Marie VIROLLE
(CNRS – UPR 414)

La chanson de Slimane Azem
ou le je dans l’ex-il

Préambule

Que l’on veuille parler d’amour, d’exil, de souffrances existentielles, railler des traits sociaux ou parler de politique d’une façon plus ou moins directe, la chanson dite de “variétés” est l’un des lieux privilégiés pour ce faire dans tout le Maghreb arabo-berbère depuis qu’existent ses moyens de diffusion de masse : disque-microsillon puis surtout cassettes, radio, TV, etc.

Pour l’Algérie, la chanson moderne d’expression arabe s’est illustrée principalement par le Chaabi et le Raï et la chanson d’expression berbère, par les différents “genres” de la chanson kabyle.

Ignorer la chanson, qui est une dimension prolifique et goûtée de la production littéraire maghrébine, qu’elle soit locale ou de l’émigration (la distinction n’est d’ailleurs pas pertinente car les textes chantés voyagent dans les deux sens constamment et très vite), risquerait d’amputer l’analyse des littératures écrites. D’abord, cela priverait la lecture d’une partie des sources thématiques et stylistiques qui travaillent la littérature écrite ; ensuite, cela mutilerait la perception de l’expression littéraire-identitaire des groupes considérés.

Pourtant, par un effet de marginalisation de type élitiste, la chanson comme objet d’étude a été reléguée au rang de ces interêts “mineurs” qui pourraient tout au plus, à titre de curiosité presque folklorique, amener quelques éléments d’analyse connexes, quand elle n’est pas complètement ignorée comme ne pouvant pas être prise en compte dans l’intertextualité générale.

La littérature dite “orale” a conquis péniblement ses lettres de noblesse universitaires en abordant les traits d’une culture populaire-savante dans ses formes traditionnelles mais elle reste le plus souvent étudiée pour elle-même et dans un cadre ethnologique. Ce sont encore des recherches très isolées et parfois programmatiques qui se mènent sur l’orature ou qui tentent d’esquisser une ethno-poétique maghrébine [1]. La constitution et l'établissement de corpus, travaux lents parce que minutieux, restent l’un des soucis majeurs des spécialistes, peu nombreux, de l’oralité maghrébine. Ceux qui leur vouèrent leur énergie pensent, à juste titre, qu’il faut avoir capitalisé des matériaux importants, en quantité et en qualité, pour pouvoir tenter dans un deuxième temps des analyses cohérentes et représentatives. Ajoutons que le souci, motivé par l’urgence, de restituer ou de fixer une mémoire labile qui se disperse et s’efface l’emporte sur tout autre objectif, et ce particulièrement pour les tenants de la culture concernée qui font ainsi oeuvre précieuse de constitution du capital symbolique et ouvrent la voie à des approches analytiques qui valideront les oeuvres ainsi mises en exergue.

Pour ce qui est de la chanson, nous sommes quelques uns à penser qu’elle n’est pas qu’un produit éphémère de consommation immédiate sans valeur littéraire mais que, d’une part, elle constitue en elle-même une forme littéraire, résultat de la maturation et de la modernisation de la littérature orale traditionnelle, et que, d’autre part, de par son importance en termes de diffusion et de plaisir des auditoires, elle ne peut pas ne pas influencer en profondeur les autres formes de la création et les accès possibles du public à ces autres formes [2].

L’assassinat de Chab Hasni – le chanteur de Raï le plus populaire d’Oran depuis que Khaled et Mami ont quitté l’Algérie – au moment même où, en Kabylie, était enlevé un autre chanteur, Maâtoub Lounès, jette une lumière nouvelle sur l’importance de ce pan de la culture algérienne qu’est la chanson. Les assassins et leurs commanditaires ne s’y sont pas trompés : toucher à la chanson, toucher à un chanteur, c’est à coup sûr viser au coeur et à la tête des millions de gens, des jeunes surtout, pour qui l’univers expressif se décline avant tout en termes de poésie chantée et de musique.

