Hassan  WAHBI

Université d'Agadir.

Sur  les  traces  du  nom  propre

    Le nom est une continuité avec le passé et (...) les gens qui n'ont pas de passé sont des gens sans nom. (M. Kundéra, Le livre du rire et de l'oubli)

    A la source blessée de ma circoncision.           
J'ai reçu en pleurant ta greffe nominale.    
Paré d'une âme barbare et aquatique.       
Etrange fut mon baptême de sang et de larmes. 
Plus étrange le désir divin qui me sépare...
(A. Khatibi, Vomito blanco)

 

 

            Sur la scène du texte, à travers la première parole, apparaît un person­nage. Il apparaît avec un nom et le moment de sa naissance. Derrière le Je , il y a le nom. Ce nom est posé indirectement : "né le jour de l'Aïd El Kébir, mon nom suggère un rite millénaire et il m'arrive, à l'occasion, d'imaginer le geste d'Abraham égorgeant son fils"[1]. Le nom propre rythme par sa signification ce début de La Mémoire tatouée, dessine son histoire à l' allure d' un mythe. Ce mythe est le nom de l' autre : El Kébir. L' identité du nom passe par trois phases entremêlées : la coïncidence de la naissance avec le jour du rite, la relation de la nomination avec le nom du rite, l' histoire du rite comme entrée de l' imaginaire islamique dans l' acte de nomination. Dans la contingence des naissances, le nom sourd avec son histoire, une sorte d' antériorité qui vient se greffer sur un corps. Cet imaginaire du nom inscrit le texte d' emblée dans une autre histoire, dans un autre relais. La naissance est le début d' un corps. Elle est aussi le début d' un nom. Le nom propre - interprété, réfracté - est à son tour le début d' une histoire racontée à partir du lieu de l' écriture et du corps du narrateur. Car "le corps interroge à sa façon l' origine des mots"[2], à commencer par celui qu' il porte comme un a-priori "destinal". Lacan disait à propos de cette détermination du commencement de l' histoire du sujet : "Le sujet aussi bien, s' il peut paraître serf du langage, l' est plus encore d' un discours dans le mou­vement universel duquel sa place est déjà inscrite à sa naissance, ne serait-ce que sous sa forme de son nom propre"[3]. En conséquence, le nom pour l' écrivain est une question qui sollicite une réaction (négation, orgueil; élucida­tion...)[4]. On sait que Montaigne a beaucoup médité sur le rapport entre le moi de l' écrivain et l' entité de son nom hérité comme quelque chose qui reste in­approprié[5]. Dans La Mémoire tatouée , le rapport avec le nom est autrement approché. La transparence du nom est une scène peuplée, un appel à la sou­venance[6]. Connaître le nom, c' est connaître sa surcharge symbolique, l' ouvrir et y voir l' autre dans sa rémanence. Il s' offre au déchiffrement[7]. Ceci se fait par le travail de la re-motivation qu' exerce le narrateur sur son prénom en l' inscrivant à l' intérieur d' une symbolique islamique. Cette symbolique ne va pas de soi dans la pratique du prénom, même si El Kébir fait partie des quatre-vingts dix  neufs attributs d' Allah, même si le choix du prénom vient des cir­constances du rite sacré somme toute anodines. Pourquoi ? parce que dans le prénom arabe, l' archaïque (le sacré) n' advient qu' à condition que le quel­conque du nom individuel s' évapore. La mémoire cachée dans le nom s' oublie parce que celui-ci est assagi par des siècles d' usage quotidien qui l' ont démo­tivé, par son équivalence au moi qui le siège. Donc le traitement du nom dans La Mé­moire tatouée est une opération en amont. Il s' agit d' une mémoire qui se récu­père dans son proche lointain. " L' identité ne se donne point comme une révé­lation euphorique et synthétique de l' être mais sur tous les plans, elle sup­pose la quête d' un destin incontournable"[8].

