"LE MIROIR DES AVEUGLES "  DE  WACINY  LAREJ

                                                                 Le  syndrome  du majordome

De tous les romanciers algériens arabophones , Waciny Larej demeure le seul écrivain à avoir produit une œuvre abondante sur les convulsions qu'endure sa société d'origine . Après son roman " La gardienne des ombres "publié aux Editions Marsa en 1996 voilà qu'il récidive en 1998 avec un autre roman , non moins percutant qu'est " Le miroir des aveugles ".

Ainsi il suit pas à pas les bouleversements d'un pays en proie à une véritable autodestruction…., à une machination planifiée depuis longtemps . Peut-être ? Waciny a, toujours , manifesté pour la politique le plus grand intérêt que ce soit dans ses écrits ou dans sa vie quotidienne , le rapport au pouvoir est au cœur même de son œuvre , dont une partie seulement est traduite en français .Mais c'est surtout par l'écriture que le romancier s'implique dans les événements, car l'insatiabilité du questionnement qui l'obsède , ne peut-être que de cette manière .

Est-ce pour autant , a-t-il réussi son pari ? Rien ne le prouve , la littérature ne participe pas de l'autre registre , elle parle à elle-même tout en négociant sa place dans le corps social.

La mémoire est aussi un thème récurrent , qui resurgit dans tous les romans qu'il a publiés ,elle est une donnée essentielle de toute sa production narrative .C'est une instance légitimante et culpabilisante , à partir de laquelle il porte un regard critique sur le devenir d'un pays qui court à sa perte par la faute d'un système politique stupide et complètement désarticulé . Conscient que les vrais enjeux sont ailleurs , le romancier ne peut combattre l'oubli que par la plume et ainsi apporter son témoignage .Pour ce faire , Waciny n'a pas cherché , dans son dernier roman , à faire le détour de l'histoire en usant de subterfuges . Il s'y insère tout bonnement et sans ambages .

Contrairement à "La gardienne des ombres " , dont le personnage principal est un journaliste espagnol qui jette un regard extérieur sur la société , dans " Le miroir des aveugles ", nous sommes en présence d'un ex-puissant militaire qui nous introduit à l'intérieur même de la nomenklatura . Avec cet ex-colonel, on a l'impression qu'on est en face d'une Histoire qui se regarde sans se regarder , c'est à dire en s'accrochant à sa propre image dans l'absolu, d'où la métaphore du titre du roman .

En choisissant la figure d'un personnage solitaire , le romancier nous évoque un autre reclus solitaire ,personnage central de " Fleurs d'amandiers", un autre roman de Waciny , qui vient d'être publié dernièrement dans sa traduction française . L'atmosphère du renfermement et du repli sur soi est toujours omniprésente , seulement le lieu et le statut social du personnage diffèrent .

Ce qui frappe dans le "Miroir" c'est l'économie du vocable , la concision de la phrase et le sens du détail essentiel Bien au-delà d'un réalisme parfois merveilleux , la possibilité d'écrire sur un temps toujours prégnant n'induira pas toujours le divorce entre l'œuvre et la biographie de Waciny , contrairement à Marquez . Son œuvre se situe au-dedans de l'actualité dramatique d'une société en pleine décrépitude .Ainsi dans le miroir dans le "Miroir" , le temps mythique se confond avec le temps politique , car au bout du compte c'est l'homme présent dans l'Histoire , et surtout sa manière d'appréhender la mémoire qui sont condamnés.

Dans ce sens le colonel Amir Zawaly (littéralement: prince dénué), quia été le héros de toutes les guerres , de tous les coups de force , le serviteur loyal les puissants du moment essaie de trouver sa trace donc sa place dans ce magma politique , dans cette nébuleuse qui, toujours se dérobe et se dissimule .

Le militaire en retraite vit dans une solitude poignante , n'ayant pour compagnie que Najet la tortue , Ghazal son vieux chien , Amti Khaddouj la bonne qui vient régulièrement lui faire le ménage , les revues pornographiques , la musique de Wagner et les ouvrages de Nietzche . C'est dans cet univers clos qu'évolue le personnage , il est aux prises avec ses obsessions de grandeur . Et à partir de son chalet situé dans la ZHG (Zone Hautement Gardée) qu'il continue la guerre à sa guise , c'est à dire un autre ennemi : la mouette blanche.

De par sa couleur , la mouette est devenue sa cible préférée , un déclencheur d'un souvenir inconscient qui remonte à l'enfance . Couleur de passage , le blanc est aussi valeur idéale ou valeur limite , à la charnière du visible et de l'invisible , symbole de l'innocence , de la pureté , de l'intelligence , de l'aboutissement de la vie et du commencement .

                                               La mort reste éternelle, la vie étant provisoire

Amir Zawaly est sous l'emprise de la phobie de cette couleur , qui conditionne son réflexe et sa passion de tuer , de nettoyer la plage de cet ennemi encombrant qui le nargue à longueur de journée. Ce n'est pas un jeu ,

 l'ex-militaire croit fermement à sa "juste cause" ,car il a déjà tué à cause de cette couleur deux femmes : la première lors d'un soulèvement populaire , la deuxième c'est Sara Brixi son amante .Toutes les deux étaient , au moment de l'exécution , vêtues en blanc .La mort , est la seule chose qui existera pour toujours et restera éternelle ; la vie n'est autre chose que l'image ingrate du provisoire , se disait-il. Mais en effectuant la chasse aux mouettes  blanches , l'ex-colonel tourne le dos à la vraie guerre , celle qui déchire le pays actuellement . il en profite pour faire prospérer son business dont la spécialité est de prendre en charge l'intégralité  du service funéraire. 

