Edris  Makward

University of Wisconsin-Madison

ABDELLATIF LAABI

LE POETE ET LA PRISON

Dans un petit ouvrage très original publié en 1989 par le Conseil général du dé­partement de la Seine Saint-Denis réunissant un texte critique, un entre­tien, un inédit de l' auteur, un reportage et intitulé Abdellatif Laâbi: un écrivain en Seine Saint-Denis, je retiens cette confession d' Abdellatif Laâbi où il avoue être plus à l' aise, plus lui-même dans l' oralité que dans "cette jungle littéraire où le mode de communication dominant est celui de l' écrit"[1].

Cette confession de l' auteur de tant d' ouvrages poétiques intenses est tout à fait appropriée comme point de départ pour une communication dans le cadre de cet atelier. Car le même Abdellatif Laâbi qui écrivait fermement et sans hésitation au moment du combat de Souffles que "l' écrit est acte, le poème arme, le débat assemblée"[2] avait écrit auparavant dans le premier nu­méro de Souffles, cette revue culturelle qu' il avait fondée avec d' autres jeunes maro­cains férus de littérature et décidés à participer activement à la renais­sance d' un Maroc nouveau, humain, démocratique et égalitaire et qui laissera une marque indélébile dans l' histoire intellectuelle contemporaine du royaume ché­rifien : "La poésie est tout ce qui reste à l' homme pour proclamer sa dignité, ne pas sombrer dans le nombre, pour que son souffle reste à jamais imprimé et attesté dans le cri"[3].

Est-ce là seulement un paradoxe parmi tant d' autres chez un écrivain très complexe dont l' oeuvre est à multiples facettes et qui avoue "se méfier du livre" et être plus "entièrement porteur de ce qu' il a à dire" quand il peut re­nouer avec l' oralité ? Plus qu' un paradoxe il s' agit en fait d' une mise en ques­tion plus profonde sur les limites de l' écriture. Laâbi avait déjà évoqué ces "limites" dans une lettre de prison à son épouse Jocelyne en date du 28 juillet 1979 où il par­lait de ses travaux de traduction. C' est en effet en prison que Laâbi s' est en­seigné tout seul l' arabe classique et s' est mis à traduire les oeuvres de poètes palestiniens contemporains de l' arabe au français. Il dé­couvre alors que la tra­duction révèle le "discours littéraire" dans toute sa réalité, avec ses faiblesses, ses négligences mais aussi et avant tout avec "son fonds commun indestruc­tible". Et d' après lui ce fonds commun ne relève pas de la "nature de l' écrit" car il précède en fait et il est bel et bien "susceptible de pas­ser dans n' importe quelle langue, "C' est-à-dire tout à fait traduisible"[4].

Dans son poème dramatique Chaka, Léopold Senghor présente le héros zulu du 19e siècle comme un poète qui doit abandonner la poésie pour devenir conducteur d' hommes, faisant du "Napoléon noir" de l' extrémité australe du continent, le modèle littéraire de sa propre double carrière de "Poète-Président". Par contre, chez Laâbi, il n' y avait pas de rupture, pas de séparation car la poésie aboutissait naturellement à l' action et l' action et ses conséquences ne pouvaient exclure la poésie - même temporairement.

Pour Laâbi, le don était intégral et il savait que "la dynamique de [ses] écrits entraînait des risques réels"[5]. Il avoue encore avec honnêteté : "Encore que je ne pouvais imaginer que mon engagement pour la liberté, la démocratie, loin de toute idée de violence élitiste, allait me mettre en prison pour si long­temps. Mais une fois en prison, j' ai assez rapidement dépassé le choc et inté­gré ma nouvelle condition à ma démarche antérieure. C' était le prix à payer pour rester fidèle à moi-même, ma révolte, ma passion de vivre et de partage, pour rester finalement fidèle à la poésie"[6].

