"Harrouda", ou : les villes et l'écriture du désir [1]

Charles Bonn.

Premier roman d'un jeune écrivain marocain surtout connu jusqu'ici par ses recueils de poésie [2] et sa collaboration au journal Le Monde, Harrouda a été d'emblée présenté comme une « prise de la parole », par l'auteur d'abord, qui intitule « La prise, de la paro­le » les notes qu'il inclut à la fin de son livre, puis par la critique `. « Prise de la parole », « trouée dans l'écriture » [3], le roman l'est d'abord en tant que discours non-licite : Ben Jelloun donne voix à ceux que l'écran des signes autorisés de sa société ne fait jamais apparaître : la mère, les artisans, les enfants. Bien plus, il provo­que : « Voir un sexe fut la préoccupation de notre enfance » est la première phrase du livre, qui se veut par ailleurs plaie, blessure, violence. Cependant cette violence n'est pas le tout du livre : ne la trouvions-nous pas déjà au Maroc chez Khaïr-Eddine, en Algérie chez Boudjedra ou Bourboune ? La prise de la parole chez Ben Jelloun est, certes, d'abord expression, projection de signes non-auto­risés, non élus. Mais elle est aussi déchiffrement et lecture. Lecture du monde, de l'identité, de soi. Plus précisément lecture des espa­ces où vivre, où être soi parmi les « mémoires vagabondes ». Espa­ces des villes successives qui constituent l'identité déchirée, espace du corps, réel ou fantastique (Harrouda), espace du livre et de l'écriture. Et de ce qui transcende et confond à la fois ces espaces : le désir, fondement de l'écriture.

1. VILLE-ESPACE-TEXTE

Ville-corps-texte

Car tout est ici texte à déchiffrer. Le livre d'abord, qui ne se contente pas d'être « lisibilité offerte » mais provoque le dialogue. Dialogue-lecture où l'écrivain, qui y inclut ces « notes » déjà citées tout comme il faisait suivre Cicatrices du soleil d'une « postface/l'écriture » devient lui-même lecteur. Jeu de miroirs, certes, mais enroulement aussi de l'écrivain dans le lecteur, emboîtement à l'in­fini : le lecteur et sa différence ne sont-ils pas également dans le texte, tout comme Harrouda contient le livre en même temps qu'elle est contenue par lui ?

Le livre est espace de lectures multiples. Il est aussi lecture d'espace, et d'abord « itinéraire » [4] à travers des villes : Fass (pre­mière et deuxième partie), « lecture dans le corps », la « ville à venir » (Casablanca, lieu des soulèvements étudiants de mars 1965 : troisième partie), Tanger-la-trahison (quatrième partie), itinéraire qui mène tout naturellement à l'espace même de la parole (cin­quième partie intitulée : « Syllabes voilées », suivie de : « Notes la prise de la parole »).

La ville est texte à lire. Elle est « manuscrit », lieu d'un « dis­cours », « dont les mots sont ses pierres et les phrases ses rues ». La traverser « en utilisant quelques petits chemins » n'est-il pas emprunter » au langage quelques périphrases » ? La lecture de la ville-texte se fait d'abord par le vocabulaire qui l'appréhende. N'est­-elle pas une « page du ciel transparent », un « magma de textes vagues » (pp. 88-89) ? Aussi faut-il apprendre à en « écouter» le chant, le dire, le bruit, à y « reconnaître » la trahison, à y « lire » le tracé du labyrinthe ou l'écriture des vagues, à y « déchiffrer l'écri­ture » des migrations premières (pp. 118 et 120). La ville est ouver­te grâce à un ensemble de verbes de déchiffrement. Et lorsqu'elle devient brutalement corps, dans le « jardin argenté » qu'installent les pouvoirs de l'enfant-poète, elle ne peut être possédée que grâce à l'épellation de textes et à la multiplication des signes par le narrateur dont « l'oiseau taillé dans le livre » a soudain répondu à l'appel (pp. 34-35). D'ailleurs le corps qui trouve son espace dans cette ville et s'y fond est lui-même texte, puisque « l'on nomme (au baptême) par le sang », et qu'à la circoncision « un signe trouve son espace à l'intérieur d'une autre violence : lecture des choses » (p. 39). La lecture est donc prise de possession à trois niveaux possession de la ville-texte par la parole de l'enfant-narrateur ; possession du corps par les signes d'une appartenance religieuse qui trouve son espace dans ce corps comme la parole le trouvait dans la ville, au prix d'une autre violence, celle de l'altérité ; possession du livre par « la différence qui me rapproche de tous ceux qui ne sont pas moi, de ceux qui composent la foule qui m'obsède et me trahit » [5] : les lecteurs. La ville et le corps sont la page d'une écri­ture. La ville est corps, en ce qu'elle est objet à lire. Tout comme Harrouda, elle contient le livre qui la contient.

Ville-espace-écriture de la différence

Mais la ville est aussi espace, qui écrit la différence. « Lire Fass », c'est « remonter l'axe spatial d'un oued, axe de la symétrie insoup­çonnée qui écrit deux villes sur écran de terre rouge, avec l'encre blanchâtre et le résidu gris » (p. 48). La différence est ici à plu­sieurs niveaux. Elle est d'abord entre l'écriture des deux villes et l'écran de la terre rouge ; entre le signe et le support, entre le blanc et la couleur, la transparence et l'opacité. L'opposition de la ville­transparence et de la terre-opacité est un thème connu de la litté­rature maghrébine. Ne pourrait-on pas déjà souligner l'amorce d'une écriture dans cette « décomposition » de la ville en « îles archi­tecturales, en oubliettes de cristal, en minarets d'acier repliés au cœur des navires (... ), en vitrines royales reflétant les costumes irréalisables de quelque siècle futur» que décrivait Kateb dans Nedjma [6] ? Mohammed Dib depuis Qui se souvient de la mer, Nabile Farès dans tous ses textes, Mourad Bourboune dans Le Muezzin ont fait surgir la poésie de ce contraste. Élève brillant de Roland Bar­thes, Ben Jelloun désigne quant à lui le texte de la ville en tant que système de signes, rencontre de discours-mémoires, dont le premier, celui qui fonde Fass, est la parole du Prophète qui sépare la blan­cheur du verbe de l'opacité terrienne : « La parole de Mohammed tomba sur ce territoire, tache blanche en germes et grains d'intel­ligence » (p. 85). La ville-parole, ville de la « lettre, (du) verbe, (du) discours » (p. 85) s'écrit donc d'emblée dans une première séparation, une première blessure. L'« écran de terre rouge » ne participe pas au texte. La première séparation est entre le texte et le non-texte.

Mais là ne s'arrête pas le jeu de l'écriture-séparation. La ville-­parole est construite sur l'opposition de deux « textes parallèles » (p. 93), le pur et l'impur. L'élément par lequel s'écrit cette sépara­tion est l'eau : l'oued. « L'eau est la première séparation » (par quoi « commence légèrement la prière musulmane »), « l'opposition pur-­impur hiérarchise le corps », dit Abdelkebir Khatibi dans La Bles­sure du note propre [7], étude presque contemporaine de la parution de Harrouda. L'eau séparera « l'encre blanchâtre et le résidu gris », le pur et l'impur, la « teinte différente dans une même identité. (p. 48). C'est ainsi que la ville-texte de l'enfance du narrateur sera l'écriture de différences-séparations à l'infini. A celle de l'« encre blanchâtre » et du « résidu gris » on pourra ajouter celle, sociolo­gique mais fondamentale, entre le savoir des clercs-notables et les mains des artisans, « peuple non élu » : « Ville sans usines, Fass de par sa vocation (!) de capitale intellectuelle a institué la différence entre la main et la pensée » (p. 86) ; celle entre la prière « offi­cielle » (le discours « doxologique » si l'on reprend l'analyse de Khatibi) et « les prières que nos mères adressaient à Moulay Idriss. Ces prières étaient dites en marge de l'invocation religieuse, en marge du devoir vis-à-vis de Dieu et de son prophète » (p. 49) ; entre l'écriture et le corps, lorsque, la ville abandonnée par ses notables, « s'achève le discours de Fass » : alors « le corps est privé de son écriture. Harrouda perd son plumage » (p. 88).

Ville-clôture maternelle et temps de l'Histoire.

Cependant si elle sépare son espace par le jeu de la différence, l'écriture de la ville l'englobe en même temps dans une circularité rassurante : « (les deux villes) s'interpénètrent en un lieu circulai­re, lieu de la rencontre initiale, espace figé dans l'étreinte du saint, fils d'un martyr » (p. 48). Sainteté, certes, comme au moment où la ville est nommée par la parole du prophète. Mais ce saint, on l'a vu, est celui auquel s'adressent les mères. Dès lors, corps plus que texte, la ville sera prise dans son étreinte après avoir été fondée par le verbe. Aussi cette circularité des deux « cités-mères » (p. 94), lieu clos de l'enfance du narrateur, récuse-t-elle l'Histoire : « Jus­qu'ici il ne s'est rien passé. Les textes parallèles récusent la chro­nologie » (p. 93). Le temps des mères est hors de l'Histoire. D'ail­leurs si la ville a été nommée par le prophète, son écriture n'est-elle pas le fait du narrateur ? « J'ai décidé que ces deux villes sont jumelles », affirme-t-il p. 48 avec la superbe du créateur. Or, si le livre entier est dédié « à ma mère » (dédicace) qui l'englobe de ce fait dans sa propre circularité, elle est elle-même englobée par la ville-discours : l'« Entretien avec la mère » (2ème partie) est une enclave dans le texte de la ville, ville dont la mère n'est jamais sortie. Entre la ville, la mère, le livre, le lecteur et Harrouda s'ins­taure une fois de plus toute une combinatoire d'emboîtements réci­proques qui est à elle seule toute une écriture.

