De la quête la plus inassouvie à la théâtralité la plus tragique, chez Mohammed Dib

Mourida AKAICHI

 

La quête est à l’origine de l’œuvre de Dib comme d’autres oeuvres d’écrivains maghrébins. Car partant de la perte d’une patrie et l’ayant vécue et subie ; son écriture se fonde sur la quête du lieu perdu et de toute valeur qui redonne la dignité, la légitimité et la paix à tout peuple opprimé. Cependant la deuxième partie de son œuvre depuis les années 60 se charge d’une autre quête plus profonde et plus douloureuse. Celle-ci s’interroge sur la vie, l’existence, et surtout le langage et l’écriture à travers lesquels elle tend vers une signifiance, et par delà, une transparence du monde.

Cette quête va de pair avec une théâtralité souvent tragique qui incarne le côté représentatif et dramaturgique du système romanesque. Si la quête réside dans le contenu, la théâtralité vise plutôt le côté esthétique du roman. Elle touche à sa forme et à sa construction, car :

« La véritable notion centrale de la recherche esthétique ne doit pas être le matériau, mais l’architectonique, ou la construction, ou la structure de l’œuvre, entendue comme un lieu de rencontre et d’interaction entre matériau, forme et contenu ». [1]

Les techniques dramatiques

Parmi ces techniques, le mouvement est une composante essentielle dans les romans de Dib. Il constitue la démarche première et parfois fondamentale du héros. Il est en effet très fréquent que les personnages partent, reviennent, marchent, tournent, vibrent sur place, et parfois s’engagent dans une longue marche. Ce mouvement peut parfois devancer  les autres actions et devenir la raison du développement de l’écriture.

Dans La Danse du roi, la marche nocturne du groupe de personnages à travers la montagne s’effectue pour trouver une cache et échapper ainsi à l’arrestation. Le déplacement est d’ailleurs évoqué avant l’évocation de la quête, et présenté ainsi comme la condition de son déroulement. Cette quête se soumet alors à la longueur de la marche ; plus celle-ci progresse, plus on s’approche du but sans jamais l’atteindre. On parle beaucoup plus d’elle que de la cache. Et on plonge dans une lutte corporelle et un combat acharné contre des difficultés que l’on repère à travers le tourment et la souffrance des personnages et plus particulièrement de Slim.

Mais le mouvement est parmi les moyens privilégiés qui vont vers une quête de sens. Les Terrasses d’OrsolHabel et Cours sur la rive sauvage véhiculent dans l’apparence des recherches différentes, mais visent le même but qui se rapporte au sens. Les trois héros : Ed, Habel et Iven Zohar se confrontent à un monde mystérieux. Ed, héros de Terrasses d’Orsol découvre dans la ville de Jarbher une énigme, la fosse qui abrite des êtres étranges. Habel, exilé par son frère, se trouve dans Paris dont les secrets lui restent dérobés. Et Iven Zohar est entraîné par son épouse Radia transformée en Hellé, vers une ville merveilleuse. Dans ces situations, tous les trois vont à la recherche d’un sens. Ed a pour but de déchiffrer la fosse, il faut donc qu’il aille sur les lieux afin de découvrir le secret de ce lieu et de ses êtres.

Iven Zohar s’engage dans un long voyage à la poursuite de Radia dans l’espoir de l’atteindre et de comprendre sa ville. Celle-ci lui échappe à chaque fois qu’il croit la voir ou l’approcher, et lui dérobe toute transparence. Habel effectue une autre sorte de déplacement, il se fixe un rendez-vous tous les soirs dans un carrefour et attend. Qu’attend-il ? la femme qu’il aime Sabine/Lily, mais à travers cette attente, il veut comprendre le monde qui l’entoure. L’attente n’amène rien, ce qui renouvelle les rendez-vous ; et d’un soir à l’autre, elle se maintient et le déplacement devient un acte qui conduit au crime et à la mort. L’échappée de la quête entraîne la multiplication du mouvement pour atteindre la course jusqu’à devenir errance ; puis atteint l’épuisement car la quête s’avère dans les trois romans impossible à assouvir.