Abdellatif Laâbi fut arrêté le 27 janvier 1972, interrogé, relâché le 25 fé­vrier, ar­rêté de nouveau le 14 mars, jugé et condamné à 10 ans de prison pour délit d' opinion. Après une longue campagne internationale menée en sa faveur par diverses organisations d' intellectuels et d' artistes, il sera enfin définitive­ment libéré en juillet 1980. Quel était donc son crime ? Qu' avait-il fait pour mé­riter un tel traitement ? Un traitement qui le marquera pour la vie et qui donnera à son oeuvre une couleur, une profondeur, une limpidité qui obligent le lecteur à réfléchir sur la nature de l' expérience carcérale et ses effets sur le devenir d' un poète. Le crime de Laâbi était tout simplement que, devant les abus, l' oppression et la misère des siens, devant "le massacre de milliers de Maro­cains qui revendi­quaient le pain, la liberté, la démocratie" il n' avait pas pu échapper à la vérité de ses propres mots et il s' était donc jeté dans le combat politique et social sans réserve ni précaution, car nous dit-il lui-même, "le cri du poète devenait dérisoire à [ses] yeux". Cette démarche implacable se dégage sans équivoque des lignes de son éloquente intervention, à la rencontre des poètes arabes de Beyrouth (8-12 décembre 1970) : "Le fusil du guérillero viet­namien, angolais, arabe est aujourd' hui le symbole du défi que l' homme op­pose aux tentatives d' anéantissement de sa mission sur terre. LA REVOLU­TION DEFEND ET SAUVE-GARDE LA POESIE. SANS LA REVOLUTION, SANS LE TRIOMPHE DE LA REVOLUTION, LA POESIE MOURRA, LA PA­ROLE HUMAINE S' ETEINDRA[7].

L' expérience carcérale de Laâbi se déroule d' abord à la prison civile de Casa­blanca d' où il est transféré à la prison centrale de Kénitra en février 1974 après un long procès. Il y eut d' abord les tortures brutales pour faire "parler" le pri­sonnier. En voici un témoignage terrifiant : "On me coucha sur le ventre. On me replia violemment les mains derrière le dos et on me les attacha solidement. J' ai remarqué qu' avant de m' attacher les mains, ensuite les pieds, ils pre­naient la précaution de me couvrir les poignets et les chevilles de chiffons, pour que les cordes ne laissent pas de traces. Ils me passèrent ensuite une grosse barre de fer entre les mains et les pieds, me soulevèrent et posèrent les extré­mités de la barre sur deux tables qui étaient disposées à un peu plus d' un mètre l' une de l' autre. J' étais ainsi suspendu, le ventre dans la direction du sol. Tout le corps pesait ainsi sur les mains et sur la colonne vertébrale"[8].

Ces tortures, ces brutalités purement physiques laisseront évidemment des traces ineffaçables. Mais c' est la durée, ce sont les semaines, les mois, les an­nées qui se succèdent et durant lesquels une certaines routine s' installe et in­troduit une stratégie de la résilience où l' écriture devient non plus seulement une arme de lutte politique mais "une guérilla contre le silence ou plutôt la mort... Un Erreur ! Source du renvoi introuvable. permanent"[9]. "Il y avait d' abord la réflexion profonde, les in­terrogations intérieures qui menaient non seulement à une prise de conscience ou à une quelconque acceptation de son identité mais à une réaffirmation de son engagement à continuer la lutte, à Erreur ! Source du renvoi introuvable., à effectuer un sursaut de présence pour conjurer le règne de barbarie"[10].

C' est donc dans ces lettres et dans ses écrits de prison qu' il faut es­sayer de suivre cet itinéraire très personnel de Laâbi. Dans une lettre du 19 no­vembre 1979, il évoque la prison "étau" qui détruit l' espoir et qu' il faut com­battre non pas par un automatisme optimiste, par le sourire désincarné, mais par un retour au passé qui relie au futur : "Non et non. C' est le torrent immémo­rial de vie qui nous soulève, suffoque et nous abreuve d' ardeurs. La mémoire nous revient et le futur. Nous ne sommes plus un point dans la fourmilière qui s' entre-déchire en cercle vicieux et arach­nide, nous revendiquons hommes de ce temps et de ce lieu, des combats d' aujourd' hui et de demain..."[11].

Le refus de mourir et l' obsession de l' avenir semblent être ses meil­leures armes dans a lutte contre ses véritables bourreaux, ceux qui l' ont en­fermé pour le voir se désintégrer, s' annihiler. Laâbi décrit son comportement dans une lettre du 1er décembre 1978 comme un "sursaut de tout l' être qui re­fuse d' endosser cadavre et puis le fameux patri­moine du futur, tour à tour feu follet, image de délire, brasier à portée d' orbite, incandescence qui nous fait frémir dedans"[12]. Dans plusieurs lettres à Jocelyne, il lui confie entre autres ses réflexions appa­remment contradictoires sur l' âge. D' un côté, les années qui s' ajoutent aux années, c' est la maturité, le mûrissement nécessaire pour que "nos actes, nos pensées portent des fruits légitimes" ; de l' autre, il y a le senti­ment que l' âge, les années qui passent ne changent en rien sa détermination, sa "fureur" contre ses bourreaux : "C' est toujours la même ( ?) fureur qui me tord et me propulse, tête la première"[13].

