Le Moine, l’ottoman et la femme du grand argentier - Livres - Limag
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Livre

KHOURY-GHATA, Vénus
Le Moine, l’ottoman et la femme du grand argentier


 
Lieu : Arles
Éditeur : Actes Sud
Année : 2003
ISBN : 978-2742741199
Pages : 208 p.
Type : Roman
Collection, autres éditions : ,
Notations :

Droits sur leurs montures, sept hommes attendent depuis deux jours que la porte du monastère de Faucon s’ouvre devant eux. La nuit brutale sur ces hauteurs fait basculer leur tête vers les encolures qu’ils étreignent dans un grand vertige de sommeil. Deux jours face au portail géant et au judas encadrant le même visage, celui du moine portier terrifié par ces hommes venus de l’autre côté de la Méditerranée et qui parlent un français rude, pareil à des cailloux malaxés. Il ouvrira les lourds battants quand son supérieur lui en donnera l’ordre. Or, celui-ci s’enferme dans un mutisme de mauvais augure pour les sept étrangers que rien ne semble décourager. Midi cloue ses rayons sur leur crâne. Le soir les recroqueville dans leurs vastes houppelandes en poil de chameau. Car il peut faire froid sur ce plateau, domaine exclusif des moines et des vautours. L’exaspération, la colère face au silence des religieux et des pierres les poussent l’un après l’autre à cogner sur les lourds vantaux qui tremblent, tremblent mais ne cèdent pas. Leur chef, reconnaissable à ses riches vêtements et à sa selle brodée, crie soir et matin la même phrase à l’adresse d’une silhouette furtive derrière une fenêtre grillagée au milieu de la grande façade.
“Ramène-moi ma femme partie avec un infidèle. Elle mérite la mort. Tes moines connaissent la Barbarie, qu’ils arpentent depuis des années à la recherche des captifs qu’ils rachètent. Je paierai.
— Il s’agit de bons chrétiens enlevés à leur famille, pas d’une pécheresse partie avec son amant, riposte l’ombre à travers les barreaux. Je vous conseille d’aller voir le pape. Seule Sa Sainteté pourra dissoudre votre mariage. Plus besoin de tuer cette femme et d’aller en enfer.
— Je viens de chez ton pape. Seule la mort, dit-il, peut séparer ceux unis par l’Eglise. C’est lui qui m’envoie chez toi. Il saura que tu as traité le grand argentier de Saint-Jean-d’Acre comme le dernier des hommes. Ouvre, l’abbé, avant que mes hommes fracassent ta porte et étripent tes frocards.”
Pour appeler “abbé” le supérieur de Cerfroid et “frocards” les moines, le grand argentier doit ignorer l’importance de l’ordre des trinitaires. Créé au XIIIe siècle, il s’est enrichi de plusieurs monastères répartis dans toute l’Europe. Le seul à s’intéresser au sort des voyageurs enlevés sur le sol d’Algérie. Six mille captifs rachetés par les moines de France, vingt mille par les déchaussés du Portugal, les moines italiens ont ramené dans leurs familles des centaines d’enfants devenus esclaves en Somalie et en Egypte. Honte à cet homme qui ose se présenter dans ce riche accoutrement devant des êtres qui ont fait vœu de pauvreté, réclamant une femme adultère à des moines qui observent la chasteté, et qui vocifère dans un lieu voué au silence, la parole étant admise dans le seul cadre de la prière.
Il crie qu’il n’a pas parcouru tout ce chemin pour s’entendre faire la morale par une soutane. Trois mois passés en mer, autant sur terre, suivi de ses deux neveux, trois domestiques, deux palefreniers et le curé de sa paroisse, nécessaire pour avoir leur entrée au Vatican.
Saint-Jean-d’Acre n’avait pas disparu de leur vue lorsqu’une tempête faillit renverser le bateau et ses occupants. Ils durent revenir en arrière, longer la côte : Tyr, Sidon, Beryte, l’île de Tortoïse, Nicosie, puis cette halte imposée à Rhodes pour réparer une avarie dans la coque et s’approvisionner en eau potable.
Est-ce le rappel de tous ces mauvais souvenirs qui excite les chevaux ? Les sabots tranquilles jusque-là raclent le sol, le creusent à la recherche du diable qui a certainement tout manigancé. Les hennissements sauvages, le grincement des mâchoires, le vacarme des fers ont ouvert le portail, non la main du portier. Un homme d’une étonnante maigreur se tient au milieu d’une cour tapissée de gravier. Il flotte dans sa chasuble de bure, à travers les lanières de cuir de ses sandales, ses pieds livides sont ceux du Crucifié auquel il tourne le dos. Père Thomas de la Sainte-Croix regarde sans les voir les étrangers qui ont forcé sa porte.
Impressionnés, les sept étrangers en colère dégringolent de leurs montures, s’agenouillent puis se signent avec ferveur.

