Jacques LECARME
Université Paris-Nord
On aurait pu choisir un autre exemple que celui de Patrick Modiano [1] pour repérer cette curieuse remontée vers les
origines, vers les territoires perdus, qui se fait jour et qui se joue chez beaucoup
d'écrivains français d'aujourd'hui. Il ne s'agit pas, comme jadis chez Barrès
ou chez Giraudoux, d'une réappropriation du sol natal, sinon national, mais
d'une émigration imaginaire. Loin de la France, on recherchera une Arcadie qui
aura peuplé les rêves de l'enfance ou la légende d'ancêtres fabuleux. C'est
moins un enracinement qu'un déracinement, qu'un "estrangement", par
lequel on rejoindrait, à travers l'écriture, une identité imaginaire, plus lointaine
que cette terre évoquée par Julien Green [2], une société qui a peut être existé dans des
temps immémoriaux, mais que le vent de l'Histoire a balayée. Comme l'Emigrant
joué par Charlie Chaplin, l'écrivain quitte le territoire français pour
constituer un territoire de papier, mi-rêvé, mi-vécu, aboli à jamais. Tout
cette littérature est nostalgique, mais elle sait bien que le retour amont est
interdit. Ainsi a-t-on appelé "nostalgérie" le rêve des pieds-noirs
de revenir à l'image d'une Algérie fraternelle. L'expression la plus juste en
avait été donnée par Albert Camus dans Le
premier homme : les immigrants les plus anciens et les plus misérables
y font leurs adieux anticipés à l'Algérie.
Le mouvement est très général dans les années 70 et 80. Peu de temps
avant sa mort, Georges Perec filmait l'arrivée de ses ancêtres juifs dans le
port de New-York, candidats à l'immigration idéale. Marguerite Duras recrée de
toutes pièces l'Indochine de son enfance et le vert paradis des amours
inter-ethniques : après l'immigrant misérable, l'immigrante ruinée. Le
Clézio a bien attendu vingt ans pour se donner une généalogie mauricienne, mais
il entre ainsi avec éclat dans l'espace littéraire de l'océan indien. Michel
Tournier, dans La goutte d'or,
s'identifie à son jeune héros algérien : à lire ses nouvelles, on le
soupçonne d'aspirer désespérément à la nationalité tunisienne. L'émigrant est
devenu le modèle imaginaire du héros : la petite Marguerite Yourcenar
s'inquiétait de voir son aristocratique père flamber, tricher, déserter dans
toutes les capitales européennes. Celui-ci la rassura par ces sages
paroles : "On s'en fout, on n'est pas d'ici, on s'en va demain."
Ce credo du nomadisme est resté la loi de la grande Marguerite [3].
Cette exaltation littéraire de l'émigration ne doit pas nous faire
oublier qu'à partir du 19e siècle la France a également désapprouvé les arrivées d'immigrants sur
son sol (Gobineau et Maurras donnent le ton) et le départ des émigrants loin du
même sol natal (en 1848 et 1871, la punition des émeutes populaires justifie le
départ forcé des colons en Algérie). Un Barrès a pu condamner les migrations
proprement françaises qui déplacent des provinciaux à Paris : la
catastrophe des Déracinés a pour
cause une migration modeste de Nancy à la capitale. L'écrivain français,
hélas !, n'est pas le dernier à dénoncer l'immigration italienne,
polonaise, judéo-européenne, judéo-méditerranéenne, anglo-américaine,
asiatique, arabe. On peut relire avec consternation les propos scandaleux de
Jean Giraudoux dans Pleins pouvoirs
(1939) : "L'Arabe pullule à Pantin et à Grenelle." Il y aura
certes un retournement complet de l'intelligentsia en 1945. Une fois connu le
génocide, la littérature française ne veut plus entendre parler des racines, du
terroir et du sol nourricier. Mais rien n'est jamais acquis dans ce domaine [4].
