Yamina MOKADDEM
Centre culturel algérien, Paris

Filiation et identité
Transmission, rupture et/ou écarts
chez deux romanciers de l'immigration :
Ahmed Kalouaz et Tassadit Imache

Depuis 1970, les enfants d'immigrés maghrébins nés ou ayant grandi en Europe et plus particulièrement en France, sont de plus en plus nombreux à investir le champ de la littérature et donc à laisser les attributs professionnnels de leurs pères, pour tenter d'écrire non pas uniquement leur présent ou leur avenir, mais aussi et surtout pour, au sens étymologique du terme, se com-prendre, l'acte d'écrire étant, en quelque sorte, un exercice de "l'éveil" selon l'expression des vieux maîtres chinois. C'est ce qui transparait quasiment à travers toute la production romanesque de ce que l'on a appelé "Génération Beur" donnant à lire un espace narratif d'ordre autobiographique particulier, où les processus de filiation sont remis en question et où le plus souvent, une parole identitaire nouvelle se dessine en filigrane.

Les deux récits choisis pour cette étude Une fille sans histoire de Tassadit Imache [1], et De Barcelone au Silence d'Ahmed Kalouaz [2] nous ont paru uniques dans le corpus des oeuvres produites par les écrivains issus de l'immigration algérienne pour plusieurs raisons : D'abord, parce qu'il s'agit de textes autobiographiques qui tranchent, par leur structure et par le ton qui s'en dégage nettement avec la production antérieure relative à l'enfance, à l'exil et à la quête de soi, se faisant plus sur le mode de la dérision, de l'humour voire du fantastique. Ensuite, parce que ces écritures révèlent un "mal d'être" poignant puisque décrivant, dans une sorte d'auto-analyse, l'émergence d'une prise de conscience de différences identitaires face à la fois à la société dominante, aux ascendants et au modèle culturel originel que ces derniers représentent. Enfin, parce que ces récits, en fait, plus exactement à mon sens, chroniques d'une filiation, sont surtout une adresse au père (avec tous les rapports conflictuels de haine et d'amour qu'ils sous-tendent), à l'absent qui ne lira jamais la production des fils.

Les deux récits autobiographiques que nous nous proposons d'analyser ici, sont nés d'une blessure, celle de la filiation et de l'identité. Tout un questionnement identitaire va alors s'organiser autour de la figure centrale du père qui n'est plus. Paradoxalement, tout se passe comme si la mort du père, à travers la confrontation et le dévoilement de sentiments les plus ambigüs et les plus complexes, favorisait l'instauration du dialogue avec pour enjeu principal la prise en charge de sa propre histoire, celle de la reconnaissance d'une identité, de la rupture ou de la transmission d'une filiation.

Une fille sans histoire de Tassadit Imache et De Barcelone au Silence d'Ahmed Kalouaz instituent, de par leur titre même, l'écriture dans un travail de séparation –de deuil, au sens freudien du terme – dans la mesure où ils mettent en oeuvre les formes les plus radicales de rupture et où le discours qui se dessine peu à peu par réfraction dans l'Autre, dans cette figure absente du père, semble prendre forme difficilement, comme par pudeur : "Exhumer les souvenirs des miens me donne parfois l'impression de commettre une faute, de donner aux autres des secrets qui ne les regardent pas" dira Ahmed Kalouaz p. 89. C'est aussi vraisemblablement dans ce sens que s'effectue la distanciation que prend la narratrice de Une fille sans histoire avec le personnage principal Lil, la partie centrale du récit opérant de par la rupture des formes pronominales, (permutation du "je" au "elle") un glissement entre sujet et objet de l'énonciation, jeu de voix donc, connotant non seulement une dissociation critique entre deux personnages, deux temps, deux histoires, mais aussi une forme de pudeur intrinsèque à l'évocation du moi, à l'enfance, au passé.

