Malika Oufkir et Michèle Fitoussi: La Prisonnière,  
Paris, Grasset, 1999. 335 pages.

Le discours autobiographique de Malika Oufkir est mis en forme par la journaliste Michèle Fitoussi, qui s'en explique dans une assez longue préface. Malika Oufkir raconte, Michèle Fitoussi écrit. Le projet d'ouvrage commun est lié à l'instauration d'une relation personnelle amicale entre les deux femmes. - hormis cette préface, le livre contient d'autres éléments de paratexte: une dédicace étendue à presque tous les membres de sa famille, désignés par des surnoms dont le sens n'apparaît qu'à la complète lecture du texte, de la part de Malika Oufkir, suivie d'une courte dédicace de Michèle Fitoussi à sa fille. Les remerciements sont rejetés en fin d'ouvrage et s'adressent à des amis. La Table des Matières permet de saisir rapidement l'architecture du livre, partagé en deux parties de longueur inégale. La première partie s'intitule "L'Allée des princesses", titre aux riches connotations aristocratiques, qui n'est pas non plus sans évoquer L'Allée du Roi de Françoise Chandernagor: or du Roi, il est beaucoup question dans ce récit! Le titre de la deuxième partie, "Vingt ans de prison", plus ouvertement programmatique, crée un fort effet de rupture avec le précédent. - le livre ne comporte pas d'Index, sans doute parce qu'il ne se veut pas livre d'Histoire, mais l'abondance des références aux personnages les plus haut placés de l'Histoire contemporaine du Maroc fait regretter l'absence de cet outil.

L'intérêt de ce témoignage est double. Les souvenirs de Malika Oufkir portent d'abord sur le mode de vie du harem royal de Mohammed V puis de Hassan II. Le lecteur y trouvera moins d'exotisme qu'il ne pourrait en rêver, puisque ce mode de vie allie des pratiques ancestrales à une surconsommation d'éléments de confort modernes. Quelques éléments de la vie privée du Roi Hassan II éveillent la curiosité et renseignent sur sa personnalité autoritaire. Malika Oufkir décrit certains comportements fort éloignés de ce que le monarque défunt tenait à montrer de lui en public en matière de contrôle de soi. L'ambivalence des sentiments de la jeune femme pour celui qui fut à la fois père adoptif et bourreau interroge tout lecteur intéressé par les processus psycho-affectifs. La deuxième partie, récit d'une captivité de plus en plus coercitive, dévoile mieux encore le caractère cruel du souverain, acharné à obtenir la "mort naturelle" des Oufkir par privation progressive de soins médicaux, de nourriture, de lumière, de liens interpersonnels...A chaque demande de grâce, les conditions de détention s'aggravent, directement ordonnées par le Palais. L'incroyable évasion de Malika et de trois de ses frères et soeur et l'errance qui s'ensuit donnent enfin à voir la vie des Marocains, le quadrillage policier des villes, l'autocensure des privilégiés du régime. Elevée au harem puis logée Allée des Princesses avec la demi-soeur du Roi, Lalla Amina, Malika Oufkir passe ensuite une adolescence dorée dans laquelle la compréhension de la réalité marocaine n'apparaît jamais. Le livre ne propose aucune analyse politique, et les remarques concernant le Général Oufkir sont affligeantes de sentimentalité personnelle. On est très loin par exemple de la lucidité de Marie Chaix dans Les Lauriers du Lac de Constance. Il est vrai que l'expérience de cette dernière, extrêmement traumatisante sur le plan de la construction de la conscience de soi, n'a pas été marquée par la menace de mort directe. Le deuxième intérêt du témoignage nous paraît là: dans le récit des stratégies mises en oeuvre pour survivre à l'emprisonnement et à la perte progressive de tous les repères identitaires de l'individu. L'expérience se rapproche de celles qui ont été décrites par les survivants des camps de concentration, auxquels Malika Oufkir fait explicitement référence. La force du témoignage humain s'avère ici exceptionnelle. Des rêves éveillés de recettes de cuisine à la lancinante question de la sexualité frustrée, des tentatives de suicide collectif à l'invention, par une grande soeur soucieuse de la santé mentale du groupe, d'un roman-feuilleton oral circulant de cellule en cellule grâce à un bricolage de moyens de transmission génial, c'est la volonté de survivre et de parvenir à conserver la dignité humaine qui s'exprime. En ce sens, ce livre décevant pour qui s'intéresse à Oufkir et à son rôle dans l'asservissement du Maroc aux intérêts du Roi s'avère porteur d'une leçon de résistance qui force le respect.

Ce livre trouve son complément quasi-naturel dans l'étude que Stephen Smith consacre au père de Malika sous le titre Oufkir, un destin marocain, aux Editions Calmann-Lévy. Les deux ouvrages ont paru au même moment, ont été tous deux imprimés en mars 1999. Année du Maroc oblige?... Stephen Smith, journaliste à Libération et spécialiste du continent africain, propose en 518 pages, dont les dernières sont consacrées à un Index fourni, une enquête minutieuse qui replace l'enlèvement et la détention de la femme et des enfants du Général Oufkir dans un contexte historique largement restitué. La consultation des Archives du service de l'armée de terre de Vincennes permet de reconstituer la carrière militaire du jeune officier dévoué au Protectorat, baroudeur en Indochine, et dont l'adhésion à la cause de l'Indépendance s'accompagne d'une stratégie personnelle d'accès aux plus hautes fonctions de l'Etat. Ambitieux et dénué de tout scrupule, Oufkir ne "dérape" qu'à l'occasion de ses démêlés sentimentaux. Son ascension arrive à son point culminant après la tentative de coup d'Etat de Skhirat, qui se solde pour lui par l'obligation de faire fusiller plusieurs de ses meilleurs amis. L'épisode de l'affaire Ben Barka, telle que la restitue l'auteur, va dans le sens d'une peinture de "destin marocain" comme essentiellement tragique, marqué d'assassinats, de trahisons, de remords inutiles, de prises de consciences inopérantes. "Suicidé" de cinq balles dont deux dans le dos, le Général Oufkir meurt sans avoir réussi à laisser la moindre trace positive de son parcours en terre marocaine. L'ouvrage de Stephen Smith, nanti d'une bonne bibliographie, invite donc à la méditation sur le devenir d'un pays dont les élites répètent à l'envi le jeu mortel de la loi de la jungle.

Jeanne FOUET