Maurice  LE  ROUZIC

Rennes

a  propos  de  la

dimension  autobiographique

du
 Fils  du  Pauvre

de  Mouloud  Feraoun

            A regarder le champ des études sur les littératures d'expression fran­çaise du Maghreb, on se rend compte qu'un auteur tel que Mouloud Feraoun en est pratiquement exclu. Il semble qu'une bonne fois pour toute, il ait été catalo­gué sous l'étiquette : "Littérature ethnographique", ce qui suffit pour ne plus en parler. Son péché originel serait de ne pas avoir subverti le langage du coloni­sateur. Bref, on peut se demander s'il n'est pas aujourd'hui considéré comme trop lisible pour être honnête. Sans être admirateur inconditionnel des romans de Mouloud Feraoun, on peut tout de même s'étonner de ce qui paraît être un jugement a priori et s'interroger sur ce parti-pris. Se demander surtout si cet éti­quetage commode ne masque pas certains problèmes qu'ainsi on s'évite de ré­soudre. C'est - modestement - ce que nous voudrions montrer en revenant au texte du Fils du Pauvre. En effet, une des idées reçues est que ce livre est, ni plus ni moins, une autobiographie. Notre propos sera ici de questionner cette idée reçue ; questionnement autorisée par le fait que Mouloud Feraoun n'a ja­mais formellement revendiqué le caractère franchement autobiographique de ce qu'il a appelé "roman". Questionnement justifié par le fait que le texte présente par moments de curieux dérapages que peut se permettre un romancier omni­scient, mais pas un autobiographe scrupuleux. La limpidité peut être un piège qu'il appartient de déjouer.

une idee reçue:   

le fils du pauvre
est une autobio­graphie

            Le lecteur qui veut aborder Le Fils du Pauvre dans l'édition du Seuil, collection "Points", est tout de suite averti. Bien que le mot "roman" apparaisse sur la couverture et en page de garde, ce n'est pas du tout de la fiction qu'il va lire. Cela lui est répété à 2 reprises et de deux manières différentes. S'il se contente de lire la 4ème de couverture, il trouvera le texte suivant : "Une en­fance et une adolescence dans une famille kabyle pendant l'entre-deux guerres. C'est, à peine transposée, la jeunesse même de Mouloud Feraoun que nous découvrons. Et ce témoignage plein de vérité et d'une émotion qui se teinte vo­lontiers d'humour est d'un admirable conteur qu'on a pu comparer à un Jack London et à Maxime Gorki". Autrement dit, : "lecteur ne t'y trompe pas, même s'il y a quelques modifications de détails ("à peine transposée") par rapport à la réalité, c'est bien une autobiographie que tu vas lire et non pas un roman comme  je te l'ai pourtant annoncé". S'il feuillette l'ouvrage et s'arrête à la pre­mière page, sa lecture sera orientée avec encore moins d'ambiguïté puisqu'il lira ceci : "Dans ce livre Mouloud Feraoun raconte sa propre histoire. Il était destiné à devenir berger, il a eu plus de la chance que la plupart de ses cama­rades, il a pu étudier, conquérir un diplôme, sortir de la pauvreté". Il n'y a pas de doute qu'avec toute cette préparation, le lecteur moyen ouvrira le livre sans se poser de questions et lira effectivement l'histoire de Mouloud Feraoun. Com­ment lui en vouloir ? Le discours éditorial a, d'emblée, orienté sa manière d'appréhender le livre. Bel exercice pratique pour qui veut étudier la "réception" d'un ouvrage ; ou comment le paratexte, dans un même mouvement, crée à la fois un lecteur (davantage amateur de témoignage que de fiction) et un auteur (qu'il décrète ne faire qu'un avec le narrateur).

