Guy DUGAS
Université Paris 12

Vie et mort
d'une littérature de l'immigration :
La littérature italo-maltaise en Tunisie

La volonté affichée au cours de cette rencontre d'ouvrir largement notre colloque à toutes les littératures des immigrations, au-delà de la production dite "beur", afin de tenter de dégager de l'une à l'autre, d'où qu'elles émanent, des éléments de convergence, peut-être une problématique commune, nous conduit à évoquer une production littéraire assez méconnue – celle de l'immigration italo-maltaise dans la Tunisie coloniale – qui, entre 1880 et 1940 environ, fut toutefois particulièrement abondante et vivante, avant de disparaître après-guerre, victime de l'évolution des conditions démographiques et socio-politiques.

Il ne s'agit évidemment pas d'infliger l'inventaire de cette production, ni de nous livrer à une analyse de son contenu, même si, à notre connaissance, cela n'a encore jamais été fait et mérite de l'être (on trouvera en annexe une première bibliographie, qui donnera une idée de la richesse de ce corpus dans les deux langues). Nous essaierons plutôt de considérer cette littérature, dans son surgissement, son développement et sa disparition, comme un véritable "laboratoire" susceptible de nous renseigner sur le devenir possible de productions face auxquelles nous ne disposons, pour juger et analyser en termes de sociologie de la littérature, que de peu de recul. Ce faisant, nous souhaitons également renverser, en quelque sorte, la perspective habituelle, les littératures de l'immigration nous paraissant trop fréquemment limitées à celle de l'immigration maghrébine en France ou en Europe. En conséquence, nous nous efforcerons d'appréhender cette littérature sous un double aspect, qui semble pouvoir se prêter à d'intéressantes extrapolations :

– Cette production s'étant exprimée tantôt en italien, et tantôt en français, pose un problème essentiel, dont le Maghreb colonial et postcolonial ne finit pas de débattre : dans quelle langue doit s'exprimer une littérature se revendiquant comme locale et révélatrice d'une identité propre ? On étudiera donc cette production dans le rapport qu'elle entretient avec sa langue d'expression et de ce fait avec la culture dominante, l'appareil idéologique qu'il a mis en place, comme avec le public potentiel qu'elle même vise.

– Mais on s'intéressera aussi aux conditions de surgissement, puis de diffusion et de réception, de cette production, d'abord dans la langue maternelle des écrivants, puis dans celle du dominant. On montrera ainsi, à travers un exemple précis, comment elle a pu être "récupérée" par la culture dominante, avant de tenter d'analyser les facteurs qui ont pu présider à sa disparition.

Petite histoire de l'immigration italo-maltaise en Tunisie

Rappelons que la Tunisie devint Protectorat français en 1881. A cette date, la communauté française y compte moins de 20 000 ressortissants, la communauté italienne près du double [1]. Cette population immigrée, principalement installée depuis la fin du XVIIème et le début du XIXème siècle, fut d'abord constituée d'exilés politiques issus du Royaume de Naples, des Etats Pontificaux et de Toscane, et de juifs livournais ("Grana"), riches et influents, qui viendront promptement s'opposer à la communauté juive autochtone, les "Tounsi", plus populaire et beaucoup plus pauvre. Viendront s'ajouter à ces immigrants bon nombre d'anarchistes, puis d'anti-républicains et anti-fascistes. Dans les premières années du Protectorat, la population italienne s'accrut régulièrement, à la fois du fait d'un flux démographique élevé et d'un flux migratoire constant en provenance des îles (Malte, Sicile, Pantelleria), et autres régions défavorisées de la Péninsule.

Bien avant l'installation du Protectorat français, l'Italie possède donc dans la Régence de Tunis ses propres écoles, ses sociétés philanthropiques ou savantes ("Il convitto italiano", la "Dante Alighieri"). Par leur intermédiaire et ses Consuls, elle joue un rôle politique actif, visant à contrebalancer l'influence française croissante, avant d'en contester la présence. La Tunisie n'ayant jamais été, contrairement à l'Algérie voisine, une colonie de peuplement, l'immigration française y fut au contraire relativement faible et lente. Si bien qu'il faudra attendre le recensement de 1936 pour voir les Français en nombre plus élevé que les Italiens ! Dès lors l'Italie fasciste va progressivement se désintéresser de la Tunisie et chercher ses colonies un peu plus loin en Afrique (Lybie, Ethiopie).

