Jean Déjeux

Paris

L' EMERGENCE  DU  JE

DANS  LA  LITTERATURE

MAGHREBINE

DE  LANGUE  FRANÇAISE

            La première question posée comme recherche sur les autobiographies et les récits de vie concerne au plus haut point la littérature maghrébine de langue française. Cette question de l'apparition de l'autobiographie est primor­diale au regard des écrits maghrébins. De fait, le "je" et l'exposition du moi, de l'homme-sujet, ne vont pas de soi dans le contexte de la civilisation et de la culture arabo-musulmanes. Or, ce "je" a bel et bien fait son entrée dans les ro­mans autobiographiques et dans les récits de vie non fictionnels, histoires de vie, journaux intimes et mémoires.

            Le "je" ne va pas de soi, compte tenu du contexte sociologique et cul­turel. De prime abord, l'impression dominante est , en effet, que c'est le "nous" qui est d'abord mis en avant dans les romans. Dans une thèse soutenue au Québec en 1977[1], un chercheur a pu écrire, avec perspicacité, un chapitre en­tier sur ce qu'il a appelé "le noussoiemment". Le roman maghrébin né d'un désir ardent de faire connaître aux étrangers les réalités maghrébines et de donner à voir les Maghrébins, "la véritable voix narrative de ce roman", dit l'auteur, "n'est ni un "je" égoïste, ni un "il" aussi abstrait qu'impersonnel, mais un "nous" terri­blement exigeant et foncièrement ambivalent"[2]. "Je suis plusieurs, toutes une foule de colonisés et de protégés", écrivait Driss Chraïbi en 1962 dans Succes­sion ouverte. On peut bien avancer alors que quand le romancier dit "je", il pense souvent "nous". Et pourtant, nous constatons bien une émergence du "je" dans la nar­ration chez un certain nombre d'auteurs lors de la naissance de cette littérature maghrébine, mais surtout dans les récits de vie. Les roman­ciers ont voulu mettre en évidence leur moi, ceci dans un contexte d'acculturation française et de modèles venant de l'école moderne occidentale, mais aussi dans une évolu­tion des pays maghrébins eux-mêmes vers la mo­dernité aux prises avec les changements socio-économiques et les mutations dans les mentalités sous la pression de l'étranger colonisateur, hier, et des bouleversements intervenant dans le monde. L'économie de marché, occiden­tale et capitaliste, a bouleversé les données traditionnelles et les cohérences internes des sociétés vivant sur leur quant-à-soi ; les individus ont été bouscu­lés dans leur équilibre et déstabili­sés dans leur manière de voir et de sentir le monde. L'émergence du "je" s'est ainsi faite dans des conditions particulières tenant tant aux structures des so­ciétés maghrébines hier qu'à l'histoire de leur évolution, stimulées par la pré­sence des étrangers, dans un double désir du Même et de l'Autre.

CONDITIONS PARTICULIERES

EN CONTEXTE MUSULMAN MAGHREBIN

            Les romanciers maghrébins ont dit "je" à partir des années 50, lors de l'apparition à cette époque de romans en français dignes d'attention sur le plan littéraire, par rapport à ceux qui étaient parus en Algérie depuis 1920. Ces ro­manciers, connaissant leur société de l'intérieur, avaient bien conscience qu'ils avaient à gagner à se personnaliser, à émerger du groupe et à s'imposer contre le conformisme des conduites traditionnelles qui les réduisaient à n'être que des individus noyés dans le social, vivant "par milliers confondus", pour reprendre l'expression de Kateb Yacine. Comme le note Slimane Zeghidour[3] : on trouve toujours au Maghreb "une phobie tenace de la solitude, de la singularité. Erreur ! Source du renvoi introuvable. s'exclame l'individu que la teneur de sa conver­sation oblige à faire une entorse au pluriel de rigueur pour parler de lui-même à la première personne du singulier". Deux facteurs jouent dans ce combat pour le "je" : le poids du groupe et l'attitude qui en découle chez l'individu dans la ma­nière de se comporter.

