Anna  RIDEHALGH

Université de Southampton.

FONCTION  DE

L' AUTOBIOGRAPHIE  FICTIVE

DANS
MADEMBA DE KHADI FALL[1]

Née en 1948, Khadi Fall est actuellement maître assistante au départe­ment d'allemand de l'université Cheikh Anta Diop de Dakar. Son premier roman, Mademba, lauréat de la section roman du concours Sénégal-Culture de 1985, n'a été publié qu'en septembre 1989, chez L'Harmattan. Elle vient de terminer son deuxième roman, qui devrait normalement sortir dans le courant des douze mois à venir.

L'intrigue principale de Mademba est centrée sur l'autobiographie du hé­ros éponyme, qui à, l'âge de 5 ans, est inscrit par son père dans un daara (école coranique) à Wokaam, dans la banlieue dakaroise, à 120 kilomètres de chez lui. Deux ans plus tard, révolté par la brutalité du marabout, il s'enfuit du daara[2]. Il mène pendant plusieurs années une vie de vagabond dans les rues de Dakar, d'abord comme mendiant, ensuite comme cireur, avant d'être adopté, plutôt à contre-coeur, par son oncle Ablaay Joob (douanier riche et vénal), qui l'héberge contre un travail de domestique non rémunéré. Pendant cette dernière période Mademba arrive, grâce à ses propres efforts, à obtenir l'éducation dont jusqu'ici il avait été privé. Il se lie d'amitié avec sa cousine Faatim, de 17 ans son aînée.

Si ce court résumé peut donner l'impression d'une simplicité de conte de fées, je crois néanmoins que la réalité est toute autre: sur le plan es­thétique comme sur le plan idéologique, Mademba constitue un projet ambitieux et origi­nal.

Sur le plan esthétique l'autobiographe, que son oeuvre soit fictive ou non, a le choix entre trois stratégies fondamentales: celle qui consiste à étu­dier le développement psychologique d'une personnalité; celle qui consiste à raconter les événements historiques ou les développements sociaux du point de vue d' un observateur central; ou bien, troisièmement, il est possible de combiner ces deux stratégies, à l'exemple de plusieurs oeuvres africaines, no­tamment L'Enfant noir de Camara Laye. A première vue, Khadi Fall adopte dans Ma­demba la deuxième stratégie: le passage effectué par le narrateur du village au daara, du daara à la rue, pour se retrouver enfin dans la villa somp­tueuse de son oncle, permet à l'auteur de dépeindre plusieurs aspects de la vie sénéga­laise. L'action se déplace souvent, aussi bien dans le temps que dans l'espace: de l'hôpital où Mademba est actuellement malade à la maison de son oncle où il vit normalement et à des événements passés. Le temps du roman est donc stratifié plutôt que linéaire, ce qui permet à l'auteur non seulement d'éviter la descente dans le picaresque, mais aussi de lier entre eux les divers aspects de la critique sociale dont le roman est porteur. Ce mouvement dans le temps et dans l'espace nous oblige aussi à classer Mademba dans la troisième catégorie d'autobiographie, puisqu'il permet d'explorer en profondeur l'effet exercé sur le narrateur par les expériences qu'il a subies, et de tracer un lien entre cette analyse psychologique et le flux de la société sénégalaise dépeint par le roman.

J'espère dans cette communication examiner ces deux aspects du ro­man - l'analyse psychologique et la critique sociale - et la façon dont ils sont re­liés. Il me semble que l' originalité de Mademba, en tant qu' autobiographie fic­tive, réside principalement dans les procédés techniques utilisés par l' auteur pour relier les phénomènes sociaux à la psychologie de l' individu.

 

 

Aspects techniques

            Dans le temps central du roman, Mademba se trouve, à l' âge de 19 ans, à l' hôpital, souffrant d' une maladie de la gorge. Menacé de la perte de sa voix, sinon de sa vie, il se résout à enregistrer l' histoire de sa vie en parlant pendant une heure par jour devant un magnétophone emprunté. Cette oralisa­tion du ré­cit comporte des résonances ironiques puisque, dans sa course contre le temps, Mademba insiste pour utiliser l' organe même qu' il est menacé de perdre. L' oralité revêt une signification plus profonde encore, parce qu' elle symbolise le problème de l' analphabétisme et des rapports paradoxaux qui existent entre l' écrivain africain et sa société. Sorti de l' ignorance et de la mi­sère imposées par le daara, Ma­demba est maintenant instruit. Mais en choisis­sant de lui faire dicter son histoire plutôt que de la lui faire écrire (bien que le produit qui arrive entre les mains des lecteurs soit, évidemment, littéraire), Khadi Fall souligne le grand paradoxe de la littéra­ture progressiste, surtout en Afrique: ceux-là mêmes qui ont le plus be­soin de voir décrire et interpréter leurs problèmes et leurs luttes, sont inca­pables de lire les oeuvres qui en résultent. Bien avant Khadi Fall, d' autres écri­vains sénéga­lais ont traité de la vie du peuple - notamment Ousmane Sem­bène, dont le der­nier livre en date, Taaw, traite du chômage chez les jeunes à Dakar ; et, moins clairement peut-être, Aminata Sow Fall, dont La Grève des Battù traite des ef­fets d' une grève de mendiants dans une société où les gens pensent que leur salut dépend en par­tie de la pratique de l' aumône[3]. Mais comme tout auteur, Sembène et Sow Fall sont bien obligés de s' adresser aux lecteurs qui savent lire, même si ce qu' ils veulent interpréter est la vie des analphabètes[4]. A la fin de son roman, Khadi Fall souligne cette contradiction par l' intermédiaire de la voix de Mademba qui parle dans son magnétophone: "Je ne crois pas que j' aurais eu envie d' écrire tout ce que  je viens d' enregistrer s' il m' était arrivé de perdre la voix. Moi qui, depuis que j' ai appris à lire et à écrire ai toujours rêvé de voir mon nom dans la vitrine d' une librairie à côté de celui des grands écrivains, je me rends compte, au terme de mon discours, que mon message est destiné avant tout à ceux  qui, comme mon père et ma soeur, n' ont pas encore l' occasion ni les moyens d' apprendre à lire". (p. 171).