La littérature italo-maltaise

2.1. Emergence

Les premiers écrits – rien de plus évident dans un tel contexte – se feront donc en langue italienne, dans les colonnes de journaux, la presse italienne étant, elle aussi, apparue dans la Régence antérieurement à la presse française [2]. Ces premiers journaux sont fortement politiques, à tendance libertaire et internationaliste, mais font place de temps à temps à des chroniques littéraires ou à quelques feuilletons. En mai 1886 est né L'Unione, organe de la Chambre de Commerce d'Italie en Tunisie, d'abord bi-hebdomadaire, puis quotidien (1897), qui se présente d'emblée comme le farouche défenseur des intérêts du petit peuple immigré. Quelques années plus tard (1894), c'est l'assassinat du Président Carnot qui, entre Italiens et Français, fera débat dans l'opinion publique et la presse tunisiennes...

Retenons donc que c'est autour de quelques journaux et périodiques, et dans un contexte de défense des intérêts politiques et sociaux, voire de polémiques et de revendications politiques, que surgit la littérature italo-maltaise en Tunisie. Ce qui implique deux conséquences :

- D'une part une prédilection pour les formes brèves (poésie, contes, fragments et chroniques) s'accomodant de ce contexte journalistique.

- D'autre part le fait que les premiers essais publiés en dehors des journaux – le plus souvent avec le concours des sociétés philanthropiques, et/ou sur les presses de ces mêmes journaux – sont l'oeuvre de leurs principaux collaborateurs, comme Cesare Fabbri, fils du sous-directeur du grand quotidien La Tribune, lui-même directeur de L'Unione. Le polémiste Luigi d'Alessandro (Il sempre contro), comme le poète Luigi di Paolis (La creazione del monde) sont eux aussi des collaborateurs du même journal...

Mais toutes ces oeuvres, si elles sont relativement nombreuses, sont peu diffusées et peu lues, la majorité des italianophones étant illettrée, l'infime minorité lettrée se piquant déjà de culture française. Si bien que non diffusées hors des frontières de la Tunisie, et incapables de trouver sur place un lectorat, elles sont orphelines de public. Littérature marginale, signe d'une présence, plutôt que désir d'une rencontre.

2.2 A la rencontre d'un public : passage à la graphie française

Il faudra donc attendre notre siècle pour voir naître une production littéraire italo-maltaise "qui mérite vraiment notre admiration" [3]. En confirmant parmi la bourgeoisie immigrée l'usage de la langue française, l'acculturation de ces populations, encouragée par la sourdine mise aux prétentions italiennes sur cette colonie, conduit après la première guerre mondiale à l'émergence d'une littérature de graphie française, venant rejoindre ce vaste courant, suscité par le colonisateur, d'une littérature nord-africaine chantant sous l'égide de la France l'union des différentes communautés en présence.

2.2.1. L'enquète d'Arthur Pellegrin.

Entre 1918 et 1920, Arthur Pellegrin (1891-1956) qui devait fonder, quelques mois plus tard, la Société des Ecrivains de l'Afrique du Nord, lance une vaste enquète sur la littérature nord-africaine, préludant à la constitution de cette société. Il souligne en introduction :

Les immigrés italiens, au nombre de cent mille environ, appartiennent en majeure partie à la classe laborieuse et illettrée. La plupart sont originaires de la Sicile et de la Sardaigne. Leurs moeurs, notamment celles des Siciliens, sont quelque peu frustes et violentes. Dans leur évolution mentale, ils en sont à la période passionnée, plutôt que raisonnée. Les mariages entre Français et Italiens ont été fréquents et le sont encore, et de nombreux Italiens ont acquis la nationalité française par voie de naturalisation. Il est certain que cet apport ethnique, bien que latin au même titre que les apports français et espagnol, aura sa résultante particulière dans la littérature nord-africaine. [4].

C'est dire que l'appareil idéologique nouvellement mis en place entend "récupérer" la production italo-maltaise, au bénéfice de son caractère méditerranéen et latin, au sein d'un "substratum où chacun se reconnaîtrait." Le mythe de la Latinité, cher à Louis Bertrand n'est pas très loin, saisi pour la circonstance davantage dans ses prolongements linguistiques qu'historiques [5].

