Charles BONN. Nabile Farès : La migration et la marge.
Casablanca, Afrique-Orient, 1986, 132 p.

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CHAPITRE 5.
L'EXIL ET LE DESARROI, ou la parole-consumation [1]

LE LIEU VIDE, ET LE NOYAU ECLATE. 2

1) L'"après" d'un lieu vide. 2

2) La parole de la terre et le discours idéologique. 4

3) La ville - lieu de meurtre, et le carnet d'Ali-Said. 6

LA PAROLE PLURIELLE, ALI-SAID ET L'ARBRE-FLAMME. 7

1) L'éclatement sauvage et la parole plurielle. 7

2) Paroles occultées. 9

3) La parole d'Ali-Saïd, ou : la consumation. 10

 

Troisième livre de "la Découverte du Nouveau Monde", après Le Champ des Oliviers et Mémoire de l'Absent, L'Exil et le désarroi porte dans le corps même du, livre la blessure, point de départ de la plupart des romans de Farès : l'éditeur a changé, rompant ainsi la continuité du texte, du moins dans sa présentation matérielle. Le sur-titre même de "Découverte du Nouveau Monde" a disparu (cependant il était lui-même déjà blessure éditoriale, puisqu'initialement le titre de l'ensemble des trois romans devait être "En marge des pays en guerre"), mais il con­vient, selon l'auteur, de "restituer la parenté de ce livre aux deux autres précédemment parus", de reconstituer dans la lecture l'ensemble rompu des trois romans. J'ajouterai l'ensemble de l’œuvre romanesque jusqu'à L'Exil et le désarroi, puisque ces cinq romans de Farès forment une suite indissociable, une unité profonde sous d'apparentes disparités.

LE LIEU VIDE, ET LE NOYAU ECLATE

1) L'"après" d'un lieu vide.

L'Exil et le désarroi est en effet l'aboutissement, le point de convergence de l'ensemble des romans précédemment parus de Nabile Farès : n'y retrouvons-nous pas quatre personnages essentiels de Yahia, pas de chance, Mokrane, Rouichède, tante Aloula et surtout Ali-Saïd, dont le carnet, ici centre du livre, était également présent dans Un Passager de l'Occident, Ali-Saïd également centre non nommé, centre-noyau vide de ce fait, du Champ des Oliviers où il est le "frère" blessé aux jambes puis à la tête, autour du corps mort de qui vont se disposer les Moudjahidines, aux quatre arêtes du champ de Si Mokhtar, blessure de cet autre roman ?

Issu de Yahia, pas de chance, on il était, auprès du narrateur, le représentant d'une "Organisation" (le F.L.N.) qui ne connaissait pas le chant du rossignol, et le contraire de la joie païenne et musicale incarnée par tante Aloula et Ali-Saïd, son fils mort et flamme, Mokrane avait, depuis, fait une timide apparition à la fin du Champ des Oliviers, dans ces trois pages (pp. 221, 222, 223) dont L'Exil et le désarroi peut être considéré en partie comme l'ampli­fication, tout comme Mémoire de l'Absent serait l'amplifi­cation des chapitres VIII et IX du même Champ des Oli­viers. Apparition où se devinait déjà cette fissure intérieure que décrit L'Exil et le désarroi :

"J'ai tout aussi bien revu Mokrane. Mokrane qui. D'étudiant fier qu'il était. Est devenu timide, Oui, Timide de sa vie et de celle des autres. Mokrane dont pas un jour je n'ai envié la fierté. Ou. L'instruction.

La rentrée à Akbou fut si dure... si dure..." (Le Champ des Oliviers, p. 222).

L'Exil et le désarroi est, entre autres dimensions narratives, le récit de cette "rentrée à Akbou" de Mokrane, et de sa "dureté", surtout dans la première partie du roman, qui porte le nom de ce personnage.

On remarquera que les titres de parties de L'Exil et le désarroi ne sont plus, comme dans les autres livres, des indications de voyages, de mouvances : cette première partie, ainsi, aurait pu s'appeler "Paris-Akbou", comme dans Yahia, pas de chance, puisque c'est bien du retour de Mokrane à Akbou qu'il s'agit. Mais, si le "Paris-Akbou" de Yahia était arrachement, au départ, celui de Mokrane est brisure, à l'arrivée. La différence est fondamentale : la blessure de Yahia, celle d'Abdenouar, sont perte d'une antériorité, séparation d'avec un passé. Perte irrémédiable, certes, mais à la fin de Mémoire de l'Absent, "l'esclave est au-delà du fleuve": Le passage, non accepté au départ, est finalement entrée dans le Nouveau Monde, naissance à une autre vie. Ici, la blessure est à l'arrivée, non pas avant, mais après le mouvement. "J'ai couru dans les collines", dit Mokrane, "pour atteindre le langage de la terre", mais à l'arrivée, "j'ai poussé la porte du lieu, et j'ai vu l'agneau mort (...) J'ai poussé la porte du lieu, et quelque chose s'est brisé en moi" (pp. 36-37).

Les autres romans étaient ceux de l'arrachement dans des départs. L'Exil et le désarroi est celui d'un retour brisé. Les deux passages où nous voyons Mokrane seul dans sa chambre parisienne (chap. II, p. 25, et chap. XI, p. 115) sont le contraire de ceux où Yahia était dans la même situa­tion : ils prennent place après le voyage, non avant ; après "l'impossible dénouement" et non avant. De plus, Mok­rane ne trouve, après la maladie consécutive à son retour brisé, que "l'intense, insupportable solitude" (p. 115), alors que Yahia quittait la chaude présence de Claudine et de Jean-Paul.