Toutefois l’épuisement du déplacement cède la place à un autre, plus profond et plus ancré dans le roman : celui de son écriture, de ses idées en vue d’une quête plus profonde, celle d’une écriture significative. Il converge vers une sorte d’impuissance du personnage dans sa recherche, et la quête devient alors plus générale et plus profonde.

La recherche du nom dans Les Terrasses d’Orsol touche l’homme jusqu’à son existence et alors se relie à celle de la vérité. Cette quête concentrée donc autour du nom des êtres de la fosse, rejoint à chaque fois l’innommable. Mais au fond, elle est véhiculée à travers l’aventure de l’écriture pour donner un sens aux mots. Elle rappelle celle du héros de Habel qui ne cesse de se déplacer pour comprendre le monde qui l’entoure ; pour déchiffrer la parole qui non seulement harcèle et déstabilise, mais se fait à chaque fois énigme.

Sans le déplacement, le narrateur ne peut espérer trouver ni atteindre Radia dans la mesure où celle-ci est dotée d’un pouvoir magique, de même que l’auteur, sans un mouvement de l’esprit et de l’imagination dans le monde des idées et de l’écriture, ne peut atteindre le sens.

Ainsi, le mouvement du personnage en vue d’une quête emporte l’écriture ; il arrache le roman à l’immobilité et lui offre un côté dynamique qui participe à sa théâtralité. Ces différents déplacements offrent au roman un côté dynamique et vivace. Le personnage retient davantage le lecteur ; on l’observe lorsqu’il se lève, s’assied, s’approche, s’éloigne, avance, recule, tourne, part, revient, se dresse, bondit ; il excite la  curiosité et invite le lecteur à le suivre pour repérer son itinéraire et connaître le lieu de son aboutissement. Lorsque le discours se rajoute à ce mouvement, le personnage devient dans ces deux actes, acteur sur scène sous les yeux du lecteur. Et c’est ainsi que certains passages du roman sont « emportés » dans le flot de la narration du romanesque au théâtral. 

Le geste

Dans l’évolution des personnages à travers leurs discours, le geste est un élément parmi ceux qui expriment l’état d’âme. Il peut être signe de joie comme de tristesse, de fatigue comme de force,... C’est selon les situations et les états que cette expression suit des variations. Cependant le geste peut être aussi moyen de quête, langagier jusqu’à emporter l’écriture et faire d’elle un geste, que l’auteur en fait un langage et l’incarne dans son écriture. Cette vivacité se transmet à l’écriture pour la rendre plus dynamique et le geste se présente parfois comme une nécessité pour sa réalisation. Ces techniques s’accomplissent dans un espace et selon un temps qui leurs est propre.

Spatialité et temporalité entre quête et théâtralité

L’espace et le temps dans l’œuvre de Dib s’inscrivent dans la quête et incarnent la théâtralité.  L’espace vise le lieu de l’éloignement et de l’exil ; souvent instable et fugitif, sa représentation est inquiétude comme la quête elle-même, et incarne la mise en spectacle d’une mort.

Sa représentation suit le déroulement de la quête. D’un lieu limité ( on pense à la chambre du père agonisant, au devant du portail du riche Chedly, dans La Danse du roi, ou encore au bureau de Kamel Waëd dans Le Maître de chasse, ..., à un lieu plus étendu, jusqu’à un autre infini comme la ville-nova dans Cours sur la rive sauvage.   

Le déroulement de la quête engendre des étapes décisives et dramatiques et rend l’espace théâtral.

La temporalité s’inscrit essentiellement dans la quête car elle détermine sa durée et son devenir. Elle décrit souvent un présent menaçant. La durée de la quête entraîne la fusion du temps qui se bouleverse, parfois se fige et perd toute importance pour laisser le champ libre à la quête insistante. De cette façon, l’écriture le porte comme inconstance, elle le met parfois en évidence, et l’omet, d’autres fois. Sa marche n’est ni écoulement, ni fuite, mais retour qui amène le vide et témoigne de la reprise incessante de la quête. Et s’il amène quelque chose, ce serait une : « danse frénétique du vent, ce vent fou qui nous acclame et ne sait rien faire d’autre »[2]. Ce retour qui caractérise La Danse du roi, Habel, et Les Terrasses d’orsol, rime avec l’absence d’événements et devient rendez-vous avec le crime et la mort.

