Scénographies coloniales et postcoloniales dans le roman algérien : le thème de la guerre comme révélateur d’un fonctionnement littéraire.

Charles Bonn
Université Lyon 2

On est habitués aux descriptions du thème de la guerre d’Algérie, ou de la relation avec la puissance coloniale, dans le roman algérien, considéré quant à lui comme signifiant neutre, espace transparent d’une représentation du réel. Je propose ici, en m’appuyant pour en vérifier la validité sur la « théorie postcoloniale » fort à la mode dans les universités américaines [1], de considérer d’abord le roman comme signifiant, comme genre, à travers l’épaisseur duquel se joue un élément essentiel de cette représentation : par son écriture autant que par sa thématique, par le statut ambigu de ce genre importé, facteur d’aliénation bien plus important que la langue française dont il se sert [2], et secondairement seulement par sa thématique. Le thème de la guerre d’Algérie est dès lors un élément parmi d’autres d’un conflit symbolique à la base même de la production du texte. Il faudra bien sûr commencer cet exposé par un examen de la présence ou de l’absence de ce thème dans cette littérature. Or d’emblée cette guerre ici ne sera pas examinée comme réalité historique, mais comme image, comme un élément parmi d’autres d’une scénographie dont elle conforte seulement la violence. On verra ensuite fonctionner cette violence comme scénographie et séduction autour de thèmes tout différents, qui tous contribuent au développement d’une littérature comme phénomène global, à partir et autour de l’image qu’elle donne d’elle-même plus que de celle qu’elle donne du monde qu’elle décrit.

Présence et absence du thème de la guerre

La guerre d’Algérie fait partie de l’image de la littérature algérienne auprès du public, et en tant que telle elle a longtemps constitué un obstacle à la reconnaissance de cette littérature par l’université française, où la littérature francophone en général est d’ailleurs fort peu enseignée, surtout si on en compare l’importance par rapport à la littérature française à celle qui est la sienne à l’étranger. De même, le thème de la guerre faisait office de repoussoir, dans sa perception commémorative, pour le public potentiel algérien, principalement lycéen et étudiant, que j’avais interrogé sur ses attentes de lecture autour de 1972 [3], et qui considérait ce thème, élément du discours commémoratif officiel de l’époque, comme une raison suffisante pour ne pas s’intéresser à ces textes, où il aurait cependant découvert qu’il était tout à fait minoritaire, contrairement à toute attente. Mais que ce double malentendu signale une attente ou un refus, il suppose de toute façon une dynamique de production dans laquelle cette littérature est implicitement associée à une situation conflictuelle dans le rapport binaire exclusif Algérie-France. Dynamique de laquelle la guerre est évidemment le symbole le plus visible.

Or les romans de grands écrivains algériens illustrant ce thème de la guerre sont relativement très peu nombreux, et ne se développent guère dans cette optique manichéenne. L’Élève et la leçon (1960) ou Le Quai aux fleurs ne répond plus (1961), de Malek Haddad, Les Enfants du Nouveau Monde (1962) d’Assia Djebar, ou encore L’Opium et le Bâton (1965) de Mouloud Mammeri sont d’abord des romans d’un grand humanisme d’où tout manichéisme est exclu, ce qui fait d’ailleurs que l’adaptation cinématographique de ce dernier roman par Ahmed Rachedi le trahit complètement pour un faire un mauvais western. Quant à Qui se souvient de la mer (1962) ou La Danse du Roi (1968) de Mohammed Dib, Yahia, pas de chance (1970) ou Le Champ des Oliviers (1972) de Nabile Farès ou Les Alouettes naïves (1967) d’Assia Djebar, ces romans sont essentiellement une mise en scène de la difficulté ou de l’impossibilité de dire l’horreur, et non pas le récit commémoratif que certains attendraient. Il n’y a donc pas dans ces grands textes cette scénographie de l’opposition de la Périphérie colonisée au Centre colonial qu’on y attendrait le plus. Les meilleurs romans algériens sur la guerre, par ailleurs fort peu nombreux, brisent d’emblée l’image qu’on se ferait a-priori de cette littérature dans les années qui suivent l’Indépendance.

