Le roman algérien de langue francaise :
à propos de l’ironie

Valérie BENARD,
Université Paris 13

Une approche synoptique de la littérature algérienne de langue française nous amène à prendre conscience d’un phénomène étonnant. Alors que cette littérature a été bien souvent qualifiée de subversive, de provocatrice et qu’elle est constituée notamment d’œuvres dans lesquelles s’inscrit une dimension critique, on peut cependant noter la relative absence de l’ironie dans les textes, ironie qui prend pourtant elle-même sa source dans la contestation. Pourquoi cette stratégie d’écriture n’a-t-elle pas été adoptée, pourquoi l’ironie n’a-t-elle pas été retenue comme structure signifiante de la subversion ? Telle sera la base de notre questionnement.

Précisons d’ores-et-déjà ce que nous entendrons par ironie, terme qui s’accompagne d’un certain flou définitionnel et dont la spécificité est parfois dissoute dans le groupe englobant de l’humour, du sarcasme, du cynisme, etc. Les nuances sont en effet très subtiles. Si l’on part de la définition de base du dictionnaire, l’ironie correspond à une "manière de se moquer en disant le contraire de ce qu’on veut faire entendre". L’ironie littéraire est en fait une opération extrêmement limitée qu’il nous faudra cerner avec précision. Cette étude s’établira au regard des œuvres antérieures aux années 1990.

Mécanisme et possibilités ironiques : vers un recentrement théorique

Deux thèses de référence traitent de l’ironie : celle d’Afifa Bererhi intitulée L’ambiguité de l’ironie dans l’œuvre romanesque de Rachid Boudjedra, datant de 1988, et celle de Saïd Laqabi : Aspects de l’ironie dans la littérature maghrébine d’expression française des années quatre-vingts, de 1996. On pourrait alors s’interroger sur l’intérêt du présent article. Notre ambition est notamment de recentrer le débat, dans une tentative de clarification théorique. Ultérieurement, les œuvres pourront ainsi être envisagées selon des critères bien précis.

L’attention doit être attirée sur la nécessité de se dégager de la vague notion de "ton ironique" pour nous intéresser à l’ironie littéraire. Notons que la difficulté à définir se retrouve partout. Ainsi peut-on lire dans l’introduction de la thèse d’Afifa Bererhi qui a pourtant l’ironie pour objet :

C’est probablement dans la diversité de ses origines que l’on peut trouver une raison supplémentaire à son indéfinition, car quelle que soit l’approche, philosophique ou littéraire, linguistique ou psychanalytique, les analystes conviennent de l’impossibilité d’une définition de l’ironie [1] (p. 9).

En outre, le critique ne distingue pas l’ironie de ce que Saïd Laqabi appelle "la banlieue de l’ironie" (humour, sarcasme…). En effet, de la même façon, pouvons-nous lire chez ce dernier : "l’ironie... ce mot en apparence simple, résiste à toute tentative de définition exhaustive" (p. 13) ou encore : "L’ironie fait certainement partie de ces mots qui se refusent à toute définition close et statique" (p. 19). Saïd Laqabi tente de cerner la spécificité de l’ironie et, pour ce faire, il convoque tout un outillage théorique. Sa démarche diffère nettement de celle d’Afifa Bererhi. Celle-ci s’attache surtout à faire une étude précise (et intéressante) du corpus choisi mais beaucoup d’exemples apparaîtront non valables au vu du schéma que nous developperons un peu plus loin. Saïd Laqabi, quant à lui, tente essentiellement de saisir toutes les nuances de l’ironie dans une certaine recherche d’exhaustivité théorique concernant le sujet. Se succèdent ainsi à plusieurs reprises les tentatives de simplification, en alternant entre la distinction par rapport à l’humour et l’assimilation, ce qui a pour effet de dérouter un peu le lecteur tout en voulant l’éclairer. L’outillage théorique est bien imposant même si le critique déclare "qu’il faut laisser plus de champ libre à la subjectivité du lecteur, tout en le dotant d’une armure légère" (p. 54). L’espace de cet article, c’est plutôt dans le sens de l’objectivité que nous essaierons d’aller.