Ville-texte et villes supports, ou l'écriture-dévoration.

Fass est la ville-texte par excellence dont l'écran, le corps blessé par son écriture, est la terre rouge. Son espace même est écriture, à laquelle participent les pierres de ses maisons, les rues de ses quartiers. L'écriture, même si elle institue la séparation, est donc inhérente aux deux cités-mères, qui ne se conçoivent pas en dehors d'elle. Et par la circularité qu'elle dessine, elle se défend comme elle défend Fass contre les assauts de l'Histoire. Seul le « jeune homme très bien qui vomit des rats » (le technocrate, pp. 60-61 et 88) viendra à bout de la clôture de ce texte, en en détruisant bru­talement l'écriture et la mémoire : « (les machines) arrachaient les maisons une par une. L'écran devint blanc. Il n'y eut plus d'images. Notre mémoire partait en poussière et venait parfois se cogner contre l'indifférence métallique. Il nous restait des bribes d'une ville et les balbutiements d'une colère » (p. 61) : Bribes et balbutie­ments : agonie d'une mémoire dans le premier terme, naissance d'un nouveau discours encore informulé dans le second, intrusion, sur­tout, de l'Histoire.

Dans la « ville à venir » (Casablanca) et « Tanger-la-trahison », l'Histoire est bel et bien présente. Par la « fête » révolutionnaire de la troisième partie, par le tracé des « mémoires vagabondes » dans la quatrième et la cinquième partie. Mais ces deux villes ne sont plus écriture. Elles sont le lieu d'écritures diverses, mais n'y parti­cipent qu'en tant qu'écran, que support. L'écriture de la fête est effacée de la « ville à venir » (ne pas la nommer n'est-il pas davan­tage encore placer la ville hors de l'écriture ?) lorsque les « enfants­-oiseaux » sont précipités-gommés au fond du puits (p. 112). Et le tracé des « mémoires vagabondes » glisse sur le corps de « Tanger-­la-trahison » sans jamais posséder l'objet de son désir.

Cependant, si elles sont écran, corps toutes deux pour les écri­tures de l'Histoire, ni la « ville à venir », ni « Tanger-la-trahison » n'ont cette opacité de la terre rouge sur laquelle se développait l'écriture de Fass. La « ville à venir » n'est point nommée. De plus, le fait même d'être « à venir » lui enlève la présence sensible de Fass : Hors de l'Histoire, Fass ignorait le futur ; lieu d'un discours inscrit dans l'Histoire, la « ville à venir » n'a d'existence que par le futur, vers lequel le « grand boulevard » en quoi elle se résume d'abord (p. 94) semble une agressive projection linéaire, rectiligne. Le « siège de la ville », instaurant la circularité, arrête le soleil au zénith, fixe le temps, provoquant aussitôt « la décomposition des corps / et le jugement avant-dernier », préludes au « cercle des cadavres » (p. 99) [8]. Quant à « Tanger-la-trahison », elle n'existe, nous le verrons plus loin, que par le désir qui la crée : désir de Kalpé, désir de la reine bleue d'Andalousie, désir du vent des sables, désir des mémoires vagabondes. Oubliée par le discours des désirs, eux-mêmes inscrits dans l'Histoire, elle se dissout dans les effluves de fumée et dans la chute du rire :

1.5. Le kif.

Les effluves de fumée dessinent les remparts de la ville oubliée.

Tout en cinglant la chute du rire, elle somme la vague de venir mourir sur son sexe.

Le rire efface le tracé de l'inquiétude ; il ouvre les portes d'une ville sans rues, sans labyrinthe une ville dont la topographie a brûlé avec le feu du matin ; s'y perdre est un délice que les anges du vertige nous recommandent (p. 163).

Le kif est l'écriture dernière. Désirée-créée par les discours des mémoires successives, la ville se fond dans sa propre écriture-dévo­ration. Reste le vertige...

2. TRANSPARENCE.

Fass et Tanger.

Tahar Ben Jelloun a donc renouvelé l'opposition connue dans les littératures maghrébines récentes entre la ville-transparence et l'opacité terrienne, en faisant miroiter à nos yeux les prestiges de la ville-texte. On a vu en effet qu'il y a plusieurs villes dans Harrouda. Or Fass, ville de l'enfance et de la mère, se « lit dans le corps », et sa transparence, apparente dans l'épisode du jardin argenté, nommée p. 94, est avant tout la limpidité de son texte, la clarté de la séparation entre les deux « cités-mères ». La ville ne participe donc pas globalement, comme lorsqu'elle est décrite par Lâbane dans Dieu en Barbarie de Dib, à une transparence menson­gère, symbole de mort, qu'il appartiendrait à l'opacité et à la cou­leur d'un sang symbole de vie d'effacer comme un mauvais rêve (« Il faudra un sang vivace et riche, beaucoup de sang, pour que fonde cette transparence », dit Lâbane [9]). L'opposition entre trans­parence et opacité est l'écriture même de la ville à Fass. Fass est à la fois la blancheur de ses notables, la transparence de la parole, et l'opacité, la couleur chez ses artisans, l'obscurité de ses retraites, le « résidu gris ». L'écriture de ces oppositions est le texte de la ville, qui les contient et qu'elles contiennent sans qu'un élément exté­rieur n'y participe. Tanger au contraire est toute entière portée par les désirs qui la créent. Elle est objet de désirs, et saisie globa­lement en tant que telle au sein d'une écriture qui l'englobe mais dont elle n'est qu'une projection, complément nécessaire des « mé­moires vagabondes » et du « vent d'Est qui souffle sur écran de sable » (p. 120).

Tanger-la-trahison et la combustion (lu verbe.

Elle est tout entière fille du rêve. « (Ses) rues se sont faites dans le sillage du songe. Des chaumières sont nées de l'encens du para­dis » (p. 119). Elle est lieu de séduction langagière, elle est « le chant d'une femme, le dire d'un oiseau ou le bruit d'une légende ». Mais, nous est-il dit, « sachez y reconnaître le vent doux de la trahi­son » (p. 118). Car, tout comme Alger chez Bourboune se maquil­lait pour prendre les allures de l'autre ville, la vraie [10], « Tanger cache son visage, se farde et vous ment » (p. 120). Les montagnards y sont attirés par les séductions de la reine bleue d'Andalousie, car la ville est femme, qu'ouvre le verbe aux désirs de la terre ou du sable. Cependant cette ouverture offerte est piège langagier. Sem­blable à l'oiseau-conteur de la tradition populaire [11], la reine bleue d'Andalousie y rend esclaves ceux à qui elle conte son histoire. Le verbe y est donc combustion de la terre, flamme qui fascine et qui anéantit. Tanger est « la ville ouverte » où « l'amour et la terre (sont) liés dans la trahison du verbe qui monte, monte et se fait nuage » (p. 119). Et dans cette combustion nous avons déjà vu la ville elle-même, tout comme le verbe dont elle n'est que le lieu, se dissoudre. Le nuage ultime est celui du kif. Le verbe est pris à son propre piège. Il n'a guère plus de réalité que la transparente ville-­femme qu'il suggérait.

Transparence et castration.