Ce retour dépasse le champs temporel pour toucher les personnages, les thèmes, et engendre une écriture « infinie ». L’histoire renaît au moment où l’on croit qu’elle est finie, et les rôles se reprennent, le roman devient par conséquent une vaste scène où les mêmes acteurs poursuivent le même jeu quêteur.  

 

De la scène à la Dramaturgie

La scène dans les romans de Dib est étroitement liée à la quête. Elle figure sous la forme d’un lieu, d’une atmosphère préparatrice pour son déclenchement et son déroulement. L’auteur présente généralement cela sous une forme inquiétante et déstabilisante qui devient le moteur de l’action. Il choisit des situations singulières qui enferment le personnage-quêteur et témoignent de la profondeur de sa recherche.

Dans sa quête au niveau du langage, Dib place le personnage « quêteur » le plus souvent devant une scène inquiétante et affligeante comme la transformation de la ville dans Qui se souvient de la mer[3]. Ce monde qui se brise et tombe en ruines jusqu’à s’enfuir dans les plus profondes couches terrestres, joue le rôle d’un stimulant pour déclencher la quête du narrateur. Celle-ci se situe d’abord au niveau des personnages rejoignant le sous-sol comme Nafissa : « Toutefois, dit le narrateur, je suis moins à la recherche de celle des deux dont je dois admettre l’existence qu’en quête de l’être miroitant de Nafissa que chaque manifestation révèle comme unique ».[4] Puis, observateur d’un monde qui rentre dans une dimension irréelle, tout l’invite à distinguer le réel de l’irréel, le vrai du mensonger. Il s’engage alors à chercher une réponse à tout ce qui l’entoure et à tout ce qui se déroule devant ses yeux. Tout devient lieu d’interrogation harcelante et d’attente de réponse.

De même, l’attente du héros dans Habel[5] au carrefour se renouvelle tous les soirs et engendre la scène la plus tragique. Si elle dure dans le temps et dans l’espace, c’est pour servir la quête de ce personnage. Livré à une solitude affligeante, Habel se trouve dans ce lieu qui l’incite à chercher une issue : rencontrer quelqu’un, peut être une femme qu’il serait capable d’aimer, Sabine/Lily, et qui pourrait l’arracher grâce à l’amour aux douleurs de la solitude et au mal de l’exil. Lieu de quête, le carrefour place Habel devant son statut d’étranger, réveille sa nostalgie du pays dont il a été chassé, et l’invite à déchiffrer le monde qui l’entoure dont le langage présente la plus forte et inquiétante ambiguïté. le carrefour est aussi lieu scénique où se joue l’horreur de la ville : le bruit insupportable des voitures, la circulation vertigineuse, la foule envahissante... il devient aussi la scène du crime et de la mort

Cependant la scène n’est pas uniquement nécessité  pour le déclenchement de la quête, elle est aussi son objet et va jusqu’à devenir la quête même. Celle-ci exige chez l’auteur tellement d’efforts et d’engagement qu’il a besoin d’insister sur les étapes qui témoignent de son plus haut degré et de la réaction du personnage « quêteur ».

La scène « quête » ou la quête « scène » ?

