UNIVERSITÉ LUMIÈRE LYON 2
FACULTÉ DES LETTRES, SCIENCES DU LANGAGE

ET DES ARTS

La présence de l’interlocuteur

dans

La répudiation, L’insolation, Le démantèlement, La Macération

de Rachid Boudjedra

Mémoire de D.E.A.

Présenté par                                                                                          Sous la direction de

Mayumi SHIMOSAKAI                                                                       M. Charles BONN              

                                                                                                                  septembre 2001

Introduction. 3

L’intrusion du corps et le contrecoup du langage. 29

La présence de l’interlocuteur et la narration. 53

Conclusion. 69

Bibliographie. 71

Table des matières. 75


Introduction

       Dans les œuvres de Boudjedra, la mémoire joue un rôle important. En effet, plusieurs de ses romans sont écrits autour de la mémoire personnelle et collective. À travers la narration spécifique à chaque roman, nous avons l’impression que l’écrivain raconte les mêmes souvenirs dans des cadres différents. La mémoire est un lieu privilégié pour cet écrivain d’où émerge son écriture.

       Or, nous trouvons, dans ses romans, même plus ou moins modifiés, des fragments de la mémoire identique. L’apparition de certains épisodes est répétitive, voire obsessionnelle. Il est indéniable que les souvenirs forment un axe essentiel dans l’œuvre de cet auteur.

       Nous apercevons ces fragments de souvenirs qui reviennent constamment dans tous ses romans. Dans certaines de ses œuvres, la mémoire joue un rôle majeur. Dans celles-ci, la narration des souvenirs se déroule en se confondant avec celle des récits se situant dans un temps chronologique distinctement ultérieur. Il est possible de distinguer deux manières de faire apparaître des souvenirs. Dans certains romans, ceux-ci appartiennent exclusivement au protagoniste et n’ont pas de destinataire : dans d’autres, l’auteur fait apparaître deux personnages : celui qui raconte et celui qui écoute.

       Dans cette étude, nous avons uniquement choisi le deuxième type de romans comme objets de nos recherches. Nous allons traiter, dans ce mémoire, La répudiation, L’insolation, Le démantèlement et La Macération. Il est à noter que La prise de Gibraltar fait partie des œuvres du deuxième type par la présence des interlocuteurs. Nous ne l’avons pas retenu, car il s’avère que ces interlocuteurs ne jouent pas le même rôle que dans les quatre romans en question. Tandis que la présence de l’interlocuteur fait véhiculer les souvenirs sous la forme de dialogue attribué au protagoniste dans nos quatre romans, dans La prise de Gibraltar, les souvenirs sont surtout racontés au protagoniste par des personnages secondaires. Le protagoniste devient alors interlocuteur, la direction du dialogue s’en trouve inversée. Ainsi, de la même façon, nous avons exclu Le désordre des choses et Timimoun dans lesquels la mémoire ne nécessite pas la présence de l’interlocuteur pour surgir.

       Quant aux quatre romans que nous avons choisi, les souvenirs y jouent un rôle considérable, mais semblent dépendre de la présence de l’interlocuteur par rapport au locuteur. Puisque cette forme s’aperçoit dans plusieurs romans, elle doit incarner une prise pour mieux comprendre la mécanique de la mémoire.

       Dans ses quatre romans, les locuteurs parlent de leurs souvenirs à leurs interlocuteurs. Le discours des personnages se constitue comme dialogue. Pourtant, ce dialogue paraît avoir un caractère spécifique dans ces romans de Boudjedra. Dans certains romans, il est unilatéral et dans d’autres, réciproque. Cependant, dans tous les cas, le discours concernant les souvenirs apparaît d’une longueur exceptionnelle en tant que dialogue s’adressant à un interlocuteur. Toutes ces spécificités ne sont-elles pas riches de suggestions ?

       Dans ces études, nous tentons de décoder la fonction des discours des locuteurs. Nous proposons, pour cela, d’emprunter les études du philosophe anglais J. L. Austin sur le rapport entre le langage et l’acte. 

       Dans ses conférences publiées sous le titre de Quand dire, c’est faire,[1] Austin distingue d’abord deux types d’énonciations, jusqu’ici considérées toutes comme des affirmations : les énonciations constatives (ou les « constatifs ») et les énonciations performatives. Les énonciations constatives désignent le type d’énonciations que l’on considère comme des affirmations au sens classique du terme et peuvent  être jugées vraies ou fausses. Par contre, les énonciations performatives (ou les « performatifs ») désignent certains types précis d’énonciations : « oui [je le veux] (je prends cette femme comme épouse légitime) » si je le prononce au cours de la cérémonie du mariage, je me marie ; « je baptise ce bateau le Queen Elizabeth » si l’on prononce cette phrase en brisant une bouteille contre la coque d’un navire, on baptise, etc. En prononçant les énonciations performatives, on accomplit donc un acte.

       D’autre part, le performatif dépend considérablement des circonstances. Ce type d’énonciations ne peut être jugé vrai ou faux au même titre qu’une affirmation classique, mais il est possible que l’acte visé ne puisse être produit : l’énonciation ne donne pas d’effet parce qu’elle n’est pas prononcée au lieu et au moment dus. Ou alors s’agissant d’une promesse (« je te promets ») ou d’une excuse (« je m’excuse »), l’acte est accompli, mais peut ne pas être réalisé dans toute sa plénitude à cause de la mauvaise foi de celui qui la prononce. Les énonciations performatives elle-même ne peuvent pas donc être vraies ou fausses. Pour désigner la réussite ou l’échec du performatif, Austin emploie les termes :  « heureux » ou « malheureux ».

       Austin tente de distinguer le constatif et le performatif par plusieurs critères : la classification par les verbes, la classification grammaticale par l’emploie de la première personne, etc. Cependant, au cours de cette tentative de distinguer le performatif, Austin s’aperçoit qu’en réalité cette distinction n’est nullement certaine.

       Il propose, par la suite, la distinction de trois catégories de l’acte qui relève du fait de parler : l’acte de locution, l’acte d’ « illocution » et l’acte de « perlocution ». L’acte de locution consiste en la production de sons se conformant « à une grammaire » « dans un sens et avec une référence plus ou moins déterminée »[2]. L’acte d’illocution consiste en « un acte effectué en disant quelque chose, par opposition à l’acte de dire quelque chose ».[3] L’acte de perlocution consiste en un acte produit par celui qui parle, mais « qui ne renvoie qu’indirectement à l’acte locutoire ou illocutoire, ou bien n’y renvoie pas du tout ».[4] Austin donne les exemples suivants de ces trois actes :

Acte (A) ¾ locutoire

Il m’a dit « Tire sur elle ! », voulant dire par « tire », et se référant par « elle » à elle

Acte (B) ¾ illocutoire

Il me pressa (ou me conseilla, ou m’ordonna, etc.) de tirer sur elle.

Acte (C.a) ¾ perlocutoire

Il me persuada de tirer sur elle.

Acte (C.b)

Il parvint à me faire (ou me fit, etc.) tirer sur elle.[5]

       Austin reconnaît l’acte de la parole dans l’acte d’illocution. Par la suite, il tente de distinguer l’acte d’illocution de l’acte de perlocution ¾ en fait l’affaire est loin d’être évidente ¾ en faisant la séparation entre l’acte effectué et ses conséquences. Il parvient à faire persuader que l’acte d’illocution n’est pas la conséquence directe de l’acte de locution mais la production de la locution. Pour distinguer l’illocution et la perlocution, il ajoute que l’acte d’illocution est reconnaissable par son caractère conventionnel tout en soulignant que la notion des conventions n’est pas évidente non plus. D’autre part, Austin propose deux formules qui caractérisent l’illocution et la perlocution : « en disant » comme l’illocution et « par le fait de dire » comme la perlocution. Néanmoins, ces expressions ne servent pas les tests permettant de distinguer les énonciations illocutoires des énonciations perlocutoires et pouvant être employées systématiquement.

       Par la suite, Austin revient aux premières formules : le constatif et le performatif. Il reconnaît alors que le constatif peut également peut être l’acte d’illocution. Le constatif peut aussi faire quelque chose en plus de dire quelque chose, et ne peut parfois être la question de vrai ou de faux. En effet, la possibilité de l’acte d’illocution est loin d’être tracée d’autant plus que la distinction entre l’acte illocutoire et l’acte perlocutoire n’est pas chose aisée. La théorie du performatif se montre affaiblie au fur et à mesure des conférences de ce philosophe.

       Par contre, Émile Benveniste reprend cette théorie du performatif et la sauve en limitant les types d’énonciation.[6] Il réduit, d’abord, les énonciations du type performatif proposé par Austin. Ainsi, il limite le performatif aux « énoncés où un verbe déclaratif-jussif à la première personne du présent est construit  avec un dictum ».[7] Selon Benveniste, le performatif est du domaine des « actes d’autorité »[8] et « l’énoncé performatif, étant un acte, a cette propriété d’être unique ».[9] Ainsi, la distinction entre l’illocution et la perlocution, étant considérée hors du problème linguistique, est exclue. Le performatif retrouve sa conception initiale.

       Du point de vue du linguiste, le performatif désigne donc certains types d’énonciations excessivement limités. Par contre, si le philosophe, faisant ses recherches sur le langage dans l’ordre métaphysique, s’est perdu dans la complexité du langage, cela ne donne-t-il pas un indice intéressant à notre étude ? Austin s’est trouvé dans une impasse en élargissant la catégorie du performatif. Cela est justement dû au fait qu’il existe, dans la nature du langage, une force qui dépasse le simple acte phonétique. Comme Austin a fait remarquer au cours de ses conférences, dans certaines circonstances, certaines énonciations peuvent agir comme acte même si leur classification s’avère un travail presque impossible.

       Or, dans les romans de Boudjedra que nous avons sélectionnés, les discours des locuteurs semblent riches de suggestions. Ils sont réalisés dans la relation entre locuteur et interlocuteur spécifique dans chaque roman et d’une longueur exceptionnelle. Ne pouvons-nous pas relever, dans ces discours, un aspect de l’acte ?

       Nous allons tenter, dans le premier chapitre, tout d’abord, de dégager la différence du rôle des interlocuteurs dans chaque roman et, en même temps, de déchiffrer les discours des locuteurs en tant qu’acte.

       Par contre, si le langage des locuteurs fonctionne comme acte, cela ne produit-il toujours que les effets souhaités par les locuteurs ? La force du langage ne dépasse-t-elle pas leurs visées ? Tant que les interlocuteurs sont présents, la réaction de ceux-ci doit être attendue ou inattendue pour les locuteurs. Nous allons examiner, dans le deuxième chapitre, l’apparition et la présence des interlocuteurs ainsi que le contrecoup du langage.

      Or, si les langages peuvent fonctionner comme actes et qu’ils jouent un rôle considérable dans la relation entre le locuteur et l’interlocuteur, cela s’entrevoit également dans la narration elle-même des romans. Nous allons déchiffrer dans le troisième chapitre, le rapport entre la présence des locuteurs des interlocuteurs d’une part et la narration des romans d’autre part.

Chapitre I

L’évolution du rôle de l’interlocuteur et la fonction du récit de souvenirs

 

      Dans les quatre romans de Boudjedra, la répudiation, L’insolation, Le démantèlement et La Macération, nous constatons la présence de l’interlocuteur par rapport au personnage principal – le locuteur. Tous ces romans prennent la forme de dialogue ; dans chaque roman le personnage principal parle de ses souvenirs à son interlocuteur. Si ces quatre romans prennent la forme de dialogue comme filtre qui fait surgir la mémoire des personnages, ce n’est certainement pas un hasard. Cette forme dialogique est indispensable dans constitution de ces romans.

       Raconter ses souvenirs à l’autre prend alors importance d’autant plus que la relation entre le locuteur et interlocuteur est fondamentalement basée sur le langage. Cette relation se tisse sur le langage et sans langage elle n’existerait pas. L’action réciproque de ces personnages ne se passe qu’entre le dialogue et le langage est un véritable véhicule de la relation.

       Néanmoins les interlocuteurs ont des poids et des rôles forts différents dans ces romans, il en est de même pour leur sexe, leur situation sociale, et leurs âges. Dans ce chapitre, nous allons examiner ces différences de relations entre locuteur et interlocuteur tout comme la spécificité de rôle tenu de chaque interlocuteur.

       D’autre part, si nous trouvons dans ces romans la forme de dialogue entre locuteur et interlocuteur, ce dialogue est à sens unique dans certains romans et réciproque dans d’autres. Quel que soit le degré de réciprocité des interactions entre les deux personnages, certains discours peuvent se dérouler sans intervention de l’interlocuteur et ce sur plusieurs pages. Une telle longueur n’est-elle pas l’indicateur du caractère de ces discours ? En effet, le discours des locuteurs de ces romans ne fonctionne pas comme une simple affirmation des faits, même s’il s’agit des souvenirs des personnages. Parler n’est pas simplement informer ou affirmer quelque chose, mais prend l’aspect d’acte. Nous allons également décoder la particularité relative au récit de  souvenirs en tant qu’action dans ce chapitre.

       Notre but ici est de rendre compte de la différente mécanique de langage existant entre locuteur et interlocuteur dans chaque roman et de mettre en exergue le fait de parler des souvenirs en tant qu’acte, comme le performatif proposé par Austin pour désigner certains types d’énonciation.

1. Le discours monologique

     A. La répudiation

       Dans le premier roman de Boudjedra, nous distinguons deux récits ; le premier est celui du passé récent concernant Rachid, le protagoniste, et son amante française Céline, et le deuxième est celui du passé plus ancien concernant le récit de l’enfance et de l’adolescence raconté par Rachid à Céline.

       Rachid qui a « des tendances à la mythomanie »[10] raconte à Céline, dans son studio situé en face du port, son enfance gâchée par la répudiation de sa mère et le reniement des enfants par son père. La vie familiale qui se déroule sous l’autorité du père tout puissant cache derrière le mur l’hypocrisie de la famille considérée respectable et la répression envers les faibles : les femmes et les enfants. Rachid dénonce cette injustice de la société patriarcale avec virulence.

       Le roman commence par le récit du passé récent, pourtant à partir du deuxième chapitre, ce récit est complètement laissé de côté jusqu’au dixième chapitre sauf pour une courte parenthèse se situant à la fin du deuxième chapitre. Ainsi le récit du passé récent n’apparaît que dans cinq chapitres du roman qui contient, par ailleurs, seize chapitres.

       En plus de la brièveté du récit relatif au passé récent qui donne l’impression de une moindre importance par rapport au récit du passé plus ancien, Céline n’apparaît pas constamment dans le récit du passé récent ; surtout dans les deux derniers chapitres intégrés au récit du passé récent, Céline est quasiment absente. Or au fur et à mesure que le roman avance, la présence de Céline change de statut. Vers la fin du roman, lorsque Rachid n’évoque plus la mère et la vie familiale, la présence de Céline perd son poids. Charles Bonn fait remarquer que cette absence progressive de Céline va avec la politisation du roman :

Dans le dernier chapitre, l’hôpital réel est remplacé par l’évocation sévère du « pays – hôpital », cependant que Céline, comme la mère morte, ont disparu.[11]

       Cependant malgré son existence plutôt effacée dans le roman, il est évident que la présence de Céline n’en est pas moins cruciale dans ce roman. Car, si Céline n’existait pas, Rachid ne pourrait pas trouver l’occasion de raconter ses souvenirs. De plus, le roman perdrait son moteur. Le rôle de Céline est d’abord de déclencher la parole de Rachid : « Inutile de remâcher tout cela, disait-elle, parle-moi plutôt de ta mère… »[12]  « Parle-moi encore de ta mère. » [13], « Raconte, disait-elle »[14]. Leur relation est construite sur parole de Rachid seul, et Céline ne fait que la réclamer. Après sa requête, le récit de Rachid peut se dérouler parfois sans interruption plus de quatre-vingts pages. L’oubli de la présence de Céline est encore plus souligné lorsque le récit de Rachid commence à être raconté au présent. Désormais le récit n’est plus l’évocation des souvenirs de Rachid face à Céline ; il abandonne presque la position de sous-récit. Nous pouvons même faire l’hypothèse que certains épisodes, comme l’épisode de la répudiation ou celle du retour de Zahir en état d’ivresse, restituent exclusivement le monologue intérieur de Rachid. Céline ne fait en quelque sorte que donner un prétexte au récit de Rachid ; une fois la narration commencée, le locuteur n’a plus besoin de son interlocutrice ; comme si, dès qu’il commençait à parler, son interlocutrice perdait toute importance. Or lorsque Rachid se détache de ses souvenirs d’enfance, Céline finit par retourner dans son pays, comme si elle n’avait plus aucune raison d’exister. Céline est l’interlocutrice de Rachid, tant qu’il évoque son enfance.

       Si le rôle de Céline est d’incarner une interlocutrice pour Rachid, lui permettant ainsi de raconter ses souvenirs d’enfance, son caractère principal n’en est pas moins d’être muette. Céline parle peu dans le roman et jamais d’elle-même. Nous savons qu’elle est française et qu’elle travaille au lycée car cela est évoqué de façon circonstancielle, presque par hasard ; mais ces informations ne sont pas divulguées par son personnage. Or, elle ne prononce jamais « je », à part à la forme passive de la première personne lorsqu’elle dit « parle-moi » ; la focalisation du narrateur est fixé tout le long du roman sur Rachid.

       La réaction de Céline envers le récit raconté par Rachid est d’ailleurs contradictoire :

Céline n’était pas quelqu’un qui savait écouter, mais elle savait garder sa rectitude originelle et rien ne l’en détournait, pas même l’intérêt qu’elle faisait semblant de porter à mon récit tentaculaire dont elle ne voyait pas le danger, car elle me croyait à la fois lamentable et vociférant.[15]

Dans notre mansarde, je lui racontais ma vie comme on moud du café ( au fond, elle s’ennuyait ).[16]

Céline écoutait et il était de plus en plus évident que l’agressivité avait cessé de nous miner et de pourrir nos rapports ; elle aimait m’entendre évoquer cette période précaire ¾ images douteuses et gros plans méticuleux, si clairs dans ma mémoire.[17]

       La réaction de Céline est uniquement évoquée par le narrateur-protagoniste Rachid, ce qui ne la rend que très peu claire. Céline ne manifeste jamais son opinion sur le récit de Rachid, et ce dernier ne laisse aucune occasion à Céline de prendre la parole. Le discours de Rachid qui apparaît comme un dialogue n’est, en fait, qu’un monologue.

       Si le discours de Rachid n’est pas un dialogue au sens classique du terme, il ne s’agit pas non plus d’une simple description de la vie autour de la maison familiale en n’ayant d’autre but que d’informer son amante étrangère :

Je la voulais pantelante et elle tombait dans mon piège ; elle me voulait proie, mais pas n’importe quelle proie, elle me voulait vivant et ne rêvait que de me prendre mes souvenirs, (…)[18]

       La relation de ces amants est loin d’être paisible ; ils s’observent dans le petit studio « comme deux boxeurs prêts non pas à se battre mais à se mordre jusqu’au sang »[19]. Dans une telle relation, l’écoute de l’interlocutrice apparaît, pour Rachid, comme « la spoliation » de langage. Si le langage est spolié, il faut le reprendre, mais cela n’est possible qu’à travers le langage. Bien qu’il s’agisse d’un cercle vicieux, Rachid ne cessera plus de parler. Car pour reprendre le langage il faut encore parler, mais parler ne se limite plus à sa signification première, et prend une autre ampleur. Le langage commence à prendre une potentialité excessive, d’autant plus que leur relation est basée uniquement sur ce thème. Pour Rachid, parler est une lutte contre l’interlocutrice à travers le langage :

Je restais avec cette envie de la faire souffrir en l’enfermant dans un voile blanc où elle se fût trémoussée comme une pieuvre tentaculaire.[20]

       En outre, dans cette extension du langage, si Rachid parle, ce n’est pas dans le but de communiquer. La raison motivant Rachid dans le récit de ses souvenirs reste essentiellement qu’il ambitionne de captiver Céline dans les deux sens de ce terme : « retenir en séduisant » et « faire prisonnier » (Le Petit Robert) :

Je rêvais de la cloîtrer, non pour la garder pour moi et la préserver de la tutelle des mâles qui rôdaient dans la ville abandonnée par les femmes, à la recherche de quelque difficile et rare appât (non, je ne pouvais pas être jaloux dans l’état d’extrême confusion où je végétais depuis, ou bien avant, ma séquestration par les Membres Secrets dans une villa bien connue du peuple ; non ce n’était pas du tout là mon but), mais pour lui faire toucher du doigt la réalité de la ville dans laquelle elle avait l’illusion de vivre, (...)[21]

       Le discours de Rachid incarne une concrétisation de son rêve « de la cloîtrer » ; faute de le faire physiquement, il lui raconte ses souvenirs ce qui fait d’elle une captive :

O ! matérialiser ce songe qui me lancinait dans l’antre où Céline était libre de ses gestes (...)[22]

       Le temps que son récit dure, Céline reste prisonnière de ce récit. Retenir dans le récit et faire prisonnier va d’ailleurs de concert pour Rachid :

Par la mandibule d’un tram qui amenait le laitier jusqu’à notre mansarde où je te cloîtrais pour te raconter comment mes sœurs l’avaient été.[23]

       D’autre part, s’il raconte autant ses souvenirs, il prétend que c’est « pour lui faire toucher du doigt la réalité de la ville dans laquelle elle avait l’illusion de vivre ». L’usage ce « pour » est assez subtil. Le but exprimé par cette préposition paraît plutôt marquer des décalages entre le discours de Rachid et sa compréhension pour Céline. En fait, pour cette dernière, captive, le choix de « toucher du doigt la réalité » ou non ne reste pas. En somme le discours de Rachid ne demeure pas pour autant une simple constatation des faits ; si Céline reste prisonnière dans son discours, elle ne saura pas s’échapper de toutes les manières. En racontant son récit de souvenirs, Rachid réalise son désir de la captiver, et Céline, prisonnière, ne peut faire autrement qu’écouter. En effet, la phrase :  «Je rêvais de la cloîtrer,...  pour lui faire toucher du doigt la réalité de la ville dans laquelle elle avait l’illusion de vivre » peut en réalité se transformer en « en lui parlant, il lui oblige à connaître la réalité de la ville dans laquelle elle a l’illusion de vivre». Ainsi le récit de Rachid n’est pas un simple constat de ce qu’il a vécu, mais il a pour fonction, par excellence, d’un acte. La violence du discours de Rachid n’est pas uniquement due au contenu de son récit dénonciateur, mais bien plus à la situation dans laquelle il a été prononcé :

Céline, entre la mer et le délire, ne savait plus à quel éblouissement se vouer et, à défaut d’un choix crucial, elle s’abandonnait à l’un et à l’autre, conquise bien avant de s’être rendue, contrariée par la cohérence interne d’un récit fictif dans lequel je la tenais prisonnière et haletante.[24]

       Ainsi, si Rachid parle à Céline, il agit aussi en l’enfermant dans son récit faute de l’enfermer physiquement. Tant qu’il raconte ses souvenirs, Céline reste prisonnière. Le discours de Rachid sert de prison retenant son amante. Plus son récit se montre cohérent, plus la prison est consolidée :

Mais je ne voulais pas tomber dans son piège, car si j’avais beaucoup parlé jusque-là de la tribu, c’était uniquement dans le but de lui démontrer la cohérence dont j’étais capable ; il s’agissait pour moi de me restituer une fois pour toutes par rapport à tous ces événements, depuis l’histoire invraisemblable de la tribu jusqu’à ma déambulation entre l’hôpital (ou clinique) et la prison (ou bagne, ou villa).[25]

       L’aspect semblable au performatif austinien du discours de Rachid est d’ailleurs souligné par le déplacement du langage sur le mouvement physique. Pour Rachid, ces deux apparaissent interchangeables :

La nuit se terminait dans les cauchemars où je m’éblouissais dans la rencontre de ceux de ma race venus me sauver des griffes de Céline, doublement étrangère, par son sexe et par sa langue maternelle, et à qui je m’ingéniais à ne plus parler (disant que je ne savais plus) pendant quelques jours, jusqu’à ce que mes bras, que j’utilisais en guise de langage articulé, n’en puissent plus de gesticuler pour exprimer mes colères et cette difficulté à me réaliser totalement auprès de l’amante boudeuse.[26]

       Au cas où il ne peut s’exprimer par le langage, il s’exprime tout de même par ses « bras » ; dans le discours de Rachid, le langage et le physique sont réversibles ; car le langage a désormais la même valeur que le mouvement physique : un acte.