Le mouvement de L'Exil et le désarroi est le mouve­ment inverse de celui des autres romans de Farès, dont il est en quelque sorte la clôture, "l'impossible dénouement". D'ailleurs, après les trois parties proprement dites du roman (première partie : "Mokrane", deuxième partie "Le Village", troisième partie : "Les changements"), les deux pages supplémentaires intitulées "Les Exils", si elles sont le chapitre XI du roman, sont aussi en quelque sorte en dehors du roman une sorte de conclusion à l'ensemble de la "Découverte du Nouveau Monde", et même à l’œuvre romanesque toute entière. Les "profondeurs de l'Exil" y sont les "limites du Champ", de ce même champ des Oli­viers qui était à la fois le lieu initial et la blessure. Mokrane et Rouichède y sont les deux personnages restants de l'ensemble des personnages de l’œuvre, et tous les deux sont seuls, et loin du village. Le Pays y est ce lieu tragique, "sur la face cachée de la lune" d'où le cri de la biche à la patte brisée envahit l'espace : C'est bien encore le Champ et sa blessure d'où est jaillie l'écriture de toute l’œuvre. Quant au Dieu d'Ecume, il nous renvoie, après sa dernière dispari­tion, au Fleuve d'Abdenouar et d'Ali-Saïd, qui est cri lui aussi, mais dont le sens a disparu. Privé de sens, le mou­vement du texte de L'Exil et le désarroi s'annule lui-même dans sa propre "fissure intérieure" (p. 37).

L'écriture de L'Exil et le désarroi n'est donc plus celle d'une mouvance-désir, même si elle s'inscrit malgré tout - et définitivement, semble-t-il - dans la migration de l'exil, le mot de "migration" étant repris ici à la formule du Vieux Maître, l’"Inscription" du Champ des Oliviers que l'on retrouve à présent dans la chambre de Mokrane (p. 27). Elle est celle d'une fissure du lieu, de l'intérieur et non plus sous l'effet d'un meurtre. Fissure qui renvoie Mokrane à l'Exil et au Désarroi, dans la suppression de cette tension vers le lieu, vers le Champ, qui était implicite dans les titres comme dans le texte des autres romans. Cette tension-désir était le sens. "Les Exils" sont désormais le nouveau lieu, le Champ lui-même, mais c'est un lieu vide : Mokrane-Abdenouar est resté dans le fleuve, dernier mot du roman, et de la "Découverte du Nouveau Monde" également.

Le village, plein perdu, intérieur fissuré, n'est donc plus une antériorité disparue et désirée: Il est un vide, un non-être, qui installe Mokrane dans l'Exil et le Désarroi, dans l'éclatement. La migration où l'écriture est inscrite n'est plus mouvance, tension-désir d'un lieu perdu : elle est un non-lieu radical.

D'ailleurs, qui Mokrane trouve-t-il au village ? Rachida qui, lui parlant d'Ali-Saïd ou du hérisson, lui parle en fait de son veuvage, lui-même exil de toutes les femmes du Pays, lesquelles trouveront voix avec elle au chapitre VII (Début de la troisième partie, "Les changements" : ces changements sont d'abord "des sentences qui' devaient contenir les femmes dans leurs apparentes soumissions" (p. 95). Faut-il voir là une allusion à la réforme particulière­ment dure et opposée à toute libéralisation, du code de la famille en Algérie ?). En même que Rachida, Mokrane découvre la tante, folle, comme l'était Jidda dans Mémoire de l'Absent, après toutes les disparitions qu'elle a subies, "Visages d'Eux qui conduisent (sa) souffrance". Le veu­vage de Rachida et des femmes comme la folie de la tante sont l'inscription d'un manque, d'une amputation des habitantes du lieu.

Alors que Jidda était, par ses dessins et ses paroles, un plein appelé par Abdenouar, pour qui elle était l'antériorité disparue, la tante appelle un plein perdu. Elle est vie sans vie, elle est "durée de vie prolongée au-delà de mon corps", c'est-à-dire que, de même que le veuvage de Rachida est absence d'Ali-Saïd, absence d'amour et de tendresse, de même la folie de la tante est une forme vide : "(ses) mains tremblent d'absence". Elle est entourée, elle qui a perdu tous ses fils, de leurs "Regards dispersés, sans liens et sans paroles". Sa durée n'est qu'une fausse durée, puisqu'elle est "inscrite dans leurs Corps, leurs Mouvements", qu'elle est "Attente de ma vie dans leurs Vies" (p. 31). La folie de la tante, comme le désarroi ou désormais habite Mokrane, est centre perdu, plein perdu, fissure intérieure ouvrant sur la béance du lieu.