L’épique, qu’on trouve cependant chez Assia Djebar [4], apparaîtra surtout bien plus tard, autour des années 70 en Algérie même, dans une littérature semi-officielle publiée à la maison d’édition nationale la SNED, ou encore dans l’éphémère revue Promesses, que dirigeait Malek Haddad pour ce qui n’est pas sa plus grande gloire… Il s’agit de textes répondant à un véritable appel d’offres, sous forme par exemple du Prix Reda Houhou instauré alors, et dont le programme, selon la plus pure tradition dirigiste, était la commémoration des hauts faits de la « Révolution » au nom de modèles d’écriture dont le critère devait être, selon Malek Haddad lui-même, l’ »authenticité », c’est-à-dire la conformité avec les directives du Parti, et l’absence totale de réalisme objectif [5]. Cette littérature de commande dans laquelle on trouve cependant déjà le premier roman de Rachid Mimouni, qui ne deviendra un écrivain que plus tard, Le Printemps n’en sera que plus beau [6], a probablement contribué à l’image négative de la littérature nationale qui apparut dans mon enquête. Elle a en tout cas battu des records d’impopularité, puisque les piles de ces livres alors généreusement distribuées dans les librairies elles aussi d’État restaient désespérément intactes. Et elle a certainement été un des anti-modèles contre lesquels se construisit dans les années 70 ce que j’appelle la seconde naissance du roman algérien, qui se fit essentiellement à l’étranger, en même temps que sur place l’émission de Jean Sénac à la radio Alger Chaîne 3, Poésie sur tous les fronts, joua quelques temps ce rôle contestataire depuis l’intérieur.

Le texte qui justifierait le plus la lecture de cette littérature par la théorie postcoloniale, dès avant l’Indépendance, en est cependant le texte le plus important de cette époque, et éminemment fondateur, Nedjma [7], de Kateb Yacine. Le « style heurté de l’intellectuel colonisé » dont la théorie postcoloniale fait à la suite de Fanon la caractéristique essentielle de cette littérature trouve là, on le sait, une illustration particulièrement frappante. Toutes les caractéristiques du modèle romanesque importé y sont en effet mises à mal : pas de chronologie unique, pas de narrateur central, pas d’étude psychologique des personnages, pas de description, mais au contraire subversion de ce modèle par l’irruption d’autres modèles dans son « carnaval » : l’épopée tribale ou les récits emboîtés des 1001 Nuits entre autres, tout en étant eux aussi mis en doute ensuite, apparaissent en tout cas au cœur de ce roman comme des subversions génériques majeures, qui dans ce contexte historique prennent une signification politique évidente. Même si le propos katébien de déstructurer le modèle romanesque importé, en ce que ce modèle était, sur le plan littéraire, signe bien plus important d’aliénation que la langue française, n’était peut-être pas concerté explicitement chez l’auteur, il n’en reste pas moins que les lectures qui en ont été faites depuis consacrent Nedjma comme le texte fondateur de cette littérature, précisément par cette subversion formelle du modèle européen. Subversion qui installe bien ce roman, du moins à travers la lecture qui en est faite, dans la « scénographie » postcoloniale telle que décrite par la théorie du même nom.

Pourtant force est de constater, comme l’a fait Jacqueline Arnaud dans sa thèse, que la guerre d’Algérie proprement dite est totalement absente de ce roman, entièrement écrit avant le 1er novembre 1954, même si l’assemblage de ses chapitres a été effectué plus tard : le roman est celui de la « patrouille sacrifiée qui rampe à la découverte des lignes, assumant l’erreur et le risque comme des pions raflés dans les tâtonnements, afin qu’un autre engage la partie… » [8] . Le thème de la guerre ne se trouvera que dans le théâtre du Cercle des représailles [9], quasi-contemporain du roman, et qui en apparaît dès lors comme une sorte de complément indissociable. Et de la même façon les romans parlant de cette guerre qu’on a cités plus haut sont tous relativement tardifs. D’ailleurs même dans Le Cercle…, l’engagement se résout en tragédie, puisqu’il commence sur la lamentation funèbre de Nedjma et du « Cadavre encerclé » de Lakhdar, cependant que dans « Les Ancêtres redoublent de férocité » leur engagement conduit inéluctablement Nedjma et Mustapha à la mort : la tragédie ici induit pour le moins l’ambiguïté, et là encore on ne peut guère parler de l’opposition binaire que supposerait le théâtre militant quelque peu manichéen attendu par le discours nationaliste. Si la déstabilisation générique de Nedjma se résout bien dans la théâtralité du Cercle…, cette théâtralité est peut-être davantage représentation de soi devant soi que « scénographie postcoloniale » binaire d’une Périphérie colonisée devant un Centre colonisateur dont seul viendrait la reconnaissance.