Qu’est-ce-qui, dans le mécanisme de l’ironie, ce que Pascal appelait l’art de "railler finement", aurait pu séduire les écrivains algériens de langue française et les porter vers cette pratique ? Tout d’abord, il faut concevoir l’ironie comme une pratique codifiée qui suppose une certaine visée, la visée ironique. En effet, l’auteur qui utilise l’ironie dirige le regard du lecteur vers une cible dans une relation d’opposition face à un pouvoir. L’ironie est toujours un jeu de pouvoirs. Rappelons ici le lien unissant l’ironie et le social : Philippe Hamon dans L’Ironie littéraire note que la phrase "Tout est social dans l’ironie" revient dans tous les traités philosophiques concernant l’ironie. Celle-ci vient se placer face à tout un système de normes et de hiérarchies. Elle sert à la différenciation des aires de pouvoir. L’ironie revient à faire semblant de se confondre avec l’être ou l’institution ironisée alors que l’on a une ferme volonté de se différencier (l’antiphrase est d’ailleurs le discours-type de l’ironie).

Ainsi l’ironie aurait pu entrer dans la démarche contestataire des écrivains algériens, pour exprimer par cette pratique littéraire le statut "d’être d’oppression", que ce soit pour s’opposer au colonisateur (l’ironie aurait pu servir à marquer une différence spécifique par rapport à la société dominante), que ce soit pour contester l’autorité algérienne et ses abus de pouvoir, ou bien pour mettre à bas l’intégrisme. L’action critique, par cet intermédiaire aurait pu également se développer dans la littérature "beur" dans le dessein de dénoncer la condition immigrée sur le sol français puisqu’elle est selon Georg Lukacs "l’auto-correction de la fragilité " [2].

Si l’on étudie le fonctionnement ironique, le protocole ironique tel que l’a analysé H. Weinrich, on voit apparaître le schéma suivant :

- une scène à trois personnages :

1/ ironiste ou ironisant d’un côté.

2/ ironisé (même si emploi incorrect car transitif) ou cible ou victime. L’ironisé : peut être un personnage humain, une instance, une institution.

Et un troisième personnage que Weinrich appelle :

3/ le témoin complice : qui a un rôle a priori passif, et qui est le récepteur d’une série de signaux d’ironie.

L’ironie constitue une communication à niveau inégal, où les relations entre ces personnages sont régies par un rapport d’infériorité/supériorité. Si l’on imagine une ligne médiane qui serait celle de la normalité, un niveau moyen d’une intelligence, l’ironiste, en situation d’abaissement, vient se placer sous cette ligne, il s’abaisse pour tromper. On a donc un mouvement vers le bas de la part de celui qui ironise. L’ironisé, quant à lui, se caractérise par un rôle de supériorité, il est placé au-dessus de la ligne médiane, il sera la cible de l’ironiste. Le témoin se situe en dehors de cette relation binaire. Nous assistons par ailleurs au dédoublement de l’activité communicative, un premier message explicite est en effet émis par l’ironiste en direction de celui dont il se moque, un deuxième message est soumis au décodage du témoin complice qui se confond bien souvent avec le lecteur.

D’autre part, il est intéressant de constater que la situation ironique convoque bien souvent des actants spécifiques comme l’étranger ou le naïf, ce qui aurait pu entrer dans le cadre de certaines œuvres. Si l’on pense aux Lettres persanes, Montesquieu y met en scène deux persans, deux étrangers exotiques qui incarnent deux parfaits ironistes. L’étranger est en situation d’infériorité par son ignorance, il s’oppose ainsi naïvement à la suffisance française.

A ce titre, les écrivains algériens de langue française auraient pu utiliser le même genre de stratagème, d’autant plus que la visée ironique se déploie souvent dans le sens de la périphérie vers le centre, que ce soit de l’étranger vers la France ou même de la province vers Paris comme dans Les Provinciales de Pascal par exemple, puisqu’en France, le provincial est toujours caractérisé par un niveau intellectuel inférieur. Ainsi est-il légitime de penser que les écrivains avaient des raisons valables d’utiliser le procédé ironique, en endossant le rôle qu’on veut bien leur prêter pour mieux s’en dégager. Mais il n’en est rien. Au contraire, l’ironie fait l’objet d’un délaissement au profit de la polémique.

