Naget  KHADDA

Université d'Alger

AUTOBIOGRAPHIE  ET

STRUCTURATION  DU  SUJET

ACCULTURE


DANS  LE  FILS  DU  PAUVRE

DE  MOULOUD  FERAOUN

            L'autobiographie pénètre le roman de façon trop profonde et trop di­verse pour qu'on puisse l'instituer comme une catégorie à part. Et si Proust a éprouvé le besoin de dire qu'il n'était pas le narrateur d'A la recherche du temps perdu, nombre de pseudo ou de vrais mémoires (notamment en Europe du XVIII° siècle) cachent des romans. En tout état de cause, le thème de l'apprentissage se déployant entre contestation et adaptation alimente aussi bien les récits de vie (où un person­nage raconte sa vie intérieure) que les autobiographies (où un auteur raconte sa vie intérieure).

            Le Fils du Pauvre (1950), que la critique s'accorde à considérer comme le roman fondateur de la littérature maghrébine de langue française, a d'emblée été reçu comme roman autobiographique. De fait, des biographèmes évidents de l'auteur balisent l'itinéraire du narrateur, suscitant une assimilation de Mou­loud Feraoun à Fouroulou Menrad, le nom du personnage anagrammi­sant de façon tout à fait patente celui de son créateur. Et l'ascension du fils de paysans kabyles devenu instituteur dans l'école française (grâce à ses efforts person­nels, aux sacrifices des siens, à la bonne volonté de ses maîtres) était censée offrir le spectacle de la réussite exemplaire de l'institution scolaire colo­niale, de la politique d'assimilation, et des valeurs bourgeoises (kabyles) de tra­vail, d'ascèse, d'abnégation... sur fond d'idéologie du progrès directement bran­chée sur le Siècle des Lumières. Spectacle d'autant plus édifiant que la fiction évo­quait à s'y méprendre la réalité de la biographie de l'auteur. Or, de nos jours, critiques et romanciers sont plus préoccupés par l'autobiographie comme pro­blème, c'est à dire comme possibilité de dire la vé­rité, que par la relation pro­prement dite des événements de leur vie. (Cf. par exemple, Alain Robbe-Grillet insistant sur la visée romanesque des souvenirs autobiographiques dans la sé­rie des Romanesques). Et cette "épreuve de vé­rité" s'intéresse plus spéciale­ment au regard particulier adopté par l'auteur, à la stratégie discursive consciente ou inconsciente qui donne sens à la relation, à l'ensemble du procès d'énonciation, en somme.

            Dans les pays anciennement colonisés, le roman autobiographique a souvent été, on le sait, une des premières formes d'expression de soi dans la langue de l'autre et son problème de vérité a d'emblée concerné moins la vérité psychologique du personnage que la vérité du milieu socio-historique dans le­quel il évolue, moins la capacité de la narration à élucider (opacifier) cette vérité que la vertu de cette narration à sauver le sujet de la culpabilité, de la schizo­phrénie et du mutisme. Autrement dit, l'affirmation identitaire qui est la préoccu­pation majeure de cette littérature naissante, informe de part en part de tels ré­cits. A cet égard Le Fils du Pauvre de M. Feraoun constitue un exemple to­pique. A la fois confession, plaidoyer et roman de formation, il exploite les res­sources de la fable et ceux du témoignage pour livrer un récit de vie intérieure qui confère à l'expérience et à la réflexion personnelles une portée exemplaire. Pas tant en ce que le protagoniste connaît un destin modèle (ce sur quoi les premiers critiques féraouniens se sont appesantis), mais parce que l'histoire de toute une société en profonde mutation y prend son relief à travers la subjecti­vité d'une existence individuelle. "Tout est dans Feraoun" déclarait dans une boutade significative Nabile Farès.

            Cette exemplarité fonctionne à plusieurs niveaux dont il serait illusoire de vouloir faire le tour ici. Nous tâcherons donc de centrer notre analyse sur un as­pect de cette problématique de la vérité : celui qui prend en compte le pari im­possible en contexte colonial de témoigner pour soi et les siens du point de vue de l'acculturé pour qui l'appropriation du savoir et des valeurs de l'autre ne va pas sans fidélité à soi. Position en équilibre instable qui, nous semble-t-il, à par­tir de l'impossibilité du sujet (pointée en texte comme relevant de l'incompétence discursive du narrateur), produit, au niveau structurel un récit à écluses avec relais de narrateurs, au niveau discursif un champ privilégié de la prétérition et de la litote, au niveau énonciatif le lieu de la mise en oeuvre d'une tactique fondée sur la ruse comme "pratique oppositionnelle" (notion empruntée à Michel de Certeau). Nous avons déjà eu l'occasion ailleurs de présenter des éléments d'analyse en ce qui concerne les deux premiers aspects, nous allons donc nous en tenir au dernier.