C'est en fait, comme si, à travers ce changement des formes pronominales, une coupure s'effectuait entre le sujet écrivant et écrit, stratégie d'écriture permettant, ainsi, la reconstitution d'une identité, à la fois, par la mise en place de la narratrice dans son propre passé, sa propre histoire, et la mise en page, par le biais de l'écriture, du cheminement d'une histoire qui progressivement donne à lire l'histoire d'un cheminement. Le questionnement identitaire, motif central des deux oeuvres, va donc prendre forme à travers une anamnèse qui provoque alors l'écriture. Mémoire de ce qui a lieu mais aussi de ce qui n'a pas lieu, qui n'aura plus lieu ou de ce qui aurait pu avoir lieu, recomposé ainsi fragment par fragment.

Deuil et situation d'exil : écrire est bien ici l'intériorisation d'une perte irrémédiable, d'une absence ouvrant le flot des souvenirs et permettant ainsi de recréer la vie à partir du silence. Une fille sans histoire et De Barcelone au Silence sont tous les deux construits sur ce même mode, le sens surgissant en fait progressivement de la réfraction dans cet autre qui n'est plus, ou qui symboliquement n'a jamais été. Dans Une fille sans histoire, par exemple, c'est une photographie de famille retrouvée par inadvertance par la narratrice dans le portefeuille du père mort qui provoque la mémoire du passé. C'est ainsi que le regard de la narratrice va, comme attiré par un aimant, se cristalliser sur la représentation du père qu'elle a en fait si peu connu, cet "homme grand et puissant" qu'elle exclut pourtant dès l'ouverture du récit d'un "nous" connotant une forte symbiose avec la mère. "Nous sommes de part et d'autre, [commentera-t-elle dès l'incipit], de l'homme qui se tient droit et puissant" (p. 10), même si plus loin, dans un douloureux questionnement, la forme des relations fille/mère et père/fille semble s'inverser : "Puis-je certifier, [s'interroge-t-elle], que j'ai survécu sans cesser de vous reconnaître ? Elle, derrière sa vitre en souffrance. Toi, dont ils mirent le coeur à nu, comme pour se convaincre de ton inutilité de vieil immigré" (p. 11), laissant transparaître ainsi une culpabilité latente qui va permettre la mise en place de toute une (re) structuration identitaire par le retour à une histoire originelle enfouie ou perdue dans le tréfonds de l'inconscient.

Dans le texte d'Ahmed Kalouaz De Barcelone au Silence la mémoire travaillée par la violence de deux absences [3] (celle de la soeur morte, quelques années auparavant, dans un accident de voiture, et celle de la figure symbolique du père dont on apprend la mort fictive ou réelle à la fin du récit) va provoquer l'évocation du passé, non pas à la manière d'un récit linéaire, mais plutôt comme une déambulation dans des tranches de vie relatives à l'enfance, à l'adolescence, à l'immigration, aux rapports avec les autres, aux amours perdues : "Trois étés se sont écoulés depuis le départ de ma soeur. J'arrive enfin, [écrit-il], à sortir cette photo qui me suit partout, en la montrant à ceux qui me parlent d'elle. (...) Parler un instant de ceux qui sont partis, c'est les remettre au monde une seconde fois, leur redonner pour un instant, la place des vivants." (p. 37). Et plus loin, p. 54, analysant en quelque sorte son besoin pulsionnel d'écrire : "Pour me donner la force de croire que ces instants d'hier sont encore là, je penche la tête sur le côté en faisant défiler les images une à une, en faisant le tri, donnant de l'ordre (...). La mort de ma soeur fait remonter à la surface l'identité de cet homme dont je croyais avoir tout dit, ou n'avoir plus rien à dire. Pour l'instant, c'est encore de sa vie dont il s'agit. Plus tard, la mort venue, je parlerai du corps de mon père".

