C'est un beau livre de photos, toutes en
couleurs, de Ali Marok, photographe algérien, ancien reporter de télévision et
d'actualités, agrémentées de textes extraits d'écrits de Tahar Djaout, choisis
et ordonnés par Farida Aït Ferroukh (bien que ceci ne soit pas dit dans la
présentation). Le regretté Tahar Djaout n'a donc vu ni les photos ni la maquette
de ce livre ; cependant, ce montage n'en souffre guère tant la poésie et
le choix de ses textes font parler les images. Entre les citations de T. Djaout
de longs commentaires orientent le lecteur pour introduire les différents
chapitres : le signe et la mémoire, p. 11 ; vigies ; la mer,
l'exil ; Bejaïa, une ville au destin de capitale ; la Kabylie (p.
145-150), courte présentation générale de F. Aït Ferroukh en guise de
conclusion. Une bibliographie de vingt cinq titres termine ce voyage
initiatique.
"Le
signe et la mémoire" sont illustrés de photos sur l'architecture de ruines
romaines, décorées de signes géométriques et de ceux des poteries, des ikoufan (jarres en terre crue décorées
de reliefs géométriques, servant de réserves pour le grain et la nourriture),
par de beaux documents de maisons de pierres dont les décors ajourés de briques
pleines rappellent ceux des maisons yéménites. Les intérieurs des maisons avec
leurs animaux et leurs ustensiles sont de véritables documents ethnographiques,
ainsi que la cuisson des poteries, le pressage des olives ou les portraits des
travailleurs, hommes et femmes. "Mais le contenu symbolique s'étant
amenuisé puis perdu au fil des générations, l'artisan d'aujourd'hui reproduit
avec application les mêmes motifs millénaires, sans se soucier de leur
signification".
Dans
le chapitre intitulé "Vigies", l'cite quelques- unes de ces vigies
qui ont marqué l'histoire de la Kabylie et de sa littérature : Si Saïd
Boulifa, Jean-El Mouhoub Amrouche et sa soeur Taos, Ali El Hammany, Bachir Hadj
Ali, Malek Haddad, Mouloud Mammeri qui a fait redécouvrir Si Mohand ou M'hand,
Mouloud Feraoun et bien d'autres chantres de ce beau pays, rude, pauvre,
toujours sanctionné par tous les pouvoirs mais resté jusqu'à présent
irréductible. Les photos illustrent bien le travail des hommes et des femmes,
la diversité des paysages au cours des saisons.
Bien
que "tournant le dos à la mer", les Kabyles restent fascinés par le
grand large qui fait rêver, mais qui est aussi l'espace vers l'exil, la séparation,
l'aventure heureuse ou douloureuse, l'espoir enfin. Un poème de T. Djaout
illustre l'une de ces belles pages : "La mer, qui a déjà abrité
toutes les souillures – et mes châteaux d'enfance – m'invite au partage du
ressac... je lui lèguerai mon squelette" (Solstice d'été). .
Suivent
vingt pages sur le destin glorieux de Bejaïa "une ville au destin de
capitale", avec un texte de T. Djaout sur cette ville prestigieuse chargée
d'histoire et de saints puis un texte rédigé par F. Aït Ferroukh sur ce qu'il
faut savoir de la Kabylie à l'usage du néophyte pour mieux comprendre ce pays
et sa civilisation. Un croquis géographique illustre la position des trois
grands massifs montagneux : le Djurdjura, la chaîne des Bibans et les
Babords, avec les grandes voies terrestres, les principales rivières et les
principaux caps maritimes.
Ce
livre honnête, sans complaisance ni superlatif, honore ses auteurs et
contribuera à faire mieux connaître la Kabylie et ses habitants. Il évoque
l'une des régions les plus importantes de l'Algérie d'où sont parties presque
toutes les révoltes depuis des siècles, où règnent l'honneur, la fierté et une
indépendance farouchement défendue au prix d'une dure pauvreté. Pays de
contraste, la Kabylie offre l'image "d'une contrée âpre et démunie mais en
même temps très évoluée en comparaison à d'autres régions du pays" (p.
59). Ayant bénéficié d'une infrastructure scolaire appréciable depuis la fin du
19ème siècle, la Kabylie a fourni un nombre important d'intellectuels et
d'artistes à l'Algérie. Pourquoi faut-il aujourd'hui que ces artistes et ces
intellectuels soient abattus dans leur pays ou contraints à l'exil ? L'on
rêve d'un pays réconcilié avec lui-même et qui retrouve son dynamisme dans la
diversité de ses cultures, de ses langues et de ses savoirs.
Marceau Gast.