Référent et référence

            Entre les textes qui se proposent comme fiction et ceux qui se donnent comme textualité pure, l'autobiographie programme dans son contrat de narra­tion une lecture référentielle. Or, une telle lecture serait inépuisable, comme le référent lui-même, si elle n'était bloquée par sa subordination à une lecture éthique. De plus, même cadré par une lecture idéologique, le référent construit par le texte concerne aussi bien le monde de l'expérience sensible et des faits empiriques (l'espace géo-culturel de l'action), que l'écriture de cet espace par des textes antérieurs.

            Dans le texte féraounien se répondent, se confortent et se contestent vi­sion du dehors et vision du dedans, image pour soi et image pour l'autre au­tant qu'image de soi par l'autre. D'où des lectures mettant l'accent sur l'aspect réa­liste de l'oeuvre, considérant qu'elle enregistre très bien le réel, avec jus­tesse et malice, sans se laisser aller au morceau de bravoure pittoresque, tan­dis que d'autres soulignent la dimension "ethnographique", péjorée en tant qu'inscrite dans le sillage du roman colonial exotique, fût-il indigénophile.

            Quant à la référentialité, qui joue, ici, essentiellement par l'invocation de noms illustres et par des citations d'extraits de textes mis en exergue aux ar­ticulations stratégiques du récit, elle travaille à dérégionaliser l'aventure pour lui donner une dimension universelle. Une universalité conçue par l'écrivain accul­turé comme européenne. Cependant, en sous-main, la narratique du terroir agit, structurant le développement du récit. En effet, le modèle narratif du Fils du Pauvre est informé, autant que par le roman réaliste ou le récit autobiogra­phique européens, par le conte et, plus spécialement, par un conte kabyle inti­tulé "Histoire du Myriapode et du Fils du Pauvre" dont le titre d'ailleurs est déjà indicatif.

            Ainsi fiction, témoignage et textualité s'interpénètrent et s'alimentent, ar­rachant le texte au contrat de lecture purement référentielle pour l'insérer dans un réseau textuel complexe qui contribue à lui donner sa dimension uni­verselle et son épaisseur temporelle. Il apparaît donc que le travail de l'écriture impose à la conscience un double espace physique et culturel. Et l'évolution du narrateur dans ce double espace lui fait saisir de façon aiguë la nature temporelle du moi qui change tout en demeurant lui-même. De fait, au sein même de la variation se manifeste une cohérence qui permet au récit autobiographique de se construire, fût-ce en tré­buchant. Ce moi qui se découvre soumis au change­ment et capitalise ses nou­velles richesses, ne représente pas qu'un entité soli­taire, produite par une his­toire familiale particulière ; il participe, par la nouvelle culture qu'il parle, à une bifurcation historique à une Histoire.

Crise d'identité et affirmation de soi.

            Une telle bifurcation qui fait traverser à toute une société une crise d'identité, la coupant de son passé, la privant d'un avenir prévisible, conduit le narrateur qui cherche à se poser comme sujet autobiographique à trouver re­fuge dans une sorte de musée imaginaire où le nom de Ronsard côtoie celui de Tchekov et où l'instituteur kabyle peut entamer un dialogue fraternel avec ces grandes figures de la littérature. Le pari esthético-humaniste constitue une sorte de nostalgie d'un monde idéal où le goût pour les lettres, le sens du labeur, la foi dans le progrès combleraient les aspirations de l'honnête homme.

            Pour accéder à ce paradis le narrateur ne peut qu'affirmer sans éclat son désir de survivre par la célébration de son nom. Il se donne une généalogie lit­téraire comme promesse de résurrection  d'une lignée en voie d'extinction. Dès lors la fonction du récit autobiographique, ici, s'avère être moins de ré­soudre la canonique question existentielle : "qui suis-je ?" que de procéder à une affirma­tion de soi à travers une mise en scène textuelle.

