ses mécanismes. L'écriture renoue aussi avec un principe caractéristique de l'oralité : réduire en illusion ce que la parole a construit comme réalité[21],  c'est-à-dire pointer le piège de la fiction et de la création langagière, désamorcé par la parole elle-même : « Il ne rencontra que du vide car l'image du supervieux s'était aussitôt volatilisée (. .  . ) Ce n'était qu'une hallucination. Ce n'est qu'une image, qu'une vulgaire image. Une image, mon œil! Tu te trompes encore enfant de chienne ! Effectivement, le supervieux n'avait plus l'air d'une image vaporeuse. . . Il était on ne peut plus vivant. » (Une odeur de mantèque, p. 34) . « Le roman ne peut livrer le secret de sa production sans courir le risque d'annihiler les effets de la fictionnalité sur laquelle il se construit » [22] . Il nous semble que l'écriture de Khaïr-Eddine se plaît souvent à prendre un tel risque.

 

              « Moi » s'interroge alors sur sa place dans le récit-rêve-« guet-apens » (Une odeur de mantèque, p. 58) : « Moi, dans mon rêve, où étais-je ? » (p. 58) . Il se retrouve piégé d'abord dans un lieu carcéral et policier où il est déclaré « en règle » (p. 59) puis dans sa propre histoire : « J'étais malencontreusement entré, (dans) la maison même de mon père.  » (p. 59) et les mécanismes du rêve abolissant l'impact du réel, ici celui de la mort, enfin dans les mêmes obsessions de l'écriture, celles de l'écrivain : « Il vida sur moi son chargeur mais pas une balle ne m'atteignit. » (p. 59) , vision déjà présente dans Agadir et qui revient dans d'autres textes. Subsiste la menace de la mort, encore déjouée mais toujours présente et pesante. Domine aussi le risque de dérive, inhérent à tout récit entrepris. Ici, celui du terroir (p. 53) est relayé par celui d'un « moi » qui va accaparer la diégèse en la détournant de tout aboutissement possible.

 

              Les parenthèses qui marquent la séquence (Une odeur de mantèque, p. 66-70) introduisent à chaque fois les propos d'un énonciateur différent dont l'instabilité finit par rendre son identité complètement ambiguë, particulièrement lorsqu'à l'intérieur d'une même parenthèse il est question à la fois de « il » et de « je » (p. 67) . Dans ce télescopage de paroles, il en est une qui vient se mêler à cette lutte, qui s'impose comme présence à la fois en dedans et en dehors du drame qui se joue et semble se complaire dans ce jeu de cache-cache. Le rêve et « l'advenir » annoncés par le supervieux (Une odeur de mantèque, p. 53) se déploient ainsi dans l'horreur du « désastre » (p. 54) collectif, multipliant les images et les visions apocalyptiques et conduisent au cauchemar, obligeant un « moi » à se dévoiler comme partie prenante de la tragédie collective : « Et moi qui revis là dans cette rue, passant comme un autre peut-être? Allant, voyant, écoutant l'un et l'autre » (Une odeur de mantèque, p. 57) .

 

              Dans Une odeur de mantèque, comme dans la plupart des textes de Khaïr-Eddine, le piège de la parole se referme sur celui qui croit la détenir mais qui se découvre en fait victime et prisonnier de sa propre parole. Il apparaît alors que la parole piège en même temps qu'elle libère[23] : « (. . . ) La prison ! Quelle prison, Bon Dieu ? Nous ne sommes pas en prison ici ! (. . . ) La mort ? Mon œil ! Je suis déjà mort, mes os parlent, c'est eux qui vous narguent maintenant ! (. . . ) (Il ne pouvait pas être déjà mort, non ! (. . . ) Paris ? Mais qu'est- ce que ça vient foutre ici, entre ces murs tranchants ? ) » (Une odeur de mantèque, p. 67-69) . La mise entre parenthèses de la parole ne signifie-t-elle pas la dialectique du piège libérateur, relevée ici ?

 

              Le verbe diarrhéique du narrateur d'Une odeur de mantèque rejette ainsi une mémoire déréglée, confondant les lieux et les temps, réutilisant des dits déjà énoncés ailleurs[24], juxtaposant les dires des uns et des autres (p. 104). Il s'interroge finalement sur son propre soliloque : « Pourquoi je me raconte tout ça ? » (p. 102) , sans pour autant cesser de raconter, s'abandonnant à l'engloutissement subreptice de la parole mnésique. Ce que dit le narrateur à propos des termites  ne s'applique-t-il pas à sa parole : « C'est vous dire que les termites et les hommes peuvent vous engloutir sans que vous vous en rendiez compte. » (p. 107) ?

 

              Symboliques d'un trop plein de la mémoire et de la parole mnésique ainsi que d'un vide à combler dans lequel s'originerait l'écriture, ces « anfractuosités » (Une odeur de mantèque, p. 116) figurent ici ce que nous analysons comme pièges du récit, confirmant le lieu scriptural comme terrain miné et périlleux. Cela se traduit dans ce passage par un rapport avec l'espace-temps empreint de négativité, de violence et de mort. Il en est de même de la relation avec la page blanche et l'écriture qui mènent à une confrontation redoutable avec soi : « (. . . ) chez lui ? Plus rien ! » (p. 116) , obligeant « je » à se démasquer et à proférer une parole qui vient combler le manque laissé par la disparition du « il » (p.116) . 

 

               De ce fait, une exigence de vérité s'impose, provocant comme souvent chez Khaïr-Eddine, une scène de dévoilement (Une odeur de mantèque, p. 119), un éclatement de la fiction construite jusqu'ici et la révélation : « Cet homme m'appartient, il est en moi (. . . ) il est à moi. » . « Je » se démasque dans sa tragédie: « que dis-je ? Où sommes-nous donc, cher pote ? En enfer, vieux singe, nous sommes en enfer ! » (Une odeur de mantèque, p. 119) . Une fois dévoilé, l'enfer intérieur de « je » ne donne pas plus de cohérence au discours qui reste dans cette séquence (Une odeur de mantèque, p. 119-124) toujours aussi ambigu quant au jeu pronominal, brouillé quant à son contenu, hésitant entre hallucinations, fantasmes et souvenirs incertains, d'ici et d'ailleurs.[25]

 

             Le récit de Tanger, carrefour des mirages/pièges de ceux qui arrivent comme de ceux qui partent, inscrit le lieu des désillusions et de la révolte. Celle qui éclate ici use de dérision, profère l'anathème, recourt au scatologique et au pornographique pour condamner un monde dont la négativité déteint sur l'être : « Toutes les calamités du monde se sont assises dans ma cervelle » (Une odeur de mantèque, p. 144) . Le mal qui l'envahit alors est consubstantiel à cet environnement corrompu : « En fait, je me tarabuste, me casse, tombe en ruines sans que j'en sache rien. » (p.144) , il pointe le désir de « me retrouver tout nu dans les bras d'une mère capable de me réinventer. » (p. 144) .

 

              L'écriture joue alors de cette ubiquité et de cette ambiguïté d'être : « tiens, tiens, je me démultiplie, je suis qui, au juste ? Peut-être pas celui que vous croyez. On n'en sait rien» (Une odeur de mantèque, p. 145). Voilà qui laisse entières toutes les possibilités d'être, sans doute pour échapper à cette négativité régnante. Là réside le piège essentiel de la fable initiale : le face à face avec soi que suggérait déjà la scène du miroir volé et détenteur d'un secret. De l'espace imaginaire, celui de la fable inaugurale, à l'espace identitaire, celui du Sud berbère, évoqué à la fin du livre, les trajets textuel et symbolique se sont avérés pleins de pièges puisqu'ils aboutissent sur un drame identitaire. En effet, l'aboutissement du livre découvre une origine spatio-identitaire perdue, éclairant ainsi le sens de l'origine fabuleuse du texte.

 

              Si la fable individuelle du début est une fausse piste, la réalité collective finale dite à travers le récitatif, dénonce la falsification de l'identité. L'une comme l'autre disent la perte de la langue que pourtant le récit a tenté de retrouver et d'inventer à travers la multiplication des dires par lesquels il a à chaque fois, exprimé le processus identitaire comme principe langagier.

 

              Le voyage qui s'annonce dès le début du récit d'Agadir apparaît alors comme une investigation au cœur de la mort, de ce qui est perdu - le point de départ de l'écriture à partir du natal prend une signification sur laquelle nous reviendrons - et une aventure dans les arcanes du langage et dans l'espace scriptural qui s'avère périlleuse. C'est aussi ce qui caractérise celle dans laquelle le narrateur se lance, « en vue de redresser une situation particulièrement précaire » (Agadir, p.1O), tout en exprimant son inquiétude devant la mission qui l'attend : « non vraiment je n'ai rien appris de rassurant sur cette ville » (p.1O).

 

              Happée par cet univers des profondeurs où tous les repères se sont effondrés en même temps que l'espace, l'écriture du chaos est aux prises avec l'expression d'elle-même, à l'instar du narrateur d'Agadir qui lutte contre la perte de toute notion de sa propre identité: « Si ce bonhomme me tirait dessus, je n'en serais peut-être pas plus mort que je ne le suis déjà. » (Agadir, p.18) . En lutte contre les mots et les êtres de papier que sont tous ces personnages-lettres, - ici, ce sont ceux écrits par ce fou qui menace le narrateur de mort s'il ne lui retrouve pas sa maison (p.18) - , « l'écriture raturée d'avance »  se débat avec le langage et pointe les pièges de ce dernier : « C'est affreux ce que les mots (. . . ) ne vous lâchent plus » (Agadir, p.18). Pénétrés par cette atmosphère mortifère, les mots se font piège mortel, comme très souvent chez Khaïr-Eddine.

