Stratégie féminine et transformation spatiale :
le cas de Muthna dans Le Livre du sang
d'Abdelkébir Khatibi

Lahsen BOUGDAL,
Université Paris 13

Notre objectif est de voir comment dans un texte de Abdelkébir Khatibi [1] le poétique, sans se réduire à une simple acception formelle, engendre une forme de spatialité qui intègre autrement des préoccupations d'ordre socio-historique, culturel et idéologique. L'inscription de la voix, comme rythme du sujet dans le langage, sera la pierre angulaire de notre analyse.

Ainsi, notre analyse va porter sur l'organisation des lieux et particulièrement sur la transformation spatiale. Une mise en corrélation du programme narratif du personnage Muthna et de l'espace de la ville nous permettra de voir comment le choix d'une figure féminine dotée d'une certaine ambiguïté identitaire, comme acrotère de mutation, est loin d'être anodin. Quelles sont les stratégies déployées pour compenser l'absence d'un espace référentiel ? Quel est le sens de la destruction de la ville et de l'inscription de la mort dans cet univers ? Enfin, quels sont les enjeux esthétiques et idéologiques d'une telle conception ?

 

Dans Le Livre du sang, les configurations spatiales se développent à l'aune d'une poétique qui réfute toute conception référentielle. Autrement dit, elles ne se présentent pas en tant que simple topographie. Cette absence de l'espace est la conséquence d'un lyrisme qui affecte toutes les catégories du récit.

En effet, les lieux ne sont plus organisés en tant qu'objet de description servant à refléter la psychologie des personnages. Le protocole poétique de l'écriture développe d'autres paradigmes de délégation pour compenser ce manque topographique. Seul le principe de direction va constituer l'objet de notre analyse. Pour mieux cerner notre propos, l'espace de la ville, sa structuration et sa transformation, sera retenu. Il s'agit d'élucider les enjeux d'une telle conception qui s'appuie sur des formes déviantes telle la figure ambivalente du personnage Muthna.

Dès l'entrée du texte, l'instance narrative définit, sur un mode poétique, un ensemble de repères qui balisent l'implication du lecteur dans l'univers de l'auteur. L'évocation de la secte des inconsolés et de l'androgyne définit un point d'ancrage bien précis dont l'objectif est la création d'un effet de sens :

La secte des inconsolés obéit à cette haute loi en la centrant (centre évanescent) sur la contemplation d’un adolescent au cours des séances d’incantations. Durant toute la nuit, le visage du jeune homme est éclairé par des bougies. Plusieurs histoires et voix tournent ici autour de l’apparition d’un androgyne dont le personnage féminin Muthna (prononcez Mouthna) signifie justement, en arabe, efféminé, hermaphrodite, androgyne. (p. 9).

La stratégie poétique consiste donc à récupérer un fond archaïque qui va progressivement s'affiner et prendre d'autres dimensions. Ces éléments topographiques qui renvoient à l’imaginaire arabo-musulman créent une illusion référentielle chez le lecteur qui est invité de façon explicite à visiter l’univers du livre. Si le discours théologique évacue toute forme de sexualité hybride, l’auteur remonte à la période pré-islamique où les figures bisexuelles fascinaient les Arabes. Les figures de l’éphèbe et de l’eunuque relèvent d’une culture et d’une pratique sexuelle équivoque qui caractérise la société de l’époque. Le poète arabe Abou Nouas (762-810) auquel se réfère constamment le récitant, est une figure emblématique dans ce domaine. La plupart de ses poèmes sont consacrés à la sublimation des charmes de l’hermaphrodite. Le lecteur se repère dans cet espace familier qui facilite son entrée dans le texte. Le passage de la secte des inconsolés comme sens actualisé, à sa verbalisation en tant que support de sens virtuels, témoigne de cette poétique de l'éclatement qui efface les signes de la vraisemblance. La détermination du dispositif spatial est ainsi orchestrée par un sujet qui préside à la prolifération et au brouillage du point d'ancrage. L'implication du lecteur est donc un risque nécessaire à prendre. Car le récit avance selon une tactique de récession qui consiste à mettre en crise toute confiance établie en amont. Dans Le Livre du sang cette duperie est opérante dans la mesure où elle permet, sous une forme poétique, de déstabiliser les attentes du récepteur. L’emploi du temps de l’impératif facilite ce glissement.

Laissons un instant le regard glisser, sur la surface des murs, laissons-le rejaillir du marbre, du stuc ou du bois, sur toutes matières à faire étinceler une effervescence nostalgique (p. 13).

Cette transformation est essentiellement topologique. Elle dépend du parcours narratif du personnage Muthna. Cet itinéraire qui oriente l’espace n’est décelable que dans un réseau de relations internes où les personnages ne sont plus des acteurs jouissant d’une profondeur psychologique, mais de simples catégories surdéterminées par le discours axiologique. La secte des inconsolés constitue un site nodal à partir duquel s’organise la distribution des espaces "hétérotopique", "paratopique" et "utopique" [2].