"Cousine, / mène-moi au jardin / car je meurs" ("Primita, llèvame et al huerto / que estoy / cayéndome / muerto") dit la chanson flamenca qui sert d'exergue à la deuxième partie du roman. "Je te raconterai mon histoire", "ne tremble plus", dit inlassablement Rachida à Mokrane, au jardin justement (entre autres pp. 44-45, et 70). Mais le tremblement de Mokrane n'est plus celui de Yahia devant l'ouverture violente du monde, que calmait de la même manière la parole-chant d'oncle Saddek (Yahia, pas de chance, p. 37). L'histoire que lui racontera Rachida, est-ce celle de l'Arbre ? Est-ce celle d'Ali-Saïd ? Ali-Saïd est mort, et ses cendres comme son carnet sont justement enfouis sous cet arbre-flamme, l'amandier. A moins que cette histoire soit celle de Mokrane lui-même : celle de sa propre mort, par perte du sens, par extinction du lieu ? La parole de Rachida dont se compose en grande partie le texte de L'Exil et le désarroi, a pour fonction de permettre à Mokrane (mais pas seulement à Mokrane...) de survivre à la perte du sens, car "l'être n'est pas donné à mi-course", disait l'Amin, et "Mokrane a peur" (p. 26), comme nous tous.

2) La parole de la terre et le discours idéologique

Mais L'Exil et le désarroi n'est pas que la parole de Rachida, celle qui adoucit le passage, celle qui fait accepter la mort, la perte du sens noyé au fond du fleuve. Le texte veut être malgré tout création du sens. La fissure de l'être suscite une autre parole. Parole de violence, celle-ci, et parole d'efficacité. Parole de la terre, qui est parole de dénonciation. On assiste au processus de naissance d'une parole violente à la fin du troisième chapitre :

"L'intérieur venait de se fissurer.
C'est alors que je me mis à frapper.
Oui : à frapper.
Le long cou de la terre (...)
Pour que la terre parle (…)

J'ai frappé
 : et le long cou de la terre s'est tendu violemment : comme un arc

: II n'est pas de plus grand malheur que celui qui est contenu dans les lèvres.

l'homme qui ne peut parler
 : ne peut être. (...)

J'ai alors jeté le voile de prudence.
J'ai dit
Oui : je parlerai"

(p. 38)

et cette parole éclate aussitôt au début du chapitre suivant, précédée comme plus haut par ces deux points de ponctua­tion qui en accentuent la tension dénonciatrice :

les arrestations furent nombreuses. Tout comme avant 1962, les gens disparaissaient... (etc)"                      (p. 39)

L'Exil et le désarroi est d'abord un livre de dénonciation.

Cette dénonciation, on pouvait la trouver déjà dans Un Passager de l'Occident. Mais elle y était explosion vitale, furieuse joie de vivre balayant tout sur son passage, et par­ticulièrement "l'échine patriarcale de l'Algérie". Elle était devenue chant tragique dans la blessure de Malika qui ouvrait en deux Mémoire de l'Absent. Dans L'Exil et le désarroi, elle n'hésite pas à dire, tout simplement, les faits, à couper le chant par leur simple chronique. Avant même de nommer Mokrane, qui n'apparaît qu'au chapitre II (à moins qu'il ne soit désigné par le "il" de la première ligne du roman, qui peut aussi bien désigner l'auteur, ou tout autre militant anonyme), le livre commence par le récit de l'Indépendance et de la naissance (autre passage) du mou­vement des travailleurs agricoles, puis de la confiscation de ces espoirs. Valeur onirique, certes, l'écriture se veut ici valeur de réalité, et l'exergue de l'ensemble du roman en donne d'emblée le dessein, tout en inscrivant la parole romanesque dans un discours idéologique qui n'est utilisé que dans cet exergue :

"Les destructions causées par les bourgeoisismes révolutionnaires et nationalistes de l'époque actuelle n'épargnent aucun des champs développés et inscrits par le travail humain. Valeur d'échange et, comme le reste, valeur de réalité, le travail d'écriture n'échappe pas aux conditions politique de cette inhumanité" (p. 7)

Cependant, le livre échappe à cette forme de discours, même s'il en illustre la pensée. Il recherche l'efficacité, et son auteur, comme Mokrane, sait qu'un discours idéolo­gique peut toujours être utilisé contre ses fins premières, alors que le chant, au contraire, ne peut être détourné ni dévoyé, qu'il fait fi de toute mystification, qu'il oblige à une acceptation ou à un refus global, qu'il reste toujours un plein, même lorsqu'il est écorché.

*  *
*

Or, justement, le discours idéologique révolutionnaire algérien est lui-même devenu un lieu vide, une parole usurpée, vidée de son épaisseur comme la tante, au village, est vidée de sa vie. L'épaisseur du discours révolutionnaire algérien, c'était le pays, c'étaient les Travailleurs. Et le dis­cours révolutionnaire à présent est tenu, non plus par eux, mais par les grands propriétaires de "Champs interdits à l'autogestion",

"Ceux-là mêmes qui,
par imposture
et, détournement - ont charge de répartir la bonne parole de justice,
et de révolution : la bonne parole" (p. 14).

Pendant ce temps, ceux qui, comme Mokrane, vivaient ce discours dans leur militantisme repartent peu après leur retour au pays, redeviennent "Errants",

"Car nous voilà assignés aux résidences précaires des
polices et des désarrois,
cloîtrés dans les cellules de
Nos demi-vérités
de Nos
Falsifications
et Violences
Prêts à être traités de toutes sortes de malheureux -
Exilés - Emigrés - Fuyards - Petits Bourgeois - Fonctionnaires - Bureaucrates­
Issus de nous       et
contre Nous
: Nos pouvoirs nous annulent comme de vulgaires mots écrits sur un sable continuellement traversé de marées" (p. 16).