La chanson populaire, c’est d’abord un perpétuel manifeste linguistique : pour la langue vernaculaire reconnue, créative, partagée ouvertement, loin de l’anathème culpabilisant des diktats scolaires et officiels. Ce qui est évident pour le chant en langue tamazight (le berbère, non reconnu, non enseigné) est aussi très important pour l’arabe dialectal, du Raï par exemple. Le “principe de réalité” linguistique, autant sans doute que la revendication identitaire, prend sa revanche dans la chanson. Son matériau premier c’est la langue de tous les jours, celle des émotions, des sentiments, du rêve matérialisable, de l’utile et du conflictuel. Les chansons constituent l’antidote à une politique linguistique et culturelle mortifère qui n’a pas su réconcilier l’algérianité avec elle-même dans sa richesse multiple. La chanson est un des lieux littéraires, avec le théâtre oral (qui est souvent lui-même émaillé de chansons, pensons aux pièces d'Abdelkader Alloula ou de Kateb Yacine), où l’expression se réconcilie avec la langue, où se résoud le conflit lié à l’expression, où l’on se trouve donc au plus près d’une expression littéraire immédiate, c’est-à-dire non médiatisée par une langue problématique.

*

La chanson kabyle se caractérise par le fait qu’elle est très souvent une chanson d’auteur, le poète étant à la fois chanteur et musicien. Cela est déjà vrai pour l’ancienne génération. Rachid Mokhtari [3] l’a bien montré en étudiant les productions de Cheikh El Hasnaoui et des chanteurs de la première génération de l’émigration. Les jeunes poètes chanteurs continuent cette tradition, que ce soient Aït Menguellet [4], Maatoub Lounès, Ferhat ou Brahim Izri. Idir, lui, se déclare plutôt musicien et a travaillé en association avec des poètes comme Ben Mohamed.

Slimane Azem est, lui aussi, un grand poète, dont la production s’est imposée dès les années 50. Nous avons la chance d’avoir un recueil important de ses textes [5] ; ainsi, une analyse de type littéraire peut lui être appliquée, ce que je vais tenter de faire par une approche de sa vision de l’émigration (lghorba [6] “l’exil”) et de l’émigré, thèmes assez importants dans son oeuvre – comme d’ailleurs dans l’ensemble de la chanson kabyle depuis les années 30 – et essentiellement référés à une expérience personnelle bien que délivrés comme messages de portée générale et adaptés à des situations communes.

Slimane Azem est né en 1918 à Agouni Gueghrane où il passe toute sa jeunesse. Il va à l’école française pendant quatre ans. A 19 ans, il se rend en France. Il est prisonnier en Allemagne pendant la deuxième guerre mondiale. C’est donc après la guerre qu’il mène la vie précaire des émigrés, de plus en plus nombreux, et qu’il commence à composer des poèmes chantés sur le déracinement, le choc culturel, les malheurs des temps. En 1956, il rend publique une chanson anti-coloniale, “Criquet, sors de ma terre” (ffegh ay ajrad tamurt-iw), qui lui vaut des ennuis avec la police. Il compose aussi une complainte sur les malheurs de la guerre qui ravage l’Algérie (A rebbi lmudebber “O Dieu, le clairvoyant !”). “Des rivalités de clans, écrit Mohand U Yahia, interdisent à Slimane Azem qui est de coeur avec la lutte pour l’indépendance de son pays, et il l’a prouvé, d’être partie prenante dans les évènements qui se déroulent sous ses yeux”. Son engagement éclate dans la chanson idher ed waggur “Le croissant enfin paraît” dont les derniers vers attestent d’une distance critique : “Notre voeu est qu’il aille droit / C’est ce que nous lui souhaitons / Alors même nous, nous participerons à sa joie”. Le nouvel Etat montre son autoritarisme, et Slimane Azem, qui vit en France, dénonce en termes allusifs l’injustice et l’ambition. Ses disques sont interdits en Algérie. La radio ne passe pas ses chansons. Mais son public reste vaste, fidèle et attentif à ses productions. La censure n’entame pas sa notoriété et, en 1970, il a été “disque d’or de la chanson”. Sa voix vive s'est éteinte en 1983 sans cesser de résonner.

Sur les 68 textes du recueil de Mohand U Yahia, 14 sont consacrés explicitement à la situation d’émigration. Si l’on y ajoute, la quinzaine de textes qui traitent, avec des accents mohandiens [7] des malheurs de l’existence, de la traîtrise du monde (ddunit “l’Ici-bas”), des temps trompeurs (lweqt agheddar) et des déraisons de ce siècle (qarn rebaatach “le 14ème siècle”), c’est près de la moitié du corpus qui réfère plus ou moins directement au mal-être de l’exil.

