Adriana  MORO

Turin

Yâkâré :

Une  autobiographie

du  "moi"  social

            Yâkâré est un ouvrage autobiographique dont le protagoniste "Oumar" n'est pas l'auteur. C'est Renée Colin-Noguès l'auteur qui a  d'abord enregistré le récit de la vie d'Oumar et ensuite l'a transformé en texte écrit. "Le récit d'Oumar est [...] surtout celui d'une histoire collective", dit l'auteur. "Son autobiographie a été lue et discutée par plusieurs de ses camarades" et "Oumar a tenu à prendre ses responsabilités jusqu'au bout"[1].. Oumar, un personnage qui vit en fonction de la communauté, confirme : "Moi, je n'ai pas honte de raconter toute ma vie, même si elle est dure [...]. C'est en la racontant que j'arriverai à changer quelque chose dans notre maison, dans le village, à faire changer ce que les gens ont dans la tête" (p. 211). Oumar et la communauté forment un rapport qui naît et évolue à l'intérieur de trois cercles sociaux concentriques : la famille, le village, la société.

Famille - "moi"

            La famille d'Oumar est une "cellule sociale" dirait Senghor[2]. Son père cultivateur "est marié avec une seule femme". Sa grande soeur Ayssata "est mariée avec un neveu" de son père. Son grand frère Mamadou "est à l'école coranique arabe" et Oumar "a été le premier enfant à aller à l'école française" (p. 22). Les membres de la famille sont présentés par leur statut social : le sta­tut de "marié" ; ou bien ils sont définis par leur activité sociale : "cultivateur", "enfant qui va à l'école". Ils ne sont que des parties de l'unité qu'est la famille, conçue comme une communauté : "La famille qui vivait avec ma mère, c'était le grand frère de mon père, Mamadou, avec ses deux femmes et sa fille [...]. Comme mon père était à Dakar, c'est son frère qui a pris la direction de notre maison, secondé par ma mère" (p. 26)[3]. La "famille-communauté" n'est pas li­mitée au noyau "parent-enfant", et règle sa vie selon des principes de vie com­munautaire : "Il y a certaines choses qu'un enfant peut faire sans être obligé de demander, avant, à ses parents, mais c'est quand même nécessaire de tout mettre ensemble. Ce que tu dois faire, dis-le à tes parents. Ce que la maman aussi doit faire, elle le dira à son enfant. Ça ne t'empêche pas de faire ce que tu veux" (p. 151). Ce sont les liens d'alliance et d'entraide qui créent le tissu de la "famille-communauté", des liens qui souvent dépassent le groupe humain villa­geois. "Pour manger à midi, j'étais hébergé chez la soeur de ma mère, qui est mariée à Kanel [...]. Chez nous", dit Oumar, "chaque village a des relations avec les autres : ce sont des frères et des soeurs éloignés. Toujours il y a des arrangements" (p. 40). Oumar vit comme une "cellule" dans le corps de la fa­mille. A travers son autobiographie, il retrouve tous les liens de la vie familiale dans lesquels s'inscrit sa propre vie. Une vie qui est rapport de dépendance avec la communauté familiale où pourtant il a sa liberté. La famille, dit Senghor est une "unité qui n'ignore pas les individus, tout subordonnés qu'elle les veuille à l'unité du groupe" (Liberté 1, p. 28). Pour Oumar son coin de liberté est "son petit champ à lui" qu'il cultive en dehors du "grand champ de la famille", et dont le produit peut lui apporter un gain personnel. Il s'agit d'une liberté qui se conci­lie avec la participation que la communauté familiale demande à ses membres. A l'âge de quinze ans, tous les enfants font partie des responsables de la fa­mille : "C'est le père qui dirige, mais le fils participe aux travaux" (p. 86). L'individu est une pièce de l'engrenage où tout est établi par ceux qui ont vécu avant lui et ont établi les règles de la communauté et de la vie familiale. Dans cet engrenage, la spécificité de l'individu se révèle à travers sa participation au soutien économique de la "famille-communauté". "J'ai demandé à aller à l'étranger" dit Oumar. "Les raisons sont très simples : nous sommes si pauvres, ce que nous cultivons ne suffit pas [...]. Moi, j'avais l'âge de voyager, donc je devais aller chercher du travail pour aider la famille : payer les impôts, payer les habits, payer la nourriture" (p. 86). Oumar choisit sa propre forme de participa­tion au bien être collectif de la famille. Il s'agit d'une action qui révèle une grande force de caractère : "Depuis mon enfance je voulais faire quelque chose qui vienne de moi-même" (p. 30), dit-il. Son action ne détruira pas le tissu des liens de la "famille-communauté". A Abidjan ou en France ce tissu se recompo­sera. A Abidjan Oumar loge chez des cousins : "On mangeait ensemble, on dormait ensemble, on s'habillait presque ensemble" et "pour la question de l'argent de poche, tous les cousins sont là pour s'en occuper : si tu sors te pro­mener, peut-être que tu auras besoin de boire ou d'acheter quelques fruits... Alors ils te donnent quelque chose pour ta poche, pour ton besoin personnel" (p. 95). En France ce sont encore les cousins qui suggèrent à Oumar de cher­cher un travail de "tailleur de broderie".