            Le nom propre de l' auteur "Abdel Kebir" se présente, à la lumière de cette quête, comme contenant une signification primordiale (philosophique) en raison de son appartenance au "mythe" abrahamique : "Né le jour de l' Aïd El Kébir, mon nom suggère un rite millénaire et il m' arrive, à l' occasion, d' imaginer le geste d' Abraham égorgeant son fils. Rien à faire, même si ne m' obsède pas le chant de l' égorgement, il y a, à la racine la déchirure nomi­nale ; de l' archet maternel à mon vouloir, le temps reste fasciné par l' enfance, comme si l' écriture, en me donnant au monde, recommençait le choc de mon élan, au pli d' un obscur dédoublement. Rien à faire, j' ai l' âme facile à l' éternité. Mon nom me retient à la naissance entre le parfum de Dieu et le signe étoilé. Je suis serviteur et j' ai le vertige ; moi-même raturé en images, je me range entre les lettres."[9]

            Si le nom est en rapport avec le rite d' une manière causale, en quoi se rapproche-t-il avec le sens du sacrifice ?  Une chose en tout cas est cer­taine : le nom est d' emblée placé sous le signe du symbole. Quelque chose de mysté­rieux se passe à l' intérieur de ce rapport. Est-ce une simple réactivation ludique du sens du nom ? La relation cache-t-elle un enjeu textuel ? Quelle est la nature de cette circularité entre le début (la naissance) et le présent (l' écriture) ? Pour répondre à ces questions dont le point commun est le pro­blème de la significa­tion que requièrent le nom, sa détermination et sa surdé­termination dans l' autobiographie, nous aborderons le nom propre comme objet assimilé par le texte dans sa frange identitaire. C' est presque une banalité d' affirmer, lorsqu' il s' agit du registre autobiographique, que le nom du corps est récupéré par la raison du corpus ; car le nom propre pour l' autobiographe est une parcelle de soi. Si on sait le voir, on y verra son propre regard ; si on sait le lire, on y lira sa propre histoire.

            Dans le fragment cité précédemment, ce qui frappe est l' association de la fête du sacrifice et de son au-delà (le geste abrahamique) avec la déchirure du nom. La déchirure que suppose ce geste comme violence se fait donc en­tendre dans El Kébir. Elle se fait entendre dans le nom après coup, car il y a un pro­cessus d' intégration d' une déchirure dans l' autre. "Né le jour de l' Aïd El Kébir" L'Aïd El Kebir  (la Grande fête en comparaison avec les autres fêtes musul­manes) est une célébration du geste d' Ibrahim qui répond au sacrifice de son fils pour satisfaire la demande divine. Comme on sait, à la place d' Ismaël, les anges placèrent un bélier. A partir de  cette coïncidence, deux éléments sont devenus importants. Le nom vient du rite avec les changements néces­saires car la relation est analogique : El Kébir comme qualification distinctive de la fête devient El Kébir comme attribut de Dieu cette foi-ci. La mise en relation avec Dieu se fait par le rajout du préfixe Abd qui veut dire serf ou esclave et qui éta­blit la soumission de fait du croyant à Allah. Ce premier élément qui n' est qu' un rappel, explique les raisons et les moyens du processus de nomination, mais l' essentiel réside dans l' au-delà du nom comme l' autobiographe le fait jouer dans son interrogation.

            Qu' est-ce qui se passe exactement ? Si le geste d' Ibrahim et le jour de la célébration sont sous le signe du "sacrifice expiatoire"[10], ils ne restent pas neutres dans leur événementialité (le jour et le nom) ; ils forment le lieu d' un commencement inouï : l' auteur se dit sacrifié. Ceci est d' une extrême impor­tance, en disant cela le narrateur dit tout. Il met son être sous le signe d' un don de soi, d' une perte. Par cette histoire du nom, le principe du sacrifice entre dans l' histoire personnelle. La figure sacrificielle qui est dans la mémoire d' Abdelkebir est renforcée, mise en jeu par la blessure de l' être en faisant coïncider le réel et l' "imaginaire", une situation autobiographique avec le texte sacré (le Coran).