Notre problématique de travail consiste à voir comment l'espace viril (vertical) se transforme sous l'effet d'une démarche féminine qui le conduit, au delà de toute référentialité, à une destruction totale. Quelle est la signification de cet envahissement ? Comment Muthna joue-t-elle de l'ambiguïté de son identité pour orienter les espaces ? Quels sont les stratégies qu'elle déploie et les enjeux cognitifs qui tissent ce mouvement de transformation ?

 

Libéré de tout attachement géographique, l'espace viril se déploie en tant que mouvement vertical entre la terre et le ciel. Dans son vacillement, l'architecture épouse l'orientation de la quête mystique qui va de pair avec l'instance poétique. En effet, il s'agit de voir comment cette verticalité qui compense l'absence de l'espace géométrique peut être ébranlée par l'intrusion d'une figure féminine qui enfreint cet élan vers l'absolu pour instaurer un espace subjectif. Mieux encore, il est question de détecter le rôle de cette démarche poétique dans la distribution des topoï dans le texte.

 

D'emblée, nous constatons que le Livre du sang est traversé par deux mouvements. Le premier, horizontal, va de la périphérie au centre, alors que le second, vertical, va de la terre au ciel. Si l'asile des inconsolés est le lieu cérémonial de l'ascèse, orchestrée par le regard angélique de l'Echanson, la ville qui apparaît comme un dehors en ruine, est l'univers de Muthna. La marche des orants mystiques obéit tout au long du premier chapitre à une élévation harmonieuse qui consiste à se détacher progressivement de la terre. La mosquée qui se tient au cœur de la ville rappelle par son architecture même cet envol et cette marche vers " l'union de la terre et du ciel ".

Dans Le Livre du sang le voyage vers la figure maléfique de Muthna est une aventure dévastatrice. De ce fait, la ville et la taverne sont deux lieux de débauche sans fondation et sans histoire. Ils obéissent aux lois de ce personnage qui incarne le dehors menaçant et l'altérité sauvage. Par la récurrence des formes circulaires, des labyrinthes, la ville apparaît comme un lieu disphorique. Elle se présente comme un espace étouffant. Les pérégrinations des corps dans les rues labyrinthiques corroborent cette négativisation de l'univers patriarcal. Cette agressivité apparaît à travers le mouvement vertical de la mosquée qui pointe vers le ciel.

Tourné vers la Mecque et la pierre noire – météorite tombée jadis des airs – l’Asile reprend à rebours le chemin de sa patrie céleste. Et tout minaret, par son chant envolé, ne répète-t-il pas à l’infini la même érection mystique ? (p. 19).

La transformation dont il est question alors dans Le Livre du sang concerne une rupture dans la trajectoire verticale qui est spirituelle. C'est au moment où la secte se dirige vers l'extase, que le disciple succombe à sa vanité personnelle :

Maintenant, tu marches vers la ville. Nous allons te pousser, disciple, et ce récit – nourri de désir angélique – te poussera aussi vers ton premier enterrement. Tu quittes une torture pour une torture plus cinglante, et à force de quitter et de te quitter, à force d’être immanquablement quitté et déserté, tu seras broyé. (p. 61-62).

C'est dire que l'enterrement dont il est question se rapporte à l'ébranlement du corps qui s'accomplit au niveau horizontal. Il va de la périphérie au centre. Le départ du disciple symbolise l'abandon d'un espace initiatique où l'apprentissage aurait pu conduire à un espace rêvé où vie et mort ne font qu'un. L'accès à ce lieu utopique s'abolit dans ses faires. En quittant l'espace de l'apprentissage, il chemine vers le lieu hétérotopique de la sanction.

Le voici au centre de la ville. Il hésite : comment choisir entre deux routes : celle de la mosquée – ou celle de la taverne ? Hésitation qui suscite ses larmes. Il courbe la tête et va vers la taverne. Pleure et continue ta marche vers Muthna ! Elle t’attend. Pauvre Disciple, tu es écharpé, tu es atteint, et au fond de ton crâne, tout au fond, sur le paysage ravagé de ta pauvre cervelle, la porte de la taverne s’ouvre dans un bruit assourdissant. (pp. 62-63).

Si la passion qui ronge le disciple est derrière cette première transformation, il serait intéressant de clarifier sa nature. Muthna agit par son absence même sur le parcours du récit. Mieux encore, elle modifie les données des espaces par procuration. En effet, la beauté de l'Echanson qui introduit la malédiction dans l'asile s’explique par l’ambiguïté qui entoure son identité. Sans cette opacité aucune transformation n'aura lieu. Le récit perdra ainsi sa raison d'être.

Toi qui apparais comme femme, qui apparais comme homme, n’es-tu pas un grand simulateur ! tu appartiens aux deux sexes à la fois, et en même temps tu n’es aucun complètement. Doué de perfection d’un côté et monstre de l’autre, uni à toi même et infiniment séparé, visible invisible, réel irréel entre ciel et terre, effaçant chaque fois ta ressemblance et ta dissemblance pour mieux les simuler et les dissimuler. (p. 53).