 

              L'écriture révèle que le langage est un piège quand il prend une réalité. Ainsi, la lettre menaçante de son futur assassin déclenche chez le narrateur d'Agadir le récit de sa propre mort. Pris au piège des mots, le narrateur anticipe déjà sa mort prochaine dans une vision hallucinatoire (p.18-19). La perte du sens est aussi désignée ici comme menace de mort. Dans la lettre, l'assassin perd l'esprit et menace de tuer car retrouver l'emplacement de sa maison est vital pour lui. N'est-ce pas le propos même d'Agadir ?

 

               Chez Khaïr-Eddine, tout texte qui se profile est un terrain miné et dangereux, totalement insécurisant : « c'est à peine si vous vous souvenez quelque peu de vous-même » (p. 9), lit-on dans Corps négatif. Il introduit dans l'univers psychique du narrateur de ce récit, à la recherche de ce « fil » , évoqué (p. 9), symbolique à plus d'un titre[26], posant l'écriture comme une introspection, déjà annoncée par les premiers termes[27] et son avancée comme une plongée périlleuse dans une intériorité pleine d'angoisse : « Comme si l'on vous enfermait dans une galerie sous le monde où vous aviez vécu, aimé, mais dont, pour peu que l'on vous délaissât, plus rien ne subsisterait. Plus rien. » (Corps négatif, p. 9). Le texte pointe alors les pièges de l'écriture : « un mot ne signifiant rien, étranger à lui-même (. . . ) Donnons-nous lentement. Mais je tombe dans une vraie consomption. » (p. 29).

 

              De ce point de vue, Histoire d'un Bon Dieu n'est pas à saisir dans le chronologique et l'événementiel mais dans cette intériorité symbolisée par cette « cave (où il y avait) un livre toujours ouvert. Ce qu'il y avait marqué sur ses pages m'intéressait et me faisait peur. Je suis descendu dans cette cave(. . . )Je voulais étudier ma vie avec détachement (. . . ) » (p. 102) . Cette descente en soi qu'entreprend le « Bon Dieu » donnera lieu à un récit aux multiples ramifications, englobant de nombreux micros-récits. L'histoire du « Bon Dieu » devient une histoire à plusieurs voix/voies, entrecroisement de bribes de vies, histoire collective et sociale orchestrée par un narrateur pluriel, associant à la fois le « Bon Dieu » , le « je »/narrateur et les divers personnages, voix narratrices rencontrées au fur et à mesure que se déploie le récit en une chronologie fracturée.

 

              L'écriture qui explose ici , à l'instar de celle de Histoire d'un Bon Dieu  est celle de la lucidité vis-à-vis d'elle-même : « Ils l'ont mis à sac, l'ayant enchaîné à sa liberté. Cela ne veut pas dire courir l'espace ni tremper ses tripes dans les alcools du dépassement. Cela signifie surtout rester en place et se nettoyer de soi-même comme une étoile. » (Histoire d'un Bon Dieu, p. 134-135) . Elle se charge de cette épuration de soi qui mène à la découverte que : « JE c'est terriblement MOI[28] qu'on déprime et réintroduit dans toutes les courses. Pas d'illusion. » (Histoire d'un Bon Dieu , p. 135) .

 

              Cette « affaire » jamais élucidée (Histoire d'un Bon Dieu, p. 162) , d'assassinat et de complot, de fausses accusations contre le narrateur et de traque - le narrateur traque l'assassin de son ami et est lui-même traqué par la police et d'hypothétiques ennemis - maintient le suspens et nourrit une intrigue qui ne semble fonctionner qu'autour d'elle-même. Le mécanisme de l'intrigue se referme comme un piège : « Cette affaire est un tas de venin. Ceux qui l'ont secrété tournent à l'aigre. On les muselait. On leur mettait menottes et abots. On ne les voit plus. Ils sont peut-être cloués au sol d'un cachot comme si tout pouvait s'oublier. » (p. 162-163) , peut-on lire dans Histoire d'un Bon Dieu .

 

              Les deux dernières séquences du texte évoquent dans un « Ici no man's land » (p. 187) , entre rêve et hallucination, des scènes de violence, faite à l'être persécuté qui découvre - comme très souvent chez Khaïr-Eddine -  sa tragédie intérieure : « Voici là-bas mon suiveur. Il est déjà mort : c'est moi qui tiens le fil de son sang (. . . ) J'avais donc affaire à moi seul. A moi-même et à personne d'autre. » (Histoire d'un Bon Dieu, p.187-188) . Cette fin de récit vacille donc dans l'« ici-maintenant » trouble d'un « je » piégé par lui-même, « anonyme » (p. 187) et incertain car, s'agit-il du «  Bon Dieu » ou d'un autre narrateur ?

 

              Dans Moi l'aigre, prédomine aussi une problématique de la mort celle du « je » et du « il » , tour à tour mort l'un à l'autre pour que l'autre existe : « Il se repliait pourtant sur soi (. . . ) et s'inventait une mort décente.» (p. 8) . La mort concerne et menace aussi le dire : « Il nous écartelait dans sa mort interne. Pas un mot n'en sortait pas un. » (p. 7) . Elle guette l'écriture : « Les choses s'invectivaient intérieurement. Il avait fait son livre sans me prévenir, mais je savais que chaque seconde passée hors de lui était une vie qui ne coulait pas. Il n'avait pas de sort. » (p. 8) . Enfin, elle s'inscrit dans l'ordre des choses : « On clamait par-ci par-là qu'il avait occis ses dieux et tranché la glotte à sa mère (. . . ) Il était dit qu'il n'aurait plus aucune espèce d'ancêtre. » (p. 8-9) .

 

              A travers un dispositif de procédés de rupture, de télescopage, de renversement du discours, de brouillage des pistes, l'écriture  mime la menace perpétuelle qui pèse sur elle, jusqu'à l'auto-dérision la transformant en balbutiement[29], jusqu'à la révolte meurtrière. « ABATTONS-LE ! » (Moi l'aigre, p. 12) , ordonne le narrateur à propos d'un roi, représentant de « royautés qui n'ont jamais été en règle avec elles-mêmes » (p.11) . La menace en question est alors celle qui « exile le talent » (Moi l'aigre, p.13) - notamment celui de l'écrivain - l'interdit (p. 13) [30] et le condamne à mort (p. 14) . Telle est l'ultime sommation de cette séquence (p. 9-14) .

 

              Le même piège de l'auto-fiction, maintes fois déjoué dans l'œuvre de Khaïr-Eddine, scène réitérée de quelqu'un qui se démasque à lui-même se retrouve dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants . « ils » , « il » , « tu » , « je » sont alors autant de désignations à la fois successives[31] et superposées d'une identité qui se débat dans un espace où « tout s'enchevêtre » (p. 24) . Ces désignations d'un même objet/sujet de la narration sont aussi autant de modifications/ratures de l'œuvre qui s'écrit, se dit et s'accomplit. 

             

               L'extranéité que suggère la désignation par « il » de celui qui est parlé, se révèle être un masque que l'écriture ne parvient pas toujours à maintenir, la parole trahissant les subterfuges de la narration pour semer le trouble : « ils filaient (. . . ) le plantaient là, seul, grouillant de lui-même, en lui seul » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 18) . Ce dispositif narratif vole en éclats lorsque fuse une parole directe et sarcastique (p. 23-28), mettant face à face « je » et « tu » , procédant à une dénonciation intempestive : « Sale con ! Tu crois que tu m'as possédé, hein ? » (p. 23).

 

              Par ailleurs, la traversée de l'espace, détour obligé pour arriver à « bon port » , va être marquée par le récit de « je »[32] : « Mais voici ce que je vis tout au long du parcours. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 62). Cependant, seuls les mots vont venir combler ce lieu habité par l'absence et la mort. Le récit né au bord de cette rivière, « à sec par endroits » (p. 62) est celui de la désolation et de l'impossibilité. Alors qu'il constitue à sa naissance, à l'orée du voyage, un élan, un investissement pour le je/corps/esprit, « à la recherche d'une quelconque vie tant dans l'eau que dans les fourrés surplombant le lit de la rivière » (p. 62) , le récit devient ensuite découverte de la destruction, du néant et de la mort et révélation de « la sale image de l'homme, bourreau inutile et fou, destructeur des espèces et des hommes » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 63) .

 

              Ainsi, la catastrophe s'annonçait dès le début de la recherche de « je » à travers cette absence d'eau puis de poisson (p. 63) et enfin par l'image monstrueuse de l'homme responsable de ce désastre. A l'instar de la pêche truquée d'avance, se met en place « l'écriture raturée d'avance » . Dans l'accomplissement du désastre, - puisque l'esprit de « je » « le savait déjà » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 63) . Seule la pensée de « je » , survivant à cette catastrophe, résonne toutefois de « l'écho dérisoire » (p. 63) par lequel il caractérise l'homme destructeur : « Tout cela, mon esprit le savait déjà, l'avait toujours porté en lui ! » (p. 63) . Dans cet itinéraire du « désastre » (p.65) retracé par le narrateur dans son propre parcours, tout semble « truqué d'avance » comme cette pêche  dont « les hommes s'en revenaient bredouilles » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 64) . 