Délaissement de l’ironie au profit de la polémique

En effet, la dimension critique est bien inscrite dans les œuvres mais assez rarement par la démarche ironique. Cela s’observe par exemple dans l’étude du vocabulaire qui vient caractériser le discours et qui souligne la prédilection des auteurs pour la polémique :

Le rapport ironique de l’ironiste vers l’ironisé s’inscrit au niveau textuel par l’utilisation de tout un vocabulaire laudatif, axiologique, vers le positif, c’est-à-dire un vocabulaire exprimant des valeurs dans le but de louer le comportement de l’ironisé. Ce que met à jour une lecture empirique, c’est l’emploi fréquent et direct d’un vocabulaire critique au sens négatif, dépréciatif. L’étude de ce vocabulaire montre donc bien que nous sommes, la plupart du temps, dans la polémique. Précisons que la polémique suppose une attitude critique, qui vise à une discussion vive ou agressive (le terme vient du grec "polemikos" signifiant "relatif à la guerre"). Nous distinguerons donc "ironie" et "polémique" même si l’ironie est souvent considérée comme une sous-catégorie de la polémique notamment par Harald Weinrich. Le critère d’opposition que nous retiendrons sera l’attitude adoptée, attitude ouvertement critique chez le polémiste.

Si nous observons quelques regards critiques, la démarche polémique apparaît très nettement, là où l’on aurait pu attendre de l’ironie. Nous prendrons comme exemple l’écrivain Rachid Boudjedra qui est l’objet de la thèse d’Afifa Bererhi et qui entre également dans le corpus de Saïd Laqabi. En s’attardant sur la portée de Topographie idéale pour une agression caractérisée de Rachid Boudjedra, regard critique sur la France, on relève que le sujet en est l’arrivée d’un Algérien en France et notamment dans le métro parisien, lieu révélateur à plus d’un titre des mœurs parisiennes. Cela rappelle quelque peu la situation des deux persans de Montesquieu. Ce qui s’affirme d’emblée dans le texte de Boudjedra, c’est que toute la minutie qu’il apporte à décrire le métro a comme support un vocabulaire qui souligne l’agressivité du lieu vis-à-vis de l’immigré :

C’était l’heure où les marchands de fleurs fanées faisaient irruption dans les couloirs qu’ils occupaient avec leurs corbeilles pleines à ras bord de vieilles roses, de tulipes tristes, de becs d’oiseaux grincheux, de dahlias décolorés, d’œillets fatigués, etc., avec leurs femmes s’égosillant à vanter l’article […] vendant à tour de bras de pauvres fleurs que l’atmosphère ambiante n’aide pas à s’épanouir et qu’il va falloir transbahuter à travers trains et couloirs jusqu’aux H.L.M. maussades [...]. Et lui continuant toujours son marathon hallucinant, tournant en rond, butant dans les gens, ne faisant même plus de gestes pour exprimer des excuses, envahi par les lumières fades, les camelots tonitruants, les pickpockets doucereux, les ivrognes en équilibre précaire, les vendeurs nègres exhibant des statuettes folkloriques et laides.

Même s’il ne faudrait pas réduire l’œuvre à une dimension réaliste, il entre dans notre propos d’observer que ce n’est donc pas par un biais ironique que l’auteur s’en prend à l’univers parisien et pourtant cela aurait pu être une bonne manière de mettre à jour les travers de la vie parisienne puisque, comme l’exprime Jankélévitch, "l’ironiste est celui qui fait semblant de considérer comme admirables les personnes qui s’admirent elles-mêmes". L’ironie aurait donc pu servir à faire une peinture de la civilisation "évoluée".

Si l’on s’attarde un moment sur la littérature "beur", on retrouve cette même absence dans la description de la cité ou de la condition immigrée. L’ironie semble juste prendre racine dans certains jeux de mots (de calembours) notamment pour transcrire le mauvais français des immigrés [3]. Par exemple, le jeu homophonique dans le titre de Mehdi Charef, "théorème d’Archimède" traduit par "le thé au harem d’Archi Ahmed". Mais la misère de la cité est décrite de façon très crue.