            De la part de personnes qui ont écrit sur Mouloud Feraoun, on aurait pu s'attendre à davantage de circonspection. A ce qu'il semble, ce n'est pas le cas. Deux exemples simplement : Le petit livre de Marie-Hélène Chèze : Mouloud Feraoun, la voix et le silence[1] et celui de Jack Gleyze : Mouloud Feraoun[2]. Ces deux ouvrages ont un point commun : voulant dans un premier temps et sans doute en l'absence de documents d'Etat-Civil, développer la biographie de Mouloud Feraoun, il reprennent les événements qui trament la jeunesse de Fouroulou Menrad dans Le Fils du Pauvre. M. H. Chèze se justifie de la ma­nière suivante : "Le portrait de Fouroulou dans Le Fils du pauvre est certaine­ment la réplique de Mouloud quand il écrit". C'est bien évidemment le "certainement" que rien ne vient prouver - sinon l'intime conviction de l'auteur - qui fait problème. Quant à Jack Gleyze, il ne peut non plus s'empêcher de confondre l'auteur et le narrateur. Ainsi que le montrent ces quelques extraits : "Fouroulou (alias Feraoun)". (p. 40). "Ramdane Aït Chabane, lui, c'est le père de Feraoun dans Le Fils du Pauvre", (p. 6). "... c'est important pour un kabyle comme Fou­roulou Menrad (ou Mouloud Feraoun, appelons-le comme nous voulons))" (pp. 83-84). Reconnaissons cependant (nous y reviendrons) que ces deux au­teurs ont entrevu des distorsions entre l'auteur et le personnage. Mais il faut croire que l'habitude de voir en Le Fils du Pauvre une simple autobiogra­phie est telle qu'elle suscite des confusions comme celles que nous venons de relever.

            Charles Bonn lui-même ne manque d'ailleurs pas de faire le même amalgame. Ainsi, dans son étude sur Le roman algérien de langue française[3], après avoir cité un passage du 1er chapitre[4] du Fils du Pauvre, il écrit : "Ainsi se développe un projet d'écriture qui nie sa propre énonciation, pour ne se ré­clamer que de l'intérêt de son référent, duquel l'authenticité est proclamé : Erreur ! Source du renvoi introuvable., nous dit la couverture de ce livre. Fouroulou Menrad n'est donc qu'un pseudonyme à la transparence encore plus affichée de Mouloud Feraoun lui-même, dont il est d'ailleurs l'anagramme". Il nous semble qu'il y a quelque rapidité à prendre en compte, sans la discuter, une citation d'un texte d'accompagnement pour conclure à l'authenticité de l'énoncé. Pour Charles Bonn, il est donc clair que Fouroulou Menrad = Mouloud Feraoun, non seulement dans la première partie du roman où dit-il : "Menrad respecte le Erreur ! Source du renvoi introuvable. de l'autobiographie en parlant à la première per­sonne" ; mais aussi dans la deuxième partie écrite à la 3ème personne : "... on a vu ici comme Feraoun est tantôt Fouroulou Menrad, Erreur ! Source du renvoi introuvable. d'une lecture de sa biographie exemplaire par un discours aux catégories étrangères, tantôt le narrateur qui ne s'interpose entre Fouroulou et nous que pour désigner davan­tage sa propre transparence".

            Cependant, dans son Anthologie de la littérature algérienne[5], Charles Bonn nuance quelques peu cette affirmation lorsqu'il écrit : "Le Fils du Pauvre (1950), publié d'abord à compte d'auteur, n'a pas la prétention d'être une oeuvre littéraire. Comme bien des textes issus d'espaces socio-culturels non encore considérés comme littéraires, il se veut l'autobiographie d'un person­nage représentatif (le titre même l'indique), à valeur purement documentaire. Et cette dimension est soulignée par la fiction du cahier d'écolier de l'instituteur Fouroulou Menrad (en fait anagramme de Mouloud Feraoun), que l'écrivain se contenterait de publier en l'état". Ainsi, même si autobiographie il y a, ce n' est plus celle de Mouloud Feraoun en tant qu' individu, mais en tant que "type". De plus, la remarque sur les "textes issus d' espaces socio-culturels non encore considérés comme littéraires", nous semble à même (nous y reviendrons éga­lement) de replacer cette oeuvre dans son contexte de production et de récep­tion.