 

              La plupart du temps, la parole jaillit péniblement du néant d'une énonciation obscure, comme le montrent Une vie, un rêve, un peuple toujours errants  ou encore Agadir. Le rôle de cette parole est de combattre le silence, le discours s'en trouve amplifié comme l'exprime la multiplication du dire. Il arrive que ce même discours soit au contraire réduit en cri comme dans Moi l'aigre  ou Soleil arachnide . 

 

              Le silence n'est-il pas en rapport avec la notion de pièges que nous tentons de comprendre ici, comme espace d'obscurité et de grand péril d'où naît toute parole : « car comment supporter, comment sauver le visible, si ce n'est en faisant le langage de l'absence, de l'invisible ? » [33] . Dans ses piétinements, l'écriture tente de rompre sans cesse le silence qui menace sa parole : « ce silence du discours vide (silence des signifiants) renforce la voix (l'appel) » [34] . Nous sommes alors dans une écriture salvatrice. Le silence y fonctionne comme soutènement de la construction discursive, y compris dans l'hermétisme désigné[35] de l'écriture de Khaïr-Eddine.

 

              Dans la tentative de faire un autre usage de l'écrit, de construire le discours autrement, il y a aussi la tentative de « visualisation du manque, de l'impossible et de l'impensable»[36]. Ainsi en est-il de la scène du papillon dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants  qui renvoie à une figuration presque picturale et exprime une reprise obsessionnelle comme l'extrait poétique qui rythme l'écriture d'Agadir, autant d'aspects qui visualisent les fantasmes qui sont de l'ordre du silence et dont la représentation efface ces frontières entre rêve et réalité.

 

              Situés au centre de l'écriture de Khaïr-Eddine, les fantasmes sont en rapport direct avec le principe même de « l'écriture raturée d'avance » ; c'est bien autour du noyau fait de manques et de silences, constitués par ces fantasmes que gravite l'écriture. Celle-ci ne travaille-t-elle pas à les occulter tout en essayant, paradoxalement de les montrer de façon indirecte, par le parabolique, poussant à chercher la signification dans les interstices de l'écriture ? C'est aussi là qu'opère la stratégie de la dépossession.

 

              Dans l'écriture du chaos, l'éclatement de la parole,  son absence ou sa perte constituent une menace de dispersion et de disparition : « Ils parlèrent quelque temps la même langue mais chacun avait son langage, chacun donnait aux mots, un sens différent. (. . . ) Il y eut des combats terribles dans la forêt et/ sur les monts. /La matière n'avait pas encore parlé. » (p. 14-15), lit-on dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants. 

 

              Mais on trouve aussi chez Khaïr-Eddine, comme chez les nouveaux romanciers, ce que Pierre Van Den Heuvel nomme : « absentification du sujet »[37] que nous analyserons plus loin en termes de « je » problématique. Notons déjà qu'il s'agit d'une stratégie scripturale visant à une représentation du non-sujet et à une désaffection de la fonction d'énonciateur – « Je ne communique pas » , lisait-on dans Moi l'aigre (p. 16)  - C'est ainsi que lorsque la parole scripturale se vide de toute dimension subjective pour figurer la réification de « je » par exemple, elle pointe alors l'objectivité comme « mise en scène de l'objet qu'est devenue la parole perdue. »[38] . C'est notamment le cas quand le discours se fait dans l'absence de toute référence, les mots-objets occupent le devant de la scène, dans l'évacuation du sujet et la discontinuité de la représentation, comme nous l'avons noté dans Le déterreur.

 

              Souvent, dans l'écriture de Khaïr-Eddine, « le langage diffracté jusqu'au vide »[39] transforme le sujet en « grande enveloppe vide de la parole » , ce même « vide est le lieu du sens »[40]. La langue est alors perçue comme étrangère. Il ne s'agit pas simplement de retrouver le sens des mots communs[41] mais de leur en donner un autre par rapport à un autre référent. Le silence de chaque mot renvoie pour nous à celui de la langue perdue qui se taire derrière la langue française. Ceci contribue sans doute à renforcer l'idée de pièges du sens.

 

              N'est-ce pas aussi le propos de Légende et vie d'Agoun'chich ? Le péril demeure l'une des constantes de ce voyage à plusieurs dimensions qu'est le livre, dont celle de l'écriture . Rappelons le passage où l'adolescente met en garde les deux voyageurs que sont Agoun'chich et le Violeur, quant à la suite de leur périple. Agoun'chich comprend alors que ce voyage cache bien des difficultés : « L'adolescente était là pour lui ouvrir les yeux sur sa condition de hère. » (p. 83) . Cette fonction éclairante de la jeune fille amène les deux voyageurs à réfléchir de nouveau à la poursuite de leur « aventure » (p. 83). Remarquons que c'est là une nouvelle remise en question de ce voyage, signe non seulement de l'hésitation et des craintes justifiées des deux voyageurs, mais aussi de ce qui va advenir d'eux. 

 

              Le texte multiforme déploie ses multiples facettes, invite à la lecture plurielle mais constitue néanmoins un terrain miné où la langue dissimule ses traquenards. Dans le labyrinthe narratif, nombreux sont les pièges du sens qui appellent une lecture ouverte. Il y a dans ce cache-cache avec le sens, un aspect à la fois ludique et angoissant quant au sens à donner aux mots. Déjouer les pièges du sens pour exister et survivre, fuir l'univocité du langage direct, pratiquer la polysémie, tel semble être le mode de fonctionnement du texte, pour « échapper » - terme récurrent dans Histoire d'un Bon Dieu - à la clôture du sens et à la menace qui pèse sur son expression « muselée » - autre terme retenu dans Histoire d'un Bon Dieu.

 

              Chaque texte évoqué ici montre que réfléchir aux pièges du sens, c'est aussi tenir compte du ou des silences comme « trous textuels au niveau de l'acte de parole »[42] qu'est l'acte scriptural. Le silence représente un masque de l'écriture et aussi un piège, car en cachant il montre. Aussi, le rapport établi entre la notion de pièges, de silence, de non-dit qui peut devenir trop-dit et de manque, renvoie à la question de la dépossession très présente dans l'œuvre de Khaïr-Eddine 

                                       

              Les pièges du sens, ce sont aussi ceux de la langue qui provoquent le silence involontaire et pointent « cette non-parole obscure dont on sent la présence constante sur le plan de la matérialité textuelle (. . . ) c'est le vrai silence du texte, situé là où le discours se tait, où apparaît « l'inconscient malgré lui » , où l'on touche à ce que le sujet ressent de la manière la plus intime, où ce qu'il a à dire s'avère indicible, point crucial du rapport qu'il a avec la langue, moment d'abdication. »[43].

 

              A chaque fois que nous sommes face à une situation d'énonciation non réalisée, s'entend alors, se perçoit  le silence de l'écriture, du discours de l'œuvre littéraire. Le texte  désireux de révéler son « secret », mais impuissant de verbaliser ses pulsions, donc condamné au silence, se fait construction d'un lieu qui réunit le manque et le désir et où se dépose le véritable sens du texte, « cette vérité secrète » de l'indicible et de l'innommable[44] que Lacan désigne par « une case vide » [45] . Les textes de Khaïr-Eddine sont la plupart du temps des histoires de communication défectueuse.

 

             Les impossibilités qui marquent la plupart des récits renvoient à ces pièges du sens, à cette question du silence découlant de l'insuffisance du langage, de son inadéquation mais aussi de celle de la langue d'écriture. Lorsque l'écriture se heurte à une impossibilité d'expression, elle semble s'arrêter sur quelque chose d'essentiel, le silence en est alors la manifestation matérielle. Les signes typographiques : blancs, points de suspension, page blanche, traduisent ces arrêts/recommencements de l'écriture, signes aussi d'un mouvement de régression, de retour, sans doute en rapport avec l'identité. 

 

              L'impossibilité et le silence qui en découle ne marquent-ils pas le retour à un état premier du langage, le langage matriciel, lieu de silence mais aussi source de la parole? Cet état primitif du langage - en rapport pour nous avec la langue maternelle - est sans doute à chercher dans des lieux présents dans le texte et qui sont autant de métaphores, de figurations narratives. Ainsi, la ville souterraine d'Agadir et notamment la cave ou encore la tour/prison du Déterreur, tout ce qui a un rapport avec les trous, les lieux de chute d'évanouissement mais aussi les métamorphoses, les absences, les changements constituent des lieux où se tapissent le désir, le manque que les mots cherchent à combler.

 

              Le silence de l'indicible, silence narratif, transposé par l'absence montrent bien comment le refus de la communication peut jouer le rôle d'un véritable actant, agent du désir obsessionnel qui pose la question de la vie et de la mort. Ces moments cruciaux dans le texte marquent aussi l'attente d'une nouvelle parole, issue du silence, même dans la défaillance de la langue. Cette attente correspond de notre point de vue à ce qui apparaît comme promesse de récit.

 

3) : Le texte à venir.