Ebauche d'une mémoire personnelle, les récits choisis dans le cadre de cette étude, en créant un espace narratif différent des autres textes de et dans l'immigration, mettent en relief les difficultés identitaires voire existentielles des narrateurs dans leur rapport de filiation, leur rapport au père et par là même à la loi, telle que définie par Lacan [4]. C'est pourquoi, seule la mort du père ou d'un être cher pouvait, apporter au (x) fils la délivrance c'est-à-dire le foisonement de la mémoire, le retour cathartique sur soi. "Le silence avait dû se faire lourd, [écrira la narratrice d'Une fille sans histoire au sujet du père], son absence, définitive, pour qu'enfin je l'entende lui, et cherche à ne plus perdre son cri" (p. 14). Et plus loin dans un passage qui ouvre la longue analepse où la narratrice se raconte et au cours de laquelle s'amorce progressivement la métamorphose qui de Lil ou Lili la transformera en Lila : "Ce qui te stupéfie ainsi, [dira-t-elle s'adressant à sa mère en prenant conscience de la valeur symbolique du Père], c'est que mort, il apparait enfin. L'homme dont je n'ai pas vu la tête heurter le trottoir (...) L'étranger qui, après avoir été enveloppé à la musulmane dans la toile blanche, avait été réexpédié tout étiqueté de l'autre côté de la mer". (p. 15). Comme un fil conducteur, la mémoire réactivée ainsi par la mort de celui qui n'est encore que "l'étranger" et de façon indéterminée "L'homme" va permettre à la narratrice de se détacher (d'où le passage du "je" au "elle) pour mieux (re) trouver ou (re) créer, par le biais de l'écriture, cette image d'elle-même et par là-même celle du père si profondément dissimulées et pourtant si étroitement unies.

C'est quasiment la même démarche que l'on retrouve dans De Barcelone au silence d'Ahmed Kalouaz. Toutefois, si les souvenirs d'enfance surtout ceux liés à la figure du père sont privilégiés tout au long du texte, ils s'imbriquent également avec ceux, plus récents, à la fois de la soeur disparue tragiquement et de jeunes femmes aimées, quelquefois de manière éphémère, comme pour combler le vide de l'absence, mais en même temps pour le revivre, le réactiver par la séparation. De cette juxtaposition, se construit ainsi peu à peu par introspection sinon la réplique la plus fidèle de l'auteur, du moins un fragment de sa vie intime : "Ma vie, [écrira-t-il], est comme cette carte coupée par le milieu. Côté pile, côté face, le début sans la fin, la fin sans le début. Dunes bâties les unes sur les autres, destin brisé, manque partout..." (p. 31).ou encore, p. 36, "Il m'arrive, à la fin de ces virées nocturnes, d'ouvrir les yeux en oubliant ce qui m'avait conduit là. (...). Il me suffit de prolonger l'immobilité la tête prise entre deux mains, pour que tout vienne, tout remonte. Des lointaines îles, débarquent des cargaisons de souvenirs, une noria de faits, de voix, de visages ternes et émouvants".

"Cargaisons de souvenirs" "noria de faits" "Dunes bâties les unes sur les autres" "destin brisé" toutes ces métaphores qui entrent dans le champ de l'errance si elles laissent transparaître une fragilité psychologique due à une blessure, elles signifient surtout par rapport à la filiation des écarts annonçant la rupture d'un sentiment d'appartenance culturelle. "Face à l'océan, [écrira Ahmed Kalouaz] (p. 54), je cherche les signes de cette reconnaissance, mais rien ne vient. Des bribes, des pointillés." Il est évident que le terme filiation est, ici, pris, essentiellement, dans son acception psychologique dans la mesure où c'est ce que révèle la fragilisation de la filiation (filiation en tant que structure organisatrice de l'identité) qui nous intéresse dans les textes que nous avons choisis.