            Reconnaissons tout de même qu' au moins trois éléments viennent conforter l' assimilation du narrateur et de l' auteur :

‑ l' utilisation de la première personne.      
‑ le pseudonyme-anagramme : Fouroulou Menrad / Mouloud Fe­raoun.           
‑ les références mêmes du texte qui correspondent à l' itinéraire de l' auteur : fils de fellah devenu instituteur ; sans compter les notations géo­graphiques : un village de Kabylie.

            Ce sont justement ces éléments que nous voudrions interroger.

A l' épreuve du texte

            Revenons sur quelques points trop souvent considérés comme allant de soi.

- L' utilisation de la 1ère personne tout d' abord. remarquons en premier lieu qu' elle n' est le fait que de la première partie de l' ouvrage ; c' est-à-dire, si l' on se réfère à l' Edition du Seuil, Collection "Points" (à peine 120 pages), de la page 9 à la page 83. Soulignons ensuite que le "je" n' intervient de manière si­gnificative qu' en début de chapitre 4 (p. 24) : "Je suis né en l' an de grâce 1912...". Ce n' est donc qu' un peu plus de la moitié de l' ouvrage qui est écrit à la 1ère personne. Encore convient-il de remarquer que, fidèle au sous-titre ("La famille"), le "je" s' efface souvent devant une 3ème personne qui met au pre­mier plan un person­nage autre que le narrateur lui-même (ainsi des tantes Khalti et Nana aux cha­pitre 10 et 11, pp. 66-83)[6].

- Le nom du personnage ensuite. Fouroulou Menrad est effectivement un anagramme de Mouloud Feraoun. Charles Bonn en parle comme d'  "un pseu­donyme à la transparence encore plus affichée de Mouloud Feraoun lui-même". Il nous semble que c' est là aller un peu vite en besogne et gommer les interro­gations suscitées justement par l' utilisation d' un nom différent. Après tout, si Mouloud Feraoun avait recherché la transparence, pourquoi n' aurait-il pas conservé son propre nom ? Et s' il a choisi un pseudonyme (ou plutôt s' il a ap­pelé son personnage d' un autre nom) ne peut-on penser qu' il y a des raisons ? Une clé nous est peut-être fournie par ce passage du chapitre 4 où le narrateur évoque sa naissance et le choix de son prénom : "Comme j' étais le premier garçon né viable dans ma famille, ma grand-mère décida péremptoirement de m' appeler Fouroulou (de Erreur ! Source du renvoi introuvable. : cacher). Ce qui signifie que personne au monde ne pourra me voir, de son oeil bon ou mauvais, jusqu' au jour où je fran­chirai moi-même, sur mes deux pieds, le seuil de notre maison. On serait peut-être étonné si j' ajoutais que ce prénom, tout à fait nouveau chez nous, ne me ridiculisera jamais parmi les bambins de mon âge, tant j' étais doux et aimable". Outre qu' il est évident que la remarque sur la nouveauté du prénom ne peut s' appliquer qu' au personnage-narrateur et pas à l' auteur (il est difficile de pré­tendre que Mouloud soit en Kabylie un prénom "tout à fait nouveau"), ce qui fait l' intérêt de ce passage est la notation sur l' origine du prénom et sa significa­tion. Ne porte-t-elle pas en elle-même tout le projet de Mouloud Feraoun qui se­rait de "se cacher" derrière un personnage ? L' auteur interposerait un écran entre lui-même et son personnage ; mais un écran suffisamment transparent (anagramme) pour nous indiquer en même temps la ressemblance et la dif­férence qu' il y a de lui à son personnage. Il s' agirait alors de brouiller des pistes. Fouroulou Menrad emprunterait des traits (mais lesquels ?) à Mouloud Feraoun sans être Mouloud Feraoun dans son intégralité. Mais n' est-ce pas vrai - à des degrés divers - pour beaucoup de personnages de roman ? N' oublions d' ailleurs pas que Le Fils du Pauvre a été publié sous l' appellation générique de "roman".