Ainsi, le langage révolutionnaire est vidé de son con­tenu, c'est-à-dire des hommes qui l'ont créé et fait vivre, c'est-à-dire de sa mémoire. La perte du sens qui provoquait le tremblement de Mokrane devant le lieu vide se retrouve devant le langage, dont les mots "ont des valences souvent inverses de ce qu'ils désignent ou proclament" (p. 15). Retournement d'une forme contre sa réalité, qu'elle exclut, puisque les mots sont retournés contre ceux-là mêmes qui les ont créés. Retournement qui est aussi celui du lieu. La parole étatique fonctionne, close sur elle-même, autour d'un vide de réalité nécessaire à son fonctionnement. "C'est comme si la vérité de la Révolution s'était retirée" (p. 18), mais cette vérité, c'est justement la réalité, celle du pays qui, à côté ou en marge de ce discours, "attend" (p. 18). Ainsi, le discours étatique, qui "mange dans la main de l'autre", selon la chanson flamenca qui sert d'exergue à la première partie, devient une transparence sans vie, un discours parodique d'une action depuis longtemps tournée, un décor dont ces vastes hôtels sans communication avec le pays qu'ils cherchent en vain à cacher et où règnent "les traînes lascives de l'ennui, annihilant tout air et respiration, creu­sant votre envie de vivre de meurtres, et dérisions" (p. 17), apparaissent comme le symbole.

3) La ville - lieu de meurtre, et le carnet d'Ali-Said

Si le discours étatique est un lieu vide, il s'inscrit dans la réalité d'un lieu de meurtre : la ville, corps-écran de sa transparence meurtrière, foyer où il exclut le réel. "La grande ville, la capitale des décisions", est "Alger la bleue, / la verte, la Blanche / et, l'emmerdante. / Où les hommes ont décidé / de se taire, /ou : d'adresser des louanges" (p. 38). La ville est donc le lieu où la parole est supprimée, où le pays, "cerf blessé", est sacrifié comme les anciens dieux sur la scène tragique (p. 40). La ville vit du sacrifice de cette "face cachée de la lune", de la douleur des biches sans nombre dont le cri seul rend possible son surgissement voluptueux :

"Sur le flanc droit de la lune une Biche est tombée d genoux Les Yeux pleins d'une douleur immense car sous le choc et la chute sa patte droite s'est brisée nette Une sorte de Cri a envahi l'Espace Tandis que les premières lueurs du jour ont commencé leur mar­che au-dessus de la Mer. Déjà, la ville surgit des flots..." (pp. 24 et 115).

La répétition même de cette évocation fantastique, au début et à la fin du roman, encadre le livre aussi dans ce sacrifice du pays, dans son exclusion de la ville, écran de meurtre et transparence construite sur ce meurtre. Meurtre qui est d'abord celui de la parole.

La ville est le vide du silence, ou la parodie des louanges. Parodie, simulacre, elle se réduit à une façade sans épaisseur, à un écran. Cet écran est cependant le lieu de disparitions. Lieu de nouvelle violence, lieu d'exclusion de tout ce qui pourrait faire son épaisseur.

Les gens qui disparaissent ressurgissent trois ou quatre mois plus tard "de l'autre côté de la grande ville, au pays Sud". "Autre côté" de la grande ville, le pays Sud en est l'envers caché. S'il désigne de bien réelles mises en résidence forcée, il désigne aussi le pays profond, l'épaisseur, mais oblitérée. L'ambiguïté, ici, est nouvelle violence du texte au discours de pouvoir. Le pays Sud est enfouissement, alors que la ville est surface meurtrière.

L'autre envers de la ville est l'émigration, dont ceux qui ont compris prennent une nouvelle fois le chemin (p. 39). Exil qui est avant tout celui de la parole, car la ville est ce "terrible lieu qui l'exclut" : "Terrible lieu de notre dire : je vis contre la misère du dire, ou sa haine, ou sa blessure" (p. 39). Exclusion du dire, elle est la blessure, le lieu vidé. Elle est le lieu du bouleversement, du retournement, de la désintégration à partir de quoi elle se développe. Elle est toute entière blessure, dans son essor même, car à cet essor la plupart des habitants assistent, sans y participer : dans la blessure qui la fait vivre, elle s'est privée de l'épaisseur de ses habitants (pp. 101-102).

*  *
*

Ainsi la ville, transparence, blessure, est-elle l'écran de l'exclusion, et la parole révolutionnaire, reprise par le dis­cours étatique, est devenue, comme le village, un lieu vide. Ce discours parodique bien sûr, s'il est exclusion de ceux qui lui ont donné ses mots, appelle le meurtre. Le meurtre de ce discours parodique, son éclatement, ce sera le chant d'éclatement du livre, et particulièrement la parole-flamme du carnet d'Ali-Saïd qui en occupe le centre, ce carnet jus­tement que la ville et ses responsables voulaient enfouir. Le carnet est l'objet du désir que développe le vide dans le dire de L'Exil et le désarroi. Violence du chant et de la flamme, ce carnet ne jaillit pas comme les chants surgissant de la blessure des autres romans, du livre même de L'Exil et le désarroi : il est extérieur à la parole brisée de ce roman, mais suscité par le désir, dans l'écriture de L'Exil et le désarroi, du chant perdu des romans précédents. Des romans précédents, il est le chant le plus enfoui, mais aussi la matrice génératrice. Mais son dire ici libéré signale la perte des textes qu'il avait générés comme il signale la mort de son scripteur-chantre, Ali-Saïd.

