Yasmina Khadra, Andreu Martin et Giorgio Todde. La Méditerranée se colore de noir, ou le renouvellement du roman policier. - Thèses - Limag
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Thèse

CANU, Claudia
Yasmina Khadra, Andreu Martin et Giorgio Todde. La Méditerranée se colore de noir, ou le renouvellement du roman policier.
 
Lieu : Paris 4
Directeur de thèse : Beïda Chikhi & Giovanna Caltagirone
Année : 2011
Type : Thèse - DNR
Première inscription pour les thèses : ,
Notations :

La Méditerranée comme terrain d’enquête se profile tout d’abord comme un
espace aux contours difficiles à définir, qui résiste à dévoiler ses mystères. En tant
qu’espace géographique en partage entre les pays riverains, la Méditerranée transcende
la catégorie purement géographique pour devenir espace culturel, historique ou social.
Dans les expressions littéraires de Yasmina Khadra, d’Andreu Martín et de
Giorgio Todde, c’est la forme du roman noir qui nous aide à explorer la réalité plurielle
et stratiforme de la Méditerranée en suivant les traces d’un passé plus ou moins révolu,
qui ressurgit dans les actuations artistiques les plus modernes. Parmi les nombreux sousgenres
dans lesquels le roman policier se déploie, roman-problème, roman à énigme,
thriller, etc., le noir, se montre particulièrement apte à questionner l’assise des sociétés
modernes en contribuant à une analyse ponctuelle et aiguisée. Cet aspect recèle d’autant
plus d’intérêt si nous nous intéressons à l’assise des sociétés méditerranéennes,
millénaires où l’articulation entre modernité et tradition revêt un poids spécifique.
Cependant, dans une étude consacrée aux formes du “roman noir”, nous ne pouvons
séparer cette catégorie d’une vision d’ensemble sur le genre policier. Par l’intérêt qu’il
porte principalement aux formes de déviances des normes, au mal et au coté obscur de
l’être humain, le policier se montre capable de prendre en charge les hystéries, les
situations de violence extrême et le besoin de quête identitaire au sens large.
Le traitement de la dimension collective et sociale confère à ces productions
artistiques une valeur non seulement esthétique mais également socio-historique,
politique et philosophique. C’est par cette capacité singulière de transposer l’enquête
purement policière dans la quête au sens large que le genre constitue une littérature de
fort impact et de large retentissement. Le succès croissant d’un genre, qui s’offre tel un
instrument capable de décrire une situation sociopolitique problématique et d’en
questionner l’assise sociale, n’est pas surprenant.
Pour mieux saisir la complexité de ce genre littéraire et les aspects que nous
avons retenus comme les plus marquants pour l’étude de notre corpus nous avons
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consacré la première partie de la thèse aux enjeux du genre policier face à la modernité.
Il a fallu pour cela inscrire notre démarche dans ce qui constitue le vaste panorama
critique consacré au roman policier tout en focalisant des éléments particulièrement
intéressants et qui ne sont pas apparus dans la littérature jusqu’à présent. Sans aucune
prétention d’exhaustivité, nous croyons avoir contribué, par le développement de
certains aspects tels que, par exemple, la dualité et l’ambiguïté constitutives du genre, à
une analyse qui montre l’extrême ouverture du policier et l’infinité des formes
d’exploitation auxquelles il se prête.
Si les références bibliographiques concernant le roman policier développent
une large palette de matériaux de recherche, allant des simples guides qui retracent une
histoire du genre aux ouvrages tendant à cerner un aspect spécifique tel que la portée
philosophique ou encore socio-économique, il est difficile de rendre compte de la
complexité de ce genre romanesque compte tenu de la démultiplication de ses formes
mais également celle des lieux où il trouve une actuation spécifique. L’importance du
lieu s’impose comme un facteur déterminant lorsqu’on se trouve à analyser les formes
du policier. Si le roman policier dans ses formes les plus classiques comme celui qui
s’est développé en Angleterre entre les XIXe et XXe siècles n’est pas assimilable au
roman noir américain des années 30, ces derniers ne sont pas non plus comparables au
roman de type psychologique à la Simenon. Étant donné que dans ce vaste cadre
critique la place consacrée au roman noir dans ses formes d’expression
méditerranéennes est encore exiguë, il nous a paru intéressant de lancer une réflexion
qui, tout en s’inscrivant dans la critique existante, tend à faire émerger des aspects
encore peu étudiés et constituant à notre avis des éléments d’importance dans les cadres
géographique et culturel spécifiques à notre étude. Des questions comme la fonction
sociale ou bien l’articulation entre individu et collectivité, la relation à l’Histoire ou
encore le policier comme forme de la recherche identitaire ont ainsi rythmé notre
réflexion et constitué un système de références dans lequel inscrire les spécificités de
chacun des auteurs de notre corpus. Il était donc nécessaire de retranscrire à l’intérieur
d’un tableau d’ensemble sur le roman policier les aspects qui étaient à nos yeux les plus
significatifs afin d’insérer les oeuvres des trois écrivains dans un cadre théorique qui
puisse apporter des clés de lecture adaptées.