            Au village comme ailleurs, la communauté familiale vit comme une "unité économique" où "le bien [...] est commun, indivis" dit Senghor (Liberté 1 p. 28). Une unité qui demande la contribution de tous pour permettre à chacun d'avoir sa part en cas de nécessité. Une unité économique qui s'est donné des règles : "l'argent qu'on garde" dit Oumar "on le confie à un autre, à un vieux. Ce vieux c'est quelqu'un en qui on a confiance. Parce qu'on sait qu'il a, dans le vil­lage la parole, que tout ce qu'il dit est vrai et respectable" (p. 106). "L'argent qu'on garde" est la partie qui revient à la famille. Elle doit être contrôlée par quelqu'un dont on connaît la sagesse et la respectabilité. C'est encore la com­munauté familiale qui dirige le comportement social de l'individu, même s'il se trouve loin de la famille, loin du village. Le cercle de la famille s'éloigne de son centre d'action d'origine qui est le village, mais il tourne toujours autour de son pôle : le rapport d'entraide bâti par ses membres.

Village - "moi"

            Au village la vie de la communauté familiale se dilate et se prolonge dans la communauté villageoise, parce que "la famille est le microcosme, la cellule première que reproduisent, par dilatation, tous les cercles concentriques qui forment les divers étages de la société : village, tribu, royaume" (Liberté 1 p. 268) dit Senghor. Ce sont les enfants qui créent le point de soudure le plus naturel et le plus immédiat entre la famille et la communauté villageoise : "A partir de dix ans, on mange avec ses copains" dit Oumar (p. 217). Ce sont les copains de la même classe d'âge, qui "comprend tous les individus nés dans les limites d'un temps donné, qui s'étend sur plusieurs années - cinq en général. En réalité, ce sont moins les âges que les cérémonies d'initiation qui détermi­nent une classe" (p. 271) explique Senghor. Pour l'enfant, il n'y a pas de dis­tinction entre la vie familiale et celle de la collectivité villageoise : "On vivait en collectivité avec tous les enfants de mon âge, on travaillait ensemble toute la journée et on passait presque toute la nuit ensemble" (p. 31). Et "s'il y a une case libre dans la maison, tous ceux qui sont à côté de toi, tes camarades de ton âge, viennent chez toi" (p. 58) dit Oumar. Les adultes développent les points de sou­dure des enfants, par leur participation aux événements qui mar­quent la vie d'une famille : "On a perdu quelqu'un, on n'a pas autre chose à faire... On n'est là que pour pleurer ce disparu. Même s'il est de l'autre bout du village, personne ne fait le marché, personne ne fait la cuisine (p. 71). Tout se partage au village : la douleur d'un deuil, ou la joie d'un mariage et "quand quelqu'un est de retour, c'est comme un jour de fête, alors certains voisins et voisines prennent en charge tous les travaux de la maison. Pour que les pa­rents puissent rester au­près de leur fils, puissent le voir de près" (p. 203). La participation collective, élément primordial de la vie familiale et villageoise crée et régit l'unité du groupe humain. Il s'agit d'une participation au rapport d'entraide mais aussi d'une parti­cipation démocratique à la vie sociale. "Au vil­lage lorsqu'il y a quelque chose qui ne va pas, on se retrouve tous et on dis­cute. Et si le président dit quelque chose qui ne plaît pas à tout le monde, on convoque une réunion et on discute tous ensemble. Ce n'est pas seulement deux ou trois qui se retrouvent, c'est tout le village" (p. 171). Les problèmes et l'organisation de la communauté vil­lageoise sont ressentis comme une partici­pation collective parce qu'ils forment une réalité vitale et vivante pour le groupe. Elle est vitale par le rapport d'entraide qu'elle crée. Elle est vivante parce que c'est la participation collective qui l'alimente.