- Les références au vécu de l' auteur enfin. Il est vrai qu' il est facile de compa­rer la vie de Fouroulou et celle de Mouloud Feraoun. Mais là aussi, mé­fions-nous des transparences trop... transparentes. Notons tout de même que cer­taines de ces références restent floues: ainsi de la localisation géogra­phique. Nous savons que Mouloud Feraoun est né à Tizi-Hibel en Kabylie. Fou­roulou, lui, passe son enfance à "Tizi". Or, de nombreux villages de la mon­tagne kabyle commencent par "Tizi" ("le Col" en langue berbère) et ce n' est pas la description qu' il donne du village qui permet de l' identifier à coup sûr tant elle peut s' appliquer à de nombreux autres villages du même type : "Tizi est une agglo­mération de deux mille habitants. Ses maisons s' agrippent l' une derrière l' autre sur le sommet d' une crête comme les gigantesques vertèbres de quelques monstres historiques : deux cents mètres de long, une rue princi­pale qui n' est qu' un tronçon d' un chemin de tribu reliant plusieurs villages, conduisant à la route carrossable et par conséquent aux villes". Même si dans les lignes qui suivent, le narrateur entre davantage dans les détails, rien ne permet formelle­ment d' amalgamer Tizi avec Tizi-Hibel. D' autant que le narra­teur conclut sa description par la remarque suivante : "... tous les Kabyles de la montagne vi­vent uniformément de la même manière".

            Quant aux itinéraires comparés de Mouloud Feraoun et de Fouroulou Menrad, il est vrai qu' ils se ressemblent beaucoup. Cependant, Mouloud Fe­raoun lui-même est moins catégorique que beaucoup de ses commentateurs quant à la "transparence" de son personnage. Ainsi, dans une lettre adressée aux Roblès le 10 juillet 1952 et où il parle de son roman, il indique : "C' est une quasi-autobiographie". (souligné par nous). Dans une autre lettre à Mme Landi-Bénos, datée de février 1955, il précise : "vous savez que Fouroulou c' était à peu près moi". Ce sont les interstices ouverts par ce "quasi" et cet "à peu près" qu' il nous semble important d' explorer. Mouloud Feraoun nous a lui-même montré de quel ordre pouvaient être les écarts entre lui-même et Fouroulou dans une réponse à Emmanuel Roblès qui lui avait demandé d' écrire quelques mots sur lui-même en vue d' une réédition du Fils du Pauvre. D' abord sur la date de naissance : "Date officielle de naissance : 8 mars 1913 (en réalité j' ai dû naître en février, comme Fouroulou du Fils du Pauvre, mais un an après lui)". Ensuite sur sa famille : "Mon père était véritablement un gueux. Il a tou­jours trimé : Gafsa (phosphates), Bône, Constantinois, Mitidja. Depuis 1910, il a ap­pris le chemin de la France : une vingtaine de voyages en tout : le dernier, 1927-28, s' est terminé par un accident que j' ai relaté dans Le Fils du Pauvre (...) A peu près comme dans Le Fils du Pauvre, mes deux tantes étaient por­tières mais ne sont pas mortes comme je l' ai raconté". Ainsi, sur plusieurs épi­sodes, Mouloud Feraoun avoue sinon avoir triché, du moins avoir joué avec la réalité : dans son livre, il ne nous fait part que d' un voyage en France du père de Fou­roulou. Or, toute la première partie de son "roman" donne l' impression d' un père très présent, ce qui ne fut certainement pas le cas. Quant à la mort des tantes, il s' agit plus que d' une simple anecdote puisqu' elle fait l' objet de la plus grande partie du chapitre 10 et de l' ensemble du chapitre 11. C' est d' ailleurs - pour compléter et corriger ce que nous avons pu dire dans la 1ère partie - ce qu' avait déjà noté Mme M.H. Chèze puisqu' elle écrit : "Sans nul doute, c' est déjà l' art du romancier qui s' affirme quand, à partir d' une réalité multiforme, il choisit de cen­trer son histoire autour du personnage de l' enfant s' évadant progressivement de son univers protégé pour découvrir les difficultés de l' existence et prendre conscience de ses responsabilités de fils aîné après le départ du père, tandis qu' en contrepoint grandit en lui l' espoir fou de devenir instituteur et de mettre ainsi les siens à l' abri de la misère. Pour ce faire, tantôt l' écrivain dépouille sa propre expérience, ne retenant, par exemple, dans la vie de Fouroulou, qu' un seul des voyages multiples qu' a accomplis son père à lui ; tantôt, il accentue le caractère dramatique des situations pour donner à son ré­cit un meilleur rythme, notamment en rendant la mort des tantes plus tragiques que dans la réa­lité". De même Jack Gleyze note : "Mouloud Feraoun raconte d' abord sa propre histoire, c' est vrai, mais il décrit en même temps un pays, une époque, des coutumes, des modes de vie" ou : "Fouroulou, c' est sûr, se confond presque complètement avec Feraoun". (souligné par nous).