Dans le béton qu’ils poussent, les enfants. Ils grandissent et lui ressemblent, à ce béton sec et froid. Ils sont secs et froids aussi, durs, apparemment indestructibles, mais il y a aussi des fissures dans le béton. Quand il pleut, on les distingue mieux, c’est comme des larmes qui coulent sur les joues pâles d’un petit à qui on a taxé ses billes et qu’a pas de grand frère pour le défendre (p. 62).

Même phénomène chez Azouz Begag dans Le Gône du Chaâba, même jeu sur le vocabulaire : "La tricité" est transcrite pour l’électricité, "l’bidoufille" pour le bidonville. Prenons pour exemple ce dialogue entre le père analphabète et le fils Moustaf qui est chargé de lire le journal :

Le père :   
 – Traduis-moi ce qu’ils racontent dans ce journal !          
Il traduit tant bien que mal les mots importants de l’article.           
- L’bidoufile ? Qu’est-ce que c’est que ça, le bidoufile ?   
- C’est là, c’est le Chaâba, Abboué !      
- Pourquoi ils nous appellent l’bidoufile ?          
Bidoufile... trafic... mouton. On parle de moi, Bouzid, dans le journal. Tous les Français vont me reconnaître, maintenant. Quelle honte ! La boulicia va me surveiller..

Le lecteur pensera peut-être à une autre œuvre de Begag qui pourrait venir nuancer notre propos, intitulée Les Chiens aussi, sorte d’allégorie avec, au centre de cette allégorie, une entité, les chiens, symbolisant les immigrés et toute une métaphore filée dans le texte sur la "chienne de vie" qui nous renvoie à la condition immigrée. La transposition de la société dans le domaine animalier n’est pas sans rappeler La Ferme des animaux de George Orwell. Cette mise en scène d’un monde renversé est bien typique de l’ironie et, en ce sens, l’œuvre de Begag peut être considérée comme une œuvre ironique, mais l’observation du vocabulaire nous amène une fois encore à souligner la prédilection pour la polémique. L’ironie est donc imparfaite d’après le système de référence que nous avons adopté, même s’il existe bien un abaissement de la part du narrateur qui a choisi d’adopter le statut d’infériorité mais pas le vocabulaire de l’ironiste, peut-être parce que justement la parole ne peut pas être rabaissée à ce rôle.

Se pose d’ailleurs ici le problème du point de vue et de la position de l’écrivain "beur". Y-a-t-il vraiment possibilité ironique ? Et envers qui ? La France, très certainement. Mais on remarque que la moquerie, même légère, semble aller vers l’immigré lui-même. Citons à ce propos Michel Laronde qui explique que "dans le roman beur c’est le discours (le regard) de l’Autre qui commande la vision" [4] Il faudrait envisager le potentiel ironiste du beur par rapport au schéma d’infériorité/supériorité. Cela ne paraît pas évident si l’on pense au statut de l’écrivain beur. L’ironiste doit se présenter comme inférieur et jouer le jeu de la naïveté alors qu’il y a justement une revendication identitaire. Décrire un certain désarroi s’accorde peut-être mal avec la pratique de l’ironie même si celle-ci a une certaine validité dans le domaine tragique. Les écrivains beurs n’ont peut-être pas, en général, la distance critique suffisante. [5] Ce problème du point de vue, cette difficulté rencontrée à se placer dans le schéma ironique, tout ceci nous permet de prendre le pas sur les éléments d’explication qu’il est possible d’apporter.

Quelques éléments d’explication quant à la relative absence de l’ironie

Nous soulèverons quelques incompatibilités entre le fait ironique et la démarche des auteurs.

Tout d’abord intervient le problème de l’ambivalence du discours ironique : de l’explicite et de l’implicite. Il faut en effet souligner le camouflage du signifié réel. Le critique Philippe Hamon met en avant l’obliquité du fait ironique. Il apparaît chez Kierkegaard sous le terme de "communication indirecte" et chez Nietzsche sous le terme de "masque". [6].

