La traversée, arcane du roman maghrébin ?

par Charles BONN

Extrait de Visions du Maghreb. Actes du colloque de Montpellier, 18-23 novembre 1985, pp. 57-61.

 

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Pour bien des lectures paresseuses ou trop pressées - certains diront paternalistes -, le roman maghrébin se limiterait à une entreprise de des­cription d'un lieu d'origine, le Maghreb, saisi dans ce qui fait sa différence avec l'Occident. Description ethnographique, donc, fortement enracinée dans un référent uniquement maghrébin qui serait à la fois son originalité et sa limite. Dire d’un lieu contre la négation de celui-ci par la colonisation, puis, en réponse à une curiosité de sympathie ou de dépaysement exotique, le roman maghrébin serait définitivement prisonnier de ce lieu qui lui donne son éti­quette; il serait ainsi condamné à une description ethnographique étrangère à toute authenticité littéraire, délicieusement anachronique comme l'espace figé et a-historique qui serait son objet.

Cette conception communément répandue des deux côtés de la Méditerranée ne résiste pas cependant à l'analyse. Certes, les premiers textes d'écri­vains maghrébins, ceux de Feraoun ou Mammeri en Algérie, de Sefrioui au Maroc, dessinent bien dans les années 1950 ce qu'on a pu appeler un «courant ethnographique». Mais si ce modèle d'écriture est curieusement repris depuis quelques années par les nouveaux venus en littérature, de langue française ou de langue arabe, dont la médiocrité n'a d'égal que le manque d'audience, et si l'on met à part Le village des asphodèles d'Ali Boumahdi en 1970, force est de reconnaître que ce «courant ethnographique» ne produisait déjà plus d’œuvres significatives depuis longtemps lorsque vint l'Indé­pendance de l'Algérie en 1962. On peut considérer en effet Les chemins qui montent de Mouloud Feraoun, en 1957, comme la dernière oeuvre importante de ce courant, ainsi lié en son début et en sa fin à la personne emblématique de l'écrivain-instituteur assassiné par l'O.A.S. Avant la mort de Feraoun on assiste bien à la fossilisation d'une première conception du roman maghrébin comme lié à un référent local, et cependant dépendant au niveau de son énonciation d'une lecture-consécration extérieure à laquelle il s'adresse depuis et à travers un signifié fortement localisé.

Le roman maghrébin a affirmé l'autonomie de son énonciation à partir du moment où il n'a plus été le dire d'un lieu anachronique d’un lieu figé, pour une lec­ture en lieu autre, mais où il a assumé pleinement dans ses thèmes comme dans son écriture l'ubiquité, ou du moins le dualisme des espaces par rap­port auxquels, entre lesquels il s'écrit.

Le premier roman maghrébin à dynamiser la clôture d'une forme octroyée fut dès 1954 Le passé simple de Driss Chraïbi, au Maroc. La critique de con­tenu n'a vu dans ce roman qu'une critique violente de la société tradition­nelle, dans un pays en pleine accession à l'Indépendance. Elle n'a pas vu assez que, plus que par le contenu descriptif du roman, c'est par son écri­ture narrative novatrice et par l'adieu qu'elle signifie tant aux normes du dire du lieu traditionnel qu'à ses contenus de comportements, que Le passé simple est en rupture avec son lieu référentiel. Toute l'écriture de ce roman tire ainsi sa dynamique de ce qu'elle peut être lue comme un départ depuis ce lieu d'origine qui en devient aphasique, et comme cette traversée vers la France à laquelle aboutit effectivement son récit. Dans une certaine mesure, l’œuvre ultérieure de Chraïbi pourra être lue comme la réalisation d'une traversée toujours recommencée, dans un sens ou dans l'autre. Les boucs (1955) comme Succession ouverte (1962) sont construits autour d'une aller-retour en avion qui inverse significativement les pôles de cette double traversée telle que la conçoit une lecture sociologique préétablie de l'émigration, puisque le point de départ et de retour est la France, et non le Maroc. Et c'est encore comme une déstabilisation de cette lecture sociologique préétablie de la tra­versée sud-nord et retour que peut apparaître le dernier roman de l'auteur, La mère du printemps (1982), qui narre la légendaire traversée d'est en ouest de Sidi Oqba, le conquérant de l'Islam au Maghreb.