            Au Maghreb - et plus largement en pays musulman ou encore dans les société agraires - c'est, en effet, l'homme social qui compte avant tout dans les attitudes et les conduites traditionnelles reçues par la communauté. L'individu ne doit pas se singulariser (Surtout pas les femmes, qui n'ont pas dans ce contexte à se mettre en valeur dans la vie publique puisque leur domaine est celui de la maison et de l'espace privé). La solidarité et l'éthique du groupe en­traînent l'uniformisation et le conformisme, freinant l'affirmation du "je" et de la personnalité. C'est l'Autre, l'étranger qui débarquant sur la terre du Maghreb a apporté la fitna, c'est-à-dire l'épreuve troublante et déstabilisante. Il a obligé les sociétés à bouger, à remettre en question l'unanimisme des comportements tra­ditionnels, à sortir du rang et des normes d'hier dans un double mouvement de résistance au colonisateur et d'attirance devant son savoir-faire et sa maîtrise de l'Histoire, du temps et des techniques. L'étranger a fait circuler ses modèles. Un historien tunisien, Hichem Djaït, a parfaitement vu ce qu'a été "la conquête de l'Occident", c'est-à-dire le moi, "au sens de l'affirmation de l'individu"[4]. L'Islam, dit-il, "a ignoré le moi" ; "il a ignoré l'humanisme comme support de va­leurs civilisatrices". Précisons : l'humanisme en tant que valorisant la personne humaine comme telle, car il existe un humanisme musulman de l'homme en tant que croyant, pris dans le religieux[5]. Hichem Djaït écrit d'ailleurs que "la reli­gion islamique recèle en elle un principe totalitaire et exclusif". "L'Islam, dit-il, est resté lié à un type de moi où la totalité de l'homme n'est pas reconnue, où l'homme n'est homme qu'en tant qu'il est croyant"[6].

            L'influence de l'Occident est à notre avis tout à fait marquante pour cette émergence du "je" dans les littératures du Maghreb. D'une part, d'une manière très large par les changements qu'elle entraînait par sa présence au­trefois dans les pays du Maghreb : déstructuration des tribus, instauration de l'état civil, autres modes de relations entre les individus, éclatement de la grande famille traditionnelle, situations de crise dans la société et dans la fa­mille, failles dans l'environnement des individus, urbanisation rapide et mobilité des groupes, voyages à l'étranger et sortie de la petite patrie, anomie et affai­blissement des soutiens pour l'individu de la loi clôturante et du groupe large. D'autre part, à travers les études poursuivies depuis l'école primaire jusqu'au ly­cée, collège, école normale et même université et, en même temps, les lectures durant les humanités, les individus ont été séduits par d'autres modèles que ceux contrai­gnants du groupe soutenant certes ses membres, mais aussi les contrôlant, les castrant pour ainsi dire dans le giron maternel. Cette contrainte même poussait à une libération. C'est clair chez des romanciers comme Albert Memmi, Mou­loud Mammeri, Driss Chraïbi, sans parler de Taos Amrouche ayant reçu, elle, une éducation chrétienne[7].

            Comme l'écrit Abdallah Laroui, "le sujet par excellence du roman est de dévoiler une structure sociale à travers une expérience individuelle, ses suc­cès, ses échecs directs. Ce sujet n'avait aucune base objective dans la société arabe"[8]. Pas de mobilité sociale, en effet, pas de reconnaissance de la subjecti­vité, de l'homme-sujet. Le dramaturge algérien Mahieddine Bachetarzi a bien montré la difficulté pour un auteur de dévoiler un moi égocentrique, notion "complètement étrangère" dit-il, au point que "nous ne la soupçonnions même pas". L'idée ne lui serait pas venue de "baser une pièce sur l'analyse de nos sentiments personnels, sur la complexité de notre individu intérieur". Comment une telle idée aurait-elle pu germer ? "Le caractère musulman, poursuit Bache­tarzi, se prête peu à ces introspections intimes". Dans ce domaine, règne "la pudeur musulmane, qui n'a rien à voir avec la pudeur européenne", si bien qu'un auteur "qui se serait étalé lui-même sur la table de dissection aurait vive­ment choqué notre public et personne ne se serait intéressé à lui". Le théâtre ne pouvait être conçu que "comme un porte-voix, pour amplifier la voix de la foule, la clarifier, la préciser, pour obtenir une prise de conscience". L'auteur "devait s'effacer devant son public, ne devait traduire que les sentiments de ce public. De là un théâtre de lutte, le théâtre de ce qui tenait le plus au coeur du peuple"[9]. En Tunisie, Tahar Sfar, compagnon de Bourguiba, détenu à Zarzis en 1935, publiait en 1960 son Journal d'un exilé. Il y écrivait : "Il me semble que la confession chrétienne a une grande influence dans la littérature et l'art euro­péen". Elle expliquerait, selon lui, l'existence des mémoires, autobiographies, confidences, confessions, correspondances intimes, des "romans où l'auteur se livre à des épanchements, des manières de confessions publiques". "Rien de tel, ajoute-t-il, chez nous"[10].