 

              Dans son élaboration même l'œuvre de Khaïr-Eddine se réalise à travers de nombreuses retouches qui dessinent une esthétique qui se place dans les cavités, les fissures et l'incomplet. Soumis à de perpétuelles modifications, comme nous avons pu le voir, le récit défie ainsi la fixité inhérente à toute écriture. Si le désordre du texte exprime une liberté revendiquée, un affranchissement déclaré par rapport à tout déterminisme spatio-temporel et identitaire, il semble aussi cacher une blessure et révéler une immense béance.

 

              L'excès de récits, de langage et de parole est révélateur de la difficulté de formuler sa vérité obscure, et aussi du désir de la faire apparaître à travers le trop plein des mots. Cette dynamique de l'acte de verbalisation, forme de lutte contre le silence est sans doute à relier à la quête du récit. 

 

              C'est dans l'accumulation de manques que se construit le texte en quête de nouvelles modalités pour se dire. Le récit passe d'une modalité à une autre à travers l'esthétique de la fracture qui est aussi une esthétique paradoxalement génératrice. C'est ainsi que dans Agadir le séisme qui a touché la ville réfléchit, tel un miroir, le cataclysme intérieur du narrateur auquel le langage poétique sert d'exorcisme à l'anéantissement de l'individu, en proie à des visions hallucinatoires. Après le mode narratif mêlé au descriptif, le mode poétique vient exprimer à trois reprises (Agadir, p. 21-121-133) , la fracture spatiale, temporelle, intérieure qui fait l'essentiel du propos d'Agadir.

            

              Ces trois fragments poétiques se font écho tout en se distinguant par quelques variations, comme les pièces interchangeables d'un puzzle que leur rapprochement constituerait. Ils se démarquent du reste du récit par leur typographie en italiques, les blancs de plus en plus longs qui les précédent, les propos auxquels ils font suite, tous relatifs à l'espace (p. 21), et enfin, le manque suggéré par ces propos et appuyé par les blancs précités, qui suscite l'émergence de ces séquences.

 

              Organisateur du récit, l'emploi itératif de cette séquence sur le mode poétique, parole du « je » au milieu de cette abondance de mots/messages envoyés à lui, fixe l'image de la ville en délitescence, en même temps qu'il en fait - de l'image et de l'énoncé répété- le point nodal du récit. L'itération révèle aussi cette unité sémantique comme texte souterrain à mettre en parallèle avec la ville souterraine ; les italiques appuyant ici une présence poétique du langage, fascinante et inquiétante à la fois. L'écriture raturée porte alors, en sous-jacence, le texte englouti, refoulé qui tente ainsi par trois fois de se dire, malgré toutes les stratégies de brouillage mises en œuvre.

 

              Cette séquence qui se déploie dans le texte en trois temps et travaille le tissu textuel, constituerait ainsi une sorte de repère dans l'écriture du chaos. Elle marque sa place dans la trame du texte par sa typographie en italiques qui ponctue le texte et met en relief l'état émotionnel du narrateur submergé par sa mémoire. En effet, cet énoncé/leit-motiv se caractérise en tant que produit du flux mnésique où dominent des images marines : « goutte, replis, saccades, port, piscines, écume marine, je tangue, boue verte, côte » (Agadir, p. 21), porteuses de significations relatives à la naissance, aux pulsions vitales et aux forces destructrices. La ville anéantie y occupe une fois de plus, une place obsédante comme métaphore de la catastrophe intérieure, du traumatisme qu'elle provoque et ainsi exprimé par cette reprise.

 

              Cette ponctuation du récit par la duplication d'un fragment sémantique concentrant autant de sens quant à la lecture du texte d'Agadir est importante du point de vue de la forme poétique dans laquelle se coule le verbe. En effet, cet extrait répété et donc amplifié par cette triple reprise, s'énonce dans un signifiant et une construction syntaxique habités par un souffle poétique. Jusque là, le texte s'est évertué à mettre en place toute une stratégie désorganisatrice du genre, de la langue et du sens pour rendre le séisme destructeur et l'effondrement des repères spatio-temporels qu'il engendre.

 

              L'émergence répétée de ce fragment textuel met en avant cette forme spécifique du langage poétique comme violation systématique des lois du langage ordinaire, comme si le poète avait pour seul but de brouiller l'intelligibilité du message. Ceci d'autant plus qu'il s'agit d'un message inconscient, celui du refoulé, lié au traumatisme. Signalons qu'ici la présence poétique tient à la fois du phonique et du sémantique par la force des images qu'il anime et l'intériorité, au sens propre du terme, qu'il cherche à exorciser.

 

              Celle-ci trouve sa métaphore dans la demeure-tanière (Agadir, p. 21-133) et la ville, « Ma ville à (re)construire » (p. 21) . A l'instar de la ville, le poète détruit le langage ordinaire pour le reconstruire à un autre niveau. Cette destructuration/restructuration passe par le poétique auquel le récit semble venir se ressourcer car il rend compte des interrogations intimes de « je »[46], amplifie son inquiétude et traduit son enfermement. Le poétique intervient aux temps forts du récit, verbalise une crise intérieure et constitue une voie ouvrant sur le théâtre, passage de la voix solitaire du poème à la polyphonie dramatique. Le théâtre prend le relais comme dire et lieu de cohésion et de quête.

 

              Dès que le récit sort du théâtre, il perd tout repère et plonge dans un flot de paroles en délire, notamment  lorsqu'elles touchent à l'histoire individuelle du narrateur, lui-même en perte d'équilibre, quand le théâtre n'est plus. De nouveau, le narrateur soliloque, tout en s'inventant un auditoire : « Alors je vous dis que l'histoire n'existe pas. » (Agadir, p. 86) et se retrouve face à ses questionnements (p. 86-87), marquées par les nombreuses phrases interrogatives, dans l'espace clos et hermétique de la demeure.

 

              Au regard de cette situation de perte du sens, le théâtre apparaît comme une tentative de structuration du discours et de la matière textuelle. La pensée et la parole tentent de se trouver ainsi une cohérence et une formulation équilibrée où le dire dans lequel le « je » « solidaire des gens qui (l') ont visité » (Agadir, p. 66) verbalise sa crise, ses tensions par le biais du bestiaire, de l'histoire et du mythe, s'équilibre dans les voix qui l'expriment.

 

              A l'inverse le retour au narratif puis au descriptif (Agadir, p. 86-120) qui correspond aussi au retour dans la demeure, intériorité du narrateur et à son histoire personnelle est une fois de plus marqué par le chaos narratif, rendant difficile l'organisation de l'énonciation. Celle-ci est marquée (p. 86-87) par des énoncés courts, hachés se succédant à un rythme heurté, rendu par la ponctuation dont l'usage fonctionne comme traduction du piétinement de la pensée et des souvenirs et la désorientation du narrateur, de son « flottement » (p. 86) face à la force des interrogations qui l'assaillent (p. 86-87) , relatives à son histoire, sa naissance et son origine.

 

              Ainsi que nous l'avons déjà noté, la recherche de l'identité à un genre se traduit par le passage d'un genre à un autre, structurant, déstructurant le texte qui de rature en rature évolue vers cela même que l'écriture cherche à raturer. Agadir ouvre ainsi sur un ailleurs chargé d'avenir : « Je vais dans un pays de joie jeune et rutilante, loin de ces cadavres. » (p. 143) et de virginité : « Ainsi me voilà nu simple ailleurs. » (p. 143). S'éclaire alors un espace de construction, lieu des possibles, champ scriptural, inauguré ici et que l'œuvre   littéraire de Khaïr-Eddine  va investir par des textes toujours propulsés qui vont continuer de s'élaborer selon les mêmes principes déconstructifs et constructifs.

 

              Nous avons vu comment dans Corps négatif  passant du « je » au « tu » puis du « tu » au « je » (p. 102-103) , le récit bascule dans la troisième personne et dérive vers un micro-récit qui se construit autour d'un « elle » (p. 103-110) mystérieux. Cette séquence s'organise autour de souvenirs d'enfance relatifs à la mère et se poursuit (p. 110-116) à travers un discours/monologue qu'indiquent les éléments scéniques de la page 116, tantôt chant d'amour, tantôt invective contre la situation faite à la femme (p. 112-113) ou contre l'Europe (p. 114-115) .

 

              Cette nouvelle dérive du texte (Corps négatif, p. 110-116) se déploie aussi sous une forme poétique (p. 113-116) reprenant la disposition strophique de la matière verbale et le rythme anaphorique et litanique propres au genre. Cette prise de parole s'inscrit aussi dans une mise en scène annonciatrice d'une nouvelle séquence dans le récit qui s'oriente vers le théâtre (p. 116-126).

 

              L'élaboration du récit se poursuit dans la désignation de l'errance du « nom œil » (p. 130) ,  en même temps errance de l'identité menée dans ce « ROMAN MALMENE » et cette « NUIT » [47] (p. 131) , associant la quête du nom et celle du récit.  Notons ici ce que nous développerons plus loin : c'est bien dans le seul espace scriptural que s'entreprend cette quête.

 

              Relativement à cette quête, Histoire d'un Bon Dieu  met en scène des personnages dont l'histoire est sans cesse racontée mais reste toutefois virtuelle. Le désir de narrer leur histoire constitue l'essentiel d'une démarche scripturale qui ne va jamais jusqu'au bout. Ce sont toujours des histoires de vies tronquées, en lambeaux et donnant lieu à des bribes de récits. Ces personnages en quête de quelque chose et d'abord d'eux-mêmes, en lutte avec eux-mêmes ou leur propre fantôme, dialoguent et s'apostrophent.