            Tout ceci nous oblige, pour le moins, à nuancer l' égalité posée trop sou­vent Fouroulou Menrad = Mouloud Feraoun. d' autant que le livre lui-même n' est pas exempt d' endroits où le narrateur se rapproche davantage du ro­mancier omniscient que de l' autobiographe circonspect.

Deux exemples de dérapage

            En effet, il n' est pas rare de noter dans Le Fils du Pauvre des moments où le narrateur nous étonne par les connaissances qu' il a et qu' il n' est pas censé avoir. Bien sûr, le "je" énonciateur est souvent obligé de se justifier.

            Ainsi, au chapitre 3, le narrateur prend des précautions : "Mon oncle et mon père se nomment l' un Ramdane, l' autre Lounis mais dans le quartier on a pris l' habitude de les appeler "les fils de Chabane" je ne sais trop pourquoi. Ils furent orphelins de si bonne heure que mon père ne connut jamais son grand-père". Mais quelques lignes plus loin : "Ramdane, de son côté, ressemble exactement à Chabane". Comment le narrateur a-t-il pu le savoir alors que son père lui-même n' a pas connu Chabane et que - bien entendu - il n' est pas ques­tion de faire intervenir la photographie ici ? Heureusement, il se rattrape quelques lignes plus bas : "Pour le visage c' est Chabane lui-même répète ma grand-mère". La source d' information est connue. Nous voilà rassuré. Mais que penser des passages suivants où aucune indication de provenance n' est don­née ?

            Chapitre 5, une bataille rangée vient d' opposer les Aït Chabane à un çof rival. L' oncle Lounis est blessé. Une grande partie de la famille est réunie. Le narrateur note : "Ma mère me jette sur son dos et sort à son tour. Nous les lais­sons seuls avec ma grand-mère et Rabah. Pendant que la première lui applique sur les plaies une pâte de sa fabrication, il donne au second quelques recom­mandations secrètes". Comment le narrateur, absent, peut-il savoir ce qui s' est passé dans la pièce ? Mais cela va plus loin car, les recommandations de l' oncle Lounis à Rabah ont beau être "secrètes", le narrateur en a connais­sance : "Voilà pourquoi mon oncle a retenu Rabah. Maintenant il le charge de se munir d' armes, d' aller à la rencontre de mon père et d' avertir quelques proches décidés, afin qu' ils se tiennent, eux aussi, en dehors du village, à l' endroit, présumé ou viendraient se poster les ennemis". Voilà qui est plus proche du roman que de l' autobiographie. Le passage au présent renforce d' ailleurs le caractère dramatique de la scène.