La modernité subversive des années 70

Si toutefois on veut parler d’une scénographie du signifiant déroutant pour Nedjma, scénographie peut-être inconsciente puisqu’à ma connaissance Kateb n’en a jamais parlé comme de son propos délibéré et explicite, cette scénographie sera explicite pour les romanciers algériens des années 70, qui de plus se réclameront quant à eux du modèle katébien et permettront ainsi de faire de Nedjma la lecture qu’on vient d’ébaucher. Car c’est bien sur la subversion, maître-mot de ces années ouvertes en partie par les remous de mai 68 en France, mais préparées depuis longtemps dans la création littéraire, que se construira la véritable explosion du roman algérien dans les années 70, avec entre autres La Répudiation [10], de Rachid Boudjedra, qui en fut une sorte l’étendard à partir de 1969 en Algérie, cependant qu’au Maroc se théorisait de 1966 à 1972, autour de la revue Souffles, dirigée par Abdellatif Laâbi dont on sait qu’il le paya par huit ans d’emprisonnement, la dynamique de l’écriture comme subversion face à l’Impérialisme ou au néo-colonialisme, dont la francophonie était présentée comme un des rouages, néanmoins incontournable si la lutte voulait avoir un minimum d’écho.

Dès lors le dossier « Nous et la Francophonie » paru dans le numéro 18 [11] préconisait la subversion de la langue française par l’intérieur, de telle manière que le lecteur français se sente étranger dans sa propre langue, comme scénographie concertée d’un engagement militant. Or nombre de poètes et romanciers algériens, dont Rachid Boudjedra, ont participé à cette entreprise, et en reprennent explicitement le projet dans leurs interviews de l’époque. Rachid Boudjedra ira même jusqu’à se mettre en scène comme écrivant soudain ses textes en arabe, puis les faisant traduire en français, ce qui ne résiste pas à l’analyse, mais va bien dans le sens de cette scénographie « anti-impérialiste » plus exhibée que réelle… Nabile Farès au moins ne se prêtait pas au niveau de son œuvre à de telles contorsions, même s’il les reproduisit, on le verra, à un autre niveau. Ses textes, parmi lesquels il faut signaler surtout Mémoire de l’Absent en 1975, puis L’Exil et le Désarroi en 1976, développent une opacité et une rupture du signifiant répondant à une nécessité d’écriture, ou de silence, sans doute plus profonde, mais dont un des résultats est bien cette désorientation du lecteur qui peut être interprétée dans le sens de cette scénographie.

Pourtant si l’écriture romanesque de ces années développe bien une subversion politique dont l’opacité exhibée de leur signifiant est une des armes les plus visibles, il faut constater que la cible politique, plutôt que l’ »impérialisme », en est d’abord le nouveau pouvoir politique national, même s’il est décrit comme une résurgence de l’impérialisme après les indépendances. Cette analyse uniquement politique camoufle en effet une vérité littéraire autrement plus importante pour le propos de cet exposé : c’est bien par opposition à un discours unanimitaire de conformisme dans la commémoration guerrière à usage interne que ces textes prennent le maximum de leur intérêt, et ce n’est pas un hasard s’ils ont tous été perçus comme plus ou moins censurés, ce qui n’était pas toujours le cas. Par ailleurs cette exhibition de l’opacité du signifiant est, dans ces années soixante-soixante-dix, l’un des éléments les plus courants d’une modernité littéraire occidentale, qui apparaîtra vite comme l’opposé le plus sûr de ce discours de conformisme unanimitaire à usage interne dont je viens de parler pour les productions « littéraires » officiellement reconnues par le régime politique en place. Plus que d’une subversion, et même si l’opposition politique proclamée est indéniable et rude, il s’agira dès lors plutôt ici d’une modernité de l’écriture, qui ne peut se développer que dans la rupture par rapport à un conformisme discursif de groupe. Rupture qu’on pourrait interpréter, en reprenant l’approche psychanalytique qu’Omar Carlier proposait, comme une rupture de générations, à travers celle de la « famille » révolutionnaire et de ses rituels de concélébration.