A cette fragilisation de la filiation que maints spécialistes de l'immigration ont essayé d'analyser, à ces déchirures et blessures, Ahmed Kalouaz et Tassadit Imache vont opposer ce que Philippe Lejeune dans son Pacte autobiographique [5] appelle des "leurres" c'est-à-dire des stratégies inconscientes multiples qui vont leur permettre de trouver des raisons de vivre et donc de sortir des crises profondes qui ont accompagné les moments douloureux de leur existence. Ainsi, au passé décomposé de sa filiation dont il ne reste que des bribes de souvenirs, la narratrice d'Une fille sans histoire va opposer, en le sublimant, son itinéraire de petite fille dans les structures de la DDASS, séjour au cours duquel elle essaie de se reconstituer, sur mesure pourrait-on dire, une famille à travers la personne de "Tant' Renée" et du "photographe".

Illusion d'un modèle parental tel qu'elle l'aurait souhaité, désiré ou rêvé. Illusion surtout de la figure idéale du père qu'elle semble retrouver dans la personne du photographe et qu'elle superpose à l'image de celui qui n'est encore pour elle que "l'étranger", de celui qu'elle appelle encore "Monsieur Ali" ou "l'homme", parce que, justement le photographe a le pouvoir de valoriser et de nommer dans la langue des origines, dans la langue du père :

Il [le photographe] cherchait une image pour un calendrier. Il avait choisi Lil parmi tous les enfants. Il avait dit distinctement : Lila ! comme s'il l'avait connue. Ensemble, main dans la main, ils avaient parcouru la forêt. (...) Et, à lui, elle avait raconté. (...) Le Photographe n'avait-il pas écouté ou Lil avait-elle rêvé de lui parler ? Dire que Lil avait espéré que le photographe la prendrait avec lui (...) Ce que Lil avait imaginé : le photographe l'emportait dans ses yeux et la promenait intacte, invulnérable, très loin de cette foutue histoire. (pp. 57 à 61).

Plusieurs contradictions et incertitudes difficiles à dépasser par la narratrice sont révélées dans ce passage. D'abord, la fragilité psychologique du personnage inhérente non seulement à la quasi-inexistence d'une représentation symbolique forte de l'image du père, mais aussi, découlant de cela, à la difficulté de se situer dans une lignée culturelle définie, à cheval entre Lil (nom donné ou plutôt "ajusté" par la mère française) et Lila (nom donné par le père). Or, nous savons l'importance que revêt le nom dans l'identification indentitaire dans le sens où celle-ci ne peut se faire que par l'élaboration de tout un système de signes, le premier, et, sans nul doute le plus important, étant l'attribution du nom propre puisqu'il rattache à une histoire collective. Ensuite, deux images conflictuelles de la représentation du père relevant de deux systèmes culturels différents qui semblent, ici, s'opposer : celle du photographe investie des valeurs et du pouvoir de la société dominante et celle du père qui accuse tous les traits du vaincu parce que démunie de tout "ce qui fonde le socio-symbolique (argent, prestige...) condamné(s) à l'impuissance historique, englué(s) dans la fixité des habitudes." [6].

Elle avait fini par haïr ce père dont elle guettait le pas chaque nuit en serrant les dents de colère et en le maudissant. Pour ses enfants, le mutisme d'Ali, sa perpétuelle absence n'avait qu'un sens : lignée illusoire, ils n'étaient pour lui que le hasardeux produit d'un exil forcé. (p. 110).

Cette incapacité (ou refus) de comprendre cet autre qui est le père, cette absence de parole de dialogue et d'échange (que la narratrice reporte, d'ailleurs, sur ce père idéal que pourrait, à ses yeux, représenter le photographe) prend, dans ce cas, la signification d'un premier comportement de rupture dans le processus de filiation. Le père ne peut plus symboliser la Loi, l'interdit, "inter-dit" également dans le sens lacanien du terme c'est-à-dire une réciprocité dans le dire, du fait même de la cassure psychologique qu'entraînent tout acte migratoire, tout sentiment d'exil, et de l'inégalité des cultures en présence, celle du père algérien et celle de la société du pays d'accueil d'où est issue la mère française. Ainsi s'inverse donc, dans un contexte socio-économico-culturel différent, l'image du père castrateur telle que décrite par divers auteurs maghrébins. C'est donc des pères humiliés voire "castrés" parce qu'ayant perdu tous les attributs symboliques de la paternité et parce qu'en décalage constant avec leur ancrage dans leur culture d'origine et celle véhiculée par la société du pays de naissance de leurs enfants, que nous dévoilent de manière tragique, les deux textes choisis pour notre analyse.