Ghislain Ripault, auteur de l' introduction à la sélection de textes par les éditions du Seuil en 1980 sous le titre Le règne de barbarie, invite le lecteur à lire entre autres le poème "Lettres à mes amis d' outre-mer", et s' excuse de ne pas se lancer à une étude des textes rassemblés dans ce volume, au nom de la dé­cence et demande au lecteur "de prendre la parole". Ceci est tout à fait dans l' ordre car il était très clair que la parution du recueil était stratégiquement liée à la campagne internationale pour la libération du poète et il était avant tout ur­gent de "faire vibrer l' écharde dans la mémoire". [14] L' invitation de Ghislain Ri­pault reste tout à fait valable aujourd' hui, presque dix ans après la sortie de pri­son de Laâbi, car, à côté de thèmes déjà présents dans l' oeuvre de Laâbi, comme la solidarité, la foi dans la fraternité africaine de demain (un continent/où la méfiance le mépris l' indifférence à l' Autre/ne seront plus/que des pièces de mauvaise aloi), le refus, la condamnation de l' hypocrisie, du tourisme exploi­teur, paternaliste et destructeur, la sincérité profonde et émouvante, il y a ici le ton d' urgence, le désir de contact avec au­trui et cette irrésistible intimité avec le correspondant qui font de ce poème une lettre inoubliable et de cette lettre un poème qui va droit au coeur. L' interrogation de la fin vient renforcer ces élé­ments nouveaux dans la poésie de Laâbi :

"amis 
            je m' arrête provisoirement là      
            je ne sais pas          
            si j' ai écrit pour vous         
            un poème     
            et je me soucie finalement peu   
            qu' on le reconnaisse        
            comme tel    
            car la poésie
            pour moi       
            n' est pas une
         
            une frise de hiéroglyphes 
            qu' il faille déchiffrer           
            à l' aide des grilles savantes        
            de la critique
            elle transborde le texte      
            s' évade de ces petites plaquettes          
            où on l' enserre       
                        réduit 
                                   particularise 
            pour moi       
            la poésie est une manière
            de tendre la main   
            de me porter au-devant     
            de réveiller   
                        provoquer     
                                   annoncer tous les soleils fraternels        
            mes doux amis       
            comme je me sens bien de vous avoir parlé    
            c' est sûr       
            il y a davantage de lumière dans ma cellule    
            et j' ai envie de chanter, rire         
            lever un verre          
            à la santé de nos amours et nos espoirs           
            ce que je vous ai dit           
            est somme toute peu de chose   
            mais notre dialogue           
            ne fait que commencer     
            et nous avons un monde à changer       
            Adelante"
[15]

Plus que le poème qui s' évade de ses carcans et "transborde le texte", c' est le poète lui-même qui s' échappe de sa cellule pour venir nous serrer la main.

L' évocation du monde carcéral est saisissante : la censure, les barbelés, les formulaires administratifs, les règlements, les restrictions ; mais ce monde dé­primant et destructeur est vite dépassé pour être remplacé par "un dia­logue/de vivre chair et voix/les yeux dans les yeux". Laâbi fait le bilan de son inspiration poétique et sans renier ses poèmes d' avant son incarcération, "ses transes de l' exorcisme", ses poèmes de la solitude et de la colère, "ces fruits amers" violents mais salutaires, il affirme avoir décou­vert à travers l' épreuve et la souffrance, la capacité de "transformer la douleur, l' humiliation/en leurs justes contraires", de pouvoir à présent communiquer vraiment avec l' Autre et de s' être vraiment ouvert "à la voie des rencontres". Bien qu' il évoque avec passion et indignation son pays, le Maroc, son conti­nent, l' Afrique, la révolu­tion, "Pales-ti-ne et Viet-Nam", sa lettre s' adresse aux Européens, à ceux de l' Occident qui luttent pour une Europe meilleure, pour un monde plus fraternel.