 

              C'est ainsi que l'écriture de Histoire d'un Bon Dieu  poursuit son déploiement dans la séquence où « je » apostrophe « tu » (p. 177-178) , continuant ainsi ce qui apparaît comme une conversation souterraine, entamée puis interrompue et reprise sous différents modes, en une pratique courante dans l'œuvre. La chronologie fracturée du récit livre ainsi des fragments textuels qui déroutent toute lecture car leur émergence dans le dispositif narratif dérive celui-ci vers un autre dire dont le lien avec le(s) précédent(s) reste obscur et souterrain.

 

              Mutilée à l'origine, en difficulté pour se dire et se formuler, la parole est alors en quête d'un statut à travers un combat pour être et se dire, mené lors des différentes tentatives du texte pour prendre forme. C'est dans l'éparpillement, l'éclatement et le grouillement que le récit tente de se faire entendre, en se déployant en diverses modalités, à travers une quête qui finit par donner un sens et une unité à ce qui apparaissait tout d'abord comme un magma textuel.

 

              L'expérience scripturale prend place dans un processus d'auto-régénération par lequel l'écriture, chaque fois en perte d'elle-même, renaît, se déployant à partir de son propre manque. Elle donne quelques repères où le texte marque ses ancrages et ses références, comme dans Moi l'aigre (p. 39) où s'annonce un texte à venir : « Voici une partie du recensement de tes crimes. Dans ce réquisitoire (. . . ) Il sera question dans ce qui va suivre » (p. 39) , texte porteur d'un théâtre où il sera question des hommes. C'est ainsi que l'écriture travaille contre l'oubli et la mort de l'homme, en devenant scène ouverte sur/à la vie. Elle indique en même temps ses propres fondements et repères, à travers les propos sur le théâtre.

 

              Nous avons ainsi deux ensembles de mêmes caractères typographiques, annoncés l'un par « UN FLIC PARLE » (Moi l'aigre, p. 151) et l'autre par « LE COUSIN » (p. 154) entre lesquels vient s'insérer un texte de forme strophique et de typographie plus petite désigné comme « le théâtre » du « minable passant et le contribuable » (p. 153-154) . A l'intérieur de ces fragments textuels, deux mots se distinguent par leur typographie particulière « aigritude » (p. 152) et « NOIR INTEGRAL » (p. 154) .

 

              La dernière séquence du livre (Moi l'aigre, p. 155-158) constitue une unité typographique, où les lettres se caractérisent par leur petitesse, qui se singularise comme texte ultime, donné comme en filigrane et porté par une voix rendue intérieure par la typographie même. Ces transformations typographiques, génératrices de textes, introduisent le rythme et la temporalité, tous deux présents dans le jeu polyphonique qu'entretient cette dernière séquence.

 

              Au terme de la traversée du récit qui se donne comme étendue particulière à explorer, celle de Moi l'aigre, retenons que si celle-ci a révélé l'écriture comme « acte de solidarité historique »[48] par lequel, l'écrivain lie « la forme à la fois normale et singulière de sa parole à la vaste histoire d'autrui » [49],  elle a surtout permis de suivre l'entreprise de subversion de différents ordres : politique, religieux, colonial, familial jusqu'à celui qui nous intéresse : l'ordre des signes, notamment ceux du langage : « mais j'ai fait un ouvrier digne de ce monde/cet ouvrier cassera le monde en deux/de sorte que la terre ne sera plus une planète » (p. 157) , déclare l'ultime voix narratrice de Moi l'aigre. Voilà qui désigne symboliquement cet ouvrier du langage qu'est l'écrivain, à la recherche d'un dire nouveau et affranchi, recherche qui oblige à un travail « à la fois destructif et résurrectionnel » [50]. Tel est le mouvement que suit l'écriture du texte chez Khaïr-Eddine.

 

              Si l'émiettement du texte atteste la décomposition d'un univers et les cassures de l'histoire dont participe la voix narrative du texte, il semblerait que celle-ci s'efforce en même temps de les conjurer par un mouvement qui la porte toujours au-delà car, quelque chose s'accomplit dans le langage, valorisé dans sa fonction organique.  

 

              C'est aussi dans la problématique du genre telle que nous l'abordions déjà dans la subversion générique que se cache l'idée de texte à venir, comme le montrent Agadir, Corps négatif  ou Histoire d'un bon dieu. Moi l'aigre poursuit cette même problématique. On y découvre aussi que chez Khaïr-Eddine, le texte laisse constamment percevoir une voix omniprésente, par exemple à travers la typographie, qui semble ne jamais perdre le fil et veiller  précisément à ce texte à venir.

 

              Le procédé de relance du récit ou promesse de récit, très fréquent chez Khaïr-Eddine, évoque ainsi les promesses et les reports de parole caractéristiques de l'oralité. Par ces transits qui constituent autant de relais, transitions, passages, les différents fragments du récit s'effectuent, s'enchaînent par la répétition d'un mot, d'une expression ou d'une idée[51]. L'écriture use de procédés narratifs, de systèmes scripturaux tels qu'elle perpétue la parole, le texte étant toujours à venir.

 

              Ainsi, dans Le déterreur, nombreuses sont les promesses non tenues de récit qui n'en sont que la suspension : « nous verrons ça plus tard » (p. 12) , « J'y reviendrai plus tard, mon existence n'ayant pas commencé comme ça » (p. 13) , « je le démontrerai bientôt » (p. 13) , « prochainement, je décrirai peut-être » (p. 39) . Ce procédé dénote, malgré toutes les difficultés d'élaboration du texte, la quête permanente d'un récit sans cesse en devenir. Apparaissant comme un récit problématique, Le déterreur  signifie malgré tout une véritable errance et quête du récit. 

 

              Ce qui nous est apparu comme l'aspect piégé et aussi piégeant du récit, à l'instar du Déterreur, par exemple, vient s'ajouter aux autres facettes évoquées plus haut, l'une éclatée, l'autre menacée, pour constituer la problématique du récit. Ces trois caractéristiques nous permettent de poser celle-ci en termes de manque et de désir, de refus et de quête. L'errance et la quête qui le commandent, paraissent susciter et justifier le récit, comme « lieu fermé d'un travail sans fin » [52] .  

 

              En effet, dans son avancée erratique, le « vieux bouc gâteux » dans Une odeur de Mantèque  qu'est le protagoniste de cette scène[53] n'en finit pas de traquer le sens des choses pour finalement être pris lui-même dans ses rets comme dans cette scène où « quelques aigles décrivent au-dessus de sa tête des cercles concentriques » (p. 17) , provoquant chez lui cette interrogation : « Ne serait-ce pas l'avant-voix de l'enfer ? Ne s'était-il pas trompé de chemin ? » (p. 17) .

 

              La recherche du sens, notamment de « cette histoire » obsédante (p. 18) qui conduit « le vieil homme » à traverser un espace, celui de la montagne, d'une étrange familiarité, semble vouée à la perte au fur et à mesure que la montagne se métamorphose en ravin, puis en précipice, puis en gouffre (p. 18) . Une nouvelle fois, l'évocation des « djnouns » (p. 18) anéantit cette traversée du sens, renvoyant le récit à son point de départ car : « il avait manqué son voyage. Je recommencerai, se dit-il. » (p. 18) .

 

              Reste alors la promesse d'un récit à venir ! Ainsi, tout l'effort de construction entrepris lors de cette séquence (p. 15-18) , en vue de quêter le sens du récit, ce qui s'est manifesté au niveau de la narration par la marche du personnage vers son but et en même temps celle de l'écriture, l'une mimant l'autre, tout cet effort semble buter sur un mot, celui de « djnouns » et se heurter à un espace, celui de la montagne, qui s'évanouit aussitôt imaginé. C'est l'effondrement de cet univers entre réel et imaginaire, l'impossibilité des pensées de se formuler de façon signifiante que figure l'apparition des crapauds, qui, rappelons-le, symbolisent les pensées du vieux (p. 18) .  

 

             Si l'échec et la mort ont dominé cette traversée onirique que fut le passage précédent (Une odeur de Mantèque , p. 46), la suite du récit donne lieu à une interrogation qui interpelle le lecteur, tout en consacrant l'expérience scripturale qui se déploie ici comme errance vers l'incertitude et aventure périlleuse. Tel est le sens des propos qui inaugurent la séquence suivante (p. 50) , reprenant une citation du Déterreur et rendant plus trouble encore l'identification de l'énonciateur. 

 

             La mise entre parenthèses de la parole : « (Je ne puis tout transcrire sous peine d'être moi-même radié de ce globe. ) (. . . ) (Oui, tout ce que j'ai tenté d'oublier, de passer sous silence affleure maintenant. Tout, dans ce monde me sollicite. ) » (Une odeur de Mantèque, p. 50-51) souligne la présence constante, déjà signalée, de cette voix intérieure de l'écriture qui raconte et se raconte en même temps.