Cependant cette transparence n'est point innocente. Hors Tanger dont elle est l'essence même, elle signifie bien vite pouvoir, et oppression. En ce qui concerne Fass, la ville fausse, double maquil­lé de la vraie ville, est en dehors : c'est la ville coloniale (« Le protectorat a tenté de dédoubler (Fars) en la reléguant aux confins de la différence : il a créé une ville à son image à huit mille mètres de l'ancienne » (pp. 86-87). Le processus peut paraître l'inverse de celui que décrivaient Dib ou Bourboune en Algérie, si l'on se place du strict point de vue historique de l'appartenance politique. Chez les Algériens en effet, la vraie ville était la ville coloniale. Mais il faut préciser que cette ville coloniale n'avait pas plus de mémoire que la ville fausse : il suffit de relire Qui se souvient de la mer pour s'en convaincre. Bien plus, tout comme la ville des technocrates, elle était oppressante (« La rue me poursuit » disait le Muezzin) ; tout comme elle, elle était meurtrière. Dans Qui se souvient de la mer, les murs se déplaçaient déjà, agressant les passants. Dans Har­rouda le technocrate au volant de sa voiture « disparaît dans la faille d'une muraille » (p. 60). Plus loin « les murs voyagent. (Et ainsi) rien ne s'accumule » (p. 89). Plus loin enfin les enfants-­oiseaux se soulèvent dans la « ville à venir » contre « la castration perpétrée en plein jour / les murs qui se referment sur les hom­mes » (p. 98). Dans les trois cas, c'est bien de castration qu'il s'agit. Les murs perdent leur valeur protectrice pour être l'outil d'une éli­mination. « Comme le ciel », comme le dernier rêve d'Harrouda, la ville est un lieu « limpide et censuré » (p. 17). Les enfants-oiseaux qui écrivaient la fête dérangent. La « ville à venir » doit se débar­rasser-séparer de leur protubérance rebelle. Elle organise « la chas­se aux enfants-oiseaux ». Cette chasse-ablation réussit si bien que la ville devient un espace « sans », un espace « plat » : « Le calme et l'ordre régnaient sur la ville ; une ville sans enfants, sans oiseaux, sans arbres... un espace plat ». La fête du pouvoir rétabli sera la fête de l'absence. La musique andalouse, phénomène éminemment citadin au Maghreb, élimine de la ville la « fugue de la forêt » et la « danse des filles de l'Atlas » (pp. 97-98) qui l'avaient ouverte (p. 105). Or, cette troisième partie, intitulée « Vendredi les cen­dres » et sous-titrée « le bleu de la mort », occupe exactement le milieu du roman, dans lequel elle est une brève et brutale incision. Le centre du livre est une blessure : celle de cette « ville à venir » qui n'avait même pas réussi à trouver son nom et qui, n'ayant pas de passé, se coupe de plus en plus de ses forces vives : des enfants, des oiseaux, du chant et de la fête.

Fass : la blancheur et la déchirure.

Mais la première blessure était déjà celle de Fass, dont la clô­ture est brisée par l'Histoire. « Fass se dépeuple et s'éparpille » (p. 86), au contact d'une part des « nouvelles différences » qu'ap­portent les chrétiens, entraînant les familles de notables à se séparer du lieu de leur naissance (pp. 86-87), et sous la violence d'autre part qu'exerce la technocratie à l’« indifférence métalli­que » (pp. 60-61). Cependant il est notoire que des deux cités-mères, celle de l'« encre blanchâtre » et celle du « résidu gris », celle de la transparence et celle de l'opacité, ce soit la première qui « nie la déchirure », se réfugiant dans le conservatisme obstiné d'une conti­nuité illusoire par la parodie du verbe. Refusant de s'en séparer, les vieillards vêtus de blanc ont « incrusté leurs doigts meurtris dans le marbre de Moulay Idriss ». Ils proclament qu'ils ont « retourné la violence à l'envoyeur avec un bouquet de roses et de prières » et qu'ils se nourrissent des cendres de leur mémoire. Si quelqu'un leur rappelle qu'il y a eu la guerre ils s'écrient : « Va plus loin lire les traces de la déchirure » (pp. 52-53). Lorsqu'enfin ils disparaissent dans la fumée de l'encens, ce seront des morts qui retireront leurs doigts du marbre (p. 57) [12].

Pour les trois villes du livre, la transparence est donc le prélude à l'agonie et à la mort. Cependant le processus diffère selon le rapport de chacune de ces villes avec l'écriture et la mémoire. Pour Fass, dont la circularité tout comme la dialectique interne entre pur et impur sont écriture, elle-même inscrite dans la mémoire prophétique, la mort sera éclatement. Pour la « ville à venir » elle sera castration. Pour Tanger-la-trahison elle sera dissolution dans le verbe qui la désire et dans la fumée du kif.

2 bis. OPACITÉ.

La main et la couleur.

Mais face à cette transparence du verbe, voici l'opacité de ceux que le verbe n'a point élus, de ceux qu'exclut l'écriture-séparation. Chez Dib, dans ses derniers romans, on voit la ville-transparence menacée par l'opacité, l'épaisseur et le nombre des fellahs, dont l'espace ouvert assiège la clôture de la ville, et dont le nombre la submergera. Même s'ils envahissent déjà la ville ils sont, ils vien­nent de l'extérieur. Chez Ben Jelloun les artisans et les enfants sont à l'intérieur de l'enceinte, même s'ils sont profondément liés à la terre. Ils sont la main face à la pensée, mais ils sont les défenseurs de la ville et de son enceinte, et non ses destructeurs (p. 87). L'opa­cité païenne, à Fass du moins, s'oppose moins à l'irréalité de la ville qu'à la transparence du verbe. Le parallèle est à faire avec Dib, certes, mais il s'appliquerait plutôt à Qui se souvient de la mer qu'à Dieu en Barbarie.

« Peuple non élu », les artisans sont marqués par la couleur, signe de leur trop grande communication avec la terre. La couleur est leur différence, signe de la terre dans laquelle l'artisan « s'en­roule » et de la pierre qu'il « façonne de ses mains » (p. 87). Les tanneurs de Fass « sont damnés car le safran a coloré leurs mains, leurs bras, leur ventre, leurs testicules... / c'est écrit sur leurs corps... / le tort / leur tort est de vivre près de la terre, près de la source, près de la pierre, leur tort est que leur sang soit « cor­rompu » par l'argile » (p. 170). Or, si la transparence du verbe cita­din devient vite irréalité (Tanger-la-trahison n'est-elle pas dissoute dans la fumée du kif consommé d'ailleurs par les artisans ?), « seule la couleur est vraie, concrète et foudroyante. Seule la couleur est violence intégrée dans les corps » (p. 140). À la transparence et à l'abstraction du verbe citadin qui a instauré la séparation entre le pur et l'impur, l'« encre blanchâtre » et le « résidu gris » de l'écri­ture de Fass, la couleur oppose son aspect concret et corporel. « Violence intégrée dans les corps », elle est le scandale dont la pré­sence « vraie et foudroyante » est un éternel défi aux « discours doxologiques » [13] qui la nient. Le corps, opacité et couleur, est le scandale premier.

Les couleurs de la terre-violence.

Or, la mort est blanche (p. 49) tout comme l'était l'écriture immatérielle de la ville sur l'écran concret et rouge de la terre (p. 48), alors que la première couleur opposée à la blancheur de la ville est le rouge. Celui de la terre-écran sur quoi elle repose. C'était déjà la couleur du sang de Lâbane dans Dieu en Barbarie. Pourtant la couleur terrienne par excellence est le brun. Les rifains arrivant à la ville ont peint leurs corps couleur de la terre » (p. 117), affir­mant du même coup leur inquiétante différence, tout comme le « type » de la « metabkha » au début de Qui se souvient de la mer, ou cet « homme couleur de terre » qui apporte avec lui l'apocalypse dans l'univers protégé de Yahia (Yahia pas de chance, de Farès [14]). Ils sont les « amants de la terre brune », avec les soldats d'Abd et Krim dont la terre elle-même parle la mémoire sous la peau tannée des femmes du Fahss (p. 130). Ils sont la « mémoire éparse face à la ville blanche, derrière le corps des artisans [15]. Car cette « ville blanche » est privée de mémoire tout autant que d'opacité. La mémoire est opacité. C'est sous la peau tannée des conteuses que parle la « mémoire du rif, fille du vent ».

La terre est maternelle, accueillante et douce pour l'« orphelin de Fass » (p. 133) et les enfants-oiseaux. Mais dans son irruption possible, comme la mer chez Dib, elle est peut-être aussi différence désirée et viol éventuel ? Or, la couleur du désir est la même que celle de la mort : le bleu. Les artisans porteurs de couleurs sont « fils de l'aube bleue aux reflets d'une autre violence » (p. 87). Mais, partageant avec eux dans les « rues sombres » l'espace du « résidu gris », séparés dans une même enceinte de l'écriture blanche des notables par l'oued, la mère refusée pat- le verbe éclatant rajoute inlassablement du henné à l'aile bleue de (son) silence » (p. 78) [16].


2 ter. L'ESPACE VOILÉ.

La mère et les artisans sont donc ignorés par le verbe et sa trans­parence. Ils vivent séparés, dans une exclusion qui leur est imposée par l'écriture dont ils ne participent pas. Leur espace, oblitéré par l’« encre blanchâtre », est celui de la couleur, celui de l'obscurité. C'est un espace voilé, en ce que le verbe immaculé de la religion officielle et des notables le nie, lui enlève la parole. Or, c'est dans cet espace que vont se situer aussi les enfants, refusés-répudiés par le père, et tout leur bestiaire tendre dont le chameau est l'élément le plus familier. Et l'on verra que cet espace séparé de la parole­institution va organiser, organise de tout temps son unité, sa fusion, sa circularité, cimentées par une expression autre : celle du chant. Harrouda, on l'a vu, est « prise de la parole » par et pour ceux qui jusque-là en étaient exclus. Mais cette prise de la parole n'est pos­sible que grâce à un verbe autre, celui du poète.

Espaces voilés.