En effet, aucune de ces chansons ne loue l’existence de l’émigré. Les seuls propos positifs concernent l’évocation du sentiment collectif d’appartenance à une terre (tamurt iw aazizen “Mon pays bien aimé”) et à des valeurs stables (i gaadan “ ce qui ne bouge pas” ; lbenna nni n zik “cette saveur du passé”) incarnées par ddin “la religion”, lahbab “les amis”, imawlan “les parents”, ssalhin n tmurt “les saints tutélaires du pays”. La nostalgie rédempte la réalité, le lointain rédempte le proche, le passé rédempte le présent.

L’exil est d'abord douleur, vague mais poignante, à la limite du supportable (d lgherba ur as nzmir “L’exil nous ne pouvons pas [le supporter]”), physique et morale, siégeant en ce lieu où convergent le corps et l’esprit : le coeur (lgherba tejreh ul iw “L’exil saigne mon coeur”). C’est douleur pour celui qui part (aqlagh di lgherba nenter “Nous sommes en exil, nous en souffrons”), mais aussi pour celle qui reste. Les hommes partent jeunes et ne reviennent pas. Les femmes restent et attendent en vieillissant. Certaines chansons sont un monologue de celle qui est au pays – que Rachid Mokhtari nomme “la femme natale”, par opposition à “l’homme errant” – et qui s’adresse à l’émigré (Ay At tamurt iw “O ceux de mon pays !”), ou un dialogue entre les deux (atas ay sebregh “J’ai beaucoup patienté [8]”). Ce surgissement de la parole féminine ou de la conversation mixte a été aussi utilisé par El Hasnaoui, donnant lieu à de novateurs poèmes d’amour, faits à la fois de pudeur et d’impudeur dans l’expression du sentiment et dans lesquels un homme parle au féminin. La douleur féminine est terrible, ce sont les métaphores corporelles qui la rendent :

tsrugh almi yejreh yezri-w / iâuggen yiles-iw / (…) / igguma ad-d yali lmenteq “J’ai pleuré jusqu’à mon sang / Ma langue s’est paralysée / Au point de ne pouvoir prononcer un mot / […] / Et mon coeur veut éclater” (atas ay sebregh "J'ai beaucoup patienté").

L’exil est source de dégradation morale : nettsawi ddnub ur nuklal “Nous accumulons les péchés sans le mériter” ; tura tacqad di ttwasi “Maintenant tu t’es amouraché du verre” ; tmentaregh, ur saygh nnif : di tberna i d axxam iw “Je vagabonde sans honneur ni dignité / Les tavernes sont ma demeure”.

Ce qui poussa à émigrer, souvent très jeune (iruh waqcic d amezyan “Il est parti, tout jeune”), c’est lqut “la pitance”, aabud “le ventre” (à qui il consacre un texte entier) [9], la promesse d’une vie meilleure faite aux proches :

Tennid : A m d awigh kulci / Qim kan thenni / Seg ul im kkes ahebber “Tu m’as dit : Je te rapporterai tout / Reste seulement en paix / Et ôte de ton coeur tout souci” (atas ay sebregh "J'ai beaucoup patienté").

Ainsi est-on un ex-il : celui qui a été envoyé par les nécessités d’une communauté en besoin. Et cette image de soi prise dans les exigences du groupe poursuit l’exilé à tel point qu’elle lui interdit tout retour qui ne correspondrait pas à ce qu’on attend de lui :

Ma ruhegh, ulac idrimen / Ma qqimegh, ugwadegh lmut / (…) / Kulyum tradjun iyi / Ma d nek ugwigh ad ruhegh “Si je rentre, c’est sans argent / Mais si je reste, je crains la mort / (…) / Chaque jour, mes enfants m’attendent / Mais je me refuse à partir” (ma a teddud a nruh "Si tu y vas, je pars").

Voilà bien le paradoxe, suscité par les exigences du groupe : il détache pour un temps mais condamne à perpétuité car la réussite attendue, impérative, tarde à venir :

Aqli rwigh lemhan / Di zzehr iw ideg iteqqim “Je suis rassasié de soucis / La chance m’a fait défaut” (atas ay sebregh "J'ai beaucoup patienté").

Rien ne s’est passé comme prévu :

Kulci iteddu s meqlub / Ruhent akw tirga mxalfa / Mi la tsadjugh di lmerghub / Zwarent ets id tlufa “Chaque chose va sens dessus-dessous / Et nos rêves, tous, vont de travers / Et tandis que j’espérais voir mes envies satisfaites / Voilà que m’étreignent d’abord les soucis” (Aha lala lala "Ah ! non, non !").