Il en découle que le jeu avec l'ambiguïté identitaire permet de rompre l'ascèse des orants mystiques. L'Echanson qui incarne le bien ne déclenche le trouble que par ses traits féminins qui sont ceux de sa sœur. Ceci se solde par le départ du disciple qui entraîne une ouverture sur la différence maléfique. En cédant aux avances de Muthna, il trahit la confiance de la confrérie. Il la conduit à la défaillance.

 

Les transformations spatiales sont donc à envisager selon une poétique de la contiguïté qui joue de l'ambiguïté identitaire. Par son incursion dans l'asile, Muthna précise les enjeux narratifs. Le dehors n'est plus l'ailleurs, mais l'ici de la narration. Ceci entraîne, par une stratégie de l'oxymore, la construction d'un espace contradictoire de la totalité. Seule la succession permet à Muthna de jouer de son androgynie et de mettre à exécution son rôle de différence intraitable. Simulacre de son frère, elle parvient par une manipulation de son identité et par le déguisement à réaliser ses intentions macabres.

Notre ange n’est-il pas semblable à une jeune adolescente masculine ? Regardez comme tout son corps se révèle à nous quand il se tient debout pour servir à boire : on dirait qu’il est nu. (...) Vu de dos (le dos semble danser), notre échanson est féminin sans réserve, et presque sans aucune pudeur, si n’était cette mesure délicate de se retenir avant de s’élancer doucement, en s’offrant aux ailes invisibles qui doivent l’envelopper et l’emporter. (pp. 52-53).

Par cette démarche féminine, la dimension verticale (le masculin) coïncide avec l'horizontale (le féminin). Ainsi, l'espace topique se transforme en espace hétérotopique. L'isotopie sémantique de la désolation corporelle rejoint celle de l'élévation célestielle dans la mise en circulation d'une pensée de la différence. Khatibi cherche à attirer l’attention sur la nécessité de penser le mal dans la vie. Dans la société musulmane celui-ci est conçue dans sa négativité. L’hybridité est donc un support qui permet à l’auteur de critiquer cette vision du monde en inscrivant le mal au cœur du bien. [3].

Le choix d'une femme comme acrotère à ces mutations est très significatif. Il s'agit d'un androgyne incarnant l'ambivalence et l'altérité. Cette forme déviante opère un clivage entre le même et l'autre. En véhiculant la ruine du discours théologique, elle témoigne de l'évolution de toute une société. L’image de l’hermaphrodite recèle ici une dimension historique. Il s’agit de la gestation de la femme qui se rebiffe contre les codes socio-culturels et le pouvoir patriarcal. Elle devient ainsi un tremplin ; une passerelle vers la modernité. C’est ce qui retient l’attention de Najet Khadda quand elle écrit :

Plus tard, la constellation de la femme androgyne (forme ultime de l’ambivalence qui gouverne la transition), met en scène un paradigme du neutre et de l’ambivalent et se constitue en une sorte de lieu souterrain qui embrasse toutes les manifestations déviantes du désir telles que l’homosexualité et l’inceste, par exemple, en une sorte de mise en scène de la différence impossible. [4].

 

La figure féminine, signe de l’altérité, génère ainsi l’évolution de la société en réfutant l’univocité du discours théologique. L’inconsolation dont il est question dans le texte n’est plus uniquement celle des personnages fictifs, mais aussi celle de toute une société renfermée sur elle-même.

La ruine des lieux est la manifestation d’une ruine plus profonde. Celle qui concerne un ensemble de paradigmes religieux, culturel, politique et idéologique. Le poétique en soulignant l’impossibilité de tracer des sites fixes et construits, n’assure plus au lecteur la clarté de se reconnaître dans le texte. Les faits narratifs de Muthna mettent l’accent sur cette défaillance qui est aussi d’ordre sémantique. Tout se passe comme si l’écriture ne pouvait plus édifier un sens unique.

La conséquence logique de cette destruction est d’amener le lecteur à reconstruire d’autres lieux fondés sur le sème de l’ambiguïté qui devient désormais une valeur sûre permettant de faire le saut de la modernité.


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   wpe4.jpg (3090 octets)   Extrait de la revue Itinéraires et contacts de cultures, Paris, L'Harmattan et Université Paris 13, n° 27, 1° semestre 1999.
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[1] A. Khatibi, Le Livre du sang, Paris, Gallimard, 1979.

[2] A.-J. Greimas, J. Courtès, Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, p. 397.

[3] Voir à ce sujet l’article consacré à cette question : "Khatibi où l’éros mystique", Al Asas, N° 17, Rabat, 1980.

[4] Najet Khadda, "L’étrangère comme figure transférentielle dans la littérature algérienne de langue française", in : Apport de la psychopathologie maghrébine, Publication du centre de recherches en psychopathologie de l’Université Paris Nord, 1991, p. 109.