Exclus de Fass la ville au verbe clair, tout en habitant dans son enceinte, les artisans trouvent refuge dans des « cavernes obscures », lieux clos qui matérialisent la différence où on les relègue, et lieux voilés par la fumée du kif qui dissimule leurs silences forcés. C'est donc d'abord l'image du voile que nous retrouverons comme un leitmotiv dans la parole que le romancier-poète prend pour les y installer [17].

violence née des silences accumulés (...) nous la dissimulons der­rière le voile

voile épais de 1a fumée qui entraîne l'asphyxie et la première mort voile qui cache le visage de la femme

voile et fumée des syllabes refoulées au fond le la gorge (p. 169).

La deuxième image-clé de la parole prêtée aux artisans est celle de la différence assumée dans la clôture sombre des deux lieux où sont parquées leurs solitudes : la boutique et le café. Voile-sépara­tion, la fumée leur dessinait déjà « l'espace d'une grande paren­thèse pour dire / tracer / tatouer la différence » (p. 169). Cette différence imposée finit par devenir refuge, et « dans le défi silen­cieux du kif » ils « traceront (eux-mêmes) une ligne entre ceux que le ciel a élus et ceux qu'il a maudits » (p. 170).

Mais le café est aussi le lieu des signes hors de l'écriture. Exclus de cette dernière, qui leur imposait la séparation, ils créent entre eux, dans la circularité du lieu, une communication-fusion par des signes non-écrits et même non-dits. Alors que dans l'univers du verbe-tranparence la parole, les mots étaient rois, étaient la seule communication, ils lui opposent une expression qui leur appartient en propre, et qui ne se conçoit que dans l'opacité qui est la leur : « Le geste suffit. Il devance la voix. C'est une rupture avec l'écrit, rupture accentuée par le recours à l'improvisation. En fait, l'expression est dans les mains, dans les yeux qui découpent l'espace. L'enjeu de la métaphore n'est pas visible. Il est senti ; il s'agit de renvoyer le temps à d'autres lieux » (p. 159). Car si le kif et le café sont des refuges, ils le sont d'abord contre le temps. Le temps appartient à ceux qui détiennent le pouvoir. Il se concrétise dans les objets qu'ils possèdent, dont ils meublent leur espace. Or, le café est un lieu nu. « Le meubler serait une façon de nommer le temps ». Contre le temps par lequel se manifeste l'oppression, la première protection est donc la nudité du lieu. La seconde est la mer, communication-clôture elle aussi, coquille sonore en ce « qu'elle est parabole qui fuse en sources multiples, tantôt miroir, tantôt femme » (p. 160). Parabole, la mer est communion hors de la parole. Miroir, femme, elle est clôture, caverne elle aussi, retrai­te en dehors du temps, espace indéfini entre la vie et la mort, entre le désir et la mort que nous avons vus unis déjà dans la même couleur bleue, qui est aussi celle du miroir, du silence et de la fumée-voile.

Le chant de la terre.

Dans cet espace hors de la parole, et pourtant si délicieusement clos, qui est aussi celui du livre et de sa poésie, s'élève la plainte de l'émir en exil, symbole de la terre, dont il fait jaillir le chant. La mère et les artisans étaient exclus de la parole, mais à l'intérieur de la ville, dans des cavernes obscures que voilait le discours clair de cette dernière. La parole de l'émir est d'abord parole oubliée, mythifiée. Ben Jelloun lui redonne une présence actuelle dans l'abo­lition du temps qui nous sépare d'elle. Mais cette parole est aussi parole extérieure à l'enceinte, parole essentiellement terrienne. La guerre du Rif que l'émir incarne fut guerre contre la ville, et lors­que le romancier lui a rendu son actualité, Abd et Krim symbolise la lutte éternelle de la steppe contre la ville. Il est un peu cet Abou Yezid de la mythologie populaire de Chebika dont parle Duvi­gnaud [18].. Comme celui d'Abou Yezid, l'élan de l'émir s'est brisé contre les remparts de la ville, et le chant d'exil loin de cette terre dont il puisait son essence est chant de castration :

Loin de la terre, je vais devenir un mythe ou une légende. Je vais devenir une pierre, une motte de terre noire, un héros isolé, cul de jatte. » Mais il annonce aussi une autre parole, le chant de la terre que vocalise Harrouda : « La glèbe vous parlera... Quelle langue ? Je ne sais pas... Écoutez l'arbre : il abrite une femme ; on dit qu'elle est folle ! Je ne le crois pas... Un jour elle descendra dans la ville vocaliser notre histoire... (p. 137).

Car Harrouda, protéiforme, omniprésente, est justement la femme par qui, en qui se rencon­trent les exclus, personnages, paroles ou éléments. Sa parole voca­lise l'Histoire de la terre, du Rif, hors de l'écrit. De cette manière elle rejoint d'abord la parole des mères, prières « dites en marge de l'invocation religieuse, en marge du devoir vis-à-vis de Dieu et de son prophète » (p. 49), en marge de la parole écrite comme de l'écriture blanche de la ville et ce, en vocalisant d'une part l'histoi­re de cette terre et de ses amants, dont le premier fut l'émir, en faisant d'autre part de ce dessous de la ville l'un de ses habitats de prédilection, avec le cimetière : ne la voyons-nous pas hanter les égoûts (p. 97) ? Refusée comme impure par les hommes de la ville, comme la ville refuse à son tour la parole à cet écran de terre rouge, absence d'écriture sur quoi l'écriture se construit, elle est aussi nécessaire à ces hommes que le sol sur lequel elle est bâtie est nécessaire à la ville qui l'ignore. C'est pourquoi son chant, qui est aussi chant de la terre, renaîtra toujours.

L'enfance amputée.

Mais Harrouda est aussi la mère des plus dangereux parmi ceux que la ville des vieillards exclut : les enfants. Nous retrouvons ici une thématique chère à Rachid Boudjedra : si ce dernier, dans La Répudiation, parlait de la « danse du père autour de notre enfance saccagée », dans Harrouda, Ben Jelloun aussi veut toucher du doigt « notre enfance amputée » (p. 173). La référence à Boudjedra est encore plus explicite dans la répétition, p. 172, de « répudié » et dans l'insulte au père [19] :

... Nos corps traversés de lames s'accrochent à la terre de la vie répudiée

mais a-t-on vraiment répudié la vie que l'anus du père a secrétée dans un spasme nerveux ?

Cependant, du moins dans le passage dont il est question ici, les « enfants » sont les artisans mêmes. Ou plutôt le passage des arti­sans aux enfants-oiseaux est tellement insensible qu'il y a vérita­blement assimilation. Chez Boudjedra le narrateur, dans La Répu­diation, le Scribe dans L'Insolation passent progressivement une alliance avec les exclus et les défavorisés, contre l'oppression du père et du Clan. Mais dans leur « berlue interminable » ils ne cessent de se raconter en se désignant par « je ». Ici l'assimilation se fait en deux temps : passage d'abord, du « ils » du narrateur désignant les artisans au « nous » du narrateur s'assimilant aux artisans, puis de ce « nous » à celui des « enfants », qui sont à la fois les artisans, les « enfants-oiseaux », et le narrateur. L'opposition n'est donc plus seulement celle du fils, ou des fils, au père et à ses alliés. C'est la communauté des répudiés qui s'oppose au père, seul individu face à des groupes auxquels il fait subir la même répression, et qui finis­sent par s'allier dans la fête de la troisième partie du roman [20].

Car les artisans et les enfants-oiseaux ne sont pas seuls. Fils les uns et les autres de la terre brune, ils sont les alliés naturels des ânes et des mulets : « victimes du progrès », ceux-ci décidèrent en effet « de se grouper et d'occuper l'écurie principale ». Ils provo­quèrent ainsi une première fois la fête, l'éclatement des barrières, et tout naturellement, « une nuit, les enfants de la terre brune vin­rent les libérer et leur offrirent des espaces infinis » (pp. 62-63). Bien plus, les enfants se cachent dans les arbres, qu'il faudra dyna­miter avec eux pour rétablir l'ordre dans la « ville à venir » (p. 105). Enfin, ils savent que pour étouffer les notables ils seront légion :

Vous n'y êtes pas... Nous sommes près de la terre... Nous avons parlé aux fourmis
elles seront : des millions à venir grimper sur votre corps pendant votre sommeil
votre peau en sera tellement couverte que vous ne pourrez plus respirer
votre mort est au bout de l'asphyxie...

Nous sommes les enfants de la terre, les oiseaux de la forêt, le sable de la mer, le bruit de la rivière, l'amour d'une sirène, l'amour d'une gazelle, l'écume du songe, les fiancés de la mer, l'amour de Harrouda, la foule heureuse, la foule qui avance, la cité qui avance (p. 175).

3. LA GUERRE CONTRE LA VILLE DES PÈRES.

L'agression scatologique.