La parole de L'Exil et le désarroi n'est pas un plein se substituant au vide du discours étatique, car elle porte elle aussi la marque du meurtre : son intérieur, comme celui du lieu, du Champ dont elle est issue, est fissuré : Ali-Saïd est mort. Mais elle est salutaire éclatement. Elle est par la réa­lité qu'elle véhicule, bien mieux qu'une écriture "réaliste" cette grenade qu'était, dans la poitrine de l'américain, la révélation par Baldwin de la réalité métisse de l'Amérique dans Un Passager de l'Occident. Elle sert, peut-être, l'analyse politique, idéologique dont elle se réclame en exergue, mais elle est violence.

Si les autres romans de Farès, dans la blessure, dans le meurtre même, découvraient toujours un autre plein caché, bien que sacrifié (ainsi, de la geste de Kahena dévoilée par la blessure de Malika dans Mémoire de l'Absent), L'Exil et le désarroi, beaucoup plus désespéré, n'installe dans cette blessure qu'il ouvre que la flamme anonyme de la parole d'Ali-Saïd, locuteur jamais nommé: Ali-Saïd n'est nommé pour la première fois qu'après le dire de son carnet (p. 98). Il est question de ce carnet p. 39, mais sans référence à celui qui l'écrivit. Le carnet n'est restitué à son auteur qu'à la fin du roman (p. 104), pour montrer son exclusion par les res­ponsables du Parti à qui Rouichède s'était adressé. De même les différents pleins que révélait la blessure des autres romans, tels le Pays inaccompli ou l'Ogresse du Passager de l'Occident ou du Champ des Oliviers, sont absents ici. Reste la béance du fleuve, dont le passage fut inutile ? L'éclate­ment de la parole romanesque ouvre ici sur le vide de l'Exil et de son Désarroi.

LA PAROLE PLURIELLE, ALI-SAID ET L'ARBRE­-FLAMME

1) L'éclatement sauvage et la parole plurielle

L'éclatement de la parole de L'Exil et le désarroi provient d'abord - mais ceci n'est pas nouveau par rapport aux pré­cédents romans de Farès - de la différence des registres employés. Cependant, si, sauf pour l'exergue, elle ne tombe jamais dans le simple discours idéologique univoque, la parole de L'Exil et le désarroi, sans pour autant dire la quotidienneté à la manière dont la disaient parfois Un Pas­sager de l'Occident ou Le Champ des Oliviers qui se voulaient en partie "journal des jours heureux", nomme la réalité politique bien plus directement que les textes précé­dents, du moins dans des chapitres comme le premier, ou le neuvième. Mais elle reste en même temps chant, ou plutôt nostalgie du chant, même dans cette nomination, et par ail­leurs elle devient flamboyance dans le carnet d'Ali-Saïd.

Cet éclatement provient surtout de la pluralité des voix en présence, de la pluralité des locuteurs, qui le plus souvent ne sont pas nommés. On peut observer une sorte de pro­gression vers l'ouverture-éclatement du livre d'un roman à l'autre, dans l’œuvre de Farès. Yahia, pas de chance était, dans la plus grande partie du texte, la narration à la troi­sième personne d'une intrigue dont le pivot central restait le personnage de yahia, désigné par le classique "il" du romancier, même si ce dernier prêtait quelquefois sa voix aux personnages pour le chant. Un Passager de l'Occident, jusqu'à l'éclatement des trois derniers chapitres (et même dans cet éclatement), reste la voix de Brandy Fax, lequel sera de même toujours à la première personne, mais sous des noms différents, le locuteur unique des différentes voix du Champ des Oliviers. L'ouverture du texte est plus mani­feste dans Mémoire de l'Absent, lorsque de la blessure de Malika surgit la geste de Kahena. Mais les différentes voix en présence sont toujours nommées.

Dans L'Exil et le désarroi, les locuteurs se succèdent, souvent sans transition et sans que le lecteur, parfois, sache leur nom. C'est le cas surtout dans la deuxième partie ; "Le Village", composée essentiellement de la parole d'Ali-Saïd, jamais nommé cependant. Bien plus, le texte du carnet d'Ali-Saïd alterne avec le récit de Rachida dans lequel il s'imbrique presqu'amoureusement. Ainsi, à la page 53, la première personne désigne d'abord Rachida parlant d'Ali­-Saïd qui fend la colline sur son cheval, "comme on fend une bûche". Puis, sans transition, la première personne est celle d'Ali-Saïd lui-même, dont la parole fend à son tour, ouvre le récit de Rachida pour s'y mouler. Et, alors que Rachida s'adressait à Mokrane, Ali-Saïd s'adresse au père, aucun des quatre interlocuteurs, réels ou imaginaires, n'étant nommé : la parole, multiple, n'a pas de nom. De la même façon, quel est le locuteur du début du chapitre VI ? Est-ce Mokrane ? Est-ce l'auteur ? Ou n'est-ce pas plutôt la parole actuelle d'Ali-Saïd inscrite, par sa brûlure, dans le corps de l'arbre, de l'Amandier ? Cependant, le carnet d'Ali-Saïd reprend, sans que l'on puisse déterminer avec exactitude à partir de quand, dans le corps de la page 67. La parole de Rachida, non nommée toujours, vient s'imbriquer à son tour page 70 dans celle d'Ali-Saïd, pour raconter (à Mok­rane ?) l'amour et la mort d'Ali-Saïd, rapporter la parole de Nouria, et redonner voix à Ali-Saïd dans une nouvelle ouverture du monde (p. 73).