Reste la question de la langue. La France colonisatrice ne pouvant tirer que peu de profit d'une littérature en langue italienne, on exigera plutôt des écrivains italianophones qu'ils se convertissent au français. Pour cela, on arguera du fait que "langues française et italienne sont deux filles de la langue latine, à laquelle cette même terre d'Afrique doit sa première littérature", et on flattera la capacité d'intégration du tempérament latin :

Au bout d'une génération ou deux, la mentalité des immigrants se modifie profondément en notre faveur.

Insistant sur la nécessité pour le pays protecteur d'éduquer non seulement ses protégés, mais également, dans la mesure où elles paraissent aussi "assimilables", toutes ces communautés immigrées, Arthur Pellegrin se dit admiratif devant leurs facilités dans l'apprentissage de la langue française. Et, sacrifiant le système éducatif italien dans la Régence (nous avons noté qu'il était antérieur au système français, et probablement plus performant) sur l'autel de l'intégration et de "la fusion intellectuelle", il conclut :

Les groupements ethniques étant divers, contradictoires, de moeurs et de langues différentes, comment les unir dans une littérature d'expression française qui tiendrait compte des atavismes intellectuels [et] des persistances raciales ?

Pour nous, cette fusion intellectuelle et morale des races se réalise au moyen de l'école, du fonctionnement administratif, de la presse, qui propagent la culture française, non pas d'une façon absolue, ce qui est impossible et ne servirait à rien, mais en tenant compte du génie de chaque race. En même temps que se constitue une élite cultivée et libre, le peuple devient à même de lire et de comprendre en français. Cette fusion dans une intellectualité supérieure et dans les sentiments populaires est une oeuvre de très longue haleine, mais qui aura son couronnement un jour. L'Histoire de la Berbérie nous offre deux exemples frappants de fusion : l'une accomplie par les Romains, le latin étant devenu la langue officielle et littéraire ; l'autre s'est opérée sous l'égide de la religion musulmane et de la langue arabe. Deux exemples qui montrent les ressources d'assimilation et de progrès des langues indigènes et immigrées de l'Afrique du Nord. [6].

Les appareils idéologiques de la Colonie vont donc, dans-l'entre-deux-guerres, rendre cette communauté, abandonnée à elle-même par sa mère-patrie, captive de la langue et des circuits de légitimation et de reconnaissance français, comme nous le verrons à travers l'exemple de Marius Scalési.

Alors, sans que disparaisse totalement la production en langue italienne, naît progressivement une littérature italo-tunisienne en langue française, dont le surgissement reproduit à peu de choses près les conditions d'émergence de toute littérature minoritaire. Des oeuvres maladroites, mimétiques et de dévotion, dont le discours préfaciel mériterait une analyse, d'auteurs qu'une sorte d'opportunisme éditorial conduit dès lors à s'exprimer plutôt dans la langue dominante que dans leur langue maternelle. Le type, en ce qui concerne notre corpus, pourrait bien être ce Guido Médina, Président de la Ligue France-Italie, auteur de quelques recueils poétiques en italien et en français, préfacés par les auteurs les plus en vue de l'intelligentsia métropolitaine (André Fontainas, Paul Valéry). Poète si besogneux, et si collant envers le dominant, si assidu auprès des écrivains de passage en Tunisie, que Paul Valéry le nomme dans ses Cahiers "le raseur Médina" !

2.2.2. Le cas Scalési.

Le cas du poète Marius Scalési (1892-1922) est lui aussi très significatif. Né à Tunis dans une famille misérable d'immigrés italo-maltais (père sicilien, mère maltaise), Marius Scalési cumule dès son enfance tous les handicaps : tuberculeux de naissance, il est rendu quelques années plus tard difforme et nain du fait d'un accident. Déjà rejeté par les enfants de son âge, il doit abandonner très tôt ses études élémentaires afin de subvenir aux besoins de sa grande famille en vendant des journaux dans les rues. Plus tard, il deviendra comptable dans une imprimerie, tout en continuant de se nourrir de poésie française : Baudelaire, Verlaine, Rimbaud... C'est au contact de ces "poètes maudits" qu'à son tour il forme le projet de rimer son infortune. Et c'est ainsi que ses premiers vers paraissent dans La Tunisie Illustrée, ce qui lui vaut les encouragements des premiers écrivains de l'Afrique du Nord, algérianistes et autres promoteurs d'une littérature autochtone.