Dès lors, l'empreinte de l'origine sera supportée différement par les descendants, dans la mesure où cette culture d'origine sera vécue non comme une histoire collective fondatrice mais comme un mythe lointain, souvent dévalorisé, dont il ne reste, au mieux, que des réminiscences ne pouvant remplir des lacunes identitaires produites par le dédoublement linguistique et culturel :

Il [le père] leur avait parlé de son village, perché si haut dans la montagne kabyle (...) ; des oliviers dont s'occupait son frère, du figuier qu'il avait planté dans la cour (...). Puis il avait sorti de sa valise, enveloppée dans un linge de corps, une poterie qu'il avait posée sur le buffet. Les enfants avaient à peine jeté un coup d'oeil sur le vase brun recouvert d'étranges motifs (...) Mais il avait ajouté : Ça, c'est un peu ma terre... Et sa voix, dont il redoutait la rudesse, avait faibli, s'était presque mouillée. Et les enfants avaient conclu que pour lui, ils ne seraient jamais qu'un mauvais rêve dont il ne s'éveillait que là-bas. (Une fille sans histoire, pp. 83-84).

Dans De Barcelone au silence, d'Ahmed Kalouaz (l'adresse au lecteur à travers le titre de l'oeuvre est, à cet effet, largement révélatrice) des désirs incessants d'autres lieux engendrant d'autres rencontres pour "tuer le temps" (p. 13) mais surtout pour échapper au passé trop lourd à assumer, vont prendre forme et corps tout au long du récit, sous-tendus par le souvenir de la mort de la jeune soeur, et de celle, plus symbolique du père. Cette image tragique du narrateur que l'on pourrait rapprocher du mythe prométhéen et qui montre bien le combat incessant entre Eros et Thanatos, entre pulsions de vie qui rassemblent et pulsions de mort qui séparent et détruisent en travaillant en silence, trouve donc son prolongement dans l'absence symbolique de la figure du père. Des rêves de filiation idéale et de continuité dans le temps vont alors se fixer en scènes fantasmatiques qui s'opposent à la réalité brute (cf l'emploi des temps : présent et passé du conditionnel versus présent et futur de l'indicatif) :

J'imagine mon père, dans une autre vie que la sienne, en d'autres lieux. Ici ou chez lui sur sa terre natale. Peut-être qu'au soir de sa vie passée là-bas, il aurait pu retrouver ses amis, parler comme eux dans sa langue, vivre sans pester, sans ce sentiment d'être l'éternelle victime. Il n'est ni l'homme d'une rive, ni l'homme d'une autre. Ici, il aurait pu aussi se buriner les bras, les mains au vent du large, donner ses cheveux bruns au soleil, ses vrais souvenirs aux enfants que nous serions restés. A ses enfants que nous serions devenus. En arrivant dans sa maison, je jetterai mon sac à terre et lui poserai des questions auxquelles il répondra. Me tirant par le bras, il m'emmènera voir ses amis, leur annonçant avec fierté mon retour. (...) Rien à faire, tout cela est futile (pp. 63-64).

Une telle fracture entre les valeurs intrinsèques au monde du père et celles que le fils semble désirer s'approprier apparaît ainsi à travers un paradoxe qui crée le leurre : tuer le père pour en recréer une image qui permette la transmisson d'une filiation imaginaire, idéalisée, et recréer, par là même un parler d'amour entre père et fils à partir du silence et de l'incommunicabilité, alors même que la rupture est consommée : "Nous ne sommes pas encore venus au monde, celui-là n'est pas le nôtre. S'il est le mien parfois, jamais le sien. La tête de mon père est prise dans un étau, une visière, des étroites oeillères." (p. 64).