L’opposition au discours de conformisme dans la commémoration du Moudjahid sera dans ce contexte une dévalorisation du père [12], dont on pourrait retrouver les traces dans des textes qui exhibent cependant moins leur rupture tapageuse et qui n’en sont que plus efficaces, à la même époque, comme Dieu en barbarie (1970) et Le Maître de chasse (1973), de Mohammed Dib, à travers les adresses au père du personnage de Lâbane. Or la trahison des pères, celle cette fois de la génération précédente, était déjà l’un des thèmes essentiels de Nedjma de Kateb, ou du Cercle des représailles : sera-t-on étonnés, dès lors, que les préface de Kateb Yacine signalent souvent dans ces années les textes les plus novateurs, les plus en rupture parmi ceux publiés en Algérie-même dans ces années 70, et que parmi ces préfaces celle à La Grotte éclatée, de Yamina Mechakra, en 1979, insiste précisément sur le « baril de poudre » que représente alors une telle écriture de femme ?

Kateb écrivain ou Kateb préfacier : la fonction est la même, si on suit cette analyse à coloration freudienne : celle de caution paternelle de substitution, là où le modèle du Moudjahid est irrémédiablement dévalorisé, et avec lui le cliché de la « famille » révolutionnaire dont la mise sous boisseau des aspirations de la jeunesse, la trahison donc des attentes de ses « enfants », est devenue trop évidente. La maladresse, de ce point de vue, du premier roman de Mimouni déjà cité, Le Printemps n’en sera que plus beau, dans son application à imiter les schémas narratifs de Kateb, est touchante. De même qu’est significatif l’hommage à Kateb de toute la « génération de 1970 », celle de ces écrivains publiant à l’étranger le discours de rupture impubliable sur place : qu’on voie par exemple la parodie burlesque de Nedjma dans L’Insolation de Rachid Boudjedra en 1972 [13]. Le modèle katébien comme la réponse de Kateb lui-même à la demande d’une caution de modernité dont il est l’objet de la part de ces nouveaux écrivains joue donc bien ici le rôle littéraire d’une image paternelle de substitution, et c’est probablement pourquoi, après avoir tout fait pour l’exclure de son vivant, le pouvoir algérien tenta de le récupérer lors de son enterrement, sans y arriver puisque cette « cérémonie » fut l’occasion d’un des défoulements collectifs les plus sacrilèges que l’Algérie ait connus. Quoiqu’il en soit, et encore une fois à son corps défendant, l’image paternelle de Kateb plus que Kateb lui-même fut ainsi perçue comme la ruine vivante de celle du Moudjahid, et enrôlée dans une scénographie de rupture à usage interne dont le mécanisme est comparable à celui décrit par la théorie postcoloniale, mais à une différence capitale près : l’opposition théâtralisée par l’opacité du signifiant n’est plus celle de la Périphérie colonisée face au Centre colonisateur, mais celle de la Périphérie en quête de modernité face à un discours unanimitaire dévalorisé à l’intérieur de cette même Périphérie. Et dans cet éclatement de la cohésion de la Périphérie, qui l’empêche du même coup de jouer une scénographie postcoloniale puisque celle-ci suppose une cohésion mythifiée de la Périphérie face au Centre, le Centre anciennement colonial joue un rôle en partie inverse de celui décrit par la théorie postcoloniale. Car la rupture formelle exhibée contre le conformisme interne à la Périphérie est celle d’une modernité occidentale dont le Nouveau Roman était déjà un avatar dans les années 50 qui virent la publication de Nedjma, et dont le bouillonnement théorique autour de Tel Quel, Barthes, Todorov, Kristeva et d’autres exerce sur ces jeunes écrivains des années 70 une fascination indiscutable.

Une danse « de désir mortel » : quelle scénographie postcoloniale ?