C’est dans cette distorsion, entre le projet – qui, au fil du temps, devient rêve et non plus objectif – et la réalité, que nait le malaise existentiel profond de l’émigré. Il ne sait plus quels sont ses mobiles, quelle est sa valeur, quel est son destin d’homme, comme l’indiquent clairement le "refrain" et le premier "couplet" de la chanson Aha lala lala :

Acu i y' ixdemn akka / zzher w lmektub di sin / mi meyyzegh ad rregh akka / afegh d iman-iw akin // mi tsmeyyizegh d acu yi / ufigh d laabd ddaâif / ul-iw irgheb di lfani / ma d nekkini rwigh lhif / teddugh ur iban sani / am weclim d ibbwi wasif “Qu’est ce qui m’a mené jusque là ? / Le destin et la fatalité de concert / Chaque fois que je me suis décidé à me diriger par là / Je me suis retrouvé par là-bas ! // Je médite sur ma condition : je veux savoir ce que je suis / Je me suis découvert être faible / Dont le coeur a soif de bien-être / Moi-même pris dans les rêts de la misère / Je vais, il ne m’apparaît vers où / Comme fétu qu’entraîne le fleuve”.

Même les rêves se mélangent et s’inversent puisque le rêve du lointain pays d’exil et de cocagne fait place à celui du pays perdu :

yibbwas urgagh di lemnam / rekbegh di lbabur ruhegh / amecwar lligh deg wexxam / ferhen akw widak hemmlegh / mi d ukwigh ufigh d ttlam / zighen di lgerba i ttsegh “Une fois, en songe, j’ai rêvé : / J’ai pris le bateau ; je suis parti / En une traite, j’ai atteint la maison / Tous ceux que j’aime étaient contents / Au réveil, j’ai retrouvé mes ténèbres / C’était en exil que je dormais” (Tamurt iw aazizen "Mon pays chéri").

Une angoisse (lwahc) profonde et un sentiment de folie (aqli di lgherba am meslub “Dans l’exil, je suis comme un fou” (Tamurt iw aazizen) accompagnent ces confusions. Les images mises à contribution par l’auteur pour décrire cet état sont, d’une part, celle du deuil (lhzen), d’autre part, celle des ténèbres (ttlam).

Le motif littéraire de l’oiseau qui, dans la poésie maghrébine, remplit le rôle du messager (et Slimane Azem l’emploie encore de cette façon dans le texte afrux ifelelles “L’hirondelle”) est surtout utilisé ici comme une métaphore de l’émigré lui-même. Ce peut être pour exprimer et résoudre le paradoxe de l’émigration en donnant une image subsumée du conflit intérieur. L’oiseau est libre :

a wi d ittsin d azerzur / melmi s ihwa ad isafer “Ah ! devenir l’étourneau / Qui prend son essor quand il veut” (Tamurt iw aazizen).

Ou bien il s'agit, par l’image de l’oiseau migrateur (ifrax ifilellas), d'absoudre l’indécision du perpétuel va-et-vient qui devient, pour ainsi dire, un état collectif “de nature” comme celui de l’espèce-oiseau. Le libre arbitre ne peut plus alors intervenir :

la nettsruhu, nettsughal / am yefrax tifilellas “Nous allons, nous venons / Comme les hirondelles” (Nettruhu nettsughal).

Mais un tel procédé, qui noie le “je” dans le “nous” sur-déterminé, n’est pas dominant dans le corpus. Le “nous” que présente l’auteur est bien plutôt une collection de “je”, tous aussi individuels, incertains, velléitaires les uns que les autres :

mi d nusa nebgha an-nughal / mattci s lebghi mattci bessif / aarqen ay merra lecghal / anga nedda neshetrif / netswali ur nettsaaqal / am win izetlen s lkif “A peine sommes-nous arrivés que nous voulons repartir / Non que nous le voulions vraiment, / Ni que nous y soyons contraints / Tous nos projets se diluent / Nous marmonnons sans cesse, vers où que nous allions / Nous voyons, sans rien pouvoir distinguer / Comme qui serait drogué au kif” (Netsruhu nettsughal "Nous allons et venons").