C'est ce même parler d'amour que semble rechercher (désirer) désespérement la narratrice d'Une fille sans histoire. Ici, le constat de rupture est énoncé par le père, même si le déplacement des voix narratives au niveau de l'énonciation reflète clairement les mutations identitaires subies par le personnage. La rupture de la filiation est, en effet, dans le récit, largement suggérée par le désespoir du père comprenant la signification de son exil, c'est-à-dire les conséquences paradoxales qui en découlent à travers sa descendance. Alors que l'on s'exile, que l'on émigre pour sauver la vie, pour vivre (toute migration est cela, en fait) on aboutit ici à la mort : mort dans sa filiation, mort dans la langue, mort dans l'humiliation et le désir, en somme mort dans la vision narcissique de soi.

Il était là, debout au milieu du grenier, chancelant. Il devait être ivre. Il disait qu'il savait que ses enfants ne parleraient jamais sa langue, il pourrait bien encore trimer comme une bête à l'usine, comme il avait trimé dans les mines avec son père, son père mort depuis longtemps, usé avant l'âge par l'exil et la misère. (pp. 42-43).

Rupture donc de la filiation parce que l'orthodoxie de la loi symbolique qui se confond avec la figure du père ne peut plus se constituer dans son absolu intransivité puisque le champ culturel est totalement autre : "Oui, [ajoutera-t-il encore p. 43] et la ligne injectée de ses yeux s'était posée sur le ventre d'Huguette (...) oui, j'en suis sûr, plus tard, tes enfants ne traverseront même plus la mer." Ainsi, au niveau de l'énonciation, ce n'est pas tant la rupture de la filiatoin qui apparaît à travers l'emploi du possessif "tes" mais, plus encore, l'illégitimité d'une descendance qui ne perpétuera pas ce que l'on pourrait considérer comme un rite initiatique de reconnaissance : l'itinéraire du grand-père et du père "traverser la mer" pour continuer symboliquement la lignée. Aussi, à ce niveau, reconstituer la lignée, continuer le père, traverser la mer fonctionneront-ils comme un leurre pour la narratrice.

Elle avait emprunté (...) tous les livres qu'elle avait pu trouver sur l'Algérie. Sa géographie, les origines et la culture de son peuple (...) Lorsqu'elle retrouvait son père, elle luttait contre l'envie de lui parler de ses lectures, de l'interroger. Un soir, avec timidité, elle lui avait demandé des mots berbères et arabes. Elle les notait avec application l'obligeant à répéter (...). La rancune était là, entre eux, qui rendait Lil muette et l'empêchait de goûter ces retrouvailles. (pp. 117-118).

Ce désir de retrouver la langue du père, des origines peut être considéré comme une stratégie inconsciente pour dissimuler la cassure, la fêlure dans les rapports de filiation : Fêlure de la parole, fantasme de la langue des origines (et non de la langue maternelle) qui est celle du père, "deuil de l'origine" pour reprendre le titre de l'ouvrage de Régine Robin [7], car en fait, c'est bien de cela dont il s'agit, dans la mesure où même si la narratrice arrive à reconstituer l'histoire et l'itinéraire du père elle ne se la reconstitue pas entièrement dans le sens du père, puisque la "traversée" n'aura effectivement pas lieu : "Tu sais, [dira-t-elle à son frère, à la fin du récit], j'irai à Tizi-Ouzou... demain ou après-demain, ou l'été prochain" (p. 142).

C'est ce même travail de deuil que nous retrouvons dans De Barcelone au Silence d'Ahmed Kalouaz, à travers cette impossibilité pour l'auteur/narrateur d'habiter son identité, de se situer dans la lignée. A cet effet, se dessine, tout au long du récit, tout un travail de deuil par rapport à la langue maternelle : langue perdue, oubliée ou refoulée, langue des origines, du pays des parents, que l'on n'entend plus et autour de laquelle on fantasme :

Une nuit, il ferait froid, dans la maison du village. Assis autour du feu, nous regarderions les flammes monter et descendre. Tirant mon père par le bras, je lui demanderais de nous raconter une histoire. Pour une fois, il ne se mettra pas en colère. Il nous prendra autour de lui, bien au chaud, dans ses bras. L'histoire commencera. (pp. 69-70).