Un autre texte de Laâbi écrit pendant son long séjour en prison et publié avant sa sortie de prison qu' il faut lire encore pour cerner son expérience car­cérale dans son expression littéraire, c' est cette série de petits poèmes en prose ras­semblés sous le titre de Chroniques de la citadelle d' exil où il déclare que la nuit carcérale a englouti les lumières artificielles du jour". Le changement est évident. La prison a apporté avec elle une lucidité intransigeante, une hon­nêteté totale vis-à-vis de lui-même et qui ne tolère plus les complaisances, les api­toiements sur soi, les poses. mais phénomène extraordinaire, cette lucidité n' a diminué en rien sa joie de vivre, son attachement au monde de sens comme à celui des idées. Et ici l' écriture vient à son secours à tout instant, mais surtout la nuit. Ces textes en prose poétique, ces poèmes[16] commencent invariablement avec le mot-leitmotiv Ecrire qui semble avoir la même fonction que l' inoubliable "au bout du petit matin" du grand poème d' Aimé Césaire, Le cahier d' un retour au pays natal (1938) avec cette différence qu' il s' agirait ici plutôt d' une "veille" que d' un "réveil", d' une conscience de soi du monde, plus intense, plus pro­fonde que d' une "prise de conscience" située avec précision dans le temps :

"Ecrire, écrire, ne jamais cesser. Cette nuit et toutes les nuits à venir...     
            Ecrire.           
            Quand je m' arrête, ma voix devient toute drôle...        
            Ecrire.           
            Je ne veux plus vivre qu' en m' arrachant de moi-même,      
            Qu' en arrachant de moi-même mes points de rupture et de suture, là où je sens davantage la déchirure, la collision, là où je me fragmente pour revivre dans d' incalculables ailleurs : terre, racines, arbres d' intensité, effervescence grenue à la face du soleil.
            Ecrire.           
            Quand l' indifférence s' évanouit. Quand tout me parle.         
            Quand ma mémoire devient houleuse. 
            Doucement mon émoi. Doucement ma détresse de ce qui fuit.       
            Doucement ma fureur d' être"
[17].

Et ses dernières lignes semblent préparer à la communication intime, simple, sin­cère, sans fausse retenue avec la chère absente, Jocelyne, l' épouse du poète souvent si présente dans ces textes, ces lettres de prison, dans la pensée, dans la vie de Laâbi ; ces communications sont tout simplement extra­ordinaires, par leur beauté à la fois simple et complexe, à la fois réelle et imagi­naire :

"Ecrire.          
            Quand il m' est impossible de seulement penser à toi... Tu déplaces une main, tu croises ou décroises les jambes, tes paupières cillent... "
[18]          
            Mon aimée, 
            Comment la nuit tombe-t-elle et comment naissent les étoiles du ciel ? Jadis, la cité de mon enfance... Comment vient l' aube et de quoi est fait un vé­ritable ré­veil ?... Ma mémoire chevauche le temps, les temps... Rêver. Cette impression­nante faculté... Et nous n' avons pas besoin de parler. Je t' apporte une poignée de calme, un bouquet d' espoir. je suis là comme ça, pour que tu travailles mieux, pour que tu chantes si tu en as envie, pour que tu ries si cela est ton dé­sir, pour que ton sommeil soit plus paisible. Je suis là pour la dou­ceur... "
[19].[20].

Il faut noter ici la façon très différente de raconter les détails de la torture phy­sique subie. Plus qu' un témoignage, plus qu' un récit d' une terrible expé­rience vécue, l' auteur construit un sketch tragique et court qui en dit pourtant très long sur le cheminement déshumanisant des "fonctionnaires de la torture" plutôt que sur leur capacité d' annihiler le courage et la résistance du prison­nier : "On aurait dit une démonstration autour d' une table de dissection. Conscience professionnelle, souci du travail propre et bien fait."[21]

En juillet 1980, Abdellatif Laâbi quitte enfin la prison centrale de Kénitra :

"prend-t-il fin l' exil...           
            là-bas
            siège de l' ordalie   
            Marqué de cette pénombre qui me fouette       
            et me fouette encore."
[22]

Deux ans plus tard paraît Le chemin des ordalies, le récit de son expé­rience carcérale. Il avait mis environ un an pour le rédiger. Ce récit à la deuxième per­sonne du singulier, sillonné de retours en arrière, retrace tout l' itinéraire carcé­ral de l' auteur sans aucun souci chronologique. C' est aussi un foisonnement de souvenirs de prison et d' avant la prison qui encercle avec émotion et clarté l' itinéraire personnel du poète et l' histoire douloureuse du Maroc de Hassan II, un Maroc de la répression. La seule règle ici, c' est l' émotion du moment et la force d' association d' images, de sensations, d' expériences vécues, d' émotions passées, d' idées : "Ce furent des années de grande panique où l' on vit le quadrillage des villages brûlés avec récoltes et bétail, des femmes enceintes jetées dans les caves de la question, enfantant dans la pénombre du cri des torturés"[23].

