Entre les 1001 Nuits et Internet. La concurrence des genres et des discours dans la nouvelle littérature algérienne de langue française<BR> - Thèses - Limag
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Thèse

VITALI, Ilaria
Entre les 1001 Nuits et Internet. La concurrence des genres et des discours dans la nouvelle littérature algérienne de langue française<BR>
 
Lieu : Bologne/Paris4,
Directeur de thèse : Carminella Biondi et Beîda Chikhi,
Année : 2007
Type : Thèse - Doctorat
Notations :

Quête de mémoire, rupture, désir de renouvellement, réécriture – telles semblent être les dynamiques sous-jacentes à la nouvelle littérature algérienne que nous nous proposons d’étudier dans ce travail à travers les romans de deux auteurs parmi les plus représentatifs du panorama francophone actuel, Salim Bachi et Y.B.1 Pour comprendre les raisons de ce choix, une brève digression s’impose.



L’idée de cette étude nous est venue de prime abord en remarquant l’étonnante présence d’enjeux métafictionnels qui émaillaient les romans de la nouvelle génération d’auteurs algériens francophones.2 Pour dire l’inédit ou décrire des réalités interdites, marginales ou indicibles, les auteurs s’éloignaient de la norme et formulaient leurs discours sous un jour nouveau, libre de tout conventionnalisme. Teintée de nouvelles résonances, leur parole prenait corps à travers des personnages et des histoires qui se reflétaient en abyme, en muant la fiction en métafiction. Par le refus de tout genre littéraire pur, les auteurs expérimentaient ainsi de nouvelles textures, d’insolites formes d’expression, capables de dire l’ineffable, par le biais de la représentation d’une scène textuelle devenue désormais instable, et qui rendait caduque toute distinction générique. La présence d’interventions auctoriales qui se transformaient souvent en véritables autocommentaires critiques, ne pouvait que souligner une tendance générale plus ample. Défiant tabous et censures, aussi bien thématiques que stylistiques, ces auteurs démontraient leur désir de renouvellement, par le biais de constructions lexicales originales, des ruptures syntaxiques et des transgressions sémantiques. Terra incognita qui n’a pas encore donné lieu à de nombreuses investigations, ces nouvelles écritures ne manquent pas de surprendre par leur style et leur langage, outre que par leur contenu, et fait ainsi preuve de grande modernité, échappant à l’alternative écriture réaliste/écriture hermétique, dans laquelle semble emprisonnée la littérature maghrébine de langue française.



Le titre de cette étude, qui prend en considération deux pôles opposés de façon délibérément schématique, trace l’horizon d’attente et se charge d’une valeur hautement symbolique : l’oxymore qui se crée entre Les Mille et Une Nuits d’une part et Internet de l’autre, veut porter d’emblée l’attention sur la problématique qui sera explorée, à savoir le rapport « conflictuel » et productif entre Orient et Occident, entre quête de mémoire et renouvellement des modèles, entre tradition et modernité. Appellations à première vue peu « satisfaisantes », ces deux termes gardent pourtant autour d’eux un sens commun partagé et sont pris ici au sens large, sans méconnaître les différences



qu’ils comportent. D’une part, le recueil des Mille et une Nuits (que nous appellerons désormais les Nuits) évoque la figure de Shéhérazade, mythe oriental par excellence, récupéré dans une série presque illimitée de textes littéraires orientaux et occidentaux, ainsi qu’une vision de la narration conçue comme ouvroir, noyau fécond, espace littéraire ouvert et toujours retravaillé ; de l’autre, « Internet » indique l’ouverture vers la modernité et l’espace de l’Occident, vers sa langue nouvelle, née des contaminations langagières et stylistiques et des phénomènes de « code-switching ».3



Apparemment inconciliables, les deux univers parallèles évoqués dans notre titre semblent cependant se rencontrer dans le roman algérien francophone de la nouvelle génération, en position de déséquilibre entre une volonté de conservation de la tradition et l’ouverture vers le nouveau, et donc lieu idéal de la recherche d’une réconciliation entre les contraires, qui passe à travers la quête littéraire de formes, de genres et de discours. Ainsi, dès le premier abord, notre recherche se voulait une tentative d’envisager la nouvelle littérature algérienne de langue française comme un « ouvroir » où rien ne serait donné, et où la création littéraire serait, au contraire, le produit d’une médiation entre deux pôles opposés. Précisons que, dans cette étude, nous nous sommes cantonnée au roman – forme allogène mais de loin la plus représentée dans la littérature algérienne contemporaine de langue française – compte tenu que, dans ce cas, il ne s’agit pas d’un genre pur, mais d’un genre qui phagocyte les autres.