Cette croisée perpendiculaire de l'axe traditionnellement sud-nord de la traversée est déjà le fait, aussi, du roman fondateur de cette littérature maghrébine enfin perçue comme auto-fondatrice, Nedjma de Kateb Yacine (1956), tout entier construit autour de deux traversées manquées vers le double Orient de l'être spolié, la Mecque et le Nadhor, l'un et l'autre décevants : la traversée peu à peu s'affirme comme la quête du sens, le plus souvent déçue, qu'elle était déjà chez Chraïbi.

L'histoire va cependant imposer de revenir à la traversée sud-nord et retour, dans sa forme la plus consacrée tant sociologiquement que littérairement, chez Malek Haddad dont Le quai aux fleurs ne répond plus (1961) est une sorte de prototype de ce que j'appellerai la convention discursive d'un tel parcours. C'est-à-dire une thématique convenue de l'exil qui peut produire un écho poétique indéniable, mais qui n'en est pas moins installation dans une forme narrative héritée, dans une lisibilité extérieure.

C'est cette lisibilité-installation dans un parcours convenu de la traversée que vont récuser les meilleurs romans postérieurs aux indépendances, à travers une réinvention de cette traversée. La traversée va ainsi devenir peu à peu le lieu même de l'énonciation romanesque. Le texte sera non plus l'éti­quette d'un lieu fixe pour sa lisibilité de l'extérieur, mais l'écriture errante.

La colonisation permettait de développer le mythe mobilisateur du lieu spolié, confisqué par l'Autre, et de la traversée-reconquête triomphante d'un lieu de l'être enfin réapproprié. Mais ce retour va découvrir un lieu vidé de sens. La traversée ne débouche pas sur un habiter. A leur retour au pays qu'ils ont libéré, les militants de L'opium et les bâton de Mouloud Mammeri (1965) et Les Alouettes naives d'Assia Djebar (1967) découvrent que le vrai combat ne fait peut-être que commencer. Et la forme relativement traditionnelle du texte qui les conduit jusqu'à ce sens à venir se désagrège peu à peu. Pour l'un et l'autre de ces écrivains il s'agira du dernier avatar d'un modèle de récit devenu anachronique. Modèle qu'après un long silence romanesque des deux auteurs La traversée du premier (1982), L'amour, la fantasia de la seconde (1985) ne reproduiront plus.

Lié dans son origine à la conquête d'un lieu identitaire par les idéologies nationalistes, le roman maghrébin postérieur aux indépendances découvrira très vite qu'il ne peut y avoir de lieu (lieu de l'être comme du sens) au bout de cette traversée qu'est l'écriture romanesque. Car l'écriture romanesque est née de la violence de l'Histoire contre la clôture orale du lieu fixe de l'origine. Et ce lieu, visé par la forme historique du roman, ne peut que lui échapper puisque l'historicité et l'ubiquité de cette forme sont la vivante négation d'un lieu matriciel atemporel. L'écriture romanesque porte en sa nature même la mort du lieu. Elle est ubiquité puisque dès le départ elle vise une lecture extérieure au lieu dont elle parle. Elle va donc s'installer dans une traversée généralisée vers une absence de lieu. Absence de lieu dont on pourra bien sûr dégager au niveau thématique les significations politiques évidentes. Mais dont la signification politique devra être dépassée vers une caractérisation de l'ubiquité du genre romanesque en tant que tel. Genre né d'une entreprise de nomination d'une rive à l'autre rive. Mais nomina­tion qui n'est elle-même que traversée entre ces deux rives, et s'éteint dans la clôture du nom perdu sitôt qu'atteint, si elle pense y trouver son propre lieu.

Le polygone étoilé de Kateb Yacine, en 1966, est contemporain des romans de Mammeri et Assia Djebar que je viens de citer. Mais alors que L'opium et le bâton et Les alouettes naïves pouvaient représenter la fin anachronique d'un modèle de récit tendu vers l'arrivée en un lieu dont on vient de voir qu'il ne saurait exister comme aboutissement d'une écriture-traversée roma­nesque, Le polygone étoilé s'installe résolument dans l'absence d'arrivée et se développe à partir d'une généralisation de la traversée comme lieu de son dire. Car la traversée ici n'est pas seulement la traversée référentielle des tribulations de l'émigré Lakhdar qui occupent une partie du livre, ni même la traversée multiple de l'écrivain errant sous les traits duquel Kateb se pré­sente sur la couverture. Elle est aussi et surtout dans l'éclatement des récits et leur refus d'une identification univoque de leurs référents temporels. Ainsi l'époque à laquelle est censée se dérouler l'histoire de plusieurs de ces récits peut-elle être aussi bien située avant qu'après l'indépendance. La portée cor­rosive du texte lui vient essentiellement de cette traversée généralisée, non seulement dans l'espace, mais dans le temps et dans le sens.

