La rive sauvage

L’inspiration orphique est une constante de l’œuvre dibienne. De sa poésie surtout, mais aussi de bien des nouvelles. Dans les romans, Qui se souvient de la mer peut se lire déjà entièrement à travers ce thème de la mythologie grecque également très présente dans la tradition poétique arabe. Mais le sens, chez Dib, n’est donné que dans l’éclatement et la fracture, de l’être comme du langage. C’est pourquoi à rebours du mythe, Radia demande à Iven Zohar de la regarder : le sens n’est donné que dans sa perte, et le texte donne à lire d’abord sa propre brisure comme son propre exil. Cependant l’écriture comme la parole est femme, et de la femme elle tire sa « tiède matière de désir » (Omneros, p. 21), tout comme sa fonction salvatrice de nomination de l’être. Habel est ce héros qui se confond en partie avec l’écriture, et à qui toutes les choses viennent demander un nom. Inversement le poète de Feu, beau feu est celui qui demande à la femme, à travers l’intensité érotique de son dire : « passante nomme-moi » (p. 99). C’est aussi ce que demande Ed à Aëlle dans Les Terrasses d’Orsol.

Le femme est, comme Habel, objet de désir en ce qu’elle est oeil qui nomme, et accueil dans cette nomination :

      je cherche  
      l’oeil qui me nomme
      accueille-moi
                   (Feu, beau feu, p. 64).

La femme à laquelle s’adresse le poète de  Feu, beau feu « redonne la main au chant qui se désole dans la pierre et à la pierre elle-même qui erre orpheline sans gîte » (p. 95). C’est bien par son pouvoir de nommer qu’elle met fin à l’orphelinage. Et c’est en ce pouvoir entre autres qu’elle se confond avec l’écriture, par exemple dans la parabase d’« eros crypte », première partie d’Omneros précisément consacrée au corps de la femme dans son intimité la plus secrète :

plus ta persévérance dans le dessin la somme de se dévoiler la presse de questions la sonde la scrute et plus elle approfondit son mystère et c’est tout ce qui importe ce mystère (p. 21).

Aussi cette parole est-elle tout autant silence. Car si la femme est la parole qui délivre, elle est aussi celle qu’on trouve au-delà de la mort, dans « plus noir eros », dernier groupe de poèmes d’Omneros, alors même que « thanateros » a déjà célébré l’union de l’amour – et du verbe – avec la mort :

      puis antérieur à toute parole 
      comme une obscurité oublieuse        
      l’agenouillement d’une chevelure         (p. 143).

Si l’amour et l’écriture sont nomination de l’être, ils en sont aussi la perte. Cette perte est bien souvent la réponse ultime, le sens même et l’absence vertigineuse de sens. C’est en elle qu’aboutissent la plupart des romans depuis Qui se souvient de la mer, dont la fin déjà n’est positive que pour une lecture idéologique quelque peu bornée. La fin de Dieu en Barbarie et du Maître de chasse est plus ambiguë, mais la découverte des Mendiants de Dieu n’est-elle pas celle d’une parole se réduisant au mot « Rien », découverte que manifestait le premier titre prévu pour le roman, L’Age de sable ?[1] C’est bien dans ce sable que se perdrait l’histoire elle-même à la fin de la parabase de « Thanateros », dans Omneros (p. 139), cependant que le poète de Feu, beau feu trouve dans « la maison de Natyk » le même bonheur que Habel s’installant à l’asile, dans la perte du nom comme du sens en même temps que par l’amour ils sont donnés :

      s’asseoir     
      comme un inconnu  
      poser les mains  
      sur la table    
      .....................
      ne dire     
      qui l’on est
      d’où l’on vient    
      ni pour quoi     
      réserver la parole 
      à autre chose   
      et mettre sa chaise  
      à la fenêtre     (p. 30).

Entre la nomination de l’être et sa perte, l’amour, comme l’écriture, habitent donc un lieu de l’entre-deux où tous les contraires s’échangent. Lieu privilégié entre un espace et un autre, entre un sens et son contraire, mais aussi entre une parole et son locuteur, entre ma voix et « l’autre voix » issue de cet espace insondable qui me fait face et dont j’entends la parole sous ma propre voix.

C’est « sur la rive sauvage » où l’on a mené son périple à travers la « ville des limites » (en laquelle il n’est pas interdit de lire la ville d’exil de l’écrivain dans les deux romans, à condition de ne pas se limiter à cette lecture), que Habel comme Iven Zohar apprend qu’« il n’y avait pas de réponse » (Habel, p. 33). Et néanmoins il continue, soir après soir, à venir y quêter le sens, ou la mort, dans le regard de ce visage de méduse qui n’est pas sans rappeler le dernier visage, déjà mort, qu’interroge Rodwan dans La Danse du roi, ou encore ce visage au seuil du silence sur lequel le dernier poème de Formulaires nous fait fermer le recueil :

      le visage presque humain
      attendant entre les clous   
      gelé sous un feu immense 
  
      et s’alimentant d’espace 
      dormant sur sa bouche saignante
      gardant l’immobilité    
  
      de loin d’encore plus loin          (p. 107).