Ainsi, l’ironie est-elle perçue soit comme de la finesse soit comme de l’hypocrisie. Elle peut être considérée comme une forme de mensonge [7] alors que les écrivains qui nous préoccupent affichent souvent la volonté de dénoncer une réalité et ceci avec virulence. A ce propos, on peut supposer que l’usage de l’ironie aurait pu mettre à couvert certains écrivains s’attaquant au pouvoir, avec la possibilité de se camoufler en revendiquant uniquement un premier degré à leur discours.

Il conviendrait aussi d’étudier les rapports possibles entre l’ironie et l’engagement, l’engagement étant la mise en place de tout un système de valeurs alors que l’ironie, selon Jankélévitch, aurait tendance à nous priver de nos croyances [8]. Ce dernier [9] décrit également l’ironie comme "la disposition à planer sur soi-même", "ce recul et ce minimum d’oisiveté sans lesquels il n’y a pas de représentation possible : l’esprit se décolle de la vie [...], l’ironie introduit dans notre savoir le relief et l’échelonnement de la perspective". Ce décollement par rapport à la vie, cette "déréalisation ironique" [10] (p. 68) est peut-être impossible.

Entre en jeu également le problème de l’évaluation, puisque c’est au lecteur, le témoin de l’ironie, qu’il incombe d’apporter le complément ironique. Il doit avoir une compétence ironique : il s’agit d’identifier la cible et donc de faire une lecture active. On pourrait s’interroger aussi sur l’attente du lectorat, notamment les lecteurs français, qui voient surtout les écrivains algériens comme les témoins d’une réalité douloureuse. Ainsi le lecteur français est souvent tenté de lire les textes avec des a priori.

D’autre part, la non-pratique de l’ironie découle peut-être d’un choix d’écriture et d’un refus d’entrer dans le canon littéraire. Cela correspond certainement à une impossibilité de rester sous la dépendance de règles strictes qui régissent le mécanisme ironique : on parle souvent de l’éclatement textuel du texte maghrébin ; le travail sur le texte n’est peut-être pas compatible avec le carcan somme toute assez rigide de l’ironie. Le jeu dialectique qui entre en scène se caractérise par un certain conformisme qui astreint plus ou moins l’auteur à une stylistique de l’antiphrase.

Nous nous arrêterons finalement sur l’aspect énonciatif. En effet, au niveau de l’énonciation, le narrateur ironiste se doit d’être discret alors que l’on assiste chez les écrivains maghrébins à une certaine exhibition du narrateur. La posture d’énonciation dans la pratique ironique est distanciée. L’ironie affiche souvent un narrateur naïf, elle suppose un désengagement du narrateur, elle peut être considérée comme une sorte d’anti-style, puisque, selon Philippe Hamon, "elle met en cause les notions fondamentales de sujet, de différence et d’individualité que la stylistique met spontanément au centre de la notion même de style"[11] alors que chez les auteurs maghrébins on assiste plutôt à une posture ostentatoire du narrateur. Ainsi la polémique penche du côté de l’émotion alors que selon Lukacs l’ironie est "l’auto-abolition de la subjectivité". Dans le mécanisme de l’ironie, l’auteur est dépossédé du rôle de polémiste, il reste neutre et c’est le lecteur qui prend le relais de la critique.

J’emprunte à Malika Hadj Nacer l’expression "exhibition du narrateur" et je la cite :

Le recours à un langage décomposé, constamment désaxé, médiateur d’une violence (violence des mots) qui bouscule les idées instituées permet, dans les passages même rapportés, de voir que le discoureur associe toujours les occurrences les plus chargées de sens à sa personne, dévoilant ainsi une personnalité narcissique... Cette exhibition du narrateur est accentuée à d’autres niveaux de l’énonciation par la déconstruction même de la majorité des phrases qui composent le roman [12].

