Elena  BERTONCINI

Pise

RECITS  DE  VIE  EN  SWAHILI

            Les biographies et les autobiographies ont eu un rôle très important dès les débuts de la prose swahili. Parmi les oeuvres principales du 19e siècle figu­rent l'Autobiographie de Tippo Tip, un fameux marchand d'esclaves et d'ivoire, et l'Autobiographie du premier lecteur de la langue swahili à Berlin, Amur bin Nasur Ilomeir. En plus, la première partie de la Chronique du peuple de Kilindi (Habari za Wakilindi) par Abdallah bin Hemedi 'l-Ajjemy décrit la vie du fonda­teur de la dynastie des Wakilindi.

            J'ai parlé de ces oeuvres dans les colloques précédents. Cette fois-ci je m'occuperai de la prose biographique du 20e siècle.

            L'un des rares ouvrages littéraires swahili entre les deux guerres mon­diales est La libération des esclaves (Uhuru wa watuma, 1934) par James Mbotela, réimprimé maintes fois et traduit en anglais. L'auteur, né probablement dans les années 1880, a vécu dans une mission près de Mombasa où les An­glais avaient placé les Africains libérés de l'esclavage arabe. Mbotela décrit la vie de son père et des autres captifs coupés de leurs racines et projetés dans le monde organisé et gouverné par les Blancs ; leur nostalgie du pays natal trans­paraît dans les souvenirs du passé narrés à leurs enfants. Le livre de Mbotela, écrit pour un concours littéraire, est influencé par son éducation missionaire ; il est plein de l'admiration naïve et exagérée pour les "bienfaiteurs" anglais, et son souci principal est d'exprimer clairement un message éducatif.

            Le grand poète et prosateur Shaaban Robert (1909-1962) de Tanga a présenté en 1936, à l'occasion d'une compétition littéraire, un essai sur sa vie dès son enfance jusqu'au mariage ; il a gagné le premier prix, mais l'essai n'a jamais été publié. Dix ans après il a repris son autobiographie et cette partie a été publiée en 1949 sous le titre Ma vie (Maisha yangu). Enfin, en 1960 il a fini la dernière partie intitulée Après mes cinquante ans (Baada ya miaka hamsini). Toute l'oeuvre est divisée en chapitres dont chacun a un caractère différent : narratif, journalistique, épistolaire, philosophique, même lyrique. Pro­bablement Shaaban Robert a voulu présenter une espèce de manuel de prose.

            L'un des derniers volumes de Sh. Robert publiés pendant sa vie est la  biographie d'une fameuse chanteuse zanzibarite, Siti binti Saad ( Wasifu wa Siti binti Saad, 1960). Encore une fois ce n'est pas une biographie dans le sens oc­cidental. Siti quitta un jour son village, en abandonnant son mari et son enfant, pour se consacrer au chant. Shaaban Ro­bert ne discute pas cette décision, certainement difficile, en effet il dit très peu de la vie de son héroïne. Il néglige son aspect physique de même que sa caractéristique psycholo­gique, la motiva­tion de ses actions ou la description de son entourage. En revanche, il s'égare dans des réflexions éthiques et philosophiques ; comme dans tous ses poèmes et récits, il proclame des vérités universelles et exhorte à une vie vertueuse.

            Les jeunes écrivains tanzaniens ont subi une forte influence de Shaaban Robert. Quelques-uns ont publié, dans les années Soixante, leurs autobiogra­phies dans le journal "Swahili".

            Un place particulière dans la littérature tanzanienne appartient à Aniceti Kitereza avec ses deux volumes de Monsieur Myombekere et Madame Bugo­noka, Ntulanalwo et Bulihwali (1980). Même la vie de l'auteur est comme un roman. Originaire de l'île d'Ukerewe et né en 1896, il a fait ses études à la mis­sion catholique locale, a appris le swahili, le latin, l'allemand et l'anglais et en­suite a travaillé comme traducteur des livres re­ligieux. Intéressé par l'histoire et les coutumes locales, il a complilé trois manuscrits de l'histoire, des contes et des proverbes en langue kerewe qui n'ont été jamais publiés. En 1945 il a ter­miné la rédaction de son ouvrage cité ci-dessus en kerewe, mais aucun éditeur n'a voulu le publier, et finalement le manuscrit a été mangé par les termites. Il l'a écrit de nouveau et l'a confié à des amis européens pour le faire publier à l'étranger - et il n'a ja­mais plus rien entendu de son oeuvre. Alors il l'a écrite pour la troisième fois, mais en swahili qui entre-temps est devenu la langue na­tionale. Il a achevé son travail en 1969, mais n'a encore trouvé aucun éditeur. Enfin, les Chinois se sont offert de publier l'oeuvre au nom de Tanzania Publi­shing House, et en 1981 le livre est finalement arrivé à Dar es Salaam. Malheu­reusement, avant qu'il puisse être distribué dans les librairies, Kitereza est mort.