Le roman sera donc le lieu d'une véritable guerre contre le dis­cours patriarcal séparateur du « pur » et de l’« impur » et contre la ville manichéenne qu'il instaure, guerre menée par ceux qu'il exclut. Nous venons de voir les fourmis étouffer les notables dans un avenir de bonheur et d'amour. Mais dès à présent les enfants-­oiseaux orchestrent la fête dans la « ville à venir ». L'agression qu'ils mènent se fait au nom du corps. Les notables deviennent des « corps », alors qu'ils tenaient leur pouvoir du verbe. Et du corps qu'ils refusaient au nom de leur « pureté » leur échoit l'aspect le plus impur : l'excrément. Un notable veut-il reprendre la parole qu'il a si longtemps refusée aux enfants-oiseaux ? Le voici traversé par « une simple diarrhée de printemps » et « étranglé par des anguilles lâchées sur son corps en transes ». Déjà, une « voix loin­taine » avait essayé de reprendre la parole en « déclarant l'impos­ture » de signes non descendus du ciel. S'agit-il du roi, autre figure du père répressif avec qui depuis Agadir dialogue sans fin Moham­med Khaïr-Eddine ? Peut-être vaut-il mieux ici ne pas préciser. D'ailleurs l'essentiel est la fonction et l'origine céleste du discours qui essaie de se reconstituer contre la fête des corps et de la terre. Et sa double suppression : par la diarrhée terrestre (« j'ai la diar­rhée ... je suis inondé par mes excréments ») et par la foudre du ciel elle-même (pp. 99-101). L'arme scatologique sert donc, indirec­tement, à l'artisan contre le notable, à l'enfant contre le père-roi. Elle venge aussi la mère, dans sa révolte rêvée contre le fantôme blanc de son premier mari. L'opposition est particulièrement nette ici entre la blancheur, le corps intact, le silence et la sainteté du mort entouré de ses anges gardiens, et la « malédiction de la lune » qui saisit le corps décomposé de la mère (« mes seins tombaient, mes cheveux se décollaient et venaient s'éparpiller sur la tombe »), ainsi que la fureur scatologique et sacrilège de sa révolte: « Parfois la rage me prenait à la gorge, je baissais mon séroual et urinais lon­guement sur le zellige tombal, invoquant le diable qui devait pour­chasser les anges gardiens du mort. C'était déjà la démence ! » (pp. 75-76).

Le sexe et l'éclatement du discours coranique

Mais l'agression la plus violente contre la transparence du dis­cours répressif se fait par le contre-discours du sexe, et le blasphè­me quotidien. On a déjà vu que le livre tout entier était provoca­tion, ne serait-ce que par la phrase qui l'ouvre et qui fait d'emblée voler en éclats les clichés sur l'enfance que véhiculent les confor­mismes du monde entier. On peut aller plus loin lorsque dès cette première page l'écriture est elle-même éjaculation : « Sur l'effigie de ce sexe nous éjaculons des mots » (p. 13). Or, ce sexe n'est-il pas d'abord Harrouda, entre les cuisses de qui les enfants viennent se réfugier, et naît la parole-corps qu'est le roman ?

Cette parole-éjaculation s'attaque en priorité au discours cora­nique, discours de la séparation castration : n'est-ce pas sur une planche coranique que le circonciseur a collé les petits sexes qu'il collectionne (p. 45) ? Mais c'est chez le maître d'école coranique (qui s'intitule lui-même père et tuteur des enfants [21]) que la guerre des discours est la plus nette. Pour provoquer l'éclatement du dis­cours sacré, pour récuser le « mensonge sacralisé » et l'apprentis­sage de « la haine à travers une histoire semée de fils barbelés pour la différence essentielle » (pp. 23-24), le premier pas est la parodie. Avec la complicité exigée du ciel, « on découvrait l'hérésie dans une insouciance douce et amère », on procédait « dans la joie et le rire, à la courbature d'une mémoire millénaire ». Or, le discours parodi­que, par la simple altération d'une syllabe, introduit le blasphème l'image sexuelle, agression d'abord parce qu'elle introduit le corps, dans sa fonction la plus oblitérée par les discours religieux. Ce faisant elle souligne la duplicité de ce discours, du moins tel qu'il est pratiqué par le maître qui en fait un discours de séduction, que la parodie fait éclater. De plus, les enfants ne se contentent pas de la parodie. Au langage de la parole ils opposent d'autres langages : les dessins sur les murs, et le contact réel des cousines : « On ne se contentait plus de nommer le sexe, on le gravait dans la rue et on le recherchait dans les jeux de terrasses qui n'étaient pas des jeux» (p. 25). Mais c'est grâce au support même de l'écriture sacrée, la planchette coranique, qu'ils commettent le meurtre proprement dit :

Blasphémer une fois. Blasphémer deux fois. Il fallait d'abord libérer nos fantasmes par écrit. La parole ne suffisait plus. Nous ne croyions pas encore à ses effets. Les planches se fissuraient sous la trace des obscénités.

C'est alors le meurtre du père-Dieu : le verset coranique du jour souligne la fonction génitrice de Dieu dans la parole (« lorsqu'il veut donner l'existence aux êtres, il dit Soyez, et ils sont »). Or, ce sont les phallus des fils qui transpercent la demeure divine, soulignant du même coup les mœurs du vieil homme qui invitait les enfants à venir sous sa jellaba : « la demeu­re éternelle s'imbriquait à travers des phallus ouverts pendant que nous jubilions à l'approche de l'instant prévu » (p. 28). Meurtre sur les planchettes, par les dessins obscènes, meurtre par les plan­chettes, lorsqu'elles sont finalement lancées à la tête du vieil hom­me. Mais jusqu'au bout l'opposition entre la couleur et la parole subsiste : si les enfants ont du sang sur les mains, « le vieil homme gisait dans une mare de mensonges » (pp. 27-28).

Le meurtre du père chez Ben Jelloun ne relève donc pas comme chez Boudjedra du « roman familial », au sens strictement freudien du terme. Il est au contraire conflit de langages, révolte de l'opacité et de la couleur contre la fausse transparence d'un discours répres­sif, ce même discours qui instituait Fass sur la séparation du « pur » et de l'« impur ». Révolte du corps contre le verbe qui l'in­sulte. C'est pourquoi la belle institutrice qui prendra la place du vieil homme subira elle aussi, très vite, le même meurtre que son prédécesseur, dont elle avait repris le discours ambigu (p. 30). L'école française remplace une répression par une autre répression même si la langue qu'elle emploie est celle de la différence: les paroles du maître sont reproduites en italique ; les mêmes paroles, dites par l'institutrice, le sont en caractères romains, comme le récit lui-même, qui participe de ce fait du langage de cette nouvelle répression.

La ville et les couleurs de la mort.

Ainsi tout discours est violence, et particulièrement lorsqu'il s'agit de discours fondateurs d'un ordre, d'une cité, d'une ville, opposés à ce qui leur échappe, à l'impur, à l'opaque, à la terre maternelle. Nous avons vu la contre-violence du discours sacrilège, la révolte du corps contre la lettre, l'agression contre la cité de ce qu'elle exclut. Et pourtant la ville des pères n'est déjà plus que le royaume de la mort. « Quelle violence ! », certes, mais « assise sur un tas de ruines » (p. 173). La mort blanche se balançait, certes depuis toujours, « immense oeil blanc », « comme un pendule » au seuil de la maison chancelante du circonciseur (p. 45). Car le blanc, symbole de pureté de l'aristocratie fassie, de sainteté dans tout le Maghreb et dans sa littérature [22], est aussi symbole de mort, parti­culièrement lorsqu'il s'agit de la ville. Ici c'est la couleur (ou l'ab­sence de couleur) du mort qui hante les rêves de la mère (p. 76), et c'est la mort elle-même, blanche, qui « sort trempée de la fon­taine de Moulay Idriss. « La mort blanche ouvre la tombe» (p. 49). C'est l'absence d'images et de couleur, c'est la mémoire de la ville réduite en poussière par le technocrate (p. 61).

Transparente, la ville des pères, Fass, n'est déjà plus qu'une « illusion à saper avec l'autre provocateur ». Elle est vidée de ses hommes. « Seuls quelques vieillards s'obstinaient à vouloir mourir sur le lieu de leur naissance (...). Ils avaient décidé (...) de se nourrir du parfum lointain de la Mecque dans la parodie du ver­be » (p. 52). Elle devient ce « garage de la mort lente » qu'était la mosquée pour Kateb. D'ailleurs le saint n'est plus qu'un clochard (Comme Dieu chez Khaïr-Eddine), errant dans les restes d'une ville qu'il n'a pas su préserver des technocrates. Quant à Tanger, nous l'avons déjà vue se dissoudre, « ville oubliée », dans la fumée du kif, tout comme le langage et ses désirs. Par le rire, elle s'ouvre au vertige, « somme la vague de venir mourir sur son sexe ». Et voici qu'arrive, non annoncée, « espace clos à peine murmuré dans le pli du rêve », la mort. Entre la fin du jour et la nuit, touchée « des doigts entre les rainures d'une feuille de menthe » (p. 163), elle est bleue comme la fumée, mais aussi comme la reine d'Andalousie qui ouvrait la ville au désir. Blanc, le langage sacré qui fondait Fass l'était comme la mort. Bleu, le désir qui fondait Tanger l'était lui aussi comme la mort. Les deux villes sont lieu d'absence, et la « ville à venir » s'est elle-même coupée de ses enfants-oiseaux et de ses arbres...