Laâbi commence par raconter méticuleusement les formalités de sortie de pri­son, les derniers adieux aux camarades. Ensuite c' est le choc du contact avec l' air frais, le ciel étoilé de la liberté qu' il compare à la perte de pesanteur d' un astronaute dans l' espace. Ici, le "tu" doit être compris comme un "nous" car l' expérience carcé­rale du poète se confond souvent avec celle de ses ca­marades.

Lors d' un de ces retours en arrière, il évoque avec amertume la violation de l' intimité du couple par les "hommes en tenu de jungle" venus l' arrêter la matin du "Aïd el Kébir", la fête la plus sacrée des musulmans, la fête du sacri­fice, leur haine des livres et de la culture, cette haine qui rappelle au poète celle de Josef Goebbels, le grand propagandiste d' Hitler qui avait proclamé : "Quand j' entends le mot culture, je sors mon revolver". Le chemin des ordalies n' est pas seulement le récit d' une incarcération bien que celle-ci par sa durée, par ce qu' elle révèle de la cruauté, de l' incohérence de l' homme d' une part, de son courage et de sa capacité d' endurance, de l' autre, mérite bien des livres, bien des poèmes, bien des essais sur une "expérience datée et signée". Ce texte est avant tout une manifestation émouvante et privilégiée du "cri de l' homme", la proclamation éclatante d' un poète qui, parce qu' il a "cette étrange folie de croire malgré tout aux hommes"[24] conjure de toute ses forces, de toutes ses fa­cultés, la vision d' un monde d' espoir, d' un monde de fraternité, d' amour, de solidarité et de liberté. Et "les trois mille et plus nuits" dans les prisons de Sa Majesté Hassan II, à Casablanca, à Rabat, à Kénitra, nuits de souffrance, de détresse, de solitude, de lutte acharnée auront aidé à la clarté, à la force de cette vision : "Nuit carcérale. Comme tu es vaste et vraie ! Idiome du silence décrété, tu ne caches pas, non, tu révèle en plus dru les aliénations subtiles, les marques du génocide protégé par les lois écrites et non écrites. En toi fleurit le chant irré­missible, chant humain et terrien qui ne s' éteindra qu' avec l' espèce des justes. En toi le chant s' infinira, ne mourra pas.         
            Nuit-matrice, terre chaude de racines qui courent courent, gonflées de sève et de sang, artisans infatigables du printemps à venir, de la grande fête des pauvres.   
            "Dors, dors bien numéro 18 611. Ta journée est finie. Au fond de toi, tu sais que tu n' as pas perdu ton temps"
[25].

Il est bon citer ici le mot d' avertissement, de prudence que Laâbi m' adressa il y plusieurs mois, quand je lui fis part de mon intention d' écrire une communica­tion sur son oeuvre intitulée, "Abdellatif Laâbi : L' écrivain et la pri­son" : "Oui, comment t' empêcher de traiter du thème dont tu parles :Erreur ! Source du renvoi introuvable. dans mon cas. Mais tu comprends qu' il faudra faire at­tention à ne pas me réduire (...) à cette seule problématique. C' est quelque chose dont je souffre encore aujourd' hui car beaucoup de gens ont la même tendance ou tentation"[26].

Malgré l' importance indéniable qu' une telle expérience doit incontesta­blement avoir dans une vie et que Laâbi ne nie nullement pour sa part, il s' appliquera dans son oeuvre même à prendre ses distances vis-à-vis de l' expérience carcé­rale. Dans un texte récent, Les rides du lion[27], il s' arme d' une ironie acerbe et impitoyable pour exprimer la nécessité de cette dis­tance : "J' ajoute, quant à moi, qu' il y en a marre de tes prisons, marre de cette peste de la compassion et de l' auto-compassion. Tu nous l' as servie à toutes les sauces. Quand on croyait que ce dada allait s' épuiser, ça reprenait de plus belle. A croire qu' il n' y a que toi qui as vécu l' enfermement et ses tourments... Tu as fini par en vanter les vertus comme un gourou qui aurait découvert une nouvelle ascèse pour accéder à la sagesse suprême. Décidément, ta spécia­lité, ce sont les paradis artificiels"[28].

