Nouvelliste,
essayiste et universitaire tunisien, Jelloul Azzouna est né à Menzel Temime en
1944. Après des études primaires à l’école franco-arabe de sa ville natale, il
rejoint le collège Sadiki où il obtient son baccalauréat en 1964. Il entame
alors ses études supérieures à la Faculté des Lettres de Tunis, qu’il poursuit
ensuite en France, à la Sorbonne où il obtient la licence puis la Maîtrise en
langue et littérature françaises en 1968. Passionné par la littérature
comparée, il consacre sa thèse de 3ème cycle qu’il soutient en 1977, à l’étude
des Inter-influences des littératures
arabe et romane au Moyen Age. De retour à Tunis, il enseigne le français
dans différents lycées, puis à l’Ecole Nationale d’ingénieurs avant d’être
nommé à la Faculté des Lettres et sciences Humaines de Tunis. En 1984, il
reçoit le prix de la Municipalité de Tunis pour son étude, Menzel Temime,capitale de la Dakhla dans laquelle il met en valeur
l’apport culturel de cette région en évoquant les grandes figures
intellectuelles de Menzel Temime et leurs œuvres. Azzouna est membre de l’Union
des Ecrivains Tunisiens et de bon nombre d’autres organisations et associations
culturelles. .
Chercheur
et écrivain bilingue, Azzouna est aussi à l’aise dans la littérature médiévale
occidentale à laquelle il a consacré de nombreuses études que dans la
littérature arabe où il a réalisé des travaux remarquables par leur audace et
leur rigueur comme notamment l’établissement du traité d’érotologie d'Ahmed al
Tifachi, Les Délices des cœurs, publié
en 1997.
Bien
qu’il ait écrit des récits en français comme en témoignent trois de ses
nouvelles -L’Epave, L’Illusion, et L’Attente – publiées dans des revues
tunisiennes, Azzouna est surtout considéré – et se considère aussi – comme un
nouvelliste de langue arabe. S’il a privilégié l’arabe comme langue de
création, c’est parce qu’il estime que c’est là l’unique moyen d’enrichir la
culture arabe et de contribuer à la transformer. Et c’est donc dans sa langue
maternelle qu’il a composé trois recueils de nouvelles et un roman qui ont été
bien accueillis par la critique littéraire. Ce sont :
-…Et demeure la question (Wa yabqa as souel, Maison Arabe du
Livre, 1981).
-Le Pain, l’amour et le délire (Al Khobz wal Hob wal Hedheyen,
Bouslama,1991).
-Le déshonneur, les criquets et les singes
(Al Ar wal jarad wal qirada,
Imprimerie de l’U.G.T.T.,1993).
-…Mon Amour pour qui ? (…Ichqi limen yabqa ? Sahar1998 ).
La
prédilection de Jalloul Azzouna pour la narration trouve son origine dans la
fascination qu’ont exercée sur lui dans son enfance les contes et les légendes
populaires tels que les lui racontaient sa mère et ses grands parents dans les
veillées familiales : « C’est à travers les contes que j’ai commencé
à connaître le monde », a-t-il déclaré. De ces récits qui ont bercé son
enfance, il restera des situations, un rythme, une langue et une voix qui se
feront sentir dans certaines de ces nouvelles où des personnages sont tour à
tour auditeurs ou narrateurs, et s’expriment en arabe dialectal. Azzouna a
ensuite nourri son goût de la fiction par la lecture. Il lit tout ce qui lui
tombe sous la main : romans arabes de Jorji Zayden, Taha Hussein, Khalil
Gibran..., romans français du 19e siècle, en particulier Dumas, Balzac et
Flaubert. Signalons à ce propos que l’auteur de Madame Bovary et de L’Education
sentimentale est explicitement cité dans le premier chapitre du roman Le déshonneur, les criquets et les
singes(p.9). Azzouna se dote ainsi d’une culture riche et ouverte dont
résulte une écriture originale qui allie la verve populaire- exploitation de
chansons, d’expressions idiomatiques et de proverbes tunisiens – à une
inspiration savante qui se manifeste en particulier par les nombreuses
épigraphes qui émaillent les textes de l’auteur et qui sont empruntées à des
auteurs aussi variés que Mallarmé, Camus, Michel Butor, Tahar Hammami et
d’autres. Cette écriture qui s’inscrit au croisement des civilisations, mêle
allègrement Orient et Occident, sens de la narration puisé dans la tradition
des Mille et Une Nuits, -souvent
citées- et tendance à l’analyse psychologique. .