Par un hasard providentiel, Patrick Modiano est né en France, en 1945
justement, à Boulogne-Billancourt. Il jouit de la nationalité française, mais
figure parmi ceux qu'on appelait jadis des métèques : un père juif,
originaire d'Alexandrie, titulaire d'un passeport Nansen, vivant sous un
faux-nom de baron belge, et multipliant les trafics et escroqueries les plus
inquiétants ; une mère belge, flamande et catholique, qui ne parvient pas
à s'imposer au cinéma, et qui s'agite dans des tournées de théâtre et de
music-hall. Modiano se sentira toujours un hors-venu, un marginal, un
"homme de nulle part". Il dit avoir cruellement manqué d'un
"livret de famille", dans le récit qui porte ce titre, et avoir dû
attendre d'être père pour s'en procurer. De fait, à en juger par une copie
d'acte de naissance que nous avons consultée, ses parents semblent avoir oublié
d'inscrire leurs identités sur le document d'état-civil. Abandonné par ses
parents, livré à des pensions de luxe pour enfants de riches flambeurs et
régulièrement expulsé, Patrick Modiano est peu et mal scolarisé. Bouleversé par
la mort d'un frère cadet, il abandonnera ses études au niveau du baccalauréat,
et vivra d'expédients jusqu'à son premier livre, La place de l'étoile, qu'il publie à vingt-trois ans.
Aux dix-huit récits de Modiano, on reproche généralement leur monotonie,
tout en reconnaissant que les obsessions de l'auteur sont persuasives, et que
sa petite musique est toujours plus séduisante. Avec lui, la nostalgie est
redevenue ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être. Mais certains se
plaignent que ce soit toujours la même histoire, et toujours la même petite
musique. Or cela est tout à fait faux, et il y a au moins deux Modiano, l'un
avant 1980, et l'autre après cette date.
Le premier Modiano a d'abord inventé, sur le ton burlesque, le
personnage du juif antisémite et collaborateur, en parodiant des textes de
Céline et de Rebatet. Bien évidemment ce récit est foncièrement
antiraciste : Modiano, comme Perec, écrira toujours à partir d'Auschwitz.
Mais il a l'audace de passer sans cesse du Juif persécuté au Juif persécuteur.
Car il y a ici une scène originaire que Modiano n'avouera jamais complètement,
mais qu'il laissera soupçonner : son père aurait survécu, pour avoir
trafiqué avec les Nazis et collaboré avec des truands, qui se seraient mis au
service des Allemands, et voués à la traque des juifs. On a donc une encyclopédie
de la persécution du juif dans ce premier livre, La place de l'étoile. Le narrateur de cette fiction ne se sent pas
tout a fait français, mais a décidé d'être "le plus grand écrivain juif
français, après Montaigne, Marcel Proust et Louis-Ferdinand Céline.". Plus tard, Modiano, dira, à son propre
compte : "J'avais dix-sept ans et il ne me restait qu'à devenir un
écrivain français." [5]. Il faut convenir qu'alors, hormis sa
littérature, la France apparait au jeune Modiano comme le lieu de la xénophobie
ambiante et de l'antisémitisme dormant. Entre la fin de l'Action française, en
1944, et l'émergence du Front national, en 1982, c'est une France inhospitalière
et soupçonneuse, qui se découvre dans ces textes.
Mais faut-il "reterritorialiser" la judéité ? Le
narrateur juif de la Place de l'étoile
va dans l'Etat d'Israël. On le torture, on lui conseille le retour à la terre,
on lui déconseille d'être un mauvais juif intellectuel, tel que Kafka ou que
Freud. Cet épisode montre que le retour en Israël est une bien mauvaise idée,
et que l'institutionnalisation d'Israël en un Etat n'offre pas un refuge à ce
nouvel avatar du Juif errant.
Mais d'où vient Modiano ? Dans Livret
de famille, il suggère qu'il est né, par autogenèse, de l'Occupation :
il évoquera l'odeur vénéneuse de ce "terreau" dont il est issu. Il
suggère d'ailleurs que la guerre ne s'est pas tout à fait terminée en 1945, et
que les grandes traques idéologiques et raciales peuvent reprendre à tout moment.
Les quatre premiers romans de Modiano portent sur les années noires ; ils
anticipent sur la mode "rétro". Mieux que les historiens français
d'alors, le romancier a renouvelé la vision quelque peu mythique que l'on
pouvait avoir de cette époque...
Le juif, selon Sartre, n'existait que dans et par le regard de
l'antisémite. Modiano, demi-juif lui-même, pense de la sorte. Sa judéité est
toute négative et problématique : il se sent le descendant d'une lignée
d'exclus et de suspects. Ses références favorites vont à Maurice Sachs, ce
Genet de l'entre-deux-guerres, et à Alexandre Stavisky, ce Bernard Tapie des
années trente. Le sort tragique des premiers (que ne connaîtront pas les
seconds) hante les fictions de notre romancier.
