(Zohra MEZGUELDI :

Oralité et stratégies scripturales dans l’œuvre de Mohammed Khaïr-Eddine.

Thèse de Doctorat d’Etat, Université Lumière-Lyon 2, janvier 2001

Sous la direction de : Charles BONN (Université Lyon2) & Marc GONTARD (Université Rennes2))

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Résumé de la thèse

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Chapitre III : Les mouvements de l'écriture.

 

 

              Il s'agit d'interroger dans leur émergence, leur fonctionnement et leur finalité, deux principes fondateurs de l'œuvre et énoncés par celle-ci, celui de « la guérilla linguistique » et celui de « l'écriture raturée d'avance » . Ce volet de notre analyse s'efforcera de comprendre comment et pourquoi dans cette œuvre, la mise en forme et la mise en mots, conduites par « la guérilla linguistique » et « l'écriture raturée d'avance » , mimant dans une large mesure la mise à mort que tendent à figurer ces principes scripturaux, traquent quelque chose qui semble être remise en cause, chaque fois qu'elle prend forme, au fil d'un mouvement qui n'en finit pas et qui ne peut finir. 

 

              Surgit alors cette interrogation : « quel est le lieu du drame ? « Se posera pour nous la question des enjeux de cette expérience, ainsi que celle de la problématique qui sous-tend les stratégies scripturales perçues jusqu'à ce stade de notre recherche. 

 

 

1) : « La guérilla linguistique ».

 

              Nous avons vu précédemment que l'écriture de Khaïr-Eddine se situe d'emblée dans la remise en question et la déconstruction, s'origine dans un chaos préalable et fondateur, inscrivant la turbulence, le sismique et le tectonique comme caractéristiques liminaires de son processus. Travaillée par la thématique du conflit, de la rupture, de l'exclusion et de la marginalité totale, à la fois sociale, politique, culturelle et identitaire, elle ne se conçoit que dans la révolte, l'exil et l'errance, comme quête et conquête de l'espace, entendu dans son sens global : réel, imaginaire et symbolique.

 

              Dès son avènement, l'écriture de Khaïr-Eddine s'est voulue en rupture et , « la guérilla linguistique » que l'écrivain déclare alors, s'exerce en premier lieu contre l'écriture elle-même. Tout texte de Khaïr-Eddine se caractérise par son désir de ne pas apparaître comme structure et d'échapper à toute norme. Aucune linéarité, aucune chronologie, le texte frappe et déroute par son aspect chaotique et la destruction des formes qu'il opère. En tant que telle, la subversion générique combat le pouvoir, la tyrannie, l'absolu des formes et des codes.

 

              Rappelons que si cette notion fait l'objet d'un manifeste[1] à retrouver de la part de l'écrivain[2], l'écriture est là pour rappeler dans ses propos mêmes « la guérilla linguistique » . Si l'expression a été quelque peu galvaudée, il est bon de la resituer dans le contexte textuel dans lequel elle a surgi.  Notons que c'est dans Moi l'aigre que l'on retrouve la référence à ce qui constitue les trois aspects fondamentaux qui caractérisent l'écriture de Khaïr-Eddine : « l'écriture raturée d'avance » (p. 15) , « la guérilla linguistique » (p. 28) , « la fonction organique des mots » (p. 29) . Manifestation d'un désir d'affranchissement par rapport au code et à la langue, revendication de liberté, « la guérilla linguistique » s'en prend d'abord à ce type de pouvoir, touchant à la pratique textuelle, à la syntaxe et à la langue. Considérons alors ce troisième récit de Khaïr-Eddine comme un livre-manifeste.

 

              Chez Khaïr-Eddine, le texte est fortement animé par une dynamique de la contradiction et de la subversion, se démarque comme lieu d'un combat. L'écriture s'inscrit dans ce combat : « Ses textes n'étaient qu'une ultime guerre » (Histoire d'un Bon Dieu, p. 134) . Ecrire, c'est se battre et combattre. Le guerrier et le conquérant sont au cœur de cette pratique scripturale qui devient de ce fait, mise en péril : « je tue (. . . )  ma machine est une bombe atomique (. . . )/ma plume serait un fusil asthmatique n'était sa grosseur, un fusil de fellagha ! /je la réunis en un acte seul qui n'apparaît jamais/comme tel » (Soleil arachnide ,  p. 120) .

 

              Par cette stratégie de déconstruction des formes, l'écriture se meut dans le risque et l'esprit d'aventure, aventure périlleuse qui implique nécessairement la violence et la confrontation à l'ordre du langage. Génératrice de « l'écriture catastrophique » , évoquée par Julia Kriesteva[3] , elle met en évidence une non-conformité à un genre, une non-identité scripturale, une perte de référence et d'origine : « Où est le socle ? » (Histoire d'un Bon Dieu, p. 134), s'interroge l'écriture. Animée par la révolte-guérilla : « On lui avait enseigné la guérilla. » (Histoire d'un Bon Dieu, p. 134) , insoumise, « défi(ant) toute prostration » (p. 134) , prise dans une identité double et trouble: « L'Arabe donnait tout nu dans ses aisselles, fabriquant parfaitement le double du saharien. » (Histoire d'un Bon Dieu, p. 134) , elle s'affirme comme non-écriture : « je compose pour détruire aussitôt toutes mes croyances. Qu'elles soient verbales ou silencieuses. » (Histoire d'un Bon Dieu, p. 134) .

             

              Le processus de la guérilla renvoie à un concept guerrier et recouvre l'idée de lutte contre le pouvoir, avant tout celui du dire, visant un projet de libération par la parole, cultivant un jeu de dépossession et de réappropriation dans lequel la violence et la terreur prennent une dimension comme mode d'être de l'écriture. Tout ceci se déroule dans l'espace du dire porteur de violence, dans celui du langage, transformant ce dernier en langage projectile : « Les mitrailleuses lançaient des textes noirs et jaunes sur la terrasses de cafés. » (Soleil arachnide, p. 18) .

 

              Avec la « guérilla linguistique » s'éclaire tout un projet  d'écriture qui renoue avec le socio-politique qu'implique la notion, pose l'acte scriptural comme acte socio-politique : « ni roi/ni fureur/mais ce pouvoir d'un jour mué en séisme/sombré/parmi le lait noir de ma palmeraie »[4] (Soleil arachnide, p. 74) . « La guérilla linguistique » est génératrice d'un certain terrorisme dans le champ scriptural - c'est notamment la subversion générique que nous avons abordée précédemment - au service , nous semble-t-il, d'une cause ayant à voir avec l'oralité. Elle met en action un projet scriptural, singularisé par la dissidence par rapport aux codes, projet qui implique un type de rapport avec la langue, car il s'agit bien de « guérilla linguistique » . Nous avons vu comment la pratique textuelle s'inscrit dans cette dissidence. Le langage est bien le lieu de cette guérilla, dans l'entreprise de déconstruction/construction introductrice de la parole sauvage.

 

              Tel est le projet scriptural de Moi l'aigre : donner voix à ce qui est occulté, censuré, assassiné par l'absolu, remettre en question cet absolu, refuser la tyrannie de l'UN, en élaborant une esthétique de la guérilla, désignée par l'écriture elle-même : « j'éjaculai un texte différent de tout ce que j'avais écrit jusque-là : un crépitement de balles et une montée de hurlements étouffés. C'est par ce texte que je compris que je devais m'engager une fois pour toute dans la voie de la guérilla linguistique ! » (Moi l'aigre, p. 28) . 

 

              L'inauguration même du récit interpelle : « Hé quoi tante ricochant sur moi la strangulatrice martyrisée et sur le chien père aigri de l'insecte immunisé ! » (Moi l'aigre, p. 5) et déroute par la construction de la phrase initiale. Introduisant ici beaucoup plus la substantivisation du verbe que l'action suggérée par un véritable verbe conjugué, le participe présent « ricochant » (p. 5) prend place dans une syntaxe insolite et étrange qui pervertit la langue dans ses fondements logiques et son fonctionnement naturel. 

 

              Ainsi, même les rares repères, les mots qui renvoient au connu sont brouillés, envahis, pervertis par l'anormalité, la monstruosité et la violence. L'interpellation initiale de Moi l'aigre fonctionne aussi comme une provocation par la mise en scène d'un dire subversif, par la perturbation de la construction de la langue et par les propos iconoclastes qui ouvrent ce récit. Ce dire subversif, celui de « la guérilla linguistique », investit l'espace scriptural.

 

              Introductrice de rupture, la construction parataxique, fréquente chez Khaïr-Eddine, fait que les phrases s'équivalent et met en avant la fluidité du flux verbal, allant beaucoup plus dans le sens de l'oralité que dans celui de l'écriture. Le suggèrent les procédés d'inversion de la syntaxe ou la répétition du participe présent ou encore l'introduction incongrue de sons comme « Pf-fuite ! » (Moi l'aigre, p. 6) ou leur homophonie : « joviale Jubilant » (p. 6) ou enfin, le recours au néologisme : « la ville est ventrebouillotte » (p. 5) . Notons qu'en même temps qu'à une création de mots, le néologisme correspond à une libération de l'expression.

             

              Remarquons que le mot-projectile, « le mot pistolet » (Soleil arachnide , p. 37) tient du langage comme expression d'une prise de conscience qui figure par ce même langage une expérience très subjective. Le mot-projectile renvoie au pouvoir narcissique des mots de soumettre le monde, contient une charge subjective qui fait du langage, une parole. Il est aussi à rattacher à la phonation comme décharge motrice qui permet l'explosion agressive sonore et réactive des traces mnésiques liées sans doute aux mouvements du corps, ainsi que la référence à la dévoration (p. 5-6) qui manifeste une oralité déjà présente dans le titre du livre[5].              

 

              La pratique de l'indétermination, l'absence d'articles témoignent de l'atteinte aux structures de la langue, tout en s'inspirant de la rhétorique de l'oralité. Ainsi, l'usage transgressif de la ponctuation correspond à une transgression contre tout académisme et contre l'ordre du sens dans le texte. Voilà qui rejoint l'absence d'organisation traditionnelle dans le texte : alinéa, paragraphe qui mettent de l'ordre dans le texte. L'absence de ponctuation est source d'ambiguïté, « la ponctuation posée fixe le sens, son changement le renouvelle ou le bouleverse, et, fautive, elle équivaut à l'altérer. »[6].

             

              Nombreux sont les éléments qui corroborent l'hésitation dont joue l'écriture. Celle-ci fait reculer, par exemple, les limites de la phrase en supprimant ou en déportant le point final (Moi l'aigre, p. 7) . « La rhétorique classique refuse que l'idée puisse se morceler au-delà de l'alinéa. Ce qui porterait atteinte à la notion de « plan » et de « développement » : fondement de toute la littérature soumise à l'impératif de l'expression »[7] .  Les majuscules qui marquent le début d'une nouvelle phrase ne suffisent pas à supprimer l'effet de confusion suscité par l'absence du point.

 

              Les torsions subjectives du langage se justifient par l'aspiration à une liberté dans l'espace ludique que permet l'espace scriptural, poétique et qui renoue avec la liberté de jeu, avec le non-sens des mots, contre toute contrainte. Les règles diminuent cette liberté de manipulation du langage. Celle-ci ne renvoie-t-elle pas au chaos originel du langage dans lequel aucune forme verbale ne s'impose, aucune règle n'articule l'énonciation et qui empile les mots et les choses dans la grande masse indifférenciée des sensations ? C'est pourquoi, sans doute, l'acte de parole prendra progressivement une valeur métaphorique, substitutive d'échanges qui engagent le corps. L'objet-parole est alors soutenu par de puissants investissements pulsionnels que Moi l'aigre  met bien en avant en évoquant « la guérilla linguistique » .

 

              Cette esthétique de la guérilla qui semble caractériser l'écriture qui se décrypte ici, s'analyse et se livre, se proclame en rupture, s'accompagne d'une sorte de logique de la subversion et de la dissidence révélatrice du versant tragique de l'écriture : « Mais je devins complètement fermé pour autrui (. . . ) J'en étais arrivé à rejeter mes proches, mes amis. » (Moi l'aigre, p. 28-29).

 

              Le respect des règles linguistiques traduisant un acte d'allégeance à toutes les futures conventions de l'ordre symbolique qui asservissent et humanisent l'individu, « la guérilla » est un mouvement de révolte de l'écriture contre les conventions régulatrices et d'autres, nous venons de le rappeler. Cette dimension de l'écriture entraîne la jubilation jusqu'à la perte de toute forme dans cette subversion même dont les conséquences sont soulignées par les propos rapportés du narrateur-scripteur,.

 

              Il semble que Khaïr-Eddine pointe aussi le rapport d'incommunicabilité qu'il y aurait entre la communication et l'expression subjective, montrant que ce que la parole acquiert en communication, elle le perd souvent en subjectivité et réciproquement : « voici son texte : noir sur gris alucite poing grammatical Je ne communique pas » , lit-on dans Moi l'aigre (p. 16) .

 

              De ce point de vue, le double et la « désertude » dont il est question toujours dans Moi l'aigre  (p. 16-38) sont porteurs d'un texte qui s'énonce paradoxalement dans sa volonté de non-communication et d'illisibilité. D'emblée, le récit de l'écart, texte du double, se retranche dans un espace réfractaire à toute lisibilité immédiate où le brouillage des pistes commence par la confusion des signes, ici la couleur, « noir sur gris » , l'effacement de toute démarcation entre l'animal, « alucite » et l'humain « je », entre un énoncé et un autre, la disparition de la ponctuation ; autant d'éléments confirmant le refus de communiquer : « Je ne communique pas » (p. 16) .

 

              En cela, « la guérilla linguistique » s'étaye aussi sur le niveau ontologique d'une philosophie du langage, d'une esthétique, parfois jusqu'à l'hermétisme, au-delà du politique ou peut-être à partir du politique. L'expérience scripturale réactive l'expérience originaire de la communication et sa genèse, mais également la nostalgie et la crainte de son dépassement. Autrement dit, « la guérilla linguistique » renvoie, de façon plus profonde que la portée politique de l'expression, à ce qui se produit fondamentalement dans l'acte de parole.

 

              De ce point de vue le poème « Barrage » (Soleil arachnide, p. 75-79) retient notre attention par rapport à cette dimension de l'écriture de « la guérilla ». Représentatif de l'ensemble du recueil, ce texte rend compte, tant par sa forme que par son contenu de ce qui préoccupe essentiellement Soleil arachnide : la remise en question du langage et l'aventure scripturale que concrétise ce premier ensemble de textes poétiques de Khaïr-Eddine dans lequel figurent, rappelons-le, ces premiers écrits.[8]

 

            « Barrage » marque, au niveau du recueil, un changement dans l'écriture-guérilla. En effet, par sa disposition éclatée, le déploiement des mots-barrage, mots-projectiles, l'organisation spatiale du poème, figurant un véritable déploiement tactique du langage, tente de traduire par la vue - mais aussi par l'oreille car on entend ces mots - l'effort, la lutte de la pensée aux prises avec le chaos mais aussi avec le langage.

 

              Le chaos affronté se situe à divers niveaux : « Dieu meurt (. . . )/ entre ma peau et moi (. . .)/ mille prisons (. . .)/ Kasbahs déterrées par un cyclone (. . . )/ je m'accroche au néant (. . . )/ je suis le bœuf noir que vous cherchez/évadé des mémoires en décombres » (p. 75-77) . Pourtant, très vite, l'écriture parvient à extraire de ces « mémoires en décombres » , le mystère du langage poétique : « je m'accroche au néant/et soudain les lombrics de l'enfance (. . . )/la rose perdue[9]/devient langue/puis ordure (. . .)/mot juste/mot injuste (. . . )/ah ce Sud entre mes jambes raides (. . . )/je sème/resème.. » (Soleil arachnide , p. 76-78) - Ce travail sur soi et la mémoire vise sans doute à instaurer « une fresque magicienne/où rompre est abolir les lois » (p. 76) .

 

              Ainsi, le texte qui se met en place s'en prend à la condition d'homme, à l'identité, en termes de pouvoir et d'oppression, en une écriture de « la guérilla » où tout est inversé : « rompre est abolir les lois » , celles du langage en particulier : « on apprête une hache pour mon langage » (p. 77). Cette écriture de « la guérilla » procède à l'inversion de l'ordre des choses : « cette bouche expulsée de ma salive » (p. 76) ou encore à leur rature : « ville sans ville (. . . )/ homme sans homme (. . . )/ terre n'est plus terre/pierre plus pierre » (p. 77) .