L’instauration de la quête dans la scène et/ou par rapport à elle se poursuit dans l’œuvre de Dib jusqu’à ce que ces deux composantes se confondent. Dans Les Terrasses d’Orsol, la scène devient objet direct de la quête, voire la quête elle-même. La fosse de Jarbher où résident des êtres étranges constitue la scène qui dérange Ed, le hante, l’angoisse jusqu’à lui ôter la raison :  « Avec ce fantôme, cette idée de lui-même qui lui fait face, il peut errer sans fin dans les solitudes glacées, courir sans fin ».[6] Mais elle devient aussi une partie fondamentale de sa mission. Dès sa découverte, Ed met toutes ses forces en action pour comprendre son mystère, pour déchiffrer ses êtres et connaître le secret de leur présence dans ce lieu. Lieu de  quête, puisque Ed veut trouver le nom qui s’avère introuvable. D'abord reptiles, une autre fois, mammifères, puis araignées : leur nature se complique peut-être ou progresse mais en tout cas, l'acte de nommer qui fait défaut le long du roman et qui incarne le côté le plus tragique, reste toujours inaccompli. Partant du désir du déchiffrement de cette fosse et de ses êtres, la quête de Ed devient plus universelle et embrasse le nom en général, qu’il soit celui des choses, des êtres ou de l’homme car : « Même le nom que tu portes, ce n’est pas ton nom » ; « Votre vrai nom c’est celui que vous emportez avec vous dans la tombe ».[7]  De ce fait, la quête devient la vraie scène. Elle s’étale dans le temps et dans l’espace du roman, et l’on ne pense qu’à son aboutissement.

La mise en scène

La mise en scène touche aussi bien le personnage que la quête elle-même. Se trouvant au sein d’un monde qui lui dérobe ses secrets, le personnage dibien exprime un état d’âme hanté par le malaise et le désarroi qui ne peuvent être dissimulés ni maîtrisés.

Le désarroi en scène

Le mouvement chez Dib s’avère une composante fondamentale pour la quête, et davantage une vibration qu’un déplacement. Il constitue une expression directe du désarroi qui le hante.

 

Les Terrasses d’Orsol et Habel[8]

Dans ces deux romans, les deux personnages-héros, Ed et Habel, incarnent l’agitation causée chez le premier par la découverte de la fosse de Jarbher et chez le second, par la douleur de l’exil, le malaise et le désarroi. Le retour incessant au carrefour dans Habel et à la fosse dans Les Terrasses d’Orsol, répond à cette instabilité qui les agite. Celui de Habel se traduit par une vibration physique et morale ; il montre combien ce personnage est rongé par la solitude et tient à trouver une réponse au monde qui l’entoure. Son déplacement se multiplie dans ses rendez-vous nocturnes qu’il se fixe avec une double figure féminine : Sabine/ Lily. Habel ne fait que rôder, faute de mieux. Son désarroi se met en scène à travers ce mouvement incessant, répétitif et vertigineux. Ainsi en va-t-il de la course, l’agitation, la vibration ininterrompue de Ed qui lèvent le voile sur une âme peinée et en font un lieu de regard.

Ce mouvement continu maintient la présence du désarroi qui hante le personnage, car s’il cesse de se mouvoir, cela implique qu’il rentre dans une quiétude et n’a plus besoin de quêter une réponse. Cette absence de réponse attise la présence théâtrale à travers la déstabilisation du personnage-quêteur. Celui-ci plonge dans un monde de délire ; le mouvement devient dans cette situation, vibration, le monologue s’accentue et devient dialogue.

La mise en scène de la quête s’impose à l’œuvre et à l’auteur. Dès son installation dans le roman, elle devient son objet principal et le but ultime de l’écriture ; elle se met par conséquent en évidence à travers sa narration, puis son déroulement qui lui permet de s’accaparer l’espace romanesque. Et c’est à partir  de ce moment que le lecteur s’installe à son tour à travers sa lecture comme spectateur pour suivre son déroulement.

La montée sur la scène romanesque

La quête chez Dib se présente comme un projet qui, dès sa naissance dans le roman, devance tous les autres événements et finit par être son événement principal selon deux étapes. La première consiste en sa présentation et /ou sa définition en tant que projet ; la deuxième est son déroulement même.

Présentation et Définition

Cette présentation est souvent longue. L’on sait dans plusieurs romans qu’il s’agit dès le début d’une action de quête, mais sa définition obéît à une attente de la part du lecteur. Elle se présente comme un projet qui dérobe ses secrets, sa vraie nature que le lecteur est amené à déchiffrer avec le personnage « quêteur ».