            Son oeuvre de presque 600 pages est le récit swahili le plus long. Il ra­conte avec de nombreux détails la vie de Myombekere et de sa femme Bugo­noka à partir du moment où elle était chassé par la famille de son mari à cause de sa stérilité. L'auteur décrit longue­ment la pénalité infligée à Myombekere avant de pouvoir reprendre sa femme,les pra­tiques ordonnées par le magicien pour concevoir l'enfant tant attendu, mais surtout la vie quotidienne en Ukerewe avant l'arrivée des colonisateurs. Le deuxième volume commence avec la nais­sance de leur fils Ntulanalwo en narrant en détail l'accouchement et toutes les maladies infantiles avec leurs cures. Par contre, la naissance de la fillette Bu­lihwali est à peine mentionnée. Le temps narratif passe toujours plus vite et en­fin tous les personnages meurent.

            Quelquefois l'auteur entre dans les détails exaspérants, par exemple quand il décrit le même procédé du manger à plusieurs reprises. Cependant cette caractéristique, pré­sente aussi dans la littérature orale, est bien compré­hensible dans une société qui endure souvent la faim. Comme dit Henri Tour­neaux dans "Les nuits de Zanzibar. Contes swa­hili" : "La nourriture est survalo­risée dans ce contexte où le spectre de la faim hante en­core les esprits". (1983 : 12).

            Le comique occasionnel est probablement involontaire, comme dans la scène qui décrit le comportement d'une femme dévouée quand son mari, en vi­site de politesse chez ses beaux-parents, est frappé par la diarrhée. En effet, l'auteur n'omet des détails qui pourraient nous sembler dégoûtants ou gênants, le seul sujet qu'il évite est le sexe.

            Même si Kitereza est peu intéressé par la caractérisation de ses person­nages, le lecteur finit par connaître en détail la vie des deux époux, leurs pa­rents et amis et il par­tage leur perspective narrative. L'auteur écrit avec une telle précision et une telle abon­dance de détails qu'il est difficile à croire que lui-même n'a pas vécu la même vie de ses personnages qui s'habillaient en peau d'animaux, ne connaissaient pas l'argent et n'avaient jamais vu un homme blanc.

            La narration linéaire et le style haut en couleur avec beaucoup d'exclamations et d'onomatopées sont proches des récits oraux. Le narrateur intervient souvent à la pre­mière personne ou s'adresse au public en stimulant sa participation.

            Voici un exemple qui montre le héros surpris par un orage dans la brousse:

   "Après qu'il courut longtemps sans se reposer, il commença à pleuvoir ! Et comme la pluie le frappait ! Puisqu'il y avait de l'orage, oo! soyez sûrs que le problème était dans de beaux draps ! Il continua à courir, mais à la fin il se découragea et se mit à marcher, en silence ! Il était trempé jusqu'aux os et même ses vêtements de peaux de chèvre ruisselaient d'eau. En plus, quand il pensait retourner chez lui, il vit que c'était très loin, et d'autre part, en réfléchissant il se rendit compte qu'il avait encore un bon bout de chemin devant lui. Tout-de-même il décida d'aller en avant, advienne que pourra ! Bien qu'assailli de tous ces malheurs, pauvre héros, il ne désespéra pas, mais continua à avancer et finalement il arriva dans un territoire habité et vit des maisons". (p. 40)

            Le livre de Kitereza a eu une mention honorable dans la prestigieuse Noma Award list pour 1982. C'est la description la plus pénétrante, la plus vraie et la plus complète de la société précoloniale en Tanzanie.

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Abdallah bin Hemedi 'l-Ajjemy, 1962. Habari za Wkilindi. East African Literature Bureau : Dar es Salaam-Nairobi-Kampala.

Amur bin Nasur Ilomeir, Autobiographie, in C. Büttner, Anthologie aus der Sua­heli-Litera­tur. Berlin, 1894.

Bontinck, François, 1974. L'autobiographie de Hamed ben Mohammed el-Mur­jebi Tippo Tip (ca. 1840-1905). Koninklijke Academie voor Overzeese Weten­schappen : Bruxelles.

Kitereza, Aniceti, 1980. Bwana Myombekere na Bibi Bugonoka, Ntulanalwo na Bulihwali. Tanzania Publishing House : Dar es Saalam.

Mbotela, James, 1934. Uhuru wa watumwa. London.

Mbotela, James, 1956. The Freeing of the Slaves in East Africa. London.

Robert, Shaaban, 1949. Maisha yangu. Nelson : London-Edinburg-Nairobi.

Robert, Shaaban, 1960. Wasifu wa Siti binti Saad. Art and Literature : Tanga.

Robert, Shaaban, 1966. Maisha yangu na Baada ya miaka hamsini. Nelson : London-Nai­robi.

Tourneux, Henri, 1983. Les nuits de Zanzibar. Contes swahili. Karthala et A.C.C.T. : Paris.