 

              Cette nouvelle étape du texte marque aussi le retour au récit du « vieil homme » qui, grâce aux houris et au sexe voit « toute sa vie (changée) en une sempiternelle coulée de lave. » (p. 50) . Toutefois, ceci ne paraît être qu'un coup d'œil jeté sur ce que devient le « vieux » car il est aussitôt abandonné à son nouvel état que la narration expédie. Le récit semble ne pas vouloir s'arrêter sur cette vie paradisiaque sur laquelle il n'y a rien à dire. Par contre ce passage reste travaillé par l'urgence de dire autre chose qui relève du monde, non pas celui des houris mais celui des Hommes. Une tension à la fois mnésique et langagière pousse le texte vers un ailleurs récitatif, même si les parenthèses[54] tentent de contenir ce trop plein.               

 

              C'est ainsi que le récit est ramené à l'image obsessionnelle de l'enfant, de l'homme et de la femme en perpétuelle situation de marche errante (p. 52) ; l'écriture s'inscrivant dans une éternelle déambulation. La mort rôde encore dans cette scène fugace qui apparaît telle une réminiscence, sans doute en lien avec ce que le « je » « tente d'oublier » (p. 51) .

 

              Cette menace de la mort, désormais inscrite dans chaque page du livre justifie cette errance de l'écriture, sans cesse dépossédée d'elle-même, qui ne peut se concevoir que dans la douleur de l'absence, de l'attente et de la différence, trois figures de l'écart et de l'altérité. A l'instar du personnage de cette scène (p. 52) qui « marchait, un point c'est tout. » , le texte « errait une fois encore » (p.52) , de nouveau, inexorablement déporté vers l'ailleurs du récit.

 

              Très souvent chez Khaïr-Eddine, le texte (re)prend son cours par l'émergence d'une voix qui renoue avec la voix du récit premier,  en restaurant le fil perdu de la narration : « moi, je t'en conterai encore (. . . ) Je te dis encore » (Une odeur de Mantèque, p. 53) . C'est la voix du conteur, le « supervieux » qui maintient et permet la survie non seulement du vieil homme mais celle du récit puisqu'elle promet « un autre fait à venir » (p. 53) et qu'elle projette le récit vers un dehors - celui du paradis où se trouvent le « vieux » et le « supervieux » et celui du texte - que figure le futur du récit, l'advenir contenu dans : « Voici donc mon rêve, ami, pour que tu saches ce qu'il adviendra de ton terroir. » (Une odeur de Mantèque, p. 53) .

 

              Suit une longue séquence (p. 53-54) qui expose les convulsions de l'histoire, à travers quatre tableaux, évoquant tour à tour la guerre du Rif (p. 54) , le peuple affamé (p. 56-57) , la ville en révolte, à feu et à sang, condamnant la tyrannie d'un « roi torve » (p. 55) dans un dialogue imaginaire entre Dieu et le Diable (p. 54-55) . 

 

              On se demande alors si le « vieux » n'est pas victime de sa « mémoire rébarbative » . Pourtant, cette « mémoire vomie » continue à se déverser à travers des spasmes respiratoires où le discours du « vieux » donne à voir des pans de sa vie, chargés de négativité. Mémoire malade que celle du vieux qui se laisse aller à une description iconoclaste de ses ébats vicieux avec ses femmes, juste après l'évocation de la mort de ces fils (p. 76-78), description qui va d'ailleurs dégénérer en boucherie : « Je me prenais alors pour un lion enlevant d'assaut une forteresse de viande crue. » (p. 77) .

 

             Suscitant des visions de carnage, jusqu'à la nausée, cette description qui prend place dans « un abattoir du sud » (p. 77) , introduit le lieu sudique comme espace biographique et mnésique en ruines, d'où se dégage pourtant la vision de cette « montagne nimbée de neige et d'auréoles solaires » (p. 78) [55].

 

               Dans Une odeur de mantèque, tout récit commencé semble comme absorbé par un autre et ne connaît de ce fait jamais de suite ni de fin, chaque nouveau récit restant inachevé, à l'instar de celui du rêve ou celui de la mémoire. Or, cet inachèvement qui prend dans l'écriture de Khaïr-Eddine des significations sur lesquelles nous reviendrons ultérieurement, paraît fonctionner jusqu'alors dans le texte comme générateur de récit, puisqu'à chaque fois l'un reste en suspens parce qu'un autre vient en prendre le relais. C'est du moins ce que nous pouvons constater, pour l'heure, sur le plan formel. Il est notoire que ce mode de fonctionnement scriptural produit un texte éclaté, hétérogène, constitué de bribes de récits qui sont autant de récits virtuels mais rendant problématique toute saisie du champ diégètique.

 

              La peur de la censure, de tout empêchement de la parole, toujours présente chez Khaïr-Eddine, est sans doute à l'origine de cette démultiplication du sens et du texte qui se déploie ainsi dans un mouvement insaisissable jusqu'au vertige. La fugacité, la mise en fuite constitutives de cette écriture de l'éphémère, de la discontinuité, de l'instantané accentuent le caractère insolite du texte.

 

              Si traditionnellement, le récit tend à immobiliser des instants de vie, des situations d'existence, ici, l'immobilisation est déjouée par le récit qui change sans cesse de forme, en ouvrant sur de nouvelles perspectives de récit ou de nouvelles modalités d'expression, même si le contenu semble terriblement clos.

 

              Au début de cet étrange voyage que constitue « le livre à venir » [56] , qu'est Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , les mots forment un espace carcéral, obstacle à toute communication : « Nous ne pouvions pas aller vers eux. Nous étions prisonniers d'un langage imperceptible, de gestes et de mimiques inextricables. » (p. 36).

            

              Cette parole collective, captive « toile d'épeire » (p. 36) et impuissante : « Tout se transformait autour de nous sans que nous le désirions. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 36)  devient au cours de ce périple, paroles en fuite, superposées, toujours en quête de sens, sorte de fugue, néanmoins rendues présentes par leur puissance vocale : « Nous parlons mais je ne sais pas ce que nous disons, chacun dit quelque chose et le tout est comme une musique, un ensemble de notes tantôt modulé tantôt discordant. Nous ne nous comprenons pas mais cela n'a pas d'importance tant que nous crions à l'unisson. » (p. 42) .

 

              Du point de vue scriptural, le voyage dans « les univers parallèles » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 33-46)  interrompt donc la parole en délire de «je» aux prises avec ses hallucinations angoissées. Paradoxalement, le voyage évoqué transporte « je » « dans ces mondes où jamais l'homme n'entrera » (p. 46) mais pourtant accessible à « je » et fait basculer le texte dans le récit fabuleux. Tous les ingrédients de ce type de narration sont réunis, de l'entrée en matière qui situe les choses à venir dans l'inouï, jusqu'à la magie de la mort régénératrice (p. 46), en passant par les enchaînements de situations de disparition/apparition et de métamorphose. La présence du bestiaire, le poisson-chien, typique de ce genre de récit, éclaire néanmoins un aspect inquiétant qui domine par ailleurs un onirisme angoissant, symbolique de cet extrait.

 

              Le « répit » (p. 48) promis par le narrateur d'Une vie, un rêve, un peuple toujours errants sonne comme une sauvegarde assurée du récit et de ces êtres qui l'habitent, créations du « je » qui reste omnipotent dans cette affirmation: « Mais je leur accorderai encore un certain répit afin de les soustraire à toute destruction. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 48) . Ainsi, le désespoir n'est jamais total même si les mots laissent passer la réalité effrayante de « la ténèbre du monde » (p. 47) . La parole qui rebondit à chaque fois, arrive à occulter ce néant qu'elle ne cesse de convoquer pourtant. En se déportant (p. 49) sur une actualité, celle de l'immigration, rendue par le présent de narration, la parole toujours en expansion se déchaîne en propos incisifs sur « un monde atroce qui utilise en même temps qu'il refuse » (p. 50) , dénonçant le broiement de l'identité : « Nous autres à Paris nous crevons la dalle, nous sommes ratiboisés et insultés comme pas un ! » (p. 49) .

 

              Chez Khaïr-Eddine, il est fréquent que la transition entre une séquence et une autre s'effectue à travers une prise de parole. Quelqu'un parle – « le type qui me parlait » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 61) - et voilà le texte transporté ailleurs dans une autre direction. Cette élaboration en arborescences, ce développement de carrefour en bifurcation permet au texte de se déployer sur une large étendue et révèle une relation dynamique avec la forme et le texte comme objet qui change.

 

              Il est utile de noter que ce dynamisme relationnel avec la forme transite souvent par la prise de parole comme propulsion, rebondissement, poussée du texte vers autre chose. Telle est la fonction jouée par les propos de mise en garde lancée par l'inconnu : « Ce soleil qui luit là-haut n'est rien qu'une peau d'orange plissée, dit-il en m'indiquant le quai au bas de la colline. N'y fais pas trop attention et surtout tâche de ne pas le regarder fixement, il est malsain, mortel. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 61) .

 

              En effet, ces propos introduisent la défiance par rapport aux choses, en l'occurrence le soleil, et leur apparence trompeuse. Ils apportent de nouveaux éléments narratifs : le narrateur cherche le port et veut faire un film sur Baudelaire. Ainsi, la parole directe projette dans un instantané fictionnel où se côtoient l'imaginaire et le réel : le soleil/ « peau d'orange » et la présence irréelle de Baudelaire. Il arrive que la parole bascule dans le champ du pur fantasme par l'écriture de l'onirisme notamment rompant ainsi brutalement cet équilibre paradoxal, ce jeu de tension. Il arrive aussi que le lien se constitue - ce qui pourrait sembler rassurant dans la mesure où la continuité ainsi établie donne une cohérence, un ordre et dresse des repères - avec ce qui précède dans le livre, notamment page 45 où « je » devient « une entité » , c'est-à-dire un « esprit » (p. 64) . Nous le retrouvons dans ses pérégrinations et dans son projet annoncé (p. 61) par un personnage qu'il croise sur son chemin, de « faire un film sur Baudelaire » (p. 61) . 