Le corpus romanesque choisi est donc constitué essentiellement par des romans qui rendent compte de ce processus d’attirance/répulsion, de rivalité ontologique et intellectuelle qui se reflète dans l’écriture, révélant sa portée productive et enrichissante. Dans cette usine, où les enjeux métafictionnels sont très exploités, il est possible de rencontrer de nombreux auteurs qui cultivent la concurrence des genres et des discours comme ressort littéraire, évoquant d’une part le passé et la tradition orientale – ce que nous nommons ici « Shéhérazade » – et de l’autre, la modernité – « Internet ».



Encore largement inconnus aux critiques, Salim Bachi et Y.B., auteurs polyédriques qui dégagent les facettes multiples d’une tradition littéraire assurée et prennent aussi en charge de nouveaux enjeux littéraires, peuvent apparaître à première vue presque opposés : le premier, penché sur la quête de mémoire, ainsi que sur la résurgence d’une ancienne tradition orientale qui naît de la magie des Nuits et des mythes grecs qui ont façonné la pensée occidentale ; le deuxième, projeté vers la modernité, dans l’espace vivant, frénétique et chaotique du présent. L’un, faisant appel aux Mille et Une Nuits, traduites sur la page par une langue sensuelle et lumineuse, riche,



recherchée et saturée d’images ; l’autre, se servant d’un langage familier, savoureux, argotique, parfois violent, un « parler jeune » pourtant pas moins réfléchi, qui se rattache à la culture pop ou underground, mettant parfois en scène une véritable cyberl@ngue4 française. Malgré les disjonctions, les deux auteurs constituent pourtant deux maillons de la même chaîne dialectique, en faisant aussi partie d’une évolution « postmoderne » qui ne concerne pas seulement l’Algérie. De formation francophone, issus de la génération5 qui a vécu les mêmes événements historiques, sociaux et politiques qui ont bouleversé l’Algérie à partir des années quatre-vingt, tous les deux se penchent en arrière pour mieux cerner le présent.



En choisissant de limiter le corpus aux oeuvres de deux auteurs, nous voulons mettre en jeu une analyse textuelle approfondie, évitant ainsi de survoler trop rapidement des romans qui méritent au contraire un regard aigu. Néanmoins, au cours de cette étude, d’autres auteurs sont aussi pris en compte : d’une part, des « fondateurs » et des précurseurs – notamment Kateb Yacine, Assia Djebar, Abdelkébir Khatibi, Aziz Chouaki – qui permettent de tracer la chaîne dialectique dans laquelle s’insèrent les deux écrivains pour mieux les situer dans un discours historique et dans un parcours littéraire plus ample ; de l’autre, des auteurs proches de Bachi et d’Y.B., notamment Chawki Amari et Mourad Djebel qui seront traités pour mieux illustrer le caractère capillaire de ces pratiques d’écriture, pour mieux intégrer les phénomènes de ressemblances et de différences thématiques et stylistiques, en donnant ainsi une allure plus ample à notre réflexion sur la littérature algérienne contemporaine. Pour enrichir notre analyse et rendre compte de ce mouvement d’attirance et de répulsion, de ce flottement ambigu entre Orient et Occident, un regard sur la littérature beure sera aussi déployé à ce titre dans les différentes parties de notre étude.



L’étude se compose de quatre sections, structurées à leur tour en plusieurs volets, qui ne se veulent pourtant pas des classes étanches, mais, a contrario, des vases communicants, dont l’ambition est celle de mieux définir, dans le détail, les instruments, les techniques, les particularités ainsi que les dominantes, de cet « ouvroir ».