L' originalité esthétique du roman réside en grande partie dans sa struc­ture non-linéaire. Mademba, à 19 ans, enregistre petit à petit son histoire, mais le récit de sa vie passée est souvent interrompu par celui d' événements ulté­rieurs, par ses réflexions sur sa vie passée et présente, et par la description du simple va-et-vient de l' hôpital. Dans un sens l' histoire commence même par la fin, puisque le lecteur sait dès la préface que Mademba a 19 ans, qu' il est hos­pitalisé, qu' il attend une opération à laquelle il peut ne pas survivre, et qu' il re­çoit des visites de sa cousine et de son oncle. Dès le premier chapitre, le récit s' engage dans un temps stratifié, ce qui a pour effet d' établir à la fois des contrastes et des liens entre le présent de Mademba et son passé. Le résultat en est en partie de maintenir éveillée l' attention du lecteur: le désir de connaître l' itinéraire par lequel le petit garçon de 5 ans, abandonné à la non-éducation du daara, est devenu le jeune homme de l' hôpital de Fann, sûr de lui, bien instruit, tout à fait capable de s' exprimer. Le déplacement dans le temps, souvent au sein d' un même paragraphe, empêche le lecteur d' oublier cet écart entre le jeune Mademba et le Mademba adulte.

Dans le deuxième chapitre, Mademba commence la description de son départ du village vers Wokaam de la façon suivante: "Je crois que j' étais heu­reux à l' idée de voyager [...] je ne pou­vais imaginer alors qu' avec ce voyage, j' allais être définitivement séparé de ma mère... Encore le transistor!!! ... Cette voix de femme qui chante des paroles qu' accompagne le bruit de deux ou trois tam-tam... Je la re­connais, pour l' avoir souvent entendue sur les ondes de la radio... C' est  celle de la mère Takko, la célèbre griotte" (p. 13). L' enfant, dont le Mademba d' aujourd' hui se souvient peut-être mal ("Je crois que j' étais heu­reux...") ne pense qu' au présent et à un avenir très proche. Mais le lecteur se trouve brusquement projeté dans un avenir loin­tain (le pré­sent du récit principal) où il est entouré des bruits de l' hôpital: "Encore le tran­sistor!!!" Ce saut du passé au présent nous renseigne aussi sur l' intervalle qui existe entre les deux, lacune implicitement comblée dans le texte. Au transistor la chanteuse exprime la douleur de donner naissance à un fils au terme de neuf mois de grossesse, pour voir une belle-fille hostile s' emparer de lui par la suite. Mademba est tout de suite sur la défensive: "J' aimerais bien pouvoir lui de­mander combien de temps dure la gestation d' une femme pour qu' elle mette au monde un enfant de sexe féminin" (p. 14). Il faut rapprocher cette réflexion d' un rêve qu' a fait Mademba au premier cha­pitre, rêve où il est question de la perte de sa mère. Dans ce rêve, Mademba et ses parents voyagent dans un navire qui ressemble à une pagode; sans but apparent, tout au bonheur d' être ensemble, ils ne se soucient pas de se voir aller à la dérive. Au bout d' un cer­tain temps le navire se met à tanguer, et la mère de Mademba dit qu' il est temps de retourner "chez nous" sous les flots: "Je fus soudain pris de panique en réalisant que ma mère et  moi n' appartenions plus au même monde et que, si je ne faisais  rien, je ris­quais d' être entraîné par elle dans l' univers sous-marin des morts et des es­prits" (p. 10).

Mademba se réveille au moment où il essaie de quitter le navire. Au ni­veau du conscient, il rejette ce qu' il appelle "la facticité des rêves" (p. 11), di­sant simplement qu' il aurait voulu prolonger le rêve pour "m' imaginer les voyages autrement que ceux que j' avais été amené à faire durant ma vie" (p. 11). Il semble pourtant clair que trois éléments interviennent dans ce rêve: les voyages exotiques, le sentiment qu' a Mademba de l' approche de la mort, et ses sentiments de douleur et de culpabilité, dûs à sa séparation d' avec sa mère. Cette séparation même a deux facettes, puisque d' abord, Mademba lui-même a, à l' époque de son départ, recherché l' indépendance et le départ vers un monde nouveau, d' où remords ou même sentiment de culpabilité; et en­suite, comme nous l' apprenons plus tard, sa mère est morte depuis, n' ayant pas revu Mademba, et cela très brièvement, qu' une fois, au daara - d' où sen­timent de perte, de culpabilité encore, et de ressentiment envers le père qui l' a si tôt arraché à sa mère. A la différence donc du récit conscient de Mademba, le rêve nous indique l' importance, pour l' enfant de cinq ans, du choc émotionnel provoqué par la séparation d' avec sa mère; choc dont il n' est pas encore re­mis, et qui l' a profondément traumatisé, même si Mademba lui-même ne le re­connaît pas. Le rêve comble donc une lacune que la narration "consciente" de Mademba ne laisse pas percevoir. Il a aussi pour effet d' orienter le lecteur vers l' avenir, puisqu' à cette époque Mademba se croit destiné à une mort pro­chaine. Il se trouve en effet, dans ce rêve, tenté passagèrement par la perspec­tive de la mort: "En réalisant que l' aventure que je venais de vivre n' avait rien à voir avec la réalité, j' étais aussi curieux de percer le secret du royaume des morts en accompagnant ma mère sous les flots" (p. 11)

Lorsque Mademba s' échappe du navire, cela symbolise donc non seu­lement sa séparation d' avec sa mère, mais aussi son refus de la mort. Au ni­veau du conscient, Mademba est résolu à reprendre ses forces autant que pos­sible et à échapper à la mort, sinon en vivant, du moins en enregistrant l' histoire de sa vie avant de mourir. Il s' avère - mais ceci nous ne l' apprenons qu' à la fin du roman - que sa résolution a le dessus, et qu' il guérit. Mademba se raconte donc à la fois consciemment et inconsciem­ment, et l' écart entre les deux niveaux devient plus marqué dans le dernier pa­ragraphe du premier cha­pitre, quand Mademba dit: "Je ne me propose pas de faire le bilan de mes dix-neuf ans; je voudrais seulement parler des circonstances du voyage que j' ai fait entre NDand et Wokaam, alors que j' avais à peine cinq ans, de mes allées et venues dans Dakar avant mon installation définitive dans la grande ville" (p. 12).

L' histoire qui suit est effectivement celle d' un enfant qui, à force de vivre dans la rue, devient très vite indépendant au point d' être en apparence dé­pourvu d' émotions. Mais le texte dépasse largement le discours de Ma­demba lui-même. C' est à travers le rêve et la juxtaposition des souvenirs que le lecteur voit à quel prix psychologique l' enfant a acheté son assurance.

