Charles BONN. Nabile Farès : La migration et la marge.
Casablanca, Afrique-Orient, 1986, 132 p.

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INTRODUCTION

L’œuvre de Nabile Farès est à la fois une des plus novatrices et des plus marginales de la jeune littérature romanesque maghrébine. Mais c'est l'écriture même de la marge, de la migration. Or, par la marge et la migration où elle s'inscrit, loin des facilités de l'évidence trop commode, c'est l'écriture de l'essentiel, qui donne à voir à chaque ins­tant l'angoisse et la joie, toutes deux démesurées, d'un sur­gissement dans lequel la vie tout entière, à chaque instant, est en jeu.

C'est l'écriture de la marge : celle par exemple de sa non-conformité à des modèles, idéologiques ou littéraires, qui lui permettraient comme à tant d'autres d'éviter l'essentiel : le miracle de son propre surgissement, "en marge des pays en guerre".

C'est l'écriture de la migration, le dire errant qui récuse toute localisation par des lectures réductrices. Migration qui est aussi celle de personnages romanesques qui n'exis­tent comme tels qu'à partir d'une blessure initiale. Blessure d'une modernité "où l'homme tue. Faisant voler la pierre, ou l'argile, là, au-dessus de nous, pour dire: Aucun lieu en ce monde... Aucun lieu... Que cette déflagration meurtrière de votre terre...". Mais blessure aussi de tous les langages usurpés. Langages de pouvoir qui confisquent la pluralité de paroles d'un espace originel de la dévoration joyeuse de l'Ogresse, pour imposer le carcan du sens un, et vide.

Car le chant est subversif. Il est la subversion majeure du carnet d'Ali-Saïd dont les cinq romans décrits ici sont d'abord le défouissement toujours recommencé. Parole de flamme, de désir et de mort, ce carnet jamais atteint mais qui vit dans l'amour de Rachida, comme déjà dans le tremblement de Yahia, n'en est pas moins le seul dire pos­sible du lieu comme de l'être. Car ce dire surgit de la mort du scripteur, il est celui du corps ouvert, du champ écartelé.

Cette marge et cette migration sont ainsi le lieu et la condition de ce qu'on pourrait appeler une fécondité para­doxale. Car le chant des romans de Farès semble produit par la faillite de tous les dires du sens, qu'ils soient ceux d'espaces autres, ou ceux des discours usurpés des Indé­pendances. Dès lors la marge sera la condition même - combien inconfortable ! - de l'invention de nouvelles modalités du dire, dans la migration. Ou encore dans l'ouverture toujours nouvelle du lieu comme du livre aux langages occultés.

Langage de l'oralité : celui de l'Ogresse, de Kahena, du Pays inaccompli. Langage d'une ancienne gloire de vivre blessée à mort par les dires usurpés, et pourtant retrouvée grace au fragile récit des jours heureux, tragiquement limité d'ailleurs à ce "Cycle d'Ali-Saïd". L'écriture se confond ici avec ces jours heureux en parlant hors de toute littérature, de Claudine, de Conchita, de Malika et de sa morsure, mais aussi de l'ouverture du corps d'Ali-Saïd par Nouria, dans les flammes. Langage de la terre, ou de l'outre, espace primordial et violence première : celle du hérisson, celle d'une "terre en âge d'être pleine", celle du chant et de ses "cavales frontalières" bien plus redoutables que la lour­deur d'une Organisation qui ne sait pas écouter le rossignol ou l'alouette.

Ce chant si redoutable est un espace qu'on habite avant de le déchiffrer. La ruse qui. fait de l'écriture de Farès un texte déconcertant est cette mouvance dans laquelle elle se situe pour éviter sa récupération par les discours de pouvoir. Mouvance d'une intertextualité qui exhibe ses réfé­rencés de culture autre, particulièrement dans le jeu carna­valesque du Passager de l'Occident. Mais mouvance aussi du sens jamais arrêté dont toute tentative de définition s'ouvre à chaque fois, comme le texte même de Mémoire de l'Absent, sur une autre parole, sur un autre système signi­fiant. Mouvance enfin du signifiant écrit lui-même, qui déstabilise syntaxe et typographie, assumant sa fragilité, son arbitraire, sa fantaisie débridée, et s'ouvrant à son tour sur la joyeuse dévoration orale de l'Ogresse dans Le Champ des Oliviers. C'est-à-dire sur le non-dit de toute écriture, et cette "peine à vivre", cette "folie à circonscrire" qui nous concernent tous.

 

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D'une oeuvre aussi paradoxale et pourtant aussi essen­tielle, il n'était pas question de faire la traditionnelle synthèse thématique ou structurale ; encore moins d'en décrire le contenu en rapport avec la biographie de son auteur, et la description de son environnement culturel. C'eût été fixer, localiser le dire comme le sens. J'ai donc préféré suivre la mouvance des textes, dans l'ordre de leur parution : en servir la pluralité et la spatialité signifiantes plutôt que de les enfermer dans des catégories et des clas­sements préétablis. Assumer la spatialité de ma propre lec­ture et y "coller" comme l'écriture de Farès colle aussi à son référent lorsqu'elle se fait "journal des jours heureux".