4. LA VILLE-MÈRE : LES IMAGES DE MANQUE ET DE DÉSIR.

La lecture des trois villes aboutit donc à l'absence, au manque. La transparence de la ville-texte appelle le désir, somme un espace autre. La ville des pères est séparation, exclusion bien souvent. Mais la ville, chez Ben Jelloun, est aussi la ville-mère, et c'est pour­quoi elle est attente. La ville des pères est celle de la parole blan­che. La ville-mère est mémoire, réceptacle de l'enfance. Mais Tan­ger « a subi le viol de l'aigle taillé dans le roc de Tarik » (p. 119) [23], et : Fass n'est plus, comme la mère chez Boudjedra mais ville-mère elle aussi, qu'une ville répudiée. S'ouvrent alors les images d'ab­sence et de désir. Ce n'est certes pas le moindre des sacrilèges du livre que de faire naître le désir des manques sur lesquels s'ouvrait la béance de la ville-mère. Or le désir est, on le verra, écriture, et cette écriture est à son tour, comme chez Boudjedra, supplice de la mère et nouvelle déchirure.

Le manque.

« Au commencement la mutilation » (p. 42). Cette dernière est une des hantises fondamentales du roman, dont l'écriture peut être souvent considérée comme celle d'un manque. Hantise dont on nous indique l'une des « explications », non sans malice (la psychana­lyse n'est-elle pas, à son tour, génératrice d'un autre manque ?), dans le titre même du chapitre décrivant la circoncision : « J'allais être sans ». Mais le manque ressenti du fait de la mutilation pre­mière est aussi celui de Fass, ville-mère répudiée. « Capitale de la blessure future », Fass est une ville séparée, parce qu'elle est une « ville sans usines » (pp. 8586). Son destin est « infirme » (p. 89). Le chapitre « J'allais être sans » décrivant la circoncision est immé­diatement suivi de celui intitulé « Nous n'avions pas la mer », der­nier chapitre de la première partie, intitulée elle-même « Fass lecture dans le corps ». On a déjà vu que la ville était corps et écri­ture. C'est pourquoi, comme le corps, elle a subi la mutilation, et ressent toujours le manque. Depuis le départ de ses notables, elle n'est plus que « les restes d'une ville », « les décombres d'une ville » (pp. 56-77). Même si le terme de « répudiation » dans Harrouda (p. 172) s'applique à l'enfance et aux artisans et non directement à la ville [24], l'enfance est elle-même à la fois la ville et « une vieille femme folle et tendre, traversée par un oiseau blessé » (p. 174), avec qui elle se confond dans un même oubli, disant la même absen­ce. C'est là que l'on pourrait dégager une symbolique révélatrice de l'oiseau, et particulièrement de l'oiseau qui blesse, ou qui est blessé. On a vu l'oiseau violant la ville à Tanger -. Tanger n'est plus à pré­sent qu'un « oiseau des sables blessé » (p. 144) tandis que dans la même ville « la désillusion est lente : l'hirondelle bat de l'aile et touche le sable, elle dit l'absence » (p. 119).

L'absence, à Fass comme à Tanger, qu'elle soit ou non dite par l'oiseau, crée le manque, lequel est vécu principalement par la mère, dont le corps

...las les matins

pâle à l'aube de (son) désir (le) corps meurtri

se consume

sans jamais voir la mer

sans jamais caresser l'herbe mauve

son corps... a bu l'ombre de vivre (p. 77).

La première absence est celle des trois maris successifs, qui l'ont laissée « à l'aube de son désir », dans « l'ombre de vivre », de même que les notables ont abandonné Fass. Le manque est donc essentiel­lement ici celui de la vie, répudiée par les pères absents. Cette absence crée un vide, que la naissance du premier enfant ne comble que provisoirement. Le corps de la mère (et de la ville-mère) se manifeste en creux, par l'accumulation des manques (la répétition de « sans jamais »), lesquels manques sont sensitifs : « voir », cares­ser ». Et ces deux verbes sont générateurs de désir, même si ce désir, « comme un oiseau qui a peur », alors que la mère « rajoute du henné à l'aile bleue de (son) silence » (voir note 16), ne peut s'envoler, et reste prisonnier de sa blessure, de la structure néga­tive du texte (« sans jamais », « pas même », « ne... que », etc.) ou des images d'ombre, d'absence de lumière qu'il véhicule (« à l'aube de ton désir », « l'ombre de vivre », « seuil de ton cœur », « rues som­bres », « silence ») (pp. 77-78).

Les couleurs de l'ailleurs désiré.

Le manque est d'abord sensitif : « voir la mer », « caresser l'her­be mauve ». Mais il n'est pas propre uniquement à la misère : il l'est à tous ceux qui participent de son espace : la ville de l'en­fance, Fass. Le désir est celui de la mer. Mer verte portée par la parole et le rêve : « on t'a dit verte la mer ». Couleur lumineuse d'un espace infini qui s'oppose aux rues sombres, seuls lieux con­nus de la mère (pp. 77 et 79). On peut opposer ici la notion de lieu à celle d'espace [25]. La mère est prisonnière de lieux sombres, où elle subit le manque, à la fois de l'espace clair de la ville blanche, con­fisqué par les notables, et des couleurs lumineuses de l'espace extérieur. L'espace est ici lumière désirée. Le lieu est absence. L'es­pace rayonne les couleurs claires de la vie.

Il est remarquable que les couleurs soient lumineuses ici, lors­qu'elles symbolisent le désir face à l'obscurité de la réclusion et de la mort (« Noires et ridées, les femmes, mes femmes, se colo­raient à l'approche de mes désirs », est-il dit, p. 34) alors qu'elles étaient opacité face à la transparence mortelle de la ville qui les niait. Dans les deux cas cependant elles sont la vie : le noir aussi est absence de couleur, et c'est pourquoi la couleur, chez les arti­sans, est également l'expression de leurs désirs refoulés : « Nous refoulons nos désirs le jaune après le mauve, le vert après le bleu », disaient-ils, p. 173. D'ailleurs le désir n'est pas étranger à la mort, qui en est peut-être l'expression ultime. C'est pourquoi lorsque le « chameau venu de Fass rend la ville captive ; ouvre son ventre » et qu'y « descendant les jarres : La première jarre est verte / herbe tiède », couleur que nous retrouvons dans ce « champ d'épis verts » que la mère n'a jamais pu voir (p. 82), mais :

la seconde est blanche / l'enfant gavé de désir
 la troisième est bleue / la mort (p. 121).

Le blanc ici ne s'oppose plus aux couleurs, car comme elles il est lumière et désirs. Mais s'il est la somme des désirs comme il l'est de l'ensemble des couleurs de l'arc-en-ciel ou du prisme, nous l'avons vu plus haut symbole de mort, comme le bleu, couleur la plus fréquemment utilisée par Ben Jelloun pour dire le désir, jus­qu'à ne point éviter, bien au contraire, la référence à Bataille lors­qu'il parle en clair de son « voyage parmi les corps à la recherche du bleu du ciel » (p. 33) pour désigner la fête au bain maure. La mer, le plus souvent verte lorsqu'elle est objet désiré, devient bleue lorsqu'elle n'est plus que véhicule du désir d'ailleurs qui vous saisit à Tanger (voir p. 118) : la reine mythique d'Andalousie, objet et symbole à la fois de ce désir, puisque c'est elle qui ouvre la ville au désir des sables, n'est-elle pas bleue ? Mais bleue aussi est la fumée du kif, l'herbe mauve, désir et mort à la fois, produit de la glèbe, opacité, mais aussi transparence ultime. Dans le bleu et le mauve – et dans le verbe – se fondent donc toutes les oppositions.

5. LE DÉSIR ET L'ÉCRITURE.

De Fass-lieu du manque et vacuité maternelle, nous sommes arrivés à Tanger, ville-amante, convergence des désirs, ville ouverte au désir des sables, certes, mais aussi à celui des « mémoires vaga­bondes », des « porteurs de signes étrangers » qui cherchent à « sonder notre durée et s'approprier notre désir » (p. 148). Cepen­dant, lieu des mémoires vagabondes, Tanger n'a pas de durée pro­pre, ni d'épaisseur. C'est pourquoi elle est impossible à posséder :

Ceux qui avaient osé le viol
Ont été emportés par la malédiction et la honte (p. 150).