Nous avons travaillé à une meilleure compréhension de l’appropriation du
roman policier par les cultures méditerranéennes et en particulier par celles de l’Algérie,
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de l’Italie et de l’Espagne. Nous avons tenté, à travers cette approche, de déceler des
aspects communs qui transcendent les dimensions strictement nationale et régionale
pour s’inscrire dans une perspective méditerranéenne.
La matière littéraire éparse constituée par les oeuvres de Yasmina Khadra, de Giorgio
Todde et d’Andreu Martín, tous trois auteurs issus de cultures différentes et s’exprimant
respectivement en français, en italien, et en catalan et castillan, ne rend pas le
rapprochement tout à fait évident. Ce n’est que dans la volonté de percer la croûte
subtile des apparences pour tenter d’aller voir plus loin que l’approche d’une matière si
variée peut trouver son meilleur épanouissement. Yasmina Khadra, auteur algérien
débute sa carrière d’écrivain à succès en 1997 avec la parution de Morituri, roman noir
qui s’impose vite dans le panorama littéraire comme exemple de roman policier algérien
accompli. Giorgio Todde, romancier sarde, se fait connaître par le grand public tout
d’abord en Italie, en 2001, avec son giallo historique Lo Stato delle anime, et par la
suite au-delà des frontières nationales. Enfin Andreu Martín, auteur catalan, digne
dépositaire des mille facettes de la ville de Barcelone, publie en 1979 ses deux premiers
romans policiers ayant pour titre Aprende y calla et El Señor Capone no está en casa,
suivis par la suite d’une production très prolifique. De ces données, énoncées ici de
façon succincte sur les trois romanciers, on peut relever d’emblée que le choix même du
corpus d’auteurs regroupe des horizons différents ne présentant pas au premier abord
des points communs notables. Les seuls éléments qui émergent comme pertinents à ce
sujet sont le choix du genre policier de la part des trois écrivains et le déploiement de la
période historique qui étale les premières parutions de leurs oeuvres allant des années 80
à l’an 2000. L’objet de leurs récits ainsi que leur style d’écriture ne nous permettent pas
non plus d’établir des lignes de convergence évidentes. C’est ainsi que s’est profilée
l’exigence d’une approche particulière qui prenne en compte la spécificité générique, en
même temps que sa mise en contexte dans un cadre plus ample.
Dans cette perspective la Méditerranée, origine commune, est l’élément déterminant
l’inscription dans une histoire d’échanges millénaires où des legs ensevelis
réapparaissent malgré le temps et les différences. Cependant ce n’est qu’en conclusion
de l’étude des particularismes de chaque auteur que la Méditerranée apparaît comme
hypothèse de jonction prégnante.
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L’intérêt de cette thèse est donc d’avancer des lignes de réflexion sur
l’exploitation spécifique du genre policier en Méditerranée en mettant en exergue, d’une
part des références critiques qui en supportent la valeur théorique, d’autre part des
références spécifiques relatives à chacun des trois auteurs, et enfin des lignes de
convergence et de divergence apparaissant entre ces univers littéraires et culturels.
Ce voyage qui trouve son point de départ dans ce qui s’impose comme le
seul point reliant fortement les trois auteurs, fait que notre étude tend à remonter de ce
même point pour ébaucher un scénario beaucoup plus vaste. Notre cheminement
commence avec l’analyse de la donnée la plus évidente : le choix du genre policier de la
part de nos trois romanciers. Yasmina Khadra, Giorgio Todde et Andreu Martín ont tous
les trois indéniablement élu à un moment ou à un autre de leur carrière le genre policier
avec des résultats réussis et tout à fait spécifiques.