       L’énonciation performative austinienne est jugée par « heureuse » ou « malheureuse » alors que l’énonciation constative est jugée par vraie ou fausse. Nous constatons que dans La répudiation, bien que Rachid soit considéré comme mythomane, la véracité de son récit « fictif » n’est jamais remise en question : 

    

Elle ne voulait pas me croire, mais je ne pouvais supporter le doute qu’elle cultivait exprès pour me garder à sa merci, incapable que j’étais de m’échapper vers quelque autre coopérante que je séduirais avec un poème écrit sur le dos blanc et large de l’amante (...)[27]

¾ Est-ce que tu y crois à la mort du Devin ?

¾ Pas beaucoup, répondait-elle,...

                   Ainsi, aucun chemin n’avait été parcouru ; tout restait à faire ![28]

    

       La question de véracité ne fait pas le critère de jugement pour le récit de Rachid, par contre s’il n’est pas cru par Céline, tout le récit est remis en question. Austin propose plusieurs cas où le performatif est « malheureux ». Par exemple :

Lorsque la procédure suppose chez ceux qui recourent à elle certaines pensées ou certains sentiments, lorsqu’elle doit provoquer par la suite un certain comportement de la part de l’un ou l’autre des participants, il faut que la personne qui prend part à la procédure (et par là l’invoque) ait, en fait, ces pensées ou sentiments, et que les participants aient l’intention d’adopter le comportement impliqué.[29]

       À partir du moment où l’interlocutrice Céline ne le croit plus, le récit de Rachid est sans effet souhaité. Pour que son discours fonctionne comme acte, il a besoin de la reconnaissance de son interlocuteur. L’acte de Rachid, jusqu’ici imposant, se montre subitement faible devant la non-reconnaissance de la part de Céline ; car si cette dernière n’accepte pas le récit de Rachid, non seulement le discours en tant qu’acte se rebrousse à mi-chemin, bien plus encore, la prisonnière va se libérer.

       Nous allons voir dans le deuxième chapitre, la conséquence du discours de Rachid en tant qu’acte.

     B. L’insolation

       L’insolation a une construction proche de La répudiation. Nous constatons qu’il est également constitué de deux récits : celui du passé récent qui concerne principalement Mehdi, Nadia et Djoha, et celui du passé plus ancien raconté par Rachid sauf dans les chapitres cinq et sept, qui semblent ne pas être racontés par le protagoniste Mehdi[30]; ce deuxième récit n’est pas chronologiquement linéaire, mais constitué de plusieurs épisodes qui sont placées à différentes périodes.

       Dans ce roman, Nadia est l’interlocutrice. Amante de Mehdi, elle travaille comme  infirmière-chef de l’hôpital psychiatrique où séjourne celui-ci. Dans cet hôpital, il lui raconte ses souvenirs : l’épisode de la plage où il a attrapé l’insolation et perdu son jeune amante Samia, l’épisode de la cérémonie de circoncision à l’âge de six ans ou l’épisode du viol de sa mère par Siomar, officiellement son oncle mais en réalité son géniteur, et la falsification de sa filière par le mariage entre sa mère Selma et Djoha, marchand de poissons. Mehdi croit qu’il a lassé se noyer Samia, son élève et amante à la plage, et c’est la raison pour laquelle il a la tête embrouillée et est hospitalisé ; par contre, Nadia explique qu’il est hospitalisé à cause de sa tentative de suicide, et que Samia n’est qu’une invention de Mehdi amoureux d’une actrice égyptienne du même nom. De façon analogue à Céline, Nadia ne parle jamais d’elle-même, et nous avons peu d’information sur elle. Elle est infirmière et a vingt ans de plus que Mehdi : elle « aurait pu être ma mère »[31].

       Contrairement à Céline Nadia ne se laisse pas emporter par le récit de Mehdi et le conteste sans arrêt ; parfois même elle refuse même de l’écouter :

Pourtant, je la connaissais bien cette histoire de plage ; et comme elle ne voulait pas que je la lui raconte (ne parlons pas du médecin qui ne prenait pas les choses au tragique et qui avait des mains de boucher et des lunettes de donzelle), j’essayais – calmement – de me la raconter à moi-même, en prenant mon temps et mes aises.[32]

       À la différence de Céline, Nadia ne demande pas à Mehdi de raconter ses souvenirs. En outre, en raison des récits de souvenirs ininterrompus et le refus de Nadia de l’écouter, nous avons l’impression qu’ils ne sont pas racontés à Nadia ; par exemple, Mehdi raconte à lui-même l’histoire de la plage, comme nous venons de le voir, cependant nous percevons vers la fin du même chapitre qu’en fait Nadia a déjà écouté cette histoire :

Et puis ¾ disait-elle ¾ tu nous agaces avec toutes ces histoires qui ne tiennent pas debout! Avoue que tu sais les inventer tes sales histoires! Et cette jeune fille de bonne famille qui se donne à toi, passe encore ; mais ces enfants qui disent ¾ le jour de ta circoncision ¾ des obscénités au lieu de réciter les psaumes du prophète, et ces coupures et ces raccourcis qu’ils se permettent de faire à travers le livre de Dieu…[33]

       C’est d’ailleurs la remarque de Nadia qui déclenche la narration de Mehdi sur la cérémonie de circoncision occupant tout le deuxième chapitre. Dans celui-ci, Nadia est complètement oubliée et le récit se déroule sur plus de vingt pages de détails. Ce n’est qu’au chapitre trois que la réaction de Nadia est décrite par rapport au récit de la cérémonie :

L’infirmière-chef était venue puis repartie sans m’avoir dit un mot. Elle boudait. La veille, je n’avais pas cessé de la harceler. Elle ne croyait toujours pas à cette histoire de circoncision.[34]

       Il n’est pas clair si l’histoire de circoncision racontée « la veille » s’agit du récit du chapitre deux ; en effet il semble que Mehdi raconte les mêmes histoires à Nadia à plusieurs reprises :

Nadia boudait. Parce que, la veille, j’avais à nouveau évoqué cette histoire de jeune fille (noyée sans que je pusse lui porter quelque secours parce que le soleil me martelait les tempes et que l’insolation m’avait emporté dans un labyrinthe(…)) qui la mettait hors d’elle (…)[35]

       Malgré son refus manifeste, Nadia a, en fait, plusieurs fois écouté les histoires de Mehdi ; dans la salle commune d’hôpital raconter et refuser créent une atmosphère quotidienne entre eux. Si Céline est un personnage qui existe pour écouter, Nadia est un personnage qui refuse d’écouter. Nadia paraît moins passive que Céline.

       Contrairement à Céline qui est prisonnière du récit de Rachid, dans L’insolation, c’est Mehdi qui est prisonnier de Nadia en tant que le malade hospitalisé en psychiatrie ; Nadia se montre supérieure en tant qu’infirmière-chef. Mehdi en est bien conscient et affirme d’ailleurs être « l’esclave de cette infirmière »[36].

       Par rapport à Céline qui ne pouvait qu’écouter et s’enlisait, prisonnière du récit de Rachid, Nadia a donc une position nettement supérieure à Mehdi et cela lui permet à la fois de ne pas être enfermée dans son récit et de le refuser. Cependant cela ne veut pas dire que Nadia participe au dialogue en tant qu’interlocutrice à part entière, puisqu’elle ne parle jamais d’elle-même et que, finalement face au récit de Mehdi, elle ne manifeste que son refus. Dans L’insolation, la structure unilatérale reste la même que dans La répudiation.

       Pourquoi raconter les mêmes histoires à plusieurs reprise si l’interlocutrice est déjà au fait de ces récits ? Et pourquoi tant insister si l’autre ne veut pas écouter ? Si Mehdi parle de  souvenirs déjà connus par Nadia ce n’est certainement pas pour l’en informer. En effet, le but de Mehdi ne semble pas être de dévoiler ses souvenirs, d’autant moins qu’il sait que Nadia n’écoutera pas. Pourtant il a bien besoin de cette interlocutrice, si elle n’apparaît pas durant plusieurs jours, « l’attente douloureuse reprenait »[37] pendant son absence. Si elle l’écoute ou non, Mehdi veut lui parler.

       Le sentiment de Mehdi envers Nadia est ambigu, mais s’il lui conte les souvenirs de la plage et de la circoncision, c’est indubitablement pour la mettre en colère :

L’allusion à la plage la rendait folle et je faisais exprès d’y revenir pour la harceler des journées entières, au point qu’elle ne s’occupait plus des autres malades.[38]

Nadia boudait. Parce que, la veille, j’avais à nouveau évoqué cette histoire de jeune fille (noyée sans que je pusse lui porter quelque secours parce que le soleil me martelait les tempes et que l’insolation m’avait emporté dans un labyrinthe...) qui la mettait hors d’elle.[39]

       Le discours de Mehdi peut également être qualifié d’acte tout comme celui de Rachid. Nous pourrions proposer la formulation suivante : « en parlant de la plage ou de la circoncision, Mehdi la provoque. » Le fait de raconter les souvenirs dans ce roman agit sur l’interlocutrice et est un acte. Pour Mehdi, parler c’est provoquer. Or, c’est justement le refus de Nadia qui lui permet de provoquer et exercer la seule force qui reste au malade-prisonnier. Pourquoi parle-t-il même si l’autre refuse d’écouter ? Parce que sa parole a une puissance plutôt qu’un simple constat et peut  provoquer. Provoquer par le langage n’est-t-il pas un moyen pour le prisonnier de se révolter contre l’infirmière-chef toute puissante ?

       En effet, le récit de Mehdi outrepasse la provocation :

Nadia me faisait rire car elle ne s’attendait pas du tout à cette nouvelle et, à mon sens, fulgurante attaque.[40]

      Parler c’est même attaquer, attaquer avant que l’autre ne réagisse. Car Nadia, infirmière, n’est pas une simple protectrice, ce que nous pouvons aisément imaginer par l’écart d’âge entre Mehdi et elle; ce dernier la qualifie d’« horrible bonne femme »[41] dès le début du roman. Le prisonnier qu’il est, pour échapper de cette femme « l’amante-geôlière »[42], le seul moyen qui lui reste est d’attaquer le premier :

Pourquoi lui avoir parlé de ce qui s’était passé au village il y a très longtemps ? Pour jeter la confusion dans sa sale tête d’infirmière-chef qui pense trimbaler entre ses jambes un galet surchauffé. Ha ! Ha ! Elle me fait rire.[43]

Puis quand elle s’était bien donnée en spectacle, je lui disais que le marchand de poissons qui venait de temps à autre me rendre visite n’étais pas mon père. Du coup, tout s’effondrait autour d’elle. Elle me faisait pitié avec son air pathétique, ses pauvres rides, ses grands cernes et l’affaissement de sa bouche.[44]

       La colère de Nadia provoquée par son discours réconforte Mehdi :

Elle était partie en claquant la porte. (...) C’était en ces moments-là que je reprenais pied et m’engouffrais pour de bon dans le réel apprivoisé, à nouveau, malgré l’éclat insoutenable des objets dévorés par le soleil. Je n’étais plus moi-même. Il aurait donc suffi de la colère rentrée de l’amante-geôlière pour que j’émerge à la pleine lumière salvatrice, puis à l’atmosphère sécurisante dont je me mettais à pomper, frénétiquement, l’air.[45]

       Provoquer et attaquer à travers le langage, et non par le langage lui-même, lui permettent de se reconstituer. En effet, la colère de Nadia est un moment de libération pour Mehdi prisonnier. D’autre part, Nadia est prise en piège en se mettant en colère. Ainsi, il y a un décalage entre Mehdi et Nadia sur la perception du langage :

Elle ne croyait toujours pas à cette histoire de circoncision. Elle en était arrivée à un point de lassitude tel qu’elle avait feint de capituler face à ma virulence et à ma méchanceté ![46]

Comme elle ne croyait jamais ce que je disais, je me mettais à lui raconter des histoires à dormir debout, ou bien de fausses histoires, ou bien encore des histoires réelles mais que je falsifiais totalement. Elle ne me croyait pas davantage.[47]

       Mehdi, qui conçoit le langage comme un acte, ne distingue même pas les fausses histoires des histoires réelles ; car, en tant que le discours semblable au performatif austinien, son histoire échappe à la question de la véracité ; selon lui, une histoire réelle et une fausse histoire ont la même valeur pourvue qu’elles fonctionnent comme un acte. La question est plutôt pour lui de croire ou ne pas croire comme elle se posait dans La répudiation.

       Par contre Nadia fait la distinction du langage par vrai / faux, et par conséquent cherche une affirmation d’un fait réel de la part de Mehdi :

Elle me suppliait de lui dire la vérité, de laisser tomber le masque, de reconnaître que personne ne s’était noyé, qu’il n’y avait jamais eu de circoncision ni de plage, ni de mausolée, ni de nègre respectueux des rites des ancêtres, ni de chat blanc, ni de tentative de suicide, ni même d’enquête de police.[48]

       Nadia considère l’histoire de Mehdi sous l’angle d’une potentielle dynamique de vérité. Comme elle ne comprend pas l’enjeu du langage de Mehdi, elle tombe dans son piège facilement. La crevasse entre les deux personnages permet à Mehdi d’exercer l’emprise de son langage. Mais si le but de son acte consiste en sa propre libération ne se réalisant qu’à travers de la colère de Nadia, celle-ci, en s’attachant à la constatation du contenu des récits de Mehdi, ne risque pas de remarquer l’effet du langage souhaité par Mehdi.

2. Le discours dialogique ¾ Le démantèlement

      

     Le démantèlement est constitué d’un dialogue au sens propre du terme. Les deux personnages principaux, Tahar El Ghomri et Selma racontent à tour de rôle leurs souvenirs. Dans ce roman, la monopolisation de la parole auparavant remarquée dans La répudiation et dans L’insolation est absente.

       Tahar El Ghomri, soixante ans,[49] ancien combattant de la guerre d’indépendance, vit sans papier d’identité, en clandestinité dans une « bicoque ». Selma, une jeune femme qui travaille dans une bibliothèque qu’elle dirige, passe tous les jours devant la demeure de Tahar El Ghomri. Cela n’est pas sans susciter sa curiosité. Un jour elle s’introduit dans la bicoque pendant son sommeil du personnage masculin. Selma lui raconte ses souvenirs d’enfance (en fait nous ne savons pas comment la première rencontre s’est déroulée ni dans quelle circonstance Selma a commencé à raconter ses souvenirs) et surtout la relation de tendresse qu’elle avait avec son frère aîné mort. Au début, Tahar El Ghomri ne fait qu’écouter Selma, mais petit à petit poussé par celle-ci, il commence à prendre la parole et à raconter ses souvenirs du maquis.

       Le narrateur focalise sur ces deux personnages à la différence des deux précédents romans ; dans La répudiation, la focalisation du narrateur est complètement fixée sur Rachid et dans L’insolation, elle est, la plupart de temps, fixée sur Mehdi sauf l’épisode de la vie de Djoha, focalisé sur Djoha lui-même. Dans Le démantèlement, le roman commence par la focalisation sur Tahar El Ghomri, et avec l’apparition de Selma, elle ne cesse de se déplacer tantôt sur celui-là tantôt sur celle-ci.

       Le fait que ce soit un personnage masculin et que le roman commence par la focalisation sur Tahar El Ghomri donne l’impression que celui-ci est un protagoniste semblable à Rachid ou à Mehdi. Cependant une grande partie du roman est constituée par le dialogue entre Tahar El Ghomri et Selma ; nous ne pouvons plus attribuer à chaque personnage le rôle du locuteur ou de l’interlocuteur ; ils sont tous les deux à la fois locuteur et interlocuteur.

       Puisque tous les deux racontent leurs souvenirs, la monopolisation des souvenirs n’apparaît plus dans ce roman. Par contre, l’enfance n’appartient qu’à Selma ; or, l’enfance est résolument un axe privilégié dans les romans de Boudjedra[50]. Tahar El Ghomri ne raconte que des souvenirs circonscrits à partir de 1945, l’année où la famille a été décimée, et jusqu’à la guerre. Chez Tahar El Ghomri, l’enfance est complètement occultée.

       Il est notable que le vieux combattant, vivant depuis des années, en clandestinité ne livre pas ses souvenirs facilement :

Tu préfères m’écouter raconter ma vie, passer du coq à l’âne, multiplier les digressions, brouiller les messages et oublier l’essentiel, et comme toujours, je finis par tomber dans ton piège, puisque je me retrouve à chaque fois en train de la distiller cette histoire de ma vie, de la rabâcher, de la détailler, de la découdre, avec des mots insuffisants, chétifs, minables...[51]

       Selma, tout aussi bien que Céline, déclenche la parole de l’autre. Mais si Céline demande à Rachid tout simplement de parler en disant : « parle-moi de ta mère », Selma, quant à elle, raconte elle-même ses souvenirs et, ceci afin de solliciter Tahar El Ghomri, bien plus avare de parole que Rachid ou Mehdi pour qui la présence de l’interlocutrice paraît presque un prétexte. L’héroïne du Démantèlement n’hésite pas de se montrer provocatrice et, ce faisant, incite l’homme à révéler davantage sur son passé :

Toi, au contraire, tu ne risques pas de mentir, puisque tu ne dis jamais rien... Facile ! Tu gardes jalousement le secret de tes camarades représentés sur cette maudite photographie que tu portes sur toi comme une amulette magique, un fétiche de bonne femme, un parte-bonheur en celluloïd... Mais qui es-tu donc ? Et eux, qui sont-ils ?[52]

Mais il ne veut rien entendre... Toujours silencieux. Lorsqu’il s’exprime c’est pour discuter politique. Comment fait-il pour savoir tant de choses, alors qu’il vit replié dans sa tour d’ivoire... Elle lui porte la contradiction. Remet en question son silence. Peu à peu, il se met à parler.[53]

       À part quelques passages exceptionnels, le roman est raconté à la troisième personne tout en intervertissant sans cesse le personnage focal. Le récit concernant Tahar El Ghomri et le récit concernant Selma sont juxtaposés :

Elle redouble de sagacité et accélère son mouvement ; alors que lui (ne sachant rien d’elle ni de son existence, continue à gratter du papier (...).[54]

Malgré la fascination qu’elle ressent vis-à-vis de la bicoque, Selma se décide à poursuivre son chemin et à ne pas se laisser distraire par cette énigme, tandis que lui (toujours parti dans ses interminables promenades nocturnes, à travers de dédale du port (...).[55]

       Le roman avance en oscillation constante entre Selma et Tahar El Ghomri ; cela permet de montrer en même temps les deux personnages qui se trouvent sur des lieux différents. Néanmoins, ce va et vient ne s’arrête pas à une simple constatation des actions et des pensées des deux personnages ; le récit concernant l’un appelle le récit concernant  l’autre ; le récit des deux personnages fait l’écho :

Elle redouble de sagacité et accélère son mouvement ; alors que lui (ne sachant rien d’elle ni de son existence, continue à gratter du papier, à vaquer d’une insomnie à l’autre, à faire des rêves érotiques, à s’importer contre les pigeons des jardins publics qu’il essaie de happer, à éparpiller sa moelle épinière solitairement, à s’éparpiller dans ses jours et à s’entortiller dans ses nuits…) se rappelle de temps à autre la photographie et rougit d’être vivant, alors que tous ses autres comparses figurant sur le cliché, étaient bel et bien morts, jusqu’au dernier, depuis belle lurette.[56]

       Une fois la parole de Tahar El Ghomri amorcée, les récits de souvenirs racontés par les deux personnages sont également juxtaposés en empruntant le détail du récit de l’autre :

Il l’écoutait raconter des histoires incroyables mais vraisemblables, voire réelles et vécues : l’été  diluvien qui s’était terminé sans que personne ait vu pointer à l’horizon l’arche de Noé, sans que la fin du monde s’accomplît comme l’avaient annoncé les devins, les charlatans et les vieilles femmes (…) ; tandis que lui ne se souvenant pas du tout de cette étrange affaire de déluge, en revanche, il ne pouvait pas oublier l’année du cataclysme, celle du déclenchement de la guerre…[57]

       Les souvenirs de l’un provoquent ceux de l’autre ; désormais les souvenirs surgissent de deux côtés :

Et chaque fois que Selma évoquait le jour de l’enterrement de son frère, il s’élançait, à son tour, sans trop tourner autour des mots, à parler, détailler, expliciter les funérailles du soudeur à l’arc entré dans l’Organisation dès le début de la guerre, auxquelles il n’avait pas assisté mais dont il avait lu des articles de presse ; et il se mettait à en parler avec beaucoup d’emphase après de langues périodes de gel et d’effondrement, comme s’il y avait été en personne.[58]

 

       En effet, dans Le démantèlement, le récit de l’un complète celui de l’autre. Même si les souvenirs d’enfance sont absents chez Tahar El Ghomri et que celui-ci ne raconte que ses souvenirs de la guerre, les souvenirs d’enfance de Selma remplacent en quelque sorte, cette absence. Le discours de Selma et de Tahar El Ghomri forment un rapport de suppléance.

       Il nous semble de cette différence majeure qui caractérise ce roman par rapport aux précédents au niveau narratologique tient au fait que le récit lui-même ne fonctionne plus en terme de domination. Ici, le récit de souvenir n’agit plus comme un outil de domination ou de provocation sous un rapport de domination comme il a pu être dans La répudiation et L’insolation :

Tahar El Ghomri était incapable de l’arrêter tellement il se laissait fasciner, enrouler et dérouter par son récit intarissable.[59]

Là, Tahar El Ghomri s’arrête un instant. Regarde Selma qui n’a pas réagi, prise qu’elle était par le débit du conteur, comme sous le charme.[60]

       Les récits contés par ces deux personnages restent semblables au monologue, car les récits du souvenir peuvent se prolonger sur plusieurs pages. Par contre, ils ne peuvent jamais rester sur un chapitre entier sans intervertir les récits, comme c’est le cas dans La répudiation et dans L’insolation. Contrairement à ces deux romans et malgré le monologue des personnages, leur discours prend principalement une forme dialogique.

       Le discours dialogique permet naturellement l’intervention de l’interlocuteur au cours du récit du locuteur. Si Tahar El Ghomri n’intervient presque pas au récit de Selma, celle-ci n’hésite pas à donner son avis. À ce propos, Hafid Gafaïti, qui trouve un changement radical dans les romans de Boudjedra du point de vue féministe, affirme ainsi :

Sa (Selma) confrontation avec lui (Tahar El Ghomri) opère de manière multiple, sur le plan individuel, social et idéologique. Dans ce sens, elle n’est pas là pour l’écouter, mais pour régler ses comptes avec lui.[61]

       Selma émet bon nombre de réserves sans aucun scrupule sur l’histoire douloureuse de Tahar El Ghomri :

Il faudrait reconnaître cette erreur historique... Vous avez pris le train en marche alors que vous auriez pu être la locomotive et la force motrice... Ne me raconte pas des histoires et ne prétexte pas l’inexistence des conditions objectives ! Explique-moi, donne-moi des détails car c’est avec leur accumulation que l’on arrivera à l’essentiel et à l’objectivité...[62]

       Si c’est Selma qui déclenche la parole de Tahar El Ghomri, c’est aussi elle qui domine la parole de ce dernier. Elle rompt le silence de l’autre et l’influence par ses contestations virulentes. Elle remet tout en question, sa vie repliée sur lui-même, ses activités politiques, sa compréhension de l’Histoire et finit par l’influencer. Selma est la véritable maîtresse de la situation.