            Chapitre 10. Le narrateur entre chez ses tantes où l' accouchement de Nana se passe mal. Ici, la même interrogation se pose. Un narrateur débous­solé et avouant ne se souvenir de rien est-il capable de rentrer dans des détails qu' il n' a pas observés lui-même. Par quel miracle ? Le texte ne donne aucune explication :

"Je me sauve.    
- Demain tu embrasseras le fils de Nana, me souffle Titi lorsque je rentre à la maison, Je ne me rappelle rien d' autre. J' ignore ce que je fis à la mai­son, comment nous dormîmes en l' absence de ma mère et ce qui se passa pendant la nuit.           
   Je fus brutalement réveillé par les cris de ma mère et de mes soeurs : ma douce Nana venait d' expirer (...).  
   Elle mourut après une nuit de douleurs, entre les bras de ses soeurs af­folées. Elle enfanta une pauvre chose froide qui l' accompagna au cime­tière. Qui l' y entraîna plutôt ! Le petit cadavre resta attaché à sa mère dès le début de la nuit. Nana s' épuisait petit à petit, elle s' évanouissait à chaque instant. Bientôt elle ne fut plus qu' une loque. On entendait ses en­trailles craquer et les flots de sang couler avec le glouglou d' une jarre qu' on renverse. Un petit effort par chance, aurait détaché complètement le mauvais fruits. Dieu n' eut pas pitié de ma tante, l' acte de vie devait se terminer dans la mort. Elle agonisa jusqu' au matin et s' éteignit douce­ment avec la dernière étoile".

            Le texte se suffit à lui-même ; mais au moins ici nous savons que nous sommes dans le roman et non dans la réalité puisque Mouloud Feraoun nous a déjà averti (cf. Supra) que ses deux tantes ne sont pas mortes comme il l' a ra­conté. Il n' empêche que de tels passages ne peuvent que jeter un doute sup­plémentaire sur le caractère autobiographique - et strictement autobiographique - du Fils du Pauvre, trop souvent proclamé.

Quelques perspectives en guise de conclusion.

            Maintenant, qu' on nous entende bien ! Il ne s' agit pas de nier que Le Fils du Pauvre soit en grande partie autobiographique. Nous voulions simple­ment récuser une lecture qui soit uniquement autobiographique et davantage fondée sur des a-priori que sur une approche attentive du texte.

            En effet, ce type de lecture interdit de poser la question des rapports entre Mouloud Feraoun et Fouroulou Menrad. Or, à travers ces rapports, c' est tout un problème d' identité qui est soulevé :           
            - Identité de l' auteur : si on replace l' oeuvre dans son contexte, il est tout de même remarquable que, pour la première fois, un auteur kabyle essaie de s' affirmer et de se dévoiler. Qu' il le fasse de façon biaisée n' est pas éton­nant pour plusieurs raisons que nous détaillerons plus loin. Si l' on songe de plus que "Feraoun" est un nom "artificiel" donné par l' administration française à la famille des Aït Chabane, on se trouve face à une situation quasi vertigineuse. Com­ment être clair sur sa propre identité après de telles tribulations patrony­miques ?       
            - Identité d' un peuple, car, nous l' aurons remarqué, parlant d' un person­nage, c' est tout le peuple kabyle que Feraoun place au devant de la scène. Mouloud Feraoun n' est qu' un individu ; Fouroulou Menrad, lui, ne s' identifie à personne et, ainsi, tout un peuple peut s' y retrouver. C' est pour­quoi la question du nom n' est pas anecdotique, mais essentielle dans cette perspective
[7].