 

              Elle est aussi écriture de la colère : « je sème/resème (. . . )/tout au long d'une fuite d'astres en colère » (p. 78) , qui métamorphose « moi/une braise » (p. 79) . Menacé par son propre néant, dépossédé de lui-même : « (. . . ) le monsieur se nourrit d'armoires/il s'achève par une apostrophe/claque au tréfonds d'un autre monsieur/derrière moi/au bout de moi/debout sur moi » (p. 78) , « je » tente de reprendre possession de lui-même par l'accession à la parole et la réappropriation de sa propre voix : « donne-moi ta voix monsieur/je veux entendre la mienne/un éclair (. . . ) » (Soleil arachnide , p. 79) .

 

              L'écriture de « la guérilla » est aussi écriture infernale (p. 78-79) symbolisée par l'opposition entre la présence menaçante du néant et la promesse de l'apparition de l'aube. La dispersion des mots sur la page figure le déploiement du langage-barrage qui fait résistance contre le néant toujours menaçant, le langage porteur d'aube qui lui insuffle une nouvelle vie : « l'aube va éclater dans une de mes rides (. . . ) /buvons l'aube/comme elle est double et fraîche et lente l'aube à tes narines » (p. 79) . Cette aube - qui n'est pas sans rappeler Rimbaud - donne à « Barrage » une portée symbolique dans laquelle le langage poétique revêt une possibilité d'émergence de la création face au néant destructeur.

 

              Ici, l'écriture tend à montrer l'énergie à l'œuvre dans cet élan créateur du langage poétique, en se servant, notamment, de la disposition typographique. Celle-ci se caractérise par ses mouvements de chute, de descente, par la prédominance de son mouvement abyssal. L'écriture de « Barrage » est marquée par l'oscillation entre l'éparpillement, la raréfaction du langage et la concentration, par la densité du langage, notamment dans le passage sur le Sud (p. 76) .

 

              Certes, tous ces mouvements font du langage rarescent ou profus, une matière vivante, un outil, une arme car les mots se déploient dans l'espace scriptural comme un dispositif de guérilla. Ces mouvements traduisent surtout une lutte, une violence, une difficulté extrêmes et douloureuses. Ce morcellement, cette désarticulation de la phrase, d’où le mot semble seul émerger dans son isolement et dans sa nudité, figurent un grand désordre intérieur, soulignent les risques d'incommunicabilité et la dissolution dans le silence qui est très important dans tout le recueil dominé par la menace « d'un livre froid » (p. 78) .

 

              « La guérilla linguistique » se justifie parce que « la parole en s'aliénant dans la cuirasse du langage marque dans un trop-plein de signes la présence d'une menace[10] qu'elle a pour fonction d'exorciser »[11] . Dans son désir de communication, la parole se heurte à l'objectivité du langage et aussi à l'extranéité de la langue, qui peut difficilement rendre compte de sa vérité. Or, cette vérité refoulée semble s'éloigner du langage en prenant corps et surgir dans l'acte de parole lorsque celui-ci prend ses distances avec le langage, en l'asservissant en quelque sorte au mieux de ses intérêts.

 

              Ici prend sens le «  (. . . ) pays d'exil » (Soleil arachnide, p. 103) qui est bien celui où se déroule la « guérilla » et où « je » s'« insurge » (p. 103) . C'est le lieu du poète-guérilléro, créateur malgré tout. C'est surtout l'espace du langage dans lequel « je » entre en action : « je jette (. . . ) je tempête/j'allume (. . . ) j'arachnide je mite/je trouve (. . . ) je fais/intervenir (. . . ) je m'insurge » (p. 102-103) . Ce lieu du langage et de l'exil est fait de violence et de lutte : « mon langage y bute violet mon langage isthme ! » (p. 103) .

 

              Le passage par l’« exil » - tel est le titre du poème situé entre « Nausée noire » et « Manifeste » (p. 101-103) - semble donc nécessaire pour conduire l'écriture-soleil, celle de la « guérilla » et aussi celle du dernier poème du recueil Soleil arachnide . Il semblerait donc que la guérilla menée par l'écriture de Khaïr-Eddine, mime la lutte entre parole et langage qui est accentuée ici par la problématique de la langue.

 

             Ce qui est mis à mal dans « la guérilla linguistique », c'est l'échec du langage, sa cuirasse symbolique, l'imposture du symbole qu'il représente et qui est mis à mort dans le signe linguistique. Les désordres de l'écriture vectorisent l'intérêt pour les failles, les accrocs du langage : « les mots-cavernes » (Soleil arachnide, p. 7) , révèlent un autre ordre : « le désordre clairvoyant » évoqué dans Soleil arachnide  (p. 22) . Disons que cet autre ordre, ce « langage neuf » , serait le signifiant-fou qui masque le lieu du drame, lieu d'une vacuité, d'une absence, révélateur d'un pouvoir, d'un ordre oppresseur qu'il affirme en le niant. Tel est le sens du poème comme il se déploie dans Soleil arachnide .

 

              De ce point de vue, on peut se demander si « la guérilla linguistique » ne constitue pas une tentative de lutte contre la vacuité du signe linguistique, pour casser sa structure circulaire - un signifiant renvoyant à un autre signifiant - vacuité révélatrice dans une certaine mesure de l'insuffisance du langage et de la langue. Déjà, dans Agadir, l'élargissement de la phrase traditionnelle en un réceptacle, un gouffre béant, constituait un bel exemple de cette pratique langagière perturbatrice par laquelle l'acte de parole semble parfois s'hypostasier dans la vacuité du signe.

 

              La diarrhée verbale qui caractérise aussi ce type d'écriture mêle plaisir et anxiété de parler/écrire de manière compulsive mais exprime aussi le vide ressenti derrière les mots qui s'échappent. N'est-ce pas là encore que réside le lieu du drame ?  La parole est un acte, une tentative de réunification du Moi. Le morcellement des objets et du Moi est exprimé par la parole hachée, passant parfois par une « conception tragique du langage où le mot équivaut au silence »[12] .

 

               Le poème « Manifeste » (Soleil arachnide, p. 101-103) pointe l'expérience scripturale comme étant, d'une part, celle de « l'incommunicable-tunnel vrai ou lupanar » (p. 113) , d'autre part, celle d'un risque encouru : « On devient fou d'être une cicatrice d'irréel et de mots criés en toute hâte » (p. 113) et enfin, celle de la confrontation à l'instant de vérité : « La pièce commence où finissent les astuces. » (p. 113) .

 

              Dans cette évocation même de l'aventure scripturale, « Manifeste » est aussi un texte traversé par un souffle épique et tragique : « Je fermai tous les livres et je n'ouvris que ma mémoire/on me dit que la parole n'a besoin que d'un homme/habitant le rail des chemins intangibles (. . . ) on fit en sorte que ma voix ne soit plus qu'un tonnerre/brandissant sa quéquette au-dessus de la ville morte/du sang giclant répudiant même la lumière » (p. 114) .

 

              Le texte fait entendre le chant de la « mémoire éventrée » de « je » mais aussi celle « des êtres travaillés par les codes » (p. 114) du « terroir terroriste » (p. 121) et du monde pour crier la mort de la pensée et de l'homme : « Il buvait des sangles/noires et reflétait la Pensée et l'homme se souvenant de/sa/stature » (p. 114) . Il est aussi célébration frénétique parce que désespérée de la poésie par laquelle il tente même dans la dislocation du langage (p. 115) de retrouver le sens des choses.

 

              La guérilla serait une lucidité vis-à-vis des masques dont le langage se couvre ou qu'il figure parfois et des parades auxquelles il donne lieu : « Ma peau se désapprend pour accomplir sa désintégration en même temps qu'elle se reconstitue dans un langage où les mots sont séparés de leur texture phraséologique ordinaire, celle que les yeux subissent de prime abord et que l'oreille traduit par une association nécessaire à une aventure à venir. » (Soleil arachnide, p. 106). « La position intermédiaire de l'acte de parole le situe en ce lieu scandaleux entre le moi et l'objet, entre le rêve et la réalité, entre le corps et le monde extérieur, que Winnicott désigne comme l'aire transitionnelle , espace libre où se localisent le jeu et l'expérience culturelle. »[13]. Cet espace potentiel libre se situe entre le dedans et le dehors.

              

              La violence faite à la structure syntaxique qui trouve une concrétisation dans l'expression « poing grammatical » (Moi l'aigre, p. 16) est elle-même symbolique des tensions qui travaillent l'être. En tant que prise de parole, l'écriture semble s'insurger contre la double vassalité du langage aux contraintes du corps et du code, contre la régulation formelle de l'activité verbale dans l'élaboration de la phrase et du texte, contre la tentative d'effacement du sujet dans la parole et le langage.

 

              Un texte comme Le déterreur  illustre bien la mise en jeu de l'acte de parole, en tant que lieu de guerre de et pour la parole « en une perpétuelle dépossession » (p. 59) , entre cri et langage, corps et code, subjectivité et objectivité.  Or, « la guérilla linguistique » révèle que la parole ne peut advenir que dans cet espace libre entre le corps et le code, la subjectivité et l'objectivité. C'est peut-être cette difficulté que l'écriture met en scène, ce dont elle rend compte. Tous les bouleversements dans l'économie textuelle, toutes les ruptures d'équilibre qui les accompagnent révèlent la structure paradoxale de l'acte de parole, les utilisations extrêmes qu'elle subit. 

 

              Tout ceci annonce d'emblée que l'écriture appartient à la vie du corps. L'acte de parole se situe en un lieu oscillant constamment entre le langage, le code linguistique et le cri comme décharge motrice du corps : « montée de hurlements étouffés » . L'expérience scripturale cristallise et révèle cette position paradoxale de l'acte de parole dans sa double allégeance au corps et au code, à la subjectivité du désir et l'objectivité du corps.  De ce fait, disons que le champ scriptural et plus généralement celui de la littérature se plaçant dans un jeu de limites spatio-temporelles, est ici éclaté. Nous avons tenté de le démontrer dans la présentation de l'espace scriptural et la double thématique du séisme et de l'errance, associée à la révolte, toutes deux impliquant le corps.

 

              Ce champ est ainsi recherché comme espace de liberté. « La guérilla linguistique » correspondrait alors à la quête d'un espace libre dans le langage entre corps et code, subjectivité et objectivité, sorte d'espace transitionnel, de structure paradoxale, mais nécessaire pour que la parole advienne. Cet espace est soutenu par le jeu de forces antagonistes par lequel la parole détient son pouvoir de création, lorsqu'il est vraiment symbole, c'est-à-dire lieu entre subjectivité et objectivité qu'il transcende.

             

              Il nous semble que « Nausée noire » (Soleil arachnide,  p. 80-100) figure cette quête. C'est un long poème qui du  « prisme ouvert » sur « nulle/cause pour vivre » (p. 80) à l'interrogation « où serait alors le lieu de notre exil ? » (p. 100) se construit en 16 strophes autour des thèmes associés du sang, du lait et de l'encre. Dans cette association, « je » se construit « syllabe par syllabe » (p. 87) dans le souvenir de l'enfance « morte à vif » (p. 96) , l'évocation de la femme, la glorification du peuple. Sous la menace du néant et de la mort, l'écriture figure dans la longueur même du poème, le déversement. Elle pointe dans ses propos ce lieu de la poésie où se mêlent le sang, l'écriture et la lutte : « la terreur dans ton corps/comme l'encre de chine/il est temps de sortir/mon sang noir plus profond dans la terre et dans la chair du peuple/prêt au combat/je ne veux plus de couleurs mortes/ni/de phrases qui rampent dans les cœurs terrorisés » (p. 83) .

 

              Le poème « ruisselant d'encres/noires » (p. 83) , à l'instar de ce passé « foudroyant (. . .) surgi du plomb qui l'a brisé » (p. 84) semble lui-même naître de ce néant qu'il évoque, échapper à la mort que suppose le combat dans « la guérilla » déclarée (p. 85-86) « et donner au futur le fruit le plus/étrange » (p. 86) . Il devient alors « instrument » de « guérilla » : « un poème parfois me vient comme une pierre » (p. 89) . Cette « Nausée noire » dans laquelle le sang, le lait et l'encre sont confondus dans la même « phrase artérielle » (p. 94) mime dans sa forme et ses images dominantes cette lutte que le poème mène jusqu'au bout de lui-même (p. 99-100) , sans doute en quête de la « phrase inédite » (p. 99) : « ma lutte est geste de qui aspire à vivre sans/autre éternité que ses propres blessures » (p. 100) . Le poème annonce l'exil collectif : « où serait alors le lieu de notre exil ? » (p. 100) et indique sans doute la poésie comme lieu même de l'exil en question.

 

               Très souvent chez Khaïr-Eddine, l'acte de parole s'assimile à l'objet corporel dont il est la métaphore en révélant sa position liminaire et paradoxale dans un espace libre aimanté par des forces antagonistes ainsi que sa dimension psychologique. L'écriture/écoute apparaît alors comme une traque de tout ce qui manifeste la vie dans sa diversité. Elle est recherche de « la fonction organique des mots » (Moi l'aigre, p. 29) et s'accomplit en un acte éjaculatoire dont la dimension subversive n'échappe pas : « j'éjaculai un texte différent » menant à « la guérilla linguistique » (Moi l'aigre, p. 28) .

 

              Celle-ci réunit l'acte de parole et l'expression corporelle, « le dire » et « le faire » , confondant prohibition et plaisir. Elle serait la lutte contre le code linguistique dans laquelle s'inscrit le désir. Cette lutte est transcrite au niveau scriptural par toutes les distorsions relevées ; elle figure dans l'espace symbolique les dimensions imaginaires et pulsionnelles de la parole et du langage : « j'éjaculai un texte » . C'est sans doute là que réside l'intérêt de « la guérilla linguistique » déclarée. Ecrire et éjaculer sont absolument mis sur le même plan, le même acte qui s'inscrit dans celui de « la guérilla » .

 

              Ecrire, c'est aussi vomir, se vider de soi, l'écriture se faisant évidement et correspond de ce fait à un débordement. C'est notamment le cas dans des textes tels que Corps négatif, Le déterreur  ou encore Une odeur de mantèque . Voilà qui crée une dépendance par rapport à l'écriture qui actualiserait l'imago maternelle - sur laquelle nous allons revenir - le discours figurant ici le vomissement du désir : « mort/hyène funeste/je te vomirai toute » (Soleil arachnide, p. 94) .

 

            « Le code linguistique a la force d'un objet qui résiste aux pressions subjectives. En s'objectivant le langage acquiert une intelligibilité qui se paie par l'aliénation du sujet aux règles d'un système et aux postures imaginaires de l'identification.  Cette référence du locuteur à un système garantit une identification non fusionnelle  entre le moi, l'objet, le symbole et la chose symbolisée. Mais cette fonction d'identification du langage constitue l'aliénation de l'homme, la forme emprisonnant le contenu, le sujet s'éloignant de son corps dans l'éblouissement des reflets du langage. »[14] . De ce point de vue, le poème « Manifeste » dans Soleil arachnide  éclaire le combat mené pour échapper à ce type de violence. Ajoutons qu'ici l'aliénation est redoublée par la question de la langue, notamment dans sa dimension maternelle.

 

              Il s'agit d'un manifeste par rapport à l'écriture et au langage dans lequel nous allons retrouver tout ce qui constitue l'univers fantasmatique, imaginaire et scriptural de Khaïr-Eddine. Relevons tout d'abord ce qu'il appelle lui-même « le mouvement et la fréquence de la parole conquise dès lors qu'on s'est opposé au principe statique de son originalité reconnue » (Soleil arachnide, p. 106-107), c'est-à-dire la parole dans son opposition au code, réfractaire à toute fixité.

 

              L'écriture « lumière (qui) décrit la trajectoire des vérités éteintes » , lieu « d'un conflit moderne » , dans « l'espace (. . . ) d'une tragédie noir-sur-gris-bleu. » (Soleil arachnide , p. 105) définit l'écriture « guérilla » « qui gigotait en moi ne giclât qu'irrégulièrement mais d'une façon électrique et prenante. » (p. 105) dans ce qu'elle peut avoir de puissance d'effraction mais aussi d'énergie incandescente : « Qu'un regard s'y fût posé, il eût brûlé verticalement sans qu'on put deviner qu'à la longue la vraie composition n'en tenait qu'au fil de tant de vies gâchées d'avance ! » (p. 105) .

 

             Ainsi désignée, cette parole exprime tout un travail sur soi : «  j'ai descellé mes vieilles entorses/grave la cité dans son fruit dénoyauté/ce néant multiplié par elle-même » (Soleil arachnide , p. 104) jusqu'à la découverte : « C'est moi mon vrai père ! » (p. 107) . Ce type de parole s'ouvre alors sur le théâtre intérieur (p. 107). C'est pourquoi, l'écriture instaure dès l'abord une stratégie de communication violente, imposée, urgente et impérative.