Malgré les apparences et les idées longtemps soutenues par la critique qui a
voulu voir dans le roman policier une « machine à écrire1 » dont l’aspect normatif
limitait toute valeur esthétique, le genre traverse les époques et les pays en
accompagnant leurs évolutions. La relation intrinsèque qui relie le roman policier à la
modernité est en ce sens symbolique de sa capacité à traverser le temps et à opérer des
passages. Certes, le concept même de modernité est en soi extrêmement complexe. Si
nous l’empruntons dans ce contexte, c’est pour signifier avant tout les transformations
socioculturelles ayant eu lieu au cours de la période historique allant de la fin du XIXe au
XXe siècle. Le policier, qui exprime plus que tout autre l’évolution vers une société
capitaliste et bourgeoise, maintient aux cours des siècles une relation privilégiée avec le
tissu socio-économique et culturel constitutif de l’assise sociale moderne.
Dans l’articulation spécifique qui relie le genre aux auteurs étudiés, il a été
question, entre autre, de la manière dont le policier opère pour la reconstruction de
l’Histoire en se faisant recherche identitaire. Nous avons pu creuser des pistes de
recherche tendant à approfondir les liens existant entre la forme d’expression littéraire et
la matière historique même. À la croisée de l’Histoire et des histoires, le roman policier
questionne fortement la limite entre fiction et réalité en lui assignant une place de
premier plan. C’est bien cette attention toute particulière du genre pour tout ce qui se
1 Ou bien une « machine à lire » avec référence directe à l’ouvrage de Thomas Narcejac, Une machine à
lire : le roman policier, Genève, Gonthier, 1975.
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positionne entre le Réel et le Fictif, entre le Vrai et le Faux, qui est un élément de forte
charge romanesque. Or, nous retrouvons encore une fois, dans cet aspect, le caractère
liminaire d’un genre qui joue et déjoue toute frontière conceptuelle, formelle,
géographique, culturelle. La volonté de faire émerger cette spécificité nous a donc
amené à questionner l’éventuelle articulation entre policier, Histoire, mythe, et vérité.
Cette articulation, bien que très complexe, permet de mieux éclairer les qualités
intrinsèques au genre et leur exploitation spécifique de la part des auteurs étudiés.
Dans le traitement des modalités d’appropriation du genre par les cultures
italienne, algérienne et espagnole nous avons pu faire émerger des éléments reliant les
trois cultures d’appartenance. Il n’est donc pas anodin par exemple de constater qu’en
Italie, tout comme en Algérie et en Espagne, le roman policier ait été diffusé assez
tardivement par rapport aux pays qui l’ont vu naître. L’Italie, l’Algérie et l’Espagne
manquaient à cette époque d’une véritable économie capitaliste, ainsi que d’une classe
bourgeoise forte et de structures urbaines capables d’entraîner la naissance d’une police
locale et donc l’implantation du roman policier. Les premières représentations policières
se font donc jour par des ouvrages de traduction ou bien par des écrits qui se montrent
assez proches des modèles anglo-saxon ou français. Ce n’est que dans un deuxième
temps que ces trois pays produiront des romans policiers plus proprement
« autochtones ».
Dans l’étude consacrée aux caractéristiques de l’écriture, nous retrouvons
des éléments, analysés dans la première partie, qui revêtent dans ce contexte un intérêt
spécifique. Par ces renvois internes, notre travail de recherche peut facilement se prêter
à une lecture transversale où chaque partie en éclaire une autre dans sa globalité aussi
bien que dans ses aspects circonscrits. Les traits caractérisant l’écriture de chaque auteur
rejoignent ainsi fortement les différents points de l’échafaudage théorique. Il nous a
alors été possible de constater d’une part la validité des réflexions théoriques avancées
dans la première partie et d’autre part de faire apparaître les points de croisement dans
les poétiques des trois auteurs. Par exemple, le rapport à l’Histoire auquel nous avons
dédié une large section de la première partie est un élément indispensable pour saisir la
portée de l’oeuvre de Giorgio Todde aussi bien que celle de Yasmina Khadra. De
manière très différente les deux écrivains modulent cette même composante du genre en
rendant accessible au lecteur une réalité socio-historique qui est celle de leur terre
d’origine. Le rapport au temps, de manière générale, se révèle indispensable pour
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comprendre la spécificité des cultures méditerranéennes aux prises avec les
changements socio-économiques majeurs du monde occidental. Devant la difficulté
d’articuler une culture où la tradition revêt un poids particulier, la temporalité cyclique
et millénaire se heurte à l’hégémonie toute moderne de la simultanéité et des formes de
communication en temps réel.