            Cette consubstantialité peut être expliquée de deux façons. Le mythe d' Abraham, c' est l' autre. L' autre comme élément de l' épaisseur des signes ataviques, c' est  à dire tout ce qui constitue la personne dans une sorte d' acquis antérieur se dévoilant dans la naissance comme commencement d' un "Daïmon" ou d' une  hétérogénéité personnelle. Comme la parole est toujours déjà habitée, l' être est déjà aussi habité : "comment transcrire, sans trembler, en une autobiographie singulière, le récit de sa vie et de sa mort ? N' est-ce pas toujours l' Autre (les dieux, le destin, la fatalité, la mort, la beauté et toute gran­deur supérieure à la pensée de l' homme), qui te révèle ton  histoire, comme un événement inouï ?"[11]. La révélation du territoire mémorial est dans la naissance du corps et du nom. La présence de l' autre est donc déjà là, l' autre c' est-à-dire l' Ecrit (le mythe coranique), Allah, la relation avec lui (Abd), l' "archéologie" du rite. Ce qui est intéressant dans cette inscription, c' est qu' elle met le narra­teur dans une double appartenance : la vie / la mort. Naître sous les signes de l' Autre fait intervenir le destin circulaire de l' homme : "mourir, vivre, double à double"[12]. La symbolique de "l' écrit explicite" (mort/vie, vie/mort) de la nais­sance et de la mort développe un chiasme natal. Celui-ci représente l' inscription première du double dans l' être arabe. Naître, c' est naître de la mort. Mourir, c' est pour re-naître après la mort. Ce double signe qui marque toute naissance est introduit au début de La Mémoire tatouée ‑ comme inter­texte explicite ‑ parce que c' est le premier dédoublement de l' être, sa première dissémination, sa première indétermination. Ce double est associé au signe du sacrifice (géré par le couple Vie/Mort). Le sens que recèle ce couple dans les deux figures est la rupture, la scission et la discontinuité de l' être. Ce qui est essentiel d' après nous dans ces renvois, c' est l' existence même d' un dépla­cement : la naissance comme "biographème" est singularisée en devenant le commencement d' une histoire de l' écrivain, le sacre d' un concept qui joue un grand rôle dans l' écriture de Khatibi : la blessure[13].

            Ceci nous amène à la seconde explication qui continue en l' approfondissant la première. La déchirure nominale comme activation d' une rupture s' engendre dans la relation avec soi et avec la monde. Naître sous le signe de "l' écrit explicite" met en rapport le sujet et l' écriture. La déchirure no­minale est la déchirure fondatrice du narrateur, de l' écrivain. Le nom apparaît alors comme le lieu ancestral de l' écriture. Citons l' auteur : "Mon nom me re­tient à la naissance entre le parfum de Dieu et le signe étoilé. Je suis serviteur et j' ai le vertige ; moi-même raturé en image..". "Pas d' herbe verte ni dessé­chée qui ne soit dans un écrit explicite"[14]. Force nous est donnée donc de constater cette relation faite entre l' écriture présente et l' écriture "originelle" d' où découle le nom. Cette confluence fait dire au narrateur : "comme si l' écriture, en me donnant au monde, recommençait le choc de mon élan, au pli d' un  obscur dédoublement"[15]. La relation faite entre l' écriture fondatrice (le Coran) sous laquelle toute naissance est comme soumise[16], et le destin de l' écrivain, nous fait rappeler l' hypothèse de la circularité des deux écritures, la sacrée et la littéraire. Cette circularité est intéressante à double titre. Elle fait coïncider deux écritures, et fait de l' autobiographie la naissance dans l' écriture[17]. C' est une double naissance. La première se fait sous le signe de l' écriture, la deuxième dans le présent de l' écriture. La première  introduit l' écrivain dans le drame mythique de la parole divine[18], la seconde dans le dé­doublement des signes auréolé par la figure de la déchirure. En d' autres termes le nom de l' écrivain est une double perte. Le nom appartient à l' autre, à une double écriture, à une double langue. Cette double perte, ce chevauche­ment identitaire est une mise en jeu du nom[19]. Le dédoublement est une marque initiale du nom.