L'écriture-traversée du roman maghrébin va ainsi manifester de plus en plus souvent l'absence d'un lieu de signification. La traversée n'a plus d'arri­vée, et devient donc le lieu même d'une écriture définitivement errante. La traversée du Muezzin de Bourboune, de La danse du roi de Mohammed Dib, tous deux publiés en 1968, aboutit à un portail qui s'ouvre au petit matin sur le vide, cependant que Mokrane dans L'exil et le désarroi de Farès (1976) s'installe définitivement dans « Les exils » après son échec à retrouver le vil­lage éventré. Même échec de l'arrivée, à travers une forme où l'on retrouve l'éclatement du Polygone étoilé, dans Le fleuve détourné de Rachid Mimouni (1982). Et c'est peut-être Akli Tadjer qui tire la leçon la plus humoristique de cette impossibilité de trouver un lieu d'arrivée sur l'une ou l'autre rive de la Méditerranée, en installant carrément toute l'intrigue de son roman, Les A.N.I. du « Tassili » (1984) dans l'espace et le temps d'une traversée sud­nord sur un bateau bien connu par beaucoup d'entre nous.

Pourtant si cette mort du lieu d’arrivée est malédiction pour certains dans la réalité politique, elle est peut-être la force de l'écriture romanesque qui s'aperçoit enfin que l'absence de lieu est dans la nature même d'un genre qui ne vit que dans une lisibilité ouverte et dans le risque constant de perte qui y est lié. La traversée est richesse et productivité en ce qu'elle est dévoration jubilante de territoires culturels. La polyphonie, le plurilinguisme en quoi Bakhtine voyait l'essence du roman supposent la destruction de tous les lieux de clôture du sens, si prestigieux soient-ils. Ainsi L'insolation de Boudjedra (1972) livrera-t-il ce lieu emblématique par excellence qu'est Constantine à une joyeuse fête iconoclaste, à laquelle répondra par symétrie celle du Passager de l'Occident de Farès (1971) convoquant dans l'espace parodique du texte vagabond les langages culturels de l'Occident. Harrouda de Tahar Ben Jelloun (1973) est l'itinéraire d'une dissolution successive des villes d'identité jusqu'au seuil de la traversée, à Tanger-la trahison, vers l'Europe, mais surtout vers les signes inefficaces, ou ces « signes hagards » devant lesquels dansait déjà deux ans plus tôt le narrateur de la Mémoire tatouée de Khatibi (1971).

La traversée de territoires culturels multipliée à l'infini est bien ainsi deve­nue le moteur le plus puissant d'une écriture romanesque maghrébine actuelle qui assume enfin l'ubiquité de son lieu d'énonciation, laquelle n'est autre que celle-là même du genre romanesque. C'est pourquoi j'ai réservé pour la fin de rapide exposé les deux textes que j'admire le plus, dans la production récente de cette écriture, peut-être parce qu'ils manifestent l'absurdité du concept même du roman maghrébin. C'est-à-dire d'une sorte d'assigna­tion à résidence par leur étiquette, de textes errants dont la traversée est le seul lieu véritable, l'entre-deux la seule réalisation.

Talismano d'Abdelwahab Maddeb (1978) et les terrasses d'Orsol de Moham­med Dib (1985) sont d'abord vivante dérision d'une lecture réductrice par localisation indue, et ce, dès leurs titres. Prodigieuse dévoration culturelle de l'hétérogène, Talismano est selon le dire même de son auteur « une écri­ture en rupture (qui) travaille à décentrer la langue, à télescoper les cultures, à envelopper le réel, spectres de rêves projetés sur des continents et des villes ». Autant dire une généralisation dans le meilleur sens, de la traversée telle qu'on vient de la définir. Quant aux Terrasses d'Orsol, la traversée de tous les pièges par lesquels une fausse localisation référentielle tenterait de camoufler la vacuité du sens conduit à ce que l'on pourrait appeler un dire de la stupeur. Stupeur de qui, tous repères temporels et spatiaux abandonnés, s'est installé définitivement dans ce non-lieu sémantique effrayant qu'est aussi la traversée.

Ainsi, la traversée du sens qu'est toute écriture n'a plus ni point de départ, ni point d'arrivée. Le sens ne peut être enclos, comme le roman maghrébin ne peut l'être, pas même sous ce titre générique inadéquat. Et pas même, non plus, dans un exposé structuré dont le début, le milieu et la fin tente­raient de fixer un sens qu'on a vu toujours vivant, fuyant, toujours traversant.