L’écart savamment entretenu par le roman policier entre fiction et réalité se
manifeste différemment dans les expressions littéraires des trois écrivains, enrichissant
ainsi la palette des exploitations possibles du genre. L’importance de l’enquête sociale
permet de rendre accessible à tout lecteur des réalités souvent dysphoriques et difficiles
à saisir dans leur complexité. Le romanesque dépasse en ce sens le souci de pure
documentation en parvenant à reconstituer des cadres composites et difficiles d’accès.
L’action de voiler pour ensuite dévoiler les engrenages internes du système sociétal en
question est en soi emblématique de la portée attestatrice du genre.
L’étude comparée des trois auteurs permet de mieux dessiner ces
caractéristiques propres au policier et de retrouver, avec la singularité caractérisant
chaque auteur, des éléments les reliant les uns aux autres. Malgré cela, l’exemple
représenté par l’oeuvre des trois écrivains constitue pour chacun d’entre eux un univers
en soi. Nous retrouvons donc dans des ingrédients tels que l’importance assignée à
l’Histoire, les rapports de force constitutifs de l’assise sociale, la violence endémique et
la continuelle quête identitaire entraînant la question de l’altérité, les signes évidents ou
refoulés d’une matrice commune : la Méditerranée.
La Méditerranée est ainsi conçue non seulement comme espace géographique en
partage mais également comme espace réel et imaginaire, marquant les relations à
l’Autre ainsi qu’une certaine vision du monde ou manière d’être au monde. La matière
littéraire permet ainsi de sonder l’impact des représentations dans le rapport de l’homme
à son environnement et de voir comment l’environnement conditionne les
représentations humaines. Dans le développement de ces réflexions nous nous sommes
servis de l’apport d’une approche « géocritique » qui nous a permis d’approfondir la
relation au temps mais surtout à l’espace. La perception et la représentation de cet
espace méditerranéen deviennent, dans cette visée, objets d’étude afin de déceler les
portées culturelle et symbolique inscrites dans les lieux. Dans cette conception de la
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Méditerranée en tant qu’espace physique et symbolique en partage, toute donnée
géographique appelle une donnée historique. L’Histoire, entendue comme « longue
durée » selon l’acception de Braudel, marque ces territoires aux histoires millénaires
entremêlées. Espace et temps constituent à ce titre le binôme indispensable pour la
saisie d’une présupposée culture méditerranéenne.
L’intérêt porté à la Méditerranée dans l’étude de ces trois auteurs nous a conduit
à questionner ce qui habite les peuples méditerranéens dans leur relation à la mer et au
monde. Il a été alors question d’insularité, de rapport à la langue et à la culture orale, ou
encore de rapports de force dans la constitution des assises sociétales méditerranéennes.
En dernier lieu nous avons abordé le thème de la Méditerranée entre individuel et
collectif en nous appuyant sur l’analyse de certains aspects des oeuvres respectives de
Giorgio Todde et de Yasmina Khadra. Les deux auteurs, chacun à sa manière, apportent
une analyse fine de la société dont ils sont issus en nous permettant d’enrichir notre
aperçu sur les sociétés méditerranéennes. Dans la troisième partie de notre travail nous
avons donc voulu jeter les bases d’une réflexion qui loin de s’épuiser sur les points
développés ne fait qu’ouvrir de nouvelles pistes de recherche nous laissant présager de
futurs développements et approfondissements. L’enquête menée au fur et à mesure de
l’avancement de cette étude nous mène en conclusion sur les pistes de la Méditerranée
en tant que source et matrice commune, où la fin et l’origine se rejoignent dans un
mouvement circulaire et cyclique.