            La collectivité est à la fois créatrice et utilisatrice des structures so­ciales : "tout ce qui existe à Sintiâne a été fait par le village lui-même, que ce soient les puits, le dispensaire, le marché ou la première classe de l'école (p. 70). Ce sont les associations villageoises qui créent et s'occupent des structures sociales. Des associations qui font partie de la vie traditionnelle du village. Delafosse les avait déjà découvertes et décrites dans son ouvrage "Haut-Sénégal Niger" paru pour la première fois en 1912. A Sintiâne, le village d'Oumar, il y a une associa­tion de type traditionnel "[...] C'est-à-dire qu'elle cul­tive un champ collectif. A la récolte, elle vend le mil et l'argent est mis à la dis­position des villageois. Si un malheur tombe sur un gars, on lui donne l'argent et on l'aide à reconstruire sa maison" (p. 69). Cette association "rassemble tous les habitants du village, même ceux qui sont en voyage. Eux, ils cotisent, les autres cultivent le champ collectif. Il y a un jour qui est choisi pour ça. On dit que c'est le champ de la Jeunesse, parce que l'association de notre village, on l'appelle la Jeunesse" (p. 69). Et Oumar ajoute : "Elle se charge aussi de tous les travaux collectifs au sein du village : construire ou réparer les classes, le dispensaire, le marché, creuser les puits ou recreuser ceux qui ne sont pas as­sez profonds et qui n'ont plus d'eau pendant la saison sèche" (p. 219). L'autobiographie d'Oumar appa­raît comme la description de la vie collective, de sa structure, de ses rapports. Oumar mime cette vie, il s'exprime comme membre de la communauté, la seule réalité vivante du village. Il est parmi le groupe des enfants qui vivent dans la communauté villageoise, il est parmi ceux qui se retrouvent pour discuter des problèmes du village, il est membre de l'association de la "jeunesse", il bâtit sa vie sur la communauté villageoise. Il manifeste toutefois un dynamisme particu­lier dans sa contribution à la vie col­lective. En tant qu'émigrant en France, il sera parmi ceux qui envoient des mé­dicaments à la pharmacie du village et à son retour, il s'en occupera person­nellement parce que "les paysans [...] ne sa­vent pas lire et ne peuvent pas se servir eux-mêmes des produits pharmaceu­tiques" (p. 219). La participation d'Oumar au bien collectif apporte quelque chose de nouveau au village : le sa­voir qui s'exprime à travers l'écriture et la lecture. Un savoir nécessaire à la collectivité et Oumar se retrouve parmi ceux qui ont commencé à le diffuser : "Je fais partie de ceux qui ont lancé les pre­miers cette idée" dit-il (p. 57). Ce sont les cours d'alphabétisation l'idée qu'il lance avec un groupe de jeunes, parce qu'au village "on voyait qu'il fallait ap­prendre (aux enfants qui n'étaient pas inscrits à l'école) à lire et à écrire : leur nom, leur prénom, leur adresse, quelque chose qui leur soit utile" (p. 57). Ou­mar développe à travers sa partici­pation au bien collectif son désir de faire "quelque chose qui vient de lui-même". C'est le désir qui le pousse à chercher du travail hors du village et aussi à intro­duire la nouveauté dans la vie collec­tive.       