La révélation inconsciente de soi est en partie traduite par un glis­sement des personnes grammaticales employées. Dans la première moitié du livre Ma­demba adulte, racontant sa jeunesse, parle à la première personne; ce qui fait qu' il reste identifié avec lui-même, tout en ajoutant parfois aux souvenirs triés et enregistrés ses réflexions d' adulte. Vers le milieu du livre, à la fin du chapitre XI (p. 92) il commence à avoir le sentiment d' aller mieux. Refusant de croire que l' amélioration de son état puisse annoncer la guérison, il croit plutôt à un dernier regain apparent de vitalité dû à l' imminence de la mort. L' instant est marqué par une intervention de l' auteur dans la narration qui fait entendre au lecteur que Mademba se trompe sur son état médical: "Ce que Mademba igno­rait, c' est qu' il constituait un cas pour l' équipe de médecins qui suivaient sa maladie" (p. 93). Face au changement dans son état, Mademba réagit en se repliant sur lui-même, enregistrant désormais son histoire en s' adressant à lui-même plutôt qu' aux autres: "en reprenant son discours, [il] ne semblait parler que pour lui-même" (p. 94).

Ce repli sur soi se traduit, sur le plan littéraire, par une séparation d' avec lui-même. Mademba se parle au temps présent: "... tu es fixé, tout à fait fixé. Ils ne te l' ont pas avoué, mais il savent tous que ton heure est proche" (p. 94). Tout en continuant d' employer souvent la première personne en parlant de lui-même plus jeune, il a cependant de plus en plus tendance à parler de lui-même (au présent comme au passé) à la troisième personne, passant parfois d' une personne à l' autre entre deux phrases: "Mais ce que je ne puis oublier c' est moi, le jeune Mademba, tel que j' étais chaque matin dans la cité de la Sicap.  "Quand il se trouvait le matin dans le quartier où habitait son oncle et sa famille, Mademba ne manquait jamais d' aller recueillir le sucre, le kola et les pièces de monnaie qu' Aja Nabu lui donnait en aumône." (p. 115). Quelquefois ce pas­sage d' une personne grammaticale à l' autre s' opère sur plusieurs pages: "Je tente de retrouver Mademba à huit ans, après qu' il eut pris une nouvelle fois la décision de ne jamais plus mettre le pied dans le quar­tier où se trouvait la villa 5B. "Il connaissait désormais le centre de la ville " (p. 131). Quelques pages plus tard, au cours d' une description de la période où Mademba était cireur, la narration passe de nouveau de la troisième à la pre­mière personne: "Mademba était devenu très flatteur vis-à-vis de ses clients potentiels: ' Un coup de brosse sur vos mocassins, Monsieur, et vous serez le plus élégant de la place!' " (...) "Je me rends compte à présent à quel point j' étais devenu beau parleur. Je sa­vais flatter, flagorner, ramper à l' occasion" (p. 134). La narration reste à la pre­mière personne pendant deux chapitres, pour passer ensuite à la troisième per­sonne au cours d' une scène, dont Mademba adulte se souvient, où le jeune Mademba attend sa cousine Faatim.

Cette dernière, ayant fait connaissance avec lui puis découvert le secret de son identité, a pris rendez-vous avec lui pour l' amener chez l' oncle Ablaay. Elle n' arrive pas au rendez-vous, et le jeune Mademba est tout de suite dévoré par le pessimisme et la méfiance. Il s' imagine tour à tour qu' elle l' a trompé et qu' elle a été victime d' un accident ou d' une agression:  "C' est qu' en ce temps, la lucidité inhérente à sa maladie le lui fait comprendre au­jourd' hui, Ma­demba avait vite conclu que les riches ne pouvaient pas être hon­nêtes et sin­cères, autrement ils ne seraient pas devenus riches: il leur avait fallu tromper les autres, comme Faatim venait de le tromper" [...] "Des idées saugre­nues, Mademba en avait plus d' une, et puisqu' il s' agit aujourd' hui de jouer le jeu de la vérité, je dois l' exhorter à se souvenir et à avouer toutes les pensées sombres qu' il entretenait en attendant vainement l' arrivée de sa cousine Faa­tim" (p. 147). "...la lucidité inhérente à sa maladie le lui fait comprendre au­jourd' hui..." "je dois l' exhorter à se souvenir et à s' avouer..." Que traduit cette façon qu' a Mademba d' identifier son moi actuel avec son moi plus jeune et presque simultanément de se distancier de tous les deux ? Son attitude à ce moment révèle en partie à quel point, tout parent pauvre qu' il est, il a perdu dans la villa d' oncle Ablaay ses réflexes de vagabond: ne jamais avoir confiance en qui que ce soit, surtout pas en ceux qui semblent s' éprendre de vous; ne jamais avoir confiance en la chance; ne jamais oublier que le désastre peut frapper d' un moment à l' autre. Le plus frappant dans ce passage est que c' est seulement au moment où il se souvient d' une crise passée, que cette ca­ractéristique réapparaît dans la personnalité de Mademba adulte. Dans ses souvenirs de la vie quotidienne avec ses camarades de la rue, bien que faisant preuve d' un certain scepticisme (comme par exemple quand il espionne son ami Maalik pour savoir comment il fait pour gagner de l' argent de poche) il ré­vèle très peu les traumatismes qui ont dû donner à l' enfant ces traits de bête sauvage. Le malade adulte, quelque peu de confiance qu' il puisse avoir dans ses chances de guérison, donne en général l' impression d' avoir surmonté sa méfiance habituelle vis-à-vis des autres - au point d' entretenir des rapports très affectueux avec sa cousine. Ce n' est guère un hasard si, dans la crise pré­sente, où Mademba perd toute confiance en sa capacité de survivre, il est de nouveau envahi par le sentiment de méfiance généralisée qui lui était habituel par le passé. Crise présente et crise passée se rejoignent à travers le pessi­misme profond inculqué par les expériences de l' enfant. Et pourtant, pour pou­voir raconter ces expériences, Mademba doit prendre du recul par rapport à son moi jeune et à son moi adulte, les embrassant et les secouant tout à la fois pour leur faire livrer leurs secrets. Pendant cette phase du roman, la continuité du moi jeune et du moi adulte se révèle seulement dans les passages où Ma­demba, convaincu de la proximité de la mort, se rappelle et revit avec acuité les moments de crise. Le texte suit ainsi les flux et reflux de la perception qu' a Ma­demba adulte de sa propre existence.