 

              L'ouverture du récit, Corps négatif, est une plongée dans l'univers de Khaïr-Eddine par l'apostrophe au narrataire que constituent les premières lignes, pour une écoute exigée, même si « C'est long, exténuant, effrayant. » (p. 9). Cette lecture de l'incipit qui éclaire une situation de parole dans laquelle le narrataire est brutalement projeté, propose de dénoter là un rapport établi avec ce narrataire à la fois dans la complicité et l'agressivité.

 

              Le destinataire virtuel de cette communication est mis en présence d'un texte - celui-ci, précisément - dans lequel « On vous pousse fortement, on vous somme de vous introduire » et qui commence « à chercher le fil qui vous semble un instant exister entre vous et quelque  chose  »  (Corps négatif, p. 9) . Là se situeraient l'aliénation et l'éloignement évoqués précédemment. Le « vous » qui figure dans le texte peut aussi désigner, outre un narrataire potentiel, le « je » qui apparaît (p. 10) et que l'on devine à travers cet énoncé : « c'est à peine si vous vous souvenez quelque peu de vous-même. » (Corps négatif, p. 9) .

 

              Ainsi, ces lignes introductrices qui exigent une écoute immédiate, sans préalable, interpellent et choquent : « (. . . ) les mots qu'on prononce vous heurtent entre les côtes (. . . ) » (p. 9), tout en faisant naître le mystère et l'étrangeté par ce « quelque chose » dont l'écriture en italiques accentue la singularité d'autant plus inquiétante que tout « vous est complètement étranger » (Corps négatif, p. 9) et souligne l'éloignement de soi évoqué ci-dessus. L'acte de parole est pris dans une économie pulsionnelle, dans des mouvements antagonistes qui le soutiennent, le maintiennent par un jeu de tensions. Celui-ci met en scène la situation paradoxale d'être à la fois dans la séparation, le détachement, la différenciation et la solitude et son déni, en une sorte de dedans/dehors. N'est-ce pas la situation de l'écrivain maghrébin de langue française qu'est Khaïr-Eddine ? 

 

              Car par l'écriture, Corps négatif, l'œuvre dans son ensemble, pointent, nous semble-t-il, la tentative de la parole d'exprimer à l'autre quelque chose de sa subjectivité, lorsqu'elle se situe en ce point d'équilibre des forces subjectives et objectives, en ce lieu paradoxal[15]. Autrement dit, le conflictuel, la violence sont déjà là dans la création, comme l'a souligné Blanchot, comme acte de parole et d'expression. Cette « guérilla » inhérente à la parole, en quelque sorte, est ici doublée par la langue. Elle est la tentative d'éloignement du code et de la communication pour se situer justement dans le jeu créateur dans lequel surgit l'altérité refoulée. En cela, « la guérilla linguistique » implique la résistance et l'écriture comme acte de résistance contre l'allégeance du langage au code, en particulier celui de la langue française et celui de l'écrit.

 

            « La guérilla linguistique » impose la parole comme action violente. Elle rappelle que le langage est nécessairement, dès son acquisition par l'individu, dans une tension. « La guérilla linguistique » c'est aussi le « non » , signe linguistique connotant l'agressivité qui signale l'identification à la genèse du Moi, la conscience de soi, la séparation. Le « non » comme fondation du Moi et précurseur du Je désirant resitue la parole comme acte,  mouvement qui projette au sens propre du terme, le sujet dans l'espace du dire. Le « non » est à la base de la communication humaine dans l'apprentissage du langage et son déploiement. Contenu dans « la guérilla » , il joue sans doute un rôle significatif dans l'entrée en écriture. Ici, le langage objectif, le mot-projectile, sont au cœur de l'expression culturelle avec ses exigences formelles et identificatoires. Là se pose le problème culturel.

 

            « La guérilla linguistique » manifeste une libération de l'oppression de l'enveloppe du langage. C'est aussi détourner l'acte de parole dans sa valence interdictive et dans son utilisation défensive. Obéissant à une esthétique de la terreur, cette violence déjà présente dans le chaos, traverse la substance de l'écriture, y introduit l'organique, y engage le corps, notamment celui du scripteur-guérilléro, y inscrit enfin, les catégories de l'oralité. Il apparaît de prime abord que le langage est appréhendé dans un rapport corporel et oral, non dépourvu de violence ludique.

 

              Toutes les stratégies qui désorganisent la rhétorique classique manifestent un refus de reproduire un système de valeurs exprimé par le langage et le désir de lui en substituer un autre qui parle d'autre chose. Ce qui est ainsi subverti, ce sont des règles qui appartiennent au registre de l'écriture, leur subversion est faite par l'introduction d'un autre registre qui s'inspire du discours de l'oralité.

 

              Notre thèse la plus générale consiste à penser que le discours de la mère, le langage maternel, la langue-mère constituent le lieu d'unification et de signification d'une expérience à la fois corporelle et langagière, là où l'une et l'autre prennent forme et sens[16] . Dès lors le code transmis par cette langue-mère qui devrait fonctionner comme lieu de totalisation unifiante d'expériences corporelles, à valeur de repère, rassemblant les traces de la subjectivité du Soi et son histoire, les signifiant et les totalisant semble se heurter à un autre code, celui de l'Autre qui n'est pas la mère, sans doute l'étrangère. Or, le lieu de ce heurt qui se lit dans la mise en forme douloureuse, déjà notée, c'est l'espace scriptural dans lequel le surinvestissement du langage devient tentative d'unifier et de signifier un corps qui se morcelle, le corps et le code se correspondant dans leurs contenus, mais aussi comme contenants : « j'éjaculai un texte » .

 

              C'est aussi la violence de ce heurt qu'exprime « la guérilla linguistique » que l'on peut considérer comme nouveau code à signifier une expérience corporelle, elle-même lieu d'une expérience identitaire saisie par une violence similaire. Ce hiatus ou « chiasme » selon l'expression de Khatibi, engendre sans doute un phénomène de dissociation par lequel le texte de Khaïr-Eddine, à l'instar du texte maghrébin de langue française, exprime une séparation violente et douloureuse entre le langage et le corps : « « la machine à signifier » reste bien alors un double idéalisé du corps propre dans la plénitude de l'unification phallique, mais c'est le sens qui est perdu, il n'exprime plus l'expérience corporelle, les contenus et les affects, il les exorcise . »[17].

 

              S'élaborent ainsi un code, un langage neuf, susceptible d'expliquer ce qui se passe dans ce corps. Ce code cherche à son tour à s'instituer comme pouvoir langagier, tel est l'objectif annoncé de « la guérilla » . Il doit signifier des expériences corporelles qui échappent à la maîtrise de celui qui en est l'objet, et qui devient ainsi étranger à ce qui se passe en lui-même ; tel est le sens de l'ouverture de Corps négatif. En cherchant un sens et une enveloppe, celui qui parle rencontre une machine – « Ouragan  » , tel est le nom de cette machine à écrire dans Moi l'aigre - qu'il crée en la racontant ; son propre discours d'ailleurs lui échappe, il devient le code et le corps de l'Autre.

 

             Le déterreur ne parle-t-il pas du corps comme « perpétuelle dépossession » (p. 59) ? Ce code de l'Autre est susceptible de contenir et de signifier un corps qui lui devient étranger, autre. D'un côté une expérience corporelle étrange et morcelante, de l'autre un code étranger qui en détient le pouvoir, le sens et le lieu. « La langue « maternelle » est à l'œuvre dans la langue étrangère. De l'une à l'autre, se déroulent une traduction permanente et un entretien en abyme, extrêmement difficile à mettre au jour. » [18] .

 

              C'est donc le texte, comme récit délirant, rappelons que le texte en question résonne de « hurlements et de gémissements » (Moi l'aigre, p. 28) , c'est lui donc qui restitue un sens à cette expérience inouïe : le code délirant se construit spéculairement à une expérience corporelle et à la tyrannie de la langue qu'elle soit française ou maternelle, sans doute, ainsi qu'à la coercition du langage. Le délire verbal restitue la dépossession subie. Parce que le langage est un enjeu à la fois offert et contesté, « la guérilla linguistique » introduit tout un jeu de possession-dépossession.

 

              Ce type de syntaxe diluée correspond souvent, notons-le, à l'introduction confuse de la présence d'un « il » et d’un « je » dans le champ scripturaire. La lutte pronominale, véritable lutte de et pour la parole est aussi un aspect de « la guérilla linguistique » .  Alors que l'incipit de Moi l'aigre  est dominé par un « je » énonciateur d'une parole centrée sur lui-même, la phase suivante du texte oppose un « il » menaçant à un « je » persécuté mais rebelle, à travers un conflit pronominal qui mime une lutte identitaire, tout en introduisant l'ambiguïté quant à l'identité du « il » et du « je ».

 

              L'expérience corporelle se perd ainsi au lieu de l'Autre qui en détient le code et donc le sens. Le surgissement, le fonctionnement et la possession de la parole dans l'écriture en tant que corp(u)s sont au principe même de cette expérience. Dès lors c'est chez l'Autre et par l'Autre que le « je » va chercher le sens unifiant de ce qui se passe en lui, empruntant pour ce faire le difficile chassé-croisé de deux langues - l'une qui est de l'ordre de l'écrit et l'autre qui relève de l'oralité - lieu de cet écart, de ce « chiasme, cette intersection, à dire vrai, irréconciliable. » [19] . « La guérilla linguistique » ne nommerait-elle pas ici la double impossibilité de cette unification recherchée et l'inscription de l'écriture dans un va-et-vient continuel entre deux pôles qui la structurent et la destructurent en même temps ?

 

              Ne serait-elle pas l'expression d'une douleur du/au maternel ? La parole sauvage, terroriste qui y prévaut, serait alors l'expression d'un manque, d'un vide en référence à ce qui est perdu. « La guérilla » serait une résistance par rapport à un refoulement, une vérité refoulée qui a lieu dans le langage même, liés au contenu corporel qui renvoie nécessairement ici à quelque chose d'absent dans la langue et l'écrit. Le poème « Manifeste »  expose ainsi cette problématique : « sein glacé et lait de mère caillé/j'écris contre/c'est l'homme négatif/mon père qui/battit en retraite dans sa/propre maison de village/et fit/battre ma mère par un inconnu (. . . )/l'autre qui passe Moi/sa mère crache dans/son cœur hétérogène Elle/griffonne roidement sur/son œil (. . . ) » (Soleil arachnide, p. 121) .

 

             « la guérilla linguistique » détourne l'écriture contre le père. « Mais un jour vint où je crachai un vrai filon d'or : j'éjaculai un texte différent de tout ce que j'avais écrit jusque-là : un crépitement de balles et une montée de hurlements étouffés (. . . ) » (Moi l'aigre, p. 28) . Si écrire apparaît ici comme acte sexuel, d'engendrement et d'enfantement, la référence au père reste doublement présente à travers l'évocation de la richesse, du commerce rattaché à la figure du père dans l'œuvre : « filon d'or » , le pouvoir d'éjaculation mais aussi dans l'idée que c'est bien contre lui que naît ce « texte différent »[20].

 

              Par ailleurs, il nous semble qu'un élément important est ici à la fois présent et évacué de la scène d'écriture/enfantement, c'est la figure de l'Autre, à la fois langue-mère et langue-femme. Ainsi, « la guérilla linguistique » , c'est l'acte de parole-écriture qui subit cette torsion du désir qui le détourne du code au profit du corps, dans ce qu'il peut avoir de subversif. « La guérilla » s'inscrit dans cette lutte contre le code déserté par le corps de la mère, en particulier. C'est cette dépossession, cette identité exilée dans lesquelles le sens et le corps deviennent autres, que pointe aussi « la guérilla linguistique » . 

 

              Si cette dernière montre que le code, le langage tentent de ne pas perdre leur fonction totalisante, à travers l'écriture, elle met en place aussi une stratégie scripturale. Celle-ci se caractérise par une oscillation entre une confusion où le code - nous l'avons à travers les métamorphoses du texte - à l'instar du corps se morcelle sans la retenue du sens et une  situation problématique et douloureuse lors de laquelle l'identité apparaît bien mais comme autre, objet étranger, exproprié du Soi, ailleurs. Cet écart entre le corps identitaire et le code qui fait que plusieurs lieux et contenus de l'expérience corporelle ne trouvent pas place dans le code de la langue étrangère comme contenant, ne se manifeste-t-il pas dans un retour du refoulé au niveau du langage sous la forme de « la guérilla linguistique » et de « l'écriture raturée d'avance » ? 

 

              Se pose alors la question de l'agression retournée en ce que celle-ci introduit la pulsion de mort présente dans la répétition de l'agression subie, comme répétition d'une situation traumatique. Ce qui se passe dans « la guérilla linguistique » , c'est le refus de perdre dans la langue et le langage acquis, la parole comme dimension subjective et identitaire du discours, c'est-à-dire ici la dimension maternelle de la langue et de la culture. « La guérilla » manifeste le refus de la coque vide constitué par les identifications aliénantes, le refus de l'asservissement du sujet à la forme, refus d'être captif d'un système formel. Ici se joue la dépossession de la parole que l'œuvre ne cesse de mettre en scène où la censure, la privation de la parole, la guerre des discours, la lutte pronominale pour la parole sont autant de manifestations de cette « guérilla linguistique » qui implique nécessairement l'idée de la mort intimement liée à celle de la vie.

 

            « La guérilla linguistique » serait l'expression de cet immense effort pour maintenir dans la forme linguistique un contenu subjectif, corporel et identitaire, marqué par l'empreinte maternelle, comme le soulignent les premières pages de Légende et vie d'Agoun'chich . Elle concrétise la tentative de maintenir les formes verbales dans un espace de jeu, en tant que lieu syncopal de jouissance dans la plénitude des créations verbales - qu'expriment bien les verbes « je crachai » , « j'éjaculai » - tout en affirmant l'énonciation comme création, lieu et processus où s'inscrit l'expression subjective, corporelle et culturelle.

 

              De ce point de vue, notons que « la guérilla linguistique » soulève des questions essentielles : comment déposséder le code de l'Autre, réintégrer son propre discours ? comment élaborer un code - un langage neuf - personnel au sens de qui représente l'espace corporel de celui qui parle, écrit, dans le code de l'Autre, notamment dans le corps étranger de la langue de l'Autre ? De ce fait, remarquons que « la guérilla linguistique » suppose la présence de cet Autre auquel le sujet s'identifie pour le maîtriser et en acquérir la prestance. La désillusion est constitutive de ces mouvements d'identification qui s'opèrent par rapport à une absence.

 

              Ce qui est en « guérilla linguistique », c'est bien la langue maternelle contre/avec cet autre de la langue. Le récit de Une vie, un rêve, un peuple toujours errants pose le  problème : c'est ainsi que le malheur suscité par la répudiation de sa mère se traduit chez le narrateur du récit par une sorte d'auto-punition - car le français, il l'aime - et une révolte dans et par la langue française : « Je n'accordais plus aucune valeur à quoi que ce soit (. . . ) Dans mon sang roulait la plus terrible violence et dans ma tête se construisait leur mort. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 145) . C'est dire que les performances linguistiques en français étaient l'expression de sa valorisation des choses. Ne traduisent-elles pas aussi un rapport avec la mère et sa langue ?

 

              De ces pages sur les souvenirs d'école et les premiers rapports avec les langues arabe et française, nous pouvons dégager des éléments d'analyse qui ne manqueront pas de nourrir ce travail. En effet, contrairement au français, la langue arabe va constituer pour le jeune élève d'origine chleuh, un problème d'intégration et poser une question identitaire qui va se manifester tout d'abord par un refus de la langue arabe : « J'avais pourtant étudier le Coran, mais beaucoup d'élèves d'origine arabe me traitaient de « fils de chleuhs » et je me battais contre eux. Inconsciemment aussi, je réprimais en moi la langue qu'ils parlaient. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 139-140) .

 

             A la langue arabe, restent liés des souvenirs de « punitions excessives infligées notamment par les maîtres d'arabe » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p.140) dont le portrait, à l'instar de celui du fquih, reste très caricatural (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants ,  p. 142) . Mais la langue arabe deviendra un instrument d'intégration et de reconnaissance sociale pour le « fils de chleuh » , langue de discours politiques que le jeune homme qu'il était « (. . . ) passait des nuits entières à rédiger » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 145) , par laquelle il s'inscrit dans la société de l'indépendance marocaine.

