Le discours
autobiographique de Malika Oufkir est mis en forme par la journaliste Michèle
Fitoussi, qui s'en explique dans une assez longue préface. Malika Oufkir
raconte, Michèle Fitoussi écrit. Le projet d'ouvrage commun est lié à
l'instauration d'une relation personnelle amicale entre les deux femmes. -
hormis cette préface, le livre contient d'autres éléments de paratexte: une
dédicace étendue à presque tous les membres de sa famille, désignés par des
surnoms dont le sens n'apparaît qu'à la complète lecture du texte, de la part
de Malika Oufkir, suivie d'une courte dédicace de Michèle Fitoussi à sa fille.
Les remerciements sont rejetés en fin d'ouvrage et s'adressent à des amis. La
Table des Matières permet de saisir rapidement l'architecture du livre, partagé
en deux parties de longueur inégale. La première partie s'intitule
"L'Allée des princesses", titre aux riches connotations
aristocratiques, qui n'est pas non plus sans évoquer L'Allée du Roi de
Françoise Chandernagor: or du Roi, il est beaucoup question dans ce récit! Le
titre de la deuxième partie, "Vingt ans de prison", plus ouvertement
programmatique, crée un fort effet de rupture avec le précédent. - le livre ne
comporte pas d'Index, sans doute parce qu'il ne se veut pas livre d'Histoire,
mais l'abondance des références aux personnages les plus haut placés de
l'Histoire contemporaine du Maroc fait regretter l'absence de cet outil.
L'intérêt de ce témoignage est double. Les souvenirs de Malika
Oufkir portent d'abord sur le mode de vie du harem royal de Mohammed V puis de
Hassan II. Le lecteur y trouvera moins d'exotisme qu'il ne pourrait en rêver,
puisque ce mode de vie allie des pratiques ancestrales à une surconsommation
d'éléments de confort modernes. Quelques éléments de la vie privée du Roi
Hassan II éveillent la curiosité et renseignent sur sa personnalité
autoritaire. Malika Oufkir décrit certains comportements fort éloignés de ce
que le monarque défunt tenait à montrer de lui en public en matière de contrôle
de soi. L'ambivalence des sentiments de la jeune femme pour celui qui fut à la
fois père adoptif et bourreau interroge tout lecteur intéressé par les
processus psycho-affectifs. La deuxième partie, récit d'une captivité de plus en
plus coercitive, dévoile mieux encore le caractère cruel du souverain, acharné
à obtenir la "mort naturelle" des Oufkir par privation progressive de
soins médicaux, de nourriture, de lumière, de liens interpersonnels...A chaque
demande de grâce, les conditions de détention s'aggravent, directement
ordonnées par le Palais. L'incroyable évasion de Malika et de trois de ses
frères et soeur et l'errance qui s'ensuit donnent enfin à voir la vie des
Marocains, le quadrillage policier des villes, l'autocensure des privilégiés du
régime. Elevée au harem puis logée Allée des Princesses avec la demi-soeur du
Roi, Lalla Amina, Malika Oufkir passe ensuite une adolescence dorée dans
laquelle la compréhension de la réalité marocaine n'apparaît jamais. Le livre
ne propose aucune analyse politique, et les remarques concernant le Général
Oufkir sont affligeantes de sentimentalité personnelle. On est très loin par
exemple de la lucidité de Marie Chaix dans Les Lauriers du Lac de Constance.
Il est vrai que l'expérience de cette dernière, extrêmement traumatisante sur
le plan de la construction de la conscience de soi, n'a pas été marquée par la
menace de mort directe. Le deuxième intérêt du témoignage nous paraît là: dans
le récit des stratégies mises en oeuvre pour survivre à l'emprisonnement et à
la perte progressive de tous les repères identitaires de l'individu.
L'expérience se rapproche de celles qui ont été décrites par les survivants des
camps de concentration, auxquels Malika Oufkir fait explicitement référence. La
force du témoignage humain s'avère ici exceptionnelle. Des rêves éveillés de
recettes de cuisine à la lancinante question de la sexualité frustrée, des
tentatives de suicide collectif à l'invention, par une grande soeur soucieuse
de la santé mentale du groupe, d'un roman-feuilleton oral circulant de cellule
en cellule grâce à un bricolage de moyens de transmission génial, c'est la
volonté de survivre et de parvenir à conserver la dignité humaine qui
s'exprime. En ce sens, ce livre décevant pour qui s'intéresse à Oufkir et à son
rôle dans l'asservissement du Maroc aux intérêts du Roi s'avère porteur d'une
leçon de résistance qui force le respect.
Ce livre trouve
son complément quasi-naturel dans l'étude que Stephen Smith consacre au père de
Malika sous le titre Oufkir, un destin marocain, aux Editions
Calmann-Lévy. Les deux ouvrages ont paru au même moment, ont été tous deux
imprimés en mars 1999. Année du Maroc oblige?... Stephen Smith, journaliste à
Libération et spécialiste du continent africain, propose en 518 pages, dont les
dernières sont consacrées à un Index fourni, une enquête minutieuse qui replace
l'enlèvement et la détention de la femme et des enfants du Général Oufkir dans
un contexte historique largement restitué. La consultation des Archives du service
de l'armée de terre de Vincennes permet de reconstituer la carrière militaire
du jeune officier dévoué au Protectorat, baroudeur en Indochine, et dont
l'adhésion à la cause de l'Indépendance s'accompagne d'une stratégie
personnelle d'accès aux plus hautes fonctions de l'Etat. Ambitieux et dénué de
tout scrupule, Oufkir ne "dérape" qu'à l'occasion de ses démêlés
sentimentaux. Son ascension arrive à son point culminant après la tentative de
coup d'Etat de Skhirat, qui se solde pour lui par l'obligation de faire
fusiller plusieurs de ses meilleurs amis. L'épisode de l'affaire Ben Barka,
telle que la restitue l'auteur, va dans le sens d'une peinture de "destin
marocain" comme essentiellement tragique, marqué d'assassinats, de
trahisons, de remords inutiles, de prises de consciences inopérantes.
"Suicidé" de cinq balles dont deux dans le dos, le Général Oufkir
meurt sans avoir réussi à laisser la moindre trace positive de son parcours en
terre marocaine. L'ouvrage de Stephen Smith, nanti d'une bonne bibliographie,
invite donc à la méditation sur le devenir d'un pays dont les élites répètent à
l'envi le jeu mortel de la loi de la jungle.
Jeanne FOUET