Dans Les Terrasses d’Orsol, on apprend qu’il s’agit d’une quête autour de la fosse bien que l’auteur vise derrière cela la quête du « sacré nom ». Mais de quel nom s’agit-il ? C’est la continuité de l’histoire qui seule peut procurer la réponse. La quête de Habel tourne au début autour de l’attente de Sabine/Hellé que le lecteur ne comprend que plus tard. Iven Zohar cherche Radia, mais au delà de Radia ? Les personnages de La Danse du roi cherchent une cache. Les mendiants de Dieu dans Le Maître de chasse cherchent de l’eau... Par cette manière de présenter partiellement la quête, l’auteur ne fait qu’exciter la curiosité du lecteur pour qu’il suive de près son déroulement et fasse la connaissance de ses énigmes.

Ainsi, la quête s’installe dans le roman d’une façon énigmatique et inquiétante. Elle est là, mais elle exige la patience et le temps pour prendre corps. Et c’est ce côté dissimulé qui garantit sa durée et fait son installation lente, mais sûre sur la scène romanesque. Le lecteur s’engage  parallèlement au personnage quêteur pour sa découverte et décide de sonder ses secrets jusqu’à ce que sa voix rejoigne celle de Ed pour dire : « sacré nom ». La quête se fait ainsi jeu de l’action et de l’écriture. Elle entame de cette façon une marche dans le roman jusqu’à ce qu’arrive le moment de son déroulement. Et cette fois-ci, s’installe définitivement sur la scène romanesque. 

Le jeu éternel, le « drôle de jeu »

Une fois qu’elle s’est accaparé l’espace romanesque, la quête se fait le jeu de l’action du personnage et de l’écriture. Ed devient en effet un acteur infatigable, chasseur avant d’être gibier. Il suit de près son jeu, essaie de cerner ses erreurs et ses échappatoires, et s’y investit complètement : « tout compte moins que le trou, songe-t-il »[9] ; il tente de mener son action jusqu’au bout de sa réalisation, mais le jeu continue sans aucune fin concrète, sans aucun coup de théâtre : « Retourner à la fosse, s’interroge-t-il, un jeu qui me paraît encore plus futile, plus misérable que les autres désormais, je n’en vois soudain plus l’intérêt. Je réfléchis, j’examine la situation jusqu’où il est possible de le faire »[10].

« Futile », ou « misérable », le jeu continue. Et même la proposition que fait  Saskor  à Ed (laisse venir les choses), ne le convainc pas. Sans réponse, le jeu de Ed continue sur la scène romanesque jusqu’à sa condamnation à la fosse, au jeu, à la quête. Et ce jeu se maintient non seulement par  l’impossibilité de réponse, mais par la pensée de l’exil, la nostalgie et l’oubli. Le vrai nom, c’est la vérité cachée et c’est elle qui maintient la mise en scène de la quête et son jeu sur la scène romanesque. La quête se joue jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la perte du sens. Et l’objet du jeu reste à poursuivre pour toujours, car  « nous avons tous des noms qu’il ne faut pas dire », et s’il faut les dire, l’œuvre, comme le monde, seraient sans symboles et sans secrets.

Discours et construction dramatique

La dramaturgie touche l’écriture aussi bien dans le fond, par l’apport dramatique, que dans la forme par la construction du roman. Certains romans de Dib obéissent à une organisation scénique dont Le Maître de chasse est le plus significatif. Ce roman est découpé en trois parties : livre1, livre2, et livre3, qui eux-mêmes rapportent les discours des différents personnages présentés plus comme des acteurs qui montent sur scène que des personnages romanesques. Non seulement l’auteur lègue la parole à chacun mais il annonce à chaque fois celui qui la prend : « Aymard dit, Marthe dit, Laabane dit, ... »

« L’auteur se contentant dans tout le roman d’indiquer quel est le locuteur, sans donner une seule fois sa propre vision des faits. Le roman est alors une sorte de parabase multipliée à l’infini, ou du moins dans la seule limite de la clôture qu’impose le nombre fixe de personnages de la tragédie ».[11]   

Tout le monde parle et chaque personnage a son mot à dire, même « celui qui n’a pas de nom », même le mort. Par cette construction, le roman n’est plus le lieu où se déroule une histoire, un récit, mais se présente sous la forme de trois livres, trois actes, trois portes dirait-on, qui s’ouvrent et lèvent le voile sur des personnages « acteurs » pour faire entendre leurs discours.  