Dans son Livret de famille, si
bien nommé, un jeune français cherche son salut hors de France ; il rêve à
l'Extrême-Orient, sans que ces projets reçoivent un commencement d'exécution.
Mais il se persuade que sa lignée a connu jadis du côté d'Alexandrie ou de
Salonique un bonheur parfait. Ce n'est pas l'identité juive qui est ici
poursuivie, mais l'image, peut être utopique, d'une concorde parfaite entre
Juifs, Musulmans, Coptes, Chrétiens peut-être. Du coup, l'Egypte du roi Farouk,
antérieure à la Révolution de Nasser et de Neguib, devient un paradis perdu,
raffiné, corrompu et profondément aimable. Modiano dit avoir rencontré à Rome,
bien déchu, le roi Farouk et rêvé avec lui aux débuts éclatants de son règne.
Le projet du narrateur aurait été aussi de décrire la vie d'un obscur artiste
de music-hall, Harry Dressel, qui aurait disparu dans l'incendie du Caire. Mais
il y a un autre Orient utopique et idéal : Modiano épouse une jeune fille
tunisienne (ou séjournant à Tunis) en 1971. La Tunisie de Bourguiba, avec tous
ses charmes beylicaux conservés, lui apparait comme la métonymie de l'Egypte
perdue. Après le royaume des ancêtres, s'offre la régence de la bien aimée, et
le narrateur évoque "cet Orient que nous n'aurions jamais dû
quitter." Si on se risque à utiliser les termes de Deleuze [6], il n'y a pas ici reterritorialisation de l'origine, car cet Orient est irréalisable,
sinon comme objet littéraire, et peut-être Modiano ne va-t-il pas plus loin que
Pierre Loti dans la constitution de ce mythe. En fait, depuis la fondation de
l'Etat d'Israël, les Modiano ne se sentent plus tout à fait chez eux dans ce
Maghreb lumineux. Les écrits d'Albert Cohen et d'Edmond Jabès nous indiquent
que ces grands méditerranéens n'ont jamais tenté de retourner dans leurs pays
d'origine ni de s'acclimater en Israël : ils ont construit leur espace
poétique, l'un à Genève, l'autre à Paris. Dans un autre récit, Modiano évoque
un autre exil, plus inévitable encore : Certes, mais comment les empêcher
de s'éloigner ?
Ce mirage de l'Eden oriental va disparaître de l'oeuvre de Modiano, en
même temps que va être soigneusement gommée l'identité juive, et ceci à partir
de 1980. L'espace d'un livre (Une
jeunesse), le romancier a donné à son héros une identité flamande, celle de
Louis Memling, qui se réfère à celle de sa propre mère. Mais ensuite le héros,
qu'il soit fictif ou autobiographique, sera toujours un français, de plus en
plus étranger en son propre pays, "étranger en son pays lui-même" [7], comme si s'opérait en lui un processus de
déterritorialisation, sinon de dénationalisation. Certes il conserve un père
juif, dont il refait l'histoire selon diverses versions, mais il a soldé ses
comptes avec lui et n'éprouve plus vis-à-vis de lui aucune solidarité
communautaire. Si le Maroc survit comme un refuge (dans Vestiaire d'enfance), c'est pour un écrivain raté qui cherche son
salut dans un anéantissement ensoleillé. Comme Beckett, Modiano pousse jusqu'au
bout ce mouvement propre aux littératures mineures, terme que nous prenons dans
une acception beaucoup plus large que celle donnée par Deleuze et Guattari, qui
en ont été les inventeurs. En effet, entre les années 30 et les années 90,
c'est la littérature elle même, qui est devenue mineure ; le
"grand" écrivain, en tant que fonction sociale, s'est évanoui ;
il est l'exclu des médias, et un Modiano n'y fait pas bonne figure. Le Paris
que Modiano excelle à faire revivre est un Paris perdu, ravagé par les trouées
du périphérique, oublié de tous, sauf des photographes qui en ont été les
contemporains. L'écrivain lui même n'est-il pas, en ses "quartiers
perdus", une personne perdue de vue ? Dans son dernier roman, Chien de printemps, le héros, qui
pourrait ressembler à l'auteur, très mélancolique au jardin du Luxembourg, se
demande s'il n'a pas écrit pendant vingt-cinq ans, uniquement pour se persuader
qu'il était bien français, comme si
au fond, lui, il avait toujours su qu'il n'était de nulle part :
J'allais
disparaître dans ce jardin, parmi la foule du lundi de Pâques. Je perdais la
mémoire et je ne comprenais plus très bien le français, car les paroles de mes
voisines n'étaient maintenant à mes oreilles que des onomatopées. Les efforts
que j'avais fournis depuis trente ans pour exercer un métier, donner une
cohérence à ma vie, tâcher de parler et d'écrire le mieux possible afin d'être
bien sûr de ma nationalité, toute cette tension se relâchait brusquement.