L'engagement social

            Les cours d'alphabétisation naissent d'une idée conçue par l'individu qui propose sa participation au bien de la communauté. A Abidjan, c'est encore Oumar qui lance cette idée : "Qui veut apprendre les cours d'alphabétisation, c'est-à-dire le français" (p. 103) dira-t-il aux travailleurs qui ne connaissent pas cette langue. Et c'est à travers le groupe des travailleurs qu'il réalise son idée parce qu'il l'insère dans le circuit du rapport d'entraide. D'une part, les travail­leurs participent, cotisent avec ceux qui ont lancé l'idée pour acheter "les livres, le tableau, les craies, les cahiers" (p. 103), d'autre part, ils bénéficient de leur participation : ils apprennent le français. Mais l'idée individuelle se place tou­jours au dehors des relations traditionnelles de la collectivité et au moment où Oumar commence à former une petite association avec ses camarades, "l'instituteur a dit qu'on commençait à ne pas le respecter et qu'on n'aurait pas dû le faire sans son avis. Nous avons dit : Erreur ! Source du renvoi introuvable." (p. 48). L'association se proposait de créer un petit budget pour per­mettre aux écoliers de financer leur fête de fin d'année. Elle avait été créée avec l'esprit de participation collective, ou d'entraide comme les associations villageoises traditionnelles. Et pourtant, elle rencontre le refus de la collectivité : "Dans tout le village, nous ne nous sommes retrouvés qu'une quinzaine à refu­ser catégoriquement de laisser tomber la caisse. Tous les autres élèves s'étaient mis d'accord pour casser, pour ne plus participer. A la fin, je me suis retrouvé tout seul... [...]. J'ai dit alors qu'une seule personne ne pouvait pas continuer" (p. 49). L'association représente une entité nouvelle et inattendue qui s'insère dans le tissu des relations de la collectivité. Elle sera rejetée et Oumar sera mis à l'écart "Je me suis retrouvé tout seul" dit-il. Mais Oumar lutte pour réaliser son idée : "J'ai pu convaincre la bonne moitié de tous les camarades de reprendre l'affaire en main [...]. C'est comme ça que nous avons recommencé l'association" (p. 50). L'association trouve sa place dans le tissu des rapports collectifs tout en provoquant un conflit entre l'individu ou le petit groupe qui la conçoivent et la communauté qui veut garder sa structure traditionnelle. Oumar qui se rend  compte "qu'une seule personne" ne peut pas réaliser les idées qui touchent la collectivité, sera parmi les étudiants les plus actifs de l'association. A Mâtam, le groupe d'étudiants qui anime l'association vit une expérience nou­velle. Ils sont mis au courant des événements qui se déroulent "Dans les grandes villes, à Dakar et à Saint-Louis" où "des étudiants se sont formés en association pour discuter sur la réforme de l'Education, sur l'amélioration de l'Université et des Lycées des grandes villes [...] et surtout sur les conditions des bourses et des examens" (p. 77). Il se produit alors un changement dans les idées et dans les buts de l'association : "Notre association a pris l'engagement de discuter, de s'informer des actions menées par les autres : s'ils déclenchent la grève on les soutiendra, s'ils nous disent de faire telle chose, on essaiera de la faire, même si on rencontre des difficultés" (p. 78). L'association devient un instrument de lutte sociale, elle brise la forme traditionnelle du rap­port harmonieux "donner-avoir" conçu pour le bien de la communauté, et se manifeste comme force d'opposition qui puise son énergie dans les idées pour lesquelles elle se bat. Oumar participe activement aux grèves déclenchées par l'association et il se retrouvera parmi les étudiants punis le plus sévèrement : "On m'a collé une étiquette : Erreur ! Source du renvoi introuvable." (p. 85). Il com­prend que la  force des idées se façonne par le risque, par le combat, et aussi par la perte d'un bien acquis. En France, Oumar réussit à faire partie des tra­vailleurs émigrants qui logent dans les foyers. Il renoue les liens avec le village à travers un rapport d'entraide. Il est parmi les ressortissants de Sintiâne en France qui envoient "de l'argent à la caisse du village : pour creuser les puits pendant la saison sèche, où il est très difficile d'avoir de l'eau, pour acheter notre mil au moment de la récolte, le stocker dans le village et ensuite le vendre à bas prix aux villageois quand ils en ont besoin" (p. 170). Mais la participation d'Oumar au bien collectif du village, faite selon les règles traditionnelles d'entraide, représente maintenant un engagement de routine par rapport à ses aspirations : "Je me suis un peu lancé dans les activités de l'U.G.T.S.F." (p. 145)[4]. "Tout de suite, je me suis engagé dans la lutte : je voyais comment on vivait dans les foyers... [...] Eux, (les travailleurs sénégalais en France), ils lut­taient ici, la seule chose pour moi, c'était de les rejoindre. Je me suis dit : Erreur ! Source du renvoi introuvable. "J'ai acheté les journaux, je les lisais, le les suivais de près" (p. 146). Ou­mar se transforme en personnage engagé et cela lui révèle les difficultés de l'engagement social. Les idées pour améliorer la société ne passent pas direc­tement de l'individu au groupe social, mais elles suivent un processus de matu­ration en passant à travers la connaissance des expériences précédentes. La participation sociale d'Oumar devient alors plus complexe : "Dans notre foyer, au début, il n'y avait qu'une dizaine de camarades prêts à déclencher la grève. J'en faisais partie. Mais déclencher la grève, ce n'est pas tout de suite, il faut d'abord expliquer, discuter avec les gens... [...]. Certains d'entre nous ne connaissent pas la situation ou même s'ils savent, ils ont peur. On a donc dé­cidé de leur parler pour leur faire comprendre et pour faire savoir à ceux qui n'osaient pas, qu'il y en avait d'autres à côté d'eux qui voulaient la même chose qu'eux" (p. 161). L'engagement social comporte de la part d'Oumar, un effort de conviction pour que l'idée proposée puisse briser le mur de méfiance et de peur du groupe social auquel elle s'adresse. Oumar découvre le rapport difficile de l'individu engagé qui a besoin de la solidarité sociale pour réaliser son idée et qui risque de s'engager dans une lutte sans savoir si son rapport avec le groupe social forme une alliance réciproque.