Dib a besoin d’architecturer son roman selon différentes scènes de chasse pour montrer sa chasse à lui, comme s’il avait besoin de s’entraîner, d’entraîner ses mots et ses idées à travers ses personnages. Cette chasse en tant qu’acte est en elle-même une scène où se mêlent à la fois le désir, le plaisir et le tragique, et où l’écriture elle-même devient la proie. Sa poursuite se maintient dans le temps, mais dans des espaces différents. La construction scénique lie avec une autre composante qui contribue à la dramaturgie, et se situe au niveau du discours.

La polyphonie

C’est cette multiplicité des voix que l’on trouve dans La Danse du roi ou dans Le Maître de chasse et Dieu en Barbarie qui transforme les personnages en « acteurs », et offre la polyphonie aux romans de Dib. Dans ces romans, la parole défie l’espace et le temps et s’éternise. Elle devient la vie même du personnage ; Arfia tient à sa parole comme à sa vie, Slim refuse qu’on lui prenne ses mots. 

L’ambiguïté du langage accentue la quête de l’auteur et le mène à remonter aux origines et  va chercher sa signification  dans l’au-delà. Pour cela, il crée des voix et une parole « sans visage » qui proviennent de l’autre monde. C’est la voix du père qui harcèle Rodwan dans La Danse du roi ; elle le surprend alors qu’il est plongé dans sa méditation sur le tertre bosselé, lui dicte l’inquiétude et le trouble. Elle le transporte dans un temps lointain pour lui permettre de revivre d’autres événements, et participe au développement de l’écriture. C’est celle sans origine qui poursuit Habel. Elle est parfois reconnue en tant que celle du vieux, parfois, reste énigmatique. Elle « fond sur lui et autour de lui comme une tornade. Une parole avec tous ses dangers, une parole, comme toujours, intolérante et furieuse. Une parole sur laquelle ses lèvres se modèlent à son insu et tremblent de la même façon furieuse, intolérante ». [12] C’est aussi celle du Maître de chasse qui parle à Laabane sans que celui-ci sache son origine. Elle possède l’univers romanesque en s’appropriant les personnages. Elle « les rêve tous, les voit tous, les entend et les pense tous ». [13]

Cependant la parole n’amène pas la réponse, elle revient sur les mêmes choses pour accentuer encore l’ambiguïté et montrer son côté illusoire. Parler ne sert donc que l’acte même de parler : « Le monde, lorsqu’il parle, se croit tenu de parler, ce n’est ni pour se faire comprendre, ni pour se confier, ni pour détourner un danger, ni même pour dire quelque chose, mais seulement pour parler ».[14] L’interrogation se maintient et la quête devient plus douloureuse car elle revient à chaque fois au point d’origine. Elle devient ainsi « une parole qui se parle » selon l’expression de Todorov qu’il qualifie d’ailleurs de « plus belle » :

«La parole la plus belle est celle qui se parle. En même temps, c’est une parole qui égale à l’acte le plus violent qui soit : (se) donner la mort ».[15]

La voix de l’écriture et le désir de création qui hantent l’auteur deviennent une force harcelante et inquiétante. Ne pouvant la soutenir et la garder pour lui seul, il est obligé de lui donner une forme, de la représenter. 

Ce désir de séparation de la parole du nom et du corps et son renvoi à un autre monde n’est finalement que le degré le plus poussé de la quête de l’auteur. Cette opération remonte à un temps qui précède l’apparition de l’homme et touche à un point névralgique : celui de la structure de la parole en tant que telle, en tant qu’acte. Mais ne s’agit-il pas de renvoyer ici au rapport de l’auteur avec l’écriture avant son stade de matérialisation, de réalisation, n’est-il pas ce moment de séparation avec le corps ? Le temps de création chez l’auteur correspond effectivement à une phase de suspension dans le monde de la parole et uniquement dans ce monde. Ainsi, l’auteur s’oublie en tant que corps, en tant que voix, et laisse le champ libre à la voix  de l’écriture qui est plus efficace et plus effective.