 

              Cette entrée en matière où la parole prononcée joue un rôle de transit et d'introduction dans un univers fictif, constitue une ouverture sur l'espace narratif. En effet, ce qui suit, relève d'un imaginaire inspiré du conte, dont les méandres sont à l'image du propre itinéraire de l'écriture. Le narrateur doit se rendre au port, destination symbolique, en vue de réaliser son projet artistique de film sur Baudelaire, port qu'il voit mais ne peut atteindre sans détour en : «  (. . . ) empruntant les berges d'une rivière » (p. 62) . Dès lors l'écrit « est une parole qui nomme à la dérive, tel un son fluide, un objet déjà là et que le locuteur sait innommable »[57] .

 

              Or, dans l'œuvre de Khaïr-Eddine, le narrateur se voit « sans âge attendant cet hypothétique autobus qui n'arrivait jamais, jamais n'était là pour m'emmener ailleurs » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 75-76) . A chaque fois, il apparaît dans l'énigme de cette attente « becktienne » , étranger à un espace toujours vide, déserté par les êtres chers[58], séparé des autres en une attente singulière : « . . . ) attendant quelque chose qui n'arrivait pas. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 76) . Il reste dans le mystère de son exil : « moi sans âge (. . . ) moi restant là observant (. . . ) moi passant à travers eux sans qu'ils me voient, fendant ce bruit, cette grande agitation et rebouchant par-ci par-là quelques trous de mémoire (. . .) » (p. 75-76) , face à sa mémoire ruinée mais qui surgit néanmoins au fil de l'écriture, épousant parfois le rêve pour le « projet(er) dans une autre époque » (p. 77) .

 

             Le narrateur d'Une vie, un rêve, un peuple toujours errants se perd dans son propre récit, usant tantôt d'un trop plein du participe présent qui le décrit dans sa précipitation et sa course désespérée après l'impossible, tantôt frappé d'amnésie et essayant en vain de « rebouch(er) les quelques trous de mémoire » (p. 76) , figurés par les points de suspension du texte. Ainsi, l'installation dans un rêve paraît impossible, la plongée dans un autre rêve montre combien l'écriture, se nourrissant de cet onirisme erratique, ne peut s'entreprendre que dans cette errance salutaire car promesse et désir d'un nouveau départ/retour : « Plongeons rapidement et tâchons d'aller jusqu'au bout. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 79) .

 

             Dans le processus de la déconstruction/construction, l'activité scripturale cultive le passage de l'ordinaire au fantastique, l'illusion se servant du réel pour se cacher. Ainsi, dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, l'écriture plonge dans un rêve organisé autour du je/corps/papillon. Ce long passage  (p. 33-45) qui marque le texte par sa densité et sa construction constitue dans le récit un moment focal tant du point de vue de la structure que de celui de sa signification.

 

              En effet, ce micro-récit forme une entité quant à sa construction et à son sens. Il se situe entre deux séquences (p. 30-32 et 47-48) où « je » s'en prend à d'imaginaires assaillants figurant un bestiaire hostile dont « je » refuse d'être la « pâture » (p. 47) . Un certain nombre d'indices permettent de situer  l'onirisme. La suite de ce récit mène « je » , omniprésent sur la scène scripturale, sur le terrain incertain où la présence du connu dans l'inconnu contribue à créer un climat d'étrangeté.

 

               Cette relance du rêve poursuit l'aventure du récit qui se déroule en un lieu indéfini où s'entrecroisent la mémoire, le rêve et l'histoire revisitée par l'imaginaire de l'écrivain. C'est à la croisée de toutes ces voies que le récit fraie son chemin en quête de lui-même. 

 

              Il nous semble que ce type d'élaboration du texte formulée en termes de perte et de quête se détecte aussi dans Légende et vie d'Agoun'chich. Ce qui apparaissait au début de notre lecture du livre comme une séquence complètement en décalage avec la suite, tant au niveau du ton, comme partie documentaire plus que narrative, que du propos, en tant que reportage sur la réalité présente d'une région, le Sud berbère, marocain, prend une signification au vu du récit à venir. En effet, toute cette première partie du texte constitue en soi, une préparation à la légende.

 

              Par ailleurs, la simple observation du temps tel qu'il se manifeste dans le récit, notamment celui du voyage, conduit à la constatation de la récurrence de ces deux indications temporelles que sont la nuit et l'aube comme procédé d'avancement cyclique du récit. Le leitmotiv du départ et de l'arrivée - des deux personnages mais aussi du livre et de façon inversée : le livre s'ouvre sur l'arrivée dans le Sud et se ferme sur le départ d'Agoun'chich - lié à celui de la nuit et de l'aube et associé à celui de la vie et de la mort, marque la notion de temps dans le récit. Le temps évoqué ici est organique en ce qu'il épouse le rythme du monde et de la Nature. C'est un temps premier, celui de la légende. Enfin, c'est un temps dialectique - et principe d'écriture chez Khaïr-Eddine - jouant sur des oppositions qui dessinent tout un réseau de significations : 

 

aube

nuit

départ

arrivée

vie

mort

parole

silence

récit

éclatement du récit

écriture

non écriture

 

 

              Or, le voyage et son récit consistent à raconter les visions des deux voyageurs, autrement dit à affronter ses rêves, ses fantômes, soi-même, laissant apparaître une construction où la nuit reste associée au rêve, au voyage en soi et au Sud, lieu de croyances, de mythes, de souvenirs et de mémoire. L'aube est propice, dans cette construction, à la marche, au voyage hors de soi, à l'avancée vers le Nord. Ce temps organique privilégie la nuit, moment qui suscite le récit, le conte et  la légende, favorable car obscure et receleuse de périls nous dit le texte, à la libération de l'imaginaire.

 

             La nuit permet le voyage en soi, elle libère la parole sur soi et le dialogue entre le violeur et Agoun'chich (p. 68-71). La découverte de l'univers qu'elle permet aux deux voyageurs s'accompagne d'un dévoilement de soi à travers les éléments, la nature, les mythes et les croyances qui y sont relatifs. La nuit autorise une certaine présence à soi et à l'autre par l'attention portée aux éléments. La parole qu'elle génère exprime cela par le mélange de propos savants et de croyances mythiques, appuyant ainsi cette imbrication constante des divers aspects réels et imaginaires, de la science et du mythe.

 

              Le voyage  entrepris par le violeur et Agoun'chich (p. 59) semble avoir pour espace, l'onirique et le mythique, entre aube et nuit. L'évolution des personnages dans cet espace est plus plongée qu'avancée. En effet, ils sont pendant longtemps dans un espace du dedans : « Dans cette montagne impénétrable, par tous les lacets escarpés surplombant le chaos des roches et des torrents, en ce commencement du monde dont l'aube irise la précarité, Agoun'chich et le violeur allaient exactement comme deux fourmis légionnaires. » (p. 72) . Les deux voyageurs sont ainsi pris dans cet espace qui englobe la montagne, la terre natale, la famille et tout l'imaginaire relatif à ce haut lieu symbolique, dans une existence calquée sur le seul rythme des éléments.

 

              Cet espace a du mal à s'effacer dans l'écriture, il la nourrit. De là, la séparation qui n'en finit plus et la multiplication des péripéties de ce voyage intérieur. Il semblerait que « sortir de soi », soit long, interminable et semé d'embûches. Car, ce lieu, cet espace du dedans est la « montagne-matrice » (p. 87) dans laquelle la mémoire et le souvenir gardent sur les deux voyageurs une emprise telle que le détachement, l'éloignement d'avec ce lieu sont sans cesse déportés par le rêve ou le cauchemar, les diverses rencontres qui s'y déroulent, comme celle de la folle ou l'adieu à la fillette et à l'épouse, les multiples apparitions qui y surgissent - ainsi les lieux hantés (p. 80-86) - ou encore le rappel de la mort de la sœur (p. 87) .

 

              Chaque déplacement donne lieu à des péripéties, des rencontres menaçantes qui ravivent le désir narratif, toujours présent, comme si la légende voulait prolonger sans fin quelque chose qu'on voudrait retenir. La narration fait surgir à chaque fois un nouvel élément épique, une nouvelle raison de se battre. C'est par exemple, le moment de la lutte avec « la bande à Bismgan, un négrier, un renégat et un tueur. » (p. 103-104) . Chaque avancée dans ce voyage, chaque détour du texte s'entreprend sous la menace de la mort.

 

             Ainsi, l'épisode de la fillette piquée par le scorpion (p. 116-119) , grande parenthèse qui vient marquer cette première nuit au village du caïd, obéit à la même pratique, sans interrompre le récit. Au niveau de ce dernier, cet accident provoque un retour en arrière et s'offre comme une occasion pour ramener à la surface de la mémoire des faits de vie et de culture. Prétexte qui génère le texte, cet épisode met en scène l'aïeule, la vieille femme, à la fois savante et sainte, « psychothérapeute doublée d'une religieuse » (p. 117) .