            Mais il ne faudrait pas entendre la perte au sens essentialiste, comme négativité d' une vérité, comme absence et effacement de l' être, mais plutôt comme vertige, dissociation, comme identité différée. L' identité différée sup­pose l' existence de l' autre dans le nom. Khatibi dans sa présentation du livre affirme en corroborant l' altérité du nom : "Je fus sacrifié en venant au monde, et ma tête fut, en quelque sorte, offerte à Dieu. L' ai-je jamais retrouvée, au delà de tout destin métaphysique ?"[20]. Cette déclaration éclaire ce qu' on a appelé la double perte. Le rappel du sacrifice inscrit dans l' imaginaire du nom se fait dans la situation de l' écriture présente. Le processus de l' intégration s' explique par l' histoire de l' écrivain gouvernée par une problématique du dé­doublement. L' histoire du nom propre est un symptôme cryptique de l' histoire de l' écrivain. La signification du sacrifice prend alors la forme d' une pensée de la différence puisque dès l' abord l' identité est différée, perdue dans l' incandescence du nom. Le présent s' origine dans le passé par l' intermédiaire d' un seul et unique mot. La blessure de l' écrivain remonte loin. Le sacrifice est comme éternel. Il est la vérité de l' écrivain et son irréversibilité. L' intégration d' une déchirure dans l' autre est un mouvement en amont. L' origine tue du nom est prise en charge par le questionnement autobiographique. Le sujet écri­vant au-delà de la sacralité et de la métaphysique retrouve la culture enfouie en lui-même. La mémoire du nom est une mémoire culturelle.

            Comme on l' a remarqué précédemment, cette culture islamique, comme traces subjectives, est mise en scène par la déchirure nominale et la dramati­sation de la naissance. C' est la scission nominale qui met en relief le sens de la perte. Le sacrifice, la voix coranique, en s' insérant dans le nom, déclenchent la vitalité de l' altérité, et le propre destin de l' auteur. Cette potentialité que pos­sède le nom propre pour pré-figurer l' être est rendue par sa densité séman­tique. La poéticité du nom confère à l' autobiographe la possibilité de marquer, dans sa traversée des signes, son destin d' une singularité, d' une différence. La dimension théophore du nom n' est pas la limite d' Abdelkebir, elle en constitue la trace qui travaille le corps et sa mémoire, car "aucun texte ne peut se démettre aisément du travail mythique qui le suppose et le traverse"[21].

            Cette singularité -la blessure- conditionne La Mémoire tatouée en entier et en fait un jeu combinatoire. Commencer La Mémoire tatouée par cette his­toire et cette mémoire est un geste stratégique pertinent par rapport à la théma­tique du livre. Supplantant l' identité du nom comme simple miroir du moi, le lieu textuel du nom et la notion de blessure recouvrent les réseaux sémantiques du livre. Le destin que possède le nom "ouvre à partir de lui un récit, en s' exerçant "à même la chair"[22], sur le devenir du récit. Le nom propre est un centre. Le texte va dans le sens de sa démesure, de son étoilement infini, de ses déchi­rements. Le travail d' élucidation du nom propre est une recherche des figures de l' être. Le nom propre "est l' appréhension instantanée d' une multiplicité. Le nom propre est le sujet  d' un pur infinitif compris comme tel dans un champ d' intensité"[23]. Le nom propulse la multiplicité dans La Mémoire tatouée. Il est intégré au processus scriptural dont il devient "la forme interminable et chica­nière"[24]. Une sorte d' histoire de l' éternel retour. Le dehors du dedans. Son de­hors obstiné. Cette question de l' éternel retour est une question étrange. La question du même  est une question philosophique bien difficile[25]. A partir de la question de l' éternel retour, il faudra voir comment le début de La Mémoire ta­touée est le début d' un destin. Cette question ne nous intéresse que comme variation philosophico-littéraire interne à la logique du texte. La Mémoire ta­touée reste en son "essence" une autobiographie, un discours narratif, mais chaque fois déplacé, transcendé par la venue d' une autre forme, ici, la pensée philosophique qui gère le nom. Ceci nous importe car le nom comme le premier mot du livre est une figure épaisse dont la signification  dépasse sa simple réfé­rentialité logico-grammaticale.