Dans le réfectoire glacial, attablé devant une soupière fumante et un pichet de vin, le grand argentier dresse l’inventaire des malheurs qui l’ont frappé depuis que sa femme s’est enfuie avec l’émissaire du sultan ottoman Sélim III.
A l’entendre, c’est elle, Marie, qui a déchaîné la tempête au large de Tyr, elle qui a assoiffé les chevaux face à Rhodes, elle qui a troué la coque du navire et fait échouer le bâtiment face à Syracuse, un repaire de pirates. Trois nuits passées sur la grève à surveiller les charpentiers qui remplaçaient les lattes pourries, raccommodaient les voiles déchirées. Le grincement des mâts, le vacarme des vagues zébraient leur sommeil. Le jour, ils erraient comme des fantômes dans les rues ouvertes aux vents et demandaient dans chaque échoppe, chaque auberge si un couple d’étrangers avait traversé l’île.
C’est pour la ramener chez elle, que lui, descendant d’une lignée de grands argentiers porteurs du titre depuis la première croisade en Terre sainte, s’est aventuré jusqu’à Rome et ce pape sans cœur qui lui a signifié qu’il ne pouvait rien pour lui tant que sa femme serait en vie.
“Je paie, l’abbé”, répète-t-il après chaque gobelet vidé.
Phrase refrain, il s’y appuie pour convaincre l’homme pâle qui l’écoute avec dégoût et compassion de faire le nécessaire pour retrouver sa femme. Phrase accompagnée d’une bourse posée bruyamment sur la table aux tavelures aussi profondes que les rides sillonnant le visage du religieux qui ne sait par quel bout prendre cet hôte bouillonnant et irrespectueux.
La tête serrée entre ses mains, le religieux compatit aux malheurs de celui qui a laissé refroidir sa soupe, émietté son pain, car rien à part le vin ne trouve grâce à ses yeux. Un vin capiteux vendangé sur place, tiré par les moines qui n’en connaissent pas le goût et qui rend si lente, si lourde l’élocution de l’étranger. Son poing frappant la table fait déborder le breuvage. Il ne s’en excuse pas, ni n’essuie sa main, aveugle à tout ce qui n’est pas sa femme et son amant, l’émissaire du sultan Sélim en Terre sainte, son émissaire partout car il a mis toute sa confiance dans ce fourbe circassien, jadis simple mercenaire, élevé pour on ne sait quelles raisons dans la hiérarchie de l’Etat. Un païen, voleur d’épouses qu’il enterrera avec la traîtresse dans le même trou, creusé bien avant son départ sur ses propres terres, car il a tout prévu, même la missive qu’il enverra à son maître pour lui annoncer que son envoyé gît sous trois mètres de gravats et de crachats.
“Retrouvez-le, l’abbé, qu’il me rende ma femme. La place de Marie est sous mon toit.” Celui qu’il s’entête à appeler l’abbé est troublé par tant de contradictions. Vouloir en même temps sa femme sous son toit et sous terre n’est pas plausible pour un esprit simple comme le sien. Sa stupéfaction est grande devant la tête qui bascule, le visage à plat sur la table et ce long sanglot que rien ne semble pouvoir arrêter. Le grand argentier pleure sa femme avant de la tuer.
“L’enfer décrit par les Evangiles, c’est finalement l’amour d’une femme”, se dit le supérieur des trinitaires. Son regard parcourt la table longitudinale, où les moines alignés par ordre d’âge, sourds aux menaces proférées et aux sanglots, continuent à manger. Les pleurs, les menaces appartiennent à un autre monde, celui des passions humaines. Les leurs sont divines, leur amour réservé à Dieu.
Le regard du vieillard va de tête en tête avant de s’arrêter sur celle du plus jeune. Mû par un pressentiment, le moine se retourne, enjambe le banc, puis se dirige droit vers son supérieur.
“Je te confie cet homme, frère Lucas. Il a de grandes peines. Essaie de lui être utile. Tu vas devoir aller très loin, sur des routes que tu n’as jamais foulées pour lui retrouver sa femme. Il te dira son nom, le nom de son compagnon et celui du pays où ils sont censés se trouver. Laisse-le dormir pour le moment. Il verra plus clair dans son cœur après une nuit de sommeil.”