On a dit du style de Mademba qu' il est "simple, dépouillé", et il est vrai qu' à première vue l' emploi du français standard donne au texte une appa­rence plutôt plate. Malgré le vocabulaire parfois familier ("vadrouille", "faire la noce") et l' utilisation de l' alphabet wolof, l' auteur n' essaie pas de reproduire le registre du wolof que doivent parler la plupart des personnages, et la narration de Ma­demba lui-même reste en général dans un registre plutôt formel. Le pro­blème du registre, qui revient souvent dans l' étude des textes africains, est irrévoca­blement lié à celui de la langue. Force est de reconnaître que de nom­breux au­teurs africains écrivent en anglais, en français ou en portugais, et il n' est pas de mon propos ici de rouvrir le débat sur l' emploi des langues "européennes". Ce qui importe ici, par contre, c' est que l' emploi d' une langue étrangère (française en l' occurrence) implique la traduction des paroles des personnages d' une langue africaine en français. Dans un cas semblable, la question du re­gistre se pose, car dans tout texte littéraire, l' effet produit par le choix du re­gistre, surtout dans le discours des personnages, varie non seule­ment selon la richesse de vocabulaire de l' auteur, mais aussi selon la culture du lecteur et les associations culturelles évoquées par la langue elle-même. Quel registre du français faut-il employer pour exprimer (par exemple) les pen­sées ou le dis­cours d' un paysan sénégalais ou malien - le problème se pose de façon très aiguë pour le lecteur d' Ibrahima Ly[5] - ou, comme ici, d' un petit men­diant daka­rois? Le registre très littéraire de Ly, et même le registre soigné adopté habi­tuellement par Khadi Fall, peuvent sembler mal à propos; mais toute tentative de transposition du discours des personnages dans un registre paysan ou ou­vrier produirait des résonances culturelles qui ne seraient pas plus appro­priées.

La richesse de Mademba réside dans l' organisation des événe­ments et des souvenirs plutôt que dans les effets stylistiques. La structuration du person­nage principal est accomplie avec une subtilité considérable, reposant en grande partie sur le non-dit: le traumatisme causé par le passage abrupt de l' état d' enfant à celui de talibé à l' âge de cinq ans et par la vie de vagabond que Mademba a été obligé de mener par la suite, n' est nulle part ouvertement analysé ni commenté. L' oeuvre peut même, au premier abord, sembler man­quer de profondeur psychologique. Ce n' est qu' à l' examen de la juxtaposition du rêve, de l' actualité, des première, deuxième et troisième personnes, que la complexité du texte se révèle pleinement.

 

Critique sociale

Le jeune Mademba est à plus d' un égard marginalisé. C' est un enfant abandonné, virtuellement sans famille.  Vivant dans la rue, il possède une com­préhension précoce de la vie; mais c' est néanmoins un enfant, et donc un être encore asexué. Il est donc capable d' observer et d' enregistrer les rap­ports de ceux qui l' entourent, en tant que confident compréhensif plutôt que participant ou complice. Faisant partie de ces deux formes de marginalisation - vagabon­dage et asexualité - il est bien situé pour dépeindre les déchirures de la société sénégalaise. Ses souvenirs de la mère (Callal Faal) dont on l' a arraché si jeune nous donnent un aperçu de la vie des paysannes. Callal Faal essaie en vain de dissuader son mari (Samba Koor Jeng) d' envoyer l' enfant au daara; mais elle est finalement obligée de se plier à sa volonté.

Mademba lui-même, réfléchissant plus tard à la conversation qu' il a en­tendue, interprète la situation de sa mère: "Cette femme qui craignait sans doute, en suscitant la colère de son époux, de se voir interdire l' accès du para­dis dont la clé était censée être l' apanage exclusif des hommes, cette  femme dont j' étais le fils aîné me fit sincèrement pitié." (pp.  17 - 18). Cette réflexion démontre à quel point on a l' habitude de se servir de la religion pour étouffer toute protestation de la part des femmes. Pour Khadi Fall elle-même, ce chan­tage exercé par les hommes au nom de la religion n' est qu' une déformation de l' Islam[6] : nulle part dans le Coran, affirme-t-elle, il n' est dit que l' accession de la femme au paradis dépend de l' obéissance absolue qu' elle voue à son mari; et pourtant, dans la société sénégalaise, la pression qui amène à croire le contraire est quasiment irrésistible. Les femmes sénégalaises jouissent souvent d' un degré important d' indépendance, mais celle-ci doit coexister, souvent de façon assez contradictoire, avec l' autorité absolue exercée par le mari au sein du ménage. Très souvent, des femmes qui n' ont aucune autonomie au foyer s' engagent dans un commerce dont elles réservent les bénéfices exclusive­ment pour elles et pour leurs enfants, voyant dans cette indépendance le qui pro quo de la soumission exigée par leurs maris au foyer.