            C' est aussi tout le problème des connexions entre la réalité et la fiction qui se trouve mis à jour. Ce n' est sans doute pas un hasard si chez de nom­breux écrivains maghrébins de langue française, la première oeuvre est celle qui touche le plus à l' autobiographie (à l' inverse de la tradition occidentale), celle où l' auteur a mis le plus de lui-même. Il nous semble en effet qu' il y a chez nombre de ces auteurs un désir de se dire. C' est qu' il y va de plusieurs enjeux, parmi lesquels les trois suivants :  
            - affirmer une culture souvent dévalorisée - ou niée - par la colonisation, d' où l' aspect ethnographique d' une partie de cette littérature.        
            - retrouver une mémoire perdue, d' où le retour sur l' enfance et parfois même la recherche des ancêtres.       
            - se poser en tant que sujet après avoir été longtemps considéré comme objet ; d' où les hésitations sur la personne (lère ou 3ème) la mieux à même de traduire cette émancipation.

            Ce n' est pas un hasard si cette littérature naît en même temps que l' idée d' indépendance et s' affirme avec elle. On peut tracer un parallèle entre cette ar­rivée au jour de la notion d' autobiographie dans la littérature du Magh­reb et son émergence en France à la veille de la Révolution. Certes, cette forme littéraire ne s' est pas développée de la même façon qu' en Occident :    
            - d' abord parce qu' elle n' avait pas à inventer l' autobiographie, mais à s' emparer d' une forme existante. De la même manière, l' autobiographie occi­dentale moderne s' est emparée de la forme canonique des "Confessions" en en modifiant le destinataire et le contenu. 
            - Ensuite, parce que le contexte culturel n' est pas le même.

            Et c' est peut-être là qu' il faut chercher cette tendance que nous avons noté plus haut : s' avancer masqué. On peut déceler plusieurs raisons à cela :           
            - politiques d' abord : dans les sociétés maghrébines, la critique n' est pas aisée et il est plus facile de se cacher derrière une fiction pour avancer quelques vérités.      
            - religieuses ensuite : on touche ici à la prégnance de l' Islam sur tout le corps social et au tabou porté sur l' image ; tabou bien sûr décuplé lorsqu' il s' agit de l' image de soi-même.                     
            - littéraires enfin : l' autobiographie existait déjà et, s' il fallait investir cette forme, pourquoi le faire de la même façon qu' en Occident ? N' oublions pas non plus que nous affaire à des pays où littérature et enseignement ont l' imitation pour principe. Roman et autobiographie y sont des formes nouvelles et scanda­leuses. Dans la mesure où elles naissent en même temps, est-il éton­nant que leurs parcours se mêlent ?

            Puisque nous venons d' évoquer le XVIIIème siècle, qu' on nous per­mette de reporter nos lecteurs à un article de Shelly Yahalom publié dans Poé­tique[8]. Dans cet article intitulé : "Du non-littéraire au littéraire - sur l' élaboration d' un modèle littéraire au XVIII° siècle", l' auteur tend à démontrer que, pour s' imposer au XVIII° siècle face à une littérature très codifiée, le roman a em­prunté des formes non-littéraires, des récits présentés comme authentiques (mémoires, lettres...) et que s' est ainsi créé un champ de textes ambivalents jouant explici­tement sur le double registre de l' authentique et de la fiction. Il est d' ailleurs cu­rieux que les mises en garde faites par Marivaux au début de La vie de Ma­rianne ou par Rousseau dans l' introduction de La Nouvelle Héloïse ressemblent beaucoup aux précautions oratoires du narrateur dans le  chapitre 1 du Fils du Pauvre[9]. Nous pensons que pour qui veut étudier la littérature maghrébine d' expression française dans son procès, dans son développement, ces ré­flexions dans un contexte historique et culturel différent, sont précieuses. C' est pourquoi la formule de Charles Bonn évoquant les "textes issus d' espaces so­cio-culturels non encore considérés comme littéraires" nous sem­blait judi­cieuse. C' est pourquoi nous tenons Le Fils du Pauvre comme une oeuvre inté­ressante, moins en raison de sa stricte valeur littéraire qu' en raison de sa bâ­tardise et, justement, de sa non-littérarité.