       Tahar El Ghomri, au contraire, se montre passif. Vers le début du roman, il ne répond aux sollicitations et aux questions de Selma que par le silence et la fuite :

Selma est aussitôt refroidie par le silence glacial de Tahar El Ghomri. Son courage l’abandonne. Elle se renfrogne. Il la fixe. Regarde le 7 du dé à jouer, sort la photographie de sa poche, la lui remet et quitte la bicoque. [63]

       Dans une telle situation, l’aspect du discours en tant qu’acte est plus apparent chez Selma par rapport au discours de Tahar El Ghomri. Face au silence de ce dernier, Selma réagit par la provocation :

Tu as enseigné le Coran et tu as même adhéré à la Confrérie des clercs musulmans, et tu as le culot de voler le lait des vaches appartenant à l’Etat, chaque jour... Tu te ramènes, très tôt le matin avec les seaux et tu trais de bonnes vaches laitières en transit, sur le port puis tu rentres tranquillement chez toi... Là tu remplis quelques verres avec le lait volé et tu les déposes en haut d’une étagère, pour le laisser cailler... Puis, tu repars à nouveau avec tes seaux de lait dont tu vends quelques litres au marché ou bien tu les troques contre un paquet de cigarettes, un quotidien, quelques vieux livres... Puis, royalement tu offres ce qu’il en reste ¾ la majeure partie ¾ aux habitants des bidonvilles qui se multiplient à une vitesse incroyable... Ça te flatte ! Ça te rend orgueilleux ! » Lui, refuse de réagir à tant de provocation. Il sent qu’elle à raison quelque part... [64]

       En disant cela, Selma le provoque. Son discours fonctionne ici comme un acte de provocation, tout en démarquant de la provocation que nous avons constatée dans L’insolation, car les deux personnages ne vivent pas le rapport de domination. Si Tahar El Ghomri reste silencieux, elle le provoque ; s’il raconte ses souvenirs, elle l’accuse :

« Pourquoi le Parti n’a-t-il pas pris les devants en 1954... Drôle d’avant-garde qui laisse l’initiative aux autres ! »[65]

     

       Or, cette accusation sévère de Selma fait à Tahar El Ghomri tout remettre en cause. En parlant, elle lui reproche, donc agit comme un acte. Prenant la situation, dès le départ de leur relation, en main, la parole de Selma résonne avec certaine autorité. Si la provocation et l’accusation du discours de Selma lancé à Tahar El Ghomri paraissent comme le performatif austinien, ses souvenirs d’enfance fonctionnent également en tant qu’acte :

Ainsi, tu me voles des bribes par-ci, des bribes par-là et tu récupères mon passé, ma famille et le menu fretin d’une vie minable... Tu me vides... Je me sens idiote, avec cet énorme patio ouvert sur toute forme de climatologie, et recelant tant de réserves alimentaires..... Mais toi, tu te tais pour me laisser me dépêtrer toute seule dans les fils de l’imagination et de la mémoire... D’ailleurs, tu te goures si tu crois tout ce que je déverse comme balivernes ![66]

       Selma lui reproche qu’il ne rien faire d’autre qu’écouter. Si elle raconte ses souvenirs, ce n’est pas pour l’en informer, mais bien dans le but de déclencher la parole de l’autre. Quand elle raconte ses souvenirs, elle exige de lui qu’il en fasse autant. Tahar El Ghomri a d’ailleurs bien compris cet enjeu :

Elle ne cesse de raconter la vie de son aîné et en contrepartie elle exige qu je lui raconte la vie des camarades... Elle veut, peut-être, me tirer les vers du nez... Et si elle était en cheville avec la police ? Je n’en ai rien à faire.[67]

       En fait, ce n’est pas la provocation qui agit comme le véritable moteur rompant le silence de Tahar El Ghomri ; la provocation n’arrive pas tirer Tahar El Ghomri de son autarcie ; et « il refuse de réagir » devant elle.

       Or, en racontant ses souvenirs, non seulement Selma réussit à rompre le silence de Tahar El Ghomri, mais en même temps elle lui permet de retrouver le langage. Tahar El Ghomri qui vivait jusque-là dans un silence total puisqu’il n’avait pas de contact réel avec le monde extérieur en étant en clandestinité, n’avait qu’une plume pour s’exprimer. Selma lui fait retrouver un langage oral perdu depuis des années :

L’essentiel, c’est qu’il a fini par desserrer les dents, par se confier et se raconter. N’avait-il pas abandonné son roseau taillé, son encre rouge fabriquée à base de plantes marécageuses et son journal, pour se mettre à lui parler ?[68]

       L’évocation du roseau taillé est symbolique ; car, à travers ses interactions avec Selma, il passe du monde de l’écriture au monde réel du langage parlé. Le langage de Selma en tant qu’acte dans la mesure où il atteint au but qui consiste à faire parler est réussi.

       Or, c’est ce langage de Selma fonctionnant comme acte qui permet d’articuler le discours dialogique du roman, pour ne pas dire le roman lui-même.

3. Le discours monologique en guise du discours dialogique ¾ La Macération

       La Macération est un roman qui reprend en grande partie les éléments de La répudiation, de L’insolation et du démantèlement. Ce roman est, comme les précédents, basé sur la présence d’un couple : un locuteur et une interlocutrice ; le locuteur est le protagoniste ¾ qui n’a pas de nom cette fois-ci ¾ et l’interlocutrice est son amante, porte deux noms, Maria et Myriam employés indifféremment par le protagoniste.

       La relation entre ces deux personnages est comparable, comme le signale Hafid Gafaïti[69], à la fois au couple de Rachid et de Céline et au couple de Selma et Tahar El Ghomri. Leur relation se montre proche du premier couple par le conflit et du second par l’intervention du personnage féminin. En effet, la description de la relation du couple est intertextuelle au nombre considérable de pages ; leur relation comporte naturellement beaucoup de ressemblances à celle de Rachid et Céline.

       La différence majeure entre La Macération et les trois précédents romans consiste assurément dans l’apparition tardive de l’interlocutrice. Dans La répudiation comme dans L’insolation, l’interlocutrice apparaît dès la première page. Le démantèlement débute par la focalisation sur Tahar El Ghomri, ce qui ne constitue pas pour autant une différence structurelle. D’abord parce que l’apparition de Selma ne tarde pas, mais surtout parce que le roman ne démarre réellement qu’après la rencontre des deux personnages. Or, dans La Macération, l’évocation des souvenirs d’enfance du protagoniste commence sans la présence de l’interlocutrice ; celle-ci n’apparaît qu’au second chapitre ; le roman peut se dérouler sans elle sur plus de quatre-vingts pages. À cet égard, ce roman est déjà annonciateur des romans qui vont suivre : La prise de Gibraltar ou Le désordre des choses, où l’auteur abandonne la forme du dialogue.

       Ainsi, dans ce roman, le narrateur-protagoniste commence à raconter ses souvenirs bien avant l’entrée en scène de l’interlocutrice comme si le lieu où il se trouve ¾ la maison familiale où les événements de ses souvenirs se sont déroulés ¾ lui permettait de commencer son récit de souvenirs malgré l’absence de l’interlocutrice.

       En outre, l’apparition de l’interlocutrice à la maison familiale où il travaille pour une adaptation des Mille et Une Nuits est totalement inattendue pour le protagoniste, ce qui le rend perplexe. Maria/Myriam, au courant de l’histoire de mûrier, des souvenirs du protagoniste ¾ comme les lecteurs qui ont déjà lu les romans précédents de Boudjedra ¾ vient en quelque sorte vérifier les faits.

       Dans ce roman, comme au sein de La répudiation et de L’insolation, le narrateur focalise en grande partie sur le protagoniste. Sur Maria/Myriam, à peine savons-nous qu’elle a un père français et une mère algérienne et qu’elle est mariée à un autre homme. Elle ne parle jamais d’elle-même sauf pour l’épisode de l’atelier de couture de sa sœur. Par cette intervention dans le récit du protagoniste et la prise de parole de l’interlocutrice, le discours de ce roman paraît comme un discours dialogique. Cependant, les souvenirs n’appartiennent en principe qu’au locuteur ; il s’agit d’un discours monologique en guise de discours dialogique.

       Le roman est constitué par un récit concernant le protagoniste ainsi que son amante et par un récit concernant souvenirs du protagoniste. Le premier se situe dans un passé récent et l’autre dans un passé plus ancien. La structure narratologique est à peu près semblable aux trois romans précédents. Également, le contenu des souvenirs d’enfance présente beaucoup de traits qui sont déjà, à quelques modifications près, familiers aux lecteurs de La répudiation et du démantèlement : la mort du frère aîné, la vieille servante centenaire, la jeune marâtre, le père dominateur, le maquis, etc.

       Maria/Myriam demande de raconter les souvenirs au protagoniste exactement de la même manière que Céline ; nous y retrouvons d’ailleurs l’intertextualité avec La répudiation :

Inutile de remâcher tout cela, disait-elle, parle-moi plutôt de ta mère...[70]

       Mais cette sollicitation n’est pas une simple reprise de La répudiation ; si la demande de Céline tourne autour de la mère, Maria/Myriam réclame d’autres récits :

Elle dit brusquement parle-moi donc de l’enterrement et comment il est mort ![71]

Puis ce fut le tour de ma sœur Selma dont elle voulait que je lui narre l’histoire en détail.[72]

        Si le protagoniste raconte ses souvenirs, c’est parce que la locutrice lui oblige à le faire :

Brusquement Myriam (Maria ?) se mit à articuler des mots que j’avais de la peine à saisir, comme si elle voulait trouver un lien, coûte que coûte, entre ce qu’elle m’obligea à lui révéler de mes secrets enfouis et le travail que j’étais en train de faire concernant l’adaptation des Mille et Une Nuits.[73]

       Dans La répudiation, malgré la sollicitation de Céline, c’est Rachid qui décide de parler ou de ne pas parler[74]. Par contre, Maria/Myriam prend d’une certaine manière l’initiative. Si elle est présente, c’est parce qu’elle a bien voulu à la fois se déplacer et écouter les souvenirs du protagoniste. Même si elle est une interlocutrice qui permet au locuteur de raconter ses souvenirs, elle a choisi volontairement cette position en faisant irruption à la maison familiale. Contrairement à Céline qui se trouve dès le début du roman,  prisonnière dans l’appartement de Rachid, Maria/Myriam entre de sa propre initiative dans le monde des souvenirs qu’est la maison familiale. Comme Selma, Maria/Myriam est dominante, elle a la situation bien en main :

Elle dit laisse-moi m’occuper de toi et de tes phantasmes... J’y trouve un certain plaisir.[75]

Elle se leva brusquement et mit sa main sur ma bouche avec une certaine agressivité comme pour m’empêcher de parler.[76]

       Ainsi, Maria/Myriam n’est pas une interlocutrice passive comme Céline ; son autonomie est d’ailleurs marquée par son intervention au cœur du discours du locuteur :

Quand j’ai évoqué cette histoire devant elle elle en profita pour m’imposer le silence et m’agresser. Elle dit toi aussi ! mais c’est grave ! ce n’est pas du complexe du père que tu souffres mais du complexe du grand-père... ce fut aussi le cas d’Ibn Khaldoun... tout le génie de ce bonhomme ne s’explique psychanalytiquement que de cette façon-là le complexe du grand-père ![77]

       Cependant, l’intervention de Maria/Myriam est limitée. Quand elle prend la parole, ce n’est pas pour parler d’elle-même. Son intérêt porte soit sur le protagoniste soit sur l’histoire du monde arabo-musulman. Il arrive qu’elle relate ses propres souvenirs une seule fois : l’épisode de l’atelier de couture. Par contre, il n’a pas la véritable dimension d’une confession, ce qui constitue une différence nette par rapport au mode de s’exprimer propre au locuteur masculin. En effet cet épisode n’est pas raconté à la première personne.

       Toujours est-il que cette limitation qui caractérise la parole du personnage féminin ne sert pas à faciliter celle du personnage masculin ; celui-ci avise en effet :

J’avais essayé de l’interrompre en me moquant de sa théorie fumeuse. Je l’avais raillée. En vain.[78]

       D’ailleurs, devant la hardiesse et l’éloquence de l’amante, le protagoniste reste perplexe et irrité :

J’avais envie de me mettre en colère, contre ses comportements. Mes nerfs me faisaient mal. J’avais peur de tomber amoureux d’elle, alors qu’elle était mariée. Mais elle était merveilleuse et moi minable ! Médiocre.[79]

       Devant cette femme savante, le protagoniste se sent complexé. Dans une telle situation, le protagoniste a des sentiments ambivalents envers son amante :

Je restais au bord de l’évanouissement à regarder les êtres et les choses (insectes, feuilles pelliculées, mollusques, branches, etc.) tandis que tout se consumait, se rétrécissait d’une façon intermittente, en un mouvement synchrone organisé autour des jeux de la lumière qui n’avait pas cessé de baisser ; ce qui ne faisait qu’aviver mes obsessions, mes phantasmes et mes hallucinations, m’obligeant à haïr d’autant plus Maria (Myriam ?), rouspétant contre elle en moi-même, marmonnant à son insu un tas d’insanités.[80]

       Face à cette interlocutrice qui contrôle parfaitement la situation, le protagoniste se montre d’une attitude semblable à celle de Rachid envers Céline ; le passage qui exprime leur relation est intertextuel : 

Je savais que mon désir de la séquestrer était virulent, mais irréalisable ; ...[81]

Je restais avec cette envie de la faire souffrir en l’enfermant dans un voile blanc où elle se fût trémoussée comme une pieuvre tentaculaire.[82]

       Comme dan La répudiation et les autres romans que nous avons précédemment examinés, le discours fonctionne en tant qu’acte dans La Macération ; raconter les souvenirs paraît comme un moyen de dominer l’amante dominante. Or, si l’intertextualité entre La répudiation et La Macération se condense surtout sur la relation entre les amants, cela n’est nullement un hasard. Pour Rachid, par rapport à son amante européenne de culture dominante, tout comme le protagoniste de La Macération par rapport à son amante dominatrice, le problème est résolument de savoir comment dominer l’autre féminin à travers leur parole :

Elle s’était mis en tête qu’elle était capable d’éclairer, voire de cristalliser, beaucoup de mes pensées, de mes actes jusqu’à arriver au centre du nœud névrotique, au noyau dur, derrière lequel courent tant de psychanalystes, mais en vain ![83]

       Maria/Myriam étant algérienne, le locuteur est dispensé de la contraindre à « connaître la réalité du pays », par contre l’attitude hautaine et dominatrice de cette amante le pousse à la vengeance :

Elle eut un fou rire prolongé puis se mit à chantonner : ne m’embrasse pas sur les yeux, de tels baisers me... Du coup, elle écrabouilla en moi toute volonté de vengeance. Je décidais de tenir ferme.[84]

       Nous avons l’affaire là à une tentative de domination de même nature que celle de La répudiation. Parler est dominer. Dans ce roman aussi, raconter ses souvenirs fonctionne comme acte. Le protagoniste sait que son récit de souvenirs la fascine. Comme dans La répudiation, faute de l’enfermer physiquement, le protagoniste essayer de l’enfermer dans son récit. Il arrive en effet que son discours la pétrifie :

Elle s’était pétrifiée. Elle avait même cessé de fumer et il ne lui restait entre ses doigts jaunis par la nicotine que le filtre spongieux de la première cigarette.[85]

       Si Maria/Myriam est maîtresse de situation, le protagoniste tente de renverser cette situation. Son discours permet au locuteur de priver cette femme insaisissable d’une liberté de mouvement. Or, le protagoniste sait très bien que ce sont justement ses souvenirs qui lui permettent de la saisir. N’est-elle pas venue exprès à la maison familiale dans le seul dessin de trouver les fragments des souvenirs du protagoniste ? :

Toujours à veiller au grain, à déclarer l’état d’urgence, à instaurer l’état de siège, dès que j’accomplissais la moindre tentative pour mêler les éléments de ma vie propre aux données de la sienne. Mais je savais comment l’amadouer, la piéger. Je l’avais sous ma coupe, tellement j’avais sondé profondément sa véritable complexion psychologique qu’elle s’évertuait à camoufler.[86]

       En parlant de ses souvenirs, il l’amadoue, la piège, il l’a sous sa coupe. Face à l’amante qui domine la situation, raconter ses souvenirs revient, pour le protagoniste de ce roman, comme pour Rachid, à captiver l’interlocutrice et à la retenir dans son monde.

Ce n’est qu’à ce moment-là qu’elle comprit l’importance du mûrier et sut qu’elle ne pouvait échapper à la fascination qu’il produisait toujours sur moi.[87]

Mais cette fois-ci la contagion s’était propagée d’une façon radicale. Je l’avais contaminée avec mes fantômes et mes spectres du passé. C’était aussi l’atmosphère lugubre de la grande maison qui l’avait frappée de plein fouet... Avait-elle entendu à son tour les raclements de gorge de tante Fatma et les bruits traînants de ses claudications, comme ralenties ? certainement ![88]

       Pas plus que dans La répudiation, le récit du locuteur dans ce roman ne se soumet pas de la question de son authenticité. Mais la visée de ces locuteurs masculins n’est pas tout à fait identique. Rachid ne retient comme seul critère de réussite de son langage le fait que la possibilité pour Céline d’y croire. Pour le protagoniste de La Macération, la question se pose d’une autre manière ; sera-t-elle captivée ou non par son monde de souvenirs ? :

    

Elle dit brusquement moi je reste ! pars donc... ta mère n’acceptera jamais d’abandonner cette vieille maison ni les deux malades en train d’agoniser. Il apprécia sa réaction. Eut décidé à la mettre au courant de beaucoup de secrets qu’elle ignorait totalement.[89]

       Il apprécie la réaction de Maria/Myriam, car elle démontre d’un attachement à la maison familiale, source de ses souvenirs. Il voit ici la preuve de la réussite de sa tentative de la captiver.

       D’autre part, bien que le locuteur dépende de l’interlocutrice qui prend l’initiative de parler, il tente tout de même de préserver un point crucial. Il n’est pas obligé de tout raconter. Pour captiver cette insaisissable interlocutrice, il ne parle que d’une partie de ses souvenirs comme si cette restriction incarnait le seul recours possible face à la violation de l’amante de son lieu sacré, susceptible de dévoiler irrémédiablement ses secrets. En laissant quelques secrets voilés, il la domine. Car tant qu’il y aura des souvenirs non percés à jour, il pourra toujours potentiellement la captiver. Il y  trouve un lien fondamental et une source féconde afin de préserver sa main mise sur leur relation.

       Ainsi, le protagoniste parle, autrement dit, agit à travers le langage ; le récit de souvenirs fonctionne plus comme acte que comme affirmation des faits. Ce langage semble atteindre son objectif d’une part. Pourtant, l’amante dominatrice et interlocutrice hardie, Maria/Myriam se laisse-t-elle pour autant facilement prendre par le langage du protagoniste ? Nous allons examiner cette question dans le prochain chapitre.

       Les quatre romans de Boudjedra qui prennent la forme de dialogue : La répudiation, L’insolation, Le démantèlement et La Macération offrent de différents aspects du dialogue. Dans La répudiation et L’insolation, les interlocutrices sont muettes, ce qui permet aux locuteurs de continuer leur récit sans être interrompu. Par contre, Le démantèlement se déroule sous forme de dialogue réel ; le locuteur et l’interlocuteur, dont les rôles sont partiellement interchangeables, ont chacun leur voix, et racontent leurs souvenirs à tour de rôle. Après cette évolution du rôle de l’interlocuteur, La Macération retrouve la forme initiative de monologue du locuteur en une seule partie bien que la locutrice tienne un rôle dominant.

       Ainsi, en examinant de près  chaque roman, nous découvrons les différentes formes de dialogue. Cependant, les discours de tous les locuteurs ont, malgré la diversité des rôles assumés par les interlocuteurs, indéniablement un point commun : leur fonctionnement comme acte. Même si leurs récits sont alimentés de souvenirs ¾ ce qui nous donnent l’impression de simple constatation des faits ou bien encore des informations qu’ignorent les interlocuteurs ¾ ils prennent une valeur essentielle d’acte. Les locuteurs de ces romans ont bien conscience qu’ils profitent de leur pouvoir.

       Néanmoins, une fois que nous avons constaté que les locuteurs exercent un quelconque pouvoir par le truchement, nous pourrions nous poser la question suivante : cela provoque-t-il uniquement des effets souhaités par les locuteurs ? Ne donne-t-il pas aussi lieu à des événements qui affectent la relation entre locuteur et interlocuteur d’une façon imprévisible même ? Dans le premier chapitre, notre analyse se situait au niveau de la volonté des locuteurs ; nous allons examiner, dans le prochain chapitre, les résultats de leur langage en tant qu’acte.


Chapitre II

L’intrusion du corps et le contrecoup du langage

       Nous avons constaté, dans le précédent chapitre, que les locuteurs des quatre romans de Boudjedra exercent un acte à travers leur langage. Ils dépendent plus ou moins de l’écoute des interlocuteurs dans cet exercice, pourtant leur dépendance ne se limite pas qu’à ces derniers.

       Bakhtine signale dans son œuvre sur la théorie de l’énoncé, présenté par Todorov :

En aucun cas la situation extra-verbale n’est uniquement la cause extérieure de l’énoncé, elle n’agit pas du dehors comme une force mécanique. Non, la situation entre dans l’énoncé comme un constituant nécessaire de sa structure sémantique.[90]

       Bakhtine propose comme ce contexte extra-verbal, trois éléments : 1. l’horizon spatial commun aux locuteurs ; 2. la connaissance et la compréhension commune ; 3. l’évaluation commune de cette situation.[91]

       Quel que soit l’acte visé par les locuteurs des romans de Boudjedra, leurs discours, semblables aux performatifs austiniens, aussi se soumettent aussi irrémédiablement à cette situation extra-verbale. Nous allons étudier, dans ce chapitre, la situation extra-verbale de ces romans et, tout d’abord, son influence sur la fonction performative des discours des locuteurs.

       Or, comme nous l’avons déjà aperçu partiellement dans le premier chapitre, le discours des locuteurs dépend largement des interlocuteurs. À propos de l’interlocuteur, Bakhtine fait remarquer (Bakhtine emploie le mot « auditeur » pour indiquer le personnage que nous appelons interlocuteur) :

Le discours (comme en général tout signe) est interindividuel. Tour ce qui est dit, exprimé, se trouve en dehors de l’ « âme » du locuteur et ne lui appartient pas uniquement. On ne peut attribuer le discours au seul locuteur. L’auteur (le locuteur) a ses droits inaliénables sur le discours, mais l’auditeur a aussi ses droits, et en ont aussi ceux dont les voix résonnent dans les mots trouvés par l’auteur (puisqu’il n’existe pas de mots qui ne soient à personne).[92]

       Une fois prononcé, le discours du locuteur est livré aux « droits » des interlocuteurs. Le discours qui fonctionne en tant qu’acte ne fera pas exception. Puisque les interlocuteurs, en tant que personnage à part entière, écoutent le discours des locuteurs, ils peuvent manifester une réaction attendue ou inattendue pour les locuteurs ; et puisque le discours fonctionne comme un acte, leurs relations sont soumises à l’effet du langage. Nous allons tenter de déchiffrer, dans ce chapitre, l’effet de langage exercé sur leur relation entre en nous appuyant sur deux axes : l’aspect de séduction et celui du renversement.

       Ce chapitre sera donc consacré à l’ensemble de la situation entourant la scène de dialogue entre le locuteur et l’interlocuteur, voire l’effet obtenu et non obtenu du langage des locuteurs.

1. L’intrusion des interlocutrices    

       Dans La répudiation, Le démantèlement et La Macération, les interlocutrices se présentent comme figure d’intruse. Dans ces romans, l’espace où le dialogue se déroule appartient aux locuteurs. En quelque sorte, l’irruption des interlocutrices fonctionne comme allumage du discours. Si nous percevons l’aspect de l’intrusion des interlocutrices dans les trois romans parmi les quatre que nous étudions, cela n’est-il pas riche de suggestions afin de mieux cerner la fonction du discours dans la relation du locuteur et l’interlocuteur ?