Une des meilleures définitions, avant l’heure, du propos de la théorie postcoloniale se trouve peut-être, dès 1971, dans la postface de La Mémoire tatouée [14], d’Abdelkebir Khatibi, où l’écrivain marocain déclare : « Quand je danse devant toi, Occident, sache que cette danse est de désir mortel, ô faiseur de signes hagards ». La scénographie postcoloniale repose sur la complémentarité d’une séduction et d’un meurtre. Une guerre qui n’est somme toute qu’une longue histoire d’amour, et de malentendus théâtralisés, exhibés non tant pour eux-mêmes que pour leur fonction dans une théâtralisation beaucoup plus générale. N’est-ce pas Khatibi encore, qui construisait son essai De la mille et troisième Nuit [15] autour de l’injonction « raconte une histoire ou je te tue ? ». La séduction mortelle propre à la guerre existe toujours, ne serait-ce que parce qu’elle est aussi dans la nature même de l’activité littéraire. Mais elle s’est déplacée vers des espaces dont la relation est celle-là même du fonctionnement littéraire, dans son extranéité, ou dans le déplacement qu’il opère en tout cas du dualisme politique, lequel de point de départ devient jeu théâtral, simulacre. Dès lors que la modernité littéraire suppose une sortie de l’énonciation hors du champ identitaire originel, comme on vient de le voir avec la « génération de 1970 », le recours à une phraséologie opposant Centre et Périphérie devient quelque peu artificiel. Il n’en reste pas moins que la relation de cette « génération de 1970 » avec ses critiques, surtout lorsqu’ils sont français comme moi, est particulière, et l’on me permettra donc de m’interroger ici, à partir de mon vécu personnel de critique parmi ceux qui ont le plus contribué à faire connaître cette génération d’écrivains précisément, sur la question de savoir s’il n’y a pas une sorte de déplacement sur le critique « occidental » d’un rôle que le Centre traditionnel ne peut plus jouer dans un contexte politique que la théorie postcoloniale sous-estime probablement.

Si j’ai, je le précise tout de suite, les meilleures relations avec tous les écrivains maghrébins, je pourrais dire que cette relation est différente selon les générations d’écrivains dont il s’agit. La « génération » avec laquelle cette relation est la plus compliquée est celle des écrivains qui ont à peu près mon âge, et qu’on pourrait appeler la « génération de 1970 », représentée essentiellement, pour l’Algérie, par Boudjedra et Farès. Je n’entrerai pas dans le détail de cette relation, mais je dirai que même si nous nous rencontrons très volontiers, je sens toujours, peut-être à tort, derrière le discours qu’ils tiennent alors, cet implicite que je reste « l’Autre » : le représentant involontaire du « néo-impérialisme colonial ». Au contraire les relations n’ont jamais cet arrière-fond, si difficile à vivre, avec des écrivains de la génération suivante, parmi lesquels je citerai surtout Azouz Begag, mais aussi Abdelkader Djemaï, Malika Mokeddem, et bien d’autres. Mieux : elles ne l’ont (ou ne l’avaient) pas du tout avec les écrivains qui ont pourtant écrit pendant la période coloniale et la guerre d’Algérie, Mohammed Dib, Kateb Yacine ou Mouloud Mammeri.

Je ne suis donc paradoxalement « l’Autre », le représentant du « néo-impérialisme francophone », que pour la génération d’écrivains dont le surgissement dans les années 70 semblait marquer la fin du face-à-face Algérie-France, puisque leur cible politique pour la première fois était le régime du colonel Boumédiène, et non plus la colonisation. Et surtout, l’écriture de cette génération d’écrivains est celle qui se revendique d’abord d’une subversion formelle plutôt que thématique, dans la ligne d’une modernité littéraire en quelque sorte délocalisée, puisqu’on la retrouve chez la plupart des écrivains contemporains importants dans le Monde.