            Il aura fallu au modeste instituteur de campagne, pour assumer cette histoire douloureuse, la reconnaître pour sienne, en incarner le tragique pour accéder à la lumière. Et pour lui opposer sa résistance il ne peut qu'affirmer, sans éclat, son désir de survivre par la célébration de son nom écrit à la suite de ceux de prédécesseurs illustres. Aussi, dès le prologue, s'installe-t-il dans la problématique de la gloire en déclarant son ambition d'imiter les grands noms de la littérature.

            Or, Fouroulou Menrad, en anagrammisant de façon trop visible le nom de l'auteur, le dissémine dans le texte, appose le plus souvent possible cette si­gnature. Façon, à la fois, de prendre possession du texte et d'opérer la coïnci­dence (cachée, diffuse) entre un auteur, un narrateur, un personnage. Dès lors le nom caché - on se souvient de l'étymologie (effer=cacher) du prénom du nar­rateur livrée à la page 21 du livre - remplace avantageuse­ment un nom glorieux tout en mettant celui qui le porte en intropathie avec l'univers qu'il s'est assigné de nous révéler. Par cette forme de pseudonyme, le nouveau système de no­mination imposé par l'administration  coloniale et qui a supplanté le système généalogique traditionnel, est détourné de son objectif de simple identification pour servir un projet de reconnaissance. A partir de cette dissimu­lation sous un nom aux vertus magiques, le narrateur opère un retour sur soi et interroge son enfance comme la source du sens. Et l'enfant (destiné par l'aïeule à demeurer incognito, à passer inaperçu pour échapper aux forces néfastes) s'avère pré­destiné à acquérir l'image de marque qui est celle de l'instituteur en milieu tradi­tionnel, et même à endosser la gloire de l'écrivain.

            Il n'est indifférent, à cet égard, que l' incipit (où se monnaie, on le sait, le passage du hors-texte au texte) coïncide avec la date de naissance du pre­mier garçon né viable des Menrad, viable précisément par la force de nomina­tion dévolue à la grand-mère, dernier bastion de l'ordre patriarcal en texte. Cet inci­pit qui se trouve être le seul lieu où l'écriture féraounienne combine si inti­mement et si ostensiblement des mythologies et des modes d'évaluation tem­porelle appartenant aux deux civilisations en présence, confère à la confronta­tion culturelle l'allure du choc de deux plaques tectoniques, installe la venue au monde du héros sous le signe d'une fatalité aigre-douce et l'inscrit dans la du­plicité d'un double langage.

Ironie et pacte narratif

            Mais, surtout, par-delà l'allusion référentielle, cette ouverture scelle un contrat de lecture plus secret et sans doute plus fondamental. Car le pouvoir de nomination de l'écrivain inventant le nom de son personnage est attribué à la grand-mère, de même que, plus tard, le don de raconter et de se raconter des histoires, de créer des chimères à sa convenance sera rapporté à la tante ma­ternelle, conteuse inspirée qui sombrera dans la folie, brisant à jamais la fron­tière entre réalité et fantasmes. C'est dire le danger tragique qui habite cette narration. C'est aussi consigner l'importance de l'héritage féminin dans cette aventure à un moment historique où le système patriarcal est en pleine décon­fiture (les pères ayant été dépossédés en même temps que de leur terre, de leur pouvoir symbolique), moment où le système onomastique de type généalo­gique a été supplanté par le modèle européen. A ce moment, donc, où un prin­cipe apocalyptique est en train de triompher des vieilles structures agnatiques de pouvoir, les droits imprescriptibles des liens utérins refont surface. Il apparaît donc nettement qu'on ne lit pas immédiatement une société dans un roman - ni un trajet autobiographique : on les déchiffre.

            A partir de cet incipit ce récit de vie va se dérouler sous le regard cri­tique et attendri d'un narrateur qui aura pris une double distance par rapport à sa prime jeunesse. Distance de l'adulte indulgent mais lucide, distance de l'acculturé rationaliste et sceptique. Sa posture sera, alors, celle de l'observateur qui se tient à la limite de deux mondes, entre le dedans et le de­hors, mais aussi au coeur d'une histoire mutante dans laquelle, au plus cher de lui-même, il cherche péniblement à lire. Et son arme favorite de mise à distance critique sera cette ironie qui a présidé à la réception du nouveau né. Une ironie subtile - l'ironie en tant qu'indicateur du subtil - qui interdit de prendre cette écriture narrative comme platement naturelle ou réaliste. Il s'agit presque de ruse, de contrebande par quoi s'instaure au sein de l'espace romanesque balisé par la rédaction scolaire et l'idéologie assimilationniste, la lecture d'un réel em­pirique, la recherche d'un sens par delà la confusion du donné immédiat.