En guise d’introduction, la première partie, Contextes, veut poser le cadre de notre étude en portant sur le champ des significations historiques, politiques et symboliques. De toute évidence, les écrivains algériens francophones ont exploité leur expérience « entre-deux » comme un laboratoire où ils ont pu étudier les jeux d’opposition et de miroirs, ainsi que les emboîtements visant à reconstituer un espace unique et multiple à la fois. Dans ce jeu de l’écriture, les romans se détachent par leur forme singulière, par l’emploi d’innombrables symboles cryptiques, et par une composition volontairement disloquée. Comme le temps, l’espace est une dimension subjective, qui s’établit entre ce qui est perçu, mesuré, vécu et ce qui relève de l’imaginaire. Dans cette première partie, en guise d’introduction à l’étude de nos deux auteurs, nous nous nous sommes concentrée sur l’opposition mythique entre Orient et Occident, en tant que constructions littéraires. La question de l’espace n’est donc pas abordée seulement d’un point de vue « externe » pour étudier thématiquement des notions « spatiales » spécifiques (l’orient, la ville, le désert, etc.) ; en effet, notre analyse veut surtout se pencher sur « l’espace fictionnel », sur la constitution et le fonctionnement de l’espace dans la fiction, tout en appliquant la métaphore spatiale à l’oeuvre littéraire (en envisageant, par exemple, la structure des romans comme un labyrinthe.)



Ce recadrage contextuel préliminaire, nous a conduite directement à l’analyse textuelle, ce qui nous a permis d’apprécier tous les différents caractères des ouvrages du corpus, leurs marques d’originalité et les procédés de création littéraire mis en oeuvre par les romanciers. En effet, la présence d’un canon générique reconnu nous a poussée à le confronter avec les procédés narratifs de deux auteurs pour mieux en apprécier le jeu d’écarts et de décalages. Ainsi, la deuxième partie de cette étude, Textes et métatextes, a été consacrée à la présence d’enjeux méta et para-textuels qui se tressent, sans couture visible, à la texture des romans du corpus. Les deux auteurs exploitent, en fait, des techniques narratives qui, par l’usage affiné des déplacements génériques, des incursions du narrateur sur la scène du texte ainsi que par le recours au dispositif paratextuel, visent à ouvrir les portes de leurs ateliers romanesques. Dans cet éclatement narratif, au lieu d’être cachés ou masqués, les outils de leur travail sont affichés et le lecteur peut apprécier le recto-verso de la création littéraire. Force est de rappeler que le lecteur, en marquant son entrée dans l’usine littéraire, suit pourtant la partition dictée par les auteurs, qui ne légitiment que certaines intrusions.



Pour faire ressortir au mieux l’emprise de la polyphonie romanesque déployée par les deux romanciers, il nous a semblé nécessaire d’emprunter la notion bakhtinienne de dialogisme ainsi que celle, désormais acquise, d’intertextualité. À l’instar de Bakhtine, nous avons envisagé le texte en espace dialogique, lieu où se confrontent une variété de discours en eux-mêmes hétérogènes. Conjointement à l’analyse structurelle, on a ainsi constaté, dans la troisième partie de l’étude, Intertextes, que les mythes et les images forgés par les écrivains qui les ont précédés et qu’ils reconnaissent tantôt comme modèles tantôt comme anti-modèles, étaient, à ce titre, multiples et déroutants, ne prenant pas leur source uniquement dans le recueil des Nuits ou dans l’univers romanesque algérien – Kateb, Boudjedra, Dib, Khadra, Chouaki, Amari –, mais se prolongeant jusqu’à des auteurs occidentaux – Dante, Nietzsche, Kafka, García Lorca, etc. – pris comme références pour leur représentativité littéraire ainsi que pour leur modernité textuelle. Enrichis de ces multiples renvois, les romans du corpus se sont ainsi émaillés d’un réseau de notes et


d’indications intra et intertextuelles, qui venaient intégrer de leur poids l’économie narrative et stylistique des textes.



Si l’influence littéraire peut être définie comme le « mécanisme subtil et mystérieux par lequel une oeuvre contribue à en faire naître une autre »6, il est aisé de reconnaître que les romans de Bachi et d’Y.B. mettent en oeuvre un (en)jeu primordial de renvois et de références qui ne fait qu’élever leur valeur littéraire. De toute évidence, ce procédé entraîne aussi un changement d’attitude de la part du lecteur, qui se doit de jouer un rôle tout à fait actif dans le processus de re-construction du texte et du monde fictionnel, du fait de la remise en discussion du pacte de lecture.