Callal Faal est bien obligée de se soumettre, et Mademba, plus tard, s' indigne de la façon dont elle lui a été volée par son père et par Serigne Baabu (le maître du daara) "au nom d' une religion qu' ils étaient, à maints égards, les premiers à bafouer" (p. 72). Pourtant, Calla Faal est représentative des qualités de résistance et d' intelligence des paysannes: qualités qui font d' elle un des personnages féminins les plus positifs, et les plus progres­sistes, du livre. Bien plus que son mari, dont la pensée est entravée par son éducation islamique, Callal Faal sait profiter de toute expérience et l' intégrer dans sa vision du monde. C' est ainsi qu' elle s' oppose aux projets de son mari parce qu' ayant vu un film sur la vie des talibés (Njangaan, de Johnson Traoré), elle en a estimé les souffrances et les dangers: "Je pensais seulement, comme je l' ai vu dans ce film, l' unique fois où je suis entrée dans une salle de cinéma à Louga, que certains daara situés dans la banlieue de la capitale contribuaient  à faire de nos enfants de vrais délinquants, à cause précisément de  la mendi­cité à la­quelle les marabouts les soumettent" (p. 17). Confrontée au dessein sans retour de son mari de remettre la vie de son fils entre les mains de Dieu, elle répond: "Aidons-nous et le ciel nous aidera" (p. 17). Ce n' est que beaucoup plus tard que cette pensée est commentée, lors de la conversation qui a lieu entre Ma­demba et sa soeur Koddu au sujet de leur mère, morte maintenant de­puis bien des années. Koddu nous trace le portrait d' une femme qui, malgré sa soumis­sion apparente à Dieu et à son mari, possède une grande capacité de résis­tance et la résolution de surmonter tous les obstacles par le recours à des solu­tions collectives: "...pour ma mère, tout ce qui arrivait aux membres de la famille et aux gens du village: le manque d' eau, le manque de vivres, bref la misère était certes l' expression de la volonté divine, mais [...] Dieu ne bougerait pas un seul pouce pour aider les pauvres, si ces derniers ne lui signifiaient pas concrètement qu' ils en avaient assez d' être pauvres, c' est-à-dire s' ils ne mettaient pas ensemble toutes leurs ressources physiques et  mentales pour aller en guerre contre la calamité" (p. 69). Mademba lui-même s' étonne de ce mélange de fatalisme et de combati­vité, mais sa soeur "épousait parfaitement les vues de ma mère" (p. 69). De mère en fille les paysannes, même si elles acceptent bien des aspects de leur situation sans broncher, sont néanmoins combatives et collectivistes, et ceci est peut-être un des aspects les plus positifs du livre, du moins en ce qui concerne les personnages féminins. Pour elles la simple survie l' emporte né­cessairement sur leur épanouissement personnel; mais la dialectique de leur propre observa­tion du monde et de l' analyse propo­sée par Mademba (dialectique opérée en partie à travers les conversations de Mademba avec Koddu), doit sûrement donner lieu à des changements d' attitude. La déclaration de Mademba qui clô­ture le livre revêt une signification accrue à la lumière de cette réciprocité: "...mon message est destiné avant tout à ceux qui, comme mon père et ma soeur, n' ont pas encore l' occasion ni les moyens d' apprendre à lire" (p. 171).

Il est clair à partir du texte de Khadi Fall qu' il n' existe pas de cloi­son étanche entre la campagne et la ville. Interpréter autrement le roman, es­sayer de séparer le "traditionnel" d' avec le "moderne"[7] serait mal interpréter le livre, et pourrait être dangereux: d' abord parce qu' on risquerait de tomber dans le piège de la nostalgie, ensuite parce qu' il faudrait fermer les yeux sur les réa­lités de la vie sénégalaise. Il n' existe pas de société immobile, mais la société séné­galaise des 15 années qui viennent de s' écouler a été particulièrement mou­vementée. Le dépeuplement de la campagne en direction de la ville s' est ac­céléré. Sous les pressions jumelées de la sécheresse et de l' appauvrissement du sol dû à la culture de l' arachide, les paysans quittent la campagne en nombres grandissants et la région de Dakar voit sa population s' accroître de façon alarmante. Dans ces circonstances, la division entre la campagne et la ville est particulièrement perméable. Les rapports qu' entretient Mademba avec sa soeur Koddu en fournissent un exemple.

Il existe néanmoins dans le livre une différence tangible entre les cou­tumes des citadines et celles des paysannes. Si les paysannes semblent fina­lement - paradoxalement peut-être - plus en mesure de diriger leur propre des­tin, ce n' en sont pas moins les bourgeoises de la ville qui occupent le centre de la scène. Ici comme ailleurs, Khadi Fall se sert du marginalisé qu' est Ma­demba pour illuminer d' en dessous les failles de la société sénégalaise. Dans la so­ciété qui nous est dépeinte, aucun rapport sexuel d' égal à égale ne semble possible entre hommes et femmes, et les femmes, dépendant plus que les hommes de leurs rapports sexuels (puisque c' est de ceux-ci qu' elles doi­vent retirer aussi bien standing social que bien-être psychique et matériel) sont dés­avantagées. A la ville comme à la campagne, le mariage comporte une re­lation de dépendance sociale plutôt que de respect et de compréhension réci­proques.

Callal Faal est bien obligée d' étouffer son désaccord face aux projets de son mari. Chez Ablaay Joob, chacune des épouses présente une at­titude dis­tincte et représente un dilemme différent[8]. La première femme, Ngoone, est la mieux située pour discuter et négocier avec son mari - privilège qui revient de droit à la première femme, celle qui vit depuis le plus longtemps avec le mari, et la seule à avoir eu avec lui un rapport exclusif. Les débats de Ngoone avec Ablaay Joob ont lieu à huis clos, et c' est la situation de margina­lisé de Ma­demba qui permet à celui-ci - le membre le plus démuni et en principe le plus ignorant de la famille - d' écouter et de transmettre ces conversations. Aux yeux des époux:  "...c' était un enfant tout à fait particulier, sans éducation, par conséquent ignorant et nullement à craindre. Ils n' avaient pas besoin de prendre des précautions particulières devant lui; il n' irait jamais raconter nulle part ce qu' il entendrait; il devait être trop heureux de trouver enfin une famille, un toit, pour occuper son esprit à des sujets qui le dépassaient" (p. 33). Malgré la relation relativement privilégiée dont elle jouit auprès de son mari, Ngoone n' a ni sa confidence ni sa confiance. Toute épouse, par définition, du moins dans un mariage polygame, est dangereuse. Ablaay Joob a déjà été obligé d' en renvoyer une qui aurait essayé de l' ensorceler; il ne peut donc plus s' offrir le luxe de permettre aux autres l' accès libre de sa chambre - privilège réservé désormais à son domestique et, puisqu' il paraît intelligent et discret, à Mademba. Tante Ngoone connaît donc tour à tour les privilèges et les humilia­tions de la première femme. Elle s' est déjà trouvée dans l' obligation de se battre contre la deuxième, répudiée depuis; à l' époque du roman, elle se trouve dans l' obligation de coexister - difficilement - avec la deuxième femme actuelle, Aja Nabu, et avec la très jeune troisième femme, qui habite ailleurs. Depuis son troisième mariage, son mari a pris l' habitude de passer ailleurs les nuits qui sont officiellement dues à Ngoone. Elle souffre aussi à cause de son éducation traditionnelle et de son manque d' instruction par rapport à sa "rivale", Aja Nabu, qui aime parler français (p. 38: Aja Nabu "se mettait à parler cette maudite langue que sa rivale ne comprenait pas").