       Dans L’insolation, Mehdi raconte ses souvenirs dans une salle commune de l’hôpital, un lieu ayant un caractère public. Par contre, dans La répudiation, Le démantèlement et La Macération, le dialogue a lieu dans des espaces privés : pour La répudiation la mansarde de Rachid, pour Le démantèlement la bicoque de Tahar El Ghomri, pour La Macération la maison familiale du protagoniste ; les interlocutrices de ces trois romans sont donc intruses pour les locuteurs.

       Lorsque nous comparons les quatre romans du point de vue de l’espace commun du locuteur et de l’interlocuteur, L’insolation fait donc exception. Mehdi se trouve dans un hôpital psychiatrique dans lequel Nadia est infirmière-chef. Mehdi est un malade qui séjourne dans cet hôpital. La mise en scène des deux personnages les place dès le départ dans un rapport de force ; la locutrice maintient une supériorité par rapport à Mehdi malade. Mehdi est en quelque sorte prisonnier de celle-ci.

       La répudiation dont le discours est monologique comme L’insolation, se montre complètement distinct lorsqu’il s’agit de l’espace. Certes, Rachid se trouve vers la fin du roman dans l’hôpital-prison. Néanmoins, le déplacement de son appartement à l’hôpital-prison va de pair avec le rejet du récit de souvenirs et la présence de plus en plus effacée de Céline, comme nous l’avons aperçu dans le précédent chapitre. L’espace où Rachid raconte ses souvenirs à Céline est limité à l’appartement de celui-ci.

       Dans la mansarde située en face du port, les amants vivent dans une extrême tension. Pourtant, Céline possède son propre appartement « sur les hauteurs de la ville »[93], et elle essaie d’ailleurs de faire Rachid déménager. En quelque sorte, Céline est une intruse dans l’appartement de Rachid.

       Or, Céline n’est intruse que dans son appartement. Étrangère, elle est également intruse dans le pays de Rachid :

Ainsi, je te refilais à toi, Européenne chue de je ne sais quelle planète, un monde outrancier à tes yeux.[94]

       L’intrusion de l’amante est double, car tant dans l’appartement qu’à l’extérieur de l’appartement, Céline reste intruse.

       Cet aspect de l’intrusion influence la relation de ces deux personnages d’autant plus que Céline est européenne. Le fait qu’elle soit étrangère est souligné à plusieurs reprises dans le roman. La différence de leur langue maternelle est évoquée dès le début du roman :

Avec la fin de l’hallucination venait la paix lumineuse, malgré le bris et le désordre, amplifiés depuis le passage des Membres Secrets ; nous avions donc cessé nos algarades (lui dirai-je que c’est un mot arabe et qu’il est navrant qu’elle ne le sache même pas ?[95]

       « Céline, doublement étrangère, par son sexe et par sa langue maternelle »[96] est une interlocutrice représentative de l’Autre et l’Autre est aussi attirant que détestable. Leur relation amplifie la complexité d’autant plus que l’amante est française et que l’histoire entre l’Algérie et la France ne peut être neutre dans leur relation :

Ainsi le fossé se creusait entre Céline et moi, d’autant plus qu’elle se targuait d’aimer l’unique Arabe intelligent, alors que je ne savais pas moi-même où j’en étais ![97]

L’amante riait d’une telle situation et pour l’empêcher de trop se moquer de ceux de ma race, je savais la ravaler au rang de « coopérante technique », chose qu’elle craignait par-dessus tout car elle savait le sens que je donnais à cette dénomination.[98]

       En outre, la langue dans laquelle ils communiquent est le français contradictoirement au lieu où ils se trouvent. Céline est non seulement étrangère, mais, possédant la langue dominante, est issue de la culture dominante. Devant cette étrangère dominante par son appartenance culturelle, Rachid éprouve naturellement un sentiment ambigu. Le désir de ce dernier devient domination à travers le langage ; la violence du désir est en effet comparable à celle de la langue refoulée.

       Ainsi Céline est une interlocutrice qui provoque chez Rachid le désir de domination, en tant qu’intruse possédant la langue dominante. Si le locuteur raconte son récit, c’est à cause de la présence de cette intruse dans son appartement et dans son pays. L’aspect de l’intrusion dans le roman joue un rôle essentiel ; car  justement cette double intrusion de Céline fonctionne comme amorce du récit de Rachid.

       L’aspect de l’intrusion est encore plus marqué dans La Macération :

Elle frappa à la porte et fit irruption dans la pièce, sans que j’eusse le temps de dire un mot. Je crus l’entendre parler, dans mon dos. Je savais que c’était elle, sans m’être retourné.[99]

Elle était venue de la capitale, en voiture, sans me demander la permission et sans m’avertir.[100]

        Maria/Myriam fait littéralement irruption dans la maison familiale du protagoniste ; cela apparaît comme une violation de l’espace pour le protagoniste. L’apparition inattendue de l’interlocutrice suscite l’énervement de celui-ci :

Parce que je n’arrivais pas à admettre cette façon qu’elle avait de prendre d’assaut la maison, de faire son intrusion spectaculaire et inattendue, de découvrir ma cachette ( cette même maison délabrée qui n’était plus hantée que par des vieillards mourants, devenue comme une sorte de mouroir, ou presque), ce qui m’amenait à refuser donc cette manière de violer mes secrets, de voler mes convictions les plus intimes que je voulais lui cacher, que j’avais souvent ¾ aussi ¾ tendance à déformer, rétrécir, grossir, etc. ; mais l’amante venait comme une tempête, une bourrasque pour mettre main basse sur ce marais concoctant des mixtures et des mélanges douteux et de toutes sortes.[101]

       Aux yeux du protagoniste, l’arrivée de Maria/Myriam est non seulement une violation de son espace mais aussi de ses secrets ; en effet, si elle est venue à la maison familiale, c’est dans le but de rencontrer le père du protagoniste, bien plus encore afin de découvrire le monde où le protagoniste évoluait enfant :

Cela faisait des années qu’elle voulait venir à la ferme, voir le village et rendre visite à mon père ; et à chaque fois, j’avis catégoriquement refusé. Elle préféra me surprendre, transcender mes secrets profonds, me mettre devant le fait accompli, patauger dans mes marécages intimes…[102]

Maintenant, elle était là. Muette. Clouée. Fragrante. Je levais la tête dans l’obscurité et, indiquant la fenêtre, je dis : « C’est ça le mûrier ! »[103]

 

        Cette intrusion de  Maria/Myriam est annonciatrice du comportement de cette amante envers le protagoniste et de la suite de leur relation. Le comportement de l’amante est imprévisible pour le protagoniste. Il est souvent marqué par la brutalité :

Brusquement Myriam (Maria ?) se mit à articuler des mots que j’avais de la peine à saisir…[104]

Brusquement elle fusa dans l’air, se mit debout dans un élan fantastique sans utiliser ses mains comme point d’appui.[105]

Puis : elle se leva vers moi. Me prit violemment par la taille.[106]

       Maria/Myriam surprenant le protagoniste dans la maison familiale continue à agir à son gré. Face à elle, il est indéniablement réduit à la passivité :

Puis elle saisit ma taille comme s’il s’était agi d’un jouet, elle me fit tourner comme une toupie, sur un seul pied d’appui, autour de son axe pivotant.[107]

       Dès son apparition dans le roman, Maria/Myriam prend la situation dans sa main ; bien que leur histoire se déroule dans sa maison, et qu’il la domine à travers le récit de ses souvenirs, le protagoniste se laisse soumettre à la loi de son amante. En tant qu’intruse, détenant les clés de la porte qui ouvrant le récit, Maria/Myriam règne sur le protagoniste, pour ne pas dire sur leur relation en lui-même.

       Or, Maria/Myriam apporte l’Histoire dans la maison familiale qui est le domaine des souvenirs du protagoniste. L’intrusion de celle-ci provoque la confrontation des « souvenirs de l’extérieur »[108] dans son sens large et « les souvenirs de la maison »[109]. Comme elle raconte non ses propres souvenirs mais des souvenirs universels, les interactions dépassent immédiatement la confrontation des mémoires personnelles des deux personnages. Ces mêmes interactions atteignent résolument quelque chose de l’ordre d’un échange entre la mémoire personnelle et la mémoire universelle.   L’intrusion de cette interlocutrice est aussi l’intrusion des souvenirs extérieurs. Non seulement Maria/Myriam régit la relation avec le protagoniste, mais elle incarne une interlocutrice agissant sur le récit des souvenirs de ce dernier.

       La scène de l’intrusion est également présente dans Le démantèlement. Selma qui passe tous les jours devant la bicoque de Tahar El Ghomri fait un jour irruption à cette misérable demeure :

Il est là, étendu sur le lit, en train de dormir, tout nu, alors que ses habits, gonflés par le vent, sont éparpillés par terre, sans ordre préconçu, ni rigueur. Il a l’air, en dormant de cette manière, d’un noyé sauvé in extremis de la mort, avec ses habits, pêle-mêle, en train de sécher sur le sol. Il dort sur le dos, la main droite posée sur son bas-ventre d’où émerge le ganglion désenflé de son sexe en repos, comme atteint d’une sorte de fatigue qui écrabouille tout son corps de telle façon que le sommeil apparaît comme une sorte de mort latente, à la fois, et provisoire.[110]

       Cette première rencontre des deux personnages est révélatrice de la suite du roman. Cette observation attribuée à Selma est d’abord particulièrement clairvoyante ; Tahar El Ghomri est « un noyé sauvé in extremis de la mort », effectivement, il s’avère être le seul survivant parmi ses camarades du maquis, élément inconnu aux yeux de Selma à ce moment précis du roman. D’autre part, elle le trouve dans le sommeil qui « apparaît comme une sorte de mort latente, à la fois, et provisoire » ce qui est déjà annonciateur de la fin de la relation de ces deux personnages, puisqu’elle retrouvera vers la fin du roman, dans la même chambre, étendu et baigné dans son propre sang.

       Quoique l’on ne sache pas la suite de cette rencontre ¾ cela n’est pas raconté dans le roman ¾ Selma a l’air d’être acceptée sur-le-champ dans la bicoque ; car après cette scène de la première rencontre, le roman se prolonge tout de suite après en un dialogue entre les deux personnages. À partir du moment où il a accepté cette intruse, son passé doit irrémédiablement être dévoilé ; car il livre son intimité, sous la forme de son espace, à l’intruse. Même si Tahar El Ghomri ne veut pas, au départ, raconter ses souvenirs à Selma, en fait, il est destiné à lui en parler. Dès son irruption, dans sa bicoque, fort inhabituel, matérialisant d’ailleurs son univers exclusif, celui-ci vivant coupé de la société, Tahar El Ghomri s’ouvre à l’extérieur.

       En outre, si l’intruse découvre Tahar El Ghomri nu en train de dormir, cela veut dire qu’elle l’a trouvé littéralement sans défense. Non seulement cela fait contraste par rapport à Selma intruse qui agit à son gré, mais Tahar El Ghomri se montre « nu » dès le départ de leur relation. La symbolique est prégnante, car leur relation étant justement un processus de « mise à nu »[111], si on emprunte le terme de Hafid Gafaïti, de Tahar El  Ghomri de la part de Selma.

       D’autre part, l’intrusion de Selma se montre une double violation : la violation du monde intime qu’est la bicoque et la violation de l’intime en tant que personne. Car Selma regarde Tahar El Ghomri sans être regardée. Quoique Selma se dévoile par le langage bien avant que Tahar El Ghomri en fasse autant, celui-ci est dévoilé avant qu’il commence à se dévoiler par le langage.

       Ainsi, Céline, Maria/Myriam et Selma sont intruses de ces romans, bien que les circonstances de leur intrusion soient différentes pour chaque interlocutrice. Néanmoins l’intrusion de ces personnages possède un caractère commun : l’irruption dans un espace intime. L’intrusion acceptée dans l’espace intime se révèle déjà comme la première étape d’un processus de dévoilement de l’intimité dont les souvenirs font partie. En effet, au moment où les intruses sont admises dans l’espace intime, en effet le silence n’est plus toléré. L’intrusion des interlocutrices est en quelque sorte briseuse du silence.

       Lorsque l’on considère le rôle exceptionnel de Nadia comme interlocutrice ¾ celle qui ne sollicite pas le récit de souvenirs ¾ l’aspect de l’intrusion des interlocutrices semble aller de pair avec le rôle de déclencher la parole de l’autre. En effet, elles ne font pas que solliciter le récit par le biais du langage, mais leurs sollicitations sont d’abord annoncées par leur action d’intrusion. La relation entre les locuteurs et les interlocuteurs basée sur le langage commence par le marquage de la présence corporelle des interlocutrices.

2. dire est séduire

 

      Si le récit de souvenirs des protagonistes fonctionne comme l’acte de captiver ou dominer, cet acte n’est-il pas une forme violente de séduction ? Les protagonistes de La répudiation et L’insolation reconnaissent d’ailleurs le langage comme un moyen de séduction :

Elle ne voulait pas me croire, mais je ne pouvais supporter le doute qu’elle cultivait exprès pour me garder à sa merci, incapable que j’étais de m’échapper vers quelque autre coopérante que je séduirais avec un poème écrit sur le dos blanc et large de l’amante occupée à se coiffer devant une glace que je finirais par briser.[112]

Elle me faisait rire d’énervement surtout que j’avais fini par sortir du monde nébuleux dans le quel j’avais vécu depuis qu’on m’avait amené à l’hôpital, étendu sur ce lit et livré à la hargne de cette femme devenue vite mon amante, parce qu’elle s’ennuyait à mourir parmi une racaille sans aucune originalité et non parce que je l’avais séduite par quelque poème que j’aurais copié dans un livre et que j’aurais signé ¾ honteusement ¾ de mon propre nom, lui laissant entendre qu’elle me l’avait inspiré grâce à sa douceur et à sa beauté.[113]

       Ce n’est pas uniquement le langage poétique qui peut séduire ; le langage du récit de souvenirs peut aussi produire un effet identique. Le protagoniste de La Macération en est bien conscient :

Je l’avais séduite, puis fascinée grâce à ma façon de fissurer les mots, de les défigurer et de les dérober à leur signification sémantique et syntaxique ; de jouer au funambule au-dessus du gouffre des mots et de leurs blessures et de leurs plaies : tu me fais peur à vouloir défigurer la géographie grammaticale…[114]

       Si le langage du récit de souvenirs peut fonctionner comme acte, c’est d’abord parce qu’il fascine l’interlocuteur. Dans La répudiation, La Macération et Le démantèlement, la réaction des interlocuteurs que provoque le récit de souvenirs est souvent caractérisée par la fixité ; le récit fascinateur prive les interlocuteurs de leur capacité de mouvement :

Assise sur le lit, en tailleur, centrale, les jambes happées sous les cuisses puissantes, elle m’apparaissait semblable à un aveugle nu cherchant sa pitance devant les arrêts d’autobus. Fixité fabuleuse ![115] (La répudiation)

Maria demeurait immobile, toute écoute, sur le qui-vive, muette.[116] (La Macération)

Selma restait immobile. Elle écoutait, dans une fixité qui la rendait plus fabuleuse qu’à l’ordinaire comme si elle faisait dérouler dans sa tête une bande impressionnée dont les images se projetaient sur l’écran spacieux de son être.[117] (Le démantèlement)

Tahar El Ghomri était incapable de l’arrêter tellement il se laissait fasciner, enrouler et dérouter par son récit intarissable.[118] (Le démantèlement)

       Ainsi, le récit séducteur suscite une vive réaction physique de la part des interlocuteurs sous la modalité de l’immobilité. Même si la relation entre locuteur et interlocuteur est surtout basée sur le langage, leur réaction rappelle la présence de deux corps : le corps qui parle et le corps qui écoute. L’intrusion des interlocutrices que nous avons fait remarquée sert également à souligner l’intrusion de l’autre en tant qu’une présence  non seulement verbale mais aussi corporelle. La relation entre locuteur et interlocuteur n’est en effet nullement limitée dans le langage.

       Nous avons constaté, dans le premier chapitre, la réversibilité du langage et du geste dans La répudiation ; en effet, dans ce roman, la séduction par le langage se rapproche du geste, donc du corps :

(...) ; en fait, elle était fascinée par mon attitude et ma mimique, et non pas tellement par la dénonciation, que j’exagérais parce que je la voulais la plus acerbe.[119]

       Malgré sa remarquable importance, la relation entre locuteur et interlocuteur n’est pas construite uniquement que sur le langage. La séduction par le langage renvoie immédiatement à la séduction par le corps ; car la présence du corps du sujet qui parle est loin d’être délaissée dans ces romans. Or, l’usage du langage et le rapport sexuel se trouvent dans une relation curieusement proche.

       Dans La répudiation, L’insolation et La Macération, les interlocutrices sont des amantes des protagonistes ; elles sont en fait des interlocutrices-amantes ; ceci n’est  certes pas sans laisser une trace dans leurs relations.

       Dans La répudiation, Céline et Rachid se trouvent en état d’extrême tension au sein de la mansarde de ce dernier ; la tension de leur relation est exprimée par le désir de domination de Rachid, mais aussi par leurs rapports sexuels décrits d’une manière crue. Le récit des souvenirs de Rachid se fait à la demande de Céline est dans cette situation ; en effet la description du rapport sexuel répétitive donne l’impression que la sollicitation du récit de souvenir de la part de Céline est en totale en corrélation avec leur rapport sexuel. Or, dans ce roman, c’est également Céline qui sollicite le rapport sexuel. Leur rapport physique a un point commun avec le rapport langagier : tous les deux sont déclenchés à la demande de Céline :

Pourquoi me pressait-elle ? elle voulait que l’on parlât à nouveau de Ma et comme je résistais, elle venait frotter contre mon corps la douceur contagieuse de son épiderme, laissant sur ma peau, non point les traces d’un parfum subtil, mais la fraîcheur nécessaire à mon état calamiteux, fraîcheur qui me rappelait quelque senteur d’airelle et de girofle brûlées et consumées par la ténacité du souvenir.[120]

L’on se repénétrait. Elle en voulait ![121]

       Leur rapport sexuel démontre une ressemblance avec le récit de souvenirs. Si ces deux rapports ¾ celui du corps et celui du langage ¾ sont provoqués par la sollicitation de Céline, ils apparaissent à un moment similaire de la relation des amants :

Pour lui faire peur, je me remettais à lui parler de suicide (…) ; il lui fallait alors pactiser et elle se résignait à accepter ma version de l’enterrement. La paix revenait dans la chambre exécrable, et le racisme latent, noué entre nos deux  espaces et nos deux modes de vie, s’atténuait jusqu’à disparaître provisoirement, juste le temps nécessaire à la maturation de nouveau griefs. L’on se remettait aux fornications abondantes, aux poèmes du Chantre et aux « noubas » andalouses qui empêchaient les voisins de dormir.[122]

       L’acceptation du récit de souvenirs de la part de Céline va de pair avec leur relation sexuelle. Le rapport sexuel est en quelque sorte le simulacre du récit de souvenirs. Or, si le fait de raconter les souvenirs fonctionne comme la domination de l’autre, cela renvoie irrémédiablement à la possession du corps de l’autre.

       Ainsi dans La Macération, Maria/Myriam manifeste une réaction identique au moment du rapport sexuel alors qu’elle écoute le récit de souvenirs :

Soudain, je la pénétrai sans ôter complètement sa culotte. Elle resta figée, sans aucun mouvement.[123]

       Le protagoniste peut la priver de mouvement par le langage et par le corps. Le rapport sexuel se montre donc similaire au récit de souvenirs. En outre ces deux actes sont liés l’un à l’autre. Par exemple, Maria/Myriam « comprit l’importance du mûrier »[124] lors de leur rapport sexuel. Ce qui aurait pu être fait par le langage est fait par le corps. Le rapport construit sur le langage et celui élaboré à partir du corps paraissent interchangeables.

       Néanmoins, le corps peut même précéder le langage. Le corps de Maria/Myriam rappelle au protagoniste le récit de souvenirs :

Je me souvins, alors que Myriam (Maria) était dans cette position, de l’une de mes cousines avec la quelle j’avais eu ¾ adolescent ¾ des jeux touche-à-tout comme on les appelait dans notre code particulier : (…)[125]

      Le corps s’inscrit dans la continuité du langage du récit. La séduction par le langage commence à se confondre à la séduction par le corps.

      Dans La répudiation et La Macération, lorsque les interlocutrices acceptent le récit des protagonistes, c’est-à-dire lorsque leur langage est réussi, il agit comme acte. Si le langage en tant qu’acte prend forme sous la domination de l’autre, ce langage est naturellement renvoyé à l’acte physique de possession du corps de l’autre. En outre, si leur relation, basée sur le langage, est amorcée par l’intrusion du corps de l’autre, la présence du corps est, déjà introduite, dès le départ dans leur relation ; par ailleurs comme nous l’avons fait remarquer dans la précédente partie, le déclenchement du récit de souvenirs est réalisé aussi bien par le langage que par le corps. Le langage et le corps ont en effet un lien étroit ; surtout dans ces deux romans le rapport sexuel est en quelque sorte un simulacre du fait de raconter les souvenirs.

       Si le rapport sexuel est, dans ces deux romans, une autre forme de domination à travers le corps par rapport à celle du langage, dans L’insolation il est perçu comme compensation du langage. Mehdi raconte ses souvenirs pour provoquer Nadia ; par contre, cette dernière, en tant qu’infirmière-chef de l’hôpital et grâce à sa relation avec M.S.C. ¾ une sorte de police secrète ¾ exerce un pouvoir sur Mehdi. Comme Nadia, dans une position supérieure à Mehdi, ne l’écoute jamais, la séduction par le langage du récit n’est plus possible dans ce roman. Par contre cela ne n’implique pas pour autant  que la séduction n’existe pas dans leur relation :

Nadia ne savait jamais que répondre. Chaque fois que je lui posais une telle question, elle de venait provocante, ouvrait discrètement le haut de sa blouse et prenait des attitudes lascives.[126]

       Nadia emploie la séduction par son corps, comme si toute possibilité de  séduction par le langage était occultée. Mehdi ne l’a pas « séduite par quelque poème », mais afin de sortir d’une impasse face à l’interlocutrice toute puissante, il recourt plutôt à la séduction en faisant appel à la séduction du corps de l’autre :

Je ne voulais quand même pas la laisser agir à sa guise et me coller un meurtre sur le dos, non ! Peut-être qu’elle accepterait une nouvelle tentative dans les W.-C. des médecins.[127]

       Si dan L’insolation, le récit de souvenirs ne fonctionne pas comme un moyen de séduction ou de domination, les personnages tentent de séduire à travers le corps faute d’une quelconque emprise par le biais d’une séduction née du langage. Ainsi, la séduction par le corps est en quelque sorte une compensation de l’absence de séduction par le langage.

       Néanmoins contrairement à Nadia qui séduit littéralement par l’intermédiaire de son corps, la séduction de Mehdi paraît comme une séduction du corps à travers le langage :

L’idée avait germé en moi depuis longtemps. J’en avais parlé vaguement à Nadia.[128]

       La séduction du corps est ainsi renversée chez Mehdi ; il tente la séduction du corps à travers le langage. En effet, il ne s’agit ici que d’une promesse de plaisir par le langage ; sa séduction n’est donc qu’une tentative à travers le langage et la promesse risque de ne pas être tenue ; ou bien elle risque de ne pas être acceptée par l’interlocutrice.

       La séduction de Nadia est une action physique, résolument, elle est irrésistible pour Mehdi :

Je n’avais plus d’autre recours : j’oubliais mes revendications et me hâtais de la rejoindre dans une sorte de cagibi puant l’antiseptique et encombré de balais.[129]

       Par contre, la séduction de Mehdi n’est qu’une parle et risque d’aboutir à un échec. En effet, elle apparaît à deux reprises dans le roman, mais se solde chaque fois par un échec en raison du refus de la part de Nadia ou à cause du manquement à la promesse due à un imprévu.