Car Tanger n'est faite que pour être traversée : n'est-ce pas la reine bleue d'Andalousie qui l'ouvre au désir des sables ? Les noma­des n'ont « quitté l'ombrage de l'olivier » que pour y venir « écouter la mer sur l'aile verte de l'oiseau ému » (p. 119). Quant aux orphe­lins de Fass et aux enfants-oiseaux rayés de la ville à venir, c'est afin de « tendre le bras pour tromper la brume du détroit, désigner l'autre rivage sans le nommer » (p. 117) qu'ils y viennent. Tanger sur son rocher est l'étrave du désir où s'adosse l'amante des sables (p. 119). Car elle aussi est mutilée. Mutilation première : celle d'Hercule séparant Kalpé d'Abyla (p. 124). Autre mutilation : celle de Tarik brûlant ses vaisseaux (p. 125). Mutilations, écart, que le désir sans fin cherchera à combler : la parole, le discours seront à la fois le lieu, et une nouvelle violence : la saisie de l'autre rivage. Dans l'attente de cette violence toujours recommencée, Abyla la sirène des ténèbres appelle Kalpé, de même que l'enfant désire la reine bleue d'Andalousie. Et voici qu'Harrouda elle-même s'offre à Kalpé, en prenant la place de la première sirène (à moins qu'elle ne soit cette sirène ?), et s'installe « nue sur le littoral ». Mais elle est, cette fois, à la tête du cortège des enfants-oiseaux » (p. 125) dont le désir, pour joindre l'autre rivage qui s'éloigne tant qu'ils ne savent pas le nommer, saura se servir de la parole et de l'écrit pour faire le lien, pour transformer la mer en lisibilité : « De cette terrasse sur la falaise la mer est lisible : le regard tourné vers le rivage andalou, les pieds enracinés dans la terre molle » (p. 160).

Tout le roman est construit à partir d'un mouvement vers la fête et la mer, depuis Fass, ville-mère sans la mer et sans le sable, jusqu'à la ville-à-venir où se trouve la fête. Mais fête sans la mer, pourtant voisine, et cependant non présente (Casablanca est déjà en bord de mer, mais point encore n'est question ici de la mer). Jusqu'à Tanger-la-trahison enfin, vers qui l'on est porté par le désir des sables, puis celui de percer la brume du détroit pour désigner l'autre rivage. Or, cet autre rivage ne se donne que dans la parole, et l'écriture toute entière du texte de Harrouda en devient, sous un certain aspect, mouvement du désir vers l'autre rivage (« Quand je danse devant toi, Occident », dit Khatibi dans La Mémoire tatouée [26], « sans me dessaisir de mon peuple, sache que cette danse est de désir mortel »). Et cependant le verbe, comme Tanger dont il a créé le mirage, trahit, « monte et se fait nuage » (p. 119). Com­bustion de l'amour et de la terre, du désir lui-même désiré par l'autre, comme la parole s'enroule sur elle-même dans les éléments chiffrés d'une rhétorique qui se contemple elle-même (la descrip­tion du café et la numérotation, qui rappelle celle de bien des « lec­teurs » du texte selon l'École) et débouche, on l'a vu, sur la mort, « espace clos à peine murmuré dans le pli du rêve » (pp. 161-163).

L'écriture n'en est pas moins née du manque souligné plus haut. Elle est le « discours tendu du désir » [27] de la ville à qui manquait la mer. Elle est issue du corps blessé de la mère-ville. Ce « discours tendu du désir » se manifeste, dans le premier des passages aux­quels il est fait allusion ici (pp. 58-59) en deux mouvements paral­lèles où chaque fois le désir est ramené à ]'écriture. Le premier repose sur le manque, « nous n'avions pas la mer », ou « nous n'avions du sable que... ». Dans cette structure comme dans la suivante, « nous » est la ville désirante, et la mer comme le sable sont l'objet du manque. Mais cet objet est lui même absence : « la mer est un désert », vide que le désir (collectif) de la ville ne peut combler que par la création, laquelle trouve dans ce désert un espace de liberté pour l'écrivain (qui est sorti du « nous » collectif pour assumer son « je » d'individu-demiurge) créateur, qui en dis­pose à sa guise : je l'invente, je la réinvente. Je la fais. Je la défais. Je décide que l'étendue de ma soif soit la mer et mes desseins bal­butiants, bateaux et navires. J'organise. Je désorganise ». Mais le mouvement créateur, la projection vers l'ailleurs du « discours tendu du désir » finit par revenir sur soi, pour décrire la « ville truquée » d'où il est parti. Et c'est justement le passage du « nous » des rêves collectifs qui finissent mal, au « je » de l'écriture, qui permet cette description : le roman. Le deuxième mouvement, éga­lement circulaire, est celui de la récupération-consommation : ce mouvement part comme le précédent de la ville désirante : « nous n'avions pas 1a mer. Mais ici le manque est remplacé par la diffé­rence entre le pur (la ville désirante, « tour de pureté ») et l'impur (les cimetières, la chaleur épaisse, les crapauds et les lézards, le puits, l'incendie, puis les égouts, les objets qu'ils véhiculent, les cadavres, le foetus). Cette différence-séparation institue un écart, lequel est enjambé par l'envoi de signes aux morts, puis par les perches qu'on pointe dans l'égout. Cependant ces signes appellent une réponse, et ces perches une récupération. Depuis la « tour de pureté » qu'est la ville désirante, on récupère des signes de l'au­-delà : les paroles de Radio-Le-Caire, ou des objets impurs de l'égout, et on les utilise. La « tour de pureté » vit donc d'impureté, et l'écrivain a subverti l'ancienne opposition pur-impur en une nou­velle opposition, peut-être, entre le plein où la ville, fausse tour de pureté, vit avec les cadavres et les impuretés, et le vide, « désert » du sable et de la mer ; vide, vacuité, de quoi procède la création. « Revenir au premier sable » disait déjà un des personnages du Maître de Chasse de Mohammed Dib, pour qui également la créa­tion est fascinée par le « rien » dont elle procède.

Si la création en général procède du vide autour duquel elle se construit, le roman, Harrouda, est lui-même le « discours tendu du désir » dont le point de départ est le manque ressenti par la mère. « Le plus important dans ce texte », nous est-il expliqué p. 184, n'est pas ce que la mère dit » (qui serait un plein), « mais qu'elle ait parlé ». Et cette parole, on va le voir, est issue du manque que nous avons déjà souligné dans le deuxième passage à quoi nous revenons ici : le poème « mère raconte » inséré pp. 77-78. L'espace de ce poème peut être divisé en : d'une part l'espace vécu de l'om­bre et de la mort, d'autre part l'espace rêvé ou dit de la lumière et (le la vie : l'objet absent du manque. Les passages d'un espace à l'autre se font le plus souvent au moyen d'un mot appartenant au triple faisceau sémantique de la parole, du désir et de l'écriture. Si nous suivons leur ordre dans le poème, ces mot., sont successive­ment : « raconte », « désir », « (ton corps) a écrit », « la blessure », « on t'a dit », « dis-moi », « dis-nous » (répété deux fois). Ainsi la parole, L'écriture et le désir sont liés. Eux seuls permettent le pas­sage, mais naissent justement du manque qu'ils disent.

Mémoire impure et déchirure : l'écriture et l'incision de l'Histoire.

Ce passage est blessure : si le désir est écriture, il engendre la blessure, par l'éclatement du cercle de la mémoire. On a vu l'écla­tement du discours coranique par le contre-discours du corps. Voici qu'éclate à son tour la mémoire de la ville, agressée par la déchiru­re de l'Histoire et le rire de la modernité comme de l'écriture qui fait passer les fils, on l'a vu également, du « nous » collectif d'une ville-manque au « je » projeté dans l'Histoire de l'action comme de la création. Le saint est clochardisé par ses fils, installés dans la déchirure et le rire : « On a tout falsifié, jusqu'à mon chapelet. Je dois égrener des douilles à présent. Quelle honte ! » (p. 54). La mémoire est vaincue par l'Histoire et le temps n'appartient plus au saint, comme le soleil ne se dresse plus à son appel (p. 58). Mais cette mémoire n'était-elle pas une mémoire impure ? Le saint en effet était le refuge des mères et de leurs prières « en marge du devoir vis-à-vis de Dieu et de son prophète (p. 49). Les pères (les notables) avaient depuis longtemps déserté. Quant aux mémoi­res vagabondes, c'est bien l'Histoire qui les amena à désirer Tan­ger ; c'est pourquoi il était dans l'ordre des choses qu'elles y vécussent « de tout temps (... ) le bonheur et la déchirure » (p. 128).

La vraie déchirure, pour la ville et sa mémoire comme pour le narrateur, est celle de la modernité, qu'impose le technocrate. Celui­-ci arrive « un jour » (p. 60), sans être attendu, et expulse de sa bouche des chiffres et des machines. Il se manifeste surtout en rupture : le narrateur vient de parler de l'oued, « une eau trouble qui trahissait notre intimité », et qu'on a vu à la page précédente charrier « les restes d'une vie, le reflux d'une espérance, une bobi­ne de fil blanc, un morceau de peigne, un dentier, une étoile déchue, une poignée d'illusions, un autobus, un fœtus... » (p. 59) : l'oued est, par excellence, la mémoire impure de la ville. Or, le technocrate est « un ingénieur, très bien habillé, très bien coiffé, très bien ma­quillé, très bien rempli, le regard lointain » ; il est tout le contrai­re de l'oued familier et intime : première rupture. Surtout, c'est justement l'oued qu'il veut combler, la mémoire qu'il efface. Face à l'indifférence métallique la mémoire va partir en poussière : « On nous imposa une nouvelle naissance » (p. 61). La déchirure est par­tout : dans la faille d'une muraille par où l'ingénieur repart, dans la blessure des rats qui mordent les vieillards, dans l'arrachement des maisons par les machines, dans la nouvelle naissance imposée. Mais la ville n'est pas seule déchirée : le narrateur se dédouble et se tutoie (p. 61), puis son corps se vide, pour s'installer en creux « dans la blessure riante de tout un peuple ». Pour « habiter les regards vides », pour dessiner avec ce peuple « sa mémoire sur le sable : n'est-ce pas là le passage à l'activité créatrice, dans ce creux nécessaire à l'écriture que nous avons décrit plus haut ? Dans un troisième temps cependant, le créateur lui-même est « réduit en signes inefficaces » (p. 63) : L'écriture a trouvé sa limite dans l'in­cision de l'Histoire.