            Les influences occidentales n'ont pas joué qu'au Maghreb. Les mêmes phénomènes se remarquent ailleurs en pays musulman. Prenons l'exemple de la Turquie. L'homme ne vaut que par le groupe, l'introspection n'est pas de mise dans la société traditionnelle. Là comme ailleurs il s'agit de sauvegarder la co­hésion du groupe, de la famille, du clan, de la tribu. Question de survie. Là comme au Maghreb personne ne fait bande à part. Mais les influences exté­rieures jouant et rencontrant des forces en mouvement, les changements so­ciaux sont intervenus au fil des décennies : émergence d'individus qui veulent se rencontrer, naissance de romans écrits par des hommes, puis d'une littéra­ture de femmes. Mais il a fallu attendre les années 50[11], comme au Maghreb d'ailleurs. Prenons un autre exemple, celui de l'Egypte. Ainsi à propos d'une nouvelle de Youssef Idriss (né en 1927 dans le delta égyptien), la traductrice, Anne Wade Minkowski, écrit que la nouvelle "La République de Farhât", publiée pour la première fois en 1954, marque le début d'un genre autobiographique quasiment inconnu dans une culture où jusqu'au milieu de ce siècle, le "je" indi­viduel cédait le pas devant le "nous "collectif ou le "il" impersonnel"[12]. L'intrusion étrangère, entraînant pertes et ruptures, amenait les Magh­rébins à se poser les questions identitaires : "Qui suis-je ?" "Qui sommes-nous ?". Les bouleverse­ments en cours dans les sociétés maghrébines depuis la se­conde guerre mon­diale s'accéléraient et poussaient justement à ces interroga­tions sur soi. "Cette guerre a tout brouillé", écrit le vieux père à un de ses fils dans Le Sommeil du juste (1955) de Mouloud Mammeri. Les repères anciens, les normes anciennes, partent à la dérive. On "flotte", c'est l'anomie. N'émerge que celui qui est suffi­samment personnalisé pour s'imposer. Comment gérer les conflits et les situa­tions de crise dans les familles, entre les générations ? L'émergence du "je" se situe ainsi à la confluence de plusieurs facteurs : contrainte de l'individu dans le groupe et difficulté pour lui de développer sa libre personnalité, pleine et en­tière, bouleversements sociaux entraînant la mobilité des personnes, la sortie du groupe et la descente de la montagne vers les villes et au-delà vers l'Europe, influence des modèles sociologiques étrangers (de même d'ailleurs pour l'émergence du couple se distinguant de la famille agran­die), influence de la scolarisation et des lectures, réflexions des personnes et entrée dans la voie de l'introspection en dehors des attitudes traditionnelles du groupe.