L'affirmation du "moi" social

            La participation aux luttes syndicales développe l'individualisme social d'Oumar. Il se bat pour ses idées : pour la justice sociale et contre les abus et les défauts des institutions. Cela développe aussi son esprit critique et il arrive à découvrir les défauts de sa société traditionnelle. Il dénonce "les marabouts et les griots" des gens qui "ne travaillent pas : au pays ils ne cultivent pas [...]. Ils ne vivent que sur le dos des autres" (p. 173). Aussi s'oppose-t-il aux douaniers qui exigent des paiements illicites des émigrants revenant au pays : "Moi j'ai dit que je ne payais pas pour les babouches de mon père, ni pour celles de ma mère. J'ai dit : "Pas question! [...]. Ce sont des cadeaux pour la famille". Et je n'ai pas payé... Ils (les douaniers) sont malins : ils disent que si tu refuses, ils vont te retenir" (p. 187). L'opposition d'Oumar aux impositions des douaniers révèle la force et l'assurance acquise à travers son engagement social, mais elle manifeste aussi un aspect de sa personnalité : "J'avais une tête dure"dit-il à propos de sa vie d'enfant "J'étais tellement dur que devant certaines choses je disais non" (p. 30). De temps en temps le refus apparaît dans ses rapports avec la communauté familiale. Il dira à sa maman : "Je ne peux pas! Je n'irai pas aujourd'hui à l'école tellement je suis fatigué!" (p. 42). A Abidjan il s'opposera aux décisions du cousin qui garde son argent, "cet argent, c'est moi-même qui l'ai gagné, bien fatigué d'ailleurs! Pas question d'aller maintenant au Sénégal !" (p. 107). Oumar n'a jamais vécu à l'intérieur de la communauté familiale et villa­geoise, un rapport d'harmonie totale. Si d'une part il a participé activement à la vie collective et s'il s'est identifié au groupe humain auquel il appartenait, il a d'autre part exprimé son caractère par des initiatives personnelles, par son obs­tination qui l'a amené à se battre, à s'engager dans les luttes sociales. Sa per­sonnalité s'est développée en dehors de la vie traditionnelle de la famille, du village, et ses idées, son individualisme intellectuel ne lui permettent plus de se considérer comme la partie qui compose avec l'unité d'une communauté bâtie sur des traditions acceptées aveuglément. Au village "si un garçon fait le travail d'une femme il est minimisé" dit-il [...] moi, je n'ai pas honte de le faire ! J'ai été puiser, j'ai été chercher des haricots, des fruits... Je l'ai fait la tête haute ! Et j'ai entendu des critiques" (p. 214). Aussi, dit-il, "Enfin, la dernière chose que j'ai faite c'est de manger avec mon père, quand on n'allait pas au champ [...]. A vingt ans, [...] au village, on ne mange pas avec son père" (p. 217)[5]. Oumar lance un défi à la communauté qui vit selon les traditions. Il brise volontairement les interdits et il s'oppose avec courage et détermination aux critiques. C'est l'acte le plus individuel de son engagement social. Il est seul avec des idées nouvelles, face au groupe social qui lui lance des critiques. Pourtant ses idées, bien que révolutionnaires, ne visent pas à détruire la structure de la commu­nauté traditionnelle : "Les vieux [...] ont les vieilles coutumes, les traditions qu'ils ont conservées de nos arrière-arrière-grands-parents. Tout ce qui nous est ac­tuellement utile ou qui peut nous être utile plus tard, il faut le conserver. Tout ce qui risque de nous retarder, de nous empêcher d'améliorer nos condi­tions de vie au village, il faut l'écarter" (p. 241). Oumar propose à la commu­nauté villa­geoise le modèle sur lequel il a bâti sa vie. Un modèle à la fois tradi­tionnel et porteur de nouveautés, un modèle qui soude les éléments positifs ex­périmentés dans le passé aux éléments d'une évolution sociale du présent. Il brise ainsi le mouvement statique du cercle de la communauté traditionnelle orientée tou­jours vers le passé et il la regarde non plus comme un paysage de vie harmo­nieuse, mais comme une structure à analyser et à restructurer : "Il y a un manque d'organisation au sein des villages, même s'il y en a certains qui se débrouillent quand même et qui s'intéressent à leurs problèmes" (p. 239) et il ajoute "Il faut que les jeunes, les moins jeunes, les vieux et les femmes se re­trouvent ensemble pour discuter des problèmes réels du village, des problèmes actuels : la faim, la soif, la santé, l'école, l'aménagement, etc" (p. 242). Mais "Cela dépend de la prise de conscience des gens. Si tous étaient conscients, je crois qu'ils auraient l'idée de penser d'abord à leur famille, de s'organiser dans leur maison pour créer une vie nouvelle (p. 211). Le renouvellement qu'Oumar propose est comme la grève proposée aux travailleurs émigrés en France : une idée qui demande d'être soutenue, elle demande "la prise de conscience de la part de tous". La cohésion de la communauté est la force essentielle pour réali­ser le bien être social, mais l'idée individuelle, l'idée réformatrice devient son moteur.