       Ainsi, même si la séduction par le récit de souvenirs est inexistante dans L’insolation, la séduction est procédée par le corps. Cependant, si le rôle de l’interlocutrice se différencie nettement par rapport à La répudiation et à La Macération, la séduction prend aussi un aspect distinct de ces romans ; elle n’y est perçue que par le corps. Même si le corps n’apparaît pas, dans ce roman, de façon marquée comme aspect fondamental de l’intrusion, sa présence n’est pas moins importante par rapport aux deux autres romans.

       Contrairement à La répudiation, à La Macération et à L’insolation, le rapport sexuel est inexistant dans Le démantèlement, ce qui paraît naturel si nous considérons la différence d’âges entre Selma et Tahar El Ghomri. Tandis que le locuteur et l’interlocutrice dans les trois autres romans sont des amants, Selma et Tahar El Ghomri sont plutôt liés par une relation filiale. Pourtant, comme nous l’avons constaté, le récit de souvenirs de Selma et de Tahar El Ghomri séduit l’autre. La séduction à travers le langage est donc présente dans leurs récits.

       Or, la séduction du langage et la séduction du corps font pile et face d’une pièce ; malgré ses « sentiments paternels » et le rôle de Selma, la locutrice intarissable, la présence de Selma n’est pas perçue que par le langage pour Tahar El Ghomri :

En réalité, il était reconnaissant à Selma d’avoir brouillé son cauchemar, parasité ses angoisses en s’interférant, s’interposant, entre lui et sa mauvaise conscience, entre lui et son sentiment de culpabilité, amenant avec elle ce bouillonnement de femelle intraitable, ce grabuge des sens affolés, cette houle de son corps vaporeux et cette manie inimitable de farfouiller tout le temps dans le fond de son sac à main, à la recherche d’une cigarette introuvable.[130]

       Quoiqu’il garde la position de père vis-à-vis de Selma, il n’en remarque pas moins la sensualité de la jeune femme ; la relation entre Selma et Tahar El Ghomri est d’abord fondée sur le langage à travers leurs récits de souvenirs, mais la présence de l’un est perçue également par l’autre à travers le corps. D’ailleurs, le début de leur relation est marqué par la nudité de Tahar El Ghomri et l’intrusion du corps de Selma. Ainsi, Selma n’est pas non plus indifférente à la présence du corps de l’autre :

En se déshabillant devant le grand miroir de sa chambre, elle eut le fou rire en pensant qu’elle pourrait faire l’amour avec lui. Tout en regardant son corps, elle s’est mise à compter sur ses doigts, à la manière des enfants, le nombre des années qui les séparaient.[131]

       La séduction du récit de Tahar El Ghomri exercée sur Selma renvoie à la séduction du corps. L’absence de sexualité dans la relation de ces deux personnages n’est qu’apparente ; même si leur relation est plus attachée au langage que les autres couples, le rapport de séduction à travers le récit de souvenirs les entraîne dans une séduction du corps.

       Ainsi, le rapport entre le locuteur et l’interlocuteur dans ces quatre romans est un rapport de séduction à travers le langage voire un rapport de séduction à travers le corps. La tension créée par le langage ¾ en tant qu’acte ¾ du récit de souvenirs est aussi due à la séduction du langage et du corps.

3. Dire est subir

       Si le langage est destiné à agir en tant qu’acte, sa réussite dépend de plusieurs éléments extérieurs. En effet, la relation des deux personnages dépend de la situation dans laquelle se trouvent le locuteur et l’interlocuteur comme nous l’avons fait remarquer dans ce chapitre, et d’autre part, le locuteur dépend de la perception du langage de la part de l’interlocuteur. Or, la relation basée sur le langage glisse irrémédiablement vers le corps : nous venons de constater. Dans une telle situation, les locuteurs peuvent-il réellement manipuler leur relation avec l’interlocuteur malgré ses dépendances environnementales ? Si le langage des locuteurs agit comme acte, il agit sur les interlocuteurs ; dans ce cas, le fait de raconter leurs souvenirs ne peut-il pas jouer contre eux en raison du caractère inattendu de la réaction des interlocuteurs ? Dire n’est-il pas aussi subir ?

       Comme nous l’avons constaté dans le premier chapitre, Le démantèlement est construit sur le dialogue de deux personnages qui jouent à la fois le rôle de locuteur et d’interlocuteur. Tahar El Ghomri se montre passif par rapport à Selma dès le moment où il accepte cette intruse dans sa bicoque. L’accueil de l’intruse le livre inéluctablement aux reproches de celle-ci :

Ainsi, tu me voles des bribes par-ci, des bribes par-là et tu récupères mon passé, ma famille et le menu fretin d’une vie minable... Tu me vides... Je me sens idiote, avec cet énorme patio ouvert sur toute forme de climatologie, et recelant tant de réserves alimentaires (...) Mais toi, tu te tais pour me laisser me dépêtrer toute seule dans les fils de l’imagination et de la mémoire... D’ailleurs, tu te goures si tu crois tout ce que je déverse comme balivernes ![132]

       Or, s’il rompt son silence et se met à raconter ses souvenirs, Selma lui reproche ses comportements et ceux de ses camarades ; car, leur réaction face à la colonisation ne lui paraît pas suffisamment digne. Son reproche est d’ailleurs fort virulent :

Elle revenait à la charge : « Pourquoi vous n’avez pas pris l’initiative d’allumer la mèche de la guerre, avant tout le monde ? Pourquoi ? N’était-il pas là le rôle d’un parti qui se disait d’avant-garde ? » Il s’en allait précipitamment, laissant la théière sur le feu, asséchée de son eau, ne gardant dans son fond qu’un résidu de calcaire granuleux et de cristaux effrités.[133]

Puis elle levait la tête, le regardait longuement et lui jetait à la face : « Tu sais que j’ai des doutes sur tous ceux qui en ont réchappé… Je m’en méfie. Toi y compris ! … » Il ne savait plus où se mettre. Quinte de toux opportune, irrépressible, interminable.[134]

       Même si son récit de souvenirs fascine Selma, il n’échappe pas pour autant à sa sévère critique. D’autre part, le processus de leur dialogue fait collusion avec l’aggravation de sa tuberculose qui le mènera à la mort vers la fin du roman :

Il en balbutiait et perdait la tête, d’autant plus qu’il était certain que, quelque part, Selma avait raison. Mais il ne pouvait lui permettre de rouvrir les plaies, de crever les boutons purulents, de provoquer, dans sa tête, une hémorragie, une explosion de matières fécales qu’il n’était pas capable de supporter, alors que ses poumons se fanaient de plus en plus, sans qu’elle en sût rien, parce qu’il ne voulait pas qu’elle l’accusât de pratiquer un chantage intolérable à son encontre.[135]

       En dévoilant ses douloureux souvenirs, Tahar El Ghomri subit les reproches de l’interlocutrice par le langage et en même temps par le corps en raison de l’aggravation de sa tuberculose. Cette maladie est d’ailleurs étroitement liée à son récit ; elle est en quelque sorte le sceau de ses souvenirs de guerre ; car il souffre effectivement de la tuberculose depuis l’époque de la guerre et le souvenir du docteur Cogniot, l’un de ses camarades mort au combat, qui le soignait, est évoqué à plusieurs reprises. Ainsi, au cours de sa narration, Tahar El Ghomri subit l’attaque à travers son langage et son corps.

       Par ailleurs, Selma, prenant la situation en main, paraît comme intouchable locutrice. Elle parvient à rompre le silence de Tahar El Ghomri par son récit de souvenirs et ne subit aucune intervention de la part de l’interlocuteur :

Il retombait dans le piège de Selma. Finissait par lui donner raison.[136]

       En outre, elle convainc le vieux combattant en exposant son point de vue sur l’Histoire. Non seulement elle le fait sortir de sa vie clandestine coupée du monde extérieur, mais elle l’influence aussi par sa vision de l’Histoire.

       Cependant, elle ne réussit pas à le convaincre lorsqu’il s’agit de soigner ses poumons malades, délaissés depuis la mort du docteur Cogniot, ce qui signifie un suicide progressif pour Tahar El Ghomri. Même si elle parvient à tirer Tahar El Ghomri de sa solitude immergée dans le passé en lui permettant de retrouver le langage oral, elle ne parvient pas à le faire sortir de son massif sentiment de culpabilité, celui d’avoir survécu malgré la mort de tous ses compagnons au moment de la guerre. Si Selma réussit à guider leur relation à son gré à travers son récit, un fait lui échappe : Tahar El Ghomri refuse toute proposition de la part de la jeune femme relative à la prise en charge sa maladie.

       Or, cet échec est fatal. Tahar El Ghomri trouve la mort vers la fin du roman à cause de sa maladie :

Elle s’était ointe du violet de la douleur de la souffrance et ressentait très clairement qu’elle était orpheline pour la troisième fois.[137]

       Selma a déjà perdu son père et son frère aîné. Le père de Selma n’avait jamais démontré une quelconque affection à la jeune femme. Pour elle, Tahar El Ghomri remplaçait en quelque sorte cet étayage paternel qui lui faisait cruellement défaut. Bien qu’elle réussisse par son langage à faire émerger les souvenirs de Tahar El Ghomri, elle se met en échec à un point crucial ; la seule faille de son langage lui fait subir, pour la troisième fois, la perte de la paternité.

       Quant à L’insolation, si nous nous rappelons que ce roman finit par le suicide présumé de Mehdi, l’échec de son langage en tant qu’acte est aisément imaginable. Comme nous l’avons fait remarquer, l’acte à travers le langage est, pour Mehdi, réalisé par le fait que Nadia prend son récit pour autant de question de véracité. La force de son langage dépend justement du décalage inhérent à la perception du langage entre le locuteur et l’interlocuteur, pour ne pas dire de l’incrédulité de Nadia.

       Or, à propos de la disparition de l’amante-élève de Mehdi nommée Samia, Nadia refusait d’un bloc le récit jusqu’à l’existence de cette jeune fille de bonne famille en préparant une autre version : l’actrice égyptienne du même nom. Néanmoins, il est intéressant de noter que lorsqu’elle commence à croire à la disparition de Samia, Mehdi ne peut plus la provoquer par son récit :

Combien de temps allais-je pouvoir tenir et échapper à leurs griffes ? Je savais pertinemment, pour les avoir fréquentés, qu’ils finiraient par perdre patience et par utiliser tous les moyens pour m’accuser de la mort de Samia ; d’ailleurs l’infirmière-chef en était à peu près convaincue maintenant. De toute manière, elle était de mèche avec les enquêteurs et participait à la répression. Elle profitait de l’insolation que j’avais attrapée, de mon désarroi, de ma solitude de plus en plus grande, depuis la disparition de ma mère, pour me poser des questions insidieuses. Elle était décidée à me faire parler.[138]

       À partir du moment où Nadia est convaincue, la force acquise par Mehdi à travers le langage s’effondre. Désormais il est livré à la merci de l’interlocutrice. Or, comme si celle-ci trouvait le secret de la force du langage, non seulement Nadia accepte la disparition de la jeune fille, mais elle refait le récit en faisant croire qu’il s’agit d’un meurtre[139] ; car, justement le langage en tant qu’acte échappe à la question de vrai ou de faux.

       D’autre part, comment a-t-elle accepté la disparition de Samia qu’elle refusait obstinément de croire jusqu’ici, alors que Mehdi lui en a parlé à plusieurs reprises ? Cela paraît avoir un lien avec l’aggravation décisive de leur relation suite à l’échec de leur rapport sexuel due à la peur obsessionnelle du sang de la part de Mehdi :

(…) j’étais entouré par la suspicion de mes compagnons de salle, montés par Nadia contre moi parce que je ne lui avais pas permis de profiter de ce malheur qui me tombait sur la tête pour revenir aux effusions et biffer d’un coup tout le malentendu et tout le malaise qui avaient pourri nos rapports déjà pas très reluisants depuis cette affaire de serviettes hygiéniques (Madame, Tripax…). (…) Je savais depuis longtemps que sa haine avait atteint un seuil critique et qu’elle ne me raterait pas à la première occasion. Ogresse ![140]

       Cet échec coïncide chronologiquement avec la nouvelle persuasion de Nadia quant à la disparition de Samia de la part de Nadia. Si la relation entre Mehdi et l’infirmière-chef était fondée sur la séduction du corps et la non-croyance du récit, à partir de ce moment, tout bascule ; l’équilibre de leur relation est à jamais perdu.

       Mehdi essaie de réparer cet abîme par la nouvelle séduction :

Mais elle n’acceptait pas. Elle minaudait et me mettait au comble de la fureur lorsqu’elle essayait de me démontrer que c’était là un piège dans lequel elle se refusait à tomber de nouveau. Que j’étais perdu, à cause de ma peur du sang. « Fichu ! » Elle joignait le geste à la parole. Je ne pouvais plus la malmener.[141]

       Cependant, il ne fait que renouveler son échec. Cela signifie, pour lui, de se retrouver dans une impasse, d’autant plus que Nadia, soutenue par les M.S.C.,  exerce son pouvoir absolu ; Mehdi va être inévitablement livré aux mains des M.S.C. Nadia, qui acceptait la séduction de Mehdi mais refusait son langage, « joignait le geste à la parole » ; désormais le rapport de suppléance qui sauvait leur relation ne fonctionne plus :

Entre la mort de ma mère et l’intransigeance de Nadia, je ne savais plus quel Dieu invoquer. Mes jours étaient comptés. J’étais sûr qu’ils auraient ma peau.[142]

      

       Il semble que Mehdi acquérait une force sur Nadia en racontant le récit de ses souvenirs, mais il se tendait en fait un piège à lui-même ; en effet, par le fait parler, lui-même qui subit le dur contrecoup de son propre récit.

       Le contrecoup du langage est aussi présent dans La répudiation, bien que la domination du protagoniste soit encore plus marquée que dans les autres romans. L’interlocutrice de La répudiation est muette comme nous l’avons constaté dans le premier chapitre. Céline intruse aussi bien dans l’appartement que dans le pays de Rachid, paraît se laisser dominer par le récit de ce dernier. Cependant, la domination de Rachid nous paraît moins évidente que l’apparence ne le laisse entrevoir :

Je ne répondais à ses sollicitations que lorsqu’elle était à bout de patience et que je sentais confusément que, si je continuais à me taire, je risquais de perdre à jamais l’occasion de pouvoir évoquer la maison de Ma, (...).[143]

       Face à la sollicitation de son amante, Rachid acquiert un double pouvoir : le pouvoir de la laisser suspendue dans un état expectatif et le pouvoir de l’enfermer en lui racontant son récit. Par contre, ces pouvoirs dépendent fondamentalement de la sollicitation de l’interlocutrice. Cela implique que Rachid n’a pas l’occasion de raconter ses souvenirs si Céline ne le sollicite pas. Tant qu’elle lui demande de conter le récit, il exerce son pouvoir ; mais dès qu’elle abandonne sa sollicitation, il perd tout son pouvoir :

Entre nous la suspicion s’aggravait et prenait des dimensions insoutenables, surtout lorsque, se croyant battue, elle abandonnait toute velléité de me faire parler, se murait à son tour dans un silence rédhibitoire, éliminant du coup mon propre mutisme, car, si elle se taisait, mon attitude n’avait plus aucun sens ; je restais mortifié dans l’attente d’une nouvelle supplication de la part de mon amante, que j’espérais en vain pendant des jours, jusqu’à l’éclatement nerveux où tout se disloquait en moi ; j’étais alors irrémédiablement livré à Céline, auprès de laquelle je savais retrouver des attitudes d’enfant, gros de son secret infamant.[144]

       La domination de Rachid n’est réalisée qu’à travers le récit seul et il ne peut raconter son récit qu’à la demande Céline. Rachid, qui paraît détenir un double pouvoir vis-à-vis de l’interlocutrice, est en fait sous une totale double dépendance :

Non ! puisque je ne pouvais la malmener, je préférais me soumettre à sa loi et me donner ainsi le sentiment de mon propre échec que je n’arrivais pas à assumer complètement, (…)[145]

       Ainsi, Céline, qui semblait se montrer soumise, tient en réalité Rachid en son emprise. Or, la distribution de rôles de locuteur et d’interlocuteur semble aussi voulue par Céline :

(…) elle me voulait vivant et ne rêvait que de me prendre mes souvenirs, non pour en faire quelque chose mais afin de m’épuiser à travers mon palabre intarissable et stérile, me vider de la substantifique folie ; il ne serait alors resté de moi qu’un résidu bavant et fumant, aux traces indéfinissables, après l’égarement, après la spoliation d’un langage trituré dans sa signification et craquelé dans ses signes.[146]

       Si Céline reste muette face au locuteur intarissable, est-ce vraiment signe de passivité ? Son attitude envers Rachid, qui a « tendance à la mythomanie » et qui va et vient entre son studio, le bagne et l’hôpital, n’est nullement marquée par l’apathie :

En réalité, elle se complaisait dans un mutisme effréné et restait renfrognée et totalement détachée de moi ; en dépit de cette fixité tragique qu’elle imposait à mes yeux et à mon corps, tout à coup fourbu, tout à coup différent.[147]

       L’attitude de Céline est caractérisée par son calme, par rapport à celle de Rachid s’excitant quant à lui à chaque instant :

La sagacité de l’amante avait quelque chose de cafardeux ; je sombrais dans une virulence, chaque fois qu’elle devançait un geste, un mot, un désir ; j’étais comme atteint d’amaurose : papules en travers de mes paupières.[148]

Elle restait sans réaction. État d’attente.[149]

        Rachid, « enfant, gros de son secret infamant » devant Céline, est en fait soumis à la sollicitation de celle-ci. Dans une telle situation, les rares paroles de Céline : « mais parler est essentiel, disait-elle »[150], « poursuis ton récit ! » sonnent avec autorité. Si la plupart de ses discours sont à l’impératif, ce n’est pas un hasard. La position de Céline est plus que maternelle, car son attitude est celle d’« une personne sensée parlant à un malade »[151] ; son silence est comparable à celui du psychanalyste face à son patient. Or, l’idée de la thérapie à travers le récit, au sein de ces amants, apparaît dans le roman :

Elle insistait toujours (poursuis ton récit !) et je finissais par refuser de parler, rejetant cette idée absurde de la catharsis thérapeutique, à partir d’un exercice déclamatoire qui devait m’aider à dépasser ce stade du tâtonnement qu’elle rappelait chaque fois que mon silence, pourtant ardemment souhaité par elle quelques instants plus tôt, la rendait nerveuse et irascible et la livrait complètement à ma hargneuse dépendance. [152]

       Bien qu’elle donne l’impression de ne pas être à la hauteur afin de contester comme ont pu le faire Nadia, Selma ou bien encore Maria/Myriam, cela n’est qu’une impression ; son silence est certainement éloquent. Dans l’extrême tension de la relation liant les deux amants, Rachid tente de dominer Céline à travers le langage ; par contre, celle-ci tente de le dominer à travers le silence :

En réalité, elle se complaisait dans un mutisme effréné et restait renfrognée et totalement détachée de moi ; en dépit de cette fixité tragique qu’elle imposait à mes yeux et à mon corps, tout à coup fourbu, tout à coup différent.[153]

       Le silence de Céline ne fait pas que déposséder Rachid de son récit, mais devient ainsi le point crucial de son emprise. Car, pour Rachid, perdu dans un massif désarroi, l’idée d’une connaissance supérieure de la part de Céline à la sienne devient obsessionnelle :

Elle était venue ; elle était repartie, sans pouvoir me donner le moindre fil conducteur. Je la soupçonnais de tout savoir et d’être de connivence avec le médecin qui ne croyait pas à ma sincérité ; (…).[154]

       La dépendance de Rachid à Céline croît, car non seulement, il ne peut évoquer son récit qui lui permettant de se reconstituer sans la sollicitation de son amante, mais celle-ci paraît détenir quelque vérité qu’il ne parvienne pas à savoir de son propre fait. En effet, le pouvoir acquis par Céline à travers son silence paraît bien plus puissant que celui exercé par Rachid à travers le langage. Car, la domination réalisée par celui-ci se montre considérablement moindre du fait de sa dépendance à l’interlocutrice ; si celle-ci ne se comporte pas comme tel, son langage n’a aucun effet ; donc si elle ne croit pas le récit de Rachid, son langage ne donne pas  l’effet souhaité par lui :

¾ Est-ce que tu y crois à la mort du Devin ?

¾ Pas beaucoup, répondait-elle, énervée par mes questions qui l’empêchaient de dormir et de s’arc-bouter en chien de fusil, dans l’ultime abri, pour échapper à mes hallucinations.

     Ainsi, aucun chemin n’avait été parcouru ; tout restait à faire ![155]

       Puisque la domination de Rachid ne peut être réalisée sans l’acceptation du récit par l’interlocutrice, c’est en réalité Céline qui s’empare de leur relation. Son pouvoir prend une telle ampleur que Rachid compare Céline aux redoutables Membres Secrets :

Je me remettais à soupçonner Céline et à l’accuser d’être de connivence avec les Membres Secrets et avec les vieilles infirmières adoratrices de bestioles (…).[156]

       Désormais Céline se montre toute puissante devant Rachid. En outre, en tentant de captiver l’amante, agacé par le silence de celle-ci, c’est plutôt Rachid qui s’avère captif dans son propre récit :

Elle voulait en restant suspendue à mes lèvres, me maintenir en dehors du monde, me perdre et me faire bégayer.[157]

       En effet, plus il parle plus il reste suspendu entre son propre récit et le silence de son interlocutrice ; en croyant faire prisonnière Céline, c’est lui-même qui se fait prisonnier du récit :

Ce que tu veux c’est m’enfermer dans cette maladie mythique créée de toutes pièces pour te débarrasser de moi et de mon insolence.[158]

       Rachid, prisonnier de son désir de domination et de son propre récit est également prisonnier à l’hôpital et au bagne. Ainsi, nous y retrouvons dans cette collusion la liaison entre le langage et le corps. Après le départ de Céline dans son pays, il se trouve prisonnier au bagne, comme si après avoir raconté son récit, le prisonnier du langage se retrouvait prisonnier détenu, cette fois-ci, physiquement :

Le va-et-vient entre l’hôpital et le bagne allait-il continuer longtemps ? Je ne savais rien, maintenant que Céline avait fini par se défaire de ses scrupules à mon égard et par rentrer en France, me laissant dans un désarroi inouï. Depuis cette rupture avec l’amante, il m’arrivait de plus en plus de soliloquer tout haut dans ma cellule, provoquant ainsi, sans le vouloir, des cauchemars dans le sommeil de mes gardiens.[159]

       Céline le faisant prisonnier devrait être la seule personne qui peut le libérer de son récit-prison en rompant son silence. Elle partie, cela signe un silence définitif, Rachid ne trouve plus d’issue. Le prisonnier du récit, dans tous les cas, continue à « soliloquer », raconter son récit. Rachid s’étant déjà échappé du bagne dans le chapitre quinze, pourra-t-il s’échapper cette fois-ci ? Il n’en sait rien :

Paix sur moi, puisque le soir vient, et silence autour de ma berlue interminable ; mes compagnons, dans les autres cachots, dans les autres cellules, savent que je ne suis pas voué éternellement au délire.[160]

      

       Rachid, prisonnier face à l’interlocutrice détenant un pouvoir par son silence, est irrémédiablement se trouve comme prisonnier au sein du bagne. Le « délire », donc le langage et la prison sont mis en perspective identique. Le prisonnier du langage se trouve à présent prisonnier captivé physiquement ; la libération physique du bagne est confondue avec celle du langage : le « délire ». Rachid incarne, dans le dernier chapitre du roman, un double prisonnier.