 

              Là se situe sans doute le « chiasme » et peut prendre sens le délire de l'écriture qui est du côté forclos de la vérité et de sa symbolisation : lui trouver un lieu-espace-sens. Or, le texte engendré dans « la guérilla linguistique » c'est le corps de l'Autre, double persécuteur[21] qui devient lieu et code où se projette le sens de l'expérience scripturale : « la langue française engendre, génère le texte dans le meurtre incessant de la mère. Celle-ci est sans cesse nommée, innomée par la langue étrangère, laquelle transforme le nom et le prénom de l'auteur. Jeu de simulacre donc où « l'origine » (le dialecte, le dia-lecte) demande à parler, à se dessiner dans le texte par un effacement en souffrance et là où, pouvant revenir à elle-même, elle tombe en ruine »[22] . Ce texte en ruines où s'inscrit cette expérience terrible mime la dépossession subie. Elle se perd ainsi au lieu de l'Autre qui en détient le code et donc le sens : « La grande et magnifique loi de toute langue est d'être indestructible. C'est bien elle qui assassine le poète et non l'inverse. » [23] .

 

              De là, la mise à mal de la langue comme introduction d'une souffrance car « l'écriture apparaît comme une activité vaine, mais nécessaire malgré tout, qui sert plus à exorciser  qu'à communiquer, plus à immoler  la langue (qu'à la renouveler) . »[24] : « J'ai empoisonné la langue de toute chose » (Soleil arachnide, p. 111) . Cette mise à mal de la langue renvoie d'un côté au « meurtre de la langue-mère » , présent dans cette violence mais aussi à ce qui se produit dans le rapport avec la création verbale et le travail de l'écriture. La mise en forme que suppose la symbolisation dont la création verbale,  s'effectue dans le déchirement [25] , celui, premier de la figure première de la mère : l'«imagination éventrée» que dénonce Soleil arachnide .

 

              En effet, cette mise en forme, à la fois abstraction et symbolisation, présuppose l'absence de l'objet et même sa destruction, pour réapparaître ensuite dans le symbole par les « mots qui briseront » (Soleil arachnide, p. 49) . Conjugaison d'une absence et d'une présence, d'un meurtre et d'une résurrection, la création verbale est bien ce « déchirement » dans la mise en forme que nous évoquions à l'instant, qui y inscrit la destruction, la mort mais aussi la vie : « le dernier mot n'existe pas. La dynamite du premier mot suffit. » (Soleil arachnide, p. 26) .

 

              Ici prend place l'écriture du chaos, celui « des mémoires en décombres » (Soleil arachnide, p. 77) comme vide nécessaire où peuvent se nicher le sens et la création verbale susceptible de le restituer. Cette vacuité est nécessaire pour la création qui ne s'accomplit pas sans une certaine angoisse de destruction présente dans la menace, la censure qui pèsent sur la parole, comme le montre Le déterreur. L'importance du corps négatif découle sans doute du processus même du langage de création, figure qui vient se loger dans ce creux, cet espace, ce lieu négatif dont il sera le phénomène positif. De ce point de vue, « la guérilla linguistique » est toujours porteuse d'un dire à venir.

 

              Si la parole est bien le lieu par identification projective de l'expérience corporelle, il nous semble pouvoir dire que « le langage neuf » recherché par « la guérilla linguistique » tend à quêter un sens unifiant le morcellement identitaire. La multiplicité des voix, à travers le grouillement pronominal, mobilise l'expression et la figuration d'angoisse de morcellement de l'image du corps. Ce qui est attendu du langage, c’est la réunification par le sens de l'éclatement qui se traduit à divers niveaux que manifeste « la guérilla » .  Le code est le lieu où se projette le corps avec lequel il se confond. Le code est d'abord un corps inaugural, mais le corps ne peut pas se figurer comme sens par la mise en ordre favorisée par le code, car ils sont dissociés, exclus l'un de l'autre, en littérature maghrébine de langue française.

 

              Ce qui se passe ici, n'est-ce pas l'abstraction de la langue-mère, dans le sens étymologique d'enlever, détruire, rendre absent, distant ? Dans le même temps, cette abstraction/séparation ne permet-elle pas que quelque chose de neuf s'installe à travers la langue française ? [26] . Il s'agit ici de la faire réapparaître dans la création verbale. Cette réapparition que nous décryptons notamment à travers l'émergence de l'oralité est une stratégie scripturale pour redonner au langage sa fonction liante, de trait d'union. Lorsque celui-ci s'installe dans le dérèglement et qu'il devient grouillement de mots, flux verbal, trop-plein, le langage devient alors un moyen de pointer en la déniant une/cette séparation insupportable.

 

              La réparation de l'objet-corps de la langue-mère - et l'auto-réparation présentes dans la création verbale[27]  conjuguent destruction, narcissisme et érotisme car le langage relève d'un double plaisir : érotique par rapport à l'objet qui réapparaît donnant lieu à un investissement libidinal et narcissique, comme accomplissement de soi comme créateur de cet objet. Rappelons ici « j'éjaculai un texte » . La tension de ces forces conflictuelles donne à la création verbale cette valeur d'absence-présence que peuvent aussi signifier les blancs nombreux dans l'écriture de Khaïr-Eddine. Ne sont-ils pas une nécessité pour que le langage s'installe ?

 

              Restant liée à « la guérilla linguistique » , « l'écriture raturée d'avance » est aussi le lieu de cette dissociation qui caractérise le corps et le code, en ce que ce dernier fait intervenir le sens de l'Autre, présent dans le code de la langue, en l’occurrence française, qui s'oppose à l'expression complète de la subjectivité et de l'identité, les dépossédant d'elles-mêmes, en quelque sorte. L'expérience corporelle a ainsi des difficultés à trouver le lieu où s'imprimer dans le langage.

 

              Dès lors ce que tente de faire « la guérilla linguistique » , c'est justement à conquérir sa place dans la lettre, à la subjectivité et à l'identité comme expérience corporelle singulière, d'où : « j'éjaculai un texte (. . . ) ». C'est bien contre la dissociation dans laquelle le désir s'aliène au discours de l'Autre, l'acte de parole n'étant plus le lieu de l'inscription métaphorique du désir mais son double, son simulacre, contre la dépossession qui fait du langage un corps déporté, que se justifie « la guérilla linguistique » qui passe par le corps, devenant ainsi une configuration sémiotique, comme le déclare Moi l'aigre . 

 

            « La guérilla linguistique » comme « l'écriture raturée d'avance » rendent compte non seulement de l'altération, de la dissociation du sens des émois corporels et de leurs inscriptions littérales, mais aussi des perturbations dans les rapports entre les formes totalisantes du corps et du code. L'espace corporel et l'espace scriptural se trouvent dans un rapport altéré par l'angoisse générée par la séparation et le manque; il figure les affres de l'anéantissement ou du non-être.

             

              Remarquons que la régression/transgression et agression, présente notamment dans « le corps négatif » , exprimé par « la guérilla » , fonctionne souvent comme une défense du « je » contre l'angoisse de dépossession. Elle engage aussi à la recherche éperdue d'une relation fusionnelle. Dans l'écriture, on est dans l'ontologie où le temps pulsionnel occupe une place problématique. « La guérilla linguistique » , c'est l'agir comme décharge brusque de la pulsion,  l'agir comme recherche d'une identité primaire quasi-ineffable, impliquant une régression temporelle vers l'oralité, celle de l'espace-temps de la mère.

 

              En ce sens, disons que l'écriture est désir tendu vers le « sudique » , elle est rivée au corps « sudique » . L'écriture par rapport à la voix comme appel est prolongée par la main qui écrit vers l'objet désiré[28]. L'appel signifiant la capacité de retour de l'objet éloigné qu'est ici la parole-mère. L'accession à la parole s'effectue à travers toute la dialectique du désir de la mère et dans lequel celle-ci maintient. L'écriture serait-elle ici porteuse d'une matrice linguistique à retrouver ? [29] 

             

              A travers cette matrice, le discours ne retrouve sa force originaire que dans l'ambiguïté du jeu, de la création verbale, de la parole vraie, alors se produit le plaisir, non dénué d'inquiétante étrangeté, du langage animé par « la guérilla linguistique » : « l'extorquée qui rongeait l'encre/vieillie coupée séchée sur son enfant/et l'excellent soleil où crève sa structure/(. . . )/s'il ne s'agissait que de prendre au sérieux la vérité/camouflée/sous les ourlets verts parfois incendiés/ j'irai me poster au bout de sa braguette/j'y travaillerais non sans soûler/la vrille qui change mes mots ! » (Soleil arachnide, p. 105) .

 

              Toutefois, dans le processus de découverte du code comme corps - pour nous essentiellement celui de la langue-mère - se pose ici la question de la langue utilisée dans l'écriture, le français et la langue maternelle, absente, silencieuse mais néanmoins enfouie dans cette même écriture. Ce double code, double corps rendent le processus de découverte difficile et même impossible, induisent « l'écriture raturée d'avance » et pointent sans doute le lieu du drame ; autant d'éléments sur lesquels nous revenons dans les chapitres qui suivent.

 

2) : « L’écriture raturée d’avance ».

 

             Mis en corrélation avec « la guérilla linguistique », déclarée par Khaïr-Eddine, le principe de « l'écriture raturée d'avance » pose d'emblée une écriture qui cherche à brouiller les pistes, notamment celle de la critique, quand elle ne rend pas impossible ou en tout cas difficile, toute tentative de lecture simplificatrice et facile. L'édification de l'œuvre se fera à partir d'une rupture radicale avec les formes qui l'ont précédée, notamment celles, héritées du colonialisme. Revenir sur ce principe de « l'écriture raturée d'avance » permettra de saisir dans ce concept un rapport à l'écriture et à la littérature et d'aider à l'interrogation du texte et de son fonctionnement chez Khaïr-Eddine. Aussi, l'introduction dans la matière brouillée de l'œuvre devient-elle remontée dans le temps de sa création, déroulement à rebours des étapes successives de la création.

 

              Il nous semble que c'est d'abord par rapport à la notion de pouvoir que prend sens ce principe, rejoignant en cela la visée guerrière de « la guérilla linguistique » . Tel est le propos même du début du récit de Histoire d'un Bon Dieu. Retenons que cet incipit pose aussi la question de l'écriture comme travestissement et compensation du pouvoir en tant qu'instrument d'investigation du pouvoir et de démantèlement de ses mécanismes. C'est là que « l'écriture raturée d'avance » trouverait l'une de ses justifications.

 

              Dans ce livre, le projet scriptural apparaît comme un pendant au trône délaissé par le « Bon Dieu » et le narrateur, devenus l'un comme l'autre poètes. Nombreuses seront d'ailleurs les références à l'écriture en tant que contre-pouvoir et dévoilement[30]. Le « Bon Dieu » , autobiographe, entend bien se servir de l'écriture du « poème de sa vie », « sans rien omettre qui fasse éloigner le but de mon écriture » pour se livrer à une « discussion engagée avec moi-même.  » (p. 93).

 

              C'est autour de cette déconstruction du pouvoir sous toutes ses formes que s'élabore le récit de Histoire d'un Bon Dieu, notamment celui du genre littéraire et de l'écriture qui devient un lieu de dérive. Dérive du récit/poème du « Bon Dieu » qui en cherchant la vérité des mots, se heurte à leur réalité et situe la lutte menée par « l'écriture raturée d'avance » dans l'espace même de l'écriture : « Tes mots roulent dans le sable, t'expulsent, réintègrent tes débris et t'étudient » (p. 102) et se laisse emporter par leur puissance attractive : « Tu es de plus en plus dépisté, dépouillé de ton fond » (p. 101).

 

              Dans son ensemble, l'œuvre mène cette entreprise de déconstruction et de renversements des absolus. C'est ainsi que la revisitation de l'histoire qu'elle accomplit dans Mémorial  par exemple, s'oppose aux absolus de l'histoire en (d)énonçant « LE NON-DIT» (p. 19) , en pointant le dérèglement des machines identitaires dont l'être est la proie: « Les peuples chantent/à minuit quand les icônes sortent/des cadres qui les retiennent prisonnières/ils foulent aux pieds les vieux démons » (Mémorial, p. 26) .

 

              Face au néant rendu par l'éclatement du sens qui figure l'histoire tumultueuse et fracturée du cosmique et de l'humain, face aux forces d'oppression et de destruction qui pèsent sur l'humanité, le poème est cet « ici (où) se brisent/les ferrements et se défont les sépultures » (Mémorial, p. 55) . La création poétique qui induit en quelque sorte l'acte scriptural de « raturer d'avance » déconstruit alors le monde pour mieux le reconstruire dans la pluralité, la multiplicité et la dynamique de l'inter.

 

              Chez Khaïr-Eddine, loin d'être pure apposition antinomique, le jeu constant des contraires s'organise dans un mouvement de va-et-vient, dans une pulsation, dans une respiration fondamentale et créatrice de vie. Tendant vers l'unicité du langage quand elle abolit les distinctions entre le narratif, le poétique et le discursif, tout en mettant en évidence sa diversité et sa richesse, « l'écriture raturée d'avance » privilégie la pluralité du sens. Jouant avec l'incertitude, l'ambiguïté, l'échec, le trouble, l'écriture se dérobe. « Raturée d'avance » , elle défigure, insurrectionnelle, elle fonctionne contre la structure et contre la finalité, de là la guérilla.

 

              Or, ce travail entrepris par l'écriture elle-même révèle une confrontation avec l'énigmatique sur laquelle s'ouvre « Soleil arachnide » dans le recueil du même nom : « soleil contus des éprouvettes/entre l'hiéroglyphe simple des arachnides  » (p. 7) . Dès lors, celui qui s'expose ainsi, « le leader des creuseurs d'abysses » (Soleil arachnide, p. 71) agit dans la symbolique scripturale du soleil arachnide : « je décrasse un poète tombé dans ses rétines/un poète qui ne dit pas aux lunes/son nom comblé de fosses jalouses d'astres/et qui inventorie les dents vertes du dégel (. . .) Je te dégomme. (. . . ) je retire (. . .) je décrypte la nuit franche des inédits du sable[31](. . . ) J'assiste aux étripements (. . . ) Je vous cause des transes.  » (p. 7-9) .

 

             Il est intéressant de noter que le sens pluriel recherché par « l'écriture raturée d'avance » se situe dans les profondeurs, dans « l'abyssal » . Le travail de l'écriture, celui du poète, est là dans cette confrontation avec la verticalité, l'intériorité qu'expriment les différentes actions qu'il accomplit : creuser, décrasser, inventorier, dégommer, retirer, décrypter, observer, provoquer. Autant de métaphores de l'écriture comme travail inlassable non pas sur la surface, sur l'apparence des choses mais sur ce qu'elles cachent, ce qu'elles enfouissent comme vérité secrète. En posant le problème de la lisibilité du texte, cette « écriture raturée d'avance » contraint à interroger aussi la rature et sa signification, formule un questionnement essentiel de l'écriture elle-même, la livre enfin, comme écriture problématique. 

 

              Autant dire que dans cette expérience, le créateur affronte en elle les forces du chaos et l'inachevé littéraire. Sa fonction créatrice est alors structurante car puissante organisatrice du chaos, menée par le désir « d'ailleurs » sur lequel s'inachève Agadir. « L'écriture raturée d'avance » exprime l'acte de créer dans toute son intensité : « mais tant de richesse et tant d'opprobre/font que je me suicide chaque jour et chaque matin/Césaire je suis un autre mais à peine/le soleil touche-t-il mes veinules/que voilà mémoire et me voilà racine/pleines de lucule et de cécité » (p. 62) . Ce que livre le poète, Khaïr-Eddine, à un autre poète, Césaire, dans cet extrait de « Scandale » (Soleil arachnide , p. 58-62) c'est que l'œuvre   vit, bouge, évolue à coup de transfigurations successives, tout en manifestant l'ancrage matériel des insatisfactions, des hésitations et des bouleversements qu'elle génère.

 

           Or, ce système scriptural va fonder une écriture insolite qui cultive le paradoxe d'être une non-écriture s'organisant autour d'une dialectique de la construction-déconstruction d'elle-même : « d'aiguille en fil de fil en aiguille » (Soleil arachnide, p. 73) . Ainsi, la discontinuité du récit, le jeu sur les limites entre le réel et le fictif, l'éclatement de toute logique et de toute construction romanesque sont autant d'éléments constitutifs d'une écriture dont la modernité met l'accent sur la difficile mise en œuvre du texte et le questionnement de l'écriture sur son propre fonctionnement.

 

              Fragmentant le texte, mélangeant les genres, brouillant le sens, brisant enfin les codes de lisibilité, la modernité est alors crise, transformation de formes et de valeurs, émergence d'une pensée autre qui s'incarne dans « l'écriture raturée d'avance » : « Je démolissais les temples brûlais les archives du monde et mettais l'Homme Négatif en marche On le voyait passer comme un cerceau flamboyant » (Soleil arachnide , p. 14) .