C'était fini. Je n'étais plus rien [8].
Comme le Roquentin de Sartre, le narrateur se dissout dans le cadre du
jardin public. C'est une autre émigration dans l'anonymat qui se joue ici. Elle
a sans doute sa source dans les angoisses d'un enfant, abandonné avec son frère
cadet, par deux parents errants, erratiques, aberrants. Qu'on relise en effet
une indication de Remise de peine, et
on retrouvera les lieux élus du narrateur :
Nous n'avions
plus de nouvelles de nos parents. La dernière carte postale de notre mère était
une vue aérienne de Tunis. Notre père nous avait écrit de Brazzaville. Puis de
Bangui. Et puis plus rien [9].
On pensera sans doute ici au roman familial freudien pour expliciter les
figures de l'enfant trouvé et du bâtard, celles de l'hypermnésique, de
l'amnésique ou de l'aphasique que l'on trouve aussi dans ces récits. Mais ce
n'est pas Freud qui expliquerait Modiano, c'est Modiano qui mettrait en
question Freud. Les figures dites du roman familial ne sont plus ici des
phantasmes aberrants et typiques ; ce sont des situations concrètes et
véridiques, infiniment complexes, que l'écrivain a écrites et réécrites, avec
autant de patience que Pénélope, mais sans espoir de retour.
[1] Pour la commodité du lecteur, nous proposons ici un classement chronologique et générique de ses oeuvres à ce jour.
Année |
Romans |
Autofictions à visée autobiographique |
Films de fiction |
1969 |
La place de
l'étoile |
|
|
1971 |
La ronde de
nuit |
|
|
1972 |
Les boulevards
de ceinture |
|
|
1974 |
|
|
Lacombe Lucien
(réalisation Louis Malle) |
1975 |
Villa triste |
|
|
1977 |
|
Livret de
famille |
|
1978 |
Rue des
boutiques obscures |
|
|
1980 |
Une jeunesse |
|
|
1982 |
|
De si braves
garçons |
|
1984 |
Quartier perdu |
|
|
1986 |
Dimanche d'août |
|
|
1988 |
|
Remise de
peine |
|
1989 |
Vestiaire de
l'enfance |
|
|
1990 |
Voyage de
noces |
|
|
1991 |
|
Fleurs de
ruine |
|
1992 |
Un cirque
passe |
|
|
1993 |
Chien de
printemps |
|
|
[2] Julien Green : Terre lointaine, éd. Grasset, repris dans : Autobiographie : Jeunes années, T II, éd. Points-Seuil.
[3]
Georges Perec : Récits d'Ellis
Island ; Marguerite Duras : L'Amant.
L'Amant de la Chine du nord ; Le Clézio : Le chercheur d'or ; Voyage
à Rodrigue ; Michel Tournier : Le médianoche amoureux ; Marguerite Yourcenar : Archives du Nord ; Les Yeux ouverts ;
Quoi l'Eternité ?
[4] Voir : Maurice Barrès : Les déracinés, L'Appel au soldat ; Leurs figures ; Jean Giraudoux : De Pleins pouvoirs à Sans pouvoirs, rééd. Julliard, 1994.
[5] cf Livret de famille.
[6] Deleuze et Guattari : Kafka : Pour une littérature mineure, éd. de Minuit, 1975.
[7] Pour évoquer le titre d'un célèbre poème d'Aragon (1946).
[8] Chien de printemps, éd. du Seuil, 1993, p 117.
[9] Remise de peine, éd. du Seuil, p 94.