Ces observations me permettent donc d’affirmer que ces auteurs de la « génération de 1970 », contrairement à ceux qui ont écrit directement contre un colonialisme dans lequel ils vivaient, sont probablement ceux qui illustrent le mieux la dynamique, ou la scénographie, décrite actuellement par la théorie post-coloniale. Plus que Mohammed Dib, Mouloud Mammeri ou Kateb Yacine, pour ne citer que les plus connus des écrivains de la génération précédente, les écrivains de la « génération de 1970 » se placent en effet par rapport au critique occidental que je suis dans une scénographie  qui répond par bien des aspects à la description faite par la théorie postcoloniale. Même si dans les débats avec leur public ils revendiquent la singularité de leur écriture par rapport à une dynamique politique d’opposition collective aux pouvoirs en place, ils s’inscrivent, et surtout m’inscrivent  par cette scénographie dans une identification groupale, collective, là où les écrivains de littératures plus anciennes, issues du « Centre », peuvent beaucoup plus facilement exercer la singularité de leur voix.

J’en verrais une explication dans une sorte de nostalgie de l’opposition binaire Centre-Périphérie dont je viens de montrer pourtant que leur modernité suppose la ruine, la rupture. Mais en même temps la ruine de cette opposition binaire théâtralisée leur ferait perdre si elle était tout à fait évidente et reconnue, l’attention a-priori, des deux côtés de la Méditerranée, d’un public qui ne s’intéresse à cette littérature qu’à partir d’une approche politique binaire. Lorsque l’œuvre de Dib, à partir de Habel en 1977, a commencé à ne plus prendre l’Algérie comme référent central, il a cessé d’être publié aux Éditions du Seuil, qui ont perdu du même coup les textes les meilleurs du plus grand écrivain algérien.. Inversement, l’époque où Rachid Boudjedra disait le plus de mal en public de ses critiques français (de Jean Déjeux plus encore que de moi), tout en réclamant Claude Simon comme son modèle scriptural essentiel, était aussi celle où il mettait en scène plusieurs de ses romans comme écrits en arabe, et traduits en français par un autre, et où malgré sa réputation sulfureuse il devenait l’un des rouages du pouvoir culturel en Algérie.

Pour cette « génération de 1970 », la scénographie postcoloniale fonctionne donc essentiellement comme un alibi, plus que comme un mécanisme de production à proprement parler, ce qui limite en tout cas singulièrement la pertinence de cette théorie, en ce qui concerne la génération d’écrivains pour laquelle elle aurait pu s’appliquer le plus. La génération précédente quant à elle n’a jamais fait de ses rares récits guerriers, ni même plus généralement des textes décrivant le système colonial, des productions performatives d’un espace d’énonciation propre. Bien au contraire, chez des écrivains comme Feraoun ou Mammeri en particulier, l’espace kabyle est un espace tragique, dont l’entrée en littérature, c’est-à-dire sur la scène urbaine d’un univers culturel allogène, signifie la perte, et c’est bien ce que représentent des romans comme La Colline oubliée [16], ou comme bien plus tard le trop peu connu Le Village des Asphodèles [17] d’Ali Boumahdi. « L’affirmation forte d’un espace d’énonciation », dans laquelle Moura dans le cadre de la théorie postcoloniale voit la justification majeure de cette scénographie binaire performative, ne fonctionne donc pas vraiment pour cette première génération, sauf peut-être chez Kateb Yacine. Quant à la génération actuelle, celle qu’on appelle également parfois « la 2ème génération de l’émigration/immigration », de quel espace propre pourrait-elle seulement se réclamer ? La logique simpliste de confrontation de deux espaces dont la guerre d’Algérie avait posé les bases de description, n’a tout simplement plus cours dans la postmodernité dans laquelle ces écrivains, qui ne se perçoivent même pas les uns les autres comme groupe émergent [18], s’inscrivent.

 