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Mouloud Feraoun : Le Fils du Pauvre, Paris. Le Seuil, 1954. Collection "Points", 1982.     
Mouloud Feraoun : Lettres à ses amis. Paris, Le Seuil, 1969.     
Charles Bonn : Le Roman algérien de langue française . Vers un espace de communication littéraire décolonisée ? Paris, L' Harmattan, 1985.   
Charles Bonn : Anthologie de la littérature algérienne contemporaine. Paris, Li­brairie Générale Française, 1990 (Collection : Livres de Poche).
Marie Hélène Chèze : Mouloud Feraoun, la voie et le silence. paris : Le Seuil, 1982.        
Jack Gleyze : Mouloud Feraoun. Paris, L' Harmattan, 1990.       
Marivaux : La Vie de Marianne. Paris, Garnier, 1963.      
J.J. Rousseau : La Nouvelle Héloïse. Paris, Garnier, 1967.        
Shelly Yalahom: "Du non-littéraire au littéraire: sur l'élaboration d'un modèle lit­téraire au XVII° siècle". Poétique, Paris, n° 44, novembre 1980, pp. 406-421.


 



[1]) Paris, Le Seuil, 1982.

[2]) Paris, L' Harmattan, coll. Classiques pour demain, 1990.

[3]) Paris, L' Harmattan, 1985.

[4]) A ce moment-là, Ch. Bonn parle d' ailleurs de la "préface du roman" ; alors que plus loin évo­quant le même texte, il indique "le chapitre un (en italique)". Or "préface" ou "chapitre" - para­texte ou texte - la perspective n' est pas la même.

[5]) Paris, Le Livre de Poche, 1990.

[6]) Remarquons d' ailleurs que le personnage de Fouroulou ne parviendra au premier plan que dans la 2ème partie écrite à la 3ème personne et significativement intitulée : "Le fils aîné". Il y a là un effet intéressant en ce qui concerne l' étude des personnes grammaticales et des mises en perspective ou en relief qu' elles autorisent, en particulier dans l' autobiographie.

[7]) Pour tout ce qui concerne la question du nom propre dans l' autobiographie, nous nous per­mettons de renvoyer aux différents travaux de Philippe Lejeune.

[8]) N° 44, novembre 1980.

[9]) Marivaux : "... Mais Marianne n' a point songé à faire un roman non plus. Son amie demande l' histoire de sa vie et elle écrit à sa manière. Marianne n' a aucune forme d' ouvrage présente à l' esprit. Ce n' est point un auteur, c' est une femme qui pense...".

Rousseau : "Quiconque veut se résoudre à lire ces lettres doit s' armer de patience sur les fautes de langue, sur le style emphatique et plat, sur les pensées communes rendues en termes ampoulés ; il doit se dire d' avance que ceux qui les écrivent ne sont pas des français, des beaux esprits, des académiciens, des philosophes ; mais des provinciaux, des étrangers, des solitaires, des jeunes gens, presque des enfants, qui dans leurs imaginations romanesques prennent pour de la philosophie les honnêtes délires de leurs cerveaux".

- Feraoun : "Le pauvre Menrad est incapable de philosopher [son attitude] résulte du sentiment très net de sa faiblesse. Après avoir renoncé aux examens, il a voulu écrire. Il a cru pouvoir écrire. Oh! ce n' est ni de la poésie, ni une étude psychologique, ni même un roman d' aventure puisqu' il n' a pas d' imagination (...) Il considérait que s' il réussissait à faire quelques chose de co­hérent, de complet, de lisible, il serait satisfait. Il croyait que sa vie valait la peine d' être connue, tout au moins de ses enfants et de ses petits-enfants. A la rigueur, il n' avait pas besoin de se faire imprimer. Il laisserait un manuscrit".