Fondatrice de l’œuvre de Dib, la quête porte sa plus importante thématique et devient sa source d’écriture. Sa nature hermétique maintient sa durée dans le temps et dans l’espace et sa représentation engendre la théâtralité la plus tragique.

Du roman à la scène

Le passage du roman à la scène dans l’oeuvre de Dib s’effectue à travers l’illusion, le songe et l’échappatoire de l’écriture.

L’illusion touche le personnage et son action. Certains personnages relèvent d’un monde irréel et deviennent eux-mêmes illusoires. Radia/Hellé dans Cours sur la rive sauvage et Sabine/Lily dans Habel, mènent un itinéraire de fuite et deviennent plus invisibles et plus insaisissables tout au long du fil narratif. Cette fuite s’illustre par un dédoublement-renaissance qui se charge d’une double identité, une double présence, et par conséquent, installere les mystères autour d’eux. Radia se transforme en Hellé suite à l’acte magique sur Iven Zohar. Depuis, elle entraîne le narrateur dans la ville-nova à travers ses apparitions et ses disparitions sans jamais se laisser atteindre.

Plus illusoire et ambigu encore est ce personnage qui oscille entre deux apparitions dans Habel où l’attente du héros débouche une fois sur Sabine, une autre sur Lily sans que les deux soient dissociables. La Dame de la merci incarne une autre figure d’ambiguïté et de fuite qui accentue l’illusion dans ce roman.    

Les personnages sont fugitifs, la quête est objet de rêve, mais elle ne dévoile que le mensonge et un monde chimérique. Le songe est narré à travers la souvenance et s’ouvre sur la scène en véhiculant la vision et la connaissance solitaire. 

Ce passage à la scène se traduit par ailleurs par une échappatoire au niveau de l’écriture. Se heurtant au mensonge qui dote la quête, l’écriture demeure dans le tragique, monde de l’ambiguïté, de la dépossession et la folie. Et réside enfin dans le songe, emportée par une envolée poétique et une méditation sur le nom, le mot...

  La quête fait partie de l’itinéraire de Dib, et découle d’un désir profond d’aller jusqu’au bout de la recherche. Tout son art réside dans la création de ces différents mondes de désir qui retiennent les personnages et les incitent à s’engager dans plusieurs quêtes ; d’une cité mobile, à une ville merveilleuse, à une fosse mystérieuse, l’auteur montre qu’il maîtrise cette impulsion qui pousse à chercher et à aller jusqu’au bout de la recherche.



[1] BAKHTINE (Mikhaïl). Esthétique de la création verbale. Moscou,  « Iskoustvo », 1979, p. 10.

[2] DIE ( Mohammed). La Danse du roi. Paris, Le Seuil, 1968, p. 98.

[3] DIB(Mohammed). Qui se souvient de la mer. Paris Le Seuil, 1962.

[4] Ibidem, p. 68.

[5] DIB (Mohammed). Habel. Paris, Le Seuil, 1977.

[6] Op. cit. p. 27.

[7] DIB (Mohammed). Les Terrasses d’Orsol. Paris, Sindbad, 1985, p. 151.

[8] DIB (Mohammed). Habel. Paris, Le Seuil, 1977. 

[9] DIB (Mohammed). Les Terrasses d’Orsol. Paris, Sindbad, 1985, p. 155.

[10] Ibidem.

[11] BONN (Charles). Lecture présente de Mohammed Die. E. N. A. L, Alger, 1988, p. 147.

[12] DIB (Mohammed). Habel, Paris, Le Seuil, 197, p. 69.

[13] DIB (Mohammed). Le Maître de chasse. Paris, Le Seuil, 1973, p. 118.

[14] DIB (Mohammed). Habel, Paris, Le Seuil, 197, p. 31.

 

[15] TODOROV (Tzevetan). Poétique de la prose. Paris, Le seuil, 1978, p. 26.