Et plus loin, p. 73 :

Cette histoire n'a jamais existé. Je viens de l'écrire à l'instant. Nous ne parlions pas la même langue, d'où certaines difficultés, de la lassitude, de l'indifférence.

Ecart de langue donc d'identité, le narrateur fait surtout par son travail d'écriture ("je viens de l'écrire") non seulement le deuil de l'origine mais aussi celui de la langue, celui de l'enfance :

Les seules histoires de notre enfance c'est ma mère qui nous les contait. (...) Nous comprenions ce qu'elle disait. C'était la langue maternelle. Celle que j'ai oubliée depuis. La langue et la voix de la tendresse. (p. 76).

Impossibilité donc pour l'auteur d'habiter son nom propre, de se situer entièrement dans un avant et un après dans la mesure où la langue maternelle peut être aussi celle émanant de la "gardienne du temple" en tant que langue de l'anathème et du reniement pour qui ose enfreindre la loi :

J'ai connu, plus tard, cette voix moins affable, si dure à l'égard de ceux qui ne suivaient pas ses avis. Ma soeur couverte d'injures et de malédiction. C'était aussi la langue maternelle. (p. 76).

C'est pourquoi, le territoire de l'écriture, celui notamment de l'autobiographie, devient en lui-même un leurre dans le sens où, paradoxalement, il va permettre de dissimuler la brisure, la blessure, de combler le manque, de déjouer la perte :

Voilà cette enfance qui vient. Celle qui me manque même lorsqu'elle est là, à fleur de mémoire. Sur les lignes tracées du cahier, elle se pose. L'encre lui redonne consistance. La plume est la langue de l'âme disait Cervantès. Pour moi, cette encre devient la langue de mon père et de ma mère.

Pour Tassadit Imache et Ahmed Kalouaz si, selon l'expression de Régine Robin "écrire c'est toujours jouer, déjouer la mort, la filiation, le roman familial" écrire est aussi, à notre sens, à travers les deux romans autobiographiques proposés ici, non seulement écrire au père, mais aussi écrire le père pour que la vie s'éclaire d'un jour moins opaque et que soient favorisées des retrouvailles dans le rêve et le souvenir, en somme dans l'imaginaire.

Ignorer l'autre, c'est souffrir, l'aimer c'est décevoir¨ [écrira Ahmed Kalouaz vers la fin de son récit]. Voici le cercle tracé. On ne choisit ni son père ni sa langue. Je crois que l'une m'a coupé de l'autre. Il reste du temps à remonter, et les mots n'iront pas assez vite. (...). De Barcelone au silence. Ce titre trône sur la couverture d'un cahier d'écolier. La première phrase tracée maladroitement. Mon père est mort hier, son histoire est à refaire ! (p. 125).          
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[1] Calman-Lévy, 1986.

[2] L'Harmattan, 1994.

[3] Quasiment tous les textes d'Ahmed Kalouaz prennent forme à partir de la violence d'une absence, celle par exemple de Habib Grimzi défenestré dans un train dans Point Kilométrique 90 ou celle dans Leçons d'absence, de la jeune soeur morte dans un accident de voiture.

[4] Celle qui fonde les rapports de parenté et donc la toute-puissance du père dans les sociétés de type tribal, d'ordre patriarcal.

[5] Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Le Seuil, Paris, 1975.

[6] Naget Khadda, "A propos du "Vieux de la Montagne" de Habib Tengour" in Nouveaux enjeux culturels au Maghreb, Editions du C.N.R.S, 1986.

[7] Régine Robin, Le Deuil de l'origine, une langue en trop, la langue en moins, Paris, P.U.V., 1993