 « Poursuivre au gré des chances l’écriture », dit le poète de Feu, beau feu, résumant ce qui apparaît bien à présent comme le projet majeur de toute son oeuvre depuis bientôt un demi-siècle. Et de ce désir dans l’écriture, comme de ce désir de l’écriture « Les pouvoirs », troisième livre de Formulaires, est une sorte de synthèse sur dix ans, jusqu’en 1970[2]. Omneros, le recueil suivant, systématisera le projet de ce groupe de poèmes de Formulaires en organisant une véritable mise en spectacle d’eros-parole, pour mieux le saisir et pour mieux nous montrer que ce n’est en définitive que de lui qu’il s’agit.

Ces jeux sur le rapport ambigu entre la parole et le sens auront du moins montré la vanité de poursuivre un sens toujours fuyant, dans une chasse où le gibier n’est peut-être pas celui qu’on pense. La parole ne préserve l’être que si elle accepte de jouer avec le sens comme avec l’objet, au lieu de chercher comme le « cri qui court » à les emprisonner. Le langage, lorsqu’il se veut pouvoir par la saturation du sens, devient obésité : « Il restera toujours un chaînon il restera toujours une fourmi il restera toujours une étoile et le mot sur la page refusera de s’inscrire complètement et vous recommencerez à recomposer ses lettres dans tous les sens et il en naîtra des mots masqués avec lesquels votre savoir grossira jusqu’à l’obésité et l’obésité occupera le trône », dit l’un des textes des « Pouvoirs » encore (Formulaires, p. 81), qui dès lors renvoie aussi ce titre à sa signification politique, entre autres.

Car les mots masqués d’un discours qui occupe le trône pourraient bien être ceux de l’idéologie dont Kamal Waëd dans les romans illustre la fatuité et le danger mortel. La richesse foisonnante du dire ludique effraie les tenants du sens, adeptes de la « tyrannie du nom » dont ils ont installé la pauvreté dans les « langues impertinentes du remords ». La parabase d’« eroslude », en ce sens, est dure. Car face à ce « cri qui court » qu’il ne peut que refuser, « l’homme a crié » à son tour. Mais il est trop tard, et la fête ludique des poèmes qui précèdent débouche sur l’hermétisme de ceux d’« omneros », puis sur la mort dans « thanateros ». Reste la mémoire, curieusement plus proche de l’apparente gratuité du jeu poétique, que la tyrannie d’un sens qui s’en réclame pourtant, mais en des « paroles masquées ». Et cette mémoire n’est pas sans nous rappeler à son tour, est-il besoin de le préciser, la souvenance tout aussi désespérée sur laquelle s’achevait le roman auquel elle donne son titre, Qui se souvient de la mer :

    entamés par le retour des repentis par les ordres les relèves les défilés dérivant du nom     
   ................     
   nous ne pourrons plus que rappeler les derniers rivages vers une eau matriarcale à moins que vous ne nous appreniez la route de ces argonautes bouclés ancrés dans la chance d’une histoire mais laissez-nous d’abord appeler l’ombre qui les a guidés 
   .................    
                                          (Omneros, p. 79).

 « Que reste-t-il des pouvoirs du roi ? », demande l’un des poèmes des « Pouvoirs » (Formulaires, p. 39). La royauté de l’écriture, dont le jeu scénique de La Danse du roi pouvait être lu comme une parodie grotesque, s’est installée dans un au-delà du dire. Dans cette non-nomination paisible qu’on découvre dans « La maison de Natyk » de Feu, beau feu. Dans le silence éloquent de Habel dont la royauté, dans la ville des limites, vient peut-être de ce qu’il proclame à la fin du roman : « Je n’ai que faire de ma raison » (Habel, p. 187). Dans l’« absence » finale d’Ed pourtant arrivé dans la maison d’Aëlle, aux dernières lignes des Terrasses d’Orsol (p. 214).

 



[1] Selon ce que m’a dit Mohammed Dib lui-même lorsqu’il était en pleine rédaction de ce roman.

[2] Il est intéressant de voir comment Dib parle de leur composition, lente et difficile par rapport aux autres poèmes du recueil: « Lorsqu’on passe beaucoup de temps sur un poème, on atteint l’essentiel, et aussi quelque chose de plus tragique, de plus dur » (Interview par Claudine ACS,  L’Afrique littéraire et artistique (Paris), n° 18, août 1971, p. 13.