Hédi Abdel-Jaouad, Fugues de Barbarie, Les écrivains maghrébins et le surréalisme, éd. Les Mains Secrètes, New York-Tunis, 1998.

C’est sous le signe de l’échappée que Hédi Abdel-Jaouad inscrit son travail ; car c’est un voyage que proposent ses Fugues de Barbarie, livre-traversée qui nous emporte auprès de « Abdallah Rimbaud », de « Breton l’Arabe », de Dib, de Kateb, des « Souffleurs », de Garmadi le Bédouin de Tunis... Les rencontres sont nombreuses et fertiles qui nous mettent à l’écoute du dialogue de tous ces membres de la confrérie des dissidents, des orphelins, de ceux qui écrivent parce que, justement, « tout est écrit ».

L’étude peut être divisée en trois parties : la première, générale, s’applique à éclairer la démarche en distinguant le surréalisme historique du surréalisme ontologique. Plus qu’un courant littéraire, le surréalisme apparaît comme une force de débordement dont les manifestations se reconnaissent au-delà du xxe siècle français. La démarche rend compte d’une relation particulière au langage fondée sur une disposition à rester à l’écoute des voix profondes de l’être, et appuyée toutefois sur une position historique qui installe le travail littéraire dans un mouvement de libération générale. Partant de là, H. Abdel-Jaouad s’autorise nombre de croisements heureux mis en évidence dèjà dans les titres (« Breton est-il arabe ? », « Abdallah Rimbaud ou l’ancêtre poétique »...). De là vient aussi l’aspect d’itinéraire que soulignent d’autres titres (« de la crypthesthésie surréaliste à la cryptostase maghrébine », « De la quête du surréel à la conquête du surréalisme », « Du surréel au surréalisant »...). La traversée qu’entreprend H. Abdel-Jaouad est donc générale et multiple ; elle se fait selon un mouvement d’échappée qui rend compte du refus de la stagnation et d’une volonté de bousculer les barrières. Dans cette première partie de l’ouvrage, le propos se veut panoramique et traite des percées maghrébines à partir des années 50. Tout en reconsidérant, selon sa démarche particulière, les grandes figures de la fondation et de l’épanouissement de la littérature maghrébine de langue française (Amrouche, Feraoun, Sefrioui, la revue Souffles, Hadj Ali, Boudjedra, Farès, Meddeb...), l’étude permet la découverte et l’occasion de s’arrêter aussi sur des écrivains moins connus ou inconnus dont les textes cités -certains inédits- montrent tout l’intérêt (A. Chorfi, H. Bourial, F. Lariby, L. Chérif...).

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée au « Surréalisme maghrébin en ses oeuvres vives ». M. Dib, Kateb Yacine, J. Sénac, M. Khaïr-Eddine, H. Tengour et S. Garmadi sont abordés comme les auteurs d’autant de variations sur les plongées et les écarts qui éclairent la démarche « surréaliste ». Certes, H. Abdel-Jaouad entreprend sa recherche comme un prolongement et un approfondissement de l’article de H. Tengour, « Le surréalisme maghrébin » (Peuples méditerranéens, n° 17, 1981), mais son propre élan me semble à reconnaître dans la dernière partie du livre où il éclaire une belle perspective définie par la pertinente et heureuse notion de soufialisme. Par la mise en oeuvre d’une poétique de l’hétérogène, l’écrivain maghrébin réalise sa fugue en perturbant les fixités et en cultivant le divers ; et « comme les surréalistes, et bien avant eux les soufis, les maghrébins vont « excéder » et faire déborder les lieux communs de l’écriture : ils vont cultiver, chacun à sa façon, l’amour fou, la folie, le rêve et l’exploration de l’inconscient ; bref, ils vont faire valoir l’hétérogène aux dépens de l’homogène, le romantique à la place du classique, l’archaïque dans le moderne » (p. 226).

H. Abdel-Jaouad reconnaît sa dette envers H. Tengour qui « a été le premier, en 1980, à définir les paramètres et à énonccer les principes » de cette nouvelle optique. Cependant, il prolonge le travail de son prédécesseur en élargissant le propos dans une traversée remarquable d’un grand nombre d’oeuvres maghrébines éclairées par un sens aigu de la quête absolue fondatrice de toute entreprise littéraire : celle d’un langage authentique qui serait le point de rencontre de toutes les différences et construction de l’être total. Aussi faut-il rester à l’écoute de la part ontologique du surréalisme que H. Abdel-Jaouad souligne le long de son travail. Car la quête de l’écriture fait fi de la langue et de tout système, et s’installe dans l’infini mouvement fondateur de l’oeuvre. Et c’est parce qu’il ne se détourne pas de ce projet immense que l’auteur produit une recherche très dense, richement documentée (l’ouvrage comporte 784 notes en bas de pages !), dont la lecture est parfois ardue risquant la déroute entre les mille et une pistes qui s’esquissent. Là se trouve, me semble-t-il, l’un des intérêts majeurs de l’entreprise de H. Abdel-Jaouad, celui d’ouvrir la perspective pour d’autres recherches appelées à « sortir le discours critique sur le texte maghrébin des sentiers battus » (p. 243).

L’on ne peut que souhaiter la multiplication de ce genre d’études, aptes à entretenir le feu de la fugue dans la voie où il serait possible d’accomplir le voeu (vieux et toujours actuel) d’Ibn Arabi, celui d’une réalisation de Soi comme « Livre total et nuit noire et jour levant resplendissant ».

Najeh Jegham.