Lorsqu'en 1918 Arthur Pellegrin crée la revue Soleil, il confie la critique littéraire à Marius Scalési, qui la conservera jusqu'à sa mort, sous deux "similinymes" [7] particulièrement évocateurs : ses chroniques dans Soleil et La Tunisie Illustrée, signées tantôt Claude Chardon, tantôt Staïti, constituent l'aveu d'un double désir : désir d'intégration à la société dominante, dans sa composante française et arabe, et désir concomitant de négation de l'origine italo-maltaise. Quelques mois plus tard, lorsqu'est fondée à Tunis la Société des Ecrivains de l'Afrique du Nord, première en date des associations littéraires nord-africaines, Marius Scalési figure parmi les membres fondateurs, en tant que responsable de la rédaction de son bulletin officiel, dans lequel il proclame sa foi en une littérature nord-africaine de langue française et en son pouvoir intégrateur :

L'Afrique du Nord sera française – au même titre que la propagande coranique la rendit profondément musulmane – le jour où ses habitants verront leurs âmes, leurs espoirs, leurs luttes, leurs douleurs, leurs souvenirs traduits avec vérité par des écrivains de langue française.

Mais, à l'image de ceux qu'il s'est choisis pour modèles, le poète est rongé par la maladie et guetté par la folie. A l'automne 1922, frappé d'une attaque de méningite, il doit être interné à Tunis, puis tranféré dans un asile d'aliénés à Palerme, où il mourra au printemps 1923, ignoré de tous...

C'est alors que l'appareil idéologique dominant s'empare de l'écrivain et de son oeuvre unique, pour en faire le symbole de la capacité d'intégration de la communauté italo-maltaise immigrée en Tunisie : par deux fois, accompagnés d'un abondant discours d'escorte, Les poèmes d'un Maudit sont réédités par les soins de la Société des Ecrivains de l'Afrique du Nord, qui lui consacre un numéro spécial de sa revue La Kahèna (1934). Entre 1925 et 1940 – c'est à dire au moment précis où la littérature italo-maltaise passe à l'expression française – les éditions ou rééditions consacrées à Scalési représentent près du tiers de la production des éditions mutualistes "La Kahèna", mises en place par Pierre Hubac au sein de la Société des Ecrivains de l'Afrique du Nord ! Une plaque commémorative fut même apposée sur sa maison natale, ce qui donna lieu à un volume d'hommage (1936). La Métropole le redécouvre alors (car l'édition originale des Poèmes d'un Maudit a paru à Paris, aux Belles Lettres, l'année même de la mort du poète) comme "un Italien de Tunis et poète français" (Yves-Gérard Le Dantec dans la Revue des Deux Mondes). Comprenons bien que le problème dépasse ici la question du génie de l'écrivain et de la valeur, du reste indiscutable, de son oeuvre. Il y a véritablement là une stratégie d'intégration d'une oeuvre, moins pour la légitimer elle-même qu'en ce qu'elle représente d'apport et de légitimité à la culture dominante.

Les conditions de l'intégration

Au delà de ce cas particulier – et pour autant que la littérature italo-maltaise en Tunisie représente, ce qui est notre hypothèse de départ [8], un corpus assez représentatif de l'évolution de toute littérature dans l'immigration – il peut être intéressant de tenter de mettre en évidence les circuits par lesquels se réalise un tel processus d'intégration à la culture dominante.

3.1. Médias et anthologies

Ne revenons pas sur le rôle des journaux dans le surgissement de ce type de production ; nous en avons abondamment fait état au début de cette intervention. Ajoutons simplement qu'apparaît assez rapidement la nécessité de recueillir les oeuvres ainsi dispersées dans des journaux ou périodiques, afin de donner l'impression du nombre et de la cohérence : c'est alors que se constituent des anthologies comme celles d'Ignazio Drago : Poesia italiana d'oggi (Tunis, 1934) et de Laurent Ropa : Poètes maltais (Tunis, 1937).