Dans une quatrième et dernière partie, Langages et métalangages, nous nous sommes attardée sur l’aspect stylistique et sur la texture langagière des romans du corpus, qui révélaient dans ce domaine leur extraordinaire originalité. Dans l’univers oriental, les auteurs semblent avoir puisé leur attachement à des formes de création populaires, tout en les adaptant au contemporain et à ses nouveaux langages. Ainsi, l’oralité est transmise dans l’espace scripturaire par des stratégies langagières spécifiques, tel que le code-switching ou l’invention de néologismes. Si dans son essai Ces voix qui m’assiègent7, Assia Djebar parle de son tiraillement entre quatre langues – le berbère, l’arabe, le français et la langue du corps –, ce « tangage des langages »8 semble investir aussi les auteurs de notre corpus, tiraillés entre la présence du français et la résurgence de l’arabe, entre la voix de « Shéhérazade » et celle d’« Internet ». Les deux auteurs demeurent, à ce titre, à la fois héritiers des images ancestrales et novateurs en ce sens qu’ils ont actualisé des thèmes parfois abusés, par des procédés textuels, stylistiques et langagiers nettement originaux. Par ailleurs, l’autre pôle de notre recherche, - l’influence d’« Internet » - a été envisagé, entre autres, en appliquant les possibilités de la modalité hypertextuelle au support papier, ce qui véhicule des enjeux linguistiques et des changements dans les modes de communication, qui ressortent aussi bien au niveau thématique que langagier. Malgré les clins d’oeil à la langue « internationale » du World Wide Web, la présence d’un véritable cyberlangage demeure encore limitée à l’emploi – parfois exaspéré – des sigles, des termes anglais spécifiques du Web, des références aux sites Internet, de certains choix stylistiques et lexicaux.



Étapes cruciales dans un parcours in fieri, les ouvrages de Bachi et d’Y.B. deviennent les balises que nous avons décidé de localiser pour mieux rendre compte de la situation actuelle de la nouvelle littérature algérienne de langue française, littérature de l’entre-deux-langues et de l’entre-deux-terres. Baignant dans l’atmosphère orientale des Nuits, les romans du premier se teignent, de plus en plus, de références occidentales, en parcourant les labyrinthes d’une terra incognita, avides de nouveau et de renouveau ; en prenant leurs racines dans la réalité algérienne, les ouvrages du deuxième se détachent enfin de cette dernière pour virer vers l’Occident, vers ses références et ses modèles culturels et littéraires, en poursuivant ainsi le cheminement de la modernité textuelle. Pour autant, on peut les créditer d’avoir donné une impulsion décisive au renouveau de la littérature algérienne contemporaine, parfois barricadée derrière des lieux communs ou emprisonnée dans l’alternative entre écriture réaliste et écriture hermétique. « La modernité », affirme Beïda Chikhi, « s’entretient comme crise dans sa contribution à une anthropologie fondamentale mobilisant différentes énergies. Elle n’est pas de l’ordre du prévisible, du calculable. Elle est intrusion, explosion, décharge tensionnelle, qui casse un continuum faux parce qu’il ne coïncide plus avec le désir du sujet. »9



1 Y.B. sont les initiales derrière lesquelles l’écrivain algérien Yassir Benmiloud a choisi de se cacher. Longtemps journaliste au quotidien El Watan, où il a débuté sa carrière en 1990, il s’est fait connaître en 1993 au début des violences visant les intellectuels. Très vite, des pétitions sont lancées contre lui, ce qui entraîne interrogatoires, intimidations et accusations d’outrage à l’Etat et de désobéissance civile. A la suite d’un article où il dénonce la fraude électorale, il est porté disparu pendant trois jours. En 1998, il se réfugie en France, à Paris, où il a ensuite dévoilé son nom et son visage, en continuant pourtant de signer ses romans comme « Y.B. »



2 Nous nous référons ici aux auteurs nés entre la fin des années 60 et le début des années 70, et qui ont commencé à publier leurs ouvrages vers la fin des années 90.



3 Comme Beïda Chikhi l’affirme « la modernité est d’abord un concept occidental qui véhicule des valeurs, l’esprit d’un temps et produit des enjeux de pouvoir propres à la société et à l’histoire occidentales. Il est avant tout lié à l’avancée de la technique, motivée par des forces conjointes : volonté de connaître, volonté de dominer, volonté de changer. », Maghreb en textes, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 31.



4 Nous exploitons ici le néologisme utilisé par Aurélia Déjond, dans l’ouvrage La cyberl@ngue française, Paris, La renaissance du livre, 2002.



5 Salim Bachi est né en 1971, Y.B. en 1968.



6 Pierre Brunel, Claude Pichois, André-Michel Rousseau, Qu’est-ce que la littérature comparée ?, Paris, Armand Colin, 1983, p. 51.



7 Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent, Paris, Albin Michel, 1999.



8 Ibid., p. 14.



9 Beïda Chikhi, Maghreb en textes, cit., p. 30.