Les rides du lion n' est à mon avis ni un roman, ni une autobiographie. Ce n' est pas non plus un roman autobiographique traditionnel comme L' aventure ambi­guë d' un cheikh Hamidou Kane ou même un récit autobiogra­phique moins tra­ditionnel comme La mémoire tatouée d' un Abdelkebir Khatibi ou L' écrivain pu­blic d' un Tahar Benjelloun. C' est plus exactement le récit d' un itinéraire intel­lectuel et culturel à plusieurs voix que le protagoniste Aïn décrit en termes : "Le mien [mon travail] consiste entre autres à donner leur chance aux multiples voix qui m' habitent, les laisser s' égosiller, prendre la forme qui leur chante, me contenter d' écarter de leur chemin les miroirs, les murailles et les portes en trompe-l' oeil"[29]. Bien qu' il y ait dans cet itinéraire, des points de re­pères reconnaissables intro­duits par la phrase : "Et vogue l' esquif du souvenir", il ne s' agit pas d' un récit linéaire suivant une chronologie rigoureuse avec un début précis aboutissant à un point bien déterminé. Il s' agit plutôt d' un périple de la vie dont le terme final ne peut être connu à l' avance : "Aïn ne sait plus où il en est de son périple. Et comment le saurait-il puisque, d' avance, il ne pou­vait lui fixer de but. Il n' a fait que répondre à un appel. Un appel sans message, injonction, sauf l' idée du périple, de l' arrachement, peut-être de l' errance".

On peut conclure avec Laâbi lui-même que "finalement la prison est un haut lieu de fidélité"[30] et que le poète qui y est entré le 27 janvier 1972 en est bien sorti en juillet 1980. A en croire la qualité et la quantité de ses publications depuis sa sortie de prison, ses leitmotiv favoris "ECRIRE" et "LE FOU D' ESPOIR", conti­nueront encore à l' habiter pendant longtemps et à l' inspirer avec la même in­tensité que pendant ses longues nuits blanches à la prison centrale de Kénitra.

Je terminerai avec ces lignes du texte en prose qui ferme en guise d' épilogue le dernier recueil de poème de Laâbi : "Je vous prendrai par la main et nous sortirons de la caverne. maintenant que notre mémoire est rafraîchie, nous sommes redevenus neufs comme lorsque nous sommes tombés du ventre de notre mère. Nous avons vaincu l' oubli et la peur du souvenir. Si nous ne savons pas où nous allons, du moins nous savons d' où nous venons. Et ce qu' il nous a coûté d' être, au sortir du labyrinthe, à ce carrefour des épreuves humaines.  
            Je vous en prie, prenez ma main et confiez-moi enfin votre nom. Soyez mon commensal dans cette célébration lucide de la vie"
[31].

 

LISTE D' OUVRAGES D' ABDELLATIF LAABI

L' oeil et la Nuit, roman-itinéraire, Atlantes, Casablanca, 1969 ; S.M.E.R., Rabat, 1982.  
            Le Règne de barbarie, poèmes, Seuil, 1980.    
            Histoire des crucifiés de l' espoir, récit-poème, La Table rase, 1980.          
            Sous le bâillon, le poème, poèmes, l' Harmattan, 1981.         
            Le Chemin des ordalies, roman, Denoël, 1982.           
            Chroniques de la citadelle d' exil, lettres de prison (1972-1980), Denoël, 1982.   
            Discours sur la colline arabe, poèmes, l' Harmattan, 1985.    
            La Brûlure des interrogations, entretiens-essais réalisés par J. Alessan­dra), l' Harmattan, 1986.          
            Saïda et les voleurs de soleil, conte bilingue arabe-français, Messidor/La faran­dole, 1986.       
            L' Ecorché vif, prosoèmes, l' Harmattan, 1986. 
            Le Baptême chacaliste, Théâtre, l' Harmattan, 1987.   
            Les Rides du lion, roman, Messidor, 1989.       
            Le dernier poèmes de Jean Sénac, Les petits classiques du grand Pirate, 1989. 
            Un écrivain en Seine Saint-Denis, Impression SED 93, 1989.         
            "Soleil aux arrêts" poème inédit dédié à Nelson Mandela et Abrahaman Serfaty lu au colloque sur L' écrivain et les droits de l' Homme de Dakar, Sept, 1989.  
            Tous les déchirements, poésie, Messidor, 1990.        