3.2. Imprimeries et maisons d'édition

Nous avons montré ailleurs [9] combien les imprimeries furent en Tunisie pionnières dans l'édition, tout particulièrement en ce qui concerne la poésie. Or les imprimeries italiennes, au même titre que les journaux sortant de leurs presses, furent parmi les premières à s'y installer. Quoi d'étonnant, dans ces conditions, à ce que les oeuvres italo-maltaises soient principalement publiées sur ces presses, leurs auteurs étant souvent – comme nous l'avons noté – des rédacteurs de ces mêmes journaux ?

Sauf cas exceptionnel comme celui de Marius Scalési, il est rare, en revanche, que les maisons d'édition officielles, liées à la Résidence, malgré leurs beaux discours, s'intéressent à cette littérature. De ce fait, aucun écrivain italo-maltais autre que Scalési ne figure dans l'anthologie Méditerranée Nouvelle, rassemblée en 1937 sous les auspices de la Société des Ecrivains de l'Afrique du Nord. De la même façon les éditions mutualistes La Kahèna, dépendant de cette même Société, ne publieront jamais que deux écrivains francophones d'origine italo-maltaise : Scalési et Luigi Libero Russo ; l'imprimerie Rapide, première à publier des auteurs indigènes, aucun – l'argument avancé étant généralement le même qu'en ce qui concerne les auteurs indigènes : extrême faiblesse, en quantité et qualité, des manuscrits proposés en langue française ; aucune considération pour ceux présentés dans d'autres langues.

Si bien que lorsque dans sa revue Mirages, puis dans ses Cahiers de Barbarie, l'éditeur Armand Guibert, lui-même poète [10], entreprend des publications bilingues dans des traductions de lui-même, de Jean Amrouche ou de Jean Lagarde, cela paraît tout à fait inédit, et quelque peu dérangeant, aux yeux des partisans de l'intégration par la langue.

3.2. Littérature italo-maltaise et Prix littéraires

Autre moyen de reconnaissance et de légitimation, que n'ignorent pas les sociologues de la littérature : l'octroi d'un prix littéraire. Très rapidement, le Colonisateur installa dans les trois pays du Maghreb une série de prix littéraires dont les liens avec les services d'Information et de Propagande de la Résidence, quoique encore méconnus, sont indéniables. En Tunisie, il s'agit du Prix de Carthage, créé par décret du 26 avril 1921, à l'initiative de la Société des Ecrivains de l'Afrique du Nord, et justifié en ces termes par la Conférence Consultative de novembre 1920 :

...un prix littéraire de 3000 francs destiné à récompenser tous les ans un écrivain nord-africain, sans distinction de pays d'origine.

Or ce prix, très régulièrement décerné jusqu'à la guerre, puis plus épisodiquement jusqu'en 1955, s'il fut attribué à des écrivains tunisiens d'origine juive ou arabo-musulmane, ne récompensa jamais une oeuvre produite par l'immigration. Il en ira à peu près de même avec d'autres communautés immigrées comme la communauté espagnole, pour le Prix littéraire du Maroc, institué par Lyautey en 1925 et pour le Grand Prix littéraire d'Algérie.

3.3. Mort d'une littérature

Comment meurt une littérature ? Voilà une question bien délicate. En l'occurence, il semblerait qu'après avoir évolué de la langue maternelle vers la langue dominante, la littérature de l'immigration italo-maltaise en Tunisie ait disparu, aux environs de la seconde guerre (non sans quelques avatars plus tardifs), moins par absence d'un public que par dysfonctionnement des instances de légitimation. Sans doute, pour le colonisateur, importait-il davantage d'assimiler quelques écrivains de langue italienne dans les années 1920-1925, alors que le rapport démographique et l'impérialisme mussolinien faisaient craindre pour une Tunisie française, que de valoriser ensuite une littérature d'expression française qui ne représente plus que la conséquence de cette assimilation. Ajoutons que le contexte colonial, à forte contrainte idéologique et particulièrement censeur au niveau culturel, ne fut, d'une façon générale, facteur de vitalité pour aucune littérature, même pas celle qu'il généra.