       De manière similaire dans La Macération, le contrecoup du récit du protagoniste apparaît de façon marquée. Maria/Myriam, faisant interruption dans la maison familiale du protagoniste, se distingue d’abord par sa connaissance de certains récits de souvenirs de ce dernier. Elle est en effet une interlocutrice complice et attentive :

Maria demeurait immobile, toute écoute, sur le qui-vive, muette. Et il me semblait que pendant que je lui parlais elle était en train de dérouler un film impressionné de mes propres images à l’intérieur de sa tête où elle avait installé un véritable écran blanc sur un fond de musique sérielle.[161]

       D’autre part, comme nous l’avons constaté dans le précédent chapitre, Maria/Myriam est aussi celle qui sollicite le récit de souvenirs. La position de celle-ci par rapport au protagoniste est donc proche de celle de Céline, psychanalyste ; en outre, elle est psychanalyste qui émet le diagnostic.

Elle dit toi aussi ! mais c’est grave ! ce n’est pas du complexe du père que tu souffres mais du complexe du grand-père… ce fut aussi le cas d’Ibn Khaldoun… tout le génie de ce bonhomme ne s’explique psychanalytiquement que de cette façon-là le complexe du grand-père ![162]

       Pourtant cette intruse est aussi celle qui apporte le monde extérieur avec son discours sur l’Histoire. En effet, ce discours apparaît en lien avec les récits de souvenirs du protagoniste : à partir du récit relatif au grand-père maternel lampiste, elle commence à parler d’Ibn Khaldoun, ainsi qu’à partir du récit de la pluie diluvienne, elle aborde Moutanabi qui savait arrêter la pluie[163] ; dans un mouvement à sens inverse, elle amorce un discours à propos de l’époque abbasside où se déroule Les Milles et Une Nuits. En passant par un manifeste effet de gonflage de l’adaptation de ce conte sur laquelle le protagoniste travaille, parvient à l’histoire de celui-ci et de sa famille.[164] L’intruse Maria/Myriam intruse introduit ainsi l’Histoire dans le récit de souvenirs du protagoniste.

       Or, si elle parle autant de l’Histoire, c’est parce que cette interlocutrice tente de sortir le protagoniste du monde de ses souvenirs :

Elle dit : il n’y a pas dans cette vie et dans ce monde que ce mûrier, les voyages de ton père et le décès de tante Fatma et le suicide de votre voisin l’oncle Jaloul ![165]

       Maria/Myriam, qui semblait être la complice du protagoniste en se déplaçant jusqu’à la maison familiale dans le seul but de découvrir la source de la mémoire de celui-ci, refuse en fait de partager ses souvenirs :

Ces obsessions vont cesser lorsqu’il sera temps qu’elles cessent. Seulement, décolle un peu de tes souvenirs, de ta putain d’enfance ![166]

       La domination à travers le récit de souvenirs se heurte au propre refus de ce récit de la part de l’interlocutrice.

        Leur relation baigne en effet dans une tension semblable à celle entre Céline et Rachid. Pourtant, l’attitude de Céline face au récit de souvenirs est caractérisée par son silence, tandis que celle de Maria/Myriam est surtout marquée par le refus des souvenirs. Nous pouvons éclaircir les différences entres ces deux interlocutrices à travers l’intertextualité des deux romans :

(…) ; personne ne s’était intéressé à ce legs du Devin, jusqu’au jour où Céline eut l’idée saugrenue de la couper en petits morceaux pour me faire mourir de froid.[167] (La répudiation)

(…) ; personne ne s’était intéressé à ce legs du Devin, jusqu’au jour où elle eut l’idée saugrenue de la couper en petits morceaux pour me faire oublier tout ce passé douloureux.[168] (La Macération)

       Une simple couverture constitue « le legs du Devin » dans les deux romans ; dans La répudiation, elle apparaît à plusieurs reprises, en subissant une progressive lacération par Céline, cela produit un désordre chronologique au sein du roman ; en effet cette couverture apporte surtout une franche confusion tant au niveau structural du roman qu’au niveau de son contenu, car l’intention de Céline n’est nullement claire.[169] Par contre, dans La Macération, cette couverture n’est évoquée que dans le passage cité ; en plus de l’absence de fonction sur l’effet chronologique, l’intention de Maria/Myriam ne laisse pas de place au doute puisqu’elle n’est mentionnée qu’une unique fois. En outre, la transformation de la partie exprimant le but de cet acte de lacération de la part des amantes souligne la différence de réaction des interlocutrices au regard du récit des locuteurs.

       En effet, tout ce que Maria/Myriam fait et dit est en lié étroit avec le refus des souvenirs du protagoniste. Si elle accepte le récit des souvenirs, elle n’accepte pas pour autant son attachement excessif à ces souvenirs. La tension entre ces amants est due au fait qu’ils imposent respectivement tous les deux leur position à l’autre : pour l’un, se souvenir et pour l’autre, oublier. Les personnages se mettent en opposition autour du récit de souvenirs :

Tu es devenu un adulte mais tu n’as pas pour autant vraiment grandi, dit-elle. Et moi : pourquoi donc grandir ! l’enfance est la source et l’origine de tout ce qui me passionne, sans elle, je n’aurais jamais écrit un traître mot (quelle expression c’est vrai que tous les mots ne font que nous trahir...) ni développé la moindre photographie je refuse de couper le cordon ombilical ou trancher le fil qui me lie à elle je m’y ressource m’y repère et m’y retrouve malgré les... Elle, tourna son corps avec un geste de colère simulée.[170]

       Si le protagoniste s’accroche à ses souvenirs, Maria/Myriam ne fait qu’essayer de le hisser dans le monde extérieur ; leur conversation est un dialogue de sourds. Dans une telle situation, le langage perd sa force :

Elle se tut. Moi aussi. La conversation entre nous était devenue un simple jeu, sans projet, ni effet immédiat ni consistance. Les mots étaient devenus pour nous comme cette sorte de dessins à colorier qu’affectionnent les enfants. Ils étaient remplaçables les uns par les autres sans aucune gêne pour la clarté des phénomènes qu’ils recouvrent, ni l’organisation générale du sens. Je ravalais donc mes mots, ou plutôt, leur limaille, leur résidu, leur cendre et leur poussière, comme on avale ses glaires.[171]

       Le protagoniste qui semblait exercer une force à travers le langage perd son pouvoir face au refus des souvenirs de la part de l’interlocutrice. Car le langage ne fonctionne comme acte qu’à la seule condition que l’interlocuteur suive et réagisse convenablement. Dans le cas inverse, le langage devient « sans projet, ni effet immédiat ni consistance ». Le protagoniste subit un échec douloureux face à la revendication de Maria/Myriam :

J’avais voulu fonctionner dans ma vie selon les critères sociaux des autres, de ma famille, de me frères, de mes sœurs, de toute la société en tan qu’institution et assemblage structuré d’éléments hétéroclites et hétérogènes.[172]

       Maria/Myriam jette l’extérieur à la face du protagoniste qui revit ses souvenirs en les lui racontant ;  pour le protagoniste cet échec est identique à une « torture »[173]. Par le fait de raconter ses souvenirs, le protagoniste subit non seulement l’échec de son langage, mais bien plus encore le rejet de ses souvenirs, pour ne pas dire de sa propre personnalité.

       Cet abîme creusé entre elle et lui à travers le langage réapparaît d’une manière symbolique  dans leur rapport sexuel ; leur relation physique reflète également l’abîme de leur relation à travers le langage. Lors de leur rapport sexuel sous le mûrier ¾  élément fondamental des souvenirs ¾ l’extérieur apporté par l’intruse s’infiltre en protagoniste :

J’eus l’impression sous le mûrier que j’étais en train de changer. Quelque chose de Myriam, confus, obscur et vague, qui s’infiltrait sous mes ongles.[174]

       Le protagoniste, sous l’influence de l’amante, s’interrompt, et bourre le vagin de Maria/Myriam de mûres pourries. Ainsi, il refuse à son tour le refus de Maria/Myriam quant à ses souvenirs ; au lieu d’un langage perdu et dépourvu de tout pouvoir, il agit par des gestes, donc par le physique. Lui introduire des mûres pourries serait comme planter en elle ses souvenirs représentés par les baies. Le protagoniste refuse de changer non à travers son langage dévitalisé mais  fondamentalement par le geste, à travers le corps.

       Dans La Macération, le langage du protagoniste ne produit plus d’effet face au refus de l’interlocutrice. Cette dernière fait subir au protagoniste non seulement sa négation mais également une privation de la force du langage.

       La relation entre locuteur et interlocuteur dans les quatre romans est ainsi construite non seulement sur le récit de souvenirs des personnages, donc le langage, mais bien plus encore sur plusieurs aspects extra-verbaux. Le langage trouve en fait sa fonction par rapport à la présence du corps ; le langage et le corps sont fréquemment et étroitement liés.

       Le langage des locuteurs est en effet soumis à ces situations extra-verbales ; raconter les souvenirs ne produit pas uniquement l’effet souhaité par les locuteurs. Le récit de souvenirs est inéluctablement mêlé au physique et dépasse, aussi volontairement qu’involontairement pour les locuteurs, son effet premier. Au regard de la confrontation avec les interlocuteurs, ce récit peut jouer le contrecoup aux locuteurs ; dire est aussi subir.


CHAPITRE III

La présence de l’interlocuteur et la narration

       Dans les premier et deuxième chapitres, nous avons examiné la forme dialogique de La répudiation, L’insolation, Le démantèlement et de La Macération à l’œuvre dans la perspective du contenu du roman. Dans le présent chapitre, nous ambitionnons de remettre en question la présence de l’interlocuteur du point de vue narratologique.

       Comme nous l’avons aperçu dans le premier chapitre, les locuteurs des quatre romans racontent leur récit de souvenirs aux interlocuteurs sans les laisser intervenir. Le discours des locuteurs manifeste ainsi un caractère monologique. Cependant, même si le récit de souvenirs peut se dérouler sur plusieurs pages, dans Le démantèlement et La Macération, les interlocuteurs ne sont pas pour autant muets à l’image de ce que nous retrouvons dans La répudiation et L’insolation. En dépit de la longueur de chaque récit, le discours des personnages est réciproque. Bien au contraire, dans La répudiation et L’insolation, les récits de souvenirs appartiennent exclusivement aux locuteurs.

       Or, dans le précédent chapitre, nous avons fait remarquer que raconter le récit fonctionne comme acte, mais cela n’implique pas uniquement que produire l’effet souhaité par les locuteurs. Dès lors, il faut noter que toutes ces mises en scène autour du fait de raconter le récit de souvenirs sont certainement dues à la narration des romans. Si le discours des locuteurs est monologique, ou bien encore dialogique, cela est aussi dû à la manière non de la narration des personnages mais mais bien de celle du narrateur du roman.

       D’autre part, si nous retrouvons un interlocuteur dans l’intégralité de ces quatre romans, est-il simple narrataire  ¾ comme Genette appelle pour désigner le destinataire du récit[175] ¾ par rapport au locuteur ? Comme nous l’avons fait remarquer, l’intervention des interlocuteurs est plus ou moins fréquente dans ces œuvres. Il nous semble que la différence du rôle des interlocuteurs respectifs a un rapport fondamental avec le choix de la langue de l’écrivain bilingue.

1. La question de la focalisation et le rôle de l’interlocutrice ¾ La répudiation et L’insolation

       Par rapport aux interlocuteurs prenant la parole dans démantèlement et La Macération, les interlocutrices de L’insolation et de La répudiation paraissent caractérisées par l’absence de leur parole. En effet, l’impression du rapport déséquilibré entre le locuteur et l’interlocuteur n’est pas uniquement due au silence des interlocutrices. La cause de cette impression s’explique également par la procédure de la narration de ces deux romans. Le discours monologique de ces deux romans est marqué non seulement par son caractère unilatéral, mais aussi par la narration du roman entier.

       Dans La répudiation, comme nous l’avons aperçu dans le premier chapitre, le discours du protagoniste est marqué par son caractère monologique. Par contre, la monopolisation du discours n’est aucunement spécifique au récit de ses souvenirs. Le récit se situant dans un passé plus récent, dont la scène est principalement occupée par Rachid et Céline, est également raconté par le narrateur qui focalise tout au long du roman sur Rachid. Tout le roman est donc raconté du point de vue du personnage focal Rachid. Cette monopolisation de la parole par l’unique personnage est davantage soulignée par le fait que le narrateur conte à la première personne. Cela paraît primordial d’autant plus que cette fixation constante sépare La répudiation des autres romans. Il est exceptionnel que tout le roman soit raconté par le narrateur s’exprimant à la première personne parmi ces quatre romans. Céline est silencieuse, c’est parce qu’elle n’a pas la parole ; mais ce silence est renforcé par le fait la focalisation soit fixée sur Rachid tout au long du roman.

       Céline est présente dès le début du roman, cependant, en dépit de sa présence, à partir du deuxième chapitre jusqu’au neuvième chapitre, le récit de souvenirs de Rachid se déroule sans interruption hormis une courte parenthèse placée à la fin du deuxième chapitre. Comme si l’existence de Céline avait pour Rachid l’unique nécessité de sa sollicitation relative au récit de souvenirs. En effet, après le déclenchement de sa confession, il poursuit son récit sans aucun signe de son interlocutrice.

       Le récit de souvenirs de Rachid commence d’ailleurs par l’unique passage qui certifie que ce long récit est adressé à Céline :

Te dire que je n’aimais pas le mois de Ramadhan serait mentir.[176]

       Cette deuxième personne reste exceptionnelle dans le récit de souvenirs de Rachid. Désormais Rachid le narrateur ne donne aucun indice retraçant Céline, le destinataire de son récit. Pourtant, si nous renversons les choses, le récit de souvenirs n’a justement pu commencer sans cette même évocation de l’autre à la deuxième personne.

.      En effet, le récit de souvenirs autour de la famille patriarcale et traditionnelle est réalisé par rapport à cette amante européenne. À partir du « toi » étrangère, la confession peut être amorcée. À ce propos, Charles Bonn remarque :

L’enfermement du narrateur par les M.S.C. n’est pas le seul point de départ de la narration. Il en est un autre, essentiel à l’existence même du récit. Il s’agit de la Différence que représente Céline. Céline est en effet plus qu’un personnage : c’est à elle qu’est fait tout le récit, dont le premier niveau est d’abord un jeu alterné de séduction-répulsion vis-à-vis de l’amante étrangère.[177]

       Le rôle de l’interlocutrice n’a pas pour but unique la sollicitation mais bien davantage l’incarnation de sa  « Différence ». La répudiation est en fait constitué sur cette « Différence » ; le récit de souvenirs de Rachid est basé sur l’intégralité de la mise en scène de « toi » différente. La confession du protagoniste se réalise entre l’Autre et moi.

       D’ailleurs, tout le roman est raconté par le narrateur à la première personne aussi bien le récit concernant le passé plus récent que le récit des souvenirs. Rachid se constitue uniquement par rapport à l’Autre ; « je » du narrateur est réalisé par rapport à « toi » différente. L’existence de cet Autre sert de prétexte idéal afin de susciter le récit pour le narrateur ; mais aussi, puisque l’interlocutrice est l’Autre, elle n’accédera jamais à son tour au statut du « je ».

       « Je » de Rachid est encore plus marqué lorsque nous rappelons que la première personne est uniquement employée par celui-ci. Dans sa parole déjà infime, Céline ne dit jamais « je » excepté lorsqu’elle sollicite le récit des souvenirs de Rachid en disant « parle-moi ». Elle ne possède donc la première personne que sous la forme du pronom objet indirect. Cette première personne n’est pas le sujet du verbe ¾ ce n’est pas elle qui parle ¾ ; le verbe n’appartient jamais à Céline à la première personne.

       Le locuteur dépend de cette interlocutrice différente, mais une fois le prétexte trouvé, le récit ne s’arrête plus. La confession est finie, Céline n’a qu’à partir. La force du langage est centralisée sur le rôle de protagoniste extrêmement prégnant dans ce roman. L’absence générale de Céline est due à la structure particulière du roman.

       Dans L’insolation, le personnage focal est en principe le protagoniste Mehdi ; le roman est raconté par le protagoniste-narrateur. Par contre, Nadia algérienne ne représente pas l’Autre du point de vue culturelle pour Mehdi. À la différence de Céline l’interlocutrice Nadia n’a pas pour fonction de marquer la différence. Si le rôle principal de l’interlocutrice de La répudiation est de solliciter le récit de souvenirs, Nadia non seulement ne sollicite pas le récit, mais bien plus encore, elle ne l’écoute pas.

       La différence de la relation entre le locuteur et l’interlocutrice par rapport à La répudiation paraît se refléter au sein de la narration du roman. La focalisation, qui restait fixée sur le protagoniste dans le précédent roman, se montre déplacée. Le roman n’est non seulement raconté entièrement à la première personne, mais la focalisation sur Mehdi n’est parfois pas manifeste.

       Par exemple, le récit de la cérémonie de la circoncision occupant tout le deuxième chapitre est également raconté à la troisième personne. Le récit commençant par la phrase : « que dire de la cérémonie de circoncision ? »[178] laisse entendre qu’il est raconté par Mehdi. Pourtant, Mehdi est appelé « la victime », « l’autre » ou « l’enfant », et « la narration abruptement croisée »[179] si nous empruntons l’expression de Marc Boutet de Monvel. Le narrateur focalise sur plusieurs personnages dans ce récit ; la position privilégiée du protagoniste est subitement abandonnée par le rejet de la première personne. En outre, ce récit semble constituer un rêve[180] ; pourtant les détails apportés correspondent à l’évocation de cette histoire par Nadia.

Avoue que tu sais les inventer tes sales histoires ! (…) ; mais ces enfants qui disent ¾ des obscénités au lieu de réciter les psaumes du prophète, et ces coupures et ces raccourcis qu’ils se permettent de faire à travers le livre de Dieu… Quelle engeance ! Allons donc ! Ton histoire de circonciseur qui fréquente les bordels et qui est fragile de la tête, ne tient pas du tout ! C’est du cirque ! C’est du Garagouz ![181]

       Le récit de la circoncision au sein du second chapitre est-il le même que celui énoncé par Mehdi à Nadia ? Rien ne l’indique clairement.

       Par ailleurs, concernant le récit de la vie de Djoha occupant l’intégralité du cinquième chapitre, il semble que le narrateur focalise aussi bien sur Djoha que sur Mehdi. Comme le narrateur focalise en grandes parties sur le protagoniste, le lecteur peut tout d’abord croire que tout le roman est conté par le narrateur-protagoniste. L’épisode de la vie de Djoha est raconté avec moult détails qui semblent être inconnus à Mehdi d’autant plus que celui-ci n’a jamais vécu en compagnie de ce père légitime. Le passage évoquant le protagoniste laisse entendre que le narrateur focalise sur Djoha :

Mehdi a tenté de se suicider en apprenant que Djoha n’était pas son père. [182]

       C’est justement dans ce récit que nous apprenons le nom du protagoniste jusqu’alors non évoqué. Par contre, nous avons déjà aperçu la façon singulière de parler du protagoniste dans le récit de la cérémonie de circoncision. Même si « je » prononcé jusqu’ici par le protagoniste disparaissait, cela ne nous permet pas d’avoir pour autant la certitude que le narrateur focalise sur Djoha au cours de ce chapitre.

       La même incertitude sur la focalisation laisse trace dans le récit de l’épisode de Selma malade occupant l’intégralité du septième chapitre. Dans ce récit, Mehdi est appelé « son fils qui faisait l’idiot à partir dans l’autre ville »[183]. En outre, ce chapitre, entièrement relaté à la troisième personne, se déroule autour de Selma. Ainsi à l’image du récit concernant Djoha, cet épisode contient de nombreux détails de la vie de Selma qui paraissent totalement échapper à la connaissance de son fils, celui-ci étant absent sur la scène. Pourtant, malgré tous ces éléments, il n’est pas certain que le narrateur focalise sur Selma. Ainsi, plus loin, Mehdi affirme appeler sa mère toujours par son prénom :

(…) j’avais toujours appelée Selma parce qu’elle ne m’avait jamais semblé assez vielle pour mériter le nom de mère.[184]

       Il est donc possible que la focalisation du narrateur soit ici fixée sur le protagoniste. La narration laisse suspendue l’appartenance du récit.

       Ainsi, les récits de ces trois épisodes créent une confusion majeure quant à la focalisation du narrateur. D’autre part, le narrataire de ces récits reste également obscur. Non seulement l’interlocutrice Nadia n’écoute pas le récit de souvenirs de Mehdi, mais l’appartenance de la narration du récit n’est aucunement claire. En effet, dans L’insolation, le récit de souvenirs est la plupart du temps raconté par la troisième personne ; cela accroît davantage le doute quant à savoir si le récit est adressé à Nadia. Si Nadia n’écoute pas, Mehdi raconte tout de même son récit. En outre, l’infirmière-chef est au courant de ces récits.

       L’incertitude reste donc double. Est-ce réellement le narrateur-protagoniste qui raconte les récits ? Sont-ils adressés à Nadia ? Ces doutes produisent également des effets sur le roman. Les récits de souvenirs paraissent dans un premier temps autonomes par rapport à ceux de La répudiation dans lequel il ne peut être raconté que face à la différence de l’interlocutrice. En outre, ces récits semblent être adressés aux narrataire qui sont en dehors du roman : les lecteurs virtuels. À ce propos, Charles Bonn remarque, dans l’un de ses articles :

D’ailleurs, ces récits d’adressent moins explicitement à elle, et l’on a l’impression que la différence supprimée de Céline est ici remplacée par l’appel à la complicité du lecteur contre l’incrédulité de Nadia.[185]

       D’autre part, lorsque la focalisation du narrateur sur d’autres personnages que le protagoniste se potentialise, il s’agit de façon systématique de personnages secondaires comme Djoha ou Selma. Le narrateur ne focalise jamais sur l’interlocutrice Nadia. D’ailleurs, cette interlocutrice, à l’image de Céline, ne prononce jamais « je ». Sa parole est fréquemment rapportée par le narrateur-protagoniste. Si ce n’est pas le cas, elle parle des souvenirs de ce dernier. Le fait que Nadia ne raconte rien d’elle-même est également souligné par la narration du roman.

       Le discours des locuteurs dans La répudiation et L’insolation est monologique ; néanmoins le processus de leur récit-monologue a un caractère distinct : dans La répudiation, le récit se constitue par rapport à l’Autre, et dans L’insolation, le récit se montre auto-déterminant face à l’interlocutrice qui le refuse. Or, la caractéristique de ce processus est soulignée par la spécificité de la narration du roman.

2. la question de la focalisation et le rôle de l’interlocuteur ¾ Le démantèlement et La Macération

       Par rapport aux discours monologiques des locuteurs dans La répudiation et dans L’insolation, le discours dans démantèlement et dans La Macération est marqué par son caractère dialogique. Ce discours dialogique apparaît également dans la narration même du roman ; dans ces deux romans, la focalisation du narrateur n’est plus fixée sur le protagoniste. Le narrateur se déplace sans cesse tantôt sur le locuteur tantôt sur l’interlocuteur. La narration de ces deux romans se montre, par conséquent, plus complexe que les deux précédents.

       Le démantèlement est constitué par deux récits chronologiquement distincts : le récit se situant dans un passé récent concernant le dialogue entre Selma et Tahar El Ghomri ou leur vie dans l’actualité et le récit dan un passé plus ancien concernant les souvenirs des deux personnages ¾ celui du personnage masculin est éventuellement plus antérieur que celui du personnage féminin. Comme nous l’avons fait remarquer, dans Le démantèlement, Selma et Tahar El Ghomri évoquent à tour de rôle leurs souvenirs. Cependant, la juxtaposition n’est pas limitée à leurs récits de souvenirs. Le narrateur du roman est en perpétuel mouvement entre Selma et Tahar El Ghomri. Rachida Bousta signale dans un article décodant la complexité narrative du démantèlement :

 

L’organisation de la narration et des récits est générée par son propre « démantèlement ».[186]

       Nous remarquons d’abord dans ce roman l’absence du narrateur-protagoniste énonçant le récit à la première personne. Le roman commence par la narration focalisée sur Tahar El Ghomri à la troisième personne. Quelques pages après, le narrateur focalise sur Selma et raconte le récit concernant celle-ci également à la troisième personne.