Si cet éclatement du locuteur est particulièrement visible dans cette deuxième partie, qui occupe le centre du livre ainsi éclaté de la même manière que la geste de Kahena ouvrait en deux Mémoire de l'Absent, on pourrait le retrouver ailleurs, particulièrement lorsque le lecteur hésite à voir Mokrane ou l'auteur dans le locuteur du premier chapitre, ou encore lorsque la voix de Rachida et celle de l'ensemble des femmes anonymes du pays se confondent (chap. VII).

*  *
*

L'important, cependant, est d'abord cet "éclatement sauvage", lorsque Rachida s'approche de Mokrane à la fin de la première partie (p. 46), qui met à jour l'ouverture du monde et les racines de l'arbre, d'où jaillit la parole- flamme d'Ali-Saïd : cette parole est ainsi suscitée par l'amour, son ouverture et sa blessure-mutilation à la fois. L'important est également que la voix d'Ali-Saïd ne soit pas solitaire, mais plurielle : il n'est pas indifférent que cette deuxième partie s'appelle "Le Village" : ces voix anonymes se con­fondent en une voix collective, mais éclatée (On a vu que le village était un lieu vide). Voix collective du "pays qui attend", voix des habitants occultés du lieu vide, car cette parole est d'abord parole de violence : celle du Fleuve, mort et vie, comme Ali-Saïd en qui elle se situe :

"II n'existait plus au village que deux sentences, unies, comme des sabres découpant la nuit : la mort, ou l'expulsion, les hommes choisirent la mort (ou la vie) dans l'âpreté des chants, ceux que les femmes prononçaient contre la servitude...

Hommes de la colline d'en Haut
connaissez-vous le fleuve ?
Inscrit
comme une parole
dans les villages
d'en Bas :
Connaissez-vous
le fleuve ?"          (pp. 74 et 116)

Cette parole plurielle est parole d'antériorité, qu'Ali­-Saïd (p. 55) comme Mokrane (pp. 34-35) recherchent au-delà du Livre qui sépare et condamne (Le Coran, bien sûr, dont Le Champ des Oliviers et Mémoire de l'Absent montraient qu'il était blessure, mais également tout dis­cours normatif ou univoque). La question, dans cet écla­tement du verbe, est double : "Comment être au-delà du Livre", et "Comment être, au-delà du Livre, Parmi les champs, la richesse de mes désirs et lumières" (p. 53).

2) Paroles occultées

Car la parole plurielle d'antériorité, la parole éclatée, violence de mort et douceur de vie ou d'amour, est parole occultée, comme toutes celles qu'a écartées le Sens du Livre, ou de tous les discours du sens un, discours de la norme et, du pouvoir, affirmations usurpées de la mort du lieu dans leur dire même. Parole occultée de l'Ogresse, de Kahena, non nommées ici parce qu'il est déjà trop tard ? Parole, tout aussi occultée, et anonyme de surcroît, des femmes. Rachida, certes, dont la parole accorde le retour et guérit du tremblement celui qui veut bien l'accepter (Mokrane préfé­rera fuir...), mais aussi toutes ces femmes dont les exils disent "nous" pour dévoiler leur veuvage, et englober les voix singulières de Rachida, Nouria et tante Aloula tissées dans leur anonymat et clamant le même meurtre du désir et de la tendresse (chap. VII). Parole de Nouria, située au carrefour de la Zaouïa et des anciens dieux, "lieu de carre­four entre une vérité révélée par le Livre, et la pure anima­tion du feu" (p. 61). La parole de Nouria est flamme, qui brûle Ali-Saïd et l'ouvre à l'au-delà du fleuve, lui fait visiter "le puits du gardien, la grotte du sens, et le pays du fondateur.. N'en déplaise aux gens de triste et insupportable raison, j'ai appris à nommer le lieu d'autre séjour" (p. 56). Cette parole est vivante confusion, dans sa folie et sa brû­lure, dans l'amour violent qui ouvre le corps d'Ali-Saïd, de tout discours univoque, qu'elle éclate par cette brûlure même.

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Cette parole plurielle est aussi une parole de terre. Etre et non-être à la fois, puisqu'il est historiquement mort, et pourtant flamme vivante dans sa parole, Ali-Saïd plus que tout autre personnage habite la migration, le parcours. Il déborde le lieu dont il est cependant la plus authentique expression, la vie la plus dense, et la plus meurtrière. Aussi sa demeure, si elle est parcours, est-elle parcours de la terre, dont il est la vivante parole en même temps qu'il est parole d'arbre et de vent. Fusion des éléments, la parole d'Ali-Saïd est parole multiple de volupté. D'une volupté issue de la terre, à la fois éclatement et intériorisation profonde "Voilà ou m'a conduit la terre", dira-t-il, "doucement, en moi, voluptueusement, vers la parole d'arbre et de vent, comme si arbre et vent voulaient être en moi, comme si, doucement, voluptueusement, la terre était en moi, comme si les herbes, la pierre, l'eau, et le lointain champ de la source, étaient en moi, parcourant l'intérieur du corps et du songe" (p. 55).