 

(Extrait de Présence Francophone, Sherbrooke, N° 10, Printemps 1975)

 

 



[1] Tahar Ben Jelloun, Harrouda, Paris, Denoël, 1973, 188p.

[2] Tahar Ben Jelloun, Hommes sous linceul de silence, Casablanca, Atlantes, 1971 ; Cicatrices du soleil, Paris, Maspero 1972. Postérieurs à Harrouda Le Discours du Chameau, Paris, Maspero, 1974 et Grains de peau, sur des photos de Mohamed Benaïssa, éd. Schoof (21, rue Mignard, Casablanca), 1975.

[3] J. E. Bencheikh : « Une prise de la parole: Tahar Ben Jelloun », Afrique­Asie, no 50, 18 février 1974.

[4] 4. Les plaquettes de poésie éditées par Souffles jusqu'à l'arrestation d'Abdel­latif Laâbi s'appelaient le plus souvent des « itinéraires ». On peut donc également voir dans le titre de cette table des matières : 1) Un hommage à Laâbi ; 2) Une manière de transcender le genre romanesque en le rapprochant de la poésie.

[5] Cicatrices dit soleil, déjà cité, p. 109.

[6] Kateb Yacine, Nedjma, Paris, Le Seuil, 1956, p. 69.

[7] Abdelkebir Khatibi, La blessure du nom propre, Paris, Denoël, 1974, p. 28. La parution du livre fut aussitôt saluée par un article de Tahar Ben Jelloun dans Le Monde.

[8] Faut-il voir dans cette image une allusion au Cercle des représailles de Kateb ? Quoiqu'il en soit, le théâtre de Kateb était entré dans le temps, projection dans le futur, alors que les cadavres de Ben Jelloun sont soustraits à l'avenir.

[9] Mohammed Dib, Dieu en Barbarie, Paris, Le Seuil, 1970, p. 98.

[10] Mourad Bourboune, Le Muezzin, Paris, Christian Bourgois, 1968, pp. 151-­153. Voir aussi Dieu en Barbarie, Dib, p. 98 : « cette cité éblouie (... ) a supplanté, après l'avoir absorbée, l'autre, la cité réelle, reconstituée dans ses moindres détails (... ) Tout ici n'est que simulacre ». On pourra éga­lement se reporter à ma communication au colloque de l'université de Paris-Nord en mai 1973 sur « Les romans algériens publiés depuis 1968 et l'espace de la modernité », ou au même colloque, à la communication de Marie-Alice Séférian (Copenhague) sur « La ville dans Le Muezzin (de Bourboune » (Écrivains du Maghreb, colloque publié avec le concours de l'AUPELF, éditions de la Francité, 20 rue du Louvre, Paris).

[11] La blessure du nom propre, op. cit., pp. 215-226.

[12] Il y aurait évidemment tout un parallèle à faire avec la mosquée «garage de la mort lente » chez. Kateb. Dans les deux cas, les pères ont trahi.

[13] La blessure du nom propre, op. cit., p. 28.

[14] Nabile Farès, Yahia pas de chance, Paris, Le Seuil, 1970. Sur ces valorisa­tions inquiétantes de la terre et de sa couleur, on pourra poursuivre le parallèle, pour lequel on trouvera quelques éléments dans : C. Bonn, La littérature algérienne de langue française et ses lectures, Sherbrooke, Naaman, 1974, pp. 43-46.

[15] « Le corps, écran entre la ville blanche et la mémoire éparse » (p. 162).

[16] Pour teindre la main de henné, nous rappelle une étudiante, il faut. l'en­velopper-emprisonner dans un linge. Pour l'aile, cet enveloppement appa­raît encore plus emprisonnement que pour la main, surtout si elle est d'une couleur de désir aussi infini que le bleu.

[17] Dans un tout autre contexte, le voile était déjà l'obsession de Kamel dans Dieu eu Barbarie de Dib, p. 190. Il matérialisait là aussi une cou­pure irrémédiable de la conscience profonde maghrébine, laquelle cou­pure est la cause directe de l'impossible dialogue que souligne Dib. N'est-ce pas également d'un dialogue refusé au sein d'une même enceinte qu'il s'agit ici ?

[18] Jean Duvignaud, Chebika, Paris, Gallimard, 1968, pp. 88-91.

[19] Mais le père, chez Boudjedra, était monstrueusement phallique, alors qu'ici la conception serait le fruit d'un « spasme nerveux » de son « anus », et qu'il n'est capable de fournir que de l'urine ! (p. 172).

[20] On voit la même opposition entre l'individu, défenseur triste de l'ordre de la Cité, et le groupe récusant collectivement cet ordre, dans les deux derniers romans de Dib, ou dans le cinéma nuovo brésilien (Sur ce dernier, voir http://fr.encyclopedia.yahoo.com/articles/ma/ma_2719_p0.htm).

[21] Mais de l'ensemble des enfants, et non d'enfants bien individualisés comme dans le « roman familial » de Boudjedra.

[22] L'ancêtre est le plus souvent un être de lumière. Quand il revient après sa mort, il rayonne de lumière et de blancheur. Voir mon étude déjà citée, pp. 69-71.

[23] Il serait peut-être intéressant de développer un parallèle entre la symbo­lique de l'aigle ici, celle du vautour chez Kateb, et même celle des oiseaux-iriaces ou des spirovirs dans Qui se souvient de la ruer de Dib.

[24] On ne le trouve, appliqué à la ville, que dans le poème Fass, ville répudiée, de Cicatrices du soleil, op. cit., pp. 37-39. Cependant dans ce poème la « ville des villes » porte déjà en elle l'absence (p. 39), laquelle absence on peut se hasarder à retrouver clans l'« O » lui-même, intégré à un cliché poétique suranné comme le verbe poétique solennel qui fonde la ville, dans ces deux strophes :
« Fass O ville des villes aimée et répudiée
tu n'as plus de berceau
tu n'as même pas tes ruelles à pointer sur des corps » (p. 38).

Et :
« O ville des villes
Tu portes en toi l'absence
et tu règnes à peine sur tes cimetières tes remparts s'inclinent
pendant
que des étrangers sortent de l'étuve
parés » (p. 39).

Le même O peut se retrouver au centre du sceau analysé par Khatibi (La Blessure.... p. 199) lequel sceau justifie le titre du livre. Mais chez Khatibi, le cercle central est un cercle plein : il contient le nom propre, duquel le mouvement centrifuge des alîf et des lâm (deuxième cercle, calligraphique celui-là, puisqu'il transcrit la devise du sultan) fonde le pouvoir tout en blessant le nom propre que ces caractères désignent en le pointant à la manière de piques : « le mouvement centrifuge des alîf et des lâm, dit Khatibi, lui assure une violence particulière : la blessure du nom propre. Entre le pouvoir et la lettre s'inscrit notre histoire récen­te (personnelle et nationale) ». Chez Ben Jelloun le centre est vide : le pouvoir comme le nom, comme le corps, se sont absentés. C'est pourquoi Fass « n'a même plus ses ruelles à pointer sur des corps », car si elle l'ut « aimés » elle est à présent « répudiée ». (La « blessure du nom pro­pre » chez Khatibi est « cicatrice du soleil » chez Ben Jelloun : le soleil, père absent, n'a pas de nom). Elle n'a même plus de nom : celui-ci était souligné par l'italique du premier vers de la première strophe citée. Il disparaît lorsque ce vers, dont nous avons souligné l'aspect de cliché poé­tique suranné (on pense à la grande porte majestueuse et ancienne de La Danse du Roi de Dib, qui s'ouvre au petit matin sur le vide) reparaît, suivi justement de « tu portes en toi l'absence ». Le nom a tellement bien disparu que des « étrangers» ont pris sa place, et « sortent de l'étuve parés ».

[25] J’avais déjà développé cette opposition entre lieux et espaces à propos de Dieu en Barbarie de Did (C. Bonn, Le roman algérien depuis 1968, étude à paraître au courant de 1975) : prisonnier de J'espace de la ville, dont il a traversé l'un après l'autre tous les lieux, Kamel n'y ressent-il pas, sans se l'avouer, le manque de cet espace extérieur qu'il refuse ?

[26] . Abdelkebir Khatibi, La mémoire tatouée, Paris, Denoël, 1971, p. 188.

[27] L'expression est encore d'A. Khatibi, La blessure du nom propre, p. 30.