Les sept hommes venus de Palestine ont quitté le monastère alors que l’aube venait de blanchir la crête de la montagne. Frère Lucas l’a su au bruit des sabots de leurs montures, devenu inaudible. Trois coups discrets sur la porte de sa cellule, le père supérieur est étonné de le voir habillé, prêt à partir. Il l’accompagne à l’écurie, lui tend le licou d’un âne : “une bête aussi jeune que toi”, précise-t-il, ainsi qu’une miniature représentant une jeune femme allongée sur un divan rouge. Une très jeune femme. Le plan qu’il a tracé à son intention comporte des haltes dans des couvents, dans des prieurés ou chez de simples curés de paroisses.
“Après Lyon, tu obliqueras vers Perpignan et les Pyrénées, que tu franchiras pour atteindre l’Espagne puis le Maghreb où le couple d’amants se cache, d’après les renseignements du mari. Dans cette bourse, tu as de quoi racheter dix captifs et convaincre cette femme, si jamais tu croises son chemin, de revenir chez elle. Son nom est simple à retenir : Marie. Jaafar est le prénom de son compagnon. Inutile de les chercher dans un endroit fixe, les fonctions de l’homme l’envoient un peu partout dans l’Empire ottoman. Essaie de faire durer le plus longtemps possible le pain et les fruits secs que j’ai mis dans la selle.”
Le grand portail refermé derrière lui, le moine est livré au monde qu’il apercevait jusqu’à ce jour à travers les barreaux de sa cellule. Le supérieur de Faucon l’avait recueilli au berceau après la mort de ses parents, victimes de l’épidémie de typhus qui ravagea la région il y a vingt ans. Lucas n’a jamais dévalé la pente qui mène au village, jamais piétiné le moindre chemin, ou arpenté la moindre prairie. Il s’est contenté du même paysage taillé à la mesure de sa lucarne : le coude d’un fleuve, un cimetière et quatre cyprès. Parfois apparaissait une silhouette qui peinait dans la montée : un pèlerin, peut-être un mendiant cherchant le gîte et le couvert pour la nuit, rien qu’une nuit.
Le cœur du moine bat comme un gong dans sa poitrine. A la peur d’affronter l’inconnu s’ajoute un sentiment d’exaltation qu’il a du mal à maîtriser. Il va voir de ses yeux les villes décrites dans les livres qu’il compulsait jusqu’à des heures tardives dans la bibliothèque riche d’ouvrages rares. Villes dont il vérifiait l’emplacement sur le globe terrestre qui entraînait le monde dans une folle sarabande au moindre vent se faufilant sous la porte.
La carte pliée dans la poche de sa soutane, il fait confiance à l’âne qui marche d’un pas décidé, le chemin menant vers l’Espagne ne semble pas avoir de secrets pour lui.
Midi le tasse sur sa monture qui commence à donner des signes de fatigue. Le moine l’attache à un arbre et s’adosse au tronc. Le village offert à ses yeux semble écrasé par la torpeur. Des volets fermés, hommes et bêtes font la sieste. Il se laisse contaminer par la langueur qui imprègne le paysage. Le sommeil coud ses paupières avec un fil de soie. Les toits de brique rouge, les murs ocre sont soudain pris dans un grand vertige. “Que le monde, vu de près, est beau”, balbutie-t-il avant de sombrer à son tour.
Combien de temps a-t-il dormi ? Un bruit de pas assourdissant le réveille en sursaut. Ils sont vingt, peut-être trente hommes et femmes armés de seaux, de pelles et de fourches à courir non loin de lui. Ils s’arrêtent à sa vue, se consultent du regard, deux bras le soulèvent par les aisselles. Une voix lui donne l’ordre de se lever :
“Debout, l’abbé. Tu vas éteindre le feu allumé par le diable.
— Quel diable ? s’informe-t-il.
— Comme s’il y en avait deux, ricane une vieille. Il s’agit du même. Il engrosse nos filles, brûle nos granges. Douze incendiées depuis la fin des semailles.
— Pourquoi les granges ? fait-il d’un ton hébété.
— A cause du petit Jésus né dans une étable, voyons.
— C’est que je n’ai pas de goupillon, ni d’eau bénite.”

Il les a déçus. C’est visible à leur air dédaigneux. Leur intérêt pour lui s’évanouit d’un coup. Les tenailles de chair lâchent ses bras. Ils lui tournent le dos, courent de plus belle pour rattraper le temps perdu, vocifèrent. “Les hommes sont si bizarres”, se dit-il en essuyant la sueur qui a inondé son front.
Le moine est bouleversé, la vie du couvent ne laissait aucune place à l’imprévu. Même répétition des gestes et mêmes visages avec le changement dû à la dégradation de l’âge. Et la mort au bout.