De toutes les femmes, Aja Nabu est celle qui est la plus proche de Ma­demba et qui occupe donc la plus grande place dans ses pensées et dans le livre. Parmi les commères du voisinage elle a la réputation d' être légère: "Regardez donc qui va là! C' est au tour de qui aujourd' hui? Au tour du cordon­nier ou au tour du tailleur?" (p. 100). Pendant l' intervalle entre son divorce (d' avec un mari diplomate qui l' avait abandonnée pour une femme plus jeune) et son deuxième mariage, Aja Nabu a mené pendant une courte période la vie d' une courtisane discrète: c' est effectivement par ce moyen qu' elle est arrivée à se marier avec Ablaay Joob. Dans sa carrière de courtisane comme dans son premier mariage, elle a fait preuve d' un tel don pour la manoeuvre qu' il lui est maintenant impossible d' être ouverte et honnête dans ses rapports avec les hommes.

Les rapports d' Ablaay Joob avec ses première et deuxième femmes sont symbolisés par sa chambre à coucher. La plus grande pièce de la maison, elle est entièrement peinte en bleu, "de toutes les nuances de bleu que l' on pouvait imaginer" (p. 35). A côté se trouve la salle de bains qui, pour em­prunter les paroles de Mademba, "me paraissait anormalement grande et dans laquelle on se sentait comme dans un énorme bocal en verre, rempli d' une eau de source où pousseraient un millier de plantes tropicales" (p. 36). Dans aucune des deux pièces il n' est possible de constater la moindre trace de l' une ou de l' autre femme. Les appartements d' Ablaay Joob sont ceux d' un individu isolé et suffisant. "Tout y était exclusivement marqué par la personnalité d' oncle Ablaay" (p. 36). Le domestique s' empresse chaque matin de changer les draps, éliminant ainsi toute trace d' une présence féminine, et c' est le plus sou­vent en vain que Mademba essaie de "dépister la présence de l' une et de l' autre" en surprenant la trace de leurs parfums respectifs: "Cependant, c' était presque toujours la forte odeur de Givenchy dont s' aspergeait mon oncle qui neutralisait toutes les autres odeurs" (p. 37). La troisième femme n' apparaît jamais. Etudiante à la faculté (et donc à peu près du même âge que les filles de son mari et de Ngoone), elle habite à Mermouz et prend, dit-on, la pilule contra­ceptive à l' insu de son mari. Tout, dans ce texte, tend à souligner l' isolement du mari.

Dans cette famille, les femmes de la génération de Faatim (qui est la fille de Ngoone) sont, tout comme leurs amies, monogames. Pourtant leur vie, sur­tout en ce qui concerne leurs rapports avec leurs maris, ne semble pas beau­coup plus heureuse que celle de leurs mères. Il est sous-entendu que leurs ma­ris, bien que monogames, entretiennent néanmoins des liaisons illicites (p. 79: pendant trois semaines, quand l' eau est coupée dans leur immeuble, le mari d' Alima trouve toujours où se laver et se raser). Leur monogamie semble repo­ser davantage sur un modernisme factice - consommation ostensible, écoles privées et snobisme social - que sur des rapports vraiment affectueux ou un féminisme réel.

Quant à Khadi Fall elle-même, elle estime que les pires effets de la poly­gamie retombent, non pas sur les épouses ("qui après tout sont des adultes") mais sur les enfants, qui souffrent d' être privés de l' affection du père, et qui sont souvent victimes de la rivalité qui existe entre les co-épouses[9]. Cette thèse est illustrée dans le livre de deux façons: d' abord, par l' enthousiasme avec le­quel Ngoone, qui a évité les grossesses pendant 12 ans, retombe en­ceinte aussitôt que son mari prend une deuxième femme. Deuxièmement, la polyga­mie de ses parents semble être à l' origine de la marginalisation de Faatim. Pendant son enfance et son adolescence, Faatim était plus proche de son père que de sa mère - tel est, du moins, l' avis du père: "lui [...] avait tou­jours été son meilleur ami et son plus grand confident, même pendant ses der­nières années de lycée" (p. 31). Les liens se sont relâchés quand elle est partie faire ses études à Paris, puis brisés quand elle est rentrée munie d' idées neuves sur les rapports entre parents et enfants et sur l' autorité du chef de fa­mille. Faatim elle-même, dans une conversation avec Mademba, rend respon­sables les liens très proches qu' elle a eus pendant sa jeunesse avec son père plutôt qu' avec sa mère de ses problèmes affectifs actuels:  "Une mère, on l' a toujours près de soi, tandis qu' un père polygame, il vous échappe. Elle sem­blait tout d' un coup faire une découverte en affirmant que l' amour d' un père  polygame ne suffisait pas à donner à l' enfant cette maturité affective indispen­sable à son épanouis­sement" (p. 31).

Consciente de ses problèmes affectifs, Faatim est séparée de ses pa­rents, et sa mère accepte mal cet écart entre les générations. Déchirée entre une fille rebelle et un mari en colère, elle prétend en vain que toutes les filles qui font leurs études en Europe n' adoptent pas les mêmes attitudes que Faa­tim; il y en a, dit-elle, qui se soumettent toujours à la polygamie et qui recon­naissent l' importance de la caste dans le mariage. En épousant cette attitude, Ngoone montre à quel point elle a elle-même intériorisé la désapprobation de son mari. Elle ne dispose d' aucun moyen de remettre en cause sa dépendance ni les causes profondes de son insécurité. Son unique ressource, pour faciliter le départ de sa deuxième fille sur Paris, consiste à prétendre que l' expérience ne va en rien la changer ni menacer les valeurs traditionnelles. Faatim, par contre, insiste pour frayer sa propre voie. Malgré les protestations de sa famille, elle épouse Kariim, un co-étudiant de caste inférieure. Le mariage sombre sous la double pression de la désapprobation familiale et de l' ambition de Kariim. Ce dernier quitte Faatim (pour aller travailler aux Antilles) avant même la naissance de leur enfant, proférant prétextes et promesses. Dans l' épisode du divorce et de son remariage, Kariim fait preuve d' égoïsme et de mauvaise foi: signe de plus que le problème de la phallocratie, bien que posé de façon particulièrement aiguë dans la polygamie, n' est pas forcément résolu par la monogamie.