 

               Retenons alors que la mort-départ d'Agoun'chich, à la fin du texte Légende et vie d'Agoun'chich situe bien l'écriture dans une errance sans fin et « l'éternel ressassement » que nous évoquions plus haut. En effet, malgré les propos d'Agoun'chich sur sa vie future d'« homme ordinaire » (p. 159) , l'écriture semble se laisser une échappée, comme toujours chez Khaïr-Eddine. La fin du livre rejoint la plupart des clausules en forme d'ouverture sur autre chose constatées dans les récits que nous avons analysés au cours de cette étude : « Le jour même il enterra ses armes à côté de sa mule et prit le car pour Casablanca. » (Légende et vie d'Agoun'chich, p. 158) . La métaphore du car est souvent là pour exprimer une parole toujours en voyage et en devenir.

 

              Ainsi, le récit n'a ni début ni fin, de même, il n'y a pas de récit définitif ; il reste ouvert. N'est-ce pas de ce point de vue qu'il faudrait comprendre ce grand livre qui va d'Agadir à Mémorial  ? De là aussi, la continuité c'est-à-dire le refus de la clôture de l'œuvre. Nous avons nommé perte et en même temps refus du texte, toute entreprise de destruction du langage et de la forme verbale qui exprime aussi une désagrégation. Par contre, chaque effort de construction, la volonté de raconter, de dire et de créer, nous a semblé manifester le désir et la quête du texte.

 

             Le dynamisme des formes qui impulse les métamorphoses du texte telles que nous avons essayé de les saisir dans ce chapitre, invite à retrouver dans la mise en forme même de l'œuvre, difficile et douloureuse, rappelons-le, le processus de la création comme « mouvement, jeu d'équilibre et d'instabilité, tares, perpétuel réajustement en un lieu, l'esprit, où le conflit est roi » [59] . Comment se manifeste ce conflit au niveau scriptural ? Pour tenter de le saisir, nous allons dès lors nous intéresser à cette force qui anime l'écriture. 

 

 



[1] « Les catégories du récit littéraire » . op. cit. p. 131-157.

[2] Ce que GENETTE désigne respectivement par « discours narratif »

     et « histoire ou diégèse » dans Figures III. Paris : Seuil, 1972, p. 72.

[3] Claude DUCHET. « Enjeux idéologiques de la mise en texte » in Revue

    de l'Université de Bruxelles . N°3-4. Bruxelles, 1979, p. 324.

[4] Comme le dit Alain ROBBE-GRILLET. Pour un Nouveau Roman. Paris :

     Ed. de Minuit, 1963, p. 55 : « tous les éléments techniques du récit :

     emploi systématique du passé et de la 3ème personne, déroulement

     chronologique, intrigue linéaire, courbe irrégulière des passions,

     tension de chaque épisode vers une fin, tout visait à imposer cette

     image.» .

[5] « Mais ce départ n'a peut-être jamais eu lieu » , « Je sors presque de

     mon corps » (Corps négatif. p. 21).

[6] Jean-Claude MONTEL. Change, « La narration nouvelle » . N°34-35

     Paris : Seghers/Laffont, Mars 1978, p. 20. 

[7] Le travail à la sécurité sociale marocaine, l'histoire familiale,

     évoquée p. 33, la répudiation de la mère, etc. . .

[8] Ainsi, l'incise p. 116 : « J'écris ceci dans les cafés, je m'en serais

    passé !  mais la vie de ce livre qui est une critique opérationnelle me

   refuse toute liberté.  »

[9] « Soldats, marins, débris d'empires, retraités »

[10] Essais critiques . « Littérature et discontinu » . Paris : Seuil, « Tel

     Quel » , 1964.

[11] Le premier paragraphe, (Moi l’aigre, p. 5-6, 9-14, 16-38 et 151) .

[12] Jean ROUSSET. Narcisse romancier (Essai sur la première personne dans le roman) . Paris : Ed. Corti, 1973.

[13] Jean ROUSSET. ibid.

[14] Jean RICARDOU. op. cit. p. 43.

[15] Roland BARTHES. S/Z . Paris : Seuil, 1970, p. 166.

[16] Celle que nous avons retenue plus haut .

[17] Evoqué par Maurice BLANCHOT. Après coup . Paris : Minuit, 

     1951/1983.

[18] CIORAN. « Aveux et anathèmes » in La Nouvelle Revue Française.

     juil-août 1981, p. 1-24. 

[19] Marthe ROBERT. Roman des origines et origines du roman.  Paris :

     Grasset, 1972, p. 102. 

[20] Puisqu'elle semble correspondre à cette montagne de Tafraout,

     maintes fois évoquée dans l'œuvre . L'écriture ne craint pas

    d'emprunter à la réalité des éléments objectifs, noms de personnes ou

    de lieux connus, authentiques.  

[21] Voir les formules propres au conte traditionnel, déjà rencontrées

     dans Le déterreur.

[22]  Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 242.

[23] « Toute parole ressemble à un jeu d'échecs où les interlocuteurs sont

     à la fois joueurs et pièces de jeu. Le Marocain le sait. Pour chaque

     situation, il possède la formule et la sentence. » Abdelkébir KHATIBI.

     Penser le Maghreb. Rabat : SMER, 1993, p. 66.

[24] Dans Agadir  et Le déterreur, notamment.

[25] (Une odeur de mantèque, p. 119 et 121) : « sous leurs pieds, l'oued sale

     charriant les merdes, les détritus, les spermes non engloutis par

      l'Utérus » (p. 119) ou encore : « Chez moi, où c'est chez moi ? » (p.

      121) .

[26] Puisque se rapportant à la fois au fil de la narration, au tissage de

     l'écriture, à la trame du récit et au cordon ombilical.

[27] Les verbes « pousser » et « introduire » (p. 9) .

[28] En gras dans le texte.

[29] « Ecrivait-il, c'était une tornade qui vous balbutiait » (p. 10) .

[30] « Le talent est en exil (. . . ) Qu'on interdise tout simplement le talent

     ici (. . . ) Le talent crève rustrement dans notre soleil » (p. 13) .

[31] Nous avons depuis le début du texte ces différentes séquences : récit

    de « ils » , récit de « il » , récit de « tu » / »je » .

[32] Rappelons que dans le conte traditionnel maghrébin, le bord de l'eau,

     passage obligé aussi, est toujours propice à la narration et à la parole

     qu'il libère comme pour conjurer un sort qui la menace.

[33] Rainer Maria RILKE. Briefe . Frankfurt : Insel Verlag, 1980, p. 901,

     cité par Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 69.

[34] Pierre VAN DEN HEUVEL. ibid.

[35] Par de nombreux lecteurs et critiques de l'œuvre  de Khaïr-Eddine.

[36] Jean-Claude MONTEL. « Le non-dit » in Change , « La narration

     nouvelle » . N°34-35, Paris : Seghers/Laffont, mars 1978, p. 53.

[37] Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 71.

[38] Pierre VAN DEN HEUVEL. ibid.

[39] Roland BARTHES. L'Empire des signes. Genève/Paris :

     Skira/Flammarion, 1970.

[40] Gilles DELEUZE. Logique du sens. Paris : Minuit, 1969, p. 162.

[41] Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 71-72 : parle « d'écriture

     objectiviste » , notamment à propos des Nouveaux Romanciers pour

     lesquels il y a alors nécessité de sortir du sens usé des mots.

[42] Pierre VAN DEN HEUVEL. ibid. p. 65.

[43] Pierre VAN DEN HEUVEL. ibid. p. 81.

[44] Maurice BLANCHOT. L'espace littéraire . op. cit. p. 188.

[45] Jacques LACAN. Ecrits I. Paris  : Seuil, « Points » , 1966, p. 125.

[46] « Je n'ai pas encore saisi pourquoi...Et pourquoi je m'inquiète

     pourquoi ? » (p. 21), « Mais je n'ai pas encore saisi pourquoi je

     cherche et ne trouve jamais Ma Ville » (p. 128). De la même façon,

     « Il y a un mot qui me manque. » .

[47] En caractères gras dans le texte.

[48] Roland BARTHES. Le degré zéro de l'écriture . Paris : Seuil, 1953/1972,

     p. 14.

[49] Roland BARTHES. ibid.

[50] Roland BARTHES. Ibid. p. 31.

[51] Voir à ce propos le travail de Abdellah MEMMES. Signifiance et

     interculturalité dans les textes de Khatibi, Meddeb et Ben Jelloun :

    Essai d'approche poétique . Th. Et. Rabat : Université Mohamed V,

     Faculté des Lettres, 1989, vol. 1et 2, 497 p. 

                  [52] Maurice BLANCHOT. L'espace littéraire . op. cit. p. 10.

[53] Qui ne manque pas de rappeler « le vieux bougre » du Déterreur.

[54] Celles de la citation p. 50-51.

[55] Notons que c'est un espace piégé entre les tenailles de la montagne-

     mère.

[56] Pour paraphraser le titre de Maurice BLANCHOT.

[57] Julia KRISTEVA. Le texte du roman. Approche sémiologique d'une structure discursive transformationnelle. Paris : Ed. Mouton, 1970, p. 103.

[58] Cf. la rivière vide, la route vide, le village vide (p. 62, 67, 71) et ici les « immeubles vides où je ne retrouvai plus les anciens amis » (p. 76) .

[59] Claude LORIN. L’Inachevé. Paris : Grasset, 1984, p. 26.