            Dès l'incipit cette ironie est discrètement à l'oeuvre dans l'entremêlement assez déconcertant des deux références culturelles pour dater la venue au monde du chétif rejeton d'une solide lignée de paysans kabyles ap­pelé à deve­nir instituteur dans l'école étrangère implantée sur le territoire ances­tral. Par ce ton ironique est mise en doute aussi bien la prophétie des siens que l'autorité de l'étranger, toutes deux subverties comme de l'intérieur sans avoir jamais été précisément niées.

L'entreprise de séduction

            Cette manoeuvre se doublera d'une tactique discursive plus propre­ment séductrice, tendant moins à établir l'autorité du récit qu'à amener le lecteur à adhérer au programme narratif. Car toute la stratégie de la littérature algé­rienne de langue française de cette époque est de transformer une relation d'opposition sur la plan illocutionnaire en un acte perlocutoire de persuasion et ainsi de changer les esprits. En effet, cette littérature, allant à l'encontre des idées reçues, suppose un désaccord entre elle-même et le public qu'elle vise. Elle est condamnée soit à la provocation, soit à la ruse et peut être appréhen­dée en fonction de la notion de "pratique oppositionnelle" telle que formulée par Michel de Certeau ; pratique qui permet de ne pas succomber au milieu aliénant et même de s'affirmer autre.

            La tactique propre à l'écriture féraounienne est de justifier l'attention que l'autre lui accorde en établissant, pour cet autre, "l'intérêt" de ce qu'on lui ra­conte. D'où son insistance sur la "racontabilité" de son récit, ses efforts pour retenir une attention tant soit peu compréhensive, pour se faire écouter. Le nar­rateur se doit de gagner le lecteur à son programme narratif ; le succès de son récit en dépend. Il se construira sur cette première concession qui l'autorise à parler et entraîne une certaine prétention à être écouté. Mais s'il va trop loin dans le sens du succès, il risque d'y perdre son statut oppositionnel. Il suffira d'une erreur de dosage pour que le pouvoir "emprunté" devienne pouvoir alié­nant. La tactique consistera à maintenir la barre entre autoritarisme du pouvoir et autoritarisme de l'opposition, à éviter de basculer en une sorte de démission de soi ou de se maintenir dans une position fortement oppositionnelle.

            La tactique mise en oeuvre ici réside dans une duplicité textuelle fon­dée sur la parataxe qui permet de livrer en deux phrases successives des "illusions" dont on a été victime et des "convictions" acquises. Ainsi, dès le pro­logue est exposée une ambition déçue et une certitude ferme : "Il se résigna donc à être simplement instituteur, dans un village comme celui qui l'a vu naître (....) au mi­lieu de tous les paysans ses frères, supportant avec eux les tour­ments de l'existence, l'âme parfaitement calme et attendant, comme eux, avec un fata­lisme indifférent et une certitude absolue - il le dit - le jour où il entrera au para­dis de Mahomet." (p. 6).

            En même temps que se met en place le procédé parataxique, s'insinue la conscience de parler au nom de ses frères qui sont comme lui (plus que lui) pri­vés de parole. Ce qui donne au récit un caractère de témoignage et situe sa position illocutoire par rapport à la distribution du pouvoir. Témoigner pour des frères plus mal nantis, c'est se situer du côté des non-privilégiés, mais c'est aussi se réclamer d'une certaine égalité, sur le plan illocutoire avec les déten­teurs du pouvoir. Ce qui complique l'entreprise de tout le poids de la conscience angoissée des conditions contradictoires qui la régissent.

            Le principe parataxique se manifeste au niveau macrostructurel par les relais d'énonciateurs qui donnent lieu à une parole trébuchante mimant volontai­rement ou involontairement les effets du mutisme auquel semble s'être résolu le narrateur et se donnant à lire comme un signe de naïveté ou/et de sincérité. Mais une naïveté qui se fait naïve, une sincérité s'affichant sincère, demandent à être regardées de plus près. Ces affirmations (vraisemblablement impulsées par la modestie notoire de l'auteur renforcée par le fait que Le Fils du Pauvre est sa première oeuvre) contribuent à reconduire le lien hiérarchique entre do­miné et dominant, rassurant ainsi le lecteur postulé et le prédisposant à saisir le sens de cette vie.