L’être perd sa faculté de discernement et sa volonté, mais non le fond de sa responsabilité, et l’auteur révèle qu’il y a un choix sous-jacent, celui du perpetuum mobile :

mi nughal nebgha ad-d nas / d laaqliyya nnegh tetbeddil / akka i grad uâassas / akw d nekwni netskemmil / neggumma a nebdu llsas / nugh tannumi netsrehhil “Nous repartons pour aussitôt vouloir rentrer / Et nos intentions changent sans cesse / C’est pour bonne part de ton fait, Seigneur, / Mais nous aussi nous en rajoutons / Nous ne pouvons pas consolider les fondations / Puisque nous avons pris goût à l’errance” (netsruhu nettsughal).

La perte de la conscience de soi (ula d erray itelf i “Abandonné de ma raison même”) est accentuée par les rejets que profère la communauté d’origine. L’exilé qui perdure devient lmenfi “le banni” :

semman i medden lmenfi / ur ngigh ur ukwiregh “Les gens me nomment le banni / Moi qui n’ai ni tué, ni volé” (d aghrib d aberrani “Exilé, étranger”).

En émigration se produit un processus de dépersonnalisation, d’angoisse puis de reprise de conscience, mais d’une conscience malheureuse, processus que Slimane Azem décrit comme tributaire de l’âge, et ce avec une certaine précision psychologique, dans la chanson d aghrib d aberrani "C'est l'exilé, c'est l'étranger" :    
1. lesnin ttsemsegfaren / ur ukwigh d yiman iw “Les années passent, se succèdent / Et je perds la conscience que j’ai de moi” ;         
2. tura yebda yi d ccib / si lwehc u lqedra l-lemhan “Mes cheveux commencent à blanchir à force de frayeurs et de misères” ;         
3. armi cabegh i d mmektigh “Ce n’est qu’avec mes cheveux blanchis que je reprends conscience enfin !”.

 

Les textes de Slimane Azem sont modernes en ce sens qu’ils laissent place à l’expression de la contradiction des situations. Ils présentent les tribulations d’un “je” confronté d’une part à la morale et aux objectifs consensuels du groupe d’origine – où il était d’abord un “il” que l’on avait détaché au loin pour des raisons économiques, puis un “il” que l’on méconnaît – et d’autre part aux sollicitations d’un environnement nouveau séduisant, mais agressif parce que déstructurant. Plus l’ajustement au milieu d’accueil se fait pressant (d lpari tehkem felli “Paris m’impose son verdict”) et plus remonte une idéalisation des valeurs anciennes (rret iyi gher tmurt-iw / ad xedmegh ddin-iw “Rendez-moi à mon pays, / Que je revive suivant ma foi !”), jusqu’au point de contradiction maximale où le sujet perd sa possibilité de synthèse (gherrqegh am targit (…) iâareq i webrid ttsaghegh “Je sombre, me perds, comme en rêve […] et s’égarent les voies que j’emprunte”).

Ce rendu de l’aventure existentielle de l’émigré, avec son lot de nostalgies, de culpabilités et d’errances plus ou moins volontaires, fait émerger, malgré et à travers un certain nombre de clichés propres aux chants d’exil, un individu pénétré de sa singularité, à la conscience malheureuse, qui se positionne peu à peu dans un entre-deux oscillant où “rester” et “rentrer” deviennent deux pôles indécidables de la conduite objective et des sentiments, même si rester l’emporte le plus souvent sur rentrer (kulyum tsradjun iyi / ma d nek ugwigh ad ruhegh “Chaque jour [mes enfants] m’attendent / Mais je me refuse à partir”).

Dans le cas du poète, une certaine politisation a aussi rattrapé son expérience intérieure et la sur-motive.

Cette problématique, assez neuve, exprimée de façon singulière par l’exploration de méandres psychologiques allant jusqu’à l’aveu d’une forme de schizophrénie (ma d laaqel ibda ghef sin “Notre raison se scinde en deux”), n’a pas perdu de son actualité et se trouve même ravivée par des situations très présentes d’exil forcé.

 



[1] Pour une recension de ces tentatives, de leurs présupposés méthodologiques et de leurs filiations théoriques, voir M. Virolle-Souibès “Pour une ethno-poétique maghrébine”, Cahiers du LARTO, Oran : URASC, 1991.