La parole de terre est à la fois jouissance et violence, légèreté et loi inflexible. Elle n'est pas donnée à n'importe quelle écoute, et qui veut l'approcher est d'abord surpris, comme Mokrane courant dans les collines, par les "Vivants Gardiens du Lieu", qui ne sont pas sans rappeler la "Vigi­lante Gardienne des collines" de Mémoire de l'Absent : la mort. Mais les Vigilants Gardiens du Lieu sont d'abord la parole issue de ce lieu. Parole multiple de ceux qui ne sont plus esclaves : les travailleurs. Parole grave et volontiers meurtrière : ne l'a-t-elle pas montré dans toutes ces années de guerre ? Parole crainte aussi, car en elle se cache "celui dont personne, ici, ne veut plus entendre parler. Le meur­trier. / Le meurtrier ?" (p. 36). Meurtrier qui est amour aussi : ce "il" non nommé mais toujours présent dans la parole-amour de Rachida à Mokrane. Est-ce le hérisson, est-ce le Vieux Maître, est-ce l'arbre, est-ce Ali-Said [2] ? Cette non-nomination, justement, est nécessaire pour donner à la parole d'amour sa pluralité. Car l'amour, c'est aussi le meurtre, et Mokrane aura peur de cette violence.

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Le tremblement de Mokrane est en partie manque d'ouverture envers Rachida, peur du hérisson et d'Ali-Saïd, peur de l'amour qui est meurtre aussi, peur et mutilation de la morsure de Malika. Mokrane ne refusait-il pas déjà dans Yahia, pas de chance d'envisager l'incinération d'Ali-Saïd et la signification de la danse de tante Aloula ? "Tu ne veux que savoir", dit Rachida.. "et non pas entendre, ou, com­prendre, vraiment, du fond de l'âme, ce que c'est que l'amour de vivre, ou de mourir" (p. 72).

3) La parole d'Ali-Saïd, ou : la consumation

La parole d'Ali-Saïd est donnée à la fois dans l'amour de Rachida et dans le meurtre du hérisson qui "avance, là, entre nos paroles et caresses, vers les racines de l'Amandier", qui ouvre ces racines comme il ouvre le monde, et en fait jaillir cette parole, (en italiques) de l’ouverture même du monde à quoi mène le meurtre :

"Le monde s'ouvre
et je comprends
toute lune bleue
qui marche (etc...)" (p. 73)

La parole d'Ali-Saïd, "parole atteinte sur la colline d'argile" est le corps même du jeune homme, qui éclate en même temps dans le feu de la guerre et dans le feu de l'amour de Nouria :

"Mon corps ?
Nouria est maintenant sur moi, et ses mains, mou­vantes et fines, ouvrent ma peau, comme si n'était pas encore apparu l'agneau,
ou le bélier...
Je peux voir ma chair,
nommée à vif,
dans les mains du feu.
Parole atteinte sur la colline d'argile, prise entre les ravines et les sentes, le corps est touché deux fois aux jambes, puis au front, et son visage éclate, comme une furie à la surface du monde" (p. 69)

Car la perte du premier corps de l'enfant, dans L'Exil et le désarroi comme dans Mémoire de l'Absent, et même dans Yahia, par de chance, est nécessaire pour accomplir le monde (p. 68), pour "transformer l'espace / et la colline" (p. 69).

 

L'amour, la vie et la mort se rejoignent dans des images de feu. Feu de l'amour, feu de Nouria dont naît le mouvement révolutionnaire "dans la course d'argile" (pp. 62-63), feu de l'incinération d'Ali-Saïd sous et dans l'Amandier-flamme. Feu de la danse-flamme de tante Aloula à l'enterrement d'Ali-Saïd dans Yahia, pas de chance, et c'est le feu encore qui donnera sa pleine signification à l'image de l'arbre, dans lequel le roman tout entier est englobé comme le corps-parole d'Ali-Saïd, puisque cet arbre est dessiné, en paroles, sur la couverture avant du livre :

 

 

et décrit par l'écriture sur la page arrière de cette couver­ture.

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L'arbre est à la fois parole et feu. Et il est aussi le lieu même dont le livre est désir, et qui est le livre, comme il est la sépulture-flamme de l'auteur du carnet tué dans le champ-chant (des oliviers). Il est la parole-flamme d'Ali-­Saïd, dont "le feu brûle encore aujourd'hui, malgré les pensées incrédules" (p. 39), parole "nouée à l'arbre", corps-parole "jusque dans sa brûlure" (p. 65). Il est aussi pluralité de langages, puisqu'il est à la fois dessin (on se rappelle l'importance du dessin dans Le Champ des Oli­viers, où lui seul, comme ici la parole de Rachida, permet­ le passage du fleuve), et mots : la couverture est faite à fois d'un dessin, et de mots, qui sont les traits du dessin, supprimant ainsi la séparation des langages.