            Le nom ouvre cette question du même, de l' infini du même. En vertu de ce qui a été dit et suggéré précédemment, l' inférence au retour du même est inévitable. Car il est question d' une incidence du symbole du sacrifice, de la déchirure sur le devenir destinal du narrateur. Un rapport est institué dans l' itinéraire autobiographique entre l' origine du nom et le dédoublement infini, c' est-à-dire son partage entre la langue maternelle et la langue française et sa position entre l' occident et l' orient. La blessure concerne l' entre-deux. Ce rap­port implique la spécificité de la position du nom ; il prend la valeur d' un com­mencement car objet d' une monumentalisation. Le double instaure un univers cohérent et continu. Ce qui continue, c' est la discontinuité du sujet. "Au mor­cellement du vécu s' oppose l' unité d' une destinée"[26]. Or, ce qui spécifie, schématiquement, l' éternel retour est la répétition d' une figure. Blanchot disait à ce propos : "La loi du retour supposant que tout reviendrait, semble poser le temps comme achevé : le cercle hors circulation  de tous cercles", ou encore : "l' Eternel Retour du Même : le même, c' est-à-dire le moi-même en tant qu' il résume la règle d' identité, c' est-à-dire le moi présent. Mais l' exigence du re­tour, excluant du temps tout mode présent, ne libérait jamais un maintenant où le même reviendrait au même, au moi-même"[27]. Cet anneau, cette circularité dans leur mouvement vertigineux sont une formulation de l' irrévocable[28]. Les exégètes de Nietzsche ont problématisé la question de la circularité. L' étrangeté de l' Eternel retour reste intacte. Le mystère perdure. Mais  c' est justement ce mystère qui nous intéresse. Il suggère l' Eternel retour mais ne l' insère pas dans notre commentaire comme forme développée de la question de la répétition.

            Alors revenons au texte. Abdelkebir  renvoie au temps et au sens d' une duplicité. Au temps parce qu' en rapport avec le rite du sacrifice (vie/mort); au sens parce que dans le nom il y a l' allégeance à l' autre. Ces significations n'ont pas leurs valeurs en elles-mêmes, mais en rapport avec le devenir. Et qu' est le devenir ici sinon une histoire de la duplicité à commencer par la langue ? Cette duplicité continue, ce même générique est interne et externe ; interne par rapport au processus autobiographique où le double est une "prolepse généralisante" : double mère, double ville, double espace... etc ; ex­terne à l' autobiographie dans la mesure où la reprise du dédoublement en­gendre des questions littéraires : la bi-langue, l' androgyne, le double texte (intertexte).

            Néanmoins la question du retour du même  reste intrigante. Que veut-elle dire exactement ? Voici d' abord les indices textuels qui explicitent cet enjeu qui constitue une essence à partir d' une qualité, une généralité à partir d' une particularité :


  "(...) mourir, vivre, mourir, vivre double à double, suis-je né aveugle contre moi-même ?"        
  "mon nom suggère un rite millénaire et il m' arrive, à l' occasion d' imaginer le geste d' Abraham égorgeant son fils. Rien à faire (...) il y a à la racine la déchirure nominale".           
  "Le temps reste fasciné par l' enfance, comme si l' écriture, en me don­nant au monde, recommençait le choc de mon élan, au pli d' un obscur dédoublement. Rien à faire, j' ai l' âme facile à l' éternité".     
  Pas d' herbe verte ni desséchée qui ne soit dans un récit explicite."