            A travers son autobiographie, Oumar parcourt un chemin dont le dé­part est son regard descriptif de la vie collective traditionnelle et dont l'arrivée s'entrevoit dans ses idées de transformation sociale. La société traditionnelle fi­gée dans sa structure communautaire héritée du passé doit se confronter avec le présent d'une collectivité qui vit en contact de plus en plus étroit avec la so­ciété européenne. De ce contact naissent les idées de renouvellement d'Oumar et aussi la nécessité de trouver un rapport social nouveau. C'est dans la re­cherche de ce rapport que l'on trouve peut-être la signification du titre de l'ouvrage. Yâkâré, "c'est un mot toucouleur" dit Oumar, "qui veut dire : pour tout ce que tu fais, il faut avoir la patience, le courage de le faire, il faut y mettre tout ton effort et penser qu'un jour tu arriveras au but. Il ne faut jamais te découra­ger" (p. 60). On trouve dans la signification du mot Yâkâré ce qui peut repré­senter l'élan d'un engagement social : celui d'Oumar et aussi celui de la com­munauté villageoise parce que Yâkâré est aussi le nom de l'association des cours d'alphabétisation au village.


 

 

 

 

 

 



[1]) Oumar Dia & Renée Colin-Noguès, Yâkâré, l'autobiographie d'Oumar, Mas­pero, Paris, 1982, p. 19.

[2]) L.S. Senghor, Liberté 1. : Négritude et Humanisme, Ed. du Seuil, Paris, 1964, p. 27.

[3]) "L'oncle paternel [...] occupe, en principe, la même position que le père dont il a le statut" dit Abdoulaye Bara Diop dans son ouvrage "La famille Wolof", Ed. Karthala 1985. L'oncle d'Oumar a lui aussi le statut du père bien qu'il appartienne à l'ethnie des Toucouleurs.

[4]) L'U.G.T.S.F. est une organisation syndicale dont le président est Sally, l'oncle d'Oumar. Elle agissait en France et en Afrique. En France Oumar essaie de profiter de la présence de son président, Sally, pour apprendre et développer les activités syndicales.

[5]) A partir de l'âge de 10 ans, les enfants mangent avec leurs camarades de la même classe d'âge et cela continuera pendant toute la vie.(cf. p. 217).