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La dynamique postcoloniale se trouve de ce fait prise en quelque sorte à son propre jeu. Sa revendication majeure, avec raison, est une prise en compte plus importante de l’Histoire dans la description du fait littéraire, et particulièrement une prise en compte de cet événement qui a bouleversé les modes de pensée au XXème siècle, que fut la décolonisation. Mais en postulant que les répercussions littéraires de cet événement se font sentir de la même manière après qu’avant les indépendances, ne gomme-t-elle pas paradoxalement cela même à quoi elle voulait donner une importance justifiée, la décolonisation ? La périodisation que j’ai tentée à partir de l’impact binaire du thème de la guerre montre en tout cas que la mise en scène qu’opère cette littérature de son signifiant n’est pas la même selon l’époque considérée, et que par ailleurs il faut tenir compte également de l’évolution plus générale de la littérature mondiale, et de sa modernité. Mais on peut même aller plus loin : cette théorie postcoloniale en est à découvrir avec émerveillement le bouleversement épistémologique apporté par Frantz Fanon. Sans nier l’importance essentielle de l’apport de Fanon dans les années 50 et 60, on est bien obligés cependant de tenir compte de ce que le monde, et les modes de pensée, ont changé depuis. Le postmodernisme en particulier dans lequel certains considèrent que nous nous trouvons en ce moment, ou encore des événements politiques comme la chute du Mur de Berlin, inconcevable dans les années soixante, nous amènent à récuser la partition binaire de l’espace comme de la pensée que cette théorie postcoloniale suppose, avec Fanon qui avait en son temps le grand mérite de nous la faire approfondir, à défaut de nous la faire découvrir. Mais Fanon était novateur en son temps, et cette théorie qui réclame la prise en compte de la dimension historique des textes en oublierait-elle de considérer, enfin, sa propre historicité ?



[1] L’ouvrage fondateur est : Ashcroft (B.), Griffiths (G.) et Tiffin (H.), The Empire writes back. Theory and practice in post-colonial literature. Londres, Routledge, 1989. Je me sers plutôt de sa vulgarisation française: Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 1999. L’idée majeure de cette théorie, qui s’appuie entre autres sur Les Damnés de la Terre, de Frantz Fanon, à qui elle emprunte l’idée du « style heurté de l’intellectuel colonisé », est que les littératures issues de pays colonisés ou anciennement colonisés, sont condamnées à s’écrire dans un dialogue tendu avec le Centre colonial, avant comme après la décolonisation. A la suite de Maingueneau, Moura qualifie ce dialogue de « scénographie », et c’est ce concept supposant une complémentarité entre séduction et violence dans l’écriture, que j’y emprunterai essentiellement.

[2] Cette aliénation, pourrait-on démontrer facilement, est encore bien plus grande dans le roman algérien de langue arabe.

[3] Dans ma thèse de doctorat de 3ème cycle, publiée en 1974 aux éditions Naaman (Sherbrooke, Québec) sous le titre La littérature algérienne de langue française et ses lectures. Imaginaire et discours d’idées, et qu’on peut lire sur Internet à l’adresse : http://www.limag.com/Textes/Bonn/LaLitt/BonnLaLitt.htm

[4] C’est paradoxalement la seule femme de ce premier corpus qui développe le plus, à propos de la guerre, une écriture épique qu’on s’attendrait plutôt à trouver sous une plume masculine… Là aussi, il s’agit peut-être de briser d’autres images toutes faites ?

[5] J’ai décrit ces textes, que je suis un des rares critiques à avoir eu le courage de lire, dans un chapitre de ma thèse de 3ème cycle déjà signalée.

[6] Alger, SNED, 1978.

[7] Le Seuil, 1956.

[8] IV, B, 11, p. 187.

[9] Le Seuil, 1959.

[10] Paris, Denoël.

[11] Mars-avril 1970.

[12] Une analyse comparable du FLN comme famille ou horde primitive, « Bruderschaft » au sens freudien du terme, et dans l’évacuation totale du politique, a été développée au colloque « Paroles déplacées », à Lyon, en mars 2003, par l’historien Gilbert Meynier, sous le titre « Psychanalyse du FLN, ou les valeurs d’une fraternité de guerriers ». Publication en cours aux éditions L’Harmattan, Paris, avril 2004.

[13] Paris, Denoël. J’ai décrit ce travail parodique que je considère comme fondateur d’une nouvelle littérarité algérienne des années 70 dans le chapitre 4 de la 2ème partie de ma thèse de doctorat d’Etat, que l’on trouvera sur Internet à l’adresse : http://www.limag.com/Theses/Bonn/ThesEtat2ePartie.htm

[14] Paris, Denoël.

[15] Rabat, SMER, 1980.

[16] Paris, Plon, 1952.

[17] Paris, Laffont, 1970.

[18] Et que la critique le plus souvent ne perçoit pas non plus comme tels, attachée qu’elle est à trouver derrière ces textes un référent plutôt qu’une écriture.