       Dans ce roman, nous ne trouvons plus l’espace fermé créé entre le locuteur-narrateur : « je » et l’interlocuteur-narrataire : « tu » comme dans La répudiation. Cela introduit une différence majeure entre ces deux romans ; dans La répudiation, les positions sociales des personnages étaient secondaires. Rachid semble être étudiant et Céline semble enseigner au lycée, mais cela n’est évoqué qu’occasionnellement. Par contre, dans Le démantèlement, Tahar El Ghomri se présente dès le départ comme ne possédant aucun papier d’identité sauf une photo ; celle-ci rappelle le passé de ce personnage :

 

Tandis que cet homme donc s’était évanoui ¾ quelques années plus tôt ¾ dans les montagnes du pays où il s’était caché et qu’il était devenu un mythe évoqué de temps à autre par les journaux (…) ; et il était alors parti à louvoyer d’un maquis à l’autre, changeant d’itinéraire, à la dernière minute, articulant sa vie selon la chaleur des étés torrides et le froid des hivers enneigés (…).[187]

       La situation sociale de Tahar El Ghomri est dévoilée dès la quinzième page du roman les détails de son passé sont conséquemment évoqués. L’existence de ce personnage se situe fondamentalement en marge de la relation avec son interlocutrice.

       Ce dévoilement précoce de la situation sociale du personnage est également présent quant à Selma. Le personnage féminin apparaît pour la première fois dans le roman autour de la scène de son passage quasi-rituel devant la bicoque de Tahar El Ghomri sur le chemin reliant son lieu de travail à son domicile. Dès son entrée dans le roman, le lecteur sait qu’elle travaille. Ainsi, à la vingt-huitième page, nous savons qu’elle dirige la bibliothèque centrale :

Et marre aussi de la bibliothèque qu’elle dirige et des livres dont elle s’occupe jusqu’à la nausée et vomir dessus ; (…).[188]

       Dans Le démantèlement, les personnages portent dès leur apparition sa marque sociale. La narration à la troisième personne souligne leur existence indépendante de la relation entre locuteur et interlocuteur.

       Or, c’est justement la narration à la troisième personne qui permet la juxtaposition des récits concernant les deux personnages. Dans Le démantèlement, le narrateur-protagoniste, qui monopolise « je » comme nous l’avons remarqué dans La répudiation et L’insolation, ne figure plus ; cela nous donne l’impression de l’équité quant aux informations sur les deux personnages. En outre, cet équilibre est souligné par l’accès à la parole des deux ; cette égalité prend une telle mesure que nous pouvons même considérer Selma et Tahar El Ghomri à la fois comme locuteur et interlocuteur.

       L’équilibre entre les deux personnages est également souligné par un passage alternatif entre le récit concernant l’un et le récit concernant l’autre quel que soit le temps chronologique où ils se situent. Or, le passage entre ces deux récits est non seulement assuré par l’emploie de la troisième personne : « il » et « elle », mais aussi par la focalisation sur les deux personnages. La focalisation alternant sans cesse entre le personnage féminin et le personnage masculin, forme une véritable juxtaposition de leurs récits.

       Par contre, la focalisation muant constamment, crée une importante difficulté au niveau de la lecture de ce roman. Ce passage alternatif est parfois marqué par la parenthèse. La narration focalisée sur un personnage passe à celle sur l’autre en se mettant entre parenthèses. Cela permet de souligner davantage la juxtaposition du récit concernant Selma et du récit concernant Tahar El Ghomri ; par contre, cette narration spécifique rend le roman confus par la parenthèse occupant parfois plusieurs pages.[189]  

       En plus de la focalisation en mouvement, les récits de souvenirs des deux personnages sont également racontés aussi bien à la première personne qu’à la troisième personne. Cela va jusqu’au même récit raconté aussi bien à la première personne qu’à la troisième personne et apparaissant à plusieurs reprises.          

       L’emploie simultané de la première personne et de la troisième personne se retrouve également dans le récit concernant le passé récent. Cela crée une véritable confusion au niveau narratif dans le roman. L’usage alternatif des deux personnes est marqué par le passage subit de la narration à la troisième personne au monologue du personnage à la première personne. Le récit à la troisième personne passe, sans signe clairement distinct comme des guillemets, au monologue intérieur à la première personne. Non seulement le monologue est amalgamé dans le récit sans transition, mais ce monologue peut bien plus encore se dérouler sur une considérable longueur :

(…) ; et ce jour-là, il se demanda pourquoi elle insistai tellement, alors qu’il avait été au courant de toutes ces péripéties (…) se disant qu’au fond, elle avait peur de son silence qu’elle essayait de recouvrir par une redondance de mauvais aloi, un bavardage interminable et une sens apocalyptique de la digression… Pauvre fille ! Et toi, donc… Tu ne peux pas la laisser continuer ainsi… (…) Mais qu’y puis-je ?[190]

       Malgré la difficulté de déchiffrer le mouvement perpétuel du narrateur, certains épisodes semblent attribués au narrateur-Selma et d’autres au narrateur-Tahar El Ghomri. Par exemple, le narrateur, qui racontait à la troisième personne tout en changeant le personnage focal, raconte subitement à la première personne :

Je me réveille le matin, avec dans la bouche l’amertume de la première cigarette, avant que j’aie fini de me débarrasser de cette latence qui m’alourdit les paupières (…).[191]

       Les récits racontés par le narrateur-Selma à la première personne, rares jusqu’au milieu du roman, deviennent fréquents vers la fin.[192] Par contre le même type du récit concernant Tahar El Ghomri est moins présent. L’unique récit qui se distingue comme tel se montre intertextuel avec les autres récits à la troisième personne[193] :

Je ne portais plus aucune pièce d’identité et j’en éprouvais un sentiment de soulagement, comme s’il montait de mes poches vides ; faisais semblant d’oublier cette maudite photographie que je m’entêtais à ignorer, et soudain je voyais un gros pigeon tomber lourdement les plumes plombées, la démarche maladroite et laide et je.[194]

       Le narrateur-Tahar El Ghomri accède à la première personne seulement au dixième chapitre du roman qui n’en contient pourtant que onze. L’intertextualité de cet unique passage souligne le dévoilement tardif des souvenirs du personnage masculin. Il n’apparaît comme personnage focal à la première personne qu’après plusieurs récits de souvenirs racontés ; comme s’il ne pouvait acquérir le privilège narratif qu’après avoir dévoilé son passé.

       Dans les cas des deux personnages, l’emploie de la première personne dans le récit concernant le passé récent n’apparaît que tardivement. Ainsi, l’apparition de la première personne au-dehors du récit des souvenirs marque l’autonomie progressive des personnages.

       Dès lors, la narration du roman fonctionne comme une véritable mécanique qui fait véhiculer le discours dialogique. Par contre, il semble que Selma se montre plus fréquemment dans la position du personnage focal que Tahar El Ghomri. Or, comme nous l’avons fait remarquer dans le premier chapitre, Selma intruse fait sortir le vieux combattant de sa vie solitaire et le fait parler tandis que celui-ci se montre passif devant la jeune femme. La narration du roman ¾ la distribution inégale de la première personne ¾ reflète le rapport entre ces deux personnages.

       La complexité de la construction du roman n’est nullement moins marquée dans La Macération. Les longues parenthèses sont également présentes dans cette œuvre.[195] L’intertextualité au sein de ce roman lui-même ainsi qu’avec les œuvres antérieurs de Boudjedra ¾ La répudiation, L’insolation, Topographie idéale pour une agression caractérisée, Les 1001 années de la nostalgie et Le démantèlement ¾ symbolise le caractère complexe de ce roman.

       Par contre, à l’image de La répudiation, dans ce roman, la situation sociale du locuteur et celle de l’interlocuteur sont manifestement moins soulignées que dans Le démantèlement. Nous savons à peine que le protagoniste travaille sur une adaptation des Mille et Une Nuits, ce qui nous fait penser qu’il est écrivain ou cinéaste et que Maria/Myriam est une femme mariée à un autre homme.

       En effet, leur relation est basée uniquement sur les souvenirs du protagoniste ; comme nous l’avons signalé dans le premier chapitre, l’interlocutrice ne se livre pas d’elle-même contrairement au démantèlement. Le roman est en principe constitué par deux récits : le récit dans un passé récent concernant le protagoniste, Maria/Myriam, les habitants de la maison familiale ainsi que l’oncle Hocine et le récit dans un passé récent concernant les souvenirs d’enfance du protagoniste.

       La mise en scène du roman se rapproche de celle de La répudiation par la négligence de la situation sociale des personnages. Par contre, Maria/Myriam n’est pas une interlocutrice semblable à Céline muette. Contrairement à Céline qui ne prononce jamais « je », intruse, elle prend la parole et introduit l’Histoire dans le roman.

       Si nous comparons La Macération à La répudiation, cette remarquable différence relative au rapport entre le locuteur et l’interlocuteur se reflète sur la narration de ce roman. La focalisation est ici fixée sur le protagoniste tout comme dans La répudiation. Par contre, dans La Macération, bien qu’il s’agisse de passages exceptionnels, le narrateur focalise parfois sur Maria/Myriam :

Elle : (je m’étais rempli les yeux de son image. La crue du plaisir m’inonda. (…)).[196]

       Cette focalisation est passagère. Par contre, il existe un épisode entier qui lui est attribué ; il s’agit de l’épisode de l’atelier de couture.[197] Même si le récit n’est pas raconté à la première personne, il est remarquable que les souvenirs de Maria/Myriam sont évoqués dans ce roman contrairement à La répudiation dans lequel les souvenirs n’appartiennent qu’à Rachid.

       Or, il faut surtout noter que malgré la fixation majeure de la focalisation sur le protagoniste, le narrateur ne raconte pas toujours le récit à la première personne comme c’est le cas dans La répudiation. Dans  le onzième et le quinzième chapitre, le narrateur-protagoniste commence subitement à alterner tantôt la première personne tantôt la troisième personne. Le changement brutal de pronom personnel provoque une confusion. Avec l’impression créée par l’intertextualité, cela participe de façon majeure la complexité de ce roman.

       Dans Le démantèlement, le passage de la narration se faisant de la troisième personne à la première personne ce qui nous donnait l’impression d’une autonomie progressive des personnages. Par contre, dans La Macération, le mouvement est inverse. Ce passage entre les pronoms personnels souligne plutôt la perte progressive du privilège du personnage focal. Ainsi, dans les onzième et quatorzième chapitres, dans les deux passages déjà cités, le narrateur cesse momentanément de focaliser sur le protagoniste.

       Or, la première personne employée par le narrateur fonctionnait comme un signe de l’avantage du protagoniste sur le personnage féminin. L’abandon de « je » par le narrateur va de paire avec la perte graduelle du privilège du protagoniste. Avec l’intrusion de Maria/Myriam, déjà le protagoniste rencontrait la confrontation avec l’introduction de l’extérieur ; quand le narrateur commence à employer la troisième personne, cela souligne l’affaiblissement de la position du protagoniste et la force croissante de son interlocutrice. Même si la focalisation restait centrée sur le protagoniste, l’existence de Maria/Myriam prend une ampleur considérable.

       Ainsi, le narrateur donne à Maria/Myriam l’accès à la focalisation. La narration de ce passage est riche de suggestions. Le passage : « Elle : (…) » est suivi par « Et lui : (…) ».[198] Dans le onzième chapitre du roman, Maria/Myriam acquiert non seulement la parole sur elle-même mais une sorte d’égalité avec le protagoniste au niveau de la narration. Cette juxtaposition souligne l’opposition des deux personnages : le féminin et le masculin, l’extérieur et l’intérieur. Même momentanément, Maria/Myriam acquiert, par cette opposition, une place comparable au protagoniste.

Elle ne répondit pas à son appel. Il l’appela à nouveau.[199]

Il ne dit rien. Elle comprit ce qui le préoccupait gravement. Il garda son calme. Elle dit : où vas-tu aller ? Il dit : je veux quitter ce domaine en ruine et en friche je prendrai bien maman avec moi… je veux fuir cette maison des morts…[200]

      Le protagoniste privé de la première personne paraît moins autonome qu’il ne l’était avant le passage à la troisième personne du narrateur. Maria/Myriam par la revendication de sa propre vision dépasse progressivement la position de simple interlocutrice. La narration du roman reflète la valorisation du personnage féminin. Il est notamment remarquable que l’épisode de l’atelier de couture apparaît dans le quatorzième chapitre : entre le onzième et le quinzième chapitre en question. Le processus de l’élévation de Maria/Myriam est également souligné par l’apparition de ses souvenirs d’enfance : l’élément privilégié du roman de Boudjedra.

       Ainsi, dans Le démantèlement et La Macération, la narration du roman souligne la relation entre locuteur et interlocuteur. Le rapport de force existant dans leur relation est reproduit par la narration elle-même.

3. L’ombre du lecteur

       Comme nous l’avons fait déjà remarquer, le discours des locuteurs de ces quatre romans a un caractère monologique. Le récit de souvenirs raconté par les locuteurs forme en quelque sorte des récits lisibles indépendamment. Cette spécificité est davantage accentuée dans La répudiation et L’insolation dans lesquels le récit de souvenirs peut se dérouler sur plusieurs pages ou bien encore occuper l’intégralité du chapitre entier.

       Certes, comme nous l’avons perçu dans les deux précédents chapitres, le rôle de l’interlocuteur est loin d’être négligeable. Si l’auteur a mis en scène les interlocuteurs par rapport aux locuteurs qui racontent de longs récits, cela n’est-il pas comparable à la relation entre l’auteur et le lecteur ? Comme Genette le signale, le narrataire fictif ne peut pas être identifié sur le champ au lecteur au même titre que le narrateur ne peut pas être identifié à l’auteur.[201] Néanmoins cette comparaison ne nous paraît pas inutile. L’auteur bilingue foncièrement peut avoir deux sortes de lecteurs : francophone et arabophone. Pense-t-il aux lecteurs potentiels en écrivant ses romans ?

        Nous pouvons classer les quatre romans  en deux groupes quant à la fréquence de l’intervention des interlocuteurs: d’un côté La répudiation et L’insolation, d’un autre côté Le démantèlement et La Macération. Or, cette différence de la fréquence de leurs interventions n’est-elle pas riche de suggestions ?

       Dans Le démantèlement, le rôle du locuteur et de l’interlocuteur paraît interchangeable. Les deux personnages sont à la fois narrateurs et narrataires du récit. Tahar El Ghomri et Selma représentent en quelque sorte le vécu de deux générations algériennes : la génération qui a évolué dans la guerre d’indépendance et la génération qui n’a pas connu la guerre. La discussion entre Selma et Tahar El Ghomri consiste, de façon majeure, en l’histoire nationale. Nous pouvons considérer, en fait, que le récit de Tahar El Ghomri est adressé à Selma, mais qu’en même temps, la position de Selma est représentative de celle de sa génération. À propos de Selma, Boudjedra affirme dans une interview :

C’est un peu l’image de la femme nouvelle en Algérie. C’est un peu l’image de ma fille, avec cette soif d’être le plus proche de la vérité, de la sincérité et de l’honnêteté…, avec ce désir de casser le féodalisme traditionnel, la tradition la plus rétrograde et la religion particulièrement, parce qu’elle joue un rôle très négatif chez nous actuellement et depuis toujours d’ailleurs.[202]

       L’auteur considère donc le personnage de Selma comme l’image de la jeune femme algérienne moderne. Cette image de Selma engendre l’ombre de la lectrice virtuelle qui vit la réalité de l’Algérie. L’existence elle-même de ce personnage représentatif au sein de ce roman remarquable.

       Maria/Myriam se rapproche curieusement dès le début du roman de la position du lecteur. Car, si elle fait irruption dans la maison familiale du protagoniste pour rencontrer le père du protagoniste et découvrir la maison. En fait, la figure du père que nous trouvons dans ce roman, à présent grabataire, commerçant d’import-export et ancien militant anticolonialiste, est similaire à celle de La répudiation, L’insolation. Nous connaissons également déjà l’existence du mûrier dans Le démantèlement ; justement Maria/Myriam a l’air de connaître ce mûrier. Le protagoniste montre à cette intruse indiscrète :

Je levais la tête dans l’obscurité et, indiquant la fenêtre, je dis : « C’est ça le mûrier ! »[203]

       Le mûrier et la figure du père surviennent dans le roman avant l’apparition du roman, par contre, ces récits ne sont pas adressés à cette dernière. Le protagoniste ne parle pas ni de l’un ni de l’autre à Maria/Myriam entre le moment de son apparition et ce passage ; cela origine la provenance de la connaissance de la part de Maria/Myriam dans une zone de négatif. Cela nous fait, à ce propos, penser au lecteur déjà sensibilisé à l’existence importante du mûrier dans Le démantèlement.

       Or, la caractéristique de ces deux romans, du point de vue du contenu et de la narration, est la confrontation entre le locuteur et l’interlocuteur. Cette confrontation apparaît dans Le démantèlement sous la forme de la différence de regard envers l’histoire nationale, dans La Macération sous la forme d’une confrontation entre mémoire personnelle et mémoire collective. Un point commun dans ces deux romans ¾ qui les sépare de La répudiation et de L’insolation ¾ est l’introduction de l’Histoire. Si nous mettons en perspective le fait que ces œuvres soient écrites en arabe par l’auteur, cette introduction de l’Histoire est significative. Cela est certainement dû à une intention de la part de l’auteur qui s’adresse aux lecteurs arabophones. Si les interlocuteurs apportent l’Histoire dans ces romans au niveau fictif, ce sont également les lecteurs qui introduisent sur ce point la connaissance commune algérienne ou arabo-musulmane.

       D’autre part, Le démantèlement et La Macération sont marqués par une vision opposant les personnages. Par rapport aux locuteurs de La répudiation et de L’insolation, les locuteurs de ces deux romans rencontrent une réelle confrontation avec les interlocutrices. Les personnages se trouvent justement, dans les œuvres en arabe ¾ langue maternelle de l’auteur ¾ confronté par l’autre du même pays.

       Dans L’insolation, comme nous l’avons fait remarquer, l’interlocutrice Nadia ne veut pas écouter le récit de Mehdi. Comme si le manque de différence avec l’interlocutrice était décisif, Mehdi raconte le récit de souvenirs même en dépit de l’interlocutrice ; sa fonction par rapport au récit de souvenirs est moins importante. :

Me voici devenu scribe ! À gratter du papier à longueur de nuit, je retrouvais la culpabilité ressentie dans ce petit mausolée, blanc de l’extérieur, sale à l’intérieur, où j’avais l’impression d’avoir tué un coq.[204]

J’ai donc cessé de convaincre Nadia. Écrire pourrait peut-être mettre fin à nos algarades.[205]

       Si les récits de souvenirs de la plage et de la cérémonie de circoncision ne sont pas racontés à Nadia, mais sont par ailleurs écrits, il est légitime de s’interroger quant au destinataire potentiel de ces récits. Concernant le récit de souvenir de la plage, une partie semble être destinée à Samia ; l’utilisation du pronom à la deuxième personne laisse le supposer : « Tu avais répondu qu’enfermée entre quatre murs, (…) »[206], « Tu avais pourtant insisté ! »[207]. Cependant cet appel à Samia est vite abandonné et l’épisode de la plage perd son narrataire. Si cet épisode de la plage est écrit, à qui est-il adressé ? Nous pouvons simplement noter que ces récits sont racontés par le scribe faute d’oreille attentive de l’interlocutrice et que ces écrits semblent identiques au récit de la plage se situant dans le premier chapitre du roman. Ainsi, le narrataire du récit se montre confus entre Nadia et le lecteur virtuel.

       Céline de La répudiation, de ce point de vue, reflète irréfutablement le lecteur. Par rapport aux autres interlocuteurs, son silence face au récit de souvenirs est fortement marqué. Le récit de Rachid, encore plus long et ininterrompu que dans les autres romans, est réalisé grâce au silence de son amante.

       Le début du récit de souvenirs de Rachid commence par l’évocation de Céline à la deuxième personne : « Te dire que je n’aimais pas le mois de Ramadhan serait mentir ».[208] Dans le premier chapitre, une fois initialisé, le récit s’arrête et le roman revient au récit concernant le passé plus récent. Par contre, à partir du deuxième chapitre et ce jusqu’au neuvième chapitre, le récit de l’enfance de Rachid se déroule comme s’il était complètement indépendant du récit concernant Rachid et Céline. Nous pouvons même penser que le roman pourrait se montrer cohérent en l’absence de ce récit du passé plus récent. Une fois que Rachid amorce son récit, Céline passive face au récit existe uniquement pour écouter uniquement comme auditrice du récit de souvenirs.

       Par contre, cela ne veut pas pour autant dire que l’existence de Céline est moindre dans le roman. Le récit de souvenirs autour de la famille patriarcale et traditionnelle est en fait adressé à cette amante européenne. Comme nous l’avons fait remarquer, Rachid parle de la vie de sa famille parce qu’elle est différente.

       Or, l’existence de Céline en tant que la représentation de l’Autre ne se limite pas au niveau fictif. Elle semble incarner en effet la lecture de la littérature française à travers sa différence :

L’exaspération était là. Et Céline me mettait au comble de la fureur et de l’excitation lorsqu’elle essayait de comprendre pourquoi les plus belles ruines étaient toujours situées au bord de la mer ; et elle disait plusieurs fois Tipaza, comme elle eût prononcé le nom d’un fruit, avec cet affaissement gourmand de la lèvre inférieure, charnue et constamment humectée par sa langue, si vivace dans l’ensemble de son visage tranquille et presque serein.[209]

       Ce passage qui fait allusion à Tipaza est révélateur, car un passage presque identique existe dans La Macération :

L’exaspération était là. Et Maria me mettait au comble de la fureur et de l’excitation lorsqu’elle essayait de comprendre pourquoi les plus belles ruines étaient toujours situées à proximité des montagnes, et elle disait plusieurs fois Timgad comme elle eût prononcé le nom d’un fruit avec cet affaissement gourmand de la lèvre inférieure, charnue et constamment humectée par sa langue si vivace dans l’ensemble de son visage tranquille et presque serein.[210]

       Tipaza nous fait penser immédiatement à Noces de Camus. Cette évocation chargée de l’image de l’Algérie dans la littérature française est remplacée dans La Macération par le nom d’une autre ville, comme si l’auteur n’avait plus besoin d’évoquer le passé de l’Algérie dans la littérature. Certes, par rapport à Maria/Myriam vivant depuis son enfance en Algérie, Céline porte l’ombre du lecteur francophone qui connaissant de façon privilégiée ce pays à travers la littérature française. L’allusion à la référence littéraire n’est d’ailleurs pas limitée à ce passage :

La plupart des malades ignoraient la langue française, mais tous riaient devant l’énervement de mon amante européenne, qui venait me voir en m’apportant des fleurs et des fruits, ainsi que des citations de Gide sur Biskra, griffonnées sur une page d’écolier débutant.[211]

       Si le personnage de Céline fait apparaître l’évocation de l’écriture sur l’Algérie relative aux écrivains français, ce n’est certainement pas un hasard. Céline est loin d’être une simple narrataire. C’est à travers elle que Rachid se reconnaît différent sur le plan culturel et que l’auteur se reconnaît différent sur le plan littéraire. La figure de Céline se montre comparable au lecteur virtuel. En effet, Céline narrataire du récit de souvenirs fonctionne aussi comme la représentation du lecteur qui connaît l’Algérie par le biais des écrivains français. Céline-lecteur est justement pour l’écrivain à conquérir à travers son écriture ; le roman entier est une tentative de la reprise de l’écriture du pays par un écrivain algérien.

       La différence du rôle des interlocuteurs paraît en effet refléter le choix de la langue de la part de Boudjedra. La répudiation et L’insolation sont écrits en français et Le démantèlement et La Macération en arabe par l’auteur ; en principe les premiers sont donc adressés aux lecteurs francophones et les derniers aux lecteurs arabophones.