[2] Nous avons constitué il y a quelques mois le GERCHAMM (Groupe d’étude et de recherche sur les chants et musiques du Maghreb), à la Maison des Sciences de l’Homme (Paris) qui, dans l’argumentaire de sa création écrit : “Si l'on peut trouver une documentation relativement abondante sur le sujet – bien qu'inégale, hétérogène et disséminée (notamment en fonction de ses supports) –, il n'existe à ce jour aucune entreprise de regroupement systématique, et peu d'efforts de synthèse ont été tentés. Or, ce champ d'études présente un intérêt considérable, tant pour les cultures concernées, dont c'est souvent le mode d'expression privilégié, que pour l'approche informative et théorique de ces sociétés. Chants et musiques du Maghreb inscrivent dans la longue durée plusieurs indicateurs socio-culturels :            
• Comme toute production culturelle, ils composent des mémoires du territoire et organisent l'expression sociale et symbolique des groupes aux différents moments de leur évolution.    
• Ils font état de l'inter-relation entre des pratiques et des comportements déterminés par l'espace, la langue et l'histoire. De ce fait, ils portent les marques des échanges culturels qu'a connus la société maghrébine.        
• Ils constituent très souvent les pôles de la dialectique du changement que vivent les différentes communautés du Maghreb : le pôle de l'ancrage dans l'ordre de l'identitaire et celui du désancrage produit par l'adaption du Même à l'Autre.
Définis comme vecteurs d'animation de la cohésion sociale et comme véhicules de l'interprétation d'une symbolique commune, la musique et les production chantées du Maghreb permettent aussi de retrouver les expressions périphériques, les pratiques minoritaires, les formulations de la rupture. Cela en fait un outil d'investigation privilégié de l'esthétique populaire et savante et un indicateur des dynamiques sociales telles qu'elles se profilent, s'exercent et se transforment.” (Cl. Lefébure, H. Miliani, M. Virolle).

[3] Dans des articles de presse publiés, notamment, dans le quotidien algérien Le Matin en 1992 et 93.

[4] Je renvoie à l’imposant corpus de ses textes rassemblé, traduit et en partie analysé par Tassadit Yacine : Aït Menguellet chante… Paris : La Découverte, 1989.

[5] Slimane Azem. Izlan, recueil de chants kabyles (texte berbère et français par Mohand ou Yahia), Paris : Numidie Music, 1986, 180 p.

[6] Pour des raisons techniques, le système de transcription du kabyle utilisé dans le cadre de cet article ne correspond à aucune norme actuellement utilisée couramment par les berbérophones ou les berbérisants. Notamment, j'utilise des digraphes à la place de signes spécifiques ou diacrités (gh, ts par exemple) et ne marque pas l'emphase. Par ailleurs, et ce pour privilégier l'esprit de citation, j'ai gardé le plus souvent la segmentation utilisée par Mohand ou Yahia et ne suis intervenue que sur quelques traductions pour les amener à plus de littéralité.

[7] Le poète kabyle du XIXème siècle Si Mohand U M’hand (Mouloud Mammeri, Les Isefra de Si Mohand. Paris : Maspéro, 1969), a amplement développé dans ses neuvains les thèmes de “l’épreuve du siècle”, des “homines novi”, des “edens perdus”, de “l’épreuve du destin”. Il a même composé quelques isefra (sg. asefru “poème”, en principe formé de trois tercets) sur “l’épreuve de l’exil”, qui était alors un exil intérieur. On peut considérer que ses textes constituent la matrice de nombres de productions d’auteurs ou d’anonymes qui suivront. Le “paradigme mohandien” court dans l’ensemble de la production kabyle contemporaine qui, à l’instar de celle du maître, ne craint pas de parler à la première personne du singulier. Slimane Azem a d’ailleurs dédié l’un de ses poèmes (Si Muh yenna d “Si Moh a dit”, fait de neuf neuvains et un tercet) “En hommage à Si Mohand qui, par son oeuvre, a précisé les fondements de la culture kabyle”.

[8] Ce verbe ne rend pas la complexité du terme utilisé par le poète : attendre, accepter l'épreuve dans la patience et l'espoir…

[9] Voici, dans la traduction de Mohand U Yahia, la première strophe et le refrain de cette chanson :
“Pour te satisfaire je me suis endetté / Et tu m’as banni, exilé / Comme un sanglier des forêts / J’ai délaissé père et mère pour toi / Ventre, sacré ventre ! // Ventre ! sacré ventre ! / Quoi que tu manges / Tu ne t’avoues jamais rassasié : tu me deviens entonnoir / Ventre, sacré ventre !”