            Cette émergence de la personne, ne se contentant pas d'être un indi­vidu parmi d'autres dans une masse, peut être poussée très loin, jusqu'au refus des siens parfois, peut-être jusqu'à la rupture. Le héros dans le malaise part pour l'exil, l'ailleurs, le plus loin possible même parfois[13], quitte à revenir plus tard vers les siens. Le héros se révèlera parfois aussi incapable de gérer ses conflits intérieurs, sinon sur le mode pulsionnel. C'est ainsi que des attitudes ou même des conduites suicidaires ne sont pas rares dans cette littérature magh­rébine. On émerge du groupe mais on se trouve seul, coupé des racines, dans la béance, dirait-on aujourd'hui, loin du soutien d'un groupe familier. Il est clair que dans les sociétés maghrébines on n'aime pas du tout qu'un individu se mette en avant et devienne une personne s'autodéterminant comme s'il était plus qu'un autre. "Qu'a-t-il de plus qu'un autre celui-là ?" "Qu'a-t-il à se singulariser, à se dévoiler, à exposer ou à étaler ses états d'âme, son intimité ?" entend-on dire. Cela ne se fait pas, en effet. L'important est de voiler l'intime et le sentiment pour montrer uniquement la virilité masculine. Celui qui se singularise paraît oublier le "nous", donne l'impression de se séparer du groupe, ou encore de la Oumma, de la matrice islamique ; il sort de la fusion maternelle là où se trouve le salut collectif et individuel. L'exil, la sortie, la sépa­ration d'avec les "frères" c'est le départ vers les ténèbres, la perdition (amjah). La division et la sépara­tion ne peuvent être que l'oeuvre de Satan le diviseur et que l'oeuvre de l'étranger cherchant toujours à diviser pour régner. L'émergence du "je" est somme toute une fitna, une épreuve : une dissension dans le tissu unitaire de l'identité nationale ou islamique, surtout autrefois durant le temps de la coloni­sation et du combat contre celle-ci. Dans les sociétés où l'on refuse le regard sur soi[14] et le regard des autres sur soi, où la personne, en tant que personne indépendamment de son statut religieux, a du mal à être reconnue comme telle[15], l'individu apparaît sortir du groupe et se mettre à part s'il s'affirme trop. Tel est le péché impardonnable : briser l'unité et la cohésion de la communauté. S'il s'agit d'une romancière, on dira qu'elle verse dans "l'exhibitionnisme" (comme on l'a dit en Tunisie pour Ja­lila Hafsia), en somme qu'elle fait du strip-tease, donc qu'elle est sans pu­deur, qu'elle gène les hommes troublés alors dans leur sexualité et leur pureté légale. La femme est vue comme la tentatrice par excellence, à voiler, à mas­quer parce que source de fitna, de trouble. Non seulement les femmes écrivent, prennent la parole et la plume, mais encore certaines romancières disent "je", ce qui est proprement intolérable pour ceux dont les mentalités sont demeurées tra­ditionnelles. Dans une société contrai­gnante pour les personnalités, avec ses codes de pudeur, de réserve et de bienséances séculaires, les personnalités ont diffi­cilement la possibilité de prendre la parole pour dire "je" et encore plus pour diffuser dans de larges pu­blics leurs opinions, leurs pensées et à plus forte rai­son leurs fantasmes per­sonnels. Pour être à même de le faire, il faut vivre dans une société tolérante et ne pas se résigner à vivre dans l'anonymat. Il faut pou­voir être soi-même tota­lement.

            Depuis les années 50, soit dans des romans, soit dans les simples ré­cits de vie non fictionnels, nombreux sont les auteurs qui ont ainsi pensé que leur vie valait la peine d'être écrite et donnée à voir ou à écouter ; c'est un peu comme s'ils se confessaient. Avec prudence et se dissimulant parfois en se voilant par un pseudonyme (surtout chez les femmes), en insistant d'autres fois davantage sur leur propre combat politique de militant que sur leur propre per­sonnalité et leur histoire intime.

            En Algérie, c'est une femme, Marie-Louise Amrouche (ou encore Taos Am­rouche), qui a dit "je" la première dans Jacinthe noire en 1947. Ce roman auto­biographique a été écrit entre 1935 et 1939. Dans ce roman il s'agit du jeu d'un double "je", l'auteur s'identifiant à Marie-Thérèse (Maïthé) accueillant dans une pension de famille Reine à laquelle Marie-Louise Amrouche s'identifie égale­ment. De 1947 à 1987, sur trente quatre romans écrits par les Algériennes dans quatorze l'auteur dit "je". Initiative audacieuse dans le contexte arabo-musul­man. Comme l'écrit Assia Djebar, "parler hors la chaleur matriarcale, hors de l'antienne de la Tradition, hors la "fidélité" - ce terme pris au sens religieux - écrire à la première personne du singulier et de la singularité, corps nu et voix à peine déviée par le timbre étranger, rameute tous les dangers symboliques"[16]. Après Taos Amrouche, vinrent des romanciers : Albert Memmi (1953), Driss Chraïbi (1954), Ahmed Sefrioui (1954), Mouloud Mammeri (1955). Taos Am­rouche était née dans une famille chrétienne, les romanciers cités avaient fait, eux, leurs humanités. Le premier récit de vie non fictionnel, en Algérie, date de 1950 : la Vie d'un aveugle où l'auteur, un aveugle donc, Kazi Tani dit "je". En 1954 paraissait au Caire le témoignage personnel de Nadir Bouzar : J'ai cru en la France[17]. A partir de 1960 des témoignages paraîtront dans le contexte de la guerre de libé­ration. Ainsi Djamal Amrani dans le Témoin. Nous comptons ainsi 30 récits de vie, en dehors de la fiction donc, en Algérie de 1950 à 1989 et 50 témoignages de militants de 1960 à 1989. Par contre, au Maroc, dans ce do­maine précis des récits de vie, en dehors des romans, 6 seulement de 1966 à 1989 et en Tunisie 6 également de 1960 à 1989. On peut penser que la coloni­sation française du­rant 132 ans en Algérie et le combat armé de sept ans favo­risant les mémoires des militants, ont permis la montée des personnalités et l'affirmation du "je".