En dehors du mariage, les rapports homme-femme ne sont pas plus honnêtes. Pendant son séjour à l' hôpital, Mademba entreprend la séduc­tion d' Ayda, la mère d' une jeune malade. Elle s' avère d' autant plus facile que Ma­demba la convainc, par les habits qu' il porte, de sa richesse et de son impor­tance sociale, et Mademba, effrayé par cette naïveté, abandonne très vite ses projets. Les changements dans l' institution du mariage constituent un as­pect d' une société en voie de transmutation. Que Khadi Fall sache saisir ce mou­vement de la société et y insérer ses personnages, constitue un de ses grands atouts. Abdoulaye-Bara Diop analyse ainsi l' incidence du divorce dans la so­ciété wolof actuelle:  "En fait, cette évolution des moeurs, l' accroissement du taux de divorces, sont moins la conséquence d' une législation formelle (religieuse ou coloniale) que le résultat de la destruction des structures et des valeurs traditionnelles, sans que de nouvelles aient pris efficacement la relève dans la résolution des problèmes qui se posent aux individus et aux groupes, à l' époque actuelle"[10].

Le roman de Khadi Fall, comme on l' a déjà vu, tend à suggérer que les structures existantes, à la ville comme à la campagne, sont répressives. A la campagne, son roman montre le poids d' une tradition dans laquelle une inter­prétation déformée du Coran est mise au service de l' autoritarisme mascu­lin. A la ville, les restes de cette tradition se conjuguent mal avec un individua­lisme et un matérialisme croissants. Khadi Fall réussit admirablement à dé­peindre une société en mal de valeurs, dans laquelle seuls les aliénés et les corrompus arri­vent plus ou moins à s' en sortir. Sur le plan matériel, les Ablaay Joob s' enrichissent par la corruption, tandis que les paysans sont obligés d' envoyer leurs enfants dans les daara pour "ne pas les voir mourir de faim" (p.  91; voir aussi à la p.  68 la corruption des politiciens). Sur le plan psychique, les aliénés et les malhonnêtes, par définition, se trompent et trompent les autres. C' est ainsi que les personnages masculins les plus puissants - le père de Mademba, Ablaay Joob, Kariim - érigent leur vie sur des fondements d' égoïsme et d' autoritarisme, renforcés par le refus de toute communication d' égal à égale avec leurs femmes. De même, les personnages féminins aliénés - Ngoone, Ayda, les jeunes Ajas contemporaines de Faatim - intériorisent leur assujettis­sement et l' impossibilité de toute honnêteté dans leurs rapports avec leurs ma­ris. Celles qui n' ont pas de scrupules - telle, par exemple, Aja Nabu - tout en trompant et manipulant leurs maris, restent pourtant lucides vis-à-vis de leurs propres ambitions et des stratégies qu' elles sont obligées d' adopter pour les réaliser. Dans la société urbaine du roman, seuls les personnages margina­lisés arrivent à garder leur authenticité. L' homosexuel Batoor, qui essaie de sé­duire Mademba à l' hôpital, accepte de bon coeur le refus de celui-ci, et ne lui retire ni sa franchise ni son amitié. Faatim, le personnage le plus consciemment rebelle, subit aussi la marginalisation la plus douloureuse: ferme dans son refus de l' autoritarisme et de la pression familiale, résistant à la tentation de l' égoïsme et de la vénalité, refusant de pratiquer l' exploitation psychologique ou maté­rielle, elle n' arrive à survivre que dans les interstices de cette société en voie de mutation. Son ambition de se frayer une carrière indépendante et des rap­ports humains authentiques semble vouée à l' échec; si grande son in­tégrité soit-elle, elle semble destinée, dans la société des nouveaux riches da­karois, à rester Faatim la folle, victime de son manque de chance, de circons­tances mal­heureuses et aussi peut-être en partie de son propre mauvais juge­ment sur les possibilités d' action dans cette société. C' est avec Mademba - personnage marginalisé en vertu de sa situation sociale plutôt que de sa per­sonnalité - qu' elle établit les rapports les plus intimes. Quant à Mademba lui-même, il est difficile de savoir s' il aspire à quelque chose d' autre que de triom­pher de sa maladie et de nous communiquer son histoire. Il a la double ambition de devenir romancier et de transmettre ses idées à ses compatriotes illettrés, et il est clair que si cette première ambition est réalisable, la seconde l' est beau­coup moins.

Le problème de la société, tel qu' il est présenté dans ce roman, ne ré­side pas dans le passage des "bonnes" valeurs traditionnelles aux "mauvaises" valeurs modernes ou occidentales. Il réside plutôt dans le fait qu' au sein de la société urbaine se développe une culture matérialiste, indivi­dualiste et corrom­pue dans laquelle les vestiges de l' autoritarisme traditionnel et d' un collecti­visme en grande partie inapproprié aux nouvelles conditions de vie, pèsent très lourd sur les individus. Même à la campagne, ces valeurs d' autoritarisme et de collectivisme ont assumé une forme qui entrave le pro­grès. L' attitude de Callal Faal, telle qu' elle est décrite par son fils, montre de quelle façon l' action collec­tive pourrait aider à secouer le joug de l' autoritarisme existant. Les femmes paysannes sont en lutte non pas pour ob­tenir les richesses ou le standing per­sonnels, mais pour se libérer de la pau­vreté. La mère de Mademba, en préconi­sant l' action et le collectivisme, refuse le fatalisme et par là même l' autoritarisme de la théologie de son mari. La ré­volte de Callal Faal et de sa fille peut sembler bien moins radicale que celle de Faatim ou des Ajas: mais ce sont les paysannes qui font preuve du plus de lu­cidité, et qui envisagent de la façon la plus pratique l' épanouissement individuel sans individualisme. Pour l' instant, leur initiative est étouffée sous le double poids du conservatisme reli­gieux et des privations matérielles - causées ou du moins aggravées par la cor­ruption et la dépense ostensible qui caractérisent la bourgeoisie dakaroise.

 

Conclusion

Khadi Fall a elle-même exprimé la crainte que dans son désir de com­muniquer l' interdépendance des différents aspects de la société sénéga­laise, elle n' ait essayé de trop mettre dans son livre, et qu' elle n' ait par consé­quent traité certains thèmes - notamment celui d' Aja Nabu - de façon trop hâ­tive[11]. Il est vrai que le livre peut sembler trop fourni, et on a parfois le sentiment que l' auteur aurait pu, à partir des mêmes éléments, faire plusieurs romans au lieu d' un[12]. Pourtant, les divers aspects du livre contribuent à la création d' un ta­bleau complexe de la société.

Sur le plan idéologique, les perceptions et les réflexions de Ma­demba permettent de voir et de juger la société. Les souvenirs de Mademba, ses conversations avec sa soeur, le regard qu' il jette sur le ménage de son oncle, et les confidences d' Aja Nabu et de Faatim: tout contribue à enrichir le ta­bleau d' une société où les clivages vont se multipliant.