Si nous avons tenu à éviter toute analyse de contenu de la production considérée, c'est parce que nous sommes persuadé que les analyses de discours sont ce qui manquera la moins à cette rencontre. Comment, en revanche, tenter d'appréhender l'évolution probable de la littérature de l'immigration maghrébine en France (pour ne citer que celle dont il est le plus souvent question) sans la confronter à celles qui, ici ou là, l'ont précédée ? Certes, nous n'ignorons pas que les sociétés d'accueil, comme le contexte politique et linguistique, sont tout à fait différents. Reste néanmoins quelques indications, nombre de questions, et sans doute quelques leçons à tirer de cette analyse "en laboratoire" :

Qu'attend une société donnée d'une littérature s'exprimant dans l'immigration ? Ne peut-il pas y avoir malentendu profond entre les émetteurs, le public potentiel qu'ils visent et les conditions dans laquelle s'effectue la réception de leurs oeuvres ? N'y-a-t-il, enfin, d'autre alternative pour toute production de ce genre que l'assimilation à la littérature dominante ou la disparition pure et simple ?

 

Bibliographie de la littérature italo-maltaise en Tunisie

 

AZZOPARDI-MADONIA, Emmy : Poemi (Tunis, Aloccio, 1936).

BENEDETTI, Achille : Pour les Italiens de Tunisie (Rome, 1934).

BURGARELLA, Giuseppe : Dialogue entre un Français et un Italien (Tunis, impr. générale, 1897).

CANIGLIA, Renato : Il dramma di Tunisi (Naples, 1930).

CAPASSO, Aldo : A la nuit (Tunis, Les Cahiers de Barbarie, 1935).

CORPORA, Antonio : La légende de Massino Girgenti (Tunis, Les Amis des "Cahiers de Barbarie", 1937, ill.) Préf. d'Armand GUIBERT, trad. par Jean LAGARDE.

- Alta è la luce (Tunis, Les Amis des "Cahiers de Barbarie", 1942, ill.) Intr. et trad. par Jean AMROUCHE.

COSTA, Bastone : Petit harem. (Sousse, 1932) Trad. par Victor DANINOS.

DE PAOLI, Luigi : La creazzione del mondo (Tunis, 1901 ; rééd 1904).

- Prima raccolta di Francalanciate tunisine (Tunis, 1922).

DRAGO, Ignazio : Parole per mio figlio (Tunis, Finzi, 1930).

- Il settimo giorno (Tunis, Finzi, 1932).

- Poesia italiana d'oggi (Tunis, comitato dell'azz. Dante Alighieri, 1934).

GALLICO, R : Pro infantia (versi) (Tunis, V. Finzi, s.d. [1900]). Au profit de l'orphelinat du Kram.

GIANOLA, Alberto : Momento lirico. Versi di guerra (Tunis, Finzi, 1926).

GUERRIERO BEMPORAD, M : Piccoli Italiani nel mondo (raconti) (Firenze, R. Bemporad è figlio, 1934).

GURRIERI, Giovanni : Conquiste. Canti di un lavatore (Tunis, Finzi, 1937).

LABRONIO, Ercole : Le due lire. Impressioni è ricordi (nuovi versi) (Tunis, V. Finzi, 1899).

LIBERO-RUSSO, Luigi : La cité des colombes (Tunis, la Kahèna, 1938).

LICATA-LOPEZ, Giaccomo : Per la patria è per il Re (Palermo, Maniscalco ed., 1920).

LUCCIO, Cesare : Cinq hommes devant la montagne (Paris, Pelletier, 1933, ill.).

- Humbles figures de la cité blanche, ou la Sicile à Tunis (Paris, Pelletier, 1934). Nouvelles, préf. par Yves CHATELAIN.

MEDINA, Guido : Poemetti al vento (Florence, Le Monnier, 1937).

- Il guido d'un Italiano (Tunis, Hadida, 1939 ; rééd. en français : Paris, éd. Parisis, 1939).

- Poema del vento (Paris, éd. Parisis, 1939) Préf. d'André FONTAINAS.

- Hammamet, verger des Cantiques (Tunis, Aloccio, 1943).

MENOTTI-CORSINI (Mme) : Canti d'Africa (Florence, Arte della stampa, 1923).

PAPA, Tommaso : I canti dell'anima (Rome, ed della Dante Alighieri, 1937, ill.) Pref. del Dottore Paolo MIX. Trad. in francese del prof. D.A. GUELFI.

PERRONE, Giuseppe : La guerra italo-turca è la sommosa tunisina Canto patriottici. (Tunis, stamperia L. Soraci, s.d. [1913 ?]).

PIAZZA, Casimiru : Poesi siciliani. La guerra dell'Africa orientale. L'intervento dei sanzionisti (Tunis, Finzi, 1936).