            Ces fragments des deux premières pages de La Mémoire tatouée ren­voient à notre question de la surdétermination de l' être par la déchirure qui est à la racine. Les termes sont explicites. L' autobiographe se demande s' il est né aveugle contre lui même ; ceci est lié sémantiquement à ce qui a été défini comme identité différée, comme perte initiale de la totalité du sujet. Etre né aveugle contre soi-même suppose le début d' une histoire qui ne cessera point, qui reviendra toujours. Annoncée puisqu' il y a pas "d' herbes verte ni dessé­chée qui ne soit dans un récit explicité", elle continue parce que tout revient. Le chiasme natal (mourir, vivre, mourir, vivre) engendre un chiasme systématique. Les exemples précédents cultivent l' image de l' annonce du chiasme comme fi­gure éternelle. Eternelle et inaugurale (dans le texte et l' imaginaire de la nais­sance). Le fait de placer cette idée au début de la vie (le concret référentiel) et au début du texte (début autobiographique) est une façon de mettre dans le passé la logique de l' avenir. C' est un désir et un besoin de faire coïncider l' être présent avec une annonce originelle. "Dire que tout revient, c' est rappro­cher au maximum le monde du devenir avec celui de l' être : cime de la contem­plation"[29]. Cette souveraineté nietzschéenne peut paraître incontrôlable puisque c' est une haute métaphore de l' accomplissement de l' être dans l' affirmation. Le travail d' "éternisation" est un travail à rebours.

            Cette spécificité est la forme d' un drame, ou plutôt d' une dramatisation. Faire du nom le lieu d'une question par la dramatisation de la naissance est l' événement supra-autobiographique de La Mémoire tatouée. Cette dramatisa­tion n' est pas conséquente d' un parcours narratif ou de la confrontation d' éléments entés sur une situation. Elle est le fruit d' une pensée, mieux, d' une émotion de la pensée. C' est pour cela qu' il nous semble bon d' accorder à l' éternel retour[30] un rôle central dans cette histoire  de la pensée du nom en le raccordant à la déchirure nominale. Notre suggestion de l' éternel retour fait coïncider le commencement d' un temps réel (naissance) avec le commence­ment d' un temps symbolique (la déchirure). Le commencement réel se méta­morphose  en "geste archétypal"[31] pour l' écrivain. La déchirure "aurorale" est la révélation d' une vérité qui ne finira point de se répéter parce qu' elle est l' événement exemplaire. L' enfant (le mythe sacrificiel abrahamique) sera donné à  Dieu. Cette perte ou ce don se répétera infiniment car "l' anneau de l' être reste éternellement fidèle à soi-même"[32].

            Cette origine fictive, fantastique, fascine. Elle fascine par son affirmation totale de l' être. Perpétuellement situé dans sa brisure même comme point qui revient parce que l' autobiographe le veut. L' Eternel retour comme l' a bien montré P. Klossowski[33] est une "nécessité qu' il faut vouloir : seul celui que je suis maintenant peut vouloir cette nécessité de mon retour et de tous les évé­nements qui ont abouti à ce que je suis". La résurgence de la déchirure n' est pas la résurgence d' un moi constitué, des événements dans leur périodicité et leur réitération naturelle. Dans notre contexte, il existe une assignation précise d' un événement comme exemplarité, comme valeur subjective. La déchirure s' institue comme centre de gravité d' après notre lecture. L' événement, dans sa nudité et sa contingence, devient un objet d' affirmation, de conquête sym­bolique. La circularité est un moyen d' expliquer la relation qui existe entre le nom comme  racine du dédoublement et les figures réitératives de ce dédou­blement. A partir de la duplicité première, le biographème onomastique révèle un autre discours qui n' est pas de nature narrative mais réflexive. Dans le "je" de la naissance apparaît un "je" d' une autre teneur : l' histoire du sujet entier dans sa version autobiographique comme dans ses versions littéraires.