            Style parataxique, relais d'énonciateurs et construction en écluses ma­nifestent une certaine incapacité à établir (maintenir) un lien de causalité entre les éléments narratifs ; miment cette incapacité. Et ce sont ces hiatus qui strient de part en part le texte, qui "relient" (mettent en relation) le pour moi avec sa cohérence et le pour l'autre où il signifie "barbarie".

Le narrataire comme solution       

au problème de communication

            D'un autre côté ce dysfonctionnement narratif souligné par un aveu d'incompétence donne à lire qu'il s'agit d'une carence due à la disproportion entre le caractère grandiose de l'entreprise et les moyens nécessairement im­parfaits dont dispose le narrateur. La fonction d'un tel aveu est nettement de solliciter l'effort du lecteur en faveur du programme narratif en l'invitant à sup­pléer, par empathie et imagination, un défaut attribuable autant au caractère très spécifique (et méconnu) du narré qu'à une faiblesse du narrateur. C'est clairement désigner le lecteur idéal du Fils du Pauvre, soit comme un adepte partageant les idées du narrateur, soit comme une personne de bonne volonté pourvue de la capacité de les comprendre et de les admettre. Tel est le lecteur solidaire de la narration que postule le texte et dont il est dé­pendant au point de le projeter sous les traits de l'éditeur ami qui achève et pu­blie le journal. Nous avons là une forme inédite de la mise en abîme. Ce lecteur invité à laisser se poursuivre - et au besoin à mener à terme - le récit d'une acculturation est aussi la marque d'une mauvaise conscience du narrateur trop insaisissable pour qu'il ait pu soit la dominer soit la communiquer. De ce fait son lecteur assume une tâche qui l'intègre à la structure même du programme narratif. Non seulement il accepte le narrateur dans le rôle qu'il se donne de "passeur" d'une civilisation à une autre, d'une époque à une autre, d'un statut social à un autre, mais il ac­cepte pour lui-même la fonction de suivre les traces de celui-ci et son effort dans l'espoir de lui faire dépasser le secret blocage qui l'entrave.

            Cette entreprise de séduction du lecteur cherche à l'amener par la confiance que lui inspire la "sincérité" narrative à collaborer activement à l'itinéraire initiatique du sujet textuel, mais laisse une pleine liberté au lecteur empirique. Car la condition même du récit oppositionnel est de reconnaître le pouvoir de l'autre tout en tentant de recruter ce pouvoir à ses propres fins. Or, Le Fils du Pauvre a cette particularité d'inscrire cette problématique de la ré­ception par l'autre dans le programme narratif même, sous la forme de l'éditeur ami.

            Le récit est d'ailleurs traversé de bout en bout par la tension vers une communion entre soi et l'autre qui peut se lire comme aspiration à une assimila­tion complète, c'est à dire à double sens. Cela signifie que, pour le narrateur, le problème de la communication est lié à un problème d'identité. Et la passation de parole du même à l'autre aide à comprendre pourquoi le récit, après avoir intégré la vision et le langage de l'autre, amène cet autre à se joindre à la quête initiatique du sujet acculturé. Un tel procès d'énonciation manifeste clairement une certaine reconnaissance textuelle de la duplicité inhérente à cette entre­prise narrative. Duplicité dont le dispositif de "doublage" du narrateur constitue le signe majeur.

            Cette division de l'identité entre le même et l'autre pose, par delà le pro­blème de l'adhésion (totale ou partielle) de Feraoun à l'idéologie assimila­tionniste, un problème de relation dialogique entre narrateur et narrataire qui dépasse la simple réception d'un message ; le rôle intradiégétique dévolu au narrataire étant actif. Ce qui suppose une relation égalitaire entre le même et l'autre.

            Placé entre la parole et le mutisme (la vie et la mort), le narrateur, double de l'auteur, éprouve l'inaccessibilité de l'autre. Aussi, le renversement qu'opère le récit vise-t-il à abolir cette distance. Situation purgatoriale d'un nar­rateur pro­duisant un texte qui, derrière son apparence apprise et appliquée, est, en fin de compte, étrange, insaisissable, voire indécidable, comportant un ca­ractère éclaté et multiple sous une pellicule lisse qui dissimule les points de suture et unifie les points de vue. La réussite narrative ne va pas sans une cer­taine "folie" textuelle. Celle de l'auteur, à l'opposé de celle de la tante bien ai­mée, pour être contenue n'en est pas moins douloureuse. Folie douce qui n'agresse pas l'ordre qui l'écorche.