 

              Les phrases sont ponctuées par les interrogations inlassables de la pensée, les obsessions de la mémoire, les intrusions du souvenir et la toute-puissance de l'imaginaire, comme nous avons tenté de le montrer dans Le déterreur ou Une odeur de mantèque. Elles errent sans but, s'emboîtent, s'accolent, se séparent ; les idées s'égrènent ; sans cesse des images surgissent. Les souvenirs affluent, se compénétrent, s'associent les uns aux autres. L'hétérogénéité du texte est due à un amoncellement de désirs et de refus, de naissances et de morts, de souvenirs et d'oublis, d'hésitations et d'affirmations.

 

             Agadir  recherche un nouveau langage car il ne se passe pas grand chose sur le plan événementiel, le tremblement a déjà eu lieu, c'est l'après-coup, c'est une (en)quête. Le même événement est raconté par divers témoins survivants, nous sommes là dans « l'écriture raturée » par les différentes variances ou versions qui mènent à la destruction de la crédibilité du récit .

 

              L'inconstruction que génère « l'écriture raturée d'avance » laisse des bribes qui révèlent chacune l'œuvre. Le langage est alors matière vivante qui se reproduit. L'indétermination inhérente à cette esthétique scripturale tient au fait que l'écriture, ici « raturée d'avance », entrouvre l'œuvre au lieu de la clore[32], elle puise dans les réserves infinies de l'être et de sa vie passée.

 

              Cette pratique scripturale est bien celle du fragment qui « possède, malgré son manque supposé, sa propre vérité. Malgré les grands courants littéraires contemporains, l'œuvre « ouverte » semble l'expression la plus récente du phénomène de désublimation, c'est-à-dire l'inachèvement constitutif de toute œuvre »[33] . L'œuvre « ouverte » s'affirme comme vérité discontinue, incohérente, en dérive.   Nous avons vu comment la textualité figure au fur et à mesure de son déploiement une sorte de ratage, de passage d'une interrogation aux multiples formes à l'onirisme et à l'imaginaire, l'écriture se faisant de plus en plus voyage intérieur. 

 

              « L'écriture raturée d'avance » correspond alors à une entreprise de sape des formes littéraires ne pouvant pas rendre compte du mouvement révolutionnaire, au sens stricte du terme, qui se produit dans l'être confronté au chaos qui anéantit tout autour de lui et livré à son propre séisme intérieur. Le principe de « l'écriture raturée d'avance » s'impose donc pour dire un ordre moribond et la mort de l'être. Mais il apparaît aussi comme un art de l'indécis, de l'inexploré, de l'inattendu, un art du bourgeonnement incessant, comme un passage obligé pour une autre mesure du monde qu'il s'efforce de reconstruire en procédant à un préalable destructeur. Celui-ci opère avant tout sur les structures du langage distordu, tendu, éclaté jusqu'à l'extrême, malmené, détourné pour exprimer les tensions de l'être et de son environnement.

 

              Dans le mouvement processuel de son inachèvement « l'écriture raturée d'avance » naît, croît, s'arrête, repousse de façon rhizomatique, se nourrissant de multiples énigmes. Ce type d'écriture donne une œuvre à superpositions successives et multiples dont l'inscription dans le géologique et le sismique est significative à cet égard. Ses modifications laissent apparaître quelque chose de constamment différée dans l'œuvre se faisant que nous avons tenté de saisir dans les pièges de l'écriture et le texte à venir.

 

              Se pose alors le projet initial de l'écriture, les travestissements/« ratures » multiples et la constitution de l'œuvre le tout visant à la montrer en train de se faire et posant celle-ci comme parole en acte. Les modifications/»ratures» successives ne sont-elles pas des affranchissements de cette parole en acte par rapport aux contraintes et aux absolus de l'écriture ? « Il arrive que l'œuvre finisse par donner à voir l'invisible trace des migrations secrètes.  »[34] que « l'écriture raturée d'avance » cherche à situer dans un espace autre.

             

            « Tout langage commence par énoncer et, en énonçant, affirme. Mais il se pourrait que raconter (écrire) ,  ce soit attirer le langage dans une possibilité de dire qui dirait sans dire l'être et sans non plus le dénier - ou encore, plus clairement, trop clairement, établir le centre de gravité de la parole ailleurs, là où parler, ce ne serait pas affirmer l'être et non plus avoir besoin de la négation pour suspendre l'œuvre de l'être, celle qui s'accomplit ordinairement dans toute forme d'expression. »[35] « L'écriture raturée d'avance » montre que toute écriture se ramène à semer des incertitudes, ouvre une possibilité du langage non affirmatif qu'elle figure sans doute en tant que  « raturée d'avance » .

                                                                     

              Au premier abord, l'écriture de Khaïr-Eddine se pose comme une non-écriture, elle postule elle-même cet état. Ecriture qui se refuse comme telle, elle semble obéir à un principe d'auto-destruction. « Raturée d'avance » , rebelle à tout forme, à tout genre, elle se plaît à détruire ce qu'elle a construit, puis à renaître d'elle-même. Elle semble entretenir à plaisir un jeu subtil de perte et de recherche d'elle-même. Toutes les ruptures, les confusions, l'éclatement par lesquels l'écriture se manifeste comme négation d'elle-même, signifient le refus de la clôture du texte et de la parole.

 

              Il y a la recherche non des formes statiques, arrêtées, emprisonnées, mais dynamique des surfaces analogue à la vie dynamique. De ce point de vue, nous sommes dans une écriture de l'errance, une écriture erratique, une esthétique de l'errance et de l'hétérogénéité, le voyage devenant une forme d'écriture, « une métaphore de l'écriture »[36] . 

 

              Telle est l'esthétique de l'errance scripturale. « L'écriture raturée d'avance » induit le fait que plus on pénètre à l'intérieur du texte et de l'écriture, plus il s'ouvre à un espace infini. A chaque instant, le texte peut se clore, se conclure, mais c'est cette conclusion qui est toujours retardée, « l'écriture raturée d'avance » est en soi formulation de cet inachevé.

 

              Les textes chez Khaïr-Eddine contiennent des formes semi-ouvertes  dont la clôture est toujours différée. L'écriture est ici un processus vivant, en perpétuelle gestation, transgressant le mythe de l'œuvre achevée. C'est alors que l'écriture est vécue comme aventure.

 

              De ce point de vue, l'écriture de Moi l'aigre  entreprend sa propre généalogie en citant ses références littéraires. Mallarmé, Rimbaud, Césaire, Nietzsche viennent situer une écriture qui refuse « le sentimentalisme  pleurnichard et les réminiscences de toutes sortes » (p. 27) . Elle impose ses exigences, tout en retraçant sa genèse. Retenons de ces pages (27-35) de Moi l'aigre quelques éléments constitutifs de cette écriture qui livre sa vison d'elle-même, exposant des données essentielles à la compréhension du fondement de la démarche scripturale de Khaïr-Eddine.

 

              Celle-ci se particularise par ses refus successifs qui sont autant de pas vers des découvertes qui vont la conduire vers elle-même, la révéler à elle-même. Il nous semble que l'écriture de Khaïr-Eddine figure cette errance salvatrice et cette quête. Ainsi, c'est en comprenant que « les plans, mots et autres critères indispensables à l'élaboration d'un roman ne m'étaient pas utiles » (Moi l'aigre, p. 27) que l'écriture s'inscrit résolument dans l'errance : « je faisais mes textes sans réfléchir (. . . ) J'écrivais presque à l'aveuglette » (p. 27). Le « ce n'est pas ça » de « l'écriture raturée d'avance » guide en fait l'écriture et l'aide à se construire : « je recommencerai à zéro s'il le/faut » (Soleil arachnide, p. 80) .            

 

            « L'écriture raturée d'avance » manifeste alors la lutte de l'écrivant avec l'écriture, tout comme nous avons relevé celle du narrateur d'Une odeur de mantèque ou encore du Déterreur avec la narration. Avoir quelque chose contre quoi lutter ne renvoie-t-il pas à la négation contre laquelle l'écrivant lutte ? C'est à mesure que le texte se fait, se fortifie que se poursuit cette lutte contre lui.

 

              L'écriture meurtrière s'en prend d'abord à elle-même dans son désir de se libérer des structures figées et des totalités. Le rejet de « toute forme » confirme cette écriture en quête de liberté, désireuse de s'émanciper : « Je tourne le dogme, j'vais l'épine.  » (Soleil arachnide, p. 15) .

 

              Dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , le symbolisme du papillon persécuteur auquel le narrateur finit par s'identifier : « Il m'a transmis mon existence que je garde comme un trésor » (p. 57) , révèle que la persécution intériorisée génère la subversion que désormais l'écriture porte en elle comme élément essentiel : « Le papillon m'a donné la liberté, mais je n'obéirai pas non plus à cette liberté.  » (p. 58) .

             

              Cette mise en forme scripturale obéit à une stratégie d'auto-destruction de ce qu'elle crée, autrement dit, elle est subversive même à son encontre. Ce sabordage, cet engloutissement de l'écriture par elle-même, tout à fait similaires à l'effacement de la parole par et dans l'acte même qui la produit, déjà rencontré auparavant, s'inscrit dans le refus du saisissable, en même temps désir de liberté par et dans la parole, optant pour la cassure de toute construction, se voulant saisie vivante et immédiate : « Je n'écoutais plus que le rythme saccadé des choses. » (Moi l'aigre, p. 27) .

 

              Tel est le choix d'une écriture se situant elle-même dans « l'envers du dire » (Soleil arachnide, p. 29) , écriture en rupture qui figure à travers ses dissidences la difficulté de toute entreprise de construction scripturale, quand ce n'est pas de toute construction quelle qu'elle soit. Faut-il chercher une histoire, au sens théorique du terme, dans n'importe quel texte de l'œuvre, hormis celle de l'écriture, qui ne soit pas celle de sa narration ? A chaque fois, il est question en quelque sorte de rendez-vous manqués, de ce qui n'est pas ou n'a pas lieu. Absolument réfractaire, l'écriture agit comme un acide, corrodant tout dans son avancée. Cet anti-itinéraire scriptural semble comme une mise en art de la mort car le texte est constamment aspiré par le vertige du néant et une présence mortifère, agissant sur l'écriture de façon paradoxale.

 

              L'émiettement scriptural, les embryons d'images et d'espaces vides figurent un monde pulvérisé qui vole en éclats et génèrent le vide, le silence et l'angoisse. Aussi, pour se dire, l'écriture a besoin de s'inscrire dans un trajet à l'instar du narrateur et de son compagnon de voyage en route vers cette ville innomée dont on apprend qu'elle « est tombée » (p. 9) dans Agadir . Ici, le langage dit mais pour aussitôt raturer sa propre énonciation. C'est dans un mouvement identique de dire et ne pas dire que s'inscrivent les propos rapportés du compagnon de voyage, propos cyniques, décousus et absurdes de ce personnage qui se réjouit d'avoir perdu sa femme et ses enfants et d'avoir la vie sauve.

 

              Nous avons vu que toutes les tentatives de quête, en même temps de construction du récit, semblent échouer. Tout ce que le rêve et la mémoire essaient de recréer, s'évanouit en jetant un voile plus dense, si bien qu'à chaque fois, l'écriture se fait « élan sans cesse trébuchant »[37], achoppement répété. A l'instar de « cet homme qui se retourne sur soi, quitte son corps une fois pour toutes en vue de remonter jusqu'à sa genèse qui n'est que sa véritable finalité, ce devenir qu'il tâche de corriger avec opiniâtreté et qui lui échappe chaque fois que ses yeux transformés en multiples rayons et ondes électriques se perdent. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 70) , l'écriture reprend à chaque fois son élan vers sa genèse et son devenir qui sans cesse se dérobent.

             

              En tant qu'écriture de l'inachèvement, « l'écriture raturée d'avance » est poussée par le désir de construire, reconstruire sans cesse l'œuvre : « Je compose pour détruire aussitôt toutes mes croyances. Qu'elles soient verbales ou silencieuses. » (Histoire d'un Bon Dieu, p. 134). L'œuvre « s'ouvre à toutes sortes de germinations et proliférations possibles de la part de l'écrivain et du lecteur. Inépuisablement, quelque chose s'évade, s'échappe, s'élabore, se reconstruit »[38] dans « l'écriture raturée d'avance » .

 

              Celle-ci n'est-elle pas cette écriture qui « bégaie » en quelque sorte et l'achoppement de la parole n'est-il pas la marque d'une séparation fondamentale ? « Le bégaiement illustre cette dramatisation à la surface de l'énonciation de cette révolte contre la séparation, de ce refus de laisser sortir les objets sonores de sa bouche comme l'impossibilité à saisir et à être saisi par l'autre.  » [39] . Il nous semble que c'est bien ce qui se dégage de « Nausée noire » (Soleil arachnide, p. 87) : « syllabe par syllabe je construis mon nom » ne s'effectue que dans la douleur du « sang noir » associé au lait maternel- tellement présents l'un et l'autre dans ce poème en particulier – et « la terreur dans ton/corps comme encre de chine » (p. 82) . C'est aussi montrer que la création s'inscrit dans le conflit. L'espace de l'écriture se confirme comme champ de bataille et de guérilla.

 

              L'impossibilité relevée au cours des étapes précédentes et que l'on ne manquera pas d'associer à un véritable refoulement, reste constitutive de « l'écriture raturée d'avance » . En cela, elle pointe l'inadéquation, l'insuffisance du langage à travers celle de la langue, dénoncées dans Soleil arachnide : « cette pépinière de mots sans remède/m'occit frappe me crucifie/suivant un sommeil de cétacés (p. 29) , « mot juste/mot injuste » (p. 76) , « mots-cavernes (. . . ) mots faiseurs de rouille » (p. 7-13) .

 

               L'écriture de Khaïr-Eddine refuse toute norme, toute image ou schémas directeurs risquant d'enfermer et de figer cette force vive en expansion qu'est la parole dans le tissu textuel. Ce refus pointe aussi l'angoisse du vide et du silence qui peut aussi se déceler à travers le trop plein verbal. Rappelant ainsi que dans la création tout commence par le silence de toute image, de toute parole. Nous l'avons vu dans Agadir, Histoire d'un bon dieu  et toutes les fois où Khaïr-Eddine évoque le silence, le vide que figure le chaos premier d'Agadir, avant toute prise de parole.

 

            « L'écriture raturée d'avance » et « la guérilla linguistique » ne constituent-elles pas aussi un mouvement régressif vers un avant de la parole, en un lieu matriciel où l'écriture cherche à inscrire le désir de ce qui est absent, dans la rature même ou ce qui pourrait en être l'équivalent : arrêt, recommencement, blancs, points de suspensions, écrit lacunaire, vide typographique ? L'hésitation sur les mots et les images montre bien leur caractère quasi indicible que seule l'œuvre   peut transcrire. De ce point de vue, « l'écriture raturée d'avance » met en présence dans la matérialité textuelle, une non-parole scripturale étrange qui pourrait s'apparenter au silence.

 

            « Le silence qui se creuse dans de tels cas entre l'arrêt et le recommencement de l'écriture est le plus souvent marqué dans le texte par des signes typographiques (un blanc, des points de suspension, etc. ) ou par une figuration narrative à valeur métaphorique (chute dans un trou, évanouissement, absence inexplicable, changement d'identité, etc. ) ces « trous » désignent les lieux où, selon le mot d'Eluard dans l'Evidence poétique , « la mémoire ardente se consume pour recréer un délire sans passé » , où le désir de ce qui est absent cherche des mots pour remplir le vide. Inversement, ils peuvent être aussi, à notre avis, des « tabernacles » où se cache un secret que seul le sujet connaît, mais qu'il ne saurait livrer. » [40] . Ce type d'écriture met en scène l'œuvre en gestation dans toute sa détresse. Expression de la vacuité et de l'inaccompli, le récit devient « impossible » [41]. S'en dégage une impression inquiétante, chaotique, primitive, c'est un manque, un inachevé qui dérange car c'est le surgissement inquiétant d'une béance. 

 

              Cette écriture va exhiber ses bribes, ses lambeaux, ses fragments, ses débris : « Je pratique, savez-vous comment (. . .) l'AFFRE[42] dont personne n'a jamais osé dire un mot. C'est vilain, tais-toi. Non j'peux plus. Je ne bouffe pas votre astuce. Voici mes denrées, mes rythmes rares et intrépides, tout à fait bas ; mes canevas de fourches plus grimaçantes que grimacées : ouverte comme gueule de chiots qu'a jamais fait ses canines. Tout hurle pour être dit » (Soleil arachnide , p. 15-16) .