            L' Eternel retour ne nous a pas paru comme vérité philosophique englo­bant l' écrivain sans merci. L' Eternel retour est intéressant sur deux plans : l' inscription du retour du dédoublement dans le parcours littéraire de Khatibi. C' est une question immanente aux textes, propre à l' écriture, dévoilant une continuité du motif, de la césure, du multiple et de la pensée de la blessure. Deuxièmement, l' Eternel retour se rapporte à ce qui revient. Ce qui revient n' est pas une forme identitaire, c' est plutôt l' absence de l' identité qui revient. L' identité différée est une forme de la différence. L' éternel retour doit être considéré dans le sens du retour de cette différence même. La perte métaphy­sique ‑ ou supposée telle ‑ de soi enclenche la possibilité d' une altérité person­nelle singulière. Dans ce cas, la singularité est le chiffre de la différence. L' identité comme possession de soi laisse place au creux problématique de l' identité comme dépossession de soi. Cette dépossession initiale ouvre à la racine la possibilité de la conjonction des rivages.

            La dépossession est ici une positivité subjective. L' exigence de l' Eternel retour est l' exigence de la différence par la rupture et la blessure du nom propre. Ce qui revient donc, c' est l' autre, puisque l' Eternel retour conjugue la déchirure infinie et la différence comme le propre même de cette déchi­rure. Le signe initial du nom propre rejoint l' avenir sous le symbole du double. Le geste abrahamique ouvre La Mémoire tatouée et le texte est à la mesure de ce geste ancestral. Ainsi s' invente une mythologie du sujet comme éternelle­ment double. On assiste dans ce geste à la réinvention de l' origine dans et par l' écriture. La Mémoire tatouée est à ce propos la naissance de l' écriture, le commencement programmatique de l' écriture future et surtout leur origine sou­veraine. Il ne s' agit pas ici, malgré l' intertexte coranique, d' une origine méta­physique, mais d' une origine poétique. Il s' agit de l' origine du moi de l' écrivain, et non de l' individu empêtré dans les événements du monde. C' est le texte littéraire qui, par son ouverture et sa continuité, greffe le passé sur le présent et en fait une règle du devenir. L' Eternel retour est le choix d' un passé que l' écrivain a décidé de faire revenir sous le signe d' une incarnation de la déchirure abrahamique dans le nom propre[34]. Mais le passé est-il dans le passé ? La blessure existe-t-elle déjà ? Nous ne le croyons pas. L' Eternel re­tour comme formulation de la différence est un travail de l' écrivain à partir de ses questions présentes sur sa complexité telle que l' écriture les transforme en jeu vital qui engage la totalité de l' expérience de l' autobiographie. C' est la problématique du double qui reconstruit le passé dans le sens du partage. C' est l' écrivain qui est sacrifié à la langue (française), qui est partagé, qui a perdu la loi métaphysique de l' origine. C' est à partir du présent de l' écriture que le passé se trouve intégré dans l' actualité du double, de la blessure ; bref tout converge vers le point voulu. La duplicité est la voix éternelle de l' écrivain. Les temps se conjuguent. La source est trouvée dans le nom propre, dans le livre.


 



[1]) La Mémoire Tatouée, ed. 10/18, 1979, p. 17.

[2]) D. Sibony, Le Nom et le Corps, Seuil, 1974, p. 16.

[3]) Ecrits, Seuil, 1966, p. 495.

[4]) cf. K. Abraham, Rêve et Mythe, p. b.p., 1977, p. 114.

[5] A. Compagnon, Nous, Michel de Montaigne, Seuil, 1980, p. 11 ; "Noms propres" Revue 34/44, STD Jussieu, n° 7, 1980.

[6]) Le nom arabe est un substantif significatif : il dit son sens. En principe l' évolution de l' onomastique a fait du nom un son, un fragment phonétique ; une opacité. Le nom arabe est commun et propre ; commun par son signifié, propre parce qu' il renvoie à une personne. Il est signe et indice.

[7]) R. Barthes, Le Degré zéro de l' écriture, Points, Seuil, 1972, p. 125.

[8]) Maghreb pluriel, Denoël, 1983, p. 216.

[9]) La Mémoire tatouée, pp. 17-18.

[10]) La Mémoire tatouée, p. 10.

[11]) La Mémoire tatouée, p. 10.

[12]) La Mémoire tatouée, p. 17 ; la sourate des "Vaches" (première partie) dans le Coran.