On voit bien que la démarche des auteurs maghrébins va dans un sens qui n’est pas du tout celui de l’ironiste. Notons malgré tout que chez Rachid Boudjedra, c’est L’Escargot entêté qui entre certainement le plus dans le schéma ironique (le fonctionnaire modèle, l’image du spécialiste) et, dans le même temps, c’est certainement l’œuvre qui affiche le moins une outrance passionnée, dans laquelle le narrateur est le plus effacé. De tous les auteurs rencontrés, Boudjedra est peut-être le plus porté vers l’ironie. Un rapport pourrait être établi entre son athéisme déclaré et l’espace dans lequel l’ironie peut s’exprimer. Rappelons-nous avec Farida Boualit que c’est dans l’espace de la laïcité que l’ironie peut s’épanouir puisque selon Georg Lukacs : "L’ironie de l’écrivain est la mystique négative des époques sans Dieu" [13].

Notre objet, loin de consister en l’établissement d’un jugement de valeur, a été de proposer l’amorce d’un questionnement, de voir en quoi les écrivains algériens de langue française auraient pu choisir cette stratégie d’écriture et pourquoi elle a été assez peu retenue (du moins dans les textes que nous avons rencontrés). En ce sens, cette étude n’est pas basée sur une recherche exhaustive. Des contre-exemples [14] pourraient certainement venir nuancer ces propos, la lignée générale restant cependant valable.

Mais, d’ores-et-déjà, se ressent la nécessité d’un prolongement et il conviendra de garder un œil sur l’évolution de l’attitude narrative dans ce domaine. Il serait bon également de tester la pertinence de cette réflexion sur les autres genres de la littérature algérienne, notamment le théâtre, mais aussi d’étendre le propos aux autres pays du Maghreb et plus largement à d’autres pays francophones, surtout les pays anciennement colonisés, pour faire un bilan de l’utilisation ironique.

"Nul n’entre en littérature maghrébine sans décliner son identité" : cette phrase de Charles Bonn trouve ici sa place une fois encore. C’est un regard critique français qui s’exprime ici, avec la compétence ironique d’un lecteur français. Peut-être y-a-t-il insuffisance dans la compétence ? L’ironie qui s’inspire de la tradition orale populaire, par exemple, et qui transparaît notamment avec le personnage mythique de Djoha [15], héros populaire qui incarne la critique cinglante, nous n’y avons pas accès. Il est pourtant intéressant de remarquer que nous avons fait davantage de découvertes en littérature d’Afrique noire [16]. Alors s’agit-il d’une ironie plus proche de la nôtre ou bien qui tient plus compte des lecteurs auquel elle s’adresse ? La question reste ouverte.

BIBLIOGRAPHIE

- Ouvrages critiques

Sur l’ironie :

HAMON Philippe, L’Ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, 1996, Hachette supérieur.

Id., "Stylistique de l’ironie" in Qu’est-ce-que le style ?, sous la direction de MOLINIE, Georges et CAHNE, Pierre, Paris, PUF, 1994.

HUTCHEON Linda, in La Poétique, Seuil, n°36, Paris, 1978.

JANKELEVITCH Vladimir, L’Ironie, Flammarion, Paris, 1964, coll. Champs.

LUKACS Georg, Théorie du roman, Berlin, 1963, édition Gonthier, bibliothèque Médiations, traduit de l’allemand par Jean Clairevoye.

SANGSUE Daniel, La Parodie, Hachette supérieur, coll. Contours littéraires.

WEINRICH Harald, Conscience linguistique et lectures littéraires, Paris, 1989, Ed. La Maison des sciences de l’homme.

Sur la littérature maghrébine :

BERERHI Afifa, L’ambiguité de l’ironie dans l’œuvre romanesque de Rachid Boudjedra Doctorat de 3e cycle, Février 1988, Université La Sorbonne Nouvelle, Paris III, dirigée par Roger Fayolle.

HADJ NACER Malika, Stratégie d’une écriture in Ecrivains maghrébins et modernité textuelle sous la direction de Naget KHADDA, Paris, L’Harmattan, 1994.

IBRAHIM-OUALI Lila, Ecriture poétique et structures narratives de l’œuvre de Rachid Boudjedra, thèse de doctorat de 3e cycle, 1995, Université Clermont II, ss la direction de M. Alain Montandon.

LAQABI Saïd, Aspects de l’ironie dans la littérature maghrébine d’expression française des années quatre-vingts, thèse de 3e cycle, 1996, Université Paris XIII-Villetaneuse, ss la direction de M. Charles Bonn.