 

              Indécente, impudique, l'écriture donne à voir ses manques. Elle est mise en scène du manque. En cela, elle est inaccomplie, criant l'errance des ses commencements éternels : « faire et défaire en même temps » (Soleil arachnide , p. 61) , en un « poème/sans que j'aille à la ligne » (Soleil arachnide , p. 39) , « et je pars avec ce qui me reste de moi hurlé » (Soleil arachnide , p. 41) . L'écriture de Soleil arachnide , celle de l'œuvre aussi, se dit « raturée d'avance » car elle s'inscrit dans ce « toujours hurler quoi pleurer qui/trompé de silences obtus ivre nuit sans matrice/où vole l'insecte ma femme » (p. 41) . L'écriture inachevée à laquelle renvoie « l'écriture raturée » dévoile l'impensé, creuse un vide mystérieux. 

 

              Cachant et dévoilant en même temps, raturer peut renvoyer à un acte manqué qui oriente l'esthétique de l'œuvre. La rature semble matérialiser une quête, un conflit, une guerre, une mise en question de soi. Elle concentre en elle et confronte la forme que l'écrivain cherche à donner à l'œuvre. Les ratures sont liaisons et déliaisons du texte. Elles sont aussi confrontation de pensées contradictoires. Il nous semble que l'esthétique de « l'écriture raturée d'avance » rejoint cette esthétique-là en tant que discours haché, en spirale, fait de souvenirs innombrables, texte sous le texte : « Un texte sous le texte, en deçà, au-delà se développe, respire, s'entrouvre, s'entreclôt, se referme dans un brouillard compact des phrases qui s'effilochent »[43] , l'émiettement, l'épanchement des idées et des images, le flux des mots, les parenthèses sont inclus dans l'inachevé de l'écriture analysée ici. Nous sommes bien, avec « l'écriture raturée d'avance » dans le palimpsestus latin, dans le même processus de première écriture effacée et sur laquelle on réécrit autre chose. Le texte gratté, biffé, falsifié s'inscrit dans l'histoire de l'œuvre qui s'accomplit.

 

              Les transformations du textes ne seraient-elles pas autant de superpositions comme en peinture, le texte étant la toile ? Dans l'écriture analysée ici, l'apparition de l'un se nourrit de l'effacement de l'autre, l'achèvement signifiant l'éviction. Il nous semble que partant de la constatation déjà faite que « Parler c'est sans cesse renouveler sans crainte cette expérience de perte, de séparation, de castration » [44] , nous pouvons avancer qu'ici écrire relève de la même expérience renouvelée dans « l'écriture raturée d'avance » .

 

            « L'automatisme de répétition a pour principe l'insistance de la lettre. La mort n'est pas sans lien avec la recherche d'une maîtrise de l'absence » [45] . Or si toute création esthétique implique l'éviction, l'omission, la dérobade et la capture, constatons que l'œuvre de Khaïr-Eddine déconstruit, désachève dans l'expérience d'un recommencement incessant, se condamnant à créer quelque chose qui est sans.

 

              Or, la répétition, la maîtrise font partie de l'oralité. Fonction ludique du langage, répéter, c'est chercher à maîtriser, éventuellement maîtriser le désir, comme dans le complexe de Pénélope qui tisse sans fin et redéfait son ouvrage et le recommence pour résister aux demandes en mariage, c'est-à-dire au désir, à son désir, en l'absence d'Ulysse. « L'écriture  raturée d'avance » n'a ni début ni fin et renvoie ainsi au complexe de Pénélope et au mythe des Danaïdes, l’œuvre apparaissant dépourvue de toute extrême, que peut concrétiser le point final dont nous avons souvent constaté l’absence.              

             

              Nous retenons que la répétition qu'implique le langage demeure en rapport étroit avec « l'écriture raturée d'avance » comme reconstitution d’un nœud où s’associeraient la répétition et l’agression. Le sens vient faire violence en donnant une forme et une formulation. C'est à notre avis tout le sens du conflit des langues. Quelque chose de l'ordre du traumatisme s'actualise dans le langage. Il y a restitution par le symbole de la chose détruite. Ce qui réapparaît dans la création n'est pas le même que ce qui a été détruit : c'est une construction, une re-création qui s’opère dans la multiplication des contradictions qui pointe le trouble, le malaise et le chiasme.

 

              Aux prémices de l'écriture, la révolte se pose déjà comme principe fondamental dans la relation au texte et à la sacralité de la lettre. Dépositaire d'une mémoire vivante mais ne vénérant aucune sacralité du verbe, l'écriture aura à cœur de se dégager de tout absolu et du terrorisme du verbe. Rappelons-nous le précepte énoncé par le narrateur (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 134) qui donne droit au possible et fonctionne contre toute fermeture. Le rapport à l'écriture sera d'autant plus conflictuel qu'il va introduire à la langue de l'autre, puisque, comme le souligne le narrateur : « je ne savais parler que le chleuh, le berbère du Sud marocain » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 139) .

 

              Désordre, trouble, incertitude des limites, diffus, flou tel est l'inachevé qu'introduit « l'écriture raturée d'avance ». C'est aussi la vacuité et le manque qui menacent l'écriture, à l'instar de l'inachevé féminin auquel se rapporte l'oralité perdue donc inachevée elle-même. Le lien symbolique entre le scriptural, le matriciel et le féminin qui apparaît ici en termes de manque vient rappeler les propos liminaires du recueil Soleil arachnide  qui fondent l'écriture dans « l'absence inouïe » , « un songe inacceptable » (p. 8) , dans cette séparation « où l'œil sacrifie la légende  (p. 7) et  où « les pèse-mémoires » (p. 7) chargent cette écriture de toutes ces « guerres données par ma mémoire/oubliées des saints rompus (. . . ) /sur ce ciel chu/parmi moi seul où la tribu jette ses vermines » (p. 8) .

 

              La poétique de l'inachevé serait-elle celle de l'oralité ? Le cercle de la halqa, celui de l'oralité, celui du conte de la tradition orale figure cet éternel recommencement qui rejoint l'esthétique de l'inachevé. Réhabiliter les vertus du fragment, de l'indétermination, de l'évasion et de l'improvisation, n'est-ce pas en lien avec l'émergence de l'oralité ?

 

               Ne serions-nous pas dans une conception tragique du langage qui serait liée à la question pour l'écrivain de ne plus être dans sa langue ? La violence que contient « l'écriture raturée d'avance » trouverait dans cette déperdition de la langue une justification qui nous semble rejoindre l'hypothèse qui est la nôtre. Retenons pour l'heure, cette « difficulté d'écrire (qui) se fait objet d'écriture » [46] et qui devient la question centrale de l'œuvre que nous interrogeons ici. A cet endroit, il nous semble opportun d'introduire la question de l'esquisse du lieu de cette difficulté pointée et de son impact sur l'œuvre elle-même. L'hypothèse que nous avancerons ici se soutient de l'interrogation suivante, formulée dans Agadir (p. 137) .

 

3) : « Quel est le lieu du drame ? ».

 

              « L'écriture raturée d'avance » met en scène la difficulté d'être, corrélative à la difficile mise en œuvre du texte car l'espace scriptural marqué par ce rapport même demeure fondamentalement le lieu de mise en scène du dire et de l'interrogation sur soi. Le morcellement et l'éclatement si frappants dans le texte de Khaïr-Eddine ne traduisent-ils pas une identité problématique qui oscille entre le refus et la valorisation d'elle-même ?

 

               Ainsi, l'écriture est ici chargée d'exprimer un contenu tout en étant signifiante, productrice de sens. Que montre-t-elle dans ses mécanismes ? Porte-t-elle sa propre interrogation ?   Expression d'une quête en même temps qu'elle aide à supporter le vide qu'elle cherche à remplir, l'œuvre inscrit le lieu même de son questionnement. Or, il nous semble que l'une des dimensions de cette quête s'oriente vers ce qui nous apparaît comme présence et absence sur la scène scripturale, en lien étroit avec l'espace de l'oralité.

 

               A travers ce rapport, n'assistons-nous pas aussi à la lutte entre le scripteur et l'écriture, l'artiste et son espace de création, celui de l'inconscient dans lequel ce rapport est nécessairement présent, face auquel il arrive avec des stratégies et lutte avec le champ de création, proche sans doute de ce « lieu du drame » que l'œuvre ne cesse d'interroger et qui est sa vérité ? C'est pourquoi c'est à mesure que le texte se fait que s'engage la lutte contre lui.

 

                Dans l'écriture de Khaïr-Eddine, on ne sait pas où on va. C'est le saut dans le vide dans lequel il faut pourtant créer et prouver qu'on vit : « être mais être et de vos sangs/ronger la mousson indicatrice (. . . ) la prose de l'exil sera suffisamment trempée/pour couper son cordon ombilical à mon angoisse/et sectionner les pagaies qui battent jusqu'au délire/l'épine dorsale de ma fatigue » (Soleil arachnide, p. 30-31) . Chaque texte est une création/recréation dans un cheminement que seule la mort/censure menace d'interruption. Chaque texte inscrit et cristallise une étape comme nécessité intime sans jamais épuiser la richesse d'un inconscient vivant.

 

               Il arrive que l'œuvre soit création située à la croisée du désir et de la peur, parasitée par le cauchemar glacé de la folie, à l'instar d'Agadir , du Déterreur ou encore d'Une vie, un rêve, un peuple toujours errants . Située dans une sorte d'état-limite, l'écriture est alors en proie à ce mouvement puissant et contraire de déliaison qui se manifeste comme menace permanente chez Khaïr-Eddine.

 

              Prise dans cette contradiction, l'écriture qui se déploie formule son propre paradoxe à travers son refus de dire « et puis je n'ai pas l'intention d'en dire plus long sur cette ville » (Agadir, p.10). Refus ou report du dire, procédé fréquent chez Khaïr-Eddine, l'énoncé traduit bien l'ambiguïté du dire et ne pas dire, absence/présence qui introduit le lieu même de l'oralité.

 

              Dans Agadir, l'énoncé maintient aussi un suspens conforme à la mission/enquête policière à laquelle s'assimile le récit. Il constitue enfin l'expression de la réaction devant l'angoisse générée par la ville morte ainsi que celle suscitée par l'écriture de la mémoire, de l'anéantissement, de la mort, provoquant la perte du sens et de tout repère.

 

              « L'écriture raturée d'avance » , celle du chaos, est aussi incandescente et incendiaire. Elle va s'installer avec complaisance dans la morbidité et la putréfaction : « on ne peut pas s'établir ailleurs qu'ici (. . .) auprès du péril, dans ces croûtes noires qu'engraissent la mort et l'immobilité. Une ville engloutie. » (Agadir, p.11). Le lieu dans lequel s'inscrit l'écriture et dont elle va se nourrir, est paradoxalement celui de l'anéantissement, de l'effondrement des structures, au premier chef, celles de l'écriture et du récit.

 

              La solitude, le désespoir et le délire caractérisent l'écriture engloutie à son tour dans ce lieu infernal où tout est réduit à néant. C'est ainsi que la description du bureau, lieu insolite, semble être une dérision de la tour d'ivoire, en tout cas l'antithèse d'un lieu d'écriture y correspondant, (Agadir, p.12) .

 

              Gagné à son tour par le chaos, le texte éclate en un  soliloque parfois en délire où la situation présente du narrateur, en attente d'accomplir sa mission impossible : « redonner vie aux gens » (Agadir, p.11-12) se mêle à des incursions dans son passé. Celui-ci surgit à travers l'épisode pénible de la jeune fille (Agadir, p.11) dont le nom est refoulé et l'allusion à la tante-mère. N'est-ce pas là aussi la mission de l'écriture, faire œuvre   de vie à partir du chaos et de la mort ?

            

              Le récit bute constamment sur le séisme et la question du lieu. Il ne cesse d'effectuer un retour permanent sur cet espace de la ville d'inhumanité, de solitude et de mort, celui de la ville-cadastre (Agadir, p.20), projection de la ville moderne, espace de la séparation : « chacun sa solitude, c'est la base même du plan » (Agadir, p.20), qui est aussi celui de la naissance : « Je suis né dans un de ces trous fangeux, parmi l'odeur du poulet égorgé et le miaulement opiniâtre des chats » (Agadir, p.20) .

 

              Sur cette fracture, le texte va élaborer une esthétique du non-lieu, non-temps, non-dit, de l'effacement et de l'effondrement, celle de « l'écriture raturée d'avance » et du chaos. Ainsi, « Mais n'est-il pas temps de penser à moi ? Je suis chez moi dans ma demeure. » (Agadir, p.19-20) le « moi-demeure » est l'objet d'une description sans cesse reportée : « je la décrirai peut-être. » en une pratique courante et récurrente dans l'œuvre . Lieu non-lieu, situé dans un temps non-temps, il sous-tend le dire différé, désir de se masquer ou de prolonger le récit et constitue le récit à trous qui suggère le refoulement dans les blancs du texte.

 

              Ce dernier énonce sa difficulté à se dire : « Il ne fait ni jour ni nuit », « Que dire d'une lune de graisse », « D'ici je vois tout sauf la ville », « un homme doit survivre », « C'est de l'autre côté de ma vie que ça se passe », « Ma ville n'est pas un entassement vulgaire » (Agadir, p.19-20). S'élaborant dans une succession d'espaces et une traversée des genres, le récit tente de reprendre son cours mais il est inévitablement dévié par le flot de la parole fantastique, la narration dérivant de plus en plus vers un imaginaire travaillé par le souterrain et les profondeurs, la visite de la maison souterraine en constitue une étape.

 

              Récusant toute linéarité et toute horizontalité, refusant l'idée de progression en crescendo de la narration, « l'écriture raturée d'avance » travaille sur la verticalité et la transversalité, avançant dans le sens de la profondeur. Ici, pas d'événements narratifs ni d'actes essentiels, la diégèse n'est que prétexte, c'est pourquoi, elle a du mal à se mettre en place et voit ses éléments sans cesse remis en question : « Retrouver une ville ? » (Agadir, p. 37). Il ne se passera rien dans ce pseudo-récit qui n'en finira pas de s'interroger sur sa raison d'être.

 

              Comme très souvent chez Khaïr-eddine, la narration est interrogation sur elle-même, questionnement sur le langage et sous-tend une quête du récit sans cesse reporté, ainsi que nous l'avons vu avec la description de la demeure. « J'ai promis d'y revenir (. . . ) Quel  est le lieu du drame ? » (Agadir, p.37). Telle semble être l'interrogation essentielle, contenant toutes les autres, notamment celle de l'écriture.

 

              Ici, l'écriture sonde un espace des profondeurs, désigne sa propre origine et ce qui la sous-tend. Elle renouvelle son interrogation sur la parole et situe « le drame » au cœur de celle-ci, comme le montre l'énonciation : « le sol s'est refermé sur moi (. . . ) je n'ai pas dit sésame (. . . ) Que dis-je ? (. . . ) j'ai été séduit par ce qu'un vieillard racontait sur cette ville et j'ai juré d'y entrer. Mais depuis je n'ai pas réussi à en sortir (. . . ) Et tout à coup une voix lointaine (. . . ) Le Perroquet continue de chanter. C'est pour agir sur moi (. . . ) planche interdite/que je fus dans la voix retransmise par tes ancêtres » (Agadir, p.36-44).

 

              De même, la séquence de « LA LETTRE » (Agadir, p. 127-132) oblige à reconsidérer les impératifs qu'elle expose : retrouver un lieu perdu (p. 127), lieu de l’« indescriptible », rattaché à la mémoire, « Au pied d'un arbre immémorial » (p. 127), sans nom. Cette « lettre » en quête d'un lieu perdu, anéanti et désiré est annonciatrice et porteuse de mort parce qu'elle dit la dépossession : « Ce qui m'inquiète, c'est tout ce que je n'ai plus et qui est passé dans d'autres mains (. . . ) J'ai tout perdu. Je ne possède plus rien. »(p. 129), et la tragédie qu'elle entraîne : la mort de l'être[47]. Cette « lettre » terrible se nourrit de la mort de l'être qu'elle prémédite et annonce : « Je vous abattrai sans ciller » (p. 131), à travers son écriture en délire.

 

              Impossible à saisir dont la description n'a pas réussi à rendre compte, lieu obsessionnel à la fois présent et absent, la ville-demeure apparaît au fil de l'écriture comme la double métaphore du moi et du récit qu'elle contient et par lequel elle est contenue. A l'instar de la ville-demeure, le texte se construit et se déconstruit autour de cette image du moi qui n'en finit pas de s'anéantir pour mieux ressurgir de ce néant (Agadir, p. 134-137), dans lequel le séisme tient une grande place.