On
peut distinguer dans l’œuvre narrative du nouvelliste, comme il l’a développé
lui-même dans une étude publiée en 1993 sous le titre La Nouvelle en Tunisie : Orientations et problèmes, quatre
étapes successives : D’abord, une inspiration lyrique et romantique qui
apparaît principalement dans les premières nouvelles du premier recueil…Et demeure la question et en particulier dans les nouvelles
intitulées Le Narcisse d’hier, La réalité
d’un jeune homme et Une audace
tardive ; ensuite une deuxième étape à laquelle l’écrivain a pratiqué,
sous l’influence de la lecture de la littérature surréaliste, une écriture
expérimentale qui privilégie la libre association d’idées et mêle rêve et
réalité comme cela apparaît principalement dans le récit qu’il a écrit en
français sous le titre de : Ecriture
automatique, mais la prise de conscience politique de l’auteur et sa
conviction en la nécessité de combattre l’oppression, l’injustice et
l’inégalité l’amena à se faire l’écho des préoccupations de ses concitoyens et
à opter pour une littérature engagée sans toutefois jamais tomber dans le
discours purement idéologique ni sacrifier la qualité artistique comme en
témoigne principalement le récit éclaté et émouvant du Déshonneur, les criquets et les singes où il est question des rêves
avortés, des ambitions déçues et de la révolte sauvagement réprimée d’une
génération, celle des années soixante-dix ;
enfin une dernière étape qui se caractérise par le retour à une écriture
classique alliant l’observation réaliste à une vision profondément symbolique
ainsi que le montrent la plupart des nouvelles qui forment … Mon amour pour qui ?
Cependant,
en dépit de cette évolution, le lecteur relève des constantes qui traversent
l’ensemble des textes, et qui consistent dans deux thèmes majeurs : d’une
part la dénonciation de l’oppression politique et sociale comme cela apparaît
principalement dans le roman dans Le
déshonneur, les criquets et les singes qui fait le procès d’un régime
policier et des masses aliénées et plaide pour la liberté et l’égalité, et
d’autre part l’exaltation de l’amour physique vécu la plupart du temps comme un
fantasme dénotant un haut degré de refoulement chez les personnages.
En
ce qui concerne ce dernier thème, il convient de préciser que la place majeure
accordée à la sexualité dans les nouvelles de Azzouna, témoigne de la volonté
de l’auteur de libérer sa société de tous les interdits qui l’accablent.
S’insurgeant contre les tabous qui pèsent sur la sexualité dans la société
arabo-islamique, et en particulier contre la tendance qu’on a eue à cantonner
celle-là dans des textes relativement marginaux comme les Jardins des délices, Azzouna qui a déjà loué la liberté avec
laquelle Ahmed al-Tifachi s’est exprimé sur ce sujet, s’attache au nom de la
vie qui se définit essentiellement à ses yeux par l’irrépressible élan
amoureux, à faire des fantasmes sexuels de ses personnages le principal thème
de bon nombre de ses nouvelles comme dans le dernier récit de… Mon amour pour qui ?
L’érotomanie
de ses héros trouve sans doute ses origines dans la fascination de la mère et
la conscience aiguë de la mort comme en témoignent la trame narrative et la
construction thématique de la nouvelle intitulée La Chaabnia. Celle-ci ne repose-t-elle sur la tragique association
d’Eros et de Thanatos ? Azzouna renouvelle ainsi le thème traditionnel du
jardin des délices en l’interprétant sous un angle symbolique et
philosophique : il montre, dans des scènes particulièrement envoûtantes
qui puisent leur force dans des images archétypales, que c’est souvent
l’épouvante de la mort et la conscience de la finitude qui jette les
personnages dans la frénésie de l’amour.
Moncef Khemiri.