PIAZZA, Ignazio : Fersi stramballati. Raccolta di poesi in diuletto siciliano (Tunis, Finzi, s.d.).

ROCCA, Nonce : Impressions et pensées (Paris, Challamel, 1877).

- Lueurs et reflets (Paris, Challamel, 1878).

ROPA, Laurent : Le chant de la noria (Paris, Messein, 1932).

- Poètes maltais (Tunis, Les Cahiers de Barbarie, 1937).

SALMIERI, Adrien : Chronique des morts (Paris, Julliard, 1974).

SANNA, Luigi : Nella terra dei Gelsomine è delle moschee (Tunis, Finzi, 1934).

SARFATI, Margharita G : Tunisiaca (Milano, Mondadori, 1923) Préf. di LATINUS.

SANTOLIQUIDO, Francesco : Nell'ombra del marabuto di Sidi Bou Yahia. Imprezzioni di vita araba. (Tunis, Finzi, 1917).

SCALESI, Marius : Poèmes d'un Maudit (Paris, Les Belles Lettres, 1923) ; rééd : Tunis, La Kahèna, 1929, préf. de Joachim DUREL et portrait par p. BOUCHERLE. – Tunis, Saliba et Cie, 1935 (augmentée de quelques poèmes inédits).

TABONE, Carmel : Les chants du golfe (Tunis, Bonici & Namura 1939).

TARTUFARI, Clarice : Lampade nel sacrario (Foligno, Camfitelli, 1929).

VATTELAPESCA : Strofe, strofette e ritornelli di sulle rive della Casbah (Tunis, Finzi, s.d. [1925]).

VIATALETTI, Giorgio : L'anima musicala della patria (Tunis, Aloccio, 1933).

WIAN, Giovanni : La fiamma e la breta. Novelle (Tunis, Spina e Cabnino, 1942).

 

 



[1] Voir Gaston Loth : Le peuplement italien en Tunisie et en Algérie (Paris, Colin, 1905) pp 81-84.

[2] Le premier journal français n'y paraîtra qu'à dater du 28 février 1884.

[3] Albert Canal : La littérature et la presse tunisiennes de l'Occupation à 1900. (Paris, La Renaissance du Livre, s.d), p. 345.

[4] Arthur Pellegrin : La littérature nord-africaine (Tunis, Bibliothèque nord-africaine, 1920), pp.29-30.

[5] Dans cette même enquète, p 183, Jean Célérier, professeur au lycée français de Casablanca, considère qu' "en dehors de la France les immigrants de l'Afrique du Nord se sont recrutés et se recrutent avant tout en Espagne et en Italie." En conséquence, "l'Afrique du Nord est redevenue une colonie latine [..] Pourquoi cette terre d'Afrique fécondée il y a 2000 ans par le génie de Rome, ne verrait-elle pas naître la beauté dont la commune adoration serait un lien solide entre la France, l'Italie et l'Espagne ? "

[6] La Littérature nord-africaine. Op. Cit.

[7] Contrairement à l'idée généralement admise, nous ne pensons pas que tous les pseudonymes, particulièrement au Maghreb, aient pour seule fonction de dissimuler une identité : voir Littérature judéo-maghrébine. Une introduction (Philadelphie, CEM editions, 1988, pp 15-18). Aux "cryptonymes" visant à faire échapper son utilisateur à "la chaîne infernale de la généalogie" (Jean-Luc Steinmetz), nous avons proposé d'opposer des "similinymes", pseudonymes révélateurs d'un désir d'assimilation, particulièrement abondants dans toute littérature placée en situation d'interculturalité problématique.

[8] Hypothèse que paraissent confirmer, dans ce même volume, les analyses de Pierre Rivas sur la littérature portugaise dans l'immigration en France.

[9] Voir "Aux sources de l'édition française en Tunisie", in Présence francophone, spécial "Edition littéraire", n° 28-1986, pp. 33-44.

[10] Sur Armand Guibert, poète et éditeur français en Tunisie, voir Une famille de rebelles, ouvrage collectif (Poitiers, éd. Le Torii, 1991) et notre article "Armand Guibert en Tunisie, de Mirages aux Cahiers de Barbarie", in Revue des Revues (Paris, n° 12-13/1992)