 

              La dimension spatio-temporelle chez Khaïr-Eddine est cet espace carcéral et infernal qui désigne ce lieu « où se déroule le drame » . Dominent aussi cette confusion des lieux et des temps, ce chaos à la fois spatio-temporel, identitaire et scriptural, maintenant jusqu'au bout du texte la confusion des paroles,[48] des genres, faisant appel au théâtre pour faire entendre les différentes voix du moi, jusqu'à l'éclatement final, figuré par les ultimes indications scéniques du texte (Agadir, p. 139) .

 

              Cette destruction s'apparente à une opération d'évidement, d'épuration et de stylisation du langage jusqu'à le rendre dépouillé de tout artifice, de tout habillage trompeur, comme le montre le dernier énoncé. Elle vise à rendre au langage sa nature première, une texture originelle. Un tel projet scriptural nécessite tout un travail de recherche des fondements mêmes de l'écriture.

 

              Recherche que figure « l'écriture raturée d'avance » telle qu'elle a œuvré dans Agadir  et que va poursuivre l'œuvre à venir à travers son élaboration. En effet, tout en se construisant dans chaque livre/jalon, l'œuvre de Khaïr-Eddine déploie cette stratégie paradoxale du chaos fondateur sur laquelle elle s'appuie.

 

              Le processus scriptural à l'œuvre dans Corps négatif se déroule au grès du flux ou du reflux mnésique, tantôt débordement verbal, tantôt silence elliptique, blancs de l'écriture. Travaillé par la mémoire, celle du corps, notamment, le récit de Corps négatif  se fait coulées de mots dont la brûlure restitue la douleur d'être d'un « je » qui se refuse et cherche à extraire sa négativité. 

            

              L'incipit frappe par son incohérence, née de la violence verbale qui saisit le narrateur. Toutefois, il indique qu'il sera question ici de pouvoir et de conflit avec les autres, notamment la famille mais, surtout avec soi. Les maux donneront lieu à une perte et à une quête réalisées à travers les mots retrouvés, perdus, recherchés en un corps à corps avec le langage et la langue, qui s'avère être l'ultime combat, en tout cas le plus chargé de sens.

 

              Dès lors, l'aigreur serait génératrice d'écriture et créatrice de texte : « Porte-moi l'Aigre. Calotte-moi l'Encre ! Je bouffe tes crayons » (Moi l'aigre, p. 6) , annonciatrice et incitatrice de changements : « Je serai le roi changé en socialiste », déclare le narrateur à la fin de la page inaugurale du récit (p. 6) . Contestation et remise en question caractérisent donc les propos liminaires de Moi l'aigre. Retenons là que la révolte qui éclate ici pointe le refus de l'asservissement du langage qu'elle cherche à libérer de toutes les contraintes qui pèsent sur lui, par le dynamitage de l'écriture conventionnelle. Celle-ci est prise d'assaut par une parole autre qu'il s'agit de saisir, non sans difficulté.

 

             Ainsi, ce début de récit déporte la parole là où elle n'a pas coutume d'aller - car : « On traite le langage, la parole somme toute, comme s'il s'agissait d'un plat quotidien » (Moi l'aigre, p. 8) , dénonce le scripteur - dans l'extrême de ce qui est, au-delà de « la limite d'être » (Moi l'aigre, p. 8) qui devient alors négation et récusation de soi-même et de toute attache, tout lien figuré et rejeté ici dans l'ancestral. Dès lors, l'écriture ne peut avoir son origine ailleurs que dans le fractionnement, la rupture, la dissidence, autre forme de franchissement de limite, la séparation et l'écart.

 

              A partir de là, le récit semble s'inscrire dans une marge que traduisent les blancs laissés entre les différentes séquences, notamment  (Moi l'aigre, p. 9 et 13) , et ceux qui creusent la marge même du texte (p. 9-14) , concrétisant ainsi les phénomènes de rupture, accentuant la vacuité que ne manquent pas de susciter ces phénomènes. Cette partie du texte constituée de deux fragments (Moi l'aigre, p. 9-13, 13-14) se situe en un même temps : « Minuit » (p. 9) , indication temporelle qui marque beaucoup plus un non-temps ou un temps-limite, entre-deux propice au fantasmatique et à l'insolite. Il plonge au plus profond d'une nuit intérieure, espace-temps du récit de la marge et de l'étrange, d'une écriture en proie à la douleur, à la détresse et au délire.

 

              Cette perpétuelle dérive de la parole d'un sujet à un autre, cette désappropriation incessante de son énonciateur pointent une fois de plus le terrorisme de l'écriture occupée à fouiller les marges de l'inadmissible et de l'indicible. Aussi, le texte configure-t-il un amas de souvenirs, de réflexions et de propos éclectiques qui disent la perte, celle de l'identité, notamment : « Bon Dieu pourquoi en suis-je arrivé là? Je ne sais pas moi, connais plus père mère ni cette clique de corbeaux qui stationnent dans mon sang !  » (Moi l'aigre, p. 135) .

 

               Aux prises avec ses obsessions et ses angoisses, notamment celle de la mort, le texte mime, à l'instar du « je » qui y parle, une fuite éperdue de lui-même qui est aussi rejet du néant et de la mort, pour une quête du sens qui s'effectue dans l'écriture elle-même, vécue ici comme épreuve : « Tu m'écoutes et tu marches mais non tu ne marches pas tu grouilles autour de moi en mes tréfonds dans mes ourlets » (Moi l'aigre, p. 114) .

 

              L'avancée du texte (Moi l'aigre) semble dériver vers l'écrit talismanique pour conjurer la menace de l'anéantissement. C'est ce que recouvre la scène finale (p. 145) de cette séquence dominée par une obsession et des images de persécution dont les propos qui suivent (p. 146) viennent éclairer le sens. En effet, il est question dans cette page (p. 146) d'un « il » évoqué par « je » , porteur et objet absent d'un texte à lire, texte trouble et brouillé, « entre ses lignes raillait un morpion sacrifié avant sa naissance » (p. 146) . « Personnage (qui) s'est tiré de soi-même en vue d'y voir plus clair et mieux travailler sa tripe » (p. 146)  « il » se débat avec « son texte » , lui-même travaillé par une présence sourde, présence/absence déroutante : « On lira la suite sans s'apercevoir qu'il n'a jamais existé » (p. 146) .

 

              Il arrive que cette parole à la fois menaçante et menacée soit en perte d'elle-même, piégée dans son propre délire. Tel est le sort qui guette le verbe réfractaire, celui du fou, de l'écrivain aussi. Pris dans ses mirages, le dire dérive d'espace en espace, de vision en vision, de voix en voix en un texte dont les multiples points de suspension, qui sont autant de marques de cette dérive, figurent aussi les palpitations et les syncopes d'une parole qui s'affole dans son propre dire.

 

              Dans Une odeur de mantèque , la voix qui semble s'essouffler à mettre en mots, à « Haler à soi les flétrissures, les stigmates des condamnés. » (Une odeur de mantèque ,  p. 113) est tantôt celle d'un « il » , finalement distancié, observé, disséqué, autopsié même et livré en pâture au néant (p. 116) , tantôt celle d'un « je » qui n'arrive plus à contenir ses angoisses de mort et sa douleur : « Vivre ici, tout recommencer, apprendre à mieux crever (. . . ) Ne rêver qu'à la dislocation des nerfs, du corps (. . . ) Peur, peur du cercueil recouvert d'un suaire porté par quatre vieillards. » (Une odeur de mantèque ,  p. 113) .

 

              C'est en fait la même voix qui se dérobe et se cache derrière « il » , transfuge par lequel « je », observateur et participant, semble vouloir brouiller sa propre identité, pour finalement avouer que : « (. . . ) sur cette plage maintenant n'ayant plus de monnaie plus d'ancêtres, déambulant me[49] raccrochant à des bribes vieilles, des sourires fripés, pissant (. . . )  » (p. 116) . 

                                                                        

              Cette fracture avec et en soi que figure le brouillage pronominal se projette dans l'éclatement du cadre spatio-temporel de cette séquence (Une odeur de mantèque , p. 112-116) . En effet, l'espace qu'évoque ce passage est celui du désert, de la plage, de la ville de Tanger : « proie toujours aux mains des plus forts » (p. 114) ou celle, innomée, accueillante, protectrice et inexpugnable : « ville vraie, seule et contre elle-même, remuant dans le soir rose et jaune, rafraîchie par l'oued Bou-Regreg (. . . )  » (p. 115) ou encore celui de la vallée de l'enfance : « à la cascade blanche » (p. 115) . 

 

            « Le vaste entonnoir » (Une odeur de mantèque, p. 168), « cuvette incommensurable où nous étions détenus, (cette) immense cage englobant jusqu'à l'infini cette étendue de terre où nous étions perdus ou déportés » (Une odeur de mantèque , p. 169) sont autant d'images matricielles associées à celles du gouffre, rencontrées maintes fois dans le texte, symboliques du lieu identitaire, perçu dans ce rêve (Une odeur de mantèque , p. 168-169) à la fois comme enfermement, impossibilité et aussi libération possible. Espace ambivalent, le lieu identitaire représente un pôle attractif vers lequel le texte a sans cesse dérivé pour finalement y aboutir et s'y heurter de façon violente.

 

              En effet, rappelant la dure condition faite à la femme en terre « sudique » par l'homme totalement démissionnaire, les ultimes propos du livre exhibent d'une façon définitivement accusatrice la faillite identitaire. « Saccagés par un passé tribal jamais exorcisé ! » les hommes, « assassinant en elles le fœtus » (Une odeur de mantèque, p. 171) ont perdu ainsi l'honneur « sudique » pour n'avoir pas su être dignes de ce passé glorieux. Le texte s'achève sur une malédiction : « (. . . ) que le soleil jette sur eux comme un blasphème inexpiable ! » (Une odeur de mantèque, p. 171) , signifiant ainsi un autre piège que l'écriture referme sur elle-même.

 

              Ainsi, la fable initiale d'Une odeur de mantèque s'est transformée en une insupportable réalité, celle d'une appartenance à la fois revendiquée et reniée tout au long du texte, d'une déchéance qui se lit à travers le sort réservé aux femmes qui assurent seules et sans reconnaissance la survie de cet univers en effritement : « Chez lui dans son pays, les femmes faisaient tout.  » (Une odeur de mantèque, p. 62) . 

 

              C'est sans doute à la croisée du fictif et du réel, de la langue de la fable initiale, autre origine perdue, qui puise même par dérision, dans un imaginaire collectif, ancestral et de la langue qui dit l'identité perdue que se situerait le dire propre de l'écriture en tant que lieu même du drame.

 

              Celle-ci détourne à son usage la fable traditionnelle, la caricaturant parfois à l'extrême, la transformant souvent jusqu'à la rendre étrangère à elle-même, pour servir au dévoilement réitéré du drame intérieur de celui qui parle : être séparé de soi, être son propre ennemi : « Je connaissais ce genre d'individu depuis longtemps. Oui je savais à quoi m'en tenir. C'est pourquoi je le réprime en moi, oui, je le désarticule quand c'est possible. J'aurai mieux fait de le bouffer carrément. » (Une odeur de mantèque , p.133) .

 

              Cette révélation conduit à une sorte d'auto-dévoration signifiée par l'accumulation dans cette fin de séquence de termes renvoyant tous à cette image : « bouffer » et « avalant » (Une odeur de mantèque , p. 133) . Elle marque aussi une auto-destruction dans laquelle le texte s'anéantit à son tour.

 

              Le texte-réceptacle mime incessamment cet anéantissement que chaque séquence du livre répète jusqu'à rendre impossible toute saisie normative du texte. En fait, c'est en dehors et même à l'encontre de ces repères traditionnels qu'il faut lire cette Odeur de mantèque . C'est dans les renversements successifs de ces normes que prend sens l'écriture du livre. Suivre la succession des séquences, c'est se prêter au jeu de l'incohérence et de l'errance, dans le sillage de la mémoire vacillante et »rébarbative » du narrateur mais qu'elle finit par circonvenir ainsi que le narrataire.

 

              La fiction/camouflage d'Une odeur de mantèque  ne cesse de masquer et de démasquer ce fait : écrire, c'est démolir, tuer mais aussi se débarrasser de soi. Cette rupture s'accomplit par l'écriture de la parole qui tout au long du livre tente de se libérer de toute contrainte et de tout masque pour s'imposer comme dire affranchi. De ce point de vue, il est significatif que le livre s'achève sur la menace du « blasphème inexpiable », c'est-à-dire, d'une parole rebelle, réfractaire et par là maudite parce qu'inouïe. N'est-ce-pas le contexte dans lequel s'inscrit le dire chez Khaïr-Eddine ? N'est-ce pas là aussi le lieu du drame?

 

              De ce point de vue, l'analyse du Déterreur nous apporte un éclairage particulier sur cette question. Nous avons vu comment le récit du Déterreur s'énonce comme une parole mnésique, diffuse et brouillée. Quelques éléments narratifs permettent toutefois, de déceler une continuité dans la rupture du texte. Dans le désert chaotique textuel, trois points de repères : un personnage, le narrateur lui-même, un lieu, la tour/prison, un thème, celui de la mort, participent de la figure du continu. Un « je » narrateur assume la narration et en assure la continuité malgré ses errances et son propre éclatement. La tour/prison représente un lieu permanent dans le texte, auquel le récit revient de temps en temps.              

 

              C'est à la fois un espace d'émanation et d'aboutissement de la parole. Symbole anthropomorphique, fréquent dans l'œuvre,  ce « puits » , double du corpus mental du narrateur qui s'exclame : « (. . . ) je ne suis même pas dans une vraie prison, c'est dans mon corps que tout se passe, dans une tour vivante » (Déterreur, p. 67) , ce microcosme du corps et de l'âme qui justifie le voyage introspectif que nous évoquions, intimement lié au narrateur, rejoint le thème dominant du livre, la mort, autre élément de continuité. Nous retrouvons là la figure du continu esquissée ci-dessus comme élément scriptural chez Khaïr-Eddine au niveau de toute son œuvre, elle s'affirme ici au niveau du texte proprement dit.

 

              Le croisement des lieux s'accompagne d'une imbrication des temps, le présent étant envahi par le passé : « J'étais berbère, je ne le suis plus. » (Déterreur , p. 13)  ou encore : « Je n'oublierai jamais ce type, un Congolais qui s'est écrasé contre la paroi que j'étais en train de démolir. Il avait une tête d'oiseau des steppes, une tête d'ébène qui ressemblait à un masque tribal. (. . . ) Des nuits durant, je le revois hurlant, s'agitant au moment même où sa cervelle éjectée par l'éclatement de son crâne me frappait aux babines et sur le front. Et je m'en délecte encore malgré le temps et la mort qui nous séparent. » (Déterreur , p. 16) .

 

              Le temps raconté et le temps narratif se déroulent sans aucune cohérence chronologique. Le temps narratif correspond, en fait au temps psychique car, plutôt qu'à une rétrospection, c'est à une introspection que se livre le récitant car celui-ci est déjà condamné à mort dès le début du récit. De ce point de vue, Le déterreur fait ainsi surgir ce questionnement symbolique : « L'écrivain ne serait-il pas mort dès que l'œuvre existe ? » [50] . Celui-ci rejoint pour nous le nœud de la séparation fondamentale dans laquelle s'origine, sans doute, l'œuvre  de Khaïr-Eddine et qui participe au drame évoqué ici. 

 

              L'écriture du Déterreur montre que le processus de forclusion qu'elle figure, déchiquette l'unité du narrateur-déterreur qui lutte par la parole pour la recouvrer. Dans la folie de son verbe, la forclusion est « le processus qui conduit à l'inachèvement par manque de la représentation du manque » [51] . Le drame du Déterreur  est là : des signes essentiels à la vie de son esprit lui font défaut, des signes pour compléter son visage, son corps entier, pour se réapproprier une unité qu'il tente de restaurer par le déterrement, par l'approche de la mort, de ce qui est mort. De là toute la problématique du texte et de son écriture.

 

              L’humanité qui se profile au début de Une vie, un rêve, un peuple toujours errants  semble surgir d'une animalité où la transgression de l'interdit : viol, inceste, cannibalisme, est une condition de survie. Le monde dans lequel se situe l'ouverture du texte est singulièrement « au commencement de (sa) déchéance » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants, p. 15) dont l'écriture va se nourrir. Paradoxalement aussi, c'est dans le silence effrayant de cette aube de l'humanité et du livre que s'effectue l'attente de l'avènement du Dire car : « La matière n'avait pas encore parlé. » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants ,  p. 15) .