Disposant de plus de données, le lecteur est plus capable que Mademba de former un jugement sur la société; en reconstituant par exemple les frag­ments du rêve de Mademba, ou en évaluant ses incertitudes ou sa ten­tative de séduction d' Ayda à l' hôpital, le lecteur a une vision plus cohérente de la so­ciété que celle de Mademba lui-même. Sur le plan esthétique, pourtant, cet avantage n' est pas sans poser de problèmes, car Khadi Fall va jusqu' aux li­mites de ce que permet la narration à la première personne. Mademba semble parfois dépasser ses compétences d' observateur. Ses souvenirs de la conver­sation qui a lieu entre ses parents à la veille de son départ pour le daara, est in­dispensable à l' appréciation que le lecteur va former, non seulement des trau­matismes que Mademba lui-même a soufferts, mais aussi des clivages qui exis­tent dans cette société d' un traditionalisme en apparence sans faille. Mais que faut-il penser de ses souvenirs, si exacts, et de la capacité d' analyse de l' enfant de cinq ans ? Est-ce qu' ils indiquent le début du processus de trauma­tisation qui se dessine si nettement dans les phases ultérieures du texte ? - ou bien, au contraire, est-ce qu' ils ne diminuent pas l' impression d' assurance que donne le vagabond que Mademba deviendra ? Car, s' ils paraissent réalistes chez l' enfant de cinq ans, c' est que celui de huit ans n' aura ni changé ni évo­lué, ni subi de traumatisme. La scène de la conversation entre Callal Faal et Samba Koor Jeng souligne donc l' amplitude de la gageure technique à laquelle Khadi Fall s' engage.

Il se pose à peu près le même problème à propos de la description four­nie par Mademba du ménage d' Ablaay Joob. Mademba comprend très bien l' histoire et la motivation de tous les membres de la famille, et la diversité du ménage ajoute à la richesse du récit. Mais en racontant le ménage, Mademba court le risque de dépasser ses compétences d' observateur; le narrateur omni­scient risque de prendre la place du protagoniste de l' autobiographie. En l' occurrence, le jeu en vaut la chandelle, et l' omniscience de Mademba constitue un aspect important du roman. Pour certains membres de la famille, Mademba est invisible parce que domestique; et il est admis dans tous les se­crets parce qu' il est, paradoxalement, en même temps domestique et membre de la famille, et qu' on peut donc compter sur lui pour ne pas révéler les secrets qu' il a entendus. Sa double fonction le rend donc doublement insignifiant pour certains membres de la famille. Aja Nabu et Faatim, par contre, ont confiance en lui parce qu' en grande partie elles assimilent leur situation à la sienne; ils sont tous les trois, et chacun à sa façon, étrangers à la famille. Ce qui aurait pu constituer un problème technique tourne donc à l' avantage littéraire du livre, donnant des résonances plus profondes au portrait de la société.

Mademba arrive à comprendre certains personnages à partir de l' observation, d' autres à partir de ce qu' ils racontent d' eux-mêmes; mais dans les deux cas, c' est sa situation de marginalisé qui fait de lui un observateur pri­vilégié. En ce qui concerne sa présentation de lui-même, c' est encore une fois sa condition de marginalisé qui lui donne le courage et la lucidité de se raconter consciemment - mais parallèlement, c' est encore cette même condition qui en­traîne la révélation inconsciente de sa psyché.

Khadi Fall nous présente, dans Mademba, le portrait d' une so­ciété dis­loquée et nous montre comment - et à quel prix - cette société produit des êtres marginalisés. C' est dans l' expression de cette dislocation et de cette margina­lisation que réside la grande originalité de Khadi Fall en tant que ro­mancière.

 

 

 

 

 

 

 

 



[1]) Fall, Khadi: Mademba, roman, Paris, L' Harmattan (Encres noires, 59), 1989. Je tiens à re­mercier Mme Florence Myles et le docteur Rodney Ball de leur précieux concours lors de la tra­duction de cette communication, ainsi que Khadi Fall elle-même pour les interviews qu'elle a bien voulu m'accorder à Dakar en 1990..

[2]) Le daara est un système d' enseignement religieux où les talibés (soit des enfants, soit des adeptes plus âgés) étudient sous la direction du marabout ou maître coranique. Pour qu' ils ap­prennent aussi l' humilité inséparable de la véritable piété, les enfants vivent en commun et très pauvrement; dans certains daara ils sont souvent battus, et sont envoyés mendier leur nourri­ture dans le voisinage (voir, pour deux visions opposées de cette pratique, L' Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, Paris, UGE, 1971, et le film Njangaan de Johnson Traoré, avec le livre du même titre et basé sur le scénario, de Chérif Adramé Seck, (sl, NEA, 1975). Sur les conditions existant dans quelques daara urbains voir Tall, Fatou: Les Talibés et la délinquance juvénile, Mémoire de fin d' études, Ecole nationale des assistants et éducateurs specialisés, Da­kar, année scolaire 1981 - 2; et Wal Fadjri, no. 200, 23 février - 1 mars 1990, p.  6: article d' Ousseynou Guéye, "Les daara de la perdition."

[3]) Sembène, Ousmane: Niiwam: Taaw, Paris, Présence africaine, 1987. Sow Fall, Aminata: La Grève des Battù ou les déchets humains, Dakar, NEA, 1979.

[4]) On sait que Sembène a résolu ce problème en se tournant vers le  cinéma.

[5]) Voir: Toiles d' Araignées, Paris, L' Harmattan, 1982, et Les Noctuelles vivent de larmes, Pa­ris, L' Harmattan, 1988.

[6]) Interview, 15 février 1990.

[7]) Compte-rendu de Madior Diouf, Le Soleil, 19 janvier 1990, pp. 4 - 5.

[8]) Comparez avec Xala de Sembène (film, 1970; roman, Paris, Présence africaine, 1973) où le mariage polygame sert également de  paradigme de la situation de la femme.

[9]) Interview, 6 avril 1990.

[10]) Diop, Abdoulaye-Bara: La Famille wolof: tradition et changement,  Paris, Karthala, 1985, p. 211.

[11]) Interview, 6 avril 1990.

[12]) Remarque faite aussi par Madior Diouf dans son compte-rendu très  positif (voir ci-dessus la note 7).