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Compte-rendu de lecture :

Ce qui reste de Rachid O.
(Éditions Gallimard, coll. «L'infini», 2003, 119 pp)

par Annie Devergnas

 

Si l’on a pu dire de Rachid O. qu’il inaugurait une nouvelle page de la littérature marocaine de langue française en « banalisant » l’homosexualité, qui sous sa plume devient « frontale et sans fioritures », selon l’expression de Maati Kabbal[1], là ne réside pas seulement son originalité. Depuis son premier roman, Rachid O. n’a cessé de poursuivre un monologue introspectif sur un ton de confidence d’une feinte naïveté, et ce ton le caractérise tout autant que sa thématique amoureuse.[2]

Ce qui reste a encore pour point focal, départ et retour de la pensée qui se souvient et se regarde écrire, le Père. Un père trop aimé et trop aimant, dont Rachid ne s’éloigne que pour tenter de mieux s’en rapprocher. Depuis son enfance, ce père lui a voué une attention excessive, un amour trouble, doublé de celui de cet « oncle » qui n’en est pas un mais qui a compté autant que le père lui-même, ami intime de ce dernier et sans doute initiateur de jeux interdits. Le trio passionnel des deux adultes et de l’enfant, secoué par les violentes disputes des deux hommes, inexplicables pour l’enfant, est rompu tragiquement par la folie puis la mort de « l’oncle ». Deuil impossible à achever, tant est grande la difficulté à communiquer réellement avec le père à travers l’épaisse muraille de pudeur qui les sépare malgré eux.

Pas plus qu’il ne peut couper le puissant « cordon paternel », Rachid ne peut rompre ses autres liens familiaux. Pourtant la relation au grand frère est décevante. L’amour se heurte cette fois à la virilité affirmée de celui qui est davantage père que le père : un grand frère qui gronde, juge, condamne. Ici encore, nul vrai contact ne peut se nouer avec cet homme dont toute part féminine semble absente. En revanche, la sœur, celle qui a « toujours été la plus belle », superbe surtout dans sa transgression morale, longtemps honnie du clan familial, est depuis toujours pour Rachid un modèle de liberté sexuelle et l’objet d’une profonde admiration. Avec elle il a pu nouer de vraies relations de tendresse. Par ailleurs, cette famille « étrange » grouille de jeunes enfants dont il a fui le vacarme, dit-il, à l’âge de dix-sept ans, définitivement…

Rachid O. évoque d’autant mieux ses racines marocaines qu’il les fuit sans cesse. Le voici à Paris, le voici à Rome. Chaque lieu appelle des rencontres : jeunes gens en souffrance, aux « vies fluides », déracinées, accostés dans l’éblouissement et le remords. L’histoire de Nouâmane, puis celle de Youri, qui s’enchâssent dans celle de Rachid, ressemblent un peu à la sienne, et se font écho l’une à l’autre. Leur homosexualité est assumée ou douloureuse, mais colle au cœur, trace le quotidien et lui donne finalement un goût amer.

Tout en se racontant, Rachid O. se complaît à se questionner sur son écriture, et invite ses lecteurs à entrer dans ce jeu. Son style est d’une simplicité si proche de l’oralité qu’on voudrait croire à l’improvisation d’une confidence permanente. Mais il n’en est rien. Il avoue (et c’est le passage relevé en quatrième page de couverture) : « Je me vois, spectateur complice, guider mes désespoirs et mes euphories comme un peintre compose un portrait ». Rachid O. écrit contre l’angoisse qui souvent l’étouffe, et surtout pour être aimé de nous, dont il veut se faire des amis : « J’ai besoin d’écrire ça, comme une justification de la douleur et de la beauté malsaine de ma vie, et puis vous m’avez habitué à être compris comme je voudrais être ». Le succès qui sourit à ce jeune romancier[3] justifie sans doute cette prière déguisée, espoir en forme de certitude qu’il nous adresse : ne sommes-nous pas sa principale raison d’écrire ? Son immense besoin de tendresse et de communication jamais assouvi, ni avec le père, ni avec les amants de passage, n’est-ce pas finalement à nous, lecteurs, de le combler ?

Cela aussi est nouveau, et donne un accent bien particulier à son œuvre.

 

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[1] Maati Kabbal ajoute : « Il faudra peut-être attendre quelques années pour soupçonner l'impact d'un tel aveu, qui a valeur ethnologique ». Dans « Une effervescence culturelle », Le Monde diplomatique, avril 1999, Page 30, supplément : "Le Maroc en mutation".

[2] L’Enfant ébloui, Paris, Gallimard, 1995. 141 p. Roman.

Plusieurs vies, Paris, Gallimard, 1996, 153 p. Six récits.

Chocolat chaud, Paris, Gallimard, 1998, 96 p. Roman.

[3] Rachid O., né à Rabat en 1970, commence à écrire son premier roman à l’âge de vingt-deux ans.