L'arbre s'élève donc contre cette séparation des langages, séparation de la parole de terre d'avec celle d'air et de vent, puisqu'il est présent dans les deux espaces à la fois. Il est le lieu désiré en ce qu'il réalise la parole, résorbe la faille entre les mots et les choses, comme entre la parole - ou l'écriture, ou le chant- et le discours, ou le Sens sépa­rateur. Il permet aussi le passage entre la vie et la mort, comme entre la mort et la vie, puisqu'il recueille les cendres d'Ali-Saïd comme son carnet, et les redonne dans le livre qu'il englobe, qui est sa parole. C'est donc lui que tante Aloula choisit pour s'y pendre, "exactement comme si elle avait pensé que la terre allait s'ouvrir, là, d'un coup, pour elle, entre les branches mêmes de l'arbre, et, que, comme elle l'avait pensé pour son fils, dix années auparavant, celui-ci, l'Arbre, l'Amandier, la préserverait de toutes les angoisses, ou, perditions" (p. 99).

C'est donc l'arbre qui fait revivre la parole comme le corps d'Ali-Saïd, au-delà de la mort. Il est aussi le seul recours, la seule parole possible des femmes dans leur veu­vage, lui "dont le corps n'est pas souillure, mais vérité du langage, de la terre, et, des hommes, celui qui écoute notre délaissement, lui donne / Valeur et Justice" (p. 81).

Or, en même temps qu'il est le lieu par excellence, le champ (p. 115), l'arbre porte également en lui, comme le Champ du Champ des Oliviers, la blessure la plus pro­fonde, l'ouverture dans laquelle s'inscrit l'écriture de "l'après" de L'Exil et le désarroi : son cœur est "ouvert dans l'Exil", dit encore la couverture. La séparation est irrémédiable. Lieu désiré, seule unité possible de l'être dans la flamme, lieu par excellence de l'écriture, il est aussi la séparation irréversible, le manque sur lequel il est trop tard pour revenir, car le "pas" de Yahia, pas de chance a perd son ambiguïté initiale : le pas franchi, le mouvement vers tous les possibles est devenu la perte des possibles, la perte de la chance que quelque chose, encore, arrive, la perte du chant.

L'arbre était flamme par la danse de tante Aloula transformant le meurtre en joie, en amour de vie ; mais à l'arbre, la tante s'est pendue : elle ne dansera plus, et le carnet comme la flamme d'Ali-Saïd sont définitivement perdus. Ne reste plus que la mort anonyme, honteuse du narrateur de La Mort de Salah Baye : la mort en l'absence du chant, par noyade depuis la soute d'un navire. Noyade qui rappelle celle bien réelle, malgré le chant, d'Abdenouar dans le Fleuve, la Seine, en octobre 1961, où périt le meil­leur ami de l'auteur lors des manifestations que l'on sait [3], le lieu est mort d'avoir perdu l'ambiguïté qui permettait tous les espoirs lors du départ-pas de Yahia au maquis. Le chant qui permettait à Yahia de franchir le seuil si difficile de l'entrée de l'enfant dans la guerre est inutile car il n'y a plus, il n'y a pas de seuil (de chance). La consumation de la parole dont la flamme pouvait résorber le meurtre et dire, au lieu du "savoir", "l'amour de vivre, ou de mourir", n'a laissé que des cendres. Mokrane est reparti. Il n'y a plus de lieu.

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En un sens, la consumation de son propre texte par L'Exil et le désarroi est bien appel désespéré de la plénitude perdue, même dans le meurtre, du chant jaillissant de la blessure dans Le Champ des Oliviers (1972) et Mémoire de l'absent (1974). L'Exil et le désarroi est par rapport aux deux autres romans l'après, dans tous les sens du terme. Chronologiquement, certes, mais surtout par sa significa­tion : le désir mortel qui le sous-tend manifeste la perte irrémédiable de la plénitude que livrait dans le meurtre même le chant des deux romans précédents. Aussi La Mort de Salah Baye (1980) ne sera-t-il plus qu'un brûlot dans lequel il n'est surtout pas question d'un chant que le lieu usurpé rend de toute manière impossible. C'est cet "après" encore possible dans l'organisation de l’œuvre antérieure par L'Exil et le désarroi qui en dessine le vide signifiant : celui du chant perdu. Il n'y a plus de vide signifiant dans La Mort de Salah Baye : ce texte au contraire ramasse le sens, et l'assène avec la vigueur sèche d'un coup de poing qui se sait, de toute manière, vain. Et l'on n'y retrouve, bien sûr, aucun des personnages que faisaient la continuité entre les autres romans : Ali Saïd est bien mort, et c'est pourquoi La Mort de Salah Baye s'exclut de lui-même du cycle roma­nesque qu'on a voulu décrire ici. Mort de l'écriture romanesque de son auteur, faut-il s'étonner que La Mort de Salah Baye en soit aussi le dernier texte "romanesque" même si on ne peut plus parler à son propos d'écriture, au sens littéraire du terme ?

 

 



[1] FARES (Nabile), L’Exil et le désarroi, Paris, Maspéro, 1976, 117 p.

[2] Quelques supputations, qui ne doivent rien enlever pourtant au fait que ma lecture se veut plurielle : pp. 41-42 : Le hérisson ; p. 43 : Le Vieux Maître ; pp. 44-45 : L’Arbre et Ali-Saïd. Mais encore une fois d’autres lectures sont possibles, et même plusieurs à la fois…

[3] Renseignement biographique (Une fois n'est pas coutume...) fourni par l'auteur lui-même après lecture de ce que j'avais écrit sur Mémoire de l'absent.