 

              Contrairement à la fable parfois caricaturale d'Une odeur de mantèque , dans Une vie, un rêve, un peuple toujours errants ,  la narration oscille étrangement entre les profondeurs abyssales et utérines de « ce fond marin (. . . ) fond du gouffre » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 37-38) vers lequel « je » est « irrésistiblement tiré » (p. 37), où « Cela fait si longtemps que je vis dans cette eau qui ne court pas mais ne stagne pas non plus (. . . ) carapace molle qui me contient » (p.41) et cette « force endogène (. . . ) à l'origine même de (la) vie (. . . ) venant du soleil » , espoir d'« une prochaine libération » (p. 41) .

 

              L'angoisse naît alors de cette errance dans ce temps qui n'est plus et cet « espace indéfinissable  » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 44) , « J'étais épouvanté de ne pas savoir où j'allais, moi qui percevais encore l'existence d'une quiétude antérieure » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 44) . Ainsi, ce voyage vers ce que je savais être la mer » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 37) , dit le narrateur, constitue une épreuve à hauts risques puisque « mon identité partait en mille morceaux, donnant lieu à un vide insoutenable  » (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 40) .

 

              La ville n'est pas une ville (Une vie, un rêve, un peuple toujours errants , p. 69) et ce qui en tient lieu reste inaccessible, « point de vie animale, (. . . ) pas de cours d'eau » (p. 69-70) . L'espace, désigné par « ici » (p. 69) et « là » (p. 70) évoquerait plutôt une scène : « Nous sommes toute une multitude sur ce plateau légèrement crevassé vers le bas » (p. 69) , celle du rêve et celle de l'écriture, formant un théâtre « beckettien » de l'attente, de l'insolite et du non-événement, où   « je » se surprend à rêver (p. 70) . Fuyant sans cesse un rêve qui  apparaît comme un cauchemar (p. 70) , « je » est projeté sur « une route asphaltée » , précipité dans des « champs inondés » , transporté sur « une pente verdoyante et luxuriante » (p. 71) , « cherchant la vraie route pour accomplir en bonne et due forme (son) voyage » (p. 71) sans fin.

 

              Le récit d'Une vie, un rêve, un peuple toujours errants se révèle être le lieu de chasse du plus profond, dans l'élémentaire, dans la bête qui se terre en l'homme pour en extraire le véritable sens des mots. En effet, le narrateur assiste « écoeuré » (p. 63) mais non « effrayé » au sacrifice de l'ami du poète qui lui, a connu le même sort « une demi-heure avant » (p. 64) : « les marins se sont joués aux dés pour savoir lequel d'entre eux nourrirait les autres, et voilà » (p. 64) . On pense alors à l'albatros baudelairien, lâché entre les mains des marins et au symbolique « coup de dé » mallarméen, fatal, ici, à l'artiste et au poète. L'artiste, nourricier, sacrifié en premier lieu par temps de désastre, voilà qui justifie aussi « l'écriture raturée d'avance » !  C'est aussi la révélation de cette séquence-traversée à la fois horizontale, tout au long de la rivière et, verticale, abyssale dans les abîmes de l'existence humaine.

 

              Le sens des mots ne réside-t-il pas dans cette narration de l'humain dans ce qu'il a de plus fragile, de plus effrayant mais aussi de plus authentique : « ils s'enchaînèrent une fois encore au doute et tremblèrent si bien que leur peau exsuda la musique ; ils frémirent au son de cette nouvelle voix mais restèrent tranquilles (. . . ) Ils crurent aux lois du silence durant plusieurs années (. . . )  » (p. 172)  ? On comprend dès lors que le lieu où se déroule ce curieux voyage est bien celui de l'écriture entre rêve et mémoire, fiction et réalité : « Mais nous ne rêvons pas, nous nous démultiplions tout simplement. » (p. 73) , dit le narrateur/scripteur à travers un « nous » qui montre l'effet immédiat de cette démultiplication qu'engendre l'expérience scripturale.

 

              Ne cessant d'interroger en s'interrogeant elle-même : « où serait alors le lieu de notre exil ? » (Soleil arachnide, p. 100), l'écriture est en quête de ce lieu. C'est pourquoi, elle s'apparente souvent dans l'œuvre au voyage ; l'expérience littéraire relevant de cette « aventure de l'écriture » qui est aussi celle de l'être, ainsi que nous l'avons déjà mentionné. 

 

              Véritable parcours initiatique dans Légende et vie d'Agoun'chich, le voyage se fera au fur et à mesure de son déroulement, traversée d'un espace/temps. Celui-ci est marqué par l'imaginaire, porteur de vie - à l'origine même du voyage dans le songe nécessaire que vont chercher les deux futurs voyageurs (Légende et vie d'Agoun'chich, p. 57) - et associé pour l'essentiel au « sudique » - qui n'est pas vraiment le Sud réel, malgré quelques repères géographiques mais plutôt un Sud imaginé et rendu encore plus imaginaire par les indications intemporelles d'aube et de nuit qui disparaîtront à l'arrivée à Tiznit (p. 140)  et par le lieu matriciel qu'est la montagne - .

 

              Par ailleurs, le voyage deviendra entrée dans l'espace-temps de l'histoire et par là même, expérience de la catastrophe, traversée de l'horreur, périple vers la mort, donnant un sens aux propos d'Agoun'chich adressés au Violeur, son compagnon : « Ce voyage n'est pas une désertion. Nous découvrirons autre chose. Et nous nous enrichirons peut-être, tu verras.  » (p. 66).

 

              Le voyage annoncé s'effectuera plus dans le labyrinthe de l'imaginaire et les profondeurs abyssales - et en cela, nous restons dans une même vision du voyage, chez Khaïr-Eddine[52], dans laquelle le déplacement horizontal est moins important que la plongée verticale, la géographie du voyage plus intérieure, l'espace traversé, plus symbolique et imaginaire - comme en témoigne la première étape de ce périple. 

 

              Il ressort de ces lignes inaugurales du voyage entrepris par Agoun'chich et le Violeur, que celui-ci s'envisage d'emblée dans l'imbrication de divers éléments, préfigurant une expérience dont le mystère reste entier, puisque : « Nous ne ferons pas de rêve ici, bon ou mauvais » (Légende et vie d'Agoun'chich, p. 56) .

 

              Les deux voyageurs vont ainsi s'aventurer dans l'espace de l'errance périlleuse, qui se met très vite en place, aux confins de la folie et de la mort (Légende et vie d'Agoun'chich, p. 59-63) . Toutefois, ils avanceront « dans un lieu sinistre » (p. 59) en utilisant l'espace comme masque protecteur : « ils aménagèrent entre deux gros arbres un abri confortable et quasi invisible (. . . ) de telle sorte que quiconque passait à proximité ne pût voir autre chose qu'une excroissance feuillue. » (p. 59) .

 

              Ainsi, très vite l'espace naturel devient lieu intérieur et à l'instar du « tronc d'arbre mort » - masque et surnom d'Agoun'chich - la nature « sudique » , espace du récit, se transforme en corp(u)s , les êtres ne formant qu'un seul corps avec lui, si bien que nous ne pouvons plus distinguer entre le contenant et le contenu.

 

              Lieu matriciel, cette nature « sudique » l'est à la fois pour les personnages, Agoun'chich et le Violeur, et pour l'écriture. Espace d'engendrement des images et des mots, la nature dans laquelle évoluent les deux voyageurs est hautement féminisée et paradoxalement, lieu d'une marginalité sécurisante, à la fois « abri » et « tombeau » (Légende et vie d'Agoun'chich, p. 59-60) .

 

                   Lieu féminin, nocturne et lunaire (Légende et vie d'Agoun'chich, p. 61) , cette nature effrayante est chargée d'une féminité irrationnelle, redoutée, refoulée et entravée, féminité en dérive, à la sexualité déviante (p. 61) qui surgit, dans la nuit du récit, entre rêve et cauchemar, « comme un mauvais présage » (p. 62) . L'apparition de la « jeune folle chargée de fers » (p. 61) éclaire dans cette confusion même, une caractéristique du voyage :  il change l'être : « mais il était maintenant en voyage et s'arrangeait pour effacer d'un trait fort tout ce qui concernait sa vallée natale. » (p. 62) .

 

              La féminisation de l'espace dans lequel va se dérouler le voyage donne à celui-ci son double aspect de mort-résurrection. A la fois, protecteur, sécurisant et effrayant, cet espace féminisé, porteur de vie et piégé par la mort, figure l'espace même de l'écriture, celle de ce texte comme celle de l'œuvre. Voyager en lui, c'est en même temps mourir et naître à soi.

 

              Dans l'espace hétérogène de la ville, le spectacle est multiple pour Agoun'chich qui découvre une réalité jusque là peu connue de lui : « je m'initie à une autre vie » (Légende et vie d'Agoun'chich, p. 143) . Voyant des Européennes pour la première fois, « il crut à une apparition » (p. 143) mais «  comprit tout d'un coup le fossé qui le séparait de la civilisation européenne. » (p. 143) Ainsi, projeté dans le monde moderne à Tiznit et venu d'un autre âge, Agoun'chich se réfugie encore auprès des conteurs qui évoquent les temps et les mythes anciens.

 

              Jusque là, Agoun'chich avait en quelque sorte fait corps avec le mythe, il semble qu'ici, celui-ci soit déjà inscrit dans la nostalgie de ce qu'il n'est plus : « Mais cette guerre n'a pas été gagnée et ne le sera jamais, car les titans continueront toujours de peupler nos cauchemars. » (Légende et vie d'Agoun'chich, p. 144) . Dans l'espace de la ville, Agoun'chich ne peut qu'assister au spectacle qu'offre celle-ci. Désormais une sorte d'impuissance à être plonge le personnage jusque là actif, dynamique dans cette nouvelle situation de spectateur. Quelque chose semble lui échapper dans ce nouvel espace.

 

              Or, ce dernier récit de l'œuvre de Khaïr-Eddine contient des éléments de réponse à l'interrogation posée ici, à travers son propos :  l'évocation d'un Sud légendaire en perte de lui-même, pris entre sa grandeur passée - qui nourrit tout l'imaginaire scriptural de Khaïr-Eddine dans ce livre et la plupart de ceux qui l'ont précédé - et sa déchéance annoncée - laquelle n'a jamais cessé de travailler l'écriture de l'œuvre, se confondant souvent avec celle du narrateur dans nombre de textes - . Le rapport avec cet espace ambivalent devient dans l'œuvre rapport avec soi, en montrant aussi que ce qui s'élabore dans l'œuvre est antérieur à toute représentation d'image ou de mot.

 

              A travers l'interrogation qui a guidé les propos qui précèdent : « Quel est le lieu du drame ?  » , il s'agissait de montrer que toutes les perturbations rencontrées au niveau de l'écriture de l'œuvre de Khaïr-Eddine sont la manifestation de deux éléments saillants dans lesquels elle s'origine. Le premier qui ressort de l'analyse entreprise jusqu'ici est relatif à une séparation fondamentale, celle que suppose tout en même temps la naissance à soi, au langage, à l'écriture et à l'esthétique littéraire de manière générale. Le second découlant du premier, dévoile un manque béant, une désappropriation, un lieu perdu dont l'absence/présence tatoue le corp(u)s orphelin de l'écriture.

 

              Dans la première partie de ce travail, nous voulions montrer à travers l'approche de l'œuvre de Khaïr-Eddine comment s'impose chez lui la notion de texte plus que celle d'une production conçue dans le respect traditionnel des genres littéraires. Rien de tel chez l'écrivain ! L'hétérogénéité du corpus qu'elle constitue, le brouillage des genres qu'elle opère,  les stratégies d'écriture qu'elle déploie vont dans le sens de la mise en place d'une œuvre à la fois multiforme et désireuse de privilégier l'idée même de texte comme lieu d'énonciation d'une parole qui cherche à exister en tant que telle.

 

              Ce que nous avons dégagé comme force du texte rejoint la mise en avant dans l'écriture de Khaïr-Eddine d'une énonciation plus préoccupée par l'acte même qui la fonde que par son adéquation à des normes génériques qu'elle cherche à dépasser quand ce n'est pas à subvertir. La destructuration du langage se confirme bien ici comme volonté de rejet de toute norme. Nous avons vu comment dans la dislocation du texte surgit la parole, comment l'écriture se fait alors lieu d'émergence de cette parole singulière et engagée dans la question cruciale de l'identité.

 

              L'étude des stratégies scripturales nous a aussi permis d'observer qu'à travers celles-ci s'opère tout un travail de relecture, réécriture, réinvention[53] de ce que nous pouvons considérer dès lors comme champ de l'oralité. La problématique de la parole telle que nous l'avons esquissée jusqu'ici vient s'inscrire nécessairement dans ce champ.

 

 



[1] Titre donné à un poème du recueil Soleil arachnide  (p. 104-122) que

     nous analysons dans ce chapitre.

[2] Partagé par toute la génération de Souffles .

[3] Le texte du roman. Approche sémiologique d'une structure discursive

    transformationnelle.  op. cit. 

[4] En italiques dans le texte.

[5] En effet, les différents sens du mot : « aigre » y renvoient à travers

     le goût, l'odorat, la voix et le ton.

[6] Jacques LACAN. Ecrits I . op. cit. p. 197.

[7] Roland BARTHES. Essais critiques. Op. cit. p. 178.

[8] dont « Nausée noire » qui date de 1964.

[9] Celle du pays de l'enfance, sans doute, tant de fois évoquée dans le

     reste de l'œuvre.

[10] De là, l'importance de la censure/menace déjà relevée dans cette

     analyse.

[11] Roland GORI. « Entre cri et langage : l'acte de parole » in

    Psychanalyse et langage , du corps à la parole. Paris : Bordas, 1977, p.

    70-71.

[12] Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 84. 

[13] Roland GORI. op. cit. p. 84.

[14] Roland GORI. ibid. p. 89.

[15] Roland GORI. ibid. p. 83.

[16] Nous appuyant en cela non seulement sur les travaux cités ici,

    notamment Psychanalyse et langage , mais aussi sur ceux, rappelés en

    bibliographie sur la culture maghrébine, enfin sur les textes mêmes

   de Khaïr-Eddine, concernant l'aspect maternel de la culture

   maghrébine et surtout berbère.

[17] Roland GORI. op. cit. p. 168.

[18] Abdelkébir KHATIBI, préface à Marc GONTARD.Violence du texte, op.

     cit. p. 8.

[19] Abdelkébir KHATIBI. ibid, p. 8-9.

[20] Rappelons que le père dans l'écriture de Khaïr-Eddine est toujours

     opposé à la littérature du fils.

[21] et persécutrice, s'agissant de la langue française.

[22] Abdelkébir KHATIBI. Du bilinguisme. Paris : Denoël, 1985, p. 183.

[23] Abdelkébir KHATIBI. La mémoire tatouée. Paris : U. G. E. « 10/18 » ,

     1978, p. 12-13. 

[24] Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 84.

[25] Adolfo FERNANDEZ-ZOILA. La chair et les mots . Paris : La Pensée

     Sauvage, 1995, p. 94.

[26] D'après Littré : le sens propre « d'abstraire » , c'est « séparer » .

[27] Roland GORI. op. cit. p. 89-103.

[28] Roland GORI. ibid. p. 105.

[29] Roland GORI. ibid.

 [30] De ce point de vue, la proposition du narrateur (p. 92) tient du

     voyeurisme quant à la lecture et de l'exhibitionnisme quant à

     l'écriture.

[31] En italiques dans le texte.

[32] Nous l'avons vu, notamment dans l'œuvre ouverte.

[33] Claude LORIN. op. cit. p. 233.

[34] Claude LORIN. ibid. 

[35] Maurice BLANCHOT. L'Entretien infini. Paris : Gallimard, 1969, p. 567.

[36] Abdelwahab MEDDEB dans Algérie-Actualités , du 11au 17 mars 1982.

[37] Claude LORIN. op. cit. p. 79.

[38] Claude LORIN. ibid. p. 140.

[39] Roland GORI. op. cit. p. 97.

[40] Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 83.

[41] Comme le dit Marc GONTARD.Violence du texte. op. cit. p. 54.

[42] Ainsi écrit dans le texte.

[43] Claude LORIN. op. cit. p. 228.

[44] Roland GORI. op. cit. p. 98.

[45] Claude LORIN. op. cit. p. 142.

[46] Pierre VAN DEN HEUVEL. op. cit. p. 84.

[47] « Et je me suiciderai. Je me tuerai certainement. » (p. 129) .

[48] Celle du père et de l'oncle, du père et du fils, notamment.

[49] C'est nous qui soulignons.

[50] Maurice BLANCHOT. L'espace littéraire. op. cit. p. 12.

[51] Claude LORIN. op. cit. p. 194.

[52] Proche du nomadisme dans le sens de déplacement autour et dans

     un même territoire que le nomade ne veut pas quitter, c'est

     pourquoi il nomadise.    

[53] Ce travail étant tout à fait caractéristique d'une certaine modernité

     scripturale.