L'espace est signifiant autant que les mots qui veulent le fixer. Et il l'est plus encore dans cette écriture de la migration qu'est le texte de ces cinq romans. Je me suis donc attaché à la spatialité d'une écriture dont le lieu et son désir sont l'objet, et qui pourtant comme la "petite Flamme de Briquet" du Passager de l'Occident, comme le mouve­ment des grives "nommées au déploiement des pays incen­diés" dans Le champ des Oliviers, énonce l'absence de lieu à partir de laquelle elle se développe. Le fait que tous les romans de Farès soient inscrits dans un ou plusieurs voyages n'est ainsi qu'un des exemples, qui me permettent de décrire leur parole comme une migration, loin de tout sens arrêté.

Migration qui par le défi qu'elle lance à toute lecture réductrice, ne rendait pas ma tâche aisée, mais transformait à son tour ma lecture en migration : je me suis toujours refusé à arrêter le sens, car c'est été aller à l'encontre de l'entreprise même du romancier. Je revendique donc une lecture ouverte, et je refuse de conclure - fixer la mouvance.

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Je n'ai traité ici que ce que j'appelle le "Cycle d'Ali­-Saïd", c'est-à-dire des cinq romans dont Ali-Saïd et son flamboiement "à fleur de terre et d'horizon" sont le commun dénominateur. Pour ces cinq romans, Ali-Saïd est bien plus qu'un personnage mort. Il est leur lieu le plus secret et le plus affiché, et en tout cas la métaphore de leur énonciation. Et pourtant Ali-Saïd comme tous les autres personnages de Farès désigne un proche bien réel de l'écri­vain, quand ce n'est pas aussi l'écrivain lui-même.

Le carnet d'Ali-Saïd et sa mort sont l'objet enfoui de ces cinq romans, qui constituent autour de son absence féconde et tragique un véritable mouvement cyclique. Le "pas" de Yahia est bien en effet celui de l'entrée tremblante dans cet espace d'Ali-Saïd où il convient, "pour ceux-là même qui en forçaient l'entrée, de se munir de leur vie"

L'Exil et le désarroi est au contraire, dernier paru de ces romans, celui de la perte irrémédiable de cet espace pri­mordial. Et le centre chronologique du cycle en est égale­ment le centre spatial et symbolique : le Champ - chant de la mort-écartèlement d'Ali-Saïd, noyau central et lieu impos­sible que désigne le titre du Champ des oliviers. Enfin, Un Passager de l'Occident et Mémoire de l'Absent peuvent être considérés comme les deux volets symétriques de l'absence­-écriture, par rapport au lieu écartelé, centre impossible du cycle. Et c'est bien cet écartèlement, cette impossibilité d'un lieu central qui font vivre le carnet d'Ali-Saïd, lequel devient ainsi dans sa non-réalisation le centre véritable des cinq romans, en même temps que leur écriture même.

A la fois contenu et contenant de ces romans, le carnet d'Ali-Saïd comme la flamme de son incinération et la danse de sa mère, tante Aloula, est donc aussi leur énonciation et leur mécanisme signifiant "rusé" : le retournement est l'une des figures privilégiées de l'ambiguïté que la parole de Farès comme celle de l'Ogresse opposent à leur récupération par l'univoque des "dires usurpés". D'ailleurs dans Un Pas­sager de l'Occident, la rédaction de ce carnet par l'écrivain se confond avec celle du "journal des jours heureux" passés avec Conchita. Métaphore de l'écriture, le carnet est éga­lement le lieu où l'écriture et le vécu quotidien abolissent leur séparation absurde et pourtant culturelle. Et l'abolition de cette séparation entre l'écriture et son référent devient du coup une autre modalité de cette migration du dire de Farès d'une catégorie signifiante à l'autre.

Les textes suivants de l'écrivain n'ont plus entre eux ce commun dénominateur qu'était Ali-Saïd pour les cinq romans présentés ici, cinq romans qui sont aussi les oeuvres majeures jusqu'ici de Nabile Farès. Ali-Saïd est bien mort, tué une deuxième fois dans l'exil définitif de Mokrane à la fin de L'Exil et le désarroi. En Ali-Saïd, la combustion, l'écartèlement, la blessure du lieu comme du corps étaient la gloire de ce lieu dans l'instant même de sa perte, et par cette perte. La mort du jeune homme et l'écartèlement du champ, s'ils installaient la migration, n'en étaient pas moins chant. Le lieu désormais n'existe plus, et à la mort mélodieuse d'Ali-Saïd dans le Champ succède celle, hon­teuse et camouflée, de Salah Baye dans la soute d'un navire. La réalité du meurtre a eu raison de la flamme d'Ali-Saïd, de tante Aloula, et de l'écriture. La mort de Salah Baye, aboutissement logique des "Exils" sur quoi se tarit la parole de L'Exil et le Désarroi, est celle-là même de l'écri­ture dans l'absence définitive du lieu. Peut-être en effet l'absolu des dépossessions et des meurtres a-t-il rendu l'écriture dérisoire, alors que l'écrivain a radicalisé son action politique ?