LE "JE" ET LE "NOUS"

            L'affirmation personnelle du "je" est bien réelle. Elle ne se dissout pas dans le "nous". Mais ce "nous" est souvent impliqué dans le "je" selon les au­teurs, ce qui faisait écrire à Gilles Charpentier : "le noussoiement personnel"[18]. Mais il faut sur ce point distinguer les romans des récits de vie non fictionnels. C'est dans les romans que le "nous" de la communauté intervient à travers le "je", non en général (sauf exception) dans les récits de vie où l'auteur entend bien raconter personnellement sa vie. Le romancier tient sans doute à se mettre en avant sous les traits de son héros; c'est bien lui qui fait oeuvre de création, mais il entend dire en même temps qu'il ne se coupe pas pour autant du groupe. Ainsi Chraïbi écrivait dans le Passé simple en 1954 : "Je suis Marocain et en quelque sorte le Maroc m'appartient", ou encore Malek Haddad dans la Dernière impression en 1958 au cas où les Français le mettraient à part des Maghrébins : "Erreur ! Je suis comme les autres et mes bachots n'ajoutent rien, n'enlèvent rien". Il est évident que les auteurs des récits de vie non fictionnels n'entendent pas davantage se mettre à part de leur communauté. Ils sont bien dedans, mais l'affirmation du "je" paraît plus personnelle, plus individualiste si l'on peut dire, comme si l'auteur disait clairement : c'est bien moi qui raconte ma vie et pas un autre ou d'autres.

            Les héros des romans ne représentent pas purement et simplement des destins individuels, sauf exception. Surtout dans les romans ayant pour thème la guerre d'Algérie, ils représentent la communauté en lutte, le peuple, le "nous" collectif. Sans doute des héros sont-ils mal dans leur peau (ainsi dans les ro­mans de Mammeri, Chraïbi, Memmi, Boudjedra), sans doute certains pa­raissent-ils prendre des distances à l'égard d'une société qu'ils ne supportent plus ou mal, mais les ponts en fait ne sont jamais rompus. Le cordon ombilical, pour reprendre Kateb Yacine, n'est jamais complètement coupé. Le "nous" qu'ils cachent dans leur "je" est toujours celui qu'ils opposent à l'Occident : "Quand je danse devant toi, Occident, sans me dessaisir de mon peuple, sache que cette danse est de désir mortel", écrit Abdelkebir Khatibi dans La Mémoire tatouée en 1971. Il y a "nous" et les autres. Comme le dit Abdallah Laroui : "C'est par rapport à l'Autre que les Arabes se définissent. Cet Autre est l'Occident"[19]. Il y a donc "nous" et "vous". Même quand le romancier dit "je", il ne fait pas abstraction de l'identité fondamentale maghrébine. Il s'affirme comme personne, mais située politiquement et culturellement. Pour reprendre la thèse de G. Charpentier, on peut bien dire que "l'entreprise autobiographique oscille donc entre le rejet et la complicité, entre le noussoiement exclusif et le noussoiement inclusif"[20]. C'est sans doute en cela que l'autobiographie magh­rébine - principalement celle des romans - n'est pas purement et simplement l'autobiographie occidentale. L'imaginaire n'est pas français ; le "je" laisse en­tendre souvent le "nous", même quand ce "je" se ré­volte contre le "nous" ; enfin, le dévoilement de l'intimité n'est pas total et l'introspection demeure réservée, sauf exception, comme chez Taos Amrouche.