TRADUCTION DE L' ARABE PAR ABDELLATIF LAABI

Abdallah Zrika, Rires de l' arabe à palabre, poèmes, l' Harmattan, 1982.    
            Mahmoud Darwich, Rien qu' une autre année, poèmes, éd. de Mi­nuit/Unesco, 1983.      
            Hanna Mina, Soleil en instance, roman, Silex/Unesco, 1986. 
            Abdelwahab Al Bayati, Autobiographie du voleur de feu, poèmes, Actes Sud/Unesco, 1987.    
            Samih Al Qassim, Je t' aime au gré de la mort, poèmes, éd. Mi­nuit/Unesco, 1988.          
            Mahmoud Darwich, Plus rares sont les roses, poèmes, éd. Mi­nuit/Unesco, 1989. 
            La poésie palestinienne contemporaine, anthologie, Messidor, 1990.        


 

 

 

 

 

 

 

 



[1]) Abdellatif Laâbi un écrivain en Seine Saint-Denis, Bobigny. 1989, 13).

[2]) Souffles n° 16/17, janv.-fév. 1970.

[3]) Souffles, 1er trimestre 1966.

[4]) A. Laâbi. Le Règne de bar­barie. Paris : Seuil 1980, 17).

[5]) A. Laâbi. Un écrivain en Seine Saint-Denis. 1989. 14.

[6]) A. Laâbi. Un écrivain en Seine Saint-Denis. 1989, 14.

[7]) A. Laâbi, Le règne de bar­barie, Paris, Seuil, 1980, 107.

[8]) A. Laâbi, Le règne de barbarie, Paris. Seuil, 1980, 7.

[9]) A. Laâbi. Un écrivain en Seine Saint-Denis, 15.

[10]) Lettre à Ghilain Ripault. A. Laâbi. Le règne de barbarie, 1980, 12.

[11]) A. Laâbi. Le règne de barbarie. 1980, 14.

[12]) A. Laâbi, Le règne de barbarie, 1980, 15.

[13]) A. Laâbi, Le règne de barbarie, 1980, 17.

[14]) A. Laâbi, Le règne de barba­rie, 1980, 18.

[15]) A. Laâbi, Le règne de barbarie, Paris, Seuil, 1980, 137-8.

[16]) Laâbi publiera en 1986 un recueil de textes poétiques intitulé : L'écorché vif, Prosoèmes. Pa­ris, l'Harmattan.

[17]) A. Laâbi, Le règne de barbarie. 139-140.

[18]) A. Laâbi, Le règne de barbarie. Paris, Seuil, 1980, 140.

[19]) In A. Memmi, Ecrivains francophones du Maghreb. Anthologie. Paris, Seghers, 1985, 203.

[20]) A. Laâbi, Chronique de la citadelle d' exil. Paris, 1983..

[21]) A. Laâbi, Le règne de barbarie. Paris, 1980, 141).

[22]) A. Laâbi, Le chemin des ordalies. Paris, Denoël, 1982, 11.

[23]) A. Laâbi, Le che­min des ordalies Paris, 1982, 35.

[24]) Soleils aux arrêts, poème inédit lu par le poète au colloque sur "L'écrivain et les Droits de l'Homme" à Dakar, Sept. 1989. Le poème est dédié à Nelson Mandela et Abraham Serfaty. In­clus dans Tous le déchirement. Paris, Messidor, 1990, pp. 51-60. (59).

[25]) A. Laâbi, Le chemin des ordalies Paris, Donoël, 1982, 96.

[26]) A. Laâbi, Le chemin des ordalies Paris, Denoël, 1982, 96.

[27]) Paris, Messidor, 1989.

[28]) A. Laâbi, Les rides du lion 22.

[29]) A. Laâbi, Les rides du lion 64.

[30]) Lettre du 9 octobre 1979 à son épouse. Voir A. Laâbi : Le règne de barbarie, Paris, Seuil, 1980, 17.

[31]) A. Laâbi, Tous les déchire­ments Paris, Messidor, 1990, 147.