[13]) La déchirure ou la blessure sont des termes non mélodramatiques dans notre contexte. Ils sont des concepts propres à la génération de l' écriture de Khatibi.

[14]) La Mémoire tatouée, pp. 17-18.

[15]) Ibid.

[16]) Ceci du point de vue anthropologique et non de la religion comme forme de croyance indépas­sable.

[17]) Cela explique peut-être le fait que les écrivains maghrébins de langue française commen­cent par l' autobiographie. Les exemples abondent et diffèrent par leur traitement de la sphère du moi : l' autobiographie romancée (Le passé simple), l' autobiographie disséminée (Agadir), l' autobiographie insérée (Talismano). En principe tout écrivain est travaillé par sa biographie, mais ce qui spécifie la littérature en question, c' est la force de l' émergence de la subjectivité, du personnel dans l' écriture comme lieu d' une nouvelle histoire du sujet. Re-naître par la saisie de la parole est un indice de la quête de soi. L' écrivain est au seuil de lui-même.

[18]) C. Bromberger, "Pour une analyse anthropologique des noms de personnes". Langage, n° 66, 1982, p. 120.

[19]) cf. J. Derrida, L' Oreille de l' Autre, Québec, VIB éditeur, 1982, pp. 104-105.

[20]) La Mémoire tatouée, p. 10.

[21]) La blessure du nom propre, Denoël, 1974, p. 14.

[22]) cf. J. Kristeva, Folle vérité, Seuil, 1979, p. 30.

[23]) Deleuze et Guattari, Mille plateaux, Minuit, 1980, p. 51.

[24]) La Chose capitale, (Collectif), PUL, 1981, p. 33.

[25]) Citons la parole du romancier polyphonique, M. Kundera : "l' éternel retour est une idée mysté­rieuse et Nietzsche, avec cette idée, a mis bien des philosophes dans l' embarras : pen­ser qu' un jour tout va se répéter comme on l' a déjà vécu et que cette répétition va encore in­définiment se répéter ! Que veut dire ce mythe insensé ?" (L' insoutenable légè­reté de l' être, Gallimard, 1984, p. 9).

[26]) M.-C. Dumas, R. Desnos ou l' exploration des limites, Klincksieck, 1980, p. 383.

[27]) M. Blanchot, Le pas au-delà, Gallimard, 1973, pp. 21-22.

[28]) Blanchot développe cette pensée dans une autre direction, celle du vide par rapport à la triade temporelle passé, présent, avenir. Le présent exclu, le passé devient la modalité de l' avenir. Ce qui advient, advient dans le vide du présent. L' Eternel retour blanchotien est indis­sociable de l' absence, car la mémoire des événements n' habite nulle part.

[29]) Nietzsche, Vie et Vérité, PUF, 1977, p. 119.

[30]) Il faut préciser que la question de l' Eternel retour, comme question philosophique, a été discutée différemment. cf. C. Levesque, L' Etrangeté du texte, 10/18, 1978, p. 24 et 70 ; B. Pautrat, Versions du soleil, Seuil 1971, pp. 349, 350, 354, 355 ; M; Heidegger, Nietzsche, Galli­mard, 1971, pp. 203 et 362 ; Nietzsche aujourd' hui ? collectif, T.I., "Intensités", 10/18, inédit, 1973.

[31]) M. Eliade, Le mythe de l' éternel retour, NRF, Idées 1969, p. 108.

[32]) Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 10/18, 1977, p. 206.

[33]) Nietzsche, Cahiers de Royaumont, Philosophie n° VI, éd. de Minuit, 1967, p. 228.

[34]) Cette incarnation est reprise dans Le livre du sang : "La musique de l' Islam bat ainsi, pour les oreilles orientées vers la Mecque, captant de très loin, dans l' égorgement du fils d' Abraham qui est mon nom incarné, un formidable cri, soutenu de siècle en siècle, de millénaire en millé­naire.", et dans Amour Bilingue, Fata Morgana, 1983 ; cf. pp. 43, 44 45).