            Il importe de bien préciser en conclusion que le romancier ou l'auteur du récit de vie s'exprime en français : la langue étrangère qui permet de sortir de la fusion maternelle, du surmoi parental et de celui du groupe. Le français permet la transgression des tabous et de la loi du groupe. Par la langue dite marâtre, le romancier désintègre la langue maternelle, sort du "nous" et de la matrice et échappe à la fusion incestueuse. Mais il démembrera à son tour "la belle et maléfique étrangère" (Khatibi), pratique textuelle des Marocains autour des an­nées 70, comme pour dire : Voyez, je ne suis pas français, je ne suis pas tenu à vos normes grammaticales ; je suis toujours "nous". "Je suis Nous", titre que Mohammed Boucharate, Marocain, donnait à son recueil de poèmes en 1978.

            L'émergence du "je" dans la littérature maghrébine de langue française depuis les années 50 n'est certes pas à comprendre comme une réduction pu­rement et simplement à notre personnalisme occidental. Il n'empêche : ce "je" est bien le signe d'une personnalisation de plus en plus accentuée des sociétés ne faisant pas suffisamment sa place à la personne (autonome et responsable) en tant que telle. La création romanesque dans l'activité scripturale est donc bien ici le lieu privilégié où cette personne peut s'affirmer et donc, par le fait même, entrer en conflit, mais aussi sortir du "communautarisme" et du confor­misme pour être une personne à part entière.



[1]) Gilles Charpentier, Evolution et structures du roman maghrébin de langue française, Univer­sité de Sherbrooke (Québec), 1977.

[2]) T. II. p. 398.

[3]) Le Voile et la bannière, Paris, Hachette, 1990, p. 15.

[4]) l'Europe et l'Islam, Paris, le Seuil, 1978, p. 67.

[5]) Voir Louis Gardet, La Cité musulmane, Paris, Vrin, 1954, IV° Partie : Humanisme musulman (pp. 277-284 : Humanisme et Islam).

[6]) Op. cit. p. 77.

[7]) Georges May, L'Autobiographie, Paris, PUF, 1979, ch. 1er) s'arrête à "l'hypothèse chré­tienne" dans l'émergence des récits de vie, citant les Confessions d'Augustin.

[8]) L'Idéologie arabe contemporaine, Paris, Maspero, 1967, p. 203. Mais les genres roma­nesques sont variés ; nous constatons qu'il y a d'autres manières de comprendre ce genre litté­raire au Maghreb. Les romans de Balzac et de Stendhal représentent un type de romans, mais ils ne sont pas les seuls modèles possibles. C'est bien connu depuis longtemps.

[9]) Mémoires 1919-1939, Alger, SNED, 1968, p. 401.

[10]) Journal d'un exilé, Tunis, Bouslama, 1960, pp. 70-71.

[11]) Voir Europe (Paris), n° 655-656, novembre-décembre 1983 : "Littérature de Turquie".

[12]) Présentation de Maison de chair (nouvelles), trad. fr. Paris, Sindbad, 1989, p. 12.

[13]) Ainsi dans les romans de Mustapha Tlili. Dans Gloire des sables (Paris, Alésia, 1982, p. 143), l'auteur parle de "la nostalgie de l'ailleurs, de l'obsession de l'ailleurs et de l'Amérique avant tout". Le romancier vit à New York.

[14]) Le même Tlili disait au cours d'un interview : "Le regard sur soi serait un regard destruc­teur", c'est pourquoi les sociétés au Maghreb "n'ont jamais eu le courage de se regarder dans le miroir". Dialogues, Tunis, n° 170, 3 décembre 1977, pp. 77-78.

[15]) Cependant, de nos jours, existent au Maghreb des Ligues de Défense des Droits de l'Homme, quel qu'il soit. Mais il est vrai aussi que de nos jours la Déclaration islamique univer­selle des Droits de l'Homme publiée en 1981 par le Conseil islamique est basée sur le Coran et vise l'homme uniquement en tant que croyant (musulman).

[16]) "Du français comme butin", La Quinzaine littéraire (Paris), n° 436, mars 1985.

[17]) Réédité en 1989 à Alger (ENAL) sous le titre Abus de confiance, titre premier qu'avait voulu l'auteur.

[18]) Thèse déjà citée, pp. 430 et suiv.

[19]) L'Idéologie arabe contemporaine, déjà cité, p. 4.

[20]) Thèse déjà citée, p. 438.