Son action s'inscrit dans une atmosphère de solitude, pleine d'incertitudes ,et dans la violence pure. Il se perd dans les oubliettes de l'Histoire , lui le brillant héros de la mémoire fondatrice de la nation . Le rêve que , naguère , portait la révolution , est devenu par la force des choses un cauchemar .

A la lecture de ce roman , on est saisi par la prégnance de l'actualité d'un pays gangrené par son passé et son présent , pétris par la violence physique et symbolique . Le système qui préside aux destinées de ce pays , est lui-même pris dans le piège de ses propres machinations .Les règlements de compte par personnes interposées et la fièvre due l'affairisme l'entraînant inéluctablement vers sa fin . Dans une situation pareille , ou la crise des valeurs est profonde , occasionnées par les lois du marché et les luttes idéologiques sanglantes , l'irrationalisme et l'incohérence deviennent , par conséquent , des valeurs alternatives La possibilité de dépassement se perd en conjectures car le langage et le sens qu'on a donné aux valeurs fondatrices de la communauté ont été détruits ,voire discrédités.

L'ex-colonel est l'archétype du puissant déchu , mais qui n'est pas en totale rupture avec le pouvoir puisqu'il entretient encore des rapports ambivalents . Cependant l'exercice de ses fonctions , il détenait des pouvoirs exorbitants mais pas le pouvoir absolu , celui d'un général , et pour cette raison il a été mis , malgré lui en retraite  après avoir fait le sale boulot durant plusieurs décennies . Partie prenante d'un processus de formation d'un discours populiste qui verse dans le totalitarisme, l'ex-colonel a le sentiment de ne pas être désiré , ce qui pousse la dégénérescence de ses soupçons en réactions paranoïdes .Et face à un pouvoir, qui en dépit de son apparence, d'ouverture et de cohérence, est vraiment absurde et hermétique, Amir Zawaly semble atteint du syndrome du majordome. Il est dans une situation pitoyable, psychologique même. Il s'adonne avec frénésie chaque nuit, à son rituel de jouissance en fantasmant sur les photos de femmes nues ; La misogynie mal dissimulée et l'incirconcision qu'il traîne depuis son enfance comme enfance complique davantage sa vie sexuelle qu'il mène en solitaire loin des regards indiscrets.

Auparavant sa femme morte d'une tuberculose pendant qu'il était au maquis, ne voulait pas coucher avec lui à cause de cette lacune physique. Sara Brixi , la sœur de sa défunte femme , qui devient par la suite , c'est à dire au moment ou il était commandant de base au Sud du pays , son amante consentante a été victime de sa jalousie meurtrière . Elle symbolisait à ses yeux le prototype de la femme libérée qui osait le défier en lui disant les quatre vérités en face : << C'est l'esprit de puissance qui te hante et qui n'existe plus en toi … Tu périras dans le silence et la solitude comme ceux qui t'ont précédé .>>, s'amusait-elle à lui répéter.

La dernière phrase de Sara Brixi résonnera indéfiniment dans ses oreilles comme une sentence prémonitoire de sa fin . Aicha L'Baccoucha , dont les terroristes lui ont coupé la langue après l'avoir violée , est une autre femme           qui meuble son quotidien dans la guerre absurde qu'il mène aux mouettes blanches . Réfugiée et protégée par l'Etat dans cette zone réservée , au même titre que l'ex-colonel , cette artiste prendra au dépourvu les officiels qui affichent sans vergogne leur inculture et leur opportunisme, à l'occasion d'une exposition.

Dans son chalet , Amir Zawaly vit sous la double menace : celle des terroristes dont les sigles se multiplient indéfiniment ( GIA , MIA , FIDA , …) et celle du principal de la famille des révolutionnaires permanents ,une nouvelle caste de seigneurs vorace et très influente dans les allées du pouvoir . Le principal de cette <<famille>> veut s'accaparer de ses biens , mais l'ex-colonel ne cède pas aux pressions malgré que le rapport des forces n'est pas en sa faveur. Sa surestimation de ses propres capacités et sa mégalomanie poussent son orgueil de grandeur à sa limite , jusqu'au délire et au suicide .L'ironie du sort veut que ce soit une balle perdue dans la mémoire , destinée en réalité à tuer en 1954 qui lui donnera le coup de grâce .

C'est l'histoire du pays qui s'impose comme une forme de fatalisme , une pensée de l'éternel retour , qui reste quand même redoutable , car sous-tendue non pas d'une résignation , mais par le désir de revivre le passé dans ses dimensions symboliques simplement . L'ex-colonel ne peut vivre le présent qu'historiquement dans la solitude et la certitude de ses convictions sans discernement et sans aucun reniement , c'est à dire en dehors de l'histoire .

La rosette , une autre mouette de couleur rose , qui se mêle au lot des autres mouettes blanches , aura raison de la folie meurtrière du retraité . La quatrième partie du roman qui a été réservée au combat qu'a semé Amir Zawaly contre la rosette est des plus saisissante du roman , qui est en fait une parabole romanesque sur le pouvoir , une dérision politique , car la réalité finira par se dissoudre dans un climat de suspicion et d'incertitude .

"Le miroir des aveugles" de Waciny Larej , traduit par Zineb Laouedj , Editions Golias , 1998.

                                                                                              DAOUD  Mohammed

                                                                                              Université d'Oran -  CRASC