Sur le roman beur :

LARONDE Michel, Autour du Roman beur, L’Harmattan, Paris, 1993.

- Ouvrages littéraires cités :

BEGAG Azzouz, Le Gône du Chaâba. Paris, Le Seuil, 1986.

Id., Les Chiens aussi, Paris, Seuil, 1995, coll.Point Virgule.

BOUDJEDRA Rachid, Topographie idéale pour une agression caractérisée, Paris, Denoël, 1975.

CHAREF Mehdi, Le Thé au harem d’Archi Ahmed, Paris, Mercure de France, 1983.


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   wpe4.jpg (3090 octets)   Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 27, 1° semestre 1999.
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[1] Bererhi, Afifa, L’Ambiguité de l’ironie dans l’oeuvre romanesque de Rachid Boudjedra, thèse soutenue en 1988 à l'Université Paris 3, p. 9.

[2] Lukacs, Georg, Théorie du roman, p. 70.

[3] Notons que l’ironie telle qu’elle est conçue ici est envisagée non pas comme un trope mais comme une figure, non pas comme une microstructure mais bien comme une macrostructure.

[4] Laronde, Michel, Autour du Roman beur, L’Harmattan, Paris, 1993.

[5] "Il n’ironise pas, celui qui se trouve, comme dit Luc dans l’extrême combat de l’agonie", (Luc XXII).

[6] Hutcheon, Linda : "La signification ultime du texte ironique... réside dans la superposition des deux niveaux (un niveau de surface primaire en premier plan, un niveau secondaire et implicite en second plan) dans une sorte de double exposition (au sens photographique du terme) textuelle" Poétique, n° 36, Seuil, Paris, 1978, p. 472-473.

[7] Saint-Augustin, Du Mensonge. Il considère l’ironie comme une forme du mensonge "le mensonge veut dire énoncer quelque chose autrement que ce que l’on sait ou croit". Le mensonge est alors l’énonciation avec la volonté d'énoncer quelque chose de faux alors que, pour Socrate, l’ironiste dit la vérité mais de façon détournée.

[8] Il faudrait à ce propos envisager plus largement l’attitude d’écrivains comme Sartre par exemple, le type même de l’engagé, qui s’est opposé à Céline, ironiste.

[9] Cité p. 109 de L’Ironie littéraire de Ph. Hamon.

[10] Jankelevitch, Vladimir, L’Ironie, Paris, 1964, Champs Flammarion.

[11] Hamon, Philippe, Stylistique de l’ironie, sous la direction de Molinié G., et Cahné P. Qu’est-ce-que le style ?, Paris, PUF, 1994, p. 150.

[12] Hadj-Nacer, Malika : "Stratégie d’une écriture" in Ecrivains maghrébins et modernité textuelle sous la direction de Naget Khadda, L’Harmattan, 1994, p. 107.

[13] Lukacs, Georg, Théorie du roman, p. 86-87 : "Par rapport au sens, une docte ignorance, une manifestation de la malfaisance et bienfaisante activité des démons, le renoncement à saisir de cette activité plus que sa simple réalité de fait, et la profonde certitude, inexprimable par d’autres moyens que ceux de la création artistique, d’avoir réellement atteint, aperçu et saisi, dans cette renonciation et cette impuissance à savoir, l’ultime réel, la vraie substance, le Dieu présent et inexistant. C’est à ce titre que l’ironie constitue bien l’objectivité du roman"

[14] On peut penser au personnage ironisé de M. Ricard dans Nedjma de Kateb Yacine par exemple, qui se rapproche beaucoup de celui de l’apothicaire, M. Homais, dans Madame Bovary.

[15] Déjeux, Jean, Djoha, hier et aujourd’hui, Québec, Ed Naaman, 1978, p. 20. Sur Djoha, symbole de l’ironie : "son humour est souvent dirigé contre les riches, les hypocrites, les despotes, les qadis, les immams, les collecteurs d’impôts qui sont fustigés sans merci".

[16] Cf. la nouvelle d’Emmanuel Dongala, Le Procès du père Likibi, Le Soleil des Indépendances d’Ahmadou Kourouma, voir aussi chez Hampatê Bâ ou Yambo Ouologuem.