       Les interlocutrices du Démantèlement et La Macération ont le rôle fort contrastant par rapport à Nadia et à Céline qui ne prennent pas la parole ; Selma, donnant son opinion sur l’histoire nationale, intervient au récit de Tahar El Ghomri ; Maria/Myriam introduit l’Histoire au récit du protagoniste. Selma ouvre le débat sur la question épineuse de l’histoire nationale du jeune pays ; Maria/Myriam crée en quelque sorte le rapport entre l’histoire personnel du protagoniste et l’histoire universelle. Ces romans arabophones acquièrent ainsi une dimension historique considérable. Or, c’est dans ces œuvres arabophones que les locuteurs rencontrent la confrontation intense avec les interlocutrices.

       Dans La répudiation et L’insolation, les interlocutrices n’ont pas la parole. Nadia de L’insolation n’écoute pas le récit et celui-ci paraît être rapporté par Mehdi sous forme d’écrits. L’interlocutrice et le lecteur s’y confondent par l’écriture du protagoniste. Par contre, dans La répudiation, Céline souligne surtout la différence avec le locuteur. Or, cette interlocutrice française fait également émerger, à travers la référence aux écritures des écrivains français sur l’Algérie, la présence du lecteur virtuel francophone à qui l’auteur s’adresse.

       En écrivant dans les deux langues, l’auteur a certainement pensé à ses lecteurs francophones ou arabophones. Cela ne fait aucun doute à nos yeux à travers la présence de l’interlocuteur dans ces quatre romans.


Conclusion

       Les quatre romans de Boudjedra dans lesquels apparaissent locuteur et interlocuteur : La répudiation, L’insolation, Le démantèlement et La Macération sont ainsi construits sur les souvenirs. Par contre, dans chaque roman, nous apercevons de différents aspects du dialogue. Le discours du locuteur dans La répudiation et L’insolation est à sens unique et se caractérise par sa forme monologique. À l’inverse, Le démantèlement repose sur dialogue, au sens classique du terme. Dans La Macération, le discours retrouve son caractère monologique tout en ayant l’aspect dialogique.

       La présence des interlocuteurs dans tous les quatre romans est révélatrice de la fonction particulière du discours des locuteurs. En outre, la longueur exceptionnelle de chaque discours est significative. En effet, le discours des locuteurs  n’a pas uniquement la fonction d’affirmer les faits et d’informer les interlocuteurs, mais prend la valeur essentielle d’acte.

       Or, si le discours des interlocuteurs fonctionne en tant qu’acte, cela laisse irrémédiablement une trace dans la relation entre les deux personnages. D’abord le discours en tant qu’acte dépend de la situation extra-verbale. En effet, la présence de l’interlocuteur elle-même est hors de portée du locuteur. Le langage est également constamment mêlé par le physique. Dans une telle situation, le langage n’offre pas uniquement des effets souhaités par les locuteurs. Le discours des locuteurs peut amener la relation entre les deux personnages dans une direction inattendue. Le langage peut produire des effets non souhaités et imprévisibles pour les locuteurs ; dire est aussi subir.

       Par ailleurs, la différence de la relation entre locuteur et interlocuteur est inscrite dans la narration même des romans. Or, la différence du rôle des interlocuteurs semble également en rapport avec le choix de la langue par l’auteur. Dans les œuvres arabophones ¾ Le démantèlement et La Macération ¾ la relation entre les deux personnages apparaît sous forme de confrontation. Par contre, dans les œuvres francophones ¾ La répudiation et L’insolation ¾ le discours des locuteurs ne repose pas sur réelle confrontation. Derrière la présence des interlocuteurs, s’entraperçoit l’ombre du lecteur arabophone ou francophone.

       Ainsi, nous avons tenté, dans ce mémoire, d’examiner la présence de l’interlocuteur dans les quatre romans de Boudjedra sous plusieurs angles. Nous avons constaté, à travers ce travail, que la disposition du locuteur et l’interlocuteur permet de donner aux récits des souvenirs de multiples fonctions. Ce travail donnera, par la suite, un indice pour mieux cerner la fonction de la mémoire et la problématique de la confrontation entre la mémoire collective et la mémoire personnelle dans les œuvres de Boudjedra.


Bibliographie

1. Œuvres de Rachid Boudjedra

- Notre corpus

La répudiation, Paris, Denoël, 1969

L’insolation, Paris, Denoël, 1972

Le démantèlement, Paris, Denoël, Traduit de l’arabe par l’auteur, 1982

La Macération, Traduit de l’arabe par Antoine Moussali en collaboration avec l’auteur, Paris, Denoël, 1984

- Autres œuvres de l’auteur

Pour ne plus rêver, Alger, SNED, 1965

Vies Quotidiennes Contemporaines en Algérie, Paris, Hachette, 1972

Journal palestinien, Paris, Hachette, 1972

Topographie idéale pour une agression caractérisée, Paris, Denoël, 1975

L’escargot entêté, Paris, Denoël, 1977

Les 1001 années de la nostalgie, Paris, Denoël, 1979

Le vainqueur de coupe, Paris, Denoël, 1981

Greffe, Traduit de l’arabe par Antoine Moussali en collaboration avec l’auteur,

       Paris, Denoël, 1985

La pluie, Traduit de l’arabe par Antoine Moussali en collaboration avec l’auteur,   

       Paris, Denoël, 1986

La Prise de Gibraltar, Traduit de l’arabe par Antoine Moussali en collaboration

       avec l’auteur, Paris, Denoël, 1987

Le Désordre des choses, traduit de l’arabe par Antoine Moussali en collaboration

       avec l’auteur, Paris Denoël, 1991

FIS de la haine, Paris, Denoël, 1992

Timimoun, Paris, Denoël, 1994

Mines de rien (Le Retable du Nord et du Sud), Paris, Denoël, 1995

Lettres algériennes, Paris, Grasset, 1995

Peindre l’Orient, Paris, Zulma, 1996

La Vie à l’endroit, Paris, Grasset, 1997

Fascination, Paris, Grasset, 2000

 

2. Études sur Rachid Boudjedra

- Entretiens avec Rachid Boudjedra

Gafaïti (Hafid), Rachid Boudjedra ou la passion de la modernité, Paris, Denoël,

       1987

« Le refus de l’Algérie bourgeoise », par François Bott, Le Monde, le 24 janvier

       1970

« À bâton rompu avec Rachid Boudjedra », À partir d’un débat avec Rachid

       Boudjedra à l’Institut d’Études Romanes de l’Université de Cologne, et d’une

       interview avec  l’écrivain par Barbara Arnold, Cahier d’études maghrébines,

       n°1, Cologne, 1989, p. 50-52

« Je ne quitterai pas l’Algérie ! », par Gwenaëlle Lenoir et Jean-Claude Perrier,

        Afrique Magazine, n°114, juin 1994, p. 14-17

- Thèse

Bachir (El-Ogbia), Le bilinguisme dans les œuvres de Rachid Boudjedra du

       démantèlement (1981) au désordre des choses (1990). Comparaison entre les

       œuvres de langue arabe et leurs traductions, Doctorat Nouveau régime, Paris

       XIII, 1995

- Ouvrages

Boutet de Monvel (Marc), Boudjedra l’insolé, L’Insolation, Racines et Greffes,

       Paris, L’Harmattan, 1994

Gafaïti (Hafid), Les Femmes dans le roman algérien, Paris, L’Harmattan, 1996

Gafaïti (Hafid)(Sous la direction de), Rachid Boudjedra, Une poétique de la

       subversion,  Autobiographie et Histoire, Paris, L’Harmattan, 1999

Gafaïti (Hafid)(Sous la direction de), Rachid Boudjedra, Une poétique de la

       subversion, II. Lectures critiques, Paris, L’Harmattan, 2000

Ibrahim-Ouali, Lila, Rachid Boudjedra, Ecriture poétique et structures

       romanesques, Clermont-Ferrand, Association des Publications de la Faculté

       des Lettres et Sciences Humaines de Clermont-Ferrand, 1998

Toso Rodinis, Fête et défaites d’éros dans l’œuvre de Rachid Boudjedra, Paris,

       L’Harmattan, 1994

- Articles

Bachat, Charles, « Boudjedra ou le roman électro-choc », Europe: revue littéraire

       mensuelle, n° 567-568, juillet-août 1976, p. 62-66

Bonn, Charles, « Espace scriptural et production d’espace dans L’Insolation de

       Rachid Boudjedra », Annuaire de l’Afrique du Nord, n° 22, 1983, p. 447-474

Bousta, (Rachida), « Déploiement et interférence de la narration et du récit dans Le

       démantèlement de Rachid Boudjedra », Approches scientifiques du texte

       maghrébin, Casablanca, Toubkal, 1987, p.61-69

Guenatri, Layla, « Histoire collective et figures de l’enfance ou l’inscription d’un

       parcours initiatique », Ecrire le Maghreb, Tunis, Cérès Editions, 1997, p.227-

       229

Khadda, Naget, « Sur le personnage féminin dans le roman algérien de langue

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       Edisud, 1987, p. 142-148

Vatin (Jean-Claude), « Littérature et société en Algérie, Rachid Boudjedra ou le jeu

       des confrontations », Culture et Société au Maghreb, Paris, Éd. du Centre

       National de la Recherche Scientifique, 1975, pp.211-231

3. Études sur la littérature maghrébine

Bonn (Charles), Le Roman algérien de langue française, Vers un espace de

       communication littéraire décolonisée?, Paris, L’Harmattan, 1985

Bonn, Charles, « Le retournement de quelques clichés de l’exotisme et le statu du

       dire littéraire maghrébins de langue française: Kateb Yacine, Mourad

       Bourboune et Rachid Boudjedra », Exotisme et création. Actes du colloque

       international ( Lyon,  1983 ), L’Hermès / Université Jean Moulin - Lyon 3,

       1985, p. 131-152

Bonn (Charles), « Roman national et idéologie en Algérie », Annuaire de l’Afrique

       du Nord, n°23, 1986, 501-528

Bonn, Charles, « L’érotique du texte, la différence et l’étrangeté », Imaginaire de

       l’espace, espaces imaginaires, édité sous la direction de Kacem Basfao, Équipe

       Pluridiciplinaire de Recherche sur l’imaginaire, Faculté des Lettres et Sciences

       Humaines I, Casablanca, 1988, p. 137-185

Déjeux (Jean), Littérature maghrébine de langue française, Naaman, 1973

Déjeux, Jean, « La littérature algérienne de langue française depuis l’indépen-

       dance », Etudes, n° 3702, février 1989, p. 209-218

Reybaud, Antoine et Roche, Anne, « La littérature maghrébine d’expression

       française en mutation », Annuaire de l’Afrique du Nord, n° 17, 1978, p.887-897

4. Études théoriques et autres

Austin (J. L.), Quand dire, c’est faire, Introduction, traduction et commentaire par

       Gilles Lane, Paris, Le Seuil, 1970

Bachelard (Gaston), La poétique de l’espace, Paris, Quadrige / PUF, 1957

Bakhtine (Mikhaïl), Esthétique et théorie du roman, Traduit du russe par Daria

       Olivier, Paris, Gallimard, 1978

Barthes (Roland), Introduction à l’analyse structurale des récits, Paris, Le Seuil,

       1961

Benveniste (Émile), Problème de linguistique générale, 1, Paris, Gallimard, 1966

Benveniste (Émile), Problème de linguistique générale, 2, Paris, Gallimard, 1974

Deleuze (Gilles) et Guattari (Félix), Kafka pour une littérature mineure, Minuit,

       1975

Felman (Shoshana), Le Scandale du corps parlant, Paris, Le Seuil, 1980

Genette (Gérard), Figures III, Paris, Le Seuil, 1972

Sartre (Jean-Paul), Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948

Todorov (Tzvetan), Mikhaïl Bakhtine le principe dialogique suivi d’Écrits du

       Cercle de Bakhtine, Le Seuil, 1981

5. Ouvrages sur l’histoire d’Algérie et arabo-musulmane

Cahen (Claude), L’islam, Des origines au début de l’empire ottoman, Paris,

       Hachette Littératures, 1997

Mantran (Robert), L’expansion musulmane (VIIe – XIe siècles), Paris, PUF, 1969

Stora (Benjamin), Histoire de l’Algérie coloniale 1983~1954, Paris, La Découverte,

       1991

Stora (Benjamin), Histoire de la guerre d’Algérie (1954~1962), Paris, La

        Découverte,1993

Stora (Benjamin), Histoire de l’Algérie depuis l’indépendance, Paris, La

       Découverte,1994

Table des matières

Pages

Introduction                                                                                                                      2

Chapitre I. L’évolution du rôle de l’interlocuteur et la fonction du récit de souvenirs    8 

1. Le discours monologique                                                                                             

A. La répudiation                                                                                                   9

B. L’isolation                                                                                                        16

2. Le discours dialogique ¾ Le démantèlement                                                              23

3. Le discours monologique en guise du discours dialogique ¾ La Macération           31

Chapitre II. L’intrusion du corps et le contrecoup du langage                                        41

1. L’intrusion des interlocutrices                                                                                     42

2. Dire est séduire                                                                                                            50

3. Dire est subir                                                                                                                58

Chapitre III. La présence de l’interlocuteur et la narration du roman                             75

1. La question de la focalisation et le rôle de l’interlocutrice                                          

¾ La répudiation et L’insolation                                                                         76

2. La question de la focalisation et le rôle de l’interlocuteur

¾ Le démantèlement et La Macération                                                               82

3. L’ombre du lecteur                                                                                                      90

Conclusion                                                                                                                       97

Bibliographie                                                                                                                   99



[1] J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, Le Seuil, 1970. (Les pages indiquées se raportent à la version Points Essais.)

[2] Ibid., p. 110.

[3] Ibid., p. 113.

[4] Ibid., p. 114.

[5] Ibid., p. 114.

[6] Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1, Gallimard, 1966, p. 267.

[7] Ibid., p. 271.

[8] Ibid., p. 272.

[9] Ibid., p. 273.

[10] Rachid Boudjedra, La répudiation, Denoël, 1969,  p. 30. (Les pages indiquées se raportent à la version Folio.)

[11] Charles Bonn, Le roman algérien de langue française, L’Harmattan, 1985, p. 244.

[12] La répudiation, p. 14.

[13] Ibid., p. 16.

[14] Ibid., p. 41.

[15] Ibid., p. 28.

[16] Ibid., p. 132.

[17] Ibid., p. 183.

[18] Ibid., p. 16.

[19] Ibid., p. 9.

[20] Ibid., p. 18.

[21] Ibid., p. 12.

[22] Ibid., p. 18.

[23] Ibid., p. 132.

[24] Ibid., p. 177.

[25] Ibid., p. 234.

[26] Ibid., p. 29.

[27] Ibid., p. 175.

[28] Ibid., p. 189.

[29] J. L. Austin, op. cit., p. 55.

[30] Dans le chapitre 5 et 7, le narrateur abandonne la focalisation sur Mehdi le protagoniste; il s’agit dans ces chapitres, de la vie de Djoha et Selma malade; dans tous les cas Mehdi ne devrait pas connaître les détails racontés dans ces chapitres puisqu’il était absent.

[31] Rachid Boudjedra, L’insolation, Denöel, 1972, p. 9. (Les pages indiquées se raportent à la version Folio.)

[32] Ibid., p. 9.

[33] Ibid., p. 28.

[34] Ibid., p. 56.

[35] Ibid., p. 58.

[36] Ibid., p. 9.

[37] Ibid., p. 8.

[38] Ibid., p. 7.

[39] Ibid., p. 59.

[40] Ibid., p. 75.

[41] Ibid., p. 8.

[42] Ibid., p. 115.

[43] Ibid., p. 77.

[44] Ibid., p. 74.

[45] Ibid., p. 115.

[46] Ibid., p. 56.

[47] Ibid., p. 8.

[48] Ibid., p. 71.

[49] En effet, il a soixante ans à la page 22, et a soixante-dix ans à la page 201.

[50] Boudjedra affirme, dans l’entretien avec Hafid Gafaïti, l’importance de l’enfance dans ses romans : « En écrivant mes romans j’ai toujours été obsédé par cette enfance qui m’a permis justement de faire jouer la mémoire comme une donnée essentiele de mon travail ; et cette mémoire évidemment passe par l’enfance. » (Hafid Gafaïti, Boudjedra ou la passion de la modernité, Denoël, 1987, p. 9.)

[51] Rachid Boudjedra, Le démantèlement, traduit de l’arabe par l’auteur, Denoël, 1982, p. 35.

[52] Ibid., p. 35.

[53] Ibid., p. 44.

[54] Ibid., p. 29.

[55] Ibid., p. 39.

[56] Ibid., p. 29.

[57] Ibid., p. 180.

[58] Ibid., p. 96.

[59] Ibid., p. 172.

[60] Ibid., p. 74.

[61] Hafid Gafaïti, Les femmes dans le roman algérien, L’Harmattan, 1996, p. 281.

[62] Rachid Boudjedra, op. cit., p. 127.

[63] Ibid., p. 54.

[64] Ibid., p. 53-54.

[65] Ibid., p. 126.

[66] Ibid., p. 35.

[67] Ibid., p. 107.

[68] Ibid., p. 79.

[69] Hafid Gafaïti, Les romans de Boudjedra, in Rachid Boudjedra, Une poétique de la subversion, Authobiographie et Histoire, sous la direction de Hafid Gafaïti, L’Harmattan, 1999, p. 62-63.

[70] Rachid Boudjedra, La Macération, traduit de l’arabe par Antoine Moussali en collaboration avec l’auteur, Denoël, 1984, p. 126.

[71] Ibid., p. 163.

[72] Ibid., p. 131.

[73] Ibid., p. 167.

[74] « Je ne répondais à ses sollicitations que lorsqu’elle était à bout de patience et que je risquais de perdre à jamais l’occasion de pouvoir évoquer la maison de Ma, les rites et les mythes de la tribu… » La répudiation, p. 14.

[75] Ibid., p. 99.

[76] Ibid., p. 170.

[77] Ibid., p. 192-193.

[78] Ibid., p. 193.

[79] Ibid., p. 192.

[80] Ibid., p. 156.

[81] Ibid., p. 125.

[82] Ibid., p. 128.

[83] Ibid., p. 157.

[84] Ibid., p. 167.

[85] Ibid., p. 108.

[86] Ibid., p. 162.

[87] Ibid., p. 105.

[88] Ibid., p. 112.

[89] Ibid., p. 274.

[90] Tzvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique suivi de Ecrits du Cercle de Bakhtine, Le Seuil, 1981, p. 67.

[91] Ibid., p. 68.

[92] Ibid., p. 83.

[93] La répudiation, p. 173.

[94] Ibid., p. 132.

[95] Ibid., p. 9.

[96] Ibid., p. 29.

[97] Ibid., p. 175.

[98] Ibid., p. 176.

[99] La Macération, p. 84.

[100] Ibid., p. 85.

[101] Ibid., p. 156.

[102] Ibid., p. 85.

[103] Ibid., p. 87.

[104] Ibid., p. 167.

[105] Ibid., p. 190.

[106] Ibid., p. 227.

[107] Ibid., p. 196.

[108] Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Quadrige / PUF, 1957, p. 27.

[109] Ibid., p. 27.

[110] Le démantèlement, p. 31.

[111] Hafid Gafaïti, op. cit., p. 281.

[112] La répudiation, p. 175.

[113] L’insolation, p. 115-116.

[114] La Macération, p. 87.

[115] La répudiation, p. 19.

[116] La Macération p. 112.

[117] Le démantèlement, p. 194.

[118] Ibid., p. 172.

[119] La répudiation, p. 30-31.

[120] La répudiation, p. 9.

[121] Ibid., p. 16.

[122] Ibid., p. 175.

[123] Ibid., p. 99.

[124] La Macération, p. 105.

[125] Ibid., p. 201.

[126] L’insolation, p. 9-10.

[127] Ibid., p. 234.

[128] Ibid., p. 129.

[129] Ibid., p. 10.

[130] Le démantèlement, p. 131.

[131] Ibid., p. 153.

[132] Ibid., p. 35.

[133] Ibid., p. 183.

[134] Ibid., p. 197.

[135] Ibid., p. 184-185.

[136] Ibid., p. 134.

[137] Ibid., p. 295.

[138] L’insolation, p. 233.

[139] La possibilité de meurtre est évoquée une seule fois dans le roman. À cause du désarroi de Mehdi, la circonstance de la disparition de Samia reste obscure. « Du coup, ma sérénité fondait et je demeurais de longs jours en proie à l’incertitude insupportable (ai-je tué Samia ?). » (Ibid., p. 61-62)

[140] Ibid., p. 228-229.

[141] Ibid., p. 235.

[142] Ibid., p. 235-236

[143] La répudiation, p. 14.

[144] Ibid., p. 236.

[145] Ibid., p. 14.

[146] Ibid., p. 16.

[147] Ibid., p. 28.

[148] Ibid., p. 17.

[149] Ibid., p. 17.

[150] Ibid., p. 19.

[151] Ibid., p. 232.

[152] Ibid., p. 236.

[153] Ibid., p. 28.

[154] Ibid., p. 146.

[155] Ibid., p. 189.

[156] Ibid., p. 232.

[157] Ibid., p. 28.

[158] Ibid., p. 135.

[159] Ibid., p. 251.

[160] Ibid., p. 252.

[161] La Macération, p. 112.

[162] Ibid., p. 193.

[163] Ibid., p. 135.

[164] Ibid., p. 170.

[165] Ibid., p. 244.

[166] Ibid., p. 170.

[167] La répudiation, p. 186.

[168] La Macération, p. 233.

[169] Dans un autre passage, la raison pour laquelle Céline lacère la couverture est « pour me convaincre de déménager dans son antre luxueux »., La répudiation, p. 174.

[170] La Macération, p. 287.

[171] Ibid., p. 243.

[172] Ibid., p. 242.

[173] Ibid., p. 242

[174] Ibid., p. 290

[175] Gérard Genette, Figure III, Le seuil, 1972, p. 227.

[176] La répudiation, p. 19.

[177] Charles Bonn, op. cit., p. 243.

[178] L’insolation., p. 29.

[179] Marc Boutet de Monvel, Boudjedra l’insolé, L’Insolation, Racines et Greffes, L’Harmattan, 1994, p. 47.

[180] « J’avais encore rêvé de cette maudite circoncision ! » L’insolation, p. 53.

[181] Ibid., p. 28.

[182] Ibid., p. 112.

[183] Ibid., p. 143.

[184] Ibid., p. 211.

[185] Charles Bonn, « Espace scriptural et production d’espace dans L’insolation de Rachid Boudjedra », Annuaire de l’Afrique du Nord, n°22, 1983, p. 448.

[186] Rachida Bousta, « Déploiement et interférence de la narration et du récit dans Le démantèlement de Rachid Boudjedra », Approches scientifiques du texte maghrébin, Toubkal, Casablanca, 1987, p. 64.

[187] Le démantèlement, p. 15.

[188] Ibid., p. 28.

[189] Par exemple, p. 77-78, p. 176-178 (Ibid.)

[190] Ibid., p. 41.

[191] Ibid., p. 65.

[192] Par exemple, p. 79, p. 81, p. 209-213, p. 215-221, p. 234-237. (Ibid.)

[193] p. 8, p. 129. (Ibid.)

[194] Ibid., p. 267.

[195] Par exemple, p. 143-144, p. 197-200, p. 267-271. (La Macération)

[196] Ibid., p. 191.

[197] Ibid., p. 255-256.

[198] Ibid., p. 191.

[199] Ibid., p. 200.

[200] Ibid., p. 265.

[201] Gerard Genette, op. cit., p. 265.

[202] « À bâtons rompus avec Rachid Boudjedra », À partir d’un débat avec Rachid Boudjedra à l’Institut d’Études Romanes de l’Université de Cologne, et d’une interview avec l’écrivain par Barbara Arnold, journaliste de la Deutsche Welle, Cahier d’études maghrébines, n° 1, Cologne, 1989, p. 50.

[203] La Macération, p. 87.

[204] L’insolation, p. 22-23.

[205] Ibid., p. 23.

[206] Ibid., p. 14.

[207] Ibid., p. 18.

[208] La répudiation, p. 19.

[209] Ibid., p. 13.

